CHAPITRE V Plus Manfred rĂ©flĂ©chĂźt Ćżur la conduite du Moine, plus il Ćże perĆżuada que JĂ©rĂŽme favorisoit les amours dâIĆżabelle & de ThĂ©odore. Mais lâorgueil de JĂ©rĂŽme, qui sâaccordoit Ćżi peu avec la douceur quâil avoit tĂ©moignĂ©e par le paƿƿé, fut pour lui un nouveau Ćżujet de crainte. Le Prince Ćżonpçonna quâil Ă©toit dâintelligence avec FrĂ©dĂ©ric, dâautant plus que lâarrivĂ©e de ThĂ©odore sâĂ©toit directement rencontrĂ©e avec celle du Prince. La reƿƿemblance de ThĂ©odore avec le portrait dâAlphonĆże, lâallarmoit. Il Ćżavoit que ce dernier Ă©toit mort Ćżans enfans. FrĂ©dĂ©ric avoit conĆżenti Ă lui donner IĆżabelle. Ces contradiclions lui caufoient mille inquiĂ©tudes. Il ne voyoit que deux moyens de Ćże tirer de ces difficultĂ©s. Lâun Ă©toit de réƿigner Ćżes Ătats au Marquis. Lâorgueil, lâambition, la foi quâil ajoutoit Ă dâanciennes ProphĂ©ties, qui lui promettoient de les tranĆżmettre Ă Ćżes deĆżcendans, combattoient cette penƿée. Lâautre Ă©toit de preƿƿer Ćżon mariage avec IĆżabelle. AprĂšs avoir long-temps rĂ©flĂ©chi lĂ -deƿƿus, comme il sâen retournoit au ChĂąteau avec Hippolite, il dĂ©couvrit Ă cette Princeƿƿe Ćżes inquiĂ©tudes, & employa les argumens les plus plauĆżibles pour lây faire conĆżentir, & pour lâengager Ă hĂąter Ćżon divorce. Il nâeut pas beĆżoin de beaucoup dâefforts pour la faire acquieĆżcer Ă Ćżes volontĂ©s. Elle tĂącha de lâengager Ă réƿigner Ćżes Ătats ; mais voyant quâelle ne pouvoit y rĂ©uƿƿir, elle lâaƿƿura que Ćżi Ćża conĆżcicnce le lui permettoit, elle ne sâoppoĆżoit point Ă Ćżon divorce, mais quâelle ne le preƿƿeroit jamais. Cette rĂ©ponĆże fit renaĂźtre les eĆżpĂ©rances de Manfred. Il ne douta point, Ă©tant auƿƿi riche & auƿƿi puiffant quâil lâĂ©toit, dâengager la Cour de Rome Ă Ćże prĂȘter Ă Ćżes vues ; & dans cette idĂ©e, il propoĆża Ă FrĂ©dĂ©ric de faire un voyage dans cette Capitale. Le Prince avoit tĂ©moignĂ© tant de paƿƿion pour Mathilde, que Manfred Ćże flatta dâobtenir de lui ce quâil voudroit, en mĂ©nageant Ćżes entrevues avec fa fille, Ćżelon que le Marquis Ćże prĂȘteroit Ă Ćżes vues. CâĂ©toit mĂȘme beaucoup pour lui dâĂ©loigner le Marquis, parce que Ćżon abfence lui fourniƿƿbit les moyens de pourvoir Ă Ćża ĆżuretĂ©, mieux quâil ne lâavoit fait par le paƿƿé. Il renvoya Hippolite dans Ćżon appartement, & Ćże rendit dans celui du Marquis. Comme il traverĆżoit la grande Ćżalle, il rencontra Blanche Ćżur fon chemin. Il Ćżavoit quâelle Ă©toit de la confidence des Princeƿƿes, & il réƿolut de la fonder Ćżur le Ćżujet dâIĆżabelle & de ThĂ©odore. Il la prit Ă part dans lâembraĆżure dâune fenĂȘtre ; & aprĂšs lui avoir fait quantitĂ© de promeƿƿes, il lui demanda Ă quel point en Ă©toient les amours dâIĆżabelle. Je nâen Ćżais rien, MonĆżeigneur, lui dit-elle... Oui, la pauvre fille, elle eĆżt fort en peine pour Ćżon pĂšre ; mais je lui ai dit quâil guĂ©riroit de Ćżes bleƿƿures votre Alteƿƿe ne le penĆże-t-elle pas de mĂȘme ? Je ne vous demande point, reprit Manfred, ce quâelle penĆże de Ćżon pĂšre ; mais vous Ćżavez Ćżes Ćżecrets venez, Ćżoyez bonne fille, & dites-moi, y a-t-il quelque jeune homme... Ah ! vous mâentendez... Dieu me bĂ©niƿƿe ! Non, je ne vous entends point du tout je lui ai indiquĂ© quelques herbes vulnĂ©raires, & lui ai dit de le laiƿƿer repoĆżer... Il nâeĆżt point queĆżtion de Ćżon pĂšre, reprit le Prince dâun ton dâimpatience je Ćżais quâil Ćże porte bien... Dieu Ćżoit bĂ©ni, jâen Ćżuis ravie. Car, quoique je ne Ćżois pas bien aiĆże que ma MaĂźtreĆże Ćże déƿeĆżpĂšre... Il me paroĂźt que Ćżon Alteƿƿe eĆżt rĂȘveuĆże, & a quelque choĆże... Je me Ćżouviens que lorĆżque le jeune Ferdinand fut bleƿƿé par les VĂ©nitiens... Tu tâĂ©cartes du point, lui dit Manfred tiens, voilĂ une bague qui fixera peut-ĂȘtre ton attention je nâen reĆżterai pas lĂ ... Viens, dis-moi la vĂ©ritĂ© ; dans quel Ă©tat eĆżt le cĆur dâIĆżabelle ? Fort bien, & il me paroĂźt que votre Alteƿƿe Ćże porte bien auƿƿß, reprit Blanche... Croyez... mais puis-je lui confier un Ćżecret ? Si jamais vous le rĂ©vĂ©liez... Non, non, je ne veux point vous le dire. Je nâen dirai mot, sâĂ©cria Manfred. Jurez-moi par la Vierge, car Ćżi lâon dĂ©couvroit jamais que je vous lâai rĂ©vĂ©lĂ©... Quâimporte, il faut dire la vĂ©ritĂ©... Je ne crois pas quâIĆżabelle ait jamais beaucoup aimĂ© le Prince votre fils... cependant câĂ©toit un brave jeune homme, comme chacun le Ćżait... Je crois que Ćżi jâavois Ă©tĂ© Princeƿƿe... Mais, bon Dieu ! la Princeƿƿe Mathilde mâattend, elle ne Ćżaura ce que je Ćżuis devenue... ReĆżte, lui dit Manfred, tu nâas pas encore rĂ©pondu Ă ce que je tâai demandĂ©. Nâas-tu jamais fait quelque meƿƿage pour elle ? nâas-tu point portĂ© de lettres ? Moi, MonĆżeigneur ! sâĂ©cria Blanche ; moi porter des lettres ! je ne le ferois pas pour la Reine. Je Ćżuis pauvre, mais je penĆże que votre Alteƿƿe nâignore point que je Ćżuis honnĂȘte fille... Nâavez-vous pas oui parler de lâoffre que me fit le Comte de MarĆżigly, lorsquâil faiĆżoit lâamour Ă ma maĂźtreƿƿe Mathilde ? Je nâai pas le temps, lui dit Manfred, dâĂ©couter tes contes. Je ne doute point de ta vertu mais ton devoir tâoblige Ă ne me rien cacher. Combien y a-t-il de temps quâIfabelle connoĂźt ThĂ©odore ? Vous Ćżavez tout, reprit Blanche... Ce nâeĆżt pas, au reĆżte, que jâen Ćżois inĆżtruite... ThĂ©odore eĆżt un jeune homme trĂšs-aimable, & Mathilde dit quâil eft tout le portrait du bon AlphonĆże votre Alteƿƿe ne lâa-t-elle pas remarquĂ© ? Oui, oui... non... Tu me tourmentes, lui dit Manfred. OĂč Ćże font-ils vus ? depuis quand Ćże connoiƿƿent-ils ? Qui ? ma maĂźtreƿƿe Mathilde ? reprit Blanche. Non, non, Mathilde IĆżabelle ; depuis quand connoĂźt-elle ThĂ©odore ? Vierge Marie ! sâĂ©cria Blanche, comment puis-je le Ćżavoir ? Tu le Ćżais, lui dit Manfred, & je veux le Ćżavoir. Je le Ćżai, MonĆżeigneur ? Votre Alteƿƿe Ćżeroit-elle jalouĆże du jeune ThĂ©odore ?... Jaloux ! non, non. Pourquoi Ćżerois-je jaloux ?... Peut-ĂȘtre les marierois-je enĆżemble ... Ćżi jâĂ©tois sĂ»r quâIĆżabelle nâeĂ»t point de rĂ©pugnance... De la rĂ©pugnance ! non, je vous en aƿƿure, dit Blanche ; câeĆżt le jeune homme le plus aimable qui ait jamais marchĂ© Ćżur terre de ChrĂ©tien nous lâaimons tous, & il nây a perĆżonne dans le ChĂąteau qui ne voulĂ»t lâavoir pour notre Prince... Jâentends, lorĆżquâil plaira au Ciel de retirer votre Alteƿƿe Oui ! sâĂ©cria Manfred, il eĆżt dĂ©jĂ Ćżi avancĂ© ! Ah ! maudit Ćżoit le FrĂšre !.. Mais je nâai pas de temps Ă perdre... Retournez, Blanche, allez joindre IĆżabelle, mais ne lui dites pas un mot de ce qui vient de Ćże paƿƿer. TĂąchez de pĂ©nĂ©trer quels Ćżont Ćżes Ćżentimens pour ThĂ©odore donnez-mâen avis, & je vous promets une Ćżeconde bague. Attendez-moi au bas de lâeĆżcalier ; je vais rendre viĆżite au Marquis, & je vous parlerai plus au long Ă mon retour. Manfred, aprĂšs avoir entretenu FrĂ©dĂ©ric de diffĂ©rentes choĆżes vagues, le pria de renvoyer les deux Chevaliers qui lui tenoient compagnie, diĆżant quâil avoit une affaire importante Ă lui communiquer. DĂšs quâils furent Ćżeuls, il commença adroitement Ă le Ćżonder Ćżur le Ćżujet de Mathilde ; & le voyant diĆżpoƿé Ă lâĂ©pouĆżer, il lui fit entrevoir les difficultĂ©s quâils auroient Ă cĂ©lĂ©brer ce mariage, Ă moins... Comme il achevait ces mots, Blanche entra dans la chambre, le regard Ă©garĂ©, & la frayeur peinte Ćżur le viĆżage. Ah ! MonĆżeigneur, Monfeigneur, sâĂ©cria-t-elle, nous Ćżommes tous perdus ! il eĆżt revenu ! il eĆżt revenu ! Qui ? lui demanda Mantred. Oh ! le GĂ©ant ! le GĂ©ant !... Soutenez-moi, je ne Ćżais phis oĂč jâen Ćżuis. Je ne veux point coucher au ChĂąteau cette nuit ; oĂč irai-je ? jâenverrai quĂ©rir mes hardes demain matin. Ah ! que nâai-je Ă©pouƿé FranciĆżque ! Ah ! maudite ambition ! Qui eĆżt-ce qui vous a effrayĂ©e ? jeune femme, lui dit le Marquis vous ĂȘtes en sĂ»retĂ© ici ; ne craignez rien. HĂ©las ! votre Alteƿƿe a trop de bontĂ©s pour moi, reprit Blanche, mais je nâoĆże... Non, laiƿƿez-moi aller, je vous en prie... jâaime mieux perdre toutes mes nippes, que de reĆżter une heure ici. Va-tâen, lui dit Manfred, tu extravagues. Ne nous interromps point, nous Ćżommes en affaires... MonĆżeigneur, cette fille eĆżt Ćżujette aux vapeurs... Viens avec moi, Blanche... Oh ! les Saints ! non, reprit Blanche... il vient aƿƿurĂ©ment avertir votre Alteƿƿe ; autrement pourquoi me Ćżeroit-il apparu ? Je prie Dieu matin & Ćżoir... Ah ! Ćżi votre Alteƿƿe a cru Diego ! câeĆżt le mĂȘme qui a vu le pied dans la chambre de la galerie... Le PĂšre JĂ©rĂŽme nous a Ćżouvent dit que la ProphĂ©tie sâaccompliroit un de ces jours. Tu radotes, Blanche, lui dit Manfred tout tranĆżportĂ© de colĂšre ; va-t-en, & garde - toi bien de faire ces contes Ă mes gens. Quoi ! MonĆżeigneur, sâĂ©cria t-elle, croyez-vous que je nâaye rien vu ? Allez-vous-en vous-mĂȘme au bas du grand eĆżcalier... je lâai vu auƿƿi Ćżurement que je Ćżuis ici. Quâavez-vous vu, jeune fille ? lui dit FrĂ©dĂ©ric ; dites-le-nous. Votre Alteƿƿe, dit Manfred, peut-elle sâamuĆżer Ă Ă©couter les contes dâune fille qui a la tĂȘte remplie dâapparitions, & qui eĆżt aƿƿez Ćżimple pour y ajouter foi ? Il y a en ceci quelque choĆże de plus que de lâimagination, lui dit le Marquis ; Ćża frayeur eĆżt trop grande & trop naturelle. Dites-nous, la belle fille, qui vous a ainĆżi effrayĂ©e ? Oui, MonĆżeigneur, je remercie votre Grandeur... je crois que je Ćżuis pĂąle ; je Ćżerai beaucoup mieux lorĆżque je me Ćżerai un peu remiĆże... Jâallois chez la Princeƿƿe IĆżabelle, ainĆżi de votre Alteƿƿe me lâa ordonné⊠Nous nâavons pas beĆżoin des circonâtances, lui dit Manfred. PuiĆżque Ćżon Alteƿƿe le veut, continuez mais abrĂ©gez votre conte. Bon Dieu ! pourquoi mâempĂȘcher de parler ? reprit Blanche... Je crains juĆżquâĂ lâombre de mes cheveux... je Ćżuis sĂ»re que de ma vie... Oui, jâallois, comme jâai dit, par lâordre de votre Alteƿƿe, dans lâappartement dâIĆżabelle elle loge dans la chambre qui eĆżt Ă droite de ĆżâeĆżcalier. Lors donc que jâarrivai au grand eĆżcalier... je regardois Ćżon Alteƿƿe que voilà ⊠Quelle patience ! sâĂ©cria Manfred ; cette pĂ©core nâachevera-t-elle jamais ? Quâimporte-t-il au Marquis de Ćżavoir que je tâai donnĂ© une bagatelle pour te rĂ©compenĆżer des Ćżervices que tu rends Ă ma fille ? Dis-nous ce que tu as vu ? Je dirai donc Ă votre Alteƿƿe, Ćżi elle veut me le permettre... comme je frottois ma bague... je nâavois pas encore montĂ© trois marches, que jâai entendu le bruit de lâarmure... Oui, câĂ©toit le mĂȘme que Diego entendit lorĆżque le GĂ©ant le chaƿƿa de la chambre de la galerie... Que veut-elle dire, MonĆżeigneur ? reprit le Marquis. Votre ChĂąteau eĆżt-il donc habitĂ© par des GĂ©ants & des FantĂŽmes ? MonĆżeigneur, votre Alteƿƿe nâa-t-elle pas oui parler du GĂ©ant qui eĆżt dans le chambre de la galerie ? sâĂ©cria Blanche. Je Ćżuis ĆżurpriĆże que le Prince ne vous en ait rien dit... Peut-ĂȘtre ne Ćżavez-vous pas quâil y a une ProphĂ©tie... VoilĂ qui eĆżt inĆżupportable, reprit Manfred. Renvoyons cette fille, MonĆżeigneur, nous avons des affaires plus importantes Ă diĆżcuter Avec votre permiƿƿion, lui dit FrĂ©dĂ©ric, ce ne Ćżont pas lĂ des bagatelles lâĂ©pĂ©e monĆżtrueuĆże que jâai trouvĂ©e dans le bois, le caĆżque qui eĆżt dans votre cour... Ćżont-ce lĂ des viĆżions de cette pauvre fille ?... Jacques le penĆże ainĆżi, nâen dĂ©plaiĆże Ă votre Grandeur, reprit Blanche. Il dit que cette Lune ne paƿƿera pas Ćżans quâon voie quelque rĂ©volution Ă©trange. Pour moi, je ne Ćżerois point ĆżurpriĆże quâelle arrivĂąt demain ; car, comme jâallois le dire, lorĆżque jâai oui le bruit de lâarmure, une Ćżueur froide mâa pris par tout le corps... Jâai regardĂ©, &, Ćżi votre Grandeur veut me croire, jâai vu Ćżur la baluĆżtrade qui eĆżt au haut du grand eĆżcalier, une main armĂ©e, plus groƿƿe... plus groƿƿe quâaucune que jâaye jamais vu de ma vie... jâai penƿé mâĂ©vanouir... jâai couru ici de toutes mes forces... PlĂ»t Ă Dieu que je fuƿƿes hors du ChĂąteau ! La Princeƿƿe Mathilde mâa dit hier matin que Ćżon Alteƿƿe Hippolite en Ćżavoit quelque choĆże... Vous ĂȘtes une inĆżolente, lui dit Manfred. Seigneur Marquis, je Ćżoupçonne quâon ne joue cette ĆżcĂšne que pour mâinĆżulter. Mes domeĆżtiques Ćżont-ils donc gagĂ©s pour faire courir des bruits injurieux Ă mon honneur ? PourĆżuivez vos droits en homme de cĆur, ou bien terminons nos diffĂ©rends par les mariages que je vous ai propoƿés mais, croyez-moi, il ne convient point Ă un Prince de votre rang de vous Ćżervir de pareils mercenaires... Je me ris de vos Ćżoupçons, lui dit FrĂ©dĂ©ric je nâai jamais vu de ma vie cette jeune DemoiĆżelle je ne lui ai point donnĂ© de bague... MonĆżeigneur, MonĆżeigneur, votre conĆżcience, vos crimes vous accuĆżent, & vous voulez en faire retomber le Ćżoupçon Ćżur moi ?... Gardez votre fille, & ne penĆżez plus Ă IĆżabelle la main du Ciel eĆżt dĂ©jĂ appeĆżantie Ćżur votre maiĆżon, & Dieu me préƿerve de jamais mâallier avec elle. Manfred, effrayĂ© du ton réƿolu avec lequel le Marquis lui avoit parlĂ©, mit tout en uĆżage pour lâappaiĆżer. Il renvoya Blanche, fit de Ćżi grandes Ćżoumiƿƿions au Marquis, & donna de Ćżi grands Ă©loges Ă Mathilde, que FrĂ©dĂ©ric Ćże laiƿƿa de nouveau Ă©branler. Cependant, comme Ćża paƿƿion Ă©toit encore rĂ©cente, il eut peine Ă vaincre les Ćżcrupules quâil avoit conçus. Il comprit par ce que Blanche avoit dit, que le Ciel Ă©toit irritĂ© contre Manfred. Les mariages quâil lui propoĆżoit Ă©loignoient Ćżes droits, & la PrincipautĂ© dâOtrante le tentoit trop pour compter Ćżur une rĂ©verĆżion par le moyen de Ćżon mariage avec Mathilde. Cependant, pour gagner du temps, il demanda Ă Manfred sâil Ă©toit vrai quâHippolite conĆżentĂźt Ă Ćże ƿéparer de lui. Le Prince ravi de ne point trouver dâautre obĆżtacle, & comptant Ćżur lâempire quâil avoit Ćżur Ćża femme, aƿƿura le Marquis quâelle y conĆżentoit, & quâil pouvoit sâen aƿƿurer lui-mĂȘme. Sur ces entrefaites, on vint les avertir que le Ćżouper Ă©toit Ćżervi. Manfred conduiĆżit FrĂ©dĂ©ric dans la grande Ćżalle, oĂč il fut reçu par Hippolite & les jeunes Princeƿƿes. Manfred le fit aƿƿeoir Ă cĂŽtĂ© de Mathilde, & Ćże plaça entre Ćża femme & IĆżabelle. Mathilde parut aƿƿez gaie, mais les Princeƿƿes furent extrĂȘmement mĂ©lancoliques. Manfred, qui avoit réƿolu de pouƿƿer Ćża pointe ce Ćżoir-lĂ , reĆżta long-temps Ă table, affecta beaucoup de gaietĂ©, & invita FrĂ©dĂ©ric Ă boire. Ce dernier Ćże tint Ćżur Ćżes gardes, & Ă©vita de lui faire raiĆżon, Ćżous prĂ©texte quâil Ă©toit extrĂȘmement affoibli par la perte de Ćżang quâil avoir faite ; & le Prince, pour diƿƿimuler Ćżon chagrin, but Ă coeur-joie, mais non pas au point de perdre la raiĆżon. Le repas fini, Manfred voulut entrer en pourparler avec le Marquis ; mais celui-ci lui dit quâil avoit beĆżoin de repos, & quâil alloit Ćże retirer, & pria Ćża fille de lui tenir compagnie, en attendant quâil vĂźnt le rejoindre. Manfred accepta Ćżon offre, & accompagna IĆżabelle dans Ćżon appartement, ce qui la chagrina beaucoup. Mathilde fut Ćże promener avec Ćża mĂšre Ćżur le rempart du ChĂąteau. AprĂšs que la compagnie Ćże fut retirĂ©e, FrĂ©dĂ©ric Ćżortit de Ćża chambre, & demanda Ćżi Hippolite Ă©toit Ćżeule. Un domeĆżtique, qui ignoroit quâelle fut Ćżortie, lui dit quâelle avoit coutume de Ćże rendre Ă cette heure dans Ćżon Oratoire, & quâil lây trouveroit vraiĆżemblablement. La paƿƿion du Marquis pour Mathilde avoit augmentĂ© pendant le repas. Il Ćżouhaitoit trouver Hippolite dans la diĆżpoĆżitĂźon que le Prince lui avoit dite. Il oublia les prodiges qui lâavoient allarmĂ©. Il Ćże gliƿƿa dans lâappartement dâHippolite, dans le deƿƿein de lâencourager Ă conĆżentir Ă Ćżon divorce, parce quâil sâĂ©toit apperçu que Manfred Ă©toit réƿolu Ă ne lui donner Mathilde quâautant quâil Ćżeroit sĂ»r de poƿƿéder iĆżabelle. Le Marquis ne fut point Ćżurpris du Ćżilence qui rĂ©gnoit dans lâappartement de la Princeƿƿe. Croyant quâelle Ă©toit dans Ćżon Oratoire, ainĆżi quâon le lui avoit dit, il sây rendit. CâĂ©toit Ćżur le Ćżoir, & la porte Ă©toit entrouverte. Il la pouƿƿa Ćżans bruit, & aperçut une perĆżonne Ă genoux devant lâAutel. SâĂ©tant approchĂ© plus prĂšs, il vit au lieu dâune femme, une perĆżonne vĂȘtue dâune longue robe de laine qui lui tournoit le dos. Elle paroiƿƿoit abĆżorbĂ©e dans la mĂ©ditation. Le Marquis alloit sâen retourner, lorĆżque la figure Ćże leva, & continua quelques momens de mĂ©diter, Ćżans le regarder. Le Marquis croyant quâelle venoit au-devant de lui, & voulant sâexcuĆżer de lâavoir interrompu, lui dit mon RĂ©vĂ©rend PĂšre, je cherche la Princeƿƿe Hippolite... Hippolite ! reprit-elle dâun ton de voix creux eĆżt-ce que vous venez dans ce ChĂąteau pour chercher Hippolite ?... En achevant ces mots, la figure Ćże tourna doucement, & il aperçut un Squelette enveloppĂ© dans une robe dâHermite. Anges Gardiens ! protĂ©gez-moi, sâĂ©cria FrĂ©dĂ©ric en reculant. Rendez-vous digne de leur protection, lui dit le Squelette. FrĂ©dĂ©ric Ćże jettant Ă genoux, pria le FantĂŽme dâavoir pitiĂ© de lui, Ne te Ćżouviens-tu pas de moi ? reprit le FantĂŽme. Reƿƿouviens-toi du bois de JoppĂ©. Etes-vous ce Ćżaint Hermite ? sâĂ©cria FrĂ©dĂ©ric en tremblant... Que puis-je faire pour votre repos ?... Tâa-t-on dĂ©livrĂ© de lâeĆżclavage, lui dit le Spectre, pour te livrer aux plaiĆżirs charnels ? As-tu oubliĂ© le Ćżabre que tu trouvas dans la forĂȘt, & lâordre du Ciel qui Ă©toit Ă©crit deƿƿus ? Je ne lâai point oubliĂ©, reprit FrĂ©dĂ©ric⊠mais dis-moi, eĆżprit bienheureux, quel ordre as-tu Ă me donner ? Que faut-il que je faƿƿe ? Oublier Mathilde, reprit le Spectre, & il diĆżparut. Tout le Ćżang de FrĂ©dĂ©ric Ćże glaça dans Ćżes veines. Il reĆżta immobile pendant quelques minutes. SâĂ©tant enĆżuite proĆżternĂ© devant lâAutel, il pria tous les Saints dâintercĂ©der pour lui. Il verĆża un torrent de larmes, & sâappercevant que lâidĂ©e de Mathilde lui revenoit malgrĂ© lui dans lâeĆżprit, il reĆżta dans cet Ă©tat dans un conflit de repentir & de paƿƿion. Il nâĂ©toit pas encore remis de Ćża frayeur, lorĆżquâHippolite entra dans Ćżon Oratoire un flambeau Ă la main. Voyant un homme Ă©tendu Ćżur le plancher, elle le crut mort, & jetta un grand cri, qui tira FrĂ©dĂ©ric de Ćża lĂ©thargie. Il Ćże leva prĂ©cipitamment les yeux baignĂ©s de larmes, & voulut sâenfuir ; mais Hippolite lâarrĂȘta, & le conjura dans les termes les plus tendres de la raiĆżon pour laquelle il Ćże tenoit dans cette poĆżture. Ah ! Princeƿƿe vertueuĆże ! sâĂ©cria-t-il dâun ton de voix qui marquoit Ćżon chagrin... Et il se tut. Pour lâamour du Ciel, MonĆżeigneur , lui dit-elle, dĂ©couvrez-moi la cauĆże de ce tranĆżport ! Que Ćżignifient ces plaintes ? pourquoi me nommez-vous ? Le Ciel me réƿerve-t-il dâautres malheurs ?... Vous vous taiĆżez ! Je vous conjure, noble Prince, continua-t-elle en Ćże jettant Ă Ćżes pieds, de me dĂ©couvrir la cauĆże de vos chagrins. Je Ćżens que vous Ćżouffrez pour moi... Parlez... EĆżt-ce quelque choĆże qui intĂ©reƿƿe ma fille ? Je ne le puis, sâĂ©cria FrĂ©dĂ©ric en sâen allant... Oh Mathilde ! Ayant ainĆżi bruĆżquement quittĂ© la Princeƿƿe, il Ćże hĂąta de gagner Ćżon appartement. Il trouva Manfred Ă la porte, qui, dans la joie que lui cauĆżoient lâamour & le vin, lui propoĆża dâaƿƿiĆżter Ă un concert. FrĂ©dĂ©ric offenƿé dâune offre auƿƿi peu convenable Ă lâĂ©tat oĂč il Ćże trouvoit, lâĂ©carta rudement, entra dans Ćża chambre, & lui ferma la porte au nez. Le Prince fut tellement outrĂ© de Ćżon procĂ©dĂ©, quâil fut Ćżur le point de Ćże porter aux excĂšs les plus funeĆżtes. Comme il traverĆżoit la cour, il rencontra le domeĆżtique quâil avoit laiƿƿé prĂšs du Couvent, pour Ă©pier JĂ©rĂŽme & ThĂ©odore. Il lui dit que ce dernier & une Dame du ChĂąteau avoient un pourparler Ćżur le tombeau dâAlphonĆże, dans lâEgliĆże de Saint Nicolas. Il avoit Ćżulvi ThĂ©odore juĆżques-lĂ , mais la nuit lâavoit empĂȘchĂ© de reconnoĂźtre la femme. Manfred, dont lâeĆżprit Ă©toit agitĂ©, & quâIĆżabelle avoit chaƿƿé de Ćżon appartement, Ă loccaĆżion de quelques propos indiĆżcrets quâil lui avoit tenus, ne douta point que lâinquiĂ©tude quâelle avoit tĂ©moignĂ©e, ne provĂźnt de lâimpatience quâelle avoit de sâaboucher avec ThĂ©odore. AnimĂ© par ce Ćżoupçon, & outrĂ© de dĂ©pit contre Ćżon pĂšre, il Ćże rendit Ă la CathĂ©drale le plus ĆżecrĂȘtement quâil put. Il Ćże gliƿƿa dans la Nef, & Ă la faveur dâun foible rayon de Lune qui donnoit dans lâEgliĆże Ă travers les fenĂȘtres, il arriva prĂšs du tombeau dâAlphonĆże. Les premiĂšres paroles quâil entendit, furent celles-ci⊠HĂ©las ! cela ne dĂ©pend pas de moi⊠Manfred ne conĆżentira jamais Ă notre union⊠Non, & ceci lâempĂȘchera, sâĂ©cria le Tyran, en tirant un poignard & le plongeant dans le Ćżein de celle qui parloit⊠HĂ©las ! je Ćżuis morte, sâĂ©cria Mathilde en tombant. Ciel, recevez mon ame. MonĆżtre barbare & inhumain ! quâas-tu fait ? sâĂ©cria ThĂ©odore, en Ćże jettant Ćżur lui pour lui arracher le poignard... ArrĂȘte, arrĂȘte, impie, lui dit Mathilde, câeĆżt mon pĂšre. A ces mots, Manfred ayant repris Ćżes Ćżens, Ćże frappa la poitrine, sâarracha les cheveux, & voulut reprendre le poignard des mains de ThĂ©odore pour sâen percer. Quelques Religieux du Couvent accoururent Ă ces cris ; les uns sâempreƿƿÚrent de concert avec ThĂ©odore, dâĂ©tancher le Ćżang de la Princeƿƿe, & les autres veillĂšrent Ćżur Manfred, de peur quâil nâattentĂąt Ćżur Ćża vie. Mathilde Ćże Ćżoumit patiemment Ă Ćża deĆżtinĂ©e, & remercia ThĂ©odore du zĂšle quâil lui tĂ©moignoit. Elle pria les aƿƿiĆżtans de vouloir bien conĆżoler Ćżon pĂšre. Sur Ćżes entrefaites, JĂ©rĂŽme ayant appris ce qui sâĂ©toit paƿƿé, Ćże rendit Ă lâEgliĆże ; il regarda Ćżon fils dâun Ćil qui lui fit Ćżentir le mĂ©contentement quâil avoit de Ćża conduite. Sâadreƿƿant enĆżuite Ă Manfred Tyran, lui dit-il, voilĂ enfin lâaccompliƿƿement du dĂ©cret que le Ciel avoit portĂ© contre ta maiĆżon ĆżcĂ©lĂ©rate & impie ! Le Ćżang dâAlphonĆże crioit vengeance au Ciel, & il a permis que tu Ćżouillaƿƿes cet Autel par un aƿƿaƿƿinat, & que tu verĆżaƿƿes ton propre Ćżang Ćżur le tombeau de ce Prince, Cruel ! sâĂ©cria Mathilde, pourquoi aggraves-tu les maux de mon pĂšre ? Veuille le Ciel le bĂ©nir, & lui pardonner de mĂȘme que je lui pardonne. Mon cher pĂšre, lui dit-elle, me pardonnez-vous ? Je ne Ćżuis point venue ici Ă deƿƿein de voir ThĂ©odore. Je venois par ordre de ma mĂšre intercĂ©der pour vous Ćżur ce tombeau, & je lây ai trouvĂ© qui faiĆżoit Ćżes priĂšres... Mon cher pĂšre, donnez-moi votre bĂ©nĂ©diction, & aƿƿurez-moi que vous me pardonnez. Que je te pardonne, meurtrier que je Ćżuis ! sâĂ©cria Manfred... Les aƿƿaƿƿins Ćżavent-ils pardonner ? Je tâai priĆże pour IĆżabelle ; mais le Ciel a conduit ma main Ćżanguinaire Ćżur le cĆur de ma fille... Me pardonnes-tu le tranĆżport de ma rage ? Oui, je vous le pardonne, & veuille le Ciel vous le pardonner auƿƿi, lui rĂ©pondit Mathilde... Mais pendant quâil me reĆżte encore aƿƿez de vie pour le demander... Ah ! ma mĂšre ! quelle va ĂȘtre Ćża douleur ! Voudrez-vous bien la conĆżoler, mon cher pĂšre ? Ne la renvoyerez-vous point ? Elle vous aime tendrement... HĂ©las ! je me meurs ! Portez-moi au ChĂąteau... Veuille le Ciel que je vive encore aƿƿez pour quâelle ait le temps de me fermer les yeux ! ThĂ©odore & les Religieux la priĂšrent de permettre quâon la tranĆżportĂąt au Couvent ; mais elle fit tant dâinĆżtances pour quâon la portĂąt au ChĂąteau, quâon fut enfin obligĂ© de la mettre Ćżur un brancard & de lây conduire. ThĂ©odore lui Ćżoutenoit la tĂȘte, & sâefforçoit de ranimer fon courage par les diĆżcours les plus tendres & les plus touchans que lâamour Ćżoit capable de dicter. JĂ©rĂŽme de Ćżon cĂŽtĂ© la conĆżoloĂźt par Ćżes propos Ă©difianĆż, & lui prĂ©fentant un Crucifix quâelle arroĆżoit de Ćżes larmes, il la diĆżpoĆżoit Ă Ćżon paƿƿage Ă lâimmortalitĂ©. Manfred Ćżuivoit le brancard, plongĂ© dans le chagrin & la mĂ©lancolie la plus profonde. Ils nâĂ©toient pas encore arrivĂ©s au ChĂąteau, quâHippolite, qui avoit appris cette affreuĆże cataĆżtrophe, vint Ă la rencontre de Ćża fille mais elle nâapperçut pas plutĂŽt ce cortĂšge lugubre, quâelle sâĂ©vanouit, & tomba Ă la renverĆże Ćżans Ćżentiment & Ćżans connoiƿƿance. IĆżabelle & FrĂ©dĂ©ric qui lâaccompagnoient, croient plongĂ©s dans le plus profond chagrin. Mathilde Ă©toit la Ćżeule qui parĂ»t inĆżenĆżible Ă la Ćżituation elle ne paroiƿƿoit occupĂ©e que de Ćża mĂšre. A lâinĆżtant quâelle apperçut Ćża mĂšre, elle fit arrĂȘter le brancard, & demanda quâon fĂźt venir Ćżon pĂšre. Elle les prit tous deux par les mains, & les appliqua Ćżur Ćżon cĆur. Manfred ne put réƿiĆżter Ă cet acte pathĂ©tique de piĂ©tĂ©. Il Ćże jetta par terre, & maudit le jour quâil Ă©toit nĂ©. IĆżabelle craignant que Mathilde ne pĂ»t reĆżiĆżter Ă ce Ćżpectacle, fit conduire Manfred dans Ćżon appartement, & donna ordre de tranĆżporter Mathilde dans la chambre la plus prochaine. Hippolite, preĆżquâauƿƿi morte que Ćża fille, ne faiĆżoit aucune attention Ă ce qui Ćże paƿƿoit autour dâelle ; mais lorĆżquâIĆżabelle voulut la faire retirer, pendant que les Chirurgiens Ćżondoient la plaie de Mathilde, que je mâen aille ! sâĂ©cria-t-elle ; non, je ne le ferai jamais. Je nâai vĂ©cu que pour elle, & je mourrai avec elle. Mathilde entendant la voix de Ćża mĂšre, ouvrit les yeux, & les referma auƿƿßtĂŽt. On déƿeĆżpĂ©ra abĆżolument de Ćża guĂ©riĆżon, lorĆżquâon vit que Ćżon pouls sâaffoibliƿƿoit, & que Ćżon corps Ćże couvroit dâune Ćżueur froide. ThĂ©odore Ćżuivit les Chirurgiens dans lâanti-chambre, & ouĂŻt prononcer leur arrĂȘt fatal avec un tranĆżport qui tenoit de la frĂ©néƿie. Elle nâa pu ĂȘtre Ă moi pendant Ćża vie, sâĂ©cria-t-il, je la poƿƿéderai du moins Ă Ćża mort !... PĂšre JĂ©rĂŽme ! voudriez-vous bien nous unir, dit-il au FrĂšre, qui avoit Ćżuivi les Chirurgiens avec FrĂ©dĂ©ric, Que voulez-vous dire, reprit JĂ©rĂŽme ; eĆżt-ce le temps de Ćżonger au mariage ? Oui, ce lâeĆżt, lui dit ThĂ©odore, ou ce le fut jamais. Que vous ĂȘtes imprudent, jeune homme ! lui dit FrĂ©dĂ©ric croyez-vous que nous devions nous prĂȘter Ă vos transports dans ce moment fatal ? Quelles prĂ©tentions avez-vous Ćżur la Princeƿƿe ? Celles dâun Prince, reprit ThĂ©odore ; du Souverain dâOtrante. Mon PĂšre mâa appris qui jâĂ©tois. Vous rĂȘvez, lui dit le Marquis il nây a point dâautre Prince dâOtrante que moi, depuis que Manfred sâeĆżt privĂ© de Ćżes droits par Ćżes meurtres & Ćżes ĆżacrilĂšges. MonĆżeigneur, lui dit JĂ©rĂŽme dâun air impoĆżant, il vous dit vrai. Mon deƿƿein nâĂ©toit point quâon rĂ©vĂ©lĂąt ce Ćżecret ĆżitĂŽt, mais le deĆżtin le veut. Ma langue va confirmer ce que lâemportement de Ćża paƿƿion lui fait rĂ©vĂ©ler. Sachez, Prince, que lorĆżquâAlphonĆże partit pour la Terre Sainte... EĆżt-ce le temps dâentrer dans une explication ? sâĂ©cria ThĂ©odore. Venez, mon PĂšre, mariez-moi avec la Princeƿƿe ; elle eĆżt Ă moi ; je vous obĂ©irai dans toute autre choĆże. Ma vie ! mon adorable Mathilde ! continua ThĂ©odore, en sâapprochant de Ćżon lit, ne voulez-vous pas ĂȘtre Ă moi ? Ne voulez-vous pas bĂ©nir votre... IĆżabelle lui fit Ćżigne de Ćże taire, croyant que la Princeƿƿe Ă©toit prĂšs de Ćża fin. EĆżt-elle morte ! sâĂ©cria ThĂ©odore ; eĆżt-il poƿƿible ? La violence de Ćżes cris fit revenir Mathilde. Elle ouvrit les yeux, & regarda de tous cĂŽtĂ©s pour voir Ćżi elle nâappercevroit point Ćża mĂšre... Je Ćżuis ici, lui dit Hippolite ; ne crois pas, ma chĂšre fille, que je tâabandonne. HĂ©las ! vous ĂȘtes trop bonne, reprit Mathilde ; ne pleurez pas, ma chĂšre mĂšre, je vais dans un lieu oĂč lâon ne connoĂźt point le chagrin... IĆżabelle, tu mâas toujours aimĂ©e ; veux-tu bien tenir ma place auprĂšs dâelle ?... Je me meurs, ma chĂšre enfant ! ma chĂšre enfant ! sâĂ©cria Hippolite en fondant en larmes ; ne puis-je pas te retenir un moment ?... Cela ne Ćże peut, reprit Mathilde... Recommandez-moi au Ciel... OĂč eĆżt mon pĂšre ? pardonnez-lui, ma chĂšre mĂšre, il Ă©toit dans lâerreur... HĂ©las ! je lui pardonne... Je vous avois promis, ma chĂšre mĂšre, de ne plus revoir ThĂ©odore... peut-ĂȘtre ma déƿobĂ©iƿƿance mâa-t-elle attirĂ© ce malheur... mais ce nâĂ©toit pas mon intention... me pardonnez-vous ? HĂ©las ! reprit Hippolite, ne mâaccablez point⊠vous ne mâavez jamais offenƿée⊠Ah ! Dieu ! elle Ćże meurt ! au Ćżecours ! au Ćżecours !⊠Jâaurois encore quelque choĆże Ă vous dire, ajouta Mathilde, mais je ne puis⊠IĆżabelle⊠ThĂ©odore⊠de grĂące⊠Ah ! elle eĆżt morte. IĆżabelle ordonna Ă Ćżes Ćżuivantes de lâemmener ; mais ThĂ©odore menaça de mort quiconque Ćżeroit aƿƿez oƿé pour vouloir lâĂ©loigner de Mathilde. Il lui baiĆża les mains, les arroĆża de Ćżes larmes, & Ćże livra au tranĆżport le plus vif que lâamour foit capable dâinĆżpirer. Comme IĆżabelle conduiĆżoit Hippolite dans Ćżon appartement, elles rencontrĂšrent Manfred au milieu de la cour, lequel toujours plus inquiet du fort de Ćża fille, alloit chez elle pour sâinformer de Ćżon Ă©tat. Il crut lire dans leur contenance la deĆżtinĂ©e qui lui Ă©toit réƿervĂ©e. Eh quoi ! sâĂ©cria-t-il, elle eĆżt donc morte !⊠Dans le mĂȘme inĆżtant on entendit un coup de tonnerre qui Ă©branla le ChĂąteau juĆżquâaux fondemens. La terre mugit, & lâon entendit un bruit encore plus fort que celui de lâarmure fatale. FrĂ©dĂ©ric & JĂ©rĂŽme crurent que leur derniĂšre heure Ă©toit arrivĂ©e. Le dernier prit ThĂ©odore par la main, & lâemmena malgrĂ© lui dans la cour. Au moment que ThĂ©odore parut, le ChĂąteau sâĂ©croula avec un bruit Ă©pouvantable, & lâon vit paroĂźtre la figure dâAlphonĆże au milieu des ruines elle Ă©toit dâune grandeur extraordinaire. Reconnoiƿƿez dans ThĂ©odore le lĂ©gitime Ćżucceƿƿeur dâAlphonĆże, leur dit le Spectre ; & aprĂšs avoir profĂ©rĂ© ces mots, leĆżquels furent Ćżuivis dâun coup de tonnerre, il sâĂ©leva dans le Ciel. Les nuages sâouvrirent ; on vit Saint Nicolas qui recevoit lâĂąme dâAlphonĆże, & tous deux diĆżparurent enveloppĂ©s dans un rayon de gloire. Les aƿƿiĆżtans Ćże proĆżternĂšrent le viĆżage Ćżage contre terre, & Ćże Ćżoumirent Ă la volontĂ© du Ciel. La premiĂšre qui rompit le Ćżilence fut Hippolite. MonĆżeigneur, dit-elle Ă Manfred, reconnoiƿƿez le nĂ©ant des grandeurs humaines. Conrad eĆżt mort, Mathilde nâeĆżt plus ; voilĂ le Souverain lĂ©gitime dâOtrante, ajouta-t-elle en lui montrant ThĂ©odore. Jâignore comment cela sâeĆżt fait⊠il Ćżuffit que notre Ćżort Ćżoit dĂ©cidĂ©. Employons le peu de jours qui nous reĆżtent Ă appaiĆżer la colĂšre cĂ©leĆżte. Le Ciel nous rejette⊠OĂč pouvons-nous aller, Ćżinon dans ces Ćżaintes Cellules qui nous offrent un aĆżyle. Femme innocente & malheureuĆże, mais que jâai rendue telle par mes crimes, sâĂ©cria Manfred, je me rends enfin Ă tes conĆżeils Ćżalutaires. Ah ! que ne puis-je⊠mais cela ne Ćżauroit ĂȘtre⊠Laiƿƿez-moi me faire juĆżtice Ă moi-mĂȘme. Ce nâeĆżt quâen mâaccablant de honte que je puis expier le crime que jâai commis. CâeĆżt moi qui me Ćżuis attirĂ© ces malheurs Ćżouffrez que je vous faƿƿe ma confeƿƿion⊠Mais, hĂ©las ! comment expier une usurpation & le meurtre dâun enfant innocent, & maƿƿacrĂ© dans un lieu Ćżaint ?⊠Ăcoutez, Meƿƿieurs, & que je vais dire Ćżerve dâavertiƿƿement aux Tyrans qui viendront aprĂšs moi⊠Vous Ćżavez quâAlphonĆże mourut dans la Terre-Sainte⊠vous allez mâinterrompre, & me dire que Ćża mort ne fut point naturelle⊠cela nâeĆżt que trop vrai⊠car Ćżi cela nâĂ©toit pas, dâoĂč viendroit cette coupe dâamertume que Manfred eĆżt obligĂ© de boire juĆżquâĂ la lie ? Richard mon aĂŻeul Ă©toit Ćżon Chambellan⊠Je voudrois jetter un voile Ćżur les crimes de mes ancĂȘtres⊠mais je ne le puis. AlphonĆże mourut empoiĆżonnĂ©. Richard fut reconnu pour Ćżon hĂ©ritier Ă la faveur dâun teĆżtament Ćżuppoƿé. Ses crimes le pourĆżuivirent⊠mais il ne perdit ni un Conrad ni une Mathilde, & câeĆżt moi qui Ćżuis puni de Ćżon uĆżurpation. Ayant Ă©tĂ© Ćżurpris par une tempĂȘte, & agitĂ© par Ćżes remords, il promit Ă Saint Nicolas de fonder une ĂgliĆże & deux Couvens, sâil Ă©toit aƿƿez heureux pour arriver Ă Otrante. Son vĆu fut exaucĂ© le Saint lui apparut en Ćżonge, & lui promit que Ćża poĆżtĂ©ritĂ© rĂ©gneroit Ă Otrante, juĆżquâĂ ce que le poƿƿeƿƿeur lĂ©gitime fut devenu trop grand pour habiter le ChĂąteau, & tant quâil y auroit des mĂąles de la race de Richard⊠HĂ©las ! hĂ©las ! je Ćżuis le Ćżeul qui reĆżte de cette race malheureuĆże⊠Jâai tout dit⊠les malheurs qui me font arrivĂ©s depuis trois jours diĆżent le reĆżte. Jâignore comment ce jeune homme eĆżt lâhĂ©ritier dâAlphonĆże⊠cependant je ne doute point quâil ne le Ćżoit. Ces domaines Ćżont Ă lui ; je les lui réƿigne⊠cependant je ne Ćżache pas quâAlphonĆże ait laiƿƿé dâhĂ©ritier⊠Je ne mâoppoĆże point Ă la volontĂ© du Ciel⊠La pauvretĂ© & la priĂšre feront mon partage juĆżquâĂ ce que Manfred aille mĂȘler Ćżes cendres avec celles de Richard. CâeĆżt Ă moi, reprit JĂ©rĂŽme, Ă dĂ©clarer le reĆżte, AlphonĆże ayant fait voile pour la Terre-Sainte, fut jettĂ© par une tempĂȘte Ćżur la cĂŽte de Sicile. Lâautre vaiƿƿeau Ćżur lequel Ă©toit Richard & Ćża Ćżuite, ainĆżi que votre Alteƿƿe peut lâavoir appris, fut ƿéparĂ© du Ćżien. Cela eft vrai, lui dit Manfred, & le titre que vous me donnez ne me convient point... Continuez. JĂ©rĂŽme rougit, & reprit ainĆżi Ćżon diĆżcours. AlphonĆże fut retenu pendant trois mois dans la Sicile par les vents contraires. Dans cet intervalle il devint amoureux dâune jeune DemoiĆżelle appelĂ©e Victoire. Il Ă©toit trop pieux pour vouloir la ƿéduire, il lâĂ©pouĆża. Mais jugeant ce mariage incompatible avec le vĆu quâil avoit fait, il réƿolut de le cacher juĆżquâĂ Ćżon retour de la CroiĆżade, bien réƿolu de lâavouer pour Ćża femme lĂ©gitime. Il la laiƿƿa enceinte. Elle accoucha dâune fille pendant Ćżon abĆżence mais Ă peine fut-elle relevĂ©e de couche, quâelle apprit que Ćżon mari Ă©toit mort, & que Richard lui avoit ĆżuccĂ©dĂ©. Que pouvoit faire une femme dĂ©laiƿƿée Ćżans amis ? Lâauroit-on crue Ćżur Ćża parole ?⊠Cependant, MonĆżeigneur, jâai un Ă©crit authentique⊠Je nâai pas beĆżoin de le voir, lui dit Manfred ; les malheurs qui viennent de mâarriver, la viĆżion dont vous avez Ă©tĂ© tĂ©moin, conĆżtatent ce que vous dites. La mort de Mathilde & mon expulĆżion⊠Calmez-vous, lui dit Hippolite ; ce Ćżaint homme nâa point deƿƿein de rappeler vos douleurs. JĂ©rĂŽme continua ainĆżi. Je ne vous entretiendrai point ici de circonĆżtances inutiles. LorĆżque la fille dont Victoire Ă©toit accouchĂ©e, eut atteint lâĂąge compĂ©tent, je lâĂ©pouĆżai. Victoire mourut, & je ne rĂ©vĂ©lai ce Ćżecret Ă perĆżonne. ThĂ©odore vous a inĆżtruit du reĆżte. Le Moine nâen dit pas davantage. La compagnie Ćże retira dans la partie du ChĂąteau qui Ă©toit reĆżtĂ© Ćżur pied. Le lendemain matin, Manfred Ćżigna Ćżon abdication, du conĆżentement dâHippolite, & tous deux prirent lâhabit dans les Couvents voiĆżins. FrĂ©dĂ©ric offrit Ćża fille au nouveau Prince, & Hippolite engagea IĆżabelle Ă lâĂ©pouĆżer. Mais ThĂ©odore Ă©toit trop affligĂ© pour penĆżer Ă dâautres amours ; & ce ne fut quâaprĂšs pluĆżieurs entretiens avec IĆżabelle Ćżur le Ćżujet de Ćża chĂšre Mathide, quâil reconnut ne pouvoir ĂȘtre heureux que dans la compagnie dâune Ă©pouĆże qui pĂ»t partager avec lui la triĆżteƿƿe dont Ćżon ame Ă©toit atteinte. FIN.
JeannetteWalls, chroniqueuse mondaine à New-York, a tout pour réussir et personne ne peut imaginer quelle fut son enfance. Elevée par un pÚre charismatique, inventeur loufoque qui promet à ses enfants de leur construire un chùteau de verre mais qui reste hanté par ses propres démons, et une mÚre artiste fantasque et irresponsable, elle a dû, depuis
Ă LĂON DAUDET Ă LâAUTEUR DU VOYAGE DE SHAKESPEARE DU PARTAGE DE LâENFANT DE LâASTRE NOIR DE FANTĂMES ET VIVANTS DU MONDE DES IMAGES DE TANT DE CHEFS-DâĆUVRE Ă LâINCOMPARABLE AMI EN TĂMOIGNAGE DE RECONNAISSANCE ET DâADMIRATION M. P. Le pĂ©piement matinal des oiseaux semblait insipide Ă Françoise. Chaque parole des bonnes » la faisait sursauter ; incommodĂ©e par tous leurs pas, elle sâinterrogeait sur eux ; câest que nous avions dĂ©mĂ©nagĂ©. Certes les domestiques ne remuaient pas moins, dans le sixiĂšme » de notre ancienne demeure ; mais elle les connaissait ; elle avait fait de leurs allĂ©es et venues des choses amicales. Maintenant elle portait au silence mĂȘme une attention douloureuse. Et comme notre nouveau quartier paraissait aussi calme que le boulevard sur lequel nous avions donnĂ© jusque-lĂ Ă©tait bruyant, la chanson distincte de loin, quand elle est faible, comme un motif dâorchestre dâun homme qui passait, faisait venir des larmes aux yeux de Françoise en exil. Aussi, si je mâĂ©tais moquĂ© dâelle qui, navrĂ©e dâavoir eu Ă quitter un immeuble oĂč lâon Ă©tait si bien estimĂ© de partout » et oĂč elle avait fait ses malles en pleurant, selon les rites de Combray, et en dĂ©clarant supĂ©rieure Ă toutes les maisons possibles celle qui avait Ă©tĂ© la nĂŽtre, en revanche, moi qui assimilais aussi difficilement les nouvelles choses que jâabandonnais aisĂ©ment les anciennes, je me rapprochai de notre vieille servante quand je vis que lâinstallation dans une maison oĂč elle nâavait pas reçu du concierge qui ne nous connaissait pas encore les marques de considĂ©ration nĂ©cessaires Ă sa bonne nutrition morale, lâavait plongĂ©e dans un Ă©tat voisin du dĂ©pĂ©rissement. Elle seule pouvait me comprendre ; ce nâĂ©tait certes pas son jeune valet de pied qui lâeĂ»t fait ; pour lui qui Ă©tait aussi peu de Combray que possible, emmĂ©nager, habiter un autre quartier, câĂ©tait comme prendre des vacances oĂč la nouveautĂ© des choses donnait le mĂȘme repos que si lâon eĂ»t voyagĂ© ; il se croyait Ă la campagne ; et un rhume de cerveau lui apporta, comme un coup dâair » pris dans un wagon oĂč la glace ferme mal, lâimpression dĂ©licieuse quâil avait vu du pays ; Ă chaque Ă©ternuement, il se rĂ©jouissait dâavoir trouvĂ© une si chic place, ayant toujours dĂ©sirĂ© des maĂźtres qui voyageraient beaucoup. Aussi, sans songer Ă lui, jâallai droit Ă Françoise ; comme jâavais ri de ses larmes Ă un dĂ©part qui mâavait laissĂ© indiffĂ©rent, elle se montra glaciale Ă lâĂ©gard de ma tristesse, parce quâelle la partageait. Avec la sensibilitĂ© » prĂ©tendue des nerveux grandit leur Ă©goĂŻsme ; ils ne peuvent supporter de la part des autres lâexhibition des malaises auxquels ils prĂȘtent chez eux-mĂȘmes de plus en plus dâattention. Françoise, qui ne laissait pas passer le plus lĂ©ger de ceux quâelle Ă©prouvait, si je souffrais dĂ©tournait la tĂȘte pour que je nâeusse pas le plaisir de voir ma souffrance plainte, mĂȘme remarquĂ©e. Elle fit de mĂȘme dĂšs que je voulus lui parler de notre nouvelle maison. Du reste, ayant dĂ» au bout de deux jours aller chercher des vĂȘtements oubliĂ©s dans celle que nous venions de quitter, tandis que jâavais encore, Ă la suite de lâemmĂ©nagement, de la tempĂ©rature » et que, pareil Ă un boa qui vient dâavaler un bĆuf, je me sentais pĂ©niblement bossuĂ© par un long bahut que ma vue avait Ă digĂ©rer », Françoise, avec lâinfidĂ©litĂ© des femmes, revint en disant quâelle avait cru Ă©touffer sur notre ancien boulevard, que pour sây rendre elle sâĂ©tait trouvĂ©e toute dĂ©routĂ©e », que jamais elle nâavait vu des escaliers si mal commodes, quâelle ne retournerait pas habiter lĂ -bas pour un empire » et lui donnĂąt-on des millions â hypothĂšse gratuite â que tout câest-Ă -dire ce qui concernait la cuisine et les couloirs Ă©tait beaucoup mieux agencĂ© » dans notre nouvelle maison. Or, il est temps de dire que celle-ci â et nous Ă©tions venus y habiter parce que ma grandâmĂšre ne se portant pas trĂšs bien, raison que nous nous Ă©tions gardĂ©s de lui donner, avait besoin dâun air plus pur â Ă©tait un appartement qui dĂ©pendait de lâhĂŽtel de Guermantes. Ă lâĂąge oĂč les Noms, nous offrant lâimage de lâinconnaissable que nous avons versĂ© en eux, dans le mĂȘme moment oĂč ils dĂ©signent aussi pour nous un lieu rĂ©el, nous forcent par lĂ Ă identifier lâun Ă lâautre au point que nous partons chercher dans une citĂ© une Ăąme quâelle ne peut contenir mais que nous nâavons plus le pouvoir dâexpulser de son nom, ce nâest pas seulement aux villes et aux fleuves quâils donnent une individualitĂ©, comme le font les peintures allĂ©goriques, ce nâest pas seulement lâunivers physique quâils diaprent de diffĂ©rences, quâils peuplent de merveilleux, câest aussi lâunivers social alors chaque chĂąteau, chaque hĂŽtel ou palais fameux a sa dame, ou sa fĂ©e, comme les forĂȘts leurs gĂ©nies et leurs divinitĂ©s les eaux. Parfois, cachĂ©e au fond de son nom, la fĂ©e se transforme au grĂ© de la vie de notre imagination qui la nourrit ; câest ainsi que lâatmosphĂšre oĂč Mme de Guermantes existait en moi, aprĂšs nâavoir Ă©tĂ© pendant des annĂ©es que le reflet dâun verre de lanterne magique et dâun vitrail dâĂ©glise, commençait Ă Ă©teindre ses couleurs, quand des rĂȘves tout autres lâimprĂ©gnĂšrent de lâĂ©cumeuse humiditĂ© des torrents. Cependant, la fĂ©e dĂ©pĂ©rit si nous nous approchons de la personne rĂ©elle Ă laquelle correspond son nom, car, cette personne, le nom alors commence Ă la reflĂ©ter et elle ne contient rien de la fĂ©e ; la fĂ©e peut renaĂźtre si nous nous Ă©loignons de la personne ; mais si nous restons auprĂšs dâelle, la fĂ©e meurt dĂ©finitivement et avec elle le nom, comme cette famille de Lusignan qui devait sâĂ©teindre le jour oĂč disparaĂźtrait la fĂ©e MĂ©lusine. Alors le Nom, sous les repeints successifs duquel nous pourrions finir par retrouver Ă lâorigine le beau portrait dâune Ă©trangĂšre que nous nâaurons jamais connue, nâest plus que la simple carte photographique dâidentitĂ© Ă laquelle nous nous reportons pour savoir si nous connaissons, si nous devons ou non saluer une personne qui passe. Mais quâune sensation dâune annĂ©e dâautrefois â comme ces instruments de musique enregistreurs qui gardent le son et le style des diffĂ©rents artistes qui en jouĂšrent â permette Ă notre mĂ©moire de nous faire entendre ce nom avec le timbre particulier quâil avait alors pour notre oreille, et ce nom en apparence non changĂ©, nous sentons la distance qui sĂ©pare lâun de lâautre les rĂȘves que signifiĂšrent successivement pour nous ses syllabes identiques. Pour un instant, du ramage rĂ©entendu quâil avait en tel printemps ancien, nous pouvons tirer, comme des petits tubes dont on se sert pour peindre, la nuance juste, oubliĂ©e, mystĂ©rieuse et fraĂźche des jours que nous avions cru nous rappeler, quand, comme les mauvais peintres, nous donnions Ă tout notre passĂ© Ă©tendu sur une mĂȘme toile les tons conventionnels et tous pareils de la mĂ©moire volontaire. Or, au contraire, chacun des moments qui le composĂšrent employait, pour une crĂ©ation originale, dans une harmonie unique, les couleurs dâalors que nous ne connaissons plus et qui, par exemple, me ravissent encore tout Ă coup si, grĂące Ă quelque hasard, le nom de Guermantes ayant repris pour un instant aprĂšs tant dâannĂ©es le son, si diffĂ©rent de celui dâaujourdâhui, quâil avait pour moi le jour du mariage de Mlle Percepied, il me rend ce mauve si doux, trop brillant, trop neuf, dont se veloutait la cravate gonflĂ©e de la jeune duchesse, et, comme une pervenche incueillissable et refleurie, ses yeux ensoleillĂ©s dâun sourire bleu. Et le nom de Guermantes dâalors est aussi comme un de ces petits ballons dans lesquels on a enfermĂ© de lâoxygĂšne ou un autre gaz quand jâarrive Ă le crever, Ă en faire sortir ce quâil contient, je respire lâair de Combray de cette annĂ©e-lĂ , de ce jour-lĂ , mĂȘlĂ© dâune odeur dâaubĂ©pines agitĂ©e par le vent du coin de la place, prĂ©curseur de la pluie, qui tour Ă tour faisait envoler le soleil, le laissait sâĂ©tendre sur le tapis de laine rouge de la sacristie et le revĂȘtir dâune carnation brillante, presque rose, de gĂ©ranium, et de cette douceur, pour ainsi dire wagnĂ©rienne, dans lâallĂ©gresse, qui conserve tant de noblesse Ă la festivitĂ©. Mais mĂȘme en dehors des rares minutes comme celles-lĂ , oĂč brusquement nous sentons lâentitĂ© originale tressaillir et reprendre sa forme et sa ciselure au sein des syllabes mortes aujourdâhui, si dans le tourbillon vertigineux de la vie courante, oĂč ils nâont plus quâun usage entiĂšrement pratique, les noms ont perdu toute couleur comme une toupie prismatique qui tourne trop vite et qui semble grise, en revanche quand, dans la rĂȘverie, nous rĂ©flĂ©chissons, nous cherchons, pour revenir sur le passĂ©, Ă ralentir, Ă suspendre le mouvement perpĂ©tuel oĂč nous sommes entraĂźnĂ©s, peu Ă peu nous revoyons apparaĂźtre, juxtaposĂ©es, mais entiĂšrement distinctes les unes des autres, les teintes quâau cours de notre existence nous prĂ©senta successivement un mĂȘme nom. Sans doute quelque forme se dĂ©coupait Ă mes yeux en ce nom de Guermantes, quand ma nourrice â qui sans doute ignorait, autant que moi-mĂȘme aujourdâhui, en lâhonneur de qui elle avait Ă©tĂ© composĂ©e â me berçait de cette vieille chanson Gloire Ă la Marquise de Guermantes ou quand, quelques annĂ©es plus tard, le vieux marĂ©chal de Guermantes remplissant ma bonne dâorgueil, sâarrĂȘtait aux Champs-ĂlysĂ©es en disant Le bel enfant ! » et sortait dâune bonbonniĂšre de poche une pastille de chocolat, cela je ne le sais pas. Ces annĂ©es de ma premiĂšre enfance ne sont plus en moi, elles me sont extĂ©rieures, je nâen peux rien apprendre que, comme pour ce qui a eu lieu avant notre naissance, par les rĂ©cits des autres. Mais plus tard je trouve successivement dans la durĂ©e en moi de ce mĂȘme nom sept ou huit figures diffĂ©rentes ; les premiĂšres Ă©taient les plus belles peu Ă peu mon rĂȘve, forcĂ© par la rĂ©alitĂ© dâabandonner une position intenable, se retranchait Ă nouveau un peu en deçà jusquâĂ ce quâil fĂ»t obligĂ© de reculer encore. Et, en mĂȘme temps que Mme de Guermantes, changeait sa demeure, issue elle aussi de ce nom que fĂ©condait dâannĂ©e en annĂ©e telle ou telle parole entendue qui modifiait mes rĂȘveries, cette demeure les reflĂ©tait dans ses pierres mĂȘmes devenues rĂ©flĂ©chissantes comme la surface dâun nuage ou dâun lac. Un donjon sans Ă©paisseur qui nâĂ©tait quâune bande de lumiĂšre orangĂ©e et du haut duquel le seigneur et sa dame dĂ©cidaient de la vie et de la mort de leurs vassaux avait fait place â tout au bout de ce cĂŽtĂ© de Guermantes » oĂč, par tant de beaux aprĂšs-midi, je suivais avec mes parents le cours de la Vivonne â Ă cette terre torrentueuse oĂč la duchesse mâapprenait Ă pĂȘcher la truite et Ă connaĂźtre le nom des fleurs aux grappes violettes et rougeĂątres qui dĂ©coraient les murs bas des enclos environnants ; puis çâavait Ă©tĂ© la terre hĂ©rĂ©ditaire, le poĂ©tique domaine oĂč cette race altiĂšre de Guermantes, comme une tour jaunissante et fleuronnĂ©e qui traverse les Ăąges, sâĂ©levait dĂ©jĂ sur la France, alors que le ciel Ă©tait encore vide lĂ oĂč devaient plus tard surgir Notre-Dame de Paris et Notre-Dame de Chartres ; alors quâau sommet de la colline de Laon la nef de la cathĂ©drale ne sâĂ©tait pas posĂ©e comme lâArche du DĂ©luge au sommet du mont Ararat, emplie de Patriarches et de Justes anxieusement penchĂ©s aux fenĂȘtres pour voir si la colĂšre de Dieu sâest apaisĂ©e, emportant avec elle les types des vĂ©gĂ©taux qui multiplieront sur la terre, dĂ©bordante dâanimaux qui sâĂ©chappent jusque par les tours oĂč des bĆufs, se promenant paisiblement sur la toiture, regardent de haut les plaines de Champagne ; alors que le voyageur qui quittait Beauvais Ă la fin du jour ne voyait pas encore le suivre en tournoyant, dĂ©pliĂ©es sur lâĂ©cran dâor du couchant, les ailes noires et ramifiĂ©es de la cathĂ©drale. CâĂ©tait, ce Guermantes, comme le cadre dâun roman, un paysage imaginaire que jâavais peine Ă me reprĂ©senter et dâautant plus le dĂ©sir de dĂ©couvrir, enclavĂ© au milieu de terres et de routes rĂ©elles qui tout Ă coup sâimprĂ©gneraient de particularitĂ©s hĂ©raldiques, Ă deux lieues dâune gare ; je me rappelais les noms des localitĂ©s voisines comme si elles avaient Ă©tĂ© situĂ©es au pied du Parnasse ou de lâHĂ©licon, et elles me semblaient prĂ©cieuses comme les conditions matĂ©rielles â en science topographique â de la production dâun phĂ©nomĂšne mystĂ©rieux. Je revoyais les armoiries qui sont peintes aux soubassements des vitraux de Combray et dont les quartiers sâĂ©taient remplis, siĂšcle par siĂšcle, de toutes les seigneuries que, par mariages ou acquisitions, cette illustre maison avait fait voler Ă elle de tous les coins de lâAllemagne, de lâItalie et de la France terres immenses du Nord, citĂ©s puissantes du Midi, venues se rejoindre et se composer en Guermantes et, perdant leur matĂ©rialitĂ©, inscrire allĂ©goriquement leur donjon de sinople ou leur chĂąteau dâargent dans son champ dâazur. Jâavais entendu parler des cĂ©lĂšbres tapisseries de Guermantes et je les voyais, mĂ©diĂ©vales et bleues, un peu grosses, se dĂ©tacher comme un nuage sur le nom amarante et lĂ©gendaire, au pied de lâantique forĂȘt oĂč chassa si souvent Childebert et ce fin fond mystĂ©rieux des terres, ce lointain des siĂšcles, il me semblait quâaussi bien que par un voyage je pĂ©nĂ©trerais dans leurs secrets, rien quâen approchant un instant Ă Paris Mme de Guermantes, suzeraine du lieu et dame du lac, comme si son visage et ses paroles eussent dĂ» possĂ©der le charme local des futaies et des rives et les mĂȘmes particularitĂ©s sĂ©culaires que le vieux coutumier de ses archives. Mais alors jâavais connu Saint-Loup ; il mâavait appris que le chĂąteau ne sâappelait Guermantes que depuis le XVIIe siĂšcle oĂč sa famille lâavait acquis. Elle avait rĂ©sidĂ© jusque-lĂ dans le voisinage, et son titre ne venait pas de cette rĂ©gion. Le village de Guermantes avait reçu son nom du chĂąteau, aprĂšs lequel il avait Ă©tĂ© construit, et pour quâil nâen dĂ©truisĂźt pas les perspectives, une servitude restĂ©e en vigueur rĂ©glait le tracĂ© des rues et limitait la hauteur des maisons. Quant aux tapisseries, elles Ă©taient de Boucher, achetĂ©es au XIXe siĂšcle par un Guermantes amateur, et Ă©taient placĂ©es, Ă cĂŽtĂ© de tableaux de chasse mĂ©diocres quâil avait peints lui-mĂȘme, dans un fort vilain salon drapĂ© dâandrinople et de peluche. Par ces rĂ©vĂ©lations, Saint-Loup avait introduit dans le chĂąteau des Ă©lĂ©ments Ă©trangers au nom de Guermantes qui ne me permirent plus de continuer Ă extraire uniquement de la sonoritĂ© des syllabes la maçonnerie des constructions. Alors au fond de ce nom sâĂ©tait effacĂ© le chĂąteau reflĂ©tĂ© dans son lac, et ce qui mâĂ©tait apparu autour de Mme de Guermantes comme sa demeure, çâavait Ă©tĂ© son hĂŽtel de Paris, lâhĂŽtel de Guermantes, limpide comme son nom, car aucun Ă©lĂ©ment matĂ©riel et opaque nâen venait interrompre et aveugler la transparence. Comme lâĂ©glise ne signifie pas seulement le temple, mais aussi lâassemblĂ©e des fidĂšles, cet hĂŽtel de Guermantes comprenait tous ceux qui partageaient la vie de la duchesse, mais ces intimes que je nâavais jamais vus nâĂ©taient pour moi que des noms cĂ©lĂšbres et poĂ©tiques, et, connaissant uniquement des personnes qui nâĂ©taient elles aussi que des noms, ne faisaient quâagrandir et protĂ©ger le mystĂšre de la duchesse en Ă©tendant autour dâelle un vaste halo qui allait tout au plus en se dĂ©gradant. Dans les fĂȘtes quâelle donnait, comme je nâimaginais pour les invitĂ©s aucun corps, aucune moustache, aucune bottine, aucune phrase prononcĂ©e qui fĂ»t banale, ou mĂȘme originale dâune maniĂšre humaine et rationnelle, ce tourbillon de noms introduisant moins de matiĂšre que nâeĂ»t fait un repas de fantĂŽmes ou un bal de spectres autour de cette statuette en porcelaine de Saxe quâĂ©tait Mme de Guermantes, gardait une transparence de vitrine Ă son hĂŽtel de verre. Puis quand Saint-Loup mâeut racontĂ© des anecdotes relatives au chapelain, aux jardiniers de sa cousine, lâhĂŽtel de Guermantes Ă©tait devenu â comme avait pu ĂȘtre autrefois quelque Louvre â une sorte de chĂąteau entourĂ©, au milieu de Paris mĂȘme, de ses terres, possĂ©dĂ© hĂ©rĂ©ditairement, en vertu dâun droit antique bizarrement survivant, et sur lesquelles elle exerçait encore des privilĂšges fĂ©odaux. Mais cette derniĂšre demeure sâĂ©tait elle-mĂȘme Ă©vanouie quand nous Ă©tions venus habiter tout prĂšs de Mme de Villeparisis un des appartements voisins de celui de Mme de Guermantes dans une aile de son hĂŽtel. CâĂ©tait une de ces vieilles demeures comme il en existe peut-ĂȘtre encore et dans lesquelles la cour dâhonneur â soit alluvions apportĂ©es par le flot montant de la dĂ©mocratie, soit legs de temps plus anciens oĂč les divers mĂ©tiers Ă©taient groupĂ©s autour du seigneur â avait souvent sur ses cĂŽtĂ©s des arriĂšre-boutiques, des ateliers, voire quelque Ă©choppe de cordonnier ou de tailleur, comme celles quâon voit accotĂ©es aux flancs des cathĂ©drales que lâesthĂ©tique des ingĂ©nieurs nâa pas dĂ©gagĂ©es, un concierge savetier, qui Ă©levait des poules et cultivait des fleurs â et au fond, dans le logis faisant hĂŽtel », une comtesse » qui, quand elle sortait dans sa vieille calĂšche Ă deux chevaux, montrant sur son chapeau quelques capucines semblant Ă©chappĂ©es du jardinet de la loge ayant Ă cĂŽtĂ© du cocher un valet de pied qui descendait corner des cartes Ă chaque hĂŽtel aristocratique du quartier, envoyait indistinctement des sourires et de petits bonjours de la main aux enfants du portier et aux locataires bourgeois de lâimmeuble qui passaient Ă ce moment-lĂ et quâelle confondait dans sa dĂ©daigneuse affabilitĂ© et sa morgue Ă©galitaire. Dans la maison que nous Ă©tions venus habiter, la grande dame du fond de la cour Ă©tait une duchesse, Ă©lĂ©gante et encore jeune. CâĂ©tait Mme de Guermantes, et grĂące Ă Françoise, je possĂ©dais assez vite des renseignements sur lâhĂŽtel. Car les Guermantes que Françoise dĂ©signait souvent par les mots de en dessous », en bas » Ă©taient sa constante prĂ©occupation depuis le matin, oĂč, jetant, pendant quâelle coiffait maman, un coup dâĆil dĂ©fendu, irrĂ©sistible et furtif dans la cour, elle disait Tiens, deux bonnes sĆurs ; cela va sĂ»rement en dessous » ou oh ! les beaux faisans Ă la fenĂȘtre de la cuisine, il nây a pas besoin de demander dâoĂč quâils deviennent, le duc aura-t-Ă©tĂ© Ă la chasse », jusquâau soir, oĂč, si elle entendait, pendant quâelle me donnait mes affaires de nuit, un bruit de piano, un Ă©cho de chansonnette, elle induisait Ils ont du monde en bas, câest Ă la gaietĂ© » ; dans son visage rĂ©gulier, sous ses cheveux blancs maintenant, un sourire de sa jeunesse animĂ© et dĂ©cent mettait alors pour un instant chacun de ses traits Ă sa place, les accordait dans un ordre apprĂȘtĂ© et fin, comme avant une contredanse. Mais le moment de la vie des Guermantes qui excitait le plus vivement lâintĂ©rĂȘt de Françoise, lui donnait le plus de satisfaction et lui faisait aussi le plus de mal, câĂ©tait prĂ©cisĂ©ment celui oĂč la porte cochĂšre sâouvrant Ă deux battants, la duchesse montait dans sa calĂšche. CâĂ©tait habituellement peu de temps aprĂšs que nos domestiques avaient fini de cĂ©lĂ©brer cette sorte de pĂąque solennelle que nul ne doit interrompre, appelĂ©e leur dĂ©jeuner, et pendant laquelle ils Ă©taient tellement tabous » que mon pĂšre lui-mĂȘme ne se fĂ»t pas permis de les sonner, sachant dâailleurs quâaucun ne se fĂ»t pas plus dĂ©rangĂ© au cinquiĂšme coup quâau premier, et quâil eĂ»t ainsi commis cette inconvenance en pure perte, mais non pas sans dommage pour lui. Car Françoise qui, depuis quâelle Ă©tait une vieille femme, se faisait Ă tout propos ce quâon appelle une tĂȘte de circonstance nâeĂ»t pas manquĂ© de lui prĂ©senter toute la journĂ©e une figure couverte de petites marques cunĂ©iformes et rouges qui dĂ©ployaient au dehors, mais dâune façon peu dĂ©chiffrable, le long mĂ©moire de ses dolĂ©ances et les raisons profondes de son mĂ©contentement. Elle les dĂ©veloppait dâailleurs, Ă la cantonade, mais sans que nous puissions bien distinguer les mots. Elle appelait cela â quâelle croyait dĂ©sespĂ©rant pour nous, mortifiant », vexant », â dire toute la sainte journĂ©e des messes basses ». Les derniers rites achevĂ©s, Françoise, qui Ă©tait Ă la fois, comme dans lâĂ©glise primitive, le cĂ©lĂ©brant et lâun des fidĂšles, se servait un dernier verre de vin, dĂ©tachait de son cou sa serviette, la pliait en essuyant Ă ses lĂšvres un reste dâeau rougie et de cafĂ©, la passait dans un rond, remerciait dâun Ćil dolent son » jeune valet de pied qui pour faire du zĂšle lui disait Voyons, madame, encore un peu de raisin ; il est esquis », et allait aussitĂŽt ouvrir la fenĂȘtre sous le prĂ©texte quâil faisait trop chaud dans cette misĂ©rable cuisine ». En jetant avec dextĂ©ritĂ©, dans le mĂȘme temps quâelle tournait la poignĂ©e de la croisĂ©e et prenait lâair, un coup dâĆil dĂ©sintĂ©ressĂ© sur le fond de la cour, elle y dĂ©robait furtivement la certitude que la duchesse nâĂ©tait pas encore prĂȘte, couvait un instant de ses regards dĂ©daigneux et passionnĂ©s la voiture attelĂ©e, et, cet instant dâattention une fois donnĂ© par ses yeux aux choses de la terre, les levait au ciel dont elle avait dâavance devinĂ© la puretĂ© en sentant la douceur de lâair et la chaleur du soleil ; et elle regardait Ă lâangle du toit la place oĂč, chaque printemps, venaient faire leur nid, juste au-dessus de la cheminĂ©e de ma chambre, des pigeons pareils Ă ceux qui roucoulaient dans sa cuisine, Ă Combray. â Ah ! Combray, Combray, sâĂ©criait-elle. Et le ton presque chantĂ© sur lequel elle dĂ©clamait cette invocation eĂ»t pu, chez Françoise, autant que lâarlĂ©sienne puretĂ© de son visage, faire soupçonner une origine mĂ©ridionale et que la patrie perdue quâelle pleurait nâĂ©tait quâune patrie dâadoption. Mais peut-ĂȘtre se fĂ»t-on trompĂ©, car il semble quâil nây ait pas de province qui nâait son midi » et, combien ne rencontre-t-on pas de Savoyards et de Bretons chez qui lâon trouve toutes les douces transpositions de longues et de brĂšves qui caractĂ©risent le mĂ©ridional. Ah ! Combray, quand est-ce que je te reverrai, pauvre terre ! Quand est-ce que je pourrai passer toute la sainte journĂ©e sous tes aubĂ©pines et nos pauvres lilas en Ă©coutant les pinsons et la Vivonne qui fait comme le murmure de quelquâun qui chuchoterait, au lieu dâentendre cette misĂ©rable sonnette de notre jeune maĂźtre qui ne reste jamais une demi-heure sans me faire courir le long de ce satanĂ© couloir. Et encore il ne trouve pas que je vais assez vite, il faudrait quâon ait entendu avant quâil ait sonnĂ©, et si vous ĂȘtes dâune minute en retard, il rentre » dans des colĂšres Ă©pouvantables. HĂ©las ! pauvre Combray ! peut-ĂȘtre que je ne te reverrai que morte, quand on me jettera comme une pierre dans le trou de la tombe. Alors, je ne les sentirai plus tes belles aubĂ©pines toutes blanches. Mais dans le sommeil de la mort, je crois que jâentendrai encore ces trois coups de la sonnette qui mâauront dĂ©jĂ damnĂ©e dans ma vie. Mais elle Ă©tait interrompue par les appels du giletier de la cour, celui qui avait tant plu autrefois Ă ma grandâmĂšre le jour oĂč elle Ă©tait allĂ©e voir Mme de Villeparisis et nâoccupait pas un rang moins Ă©levĂ© dans la sympathie de Françoise. Ayant levĂ© la tĂȘte en entendant ouvrir notre fenĂȘtre, il cherchait dĂ©jĂ depuis un moment Ă attirer lâattention de sa voisine pour lui dire bonjour. La coquetterie de la jeune fille quâavait Ă©tĂ© Françoise affinait alors pour M. Jupien le visage ronchonneur de notre vieille cuisiniĂšre alourdie par lâĂąge, par la mauvaise humeur et par la chaleur du fourneau, et câest avec un mĂ©lange charmant de rĂ©serve, de familiaritĂ© et de pudeur quâelle adressait au giletier un gracieux salut, mais sans lui rĂ©pondre de la voix, car si elle enfreignait les recommandations de maman en regardant dans la cour, elle nâeĂ»t pas osĂ© les braver jusquâĂ causer par la fenĂȘtre, ce qui avait le don, selon Françoise, de lui valoir, de la part de Madame, tout un chapitre ». Elle lui montrait la calĂšche attelĂ©e en ayant lâair de dire Des beaux chevaux, hein ! » mais tout en murmurant Quelle vieille sabraque ! » et surtout parce quâelle savait quâil allait lui rĂ©pondre, en mettant la main devant la bouche pour ĂȘtre entendu tout en parlant Ă mi-voix Vous aussi vous pourriez en avoir si vous vouliez, et mĂȘme peut-ĂȘtre plus quâeux, mais vous nâaimez pas tout cela. » Et Françoise aprĂšs un signe modeste, Ă©vasif et ravi dont la signification Ă©tait Ă peu prĂšs Chacun son genre ; ici câest Ă la simplicitĂ© », refermait la fenĂȘtre de peur que maman nâarrivĂąt. Ces vous » qui eussent pu avoir plus de chevaux que les Guermantes, câĂ©tait nous, mais Jupien avait raison de dire vous », car, sauf pour certains plaisirs dâamour-propre purement personnels â comme celui, quand elle toussait sans arrĂȘter et que toute la maison avait peur de prendre son rhume, de prĂ©tendre, avec un ricanement irritant, quâelle nâĂ©tait pas enrhumĂ©e â pareille Ă ces plantes quâun animal auquel elles sont entiĂšrement unies nourrit dâaliments quâil attrape, mange, digĂšre pour elles et quâil leur offre dans son dernier et tout assimilable rĂ©sidu, Françoise vivait avec nous en symbiose ; câest nous qui, avec nos vertus, notre fortune, notre train de vie, notre situation, devions nous charger dâĂ©laborer les petites satisfactions dâamour-propre dont Ă©tait formĂ©e â en y ajoutant le droit reconnu dâexercer librement le culte du dĂ©jeuner suivant la coutume ancienne comportant la petite gorgĂ©e dâair Ă la fenĂȘtre quand il Ă©tait fini, quelque flĂąnerie dans la rue en allant faire ses emplettes et une sortie le dimanche pour aller voir sa niĂšce â la part de contentement indispensable Ă sa vie. Aussi comprend-on que Françoise avait pu dĂ©pĂ©rir, les premiers jours, en proie, dans une maison oĂč tous les titres honorifiques de mon pĂšre nâĂ©taient pas encore connus, Ă un mal quâelle appelait elle-mĂȘme lâennui, lâennui dans ce sens Ă©nergique quâil a chez Corneille ou sous la plume des soldats qui finissent par se suicider parce quâils sâ ennuient » trop aprĂšs leur fiancĂ©e, leur village. Lâennui de Françoise avait Ă©tĂ© vite guĂ©ri par Jupien prĂ©cisĂ©ment, car il lui procura tout de suite un plaisir aussi vif et plus raffinĂ© que celui quâelle aurait eu si nous nous Ă©tions dĂ©cidĂ©s Ă avoir une voiture. â Du bien bon monde, ces Jupien, de bien braves gens et ils le portent sur la figure. » Jupien sut en effet comprendre et enseigner Ă tous que si nous nâavions pas dâĂ©quipage, câest que nous ne voulions pas. Cet ami de Françoise vivait peu chez lui, ayant obtenu une place dâemployĂ© dans un ministĂšre. Giletier dâabord avec la gamine » que ma grandâmĂšre avait prise pour sa fille, il avait perdu tout avantage Ă en exercer le mĂ©tier quand la petite qui presque encore enfant savait dĂ©jĂ trĂšs bien recoudre une jupe, quand ma grandâmĂšre Ă©tait allĂ©e autrefois faire une visite Ă Mme de Villeparisis, sâĂ©tait tournĂ©e vers la couture pour dames et Ă©tait devenue jupiĂšre. Dâabord petite main » chez une couturiĂšre, employĂ©e Ă faire un point, Ă recoudre un volant, Ă attacher un bouton ou une pression », Ă ajuster un tour de taille avec des agrafes, elle avait vite passĂ© deuxiĂšme puis premiĂšre, et sâĂ©tant faite une clientĂšle de dames du meilleur monde, elle travaillait chez elle, câest-Ă -dire dans notre cour, le plus souvent avec une ou deux de ses petites camarades de lâatelier quâelle employait comme apprenties. DĂšs lors la prĂ©sence de Jupien avait Ă©tĂ© moins utile. Sans doute la petite, devenue grande, avait encore souvent Ă faire des gilets. Mais aidĂ©e de ses amies elle nâavait besoin de personne. Aussi Jupien, son oncle, avait-il sollicitĂ© un emploi. Il fut libre dâabord de rentrer Ă midi, puis, ayant remplacĂ© dĂ©finitivement celui quâil secondait seulement, pas avant lâheure du dĂźner. Sa titularisation » ne se produisit heureusement que quelques semaines aprĂšs notre emmĂ©nagement, de sorte que la gentillesse de Jupien put sâexercer assez longtemps pour aider Françoise Ă franchir sans trop de souffrances les premiers temps difficiles. Dâailleurs, sans mĂ©connaĂźtre lâutilitĂ© quâil eut ainsi pour Françoise Ă titre de mĂ©dicament de transition », je dois reconnaĂźtre que Jupien ne mâavait pas plu beaucoup au premier abord. Ă quelques pas de distance, dĂ©truisant entiĂšrement lâeffet quâeussent produit sans cela ses grosses joues et son teint fleuri, ses yeux dĂ©bordĂ©s par un regard compatissant, dĂ©solĂ© et rĂȘveur, faisaient penser quâil Ă©tait trĂšs malade ou venait dâĂȘtre frappĂ© dâun grand deuil. Non seulement il nâen Ă©tait rien, mais dĂšs quâil parlait, parfaitement bien dâailleurs, il Ă©tait plutĂŽt froid et railleur. Il rĂ©sultait de ce dĂ©saccord entre son regard et sa parole quelque chose de faux qui nâĂ©tait pas sympathique et par quoi il avait lâair lui-mĂȘme de se sentir aussi gĂȘnĂ© quâun invitĂ© en veston dans une soirĂ©e oĂč tout le monde est en habit, ou que quelquâun qui ayant Ă rĂ©pondre Ă une Altesse ne sait pas au juste comment il faut lui parler et tourne la difficultĂ© en rĂ©duisant ses phrases Ă presque rien. Celles de Jupien â car câest pure comparaison â Ă©taient au contraire charmantes. Correspondant peut-ĂȘtre Ă cette inondation du visage par les yeux Ă laquelle on ne faisait plus attention quand on le connaissait, je discernai vite en effet chez lui une intelligence rare et lâune des plus naturellement littĂ©raires quâil mâait Ă©tĂ© donnĂ© de connaĂźtre, en ce sens que, sans culture probablement, il possĂ©dait ou sâĂ©tait assimilĂ©, rien quâĂ lâaide de quelques livres hĂątivement parcourus, les tours les plus ingĂ©nieux de la langue. Les gens les plus douĂ©s que jâavais connus Ă©taient morts trĂšs jeunes. Aussi Ă©tais-je persuadĂ© que la vie de Jupien finirait vite. Il avait de la bontĂ©, de la pitiĂ©, les sentiments les plus dĂ©licats, les plus gĂ©nĂ©reux. Son rĂŽle dans la vie de Françoise avait vite cessĂ© dâĂȘtre indispensable. Elle avait appris Ă le doubler. MĂȘme quand un fournisseur ou un domestique venait nous apporter quelque paquet, tout en ayant lâair de ne pas sâoccuper de lui, et en lui dĂ©signant seulement dâun air dĂ©tachĂ© une chaise, pendant quâelle continuait son ouvrage, Françoise mettait si habilement Ă profit les quelques instants quâil passait dans la cuisine, en attendant la rĂ©ponse de maman, quâil Ă©tait bien rare quâil repartĂźt sans avoir indestructiblement gravĂ©e en lui la certitude que si nous nâen avions pas, câest que nous ne voulions pas ». Si elle tenait tant dâailleurs Ă ce que lâon sĂ»t que nous avions dâargent », car elle ignorait lâusage de ce que Saint-Loup appelait les articles partitifs et disait avoir dâargent », apporter dâeau », Ă ce quâon nous sĂ»t riches, ce nâest pas que la richesse sans plus, la richesse sans la vertu, fĂ»t aux yeux de Françoise le bien suprĂȘme, mais la vertu sans la richesse nâĂ©tait pas non plus son idĂ©al. La richesse Ă©tait pour elle comme une condition nĂ©cessaire de la vertu, Ă dĂ©faut de laquelle la vertu serait sans mĂ©rite et sans charme. Elle les sĂ©parait si peu quâelle avait fini par prĂȘter Ă chacune les qualitĂ©s de lâautre, Ă exiger quelque confortable dans la vertu, Ă reconnaĂźtre quelque chose dâĂ©difiant dans la richesse. Une fois la fenĂȘtre refermĂ©e, assez rapidement â sans cela, maman lui eĂ»t, paraĂźt-il, racontĂ© toutes les injures imaginables » â Françoise commençait en soupirant Ă ranger la table de la cuisine. â Il y a des Guermantes qui restent rue de la Chaise, disait le valet de chambre, jâavais un ami qui y avait travaillĂ© ; il Ă©tait second cocher chez eux. Et je connais quelquâun, pas mon copain alors, mais son beau-frĂšre, qui avait fait son temps au rĂ©giment avec un piqueur du baron de Guermantes. Et aprĂšs tout allez-y donc, câest pas mon pĂšre ! » ajoutait le valet de chambre qui avait lâhabitude, comme il fredonnait les refrains de lâannĂ©e, de parsemer ses discours des plaisanteries nouvelles. Françoise, avec la fatigue de ses yeux de femme dĂ©jĂ ĂągĂ©e et qui dâailleurs voyaient tout de Combray, dans un vague lointain, distingua non la plaisanterie qui Ă©tait dans ces mots, mais quâil devait y en avoir une, car ils nâĂ©taient pas en rapport avec la suite du propos, et avaient Ă©tĂ© lancĂ©s avec force par quelquâun quâelle savait farceur. Aussi sourit-elle dâun air bienveillant et Ă©bloui et comme si elle disait Toujours le mĂȘme, ce Victor ! » Elle Ă©tait du reste heureuse, car elle savait quâentendre des traits de ce genre se rattache de loin Ă ces plaisirs honnĂȘtes de la sociĂ©tĂ© pour lesquels dans tous les mondes on se dĂ©pĂȘche de faire toilette, on risque de prendre froid. Enfin elle croyait que le valet de chambre Ă©tait un ami pour elle car il ne cessait de lui dĂ©noncer avec indignation les mesures terribles que la RĂ©publique allait prendre contre le clergĂ©. Françoise nâavait pas encore compris que les plus cruels de nos adversaires ne sont pas ceux qui nous contredisent et essayent de nous persuader, mais ceux qui grossissent ou inventent les nouvelles qui peuvent nous dĂ©soler, en se gardant bien de leur donner une apparence de justification qui diminuerait notre peine et nous donnerait peut-ĂȘtre une lĂ©gĂšre estime pour un parti quâils tiennent Ă nous montrer, pour notre complet supplice, Ă la fois atroce et triomphant. La duchesse doit ĂȘtre alliancĂ©e avec tout ça, dit Françoise en reprenant la conversation aux Guermantes de la rue de la Chaise, comme on recommence un morceau Ă lâandante. Je ne sais plus qui mâa dit quâun de ceux-lĂ avait mariĂ© une cousine au Duc. En tout cas câest de la mĂȘme parenthĂšse ». Câest une grande famille que les Guermantes ! » ajoutait-elle avec respect, fondant la grandeur de cette famille Ă la fois sur le nombre de ses membres et lâĂ©clair de son illustration, comme Pascal la vĂ©ritĂ© de la Religion sur la Raison et lâautoritĂ© des Ăcritures. Car nâayant que ce seul mot de grand » pour les deux choses, il lui semblait quâelles nâen formaient quâune seule, son vocabulaire, comme certaines pierres, prĂ©sentant ainsi par endroit un dĂ©faut et qui projetait de lâobscuritĂ© jusque dans la pensĂ©e de Françoise. Je me demande si ce serait pas euss qui ont leur chĂąteau Ă Guermantes, Ă dix lieues de Combray, alors ça doit ĂȘtre parent aussi Ă leur cousine dâAlger. Nous nous demandĂąmes longtemps ma mĂšre et moi qui pouvait ĂȘtre cette cousine dâAlger, mais nous comprĂźmes enfin que Françoise entendait par le nom dâAlger la ville dâAngers. Ce qui est lointain peut nous ĂȘtre plus connu que ce qui est proche. Françoise, qui savait le nom dâAlger Ă cause dâaffreuses dattes que nous recevions au jour de lâan, ignorait celui dâAngers. Son langage, comme la langue française elle-mĂȘme, et surtout la toponymie, Ă©tait parsemĂ© dâerreurs. Je voulais en causer Ă leur maĂźtre dâhĂŽtel. â Comment donc quâon lui dit ? » sâinterrompit-elle comme se posant une question de protocole ; elle se rĂ©pondit Ă elle-mĂȘme Ah oui ! câest Antoine quâon lui dit », comme si Antoine avait Ă©tĂ© un titre. Câest lui quâaurait pu mâen dire, mais câest un vrai seigneur, un grand pĂ©dant, on dirait quâon lui a coupĂ© la langue ou quâil a oubliĂ© dâapprendre Ă parler. Il ne vous fait mĂȘme pas rĂ©ponse quand on lui cause », ajoutait Françoise qui disait faire rĂ©ponse », comme Mme de SĂ©vignĂ©. Mais, ajouta-t-elle sans sincĂ©ritĂ©, du moment que je sais ce qui cuit dans ma marmite, je ne mâoccupe pas de celle des autres. En tout cas tout ça nâest pas catholique. Et puis câest pas un homme courageux cette apprĂ©ciation aurait pu faire croire que Françoise avait changĂ© dâavis sur la bravoure qui, selon elle, Ă Combray, ravalait les hommes aux animaux fĂ©roces, mais il nâen Ă©tait rien. Courageux signifiait seulement travailleur. On dit aussi quâil est voleur comme une pie, mais il ne faut pas toujours croire les cancans. Ici tous les employĂ©s partent, rapport Ă la loge, les concierges sont jaloux et ils montent la tĂȘte Ă la Duchesse. Mais on peut bien dire que câest un vrai feignant que cet Antoine, et son Antoinesse » ne vaut pas mieux que lui », ajoutait Françoise qui, pour trouver au nom dâAntoine un fĂ©minin qui dĂ©signĂąt la femme du maĂźtre dâhĂŽtel, avait sans doute dans sa crĂ©ation grammaticale un inconscient ressouvenir de chanoine et chanoinesse. Elle ne parlait pas mal en cela. Il existe encore prĂšs de Notre-Dame une rue appelĂ©e rue Chanoinesse, nom qui lui avait Ă©tĂ© donnĂ© parce quâelle nâĂ©tait habitĂ©e que par des chanoines par ces Français de jadis, dont Françoise Ă©tait, en rĂ©alitĂ©, la contemporaine. On avait dâailleurs, immĂ©diatement aprĂšs, un nouvel exemple de cette maniĂšre de former les fĂ©minins, car Françoise ajoutait â Mais sĂ»r et certain que câest Ă la Duchesse quâest le chĂąteau de Guermantes. Et câest elle dans le pays quâest madame la mairesse. Câest quelque chose. â Je comprends que câest quelque chose, disait avec conviction le valet de pied, nâayant pas dĂ©mĂȘlĂ© lâironie. â Penses-tu, mon garçon, que câest quelque chose ? mais pour des gens comme euss », ĂȘtre maire et mairesse câest trois fois rien. Ah ! si câĂ©tait Ă moi le chĂąteau de Guermantes, on ne me verrait pas souvent Ă Paris. Faut-il tout de mĂȘme que des maĂźtres, des personnes qui ont de quoi comme Monsieur et Madame, en aient des idĂ©es pour rester dans cette misĂ©rable ville plutĂŽt que non pas aller Ă Combray dĂšs lâinstant quâils sont libres de le faire et que personne les retient. Quâest-ce quâils attendent pour prendre leur retraite puisquâils ne manquent de rien ; dâĂȘtre morts ? Ah ! si jâavais seulement du pain sec Ă manger et du bois pour me chauffer lâhiver, il y a beau temps que je serais chez moi dans la pauvre maison de mon frĂšre Ă Combray. LĂ -bas on se sent vivre au moins, on nâa pas toutes ces maisons devant soi, il y a si peu de bruit que la nuit on entend les grenouilles chanter Ă plus de deux lieues. â Ăa doit ĂȘtre vraiment beau, madame, sâĂ©criait le jeune valet de pied avec enthousiasme, comme si ce dernier trait avait Ă©tĂ© aussi particulier Ă Combray que la vie en gondole Ă Venise. Dâailleurs, plus rĂ©cent dans la maison que le valet de chambre, il parlait Ă Françoise des sujets qui pouvaient intĂ©resser non lui-mĂȘme, mais elle. Et Françoise, qui faisait la grimace quand on la traitait de cuisiniĂšre, avait pour le valet de pied qui disait, en parlant dâelle, la gouvernante », la bienveillance spĂ©ciale quâĂ©prouvent certains princes de second ordre envers les jeunes gens bien intentionnĂ©s qui leur donnent de lâAltesse. â Au moins on sait ce quâon fait et dans quelle saison quâon vit. Ce nâest pas comme ici quâil nây aura pas plus un mĂ©chant bouton dâor Ă la sainte PĂąques quâĂ la NoĂ«l, et que je ne distingue pas seulement un petit angĂ©lus quand je lĂšve ma vieille carcasse. LĂ -bas on entend chaque heure, ce nâest quâune pauvre cloche, mais tu te dis VoilĂ mon frĂšre qui rentre des champs », tu vois le jour qui baisse, on sonne pour les biens de la terre, tu as le temps de te retourner avant dâallumer ta lampe. Ici il fait jour, il fait nuit, on va se coucher quâon ne pourrait seulement pas plus dire que les bĂȘtes ce quâon a fait. â Il paraĂźt que MĂ©sĂ©glise aussi câest bien joli, madame, interrompit le jeune valet de pied au grĂ© de qui la conversation prenait un tour un peu abstrait et qui se souvenait par hasard de nous avoir entendus parler Ă table de MĂ©sĂ©glise. â Oh ! MĂ©sĂ©glise, disait Françoise avec le large sourire quâon amenait toujours sur ses lĂšvres quand on prononçait ces noms de MĂ©sĂ©glise, de Combray, de Tansonville. Ils faisaient tellement partie de sa propre existence quâelle Ă©prouvait Ă les rencontrer au dehors, Ă les entendre dans une conversation, une gaietĂ© assez voisine de celle quâun professeur excite dans sa classe en faisant allusion Ă tel personnage contemporain dont ses Ă©lĂšves nâauraient pas cru que le nom pĂ»t jamais tomber du haut de la chaire. Son plaisir venait aussi de sentir que ces pays-lĂ Ă©taient pour elle quelque chose quâils nâĂ©taient pas pour les autres, de vieux camarades avec qui on a fait bien des parties ; et elle leur souriait comme si elle leur trouvait de lâesprit, parce quâelle retrouvait en eux beaucoup dâelle-mĂȘme. â Oui, tu peux le dire, mon fils, câest assez joli MĂ©sĂ©glise, reprenait-elle en riant finement ; mais comment que tu en as eu entendu causer, toi, de MĂ©sĂ©glise ? â Comment que jâai entendu causer de MĂ©sĂ©glise ? mais câest bien connu ; on mâen a causĂ© et mĂȘme souventes fois causĂ©, rĂ©pondait-il avec cette criminelle inexactitude des informateurs qui, chaque fois que nous cherchons Ă nous rendre compte objectivement de lâimportance que peut avoir pour les autres une chose qui nous concerne, nous mettent dans lâimpossibilitĂ© dây rĂ©ussir. â Ah ! je vous rĂ©ponds quâil fait meilleur lĂ sous les cerisiers que prĂšs du fourneau. Elle leur parlait mĂȘme dâEulalie comme dâune bonne personne. Car depuis quâEulalie Ă©tait morte, Françoise avait complĂštement oubliĂ© quâelle lâavait peu aimĂ©e durant sa vie comme elle aimait peu toute personne qui nâavait rien Ă manger chez soi, qui crevait la faim », et venait ensuite, comme une propre Ă rien, grĂące Ă la bontĂ© des riches, faire des maniĂšres ». Elle ne souffrait plus de ce quâEulalie eĂ»t si bien su se faire chaque semaine donner la piĂšce » par ma tante. Quant Ă celle-ci, Françoise ne cessait de chanter ses louanges. â Mais câest Ă Combray mĂȘme, chez une cousine de Madame, que vous Ă©tiez, alors ? demandait le jeune valet de pied. â Oui, chez Mme Octave, ah ! une bien sainte femme, mes pauvres enfants, et oĂč il y avait toujours de quoi, et du beau et du bon, une bonne femme, vous pouvez dire, qui ne plaignait pas les perdreaux, ni les faisans, ni rien, que vous pouviez arriver dĂźner Ă cinq, Ă six, ce nâĂ©tait pas la viande qui manquait et de premiĂšre qualitĂ© encore, et vin blanc, et vin rouge, tout ce quâil fallait. Françoise employait le verbe plaindre dans le mĂȘme sens que fait La BruyĂšre. Tout Ă©tait toujours Ă ses dĂ©pens, mĂȘme si la famille, elle restait des mois et an-nĂ©es. Cette rĂ©flexion nâavait rien de dĂ©sobligeant pour nous, car Françoise Ă©tait dâun temps oĂč dĂ©pens » nâĂ©tait pas rĂ©servĂ© au style judiciaire et signifiait seulement dĂ©pense. Ah ! je vous rĂ©ponds quâon ne partait pas de lĂ avec la faim. Comme M. le curĂ© nous lâa eu fait ressortir bien des fois, sâil y a une femme qui peut compter dâaller prĂšs du bon Dieu, sĂ»r et certain que câest elle. Pauvre Madame, je lâentends encore qui me disait de sa petite voix Françoise, vous savez, moi je ne mange pas, mais je veux que ce soit aussi bon pour tout le monde que si je mangeais. » Bien sĂ»r que câĂ©tait pas pour elle. Vous lâauriez vue, elle ne pesait pas plus quâun paquet de cerises ; il nây en avait pas. Elle ne voulait pas me croire, elle ne voulait jamais aller au mĂ©decin. Ah ! ce nâest pas lĂ -bas quâon aurait rien mangĂ© Ă la va vite. Elle voulait que ses domestiques soient bien nourris. Ici, encore ce matin, nous nâavons pas seulement eu le temps de casser la croĂ»te. Tout se fait Ă la sauvette. Elle Ă©tait surtout exaspĂ©rĂ©e par les biscottes de pain grillĂ© que mangeait mon pĂšre. Elle Ă©tait persuadĂ©e quâil en usait pour faire des maniĂšres et la faire valser ». Je peux dire, approuvait le jeune valet de pied, que jâai jamais vu ça ! » Il le disait comme sâil avait tout vu et si en lui les enseignements dâune expĂ©rience millĂ©naire sâĂ©tendaient Ă tous les pays et Ă leurs usages parmi lesquels ne figurait nulle part celui du pain grillĂ©. Oui, oui, grommelait le maĂźtre dâhĂŽtel, mais tout cela pourrait bien changer, les ouvriers doivent faire une grĂšve au Canada et le ministre a dit lâautre soir Ă Monsieur quâil a touchĂ© pour ça deux cent mille francs. » Le maĂźtre dâhĂŽtel Ă©tait loin de lâen blĂąmer, non quâil ne fĂ»t lui-mĂȘme parfaitement honnĂȘte, mais croyant tous les hommes politiques vĂ©reux, le crime de concussion lui paraissait moins grave que le plus lĂ©ger dĂ©lit de vol. Il ne se demandait mĂȘme pas sâil avait bien entendu cette parole historique et il nâĂ©tait pas frappĂ© de lâinvraisemblance quâelle eĂ»t Ă©tĂ© dite par le coupable lui-mĂȘme Ă mon pĂšre, sans que celui-ci lâeĂ»t mis dehors. Mais la philosophie de Combray empĂȘchait que Françoise pĂ»t espĂ©rer que les grĂšves du Canada eussent une rĂ©percussion sur lâusage des biscottes Tant que le monde sera monde, voyez-vous, disait-elle, il y aura des maĂźtres pour nous faire trotter et des domestiques pour faire leurs caprices. » En dĂ©pit de la thĂ©orie de cette trotte perpĂ©tuelle, depuis un quart dâheure ma mĂšre, qui nâusait probablement pas des mĂȘmes mesures que Françoise pour apprĂ©cier la longueur du dĂ©jeuner de celle-ci, disait Mais quâest-ce quâils peuvent bien faire, voilĂ plus de deux heures quâils sont Ă table. » Et elle sonnait timidement trois ou quatre fois. Françoise, son valet de pied, le maĂźtre dâhĂŽtel entendaient les coups de sonnette non comme un appel et sans songer Ă venir, mais pourtant comme les premiers sons des instruments qui sâaccordent quand un concert va bientĂŽt recommencer et quâon sent quâil nây aura plus que quelques minutes dâentrâacte. Aussi quand, les coups commençant Ă se rĂ©pĂ©ter et Ă devenir plus insistants, nos domestiques se mettaient Ă y prendre garde et estimant quâils nâavaient plus beaucoup de temps devant eux et que la reprise du travail Ă©tait proche, Ă un tintement de la sonnette un peu plus sonore que les autres, ils poussaient un soupir et, prenant leur parti, le valet de pied descendait fumer une cigarette devant la porte ; Françoise, aprĂšs quelques rĂ©flexions sur nous, telles que ils ont sĂ»rement la bougeotte », montait ranger ses affaires dans son sixiĂšme, et le maĂźtre dâhĂŽtel ayant Ă©tĂ© chercher du papier Ă lettres dans ma chambre expĂ©diait rapidement sa correspondance privĂ©e. MalgrĂ© lâair de morgue de leur maĂźtre dâhĂŽtel, Françoise avait pu, dĂšs les premiers jours, mâapprendre que les Guermantes nâhabitaient pas leur hĂŽtel en vertu dâun droit immĂ©morial, mais dâune location assez rĂ©cente, et que le jardin sur lequel il donnait du cĂŽtĂ© que je ne connaissais pas Ă©tait assez petit et semblable Ă tous les jardins contigus ; et je sus enfin quâon nây voyait ni gibet seigneurial, ni moulin fortifiĂ©, ni sauvoir, ni colombier Ă piliers, ni four banal, ni grange Ă nef, ni chĂątelet, ni ponts fixes ou levis, voire volants, non plus que pĂ©ages, ni aiguilles, chartes, murales ou montjoies. Mais comme Elstir, quand la baie de Balbec ayant perdu son mystĂšre, Ă©tant devenue pour moi une partie quelconque interchangeable avec toute autre des quantitĂ©s dâeau salĂ©e quâil y a sur le globe, lui avait tout dâun coup rendu une individualitĂ© en me disant que câĂ©tait le golfe dâopale de Whistler dans ses harmonies bleu argent, ainsi le nom de Guermantes avait vu mourir sous les coups de Françoise la derniĂšre demeure issue de lui, quand un vieil ami de mon pĂšre nous dit un jour en parlant de la duchesse Elle a la plus grande situation dans le faubourg Saint-Germain, elle a la premiĂšre maison du faubourg Saint-Germain. » Sans doute le premier salon, la premiĂšre maison du faubourg Saint-Germain, câĂ©tait bien peu de chose auprĂšs des autres demeures que jâavais successivement rĂȘvĂ©es. Mais enfin celle-ci encore, et ce devait ĂȘtre la derniĂšre, avait quelque chose, si humble ce fĂ»t-il, qui Ă©tait, au delĂ de sa propre matiĂšre, une diffĂ©renciation secrĂšte. Et cela mâĂ©tait dâautant plus nĂ©cessaire de pouvoir chercher dans le salon » de Mme de Guermantes, dans ses amis, le mystĂšre de son nom, que je ne le trouvais pas dans sa personne quand je la voyais sortir le matin Ă pied ou lâaprĂšs-midi en voiture. Certes dĂ©jĂ , dans lâĂ©glise de Combray, elle mâĂ©tait apparue dans lâĂ©clair dâune mĂ©tamorphose avec des joues irrĂ©ductibles, impĂ©nĂ©trables Ă la couleur du nom de Guermantes, et des aprĂšs-midi au bord de la Vivonne, Ă la place de mon rĂȘve foudroyĂ©, comme un cygne ou un saule en lequel a Ă©tĂ© changĂ© un Dieu ou une nymphe et qui dĂ©sormais soumis aux lois de la nature glissera dans lâeau ou sera agitĂ© par le vent. Pourtant ces reflets Ă©vanouis, Ă peine les avais-je quittĂ©s quâils sâĂ©taient reformĂ©s comme les reflets roses et verts du soleil couchĂ©, derriĂšre la rame qui les a brisĂ©s, et dans la solitude de ma pensĂ©e le nom avait eu vite fait de sâapproprier le souvenir du visage. Mais maintenant souvent je la voyais Ă sa fenĂȘtre, dans la cour, dans la rue ; et moi du moins si je ne parvenais pas Ă intĂ©grer en elle le nom de Guermantes, Ă penser quâelle Ă©tait Mme de Guermantes, jâen accusais lâimpuissance de mon esprit Ă aller jusquâau bout de lâacte que je lui demandais ; mais elle, notre voisine, elle semblait commettre la mĂȘme erreur ; bien plus, la commettre sans trouble, sans aucun de mes scrupules, sans mĂȘme le soupçon que ce fĂ»t une erreur. Ainsi Mme de Guermantes montrait dans ses robes le mĂȘme souci de suivre la mode que si, se croyant devenue une femme comme les autres, elle avait aspirĂ© Ă cette Ă©lĂ©gance de la toilette dans laquelle des femmes quelconques pouvaient lâĂ©galer, la surpasser peut-ĂȘtre ; je lâavais vue dans la rue regarder avec admiration une actrice bien habillĂ©e ; et le matin, au moment oĂč elle allait sortir Ă pied, comme si lâopinion des passants dont elle faisait ressortir la vulgaritĂ© en promenant familiĂšrement au milieu dâeux sa vie inaccessible, pouvait ĂȘtre un tribunal pour elle, je pouvais lâapercevoir devant sa glace, jouant avec une conviction exempte de dĂ©doublement et dâironie, avec passion, avec mauvaise humeur, avec amour-propre, comme une reine qui a acceptĂ© de reprĂ©senter une soubrette dans une comĂ©die de cour, ce rĂŽle, si infĂ©rieur Ă elle, de femme Ă©lĂ©gante ; et dans lâoubli mythologique de sa grandeur native, elle regardait si sa voilette Ă©tait bien tirĂ©e, aplatissait ses manches, ajustait son manteau, comme le cygne divin fait tous les mouvements de son espĂšce animale, garde ses yeux peints des deux cĂŽtĂ©s de son bec sans y mettre de regards et se jette tout dâun coup sur un bouton ou un parapluie, en cygne, sans se souvenir quâil est un Dieu. Mais comme le voyageur, déçu par le premier aspect dâune ville, se dit quâil en pĂ©nĂ©trera peut-ĂȘtre le charme en en visitant les musĂ©es, en liant connaissance avec le peuple, en travaillant dans les bibliothĂšques, je me disais que si jâavais Ă©tĂ© reçu chez Mme de Guermantes, si jâĂ©tais de ses amis, si je pĂ©nĂ©trais dans son existence, je connaĂźtrais ce que sous son enveloppe orangĂ©e et brillante son nom enfermait rĂ©ellement, objectivement, pour les autres, puisque enfin lâami de mon pĂšre avait dit que le milieu des Guermantes Ă©tait quelque chose dâĂ part dans le faubourg Saint-Germain. La vie que je supposais y ĂȘtre menĂ©e dĂ©rivait dâune source si diffĂ©rente de lâexpĂ©rience, et me semblait devoir ĂȘtre si particuliĂšre, que je nâaurais pu imaginer aux soirĂ©es de la duchesse la prĂ©sence de personnes que jâeusse autrefois frĂ©quentĂ©es, de personnes rĂ©elles. Car ne pouvant changer subitement de nature, elles auraient tenu lĂ des propos analogues Ă ceux que je connaissais ; leurs partenaires se seraient peut-ĂȘtre abaissĂ©s Ă leur rĂ©pondre dans le mĂȘme langage humain ; et pendant une soirĂ©e dans le premier salon du faubourg Saint-Germain, il y aurait eu des instants identiques Ă des instants que jâavais dĂ©jĂ vĂ©cus ce qui Ă©tait impossible. Il est vrai que mon esprit Ă©tait embarrassĂ© par certaines difficultĂ©s, et la prĂ©sence du corps de JĂ©sus-Christ dans lâhostie ne me semblait pas un mystĂšre plus obscur que ce premier salon du Faubourg situĂ© sur la rive droite et dont je pouvais de ma chambre entendre battre les meubles le matin. Mais la ligne de dĂ©marcation qui me sĂ©parait du faubourg Saint-Germain, pour ĂȘtre seulement idĂ©ale, ne mâen semblait que plus rĂ©elle ; je sentais bien que câĂ©tait dĂ©jĂ le Faubourg, le paillasson des Guermantes Ă©tendu de lâautre cĂŽtĂ© de cet Ăquateur et dont ma mĂšre avait osĂ© dire, lâayant aperçu comme moi, un jour que leur porte Ă©tait ouverte, quâil Ă©tait en bien mauvais Ă©tat. Au reste, comment leur salle Ă manger, leur galerie obscure, aux meubles de peluche rouge, que je pouvais apercevoir quelquefois par la fenĂȘtre de notre cuisine, ne mâauraient-ils pas semblĂ© possĂ©der le charme mystĂ©rieux du faubourg Saint-Germain, en faire partie dâune façon essentielle, y ĂȘtre gĂ©ographiquement situĂ©s, puisque avoir Ă©tĂ© reçu dans cette salle Ă manger, câĂ©tait ĂȘtre allĂ© dans le faubourg Saint-Germain, en avoir respirĂ© lâatmosphĂšre, puisque ceux qui, avant dâaller Ă table, sâasseyaient Ă cĂŽtĂ© de Mme de Guermantes sur le canapĂ© de cuir de la galerie, Ă©taient tous du faubourg Saint-Germain ? Sans doute, ailleurs que dans le Faubourg, dans certaines soirĂ©es, on pouvait voir parfois trĂŽnant majestueusement au milieu du peuple vulgaire des Ă©lĂ©gants lâun de ces hommes qui ne sont que des noms et qui prennent tour Ă tour quand on cherche Ă se les reprĂ©senter lâaspect dâun tournoi et dâune forĂȘt domaniale. Mais ici, dans le premier salon du faubourg Saint-Germain, dans la galerie obscure, il nây avait quâeux. Ils Ă©taient, en une matiĂšre prĂ©cieuse, les colonnes qui soutenaient le temple. MĂȘme pour les rĂ©unions familiĂšres, ce nâĂ©tait que parmi eux que Mme de Guermantes pouvait choisir ses convives, et dans les dĂźners de douze personnes, assemblĂ©s autour de la nappe servie, ils Ă©taient comme les statues dâor des apĂŽtres de la Sainte-Chapelle, piliers symboliques et consĂ©crateurs, devant la Sainte Table. Quant au petit bout de jardin qui sâĂ©tendait entre de hautes murailles, derriĂšre lâhĂŽtel, et oĂč lâĂ©tĂ© Mme de Guermantes faisait aprĂšs dĂźner servir des liqueurs et lâorangeade, comment nâaurais-je pas pensĂ© que sâasseoir, entre neuf et onze heures du soir, sur ses chaises de fer â douĂ©es dâun aussi grand pouvoir que le canapĂ© de cuir â sans respirer les brises particuliĂšres au faubourg Saint-Germain, Ă©tait aussi impossible que de faire la sieste dans lâoasis de Figuig, sans ĂȘtre par cela mĂȘme en Afrique ? Il nây a que lâimagination et la croyance qui peuvent diffĂ©rencier des autres certains objets, certains ĂȘtres, et crĂ©er une atmosphĂšre. HĂ©las ! ces sites pittoresques, ces accidents naturels, ces curiositĂ©s locales, ces ouvrages dâart du faubourg Saint-Germain, il ne me serait sans doute jamais donnĂ© de poser mes pas parmi eux. Et je me contentais de tressaillir en apercevant de la haute mer et sans espoir dây jamais aborder comme un minaret avancĂ©, comme un premier palmier, comme le commencement de lâindustrie ou de la vĂ©gĂ©tation exotiques, le paillasson usĂ© du rivage. Mais si lâhĂŽtel de Guermantes commençait pour moi Ă la porte de son vestibule, ses dĂ©pendances devaient sâĂ©tendre beaucoup plus loin au jugement du duc qui, tenant tous les locataires pour fermiers, manants, acquĂ©reurs de biens nationaux, dont lâopinion ne compte pas, se faisait la barbe le matin en chemise de nuit Ă sa fenĂȘtre, descendait dans la cour, selon quâil avait plus ou moins chaud, en bras de chemise, en pyjama, en veston Ă©cossais de couleur rare, Ă longs poils, en petits paletots clairs plus courts que son veston, et faisait trotter en main devant lui par un de ses piqueurs quelque nouveau cheval quâil avait achetĂ©. Plus dâune fois mĂȘme le cheval abĂźma la devanture de Jupien, lequel indigna le duc en demandant une indemnitĂ©. Quand ce ne serait quâen considĂ©ration de tout le bien que madame la Duchesse fait dans la maison et dans la paroisse, disait M. de Guermantes, câest une infamie de la part de ce quidam de nous rĂ©clamer quelque chose. » Mais Jupien avait tenu bon, paraissant ne pas du tout savoir quel bien » avait jamais fait la duchesse. Pourtant elle en faisait, mais, comme on ne peut lâĂ©tendre sur tout le monde, le souvenir dâavoir comblĂ© lâun est une raison pour sâabstenir Ă lâĂ©gard dâun autre chez qui on excite dâautant plus de mĂ©contentement. Ă dâautres points de vue dâailleurs que celui de la bienfaisance, le quartier ne paraissait au duc â et cela jusquâĂ de grandes distances â quâun prolongement de sa cour, une piste plus Ă©tendue pour ses chevaux. AprĂšs avoir vu comment un nouveau cheval trottait seul, il le faisait atteler, traverser toutes les rues avoisinantes, le piqueur courant le long de la voiture en tenant les guides, le faisant passer et repasser devant le duc arrĂȘtĂ© sur le trottoir, debout, gĂ©ant, Ă©norme, habillĂ© de clair, le cigare Ă la bouche, la tĂȘte en lâair, le monocle curieux, jusquâau moment oĂč il sautait sur le siĂšge, menait le cheval lui-mĂȘme pour lâessayer, et partait avec le nouvel attelage retrouver sa maĂźtresse aux Champs-ĂlysĂ©es. M. de Guermantes disait bonjour dans la cour Ă deux couples qui tenaient plus ou moins Ă son monde un mĂ©nage de cousins Ă lui, qui, comme les mĂ©nages dâouvriers, nâĂ©tait jamais Ă la maison pour soigner les enfants, car dĂšs le matin la femme partait Ă la Schola » apprendre le contrepoint et la fugue et le mari Ă son atelier faire de la sculpture sur bois et des cuirs repoussĂ©s ; puis le baron et la baronne de Norpois, habillĂ©s toujours en noir, la femme en loueuse de chaises et le mari en croque-mort, qui sortaient plusieurs fois par jour pour aller Ă lâĂ©glise. Ils Ă©taient les neveux de lâancien ambassadeur que nous connaissions et que justement mon pĂšre avait rencontrĂ© sous la voĂ»te de lâescalier mais sans comprendre dâoĂč il venait ; car mon pĂšre pensait quâun personnage aussi considĂ©rable, qui sâĂ©tait trouvĂ© en relation avec les hommes les plus Ă©minents de lâEurope et Ă©tait probablement fort indiffĂ©rent Ă de vaines distinctions aristocratiques, ne devait guĂšre frĂ©quenter ces nobles obscurs, clĂ©ricaux et bornĂ©s. Ils habitaient depuis peu dans la maison ; Jupien Ă©tant venu dire un mot dans la cour au mari qui Ă©tait en train de saluer M. de Guermantes, lâappela M. Norpois », ne sachant pas exactement son nom. â Ah ! monsieur Norpois, ah ! câest vraiment trouvĂ© ! Patience ! bientĂŽt ce particulier vous appellera citoyen Norpois ! sâĂ©cria, en se tournant vers le baron, M. de Guermantes. Il pouvait enfin exhaler sa mauvaise humeur contre Jupien qui lui disait Monsieur » et non Monsieur le Duc ». Un jour que M. de Guermantes avait besoin dâun renseignement qui se rattachait Ă la profession de mon pĂšre, il sâĂ©tait prĂ©sentĂ© lui-mĂȘme avec beaucoup de grĂące. Depuis il avait souvent quelque service de voisin Ă lui demander, et dĂšs quâil lâapercevait en train de descendre lâescalier tout en songeant Ă quelque travail et dĂ©sireux dâĂ©viter toute rencontre, le duc quittait ses hommes dâĂ©curies, venait Ă mon pĂšre dans la cour, lui arrangeait le col de son pardessus, avec la serviabilitĂ© hĂ©ritĂ©e des anciens valets de chambre du Roi, lui prenait la main, et la retenant dans la sienne, la lui caressant mĂȘme pour lui prouver, avec une impudeur de courtisane, quâil ne lui marchandait pas le contact de sa chair prĂ©cieuse, il le menait en laisse, fort ennuyĂ© et ne pensant quâĂ sâĂ©chapper, jusquâau delĂ de la porte cochĂšre. Il nous avait fait de grands saluts un jour quâil nous avait croisĂ©s au moment oĂč il sortait en voiture avec sa femme ; il avait dĂ» lui dire mon nom, mais quelle chance y avait-il pour quâelle se le fĂ»t rappelĂ©, ni mon visage ? Et puis quelle piĂštre recommandation que dâĂȘtre dĂ©signĂ© seulement comme Ă©tant un de ses locataires ! Une plus importante eĂ»t Ă©tĂ© de rencontrer la duchesse chez Mme de Villeparisis qui justement mâavait fait demander par ma grandâmĂšre dâaller la voir, et, sachant que jâavais eu lâintention de faire de la littĂ©rature, avait ajoutĂ© que je rencontrerais chez elle des Ă©crivains. Mais mon pĂšre trouvait que jâĂ©tais encore bien jeune pour aller dans le monde et, comme lâĂ©tat de ma santĂ© ne laissait pas de lâinquiĂ©ter, il ne tenait pas Ă me fournir des occasions inutiles de sorties nouvelles. Comme un des valets de pied de Mme de Guermantes causait beaucoup avec Françoise, jâentendis nommer quelques-uns des salons oĂč elle allait, mais je ne me les reprĂ©sentais pas du moment quâils Ă©taient une partie de sa vie, de sa vie que je ne voyais quâĂ travers son nom, nâĂ©taient-ils pas inconcevables ? â Il y a ce soir grande soirĂ©e dâombres chinoises chez la princesse de Parme, disait le valet de pied, mais nous nâirons pas, parce que, Ă cinq heures, Madame prend le train de Chantilly pour aller passer deux jours chez le duc dâAumale, mais câest la femme de chambre et le valet de chambre qui y vont. Moi je reste ici. Elle ne sera pas contente, la princesse de Parme, elle a Ă©crit plus de quatre fois Ă Madame la Duchesse. â Alors vous nâĂȘtes plus pour aller au chĂąteau de Guermantes cette annĂ©e ? â Câest la premiĂšre fois que nous nây serons pas Ă cause des rhumatismes Ă Monsieur le Duc, le docteur a dĂ©fendu quâon y retourne avant quâil y ait un calorifĂšre, mais avant ça tous les ans on y Ă©tait pour jusquâen janvier. Si le calorifĂšre nâest pas prĂȘt, peut-ĂȘtre Madame ira quelques jours Ă Cannes chez la duchesse de Guise, mais ce nâest pas encore sĂ»r. â Et au théùtre, est-ce que vous y allez ? â Nous allons quelquefois Ă lâOpĂ©ra, quelquefois aux soirĂ©es dâabonnement de la princesse de Parme, câest tous les huit jours ; il paraĂźt que câest trĂšs chic ce quâon voit il y a piĂšces, opĂ©ra, tout. Madame la Duchesse nâa pas voulu prendre dâabonnements mais nous y allons tout de mĂȘme une fois dans une loge dâune amie Ă Madame, une autre fois dans une autre, souvent dans la baignoire de la princesse de Guermantes, la femme du cousin Ă Monsieur le Duc. Câest la sĆur au duc de BaviĂšre. â Et alors vous remontez comme ça chez vous, disait le valet de pied qui, bien quâidentifiĂ© aux Guermantes, avait cependant des maĂźtres en gĂ©nĂ©ral une notion politique qui lui permettait de traiter Françoise avec autant de respect que si elle avait Ă©tĂ© placĂ©e chez une duchesse. Vous ĂȘtes dâune bonne santĂ©, madame. â Ah ! ces maudites jambes ! En plaine encore ça va bien en plaine voulait dire dans la cour, dans les rues oĂč Françoise ne dĂ©testait pas de se promener, en un mot en terrain plat, mais ce sont ces satanĂ©s escaliers. Au revoir, monsieur, on vous verra peut-ĂȘtre encore ce soir. Elle dĂ©sirait dâautant plus causer encore avec le valet de pied quâil lui avait appris que les fils des ducs portent souvent un titre de prince quâils gardent jusquâĂ la mort de leur pĂšre. Sans doute le culte de la noblesse, mĂȘlĂ© et sâaccommodant dâun certain esprit de rĂ©volte contre elle, doit, hĂ©rĂ©ditairement puisĂ© sur les glĂšbes de France, ĂȘtre bien fort en son peuple. Car Françoise, Ă qui on pouvait parler du gĂ©nie de NapolĂ©on ou de la tĂ©lĂ©graphie sans fil sans rĂ©ussir Ă attirer son attention et sans quâelle ralentĂźt un instant les mouvements par lesquels elle retirait les cendres de la cheminĂ©e ou mettait le couvert, si seulement elle apprenait ces particularitĂ©s et que le fils cadet du duc de Guermantes sâappelait gĂ©nĂ©ralement le prince dâOlĂ©ron, sâĂ©criait Câest beau ça ! » et restait Ă©blouie comme devant un vitrail. Françoise apprit aussi par le valet de chambre du prince dâAgrigente, qui sâĂ©tait liĂ© avec elle en venant souvent porter des lettres chez la duchesse, quâil avait, en effet, fort entendu parler dans le monde du mariage du marquis de Saint-Loup avec Mlle dâAmbresac et que câĂ©tait presque dĂ©cidĂ©. Cette villa, cette baignoire, oĂč Mme de Guermantes transvasait sa vie, ne me semblaient pas des lieux moins fĂ©eriques que ses appartements. Les noms de Guise, de Parme, de Guermantes-BaviĂšre, diffĂ©renciaient de toutes les autres les villĂ©giatures oĂč se rendait la duchesse, les fĂȘtes quotidiennes que le sillage de sa voiture reliaient Ă son hĂŽtel. Sâils me disaient quâen ces villĂ©giatures, en ces fĂȘtes consistait successivement la vie de Mme de Guermantes, ils ne mâapportaient sur elle aucun Ă©claircissement. Elles donnaient chacune Ă la vie de la duchesse une dĂ©termination diffĂ©rente, mais ne faisaient que la changer de mystĂšre sans quâelle laissĂąt rien Ă©vaporer du sien, qui se dĂ©plaçait seulement, protĂ©gĂ© par une cloison, enfermĂ© dans un vase, au milieu des flots de la vie de tous. La duchesse pouvait dĂ©jeuner devant la MĂ©diterranĂ©e Ă lâĂ©poque de Carnaval, mais, dans la villa de Mme de Guise, oĂč la reine de la sociĂ©tĂ© parisienne nâĂ©tait plus, dans sa robe de piquĂ© blanc, au milieu de nombreuses princesses, quâune invitĂ©e pareille aux autres, et par lĂ plus Ă©mouvante encore pour moi, plus elle-mĂȘme dâĂȘtre renouvelĂ©e comme une Ă©toile de la danse qui, dans la fantaisie dâun pas, vient prendre successivement la place de chacune des ballerines ses sĆurs, elle pouvait regarder des ombres chinoises, mais Ă une soirĂ©e de la princesse de Parme, Ă©couter la tragĂ©die ou lâopĂ©ra, mais dans la baignoire de la princesse de Guermantes. Comme nous localisons dans le corps dâune personne toutes les possibilitĂ©s de sa vie, le souvenir des ĂȘtres quâelle connaĂźt et quâelle vient de quitter, ou sâen va rejoindre, si, ayant appris par Françoise que Mme de Guermantes irait Ă pied dĂ©jeuner chez la princesse de Parme, je la voyais vers midi descendre de chez elle en sa robe de satin chair, au-dessus de laquelle son visage Ă©tait de la mĂȘme nuance, comme un nuage au soleil couchant, câĂ©tait tous les plaisirs du faubourg Saint-Germain que je voyais tenir devant moi, sous ce petit volume, comme dans une coquille, entre ces valves glacĂ©es de nacre rose. Mon pĂšre avait au ministĂšre un ami, un certain A. J. Moreau, lequel, pour se distinguer des autres Moreau, avait soin de toujours faire prĂ©cĂ©der son nom de ces deux initiales, de sorte quâon lâappelait, pour abrĂ©ger, A. J. Or, je ne sais comment cet A. J. se trouva possesseur dâun fauteuil pour une soirĂ©e de gala Ă lâOpĂ©ra ; il lâenvoya Ă mon pĂšre et, comme la Berma que je nâavais plus vue jouer depuis ma premiĂšre dĂ©ception devait jouer un acte de PhĂšdre, ma grandâmĂšre obtint que mon pĂšre me donnĂąt cette place. Ă vrai dire je nâattachais aucun prix Ă cette possibilitĂ© dâentendre la Berma qui, quelques annĂ©es auparavant, mâavait causĂ© tant dâagitation. Et ce ne fut pas sans mĂ©lancolie que je constatai mon indiffĂ©rence Ă ce que jadis jâavais prĂ©fĂ©rĂ© Ă la santĂ©, au repos. Ce nâest pas que fĂ»t moins passionnĂ© quâalors mon dĂ©sir de pouvoir contempler de prĂšs les parcelles prĂ©cieuses de rĂ©alitĂ© quâentrevoyait mon imagination. Mais celle-ci ne les situait plus maintenant dans la diction dâune grande actrice ; depuis mes visites chez Elstir, câest sur certaines tapisseries, sur certains tableaux modernes, que jâavais reportĂ© la foi intĂ©rieure que jâavais eue jadis en ce jeu, en cet art tragique de la Berma ; ma foi, mon dĂ©sir ne venant plus rendre Ă la diction et aux attitudes de la Berma un culte incessant, le double » que je possĂ©dais dâeux, dans mon cĆur, avait dĂ©pĂ©ri peu Ă peu comme ces autres doubles » des trĂ©passĂ©s de lâancienne Ăgypte quâil fallait constamment nourrir pour entretenir leur vie. Cet art Ă©tait devenu mince et minable. Aucune Ăąme profonde ne lâhabitait plus. Au moment oĂč, profitant du billet reçu par mon pĂšre, je montais le grand escalier de lâOpĂ©ra, jâaperçus devant moi un homme que je pris dâabord pour M. de Charlus duquel il avait le maintien ; quand il tourna la tĂȘte pour demander un renseignement Ă un employĂ©, je vis que je mâĂ©tais trompĂ©, mais je nâhĂ©sitai pas cependant Ă situer lâinconnu dans la mĂȘme classe sociale dâaprĂšs la maniĂšre non seulement dont il Ă©tait habillĂ©, mais encore dont il parlait au contrĂŽleur et aux ouvreuses qui le faisaient attendre. Car, malgrĂ© les particularitĂ©s individuelles, il y avait encore Ă cette Ă©poque, entre tout homme gommeux et riche de cette partie de lâaristocratie et tout homme gommeux et riche du monde de la finance ou de la haute industrie, une diffĂ©rence trĂšs marquĂ©e. LĂ oĂč lâun de ces derniers eĂ»t cru affirmer son chic par un ton tranchant, hautain, Ă lâĂ©gard dâun infĂ©rieur, le grand seigneur, doux, souriant, avait lâair de considĂ©rer, dâexercer lâaffectation de lâhumilitĂ© et de la patience, la feinte dâĂȘtre lâun quelconque des spectateurs, comme un privilĂšge de sa bonne Ă©ducation. Il est probable quâĂ le voir ainsi dissimulant sous un sourire plein de bonhomie le seuil infranchissable du petit univers spĂ©cial quâil portait en lui, plus dâun fils de riche banquier, entrant Ă ce moment au théùtre, eĂ»t pris ce grand seigneur pour un homme de peu, sâil ne lui avait trouvĂ© une Ă©tonnante ressemblance avec le portrait, reproduit rĂ©cemment par les journaux illustrĂ©s, dâun neveu de lâempereur dâAutriche, le prince de Saxe, qui se trouvait justement Ă Paris en ce moment. Je le savais grand ami des Guermantes. En arrivant moi-mĂȘme prĂšs du contrĂŽleur, jâentendis le prince de Saxe, ou supposĂ© tel, dire en souriant Je ne sais pas le numĂ©ro de la loge, câest sa cousine qui mâa dit que je nâavais quâĂ demander sa loge. » Il Ă©tait peut-ĂȘtre le prince de Saxe ; câĂ©tait peut-ĂȘtre la duchesse de Guermantes que dans ce cas je pourrais apercevoir en train de vivre un des moments de sa vie inimaginable, dans la baignoire de sa cousine que ses yeux voyaient en pensĂ©e quand il disait sa cousine qui mâa dit que je nâavais quâĂ demander sa loge », si bien que ce regard souriant et particulier, et ces mots si simples, me caressaient le cĆur bien plus que nâeĂ»t fait une rĂȘverie abstraite, avec les antennes alternatives dâun bonheur possible et dâun prestige incertain. Du moins, en disant cette phrase au contrĂŽleur, il embranchait sur une vulgaire soirĂ©e de ma vie quotidienne un passage Ă©ventuel vers un monde nouveau ; le couloir quâon lui dĂ©signa aprĂšs avoir prononcĂ© le mot de baignoire, et dans lequel il sâengagea, Ă©tait humide et lĂ©zardĂ© et semblait conduire Ă des grottes marines, au royaume mythologique des nymphes des eaux. Je nâavais devant moi quâun monsieur en habit qui sâĂ©loignait ; mais je faisais jouer auprĂšs de lui, comme avec un rĂ©flecteur maladroit, et sans rĂ©ussir Ă lâappliquer exactement sur lui, lâidĂ©e quâil Ă©tait le prince de Saxe et allait voir la duchesse de Guermantes. Et, bien quâil fĂ»t seul, cette idĂ©e extĂ©rieure Ă lui, impalpable, immense et saccadĂ©e comme une projection, semblait le prĂ©cĂ©der et le conduire comme cette DivinitĂ©, invisible pour le reste des hommes, qui se tient auprĂšs du guerrier grec. Je gagnai ma place, tout en cherchant Ă retrouver un vers de PhĂšdre dont je ne me souvenais pas exactement. Tel que je me le rĂ©citais, il nâavait pas le nombre de pieds voulus, mais comme je nâessayai pas de les compter, entre son dĂ©sĂ©quilibre et un vers classique il me semblait quâil nâexistait aucune commune mesure. Je nâaurais pas Ă©tĂ© Ă©tonnĂ© quâil eĂ»t fallu ĂŽter plus de six syllabes Ă cette phrase monstrueuse pour en faire un vers de douze pieds. Mais tout Ă coup je me le rappelai, les irrĂ©ductibles aspĂ©ritĂ©s dâun monde inhumain sâanĂ©antirent magiquement ; les syllabes du vers remplirent aussitĂŽt la mesure dâun alexandrin, ce quâil avait de trop se dĂ©gagea avec autant dâaisance et de souplesse quâune bulle dâair qui vient crever Ă la surface de lâeau. Et en effet cette Ă©normitĂ© avec laquelle jâavais luttĂ© nâĂ©tait quâun seul pied. Un certain nombre de fauteuils dâorchestre avaient Ă©tĂ© mis en vente au bureau et achetĂ©s par des snobs ou des curieux qui voulaient contempler des gens quâils nâauraient pas dâautre occasion de voir de prĂšs. Et câĂ©tait bien, en effet, un peu de leur vraie vie mondaine habituellement cachĂ©e quâon pourrait considĂ©rer publiquement, car la princesse de Parme ayant placĂ© elle-mĂȘme parmi ses amis les loges, les balcons et les baignoires, la salle Ă©tait comme un salon oĂč chacun changeait de place, allait sâasseoir ici ou lĂ , prĂšs dâune amie. Ă cĂŽtĂ© de moi Ă©taient des gens vulgaires qui, ne connaissant pas les abonnĂ©s, voulaient montrer quâils Ă©taient capables de les reconnaĂźtre et les nommaient tout haut. Ils ajoutaient que ces abonnĂ©s venaient ici comme dans leur salon, voulant dire par lĂ quâils ne faisaient pas attention aux piĂšces reprĂ©sentĂ©es. Mais câest le contraire qui avait lieu. Un Ă©tudiant gĂ©nial qui a pris un fauteuil pour entendre la Berma ne pense quâĂ ne pas salir ses gants, Ă ne pas gĂȘner, Ă se concilier le voisin que le hasard lui a donnĂ©, Ă poursuivre dâun sourire intermittent le regard fugace, Ă fuir dâun air impoli le regard rencontrĂ© dâune personne de connaissance quâil a dĂ©couverte dans la salle et quâaprĂšs mille perplexitĂ©s il se dĂ©cide Ă aller saluer au moment oĂč les trois coups, en retentissant avant quâil soit arrivĂ© jusquâĂ elle, le forcent Ă sâenfuir comme les HĂ©breux dans la mer Rouge entre les flots houleux des spectateurs et des spectatrices quâil a fait lever et dont il dĂ©chire les robes ou Ă©crase les bottines. Au contraire, câĂ©tait parce que les gens du monde Ă©taient dans leurs loges derriĂšre le balcon en terrasse, comme dans de petits salons suspendus dont une cloison eĂ»t Ă©tĂ© enlevĂ©e, ou dans de petits cafĂ©s oĂč lâon va prendre une bavaroise, sans ĂȘtre intimidĂ© par les glaces encadrĂ©es dâor, et les siĂšges rouges de lâĂ©tablissement du genre napolitain ; câest parce quâils posaient une main indiffĂ©rente sur les fĂ»ts dorĂ©s des colonnes qui soutenaient ce temple de lâart lyrique, câest parce quâils nâĂ©taient pas Ă©mus des honneurs excessifs que semblaient leur rendre deux figures sculptĂ©es qui tendaient vers les loges des palmes et des lauriers, que seuls ils auraient eu lâesprit libre pour Ă©couter la piĂšce si seulement ils avaient eu de lâesprit. Dâabord il nây eut que de vagues tĂ©nĂšbres oĂč on rencontrait tout dâun coup, comme le rayon dâune pierre prĂ©cieuse quâon ne voit pas, la phosphorescence de deux yeux cĂ©lĂšbres, ou, comme un mĂ©daillon dâHenri IV dĂ©tachĂ© sur un fond noir, le profil inclinĂ© du duc dâAumale, Ă qui une dame invisible criait Que Monseigneur me permette de lui ĂŽter son pardessus », cependant que le prince rĂ©pondait Mais voyons, comment donc, Madame dâAmbresac. » Elle le faisait malgrĂ© cette vague dĂ©fense et Ă©tait enviĂ©e par tous Ă cause dâun pareil honneur. Mais, dans les autres baignoires, presque partout, les blanches dĂ©itĂ©s qui habitaient ces sombres sĂ©jours sâĂ©taient rĂ©fugiĂ©es contre les parois obscures et restaient invisibles. Cependant, au fur et Ă mesure que le spectacle sâavançait, leurs formes vaguement humaines se dĂ©tachaient mollement lâune aprĂšs lâautre des profondeurs de la nuit quâelles tapissaient et, sâĂ©levant vers le jour, laissaient Ă©merger leurs corps demi-nus, et venaient sâarrĂȘter Ă la limite verticale et Ă la surface clair-obscur oĂč leurs brillants visages apparaissaient derriĂšre le dĂ©ferlement rieur, Ă©cumeux et lĂ©ger de leurs Ă©ventails de plumes, sous leurs chevelures de pourpre emmĂȘlĂ©es de perles que semblait avoir courbĂ©es lâondulation du flux ; aprĂšs commençaient les fauteuils dâorchestre, le sĂ©jour des mortels Ă jamais sĂ©parĂ© du sombre et transparent royaume auquel çà et lĂ servaient de frontiĂšre, dans leur surface liquide et pleine, les yeux limpides et rĂ©flĂ©chissant des dĂ©esses des eaux. Car les strapontins du rivage, les formes des monstres de lâorchestre se peignaient dans ces yeux suivant les seules lois de lâoptique et selon leur angle dâincidence, comme il arrive pour ces deux parties de la rĂ©alitĂ© extĂ©rieure auxquelles, sachant quâelles ne possĂšdent pas, si rudimentaire soit-elle, dâĂąme analogue Ă la nĂŽtre, nous nous jugerions insensĂ©s dâadresser un sourire ou un regard les minĂ©raux et les personnes avec qui nous ne sommes pas en relations. En deçà , au contraire, de la limite de leur domaine, les radieuses filles de la mer se retournaient Ă tout moment en souriant vers des tritons barbus pendus aux anfractuositĂ©s de lâabĂźme, ou vers quelque demi-dieu aquatique ayant pour crĂąne un galet poli sur lequel le flot avait ramenĂ© une algue lisse et pour regard un disque en cristal de roche. Elles se penchaient vers eux, elles leur offraient des bonbons ; parfois le flot sâentrâouvrait devant une nouvelle nĂ©rĂ©ide qui, tardive, souriante et confuse, venait de sâĂ©panouir du fond de lâombre ; puis lâacte fini, nâespĂ©rant plus entendre les rumeurs mĂ©lodieuses de la terre qui les avaient attirĂ©es Ă la surface, plongeant toutes Ă la fois, les diverses sĆurs disparaissaient dans la nuit. Mais de toutes ces retraites au seuil desquelles le souci lĂ©ger dâapercevoir les Ćuvres des hommes amenait les dĂ©esses curieuses, qui ne se laissent pas approcher, la plus cĂ©lĂšbre Ă©tait le bloc de demi-obscuritĂ© connu sous le nom de baignoire de la princesse de Guermantes. Comme une grande dĂ©esse qui prĂ©side de loin aux jeux des divinitĂ©s infĂ©rieures, la princesse Ă©tait restĂ©e volontairement un peu au fond sur un canapĂ© latĂ©ral, rouge comme un rocher de corail, Ă cĂŽtĂ© dâune large rĂ©verbĂ©ration vitreuse qui Ă©tait probablement une glace et faisait penser Ă quelque section quâun rayon aurait pratiquĂ©e, perpendiculaire, obscure et liquide, dans le cristal Ă©bloui des eaux. Ă la fois plume et corolle, ainsi que certaines floraisons marines, une grande fleur blanche, duvetĂ©e comme une aile, descendait du front de la princesse le long dâune de ses joues dont elle suivait lâinflexion avec une souplesse coquette, amoureuse et vivante, et semblait lâenfermer Ă demi comme un Ćuf rose dans la douceur dâun nid dâalcyon. Sur la chevelure de la princesse, et sâabaissant jusquâĂ ses sourcils, puis reprise plus bas Ă la hauteur de sa gorge, sâĂ©tendait une rĂ©sille faite de ces coquillages blancs quâon pĂȘche dans certaines mers australes et qui Ă©taient mĂȘlĂ©s Ă des perles, mosaĂŻque marine Ă peine sortie des vagues qui par moment se trouvait plongĂ©e dans lâombre au fond de laquelle, mĂȘme alors, une prĂ©sence humaine Ă©tait rĂ©vĂ©lĂ©e par la motilitĂ© Ă©clatante des yeux de la princesse. La beautĂ© qui mettait celle-ci bien au-dessus des autres filles fabuleuses de la pĂ©nombre nâĂ©tait pas tout entiĂšre matĂ©riellement et inclusivement inscrite dans sa nuque, dans ses Ă©paules, dans ses bras, dans sa taille. Mais la ligne dĂ©licieuse et inachevĂ©e de celle-ci Ă©tait lâexact point de dĂ©part, lâamorce inĂ©vitable de lignes invisibles en lesquelles lâĆil ne pouvait sâempĂȘcher de les prolonger, merveilleuses, engendrĂ©es autour de la femme comme le spectre dâune figure idĂ©ale projetĂ©e sur les tĂ©nĂšbres. â Câest la princesse de Guermantes, dit ma voisine au monsieur qui Ă©tait avec elle, en ayant soin de mettre devant le mot princesse plusieurs p indiquant que cette appellation Ă©tait risible. Elle nâa pas Ă©conomisĂ© ses perles. Il me semble que si jâen avais autant, je nâen ferais pas un pareil Ă©talage ; je ne trouve pas que cela ait lâair comme il faut. Et cependant, en reconnaissant la princesse, tous ceux qui cherchaient Ă savoir qui Ă©tait dans la salle sentaient se relever dans leur cĆur le trĂŽne lĂ©gitime de la beautĂ©. En effet, pour la duchesse de Luxembourg, pour Mme de Morienval, pour Mme de Saint-Euverte, pour tant dâautres, ce qui permettait dâidentifier leur visage, câĂ©tait la connexitĂ© dâun gros nez rouge avec un bec de liĂšvre, ou de deux joues ridĂ©es avec une fine moustache. Ces traits Ă©taient dâailleurs suffisants pour charmer, puisque, nâayant que la valeur conventionnelle dâune Ă©criture, ils donnaient Ă lire un nom cĂ©lĂšbre et qui imposait ; mais aussi, ils finissaient par donner lâidĂ©e que la laideur a quelque chose dâaristocratique, et quâil est indiffĂ©rent que le visage dâune grande dame, sâil est distinguĂ©, soit beau. Mais comme certains artistes qui, au lieu des lettres de leur nom, mettent au bas de leur toile une forme belle par elle-mĂȘme, un papillon, un lĂ©zard, une fleur, de mĂȘme câĂ©tait la forme dâun corps et dâun visage dĂ©licieux que la princesse apposait Ă lâangle de sa loge, montrant par lĂ que la beautĂ© peut ĂȘtre la plus noble des signatures ; car la prĂ©sence de Mme de Guermantes, qui nâamenait au théùtre que des personnes qui le reste du temps faisaient partie de son intimitĂ©, Ă©tait, aux yeux des amateurs dâaristocratie, le meilleur certificat dâauthenticitĂ© du tableau que prĂ©sentait sa baignoire, sorte dâĂ©vocation dâune scĂšne de la vie familiĂšre et spĂ©ciale de la princesse dans ses palais de Munich et de Paris. Notre imagination Ă©tant comme un orgue de Barbarie dĂ©traquĂ© qui joue toujours autre chose que lâair indiquĂ©, chaque fois que jâavais entendu parler de la princesse de Guermantes-BaviĂšre, le souvenir de certaines Ćuvres du XVIe siĂšcle avait commencĂ© Ă chanter en moi. Il me fallait lâen dĂ©pouiller maintenant que je la voyais, en train dâoffrir des bonbons glacĂ©s Ă un gros monsieur en frac. Certes jâĂ©tais bien loin dâen conclure quâelle et ses invitĂ©s fussent des ĂȘtres pareils aux autres. Je comprenais bien que ce quâils faisaient lĂ nâĂ©tait quâun jeu, et que pour prĂ©luder aux actes de leur vie vĂ©ritable dont sans doute ce nâest pas ici quâils vivaient la partie importante ils convenaient en vertu des rites ignorĂ©s de moi, ils feignaient dâoffrir et de refuser des bonbons, geste dĂ©pouillĂ© de sa signification et rĂ©glĂ© dâavance comme le pas dâune danseuse qui tour Ă tour sâĂ©lĂšve sur sa pointe et tourne autour dâune Ă©charpe. Qui sait ? peut-ĂȘtre au moment oĂč elle offrait ses bonbons, la DĂ©esse disait-elle sur ce ton dâironie car je la voyais sourire Voulez-vous des bonbons ? » Que mâimportait ? Jâaurais trouvĂ© dâun dĂ©licieux raffinement la sĂ©cheresse voulue, Ă la MĂ©rimĂ©e ou Ă la Meilhac, de ces mots adressĂ©s par une dĂ©esse Ă un demi-dieu qui, lui, savait quelles Ă©taient les pensĂ©es sublimes que tous deux rĂ©sumaient, sans doute pour le moment oĂč ils se remettraient Ă vivre leur vraie vie et qui, se prĂȘtant Ă ce jeu, rĂ©pondait avec la mĂȘme mystĂ©rieuse malice Oui, je veux bien une cerise. » Et jâaurais Ă©coutĂ© ce dialogue avec la mĂȘme aviditĂ© que telle scĂšne du Mari de la DĂ©butante, oĂč lâabsence de poĂ©sie, de grandes pensĂ©es, choses si familiĂšres pour moi et que je suppose que Meilhac eĂ»t Ă©tĂ© mille fois capable dây mettre, me semblait Ă elle seule une Ă©lĂ©gance, une Ă©lĂ©gance conventionnelle, et par lĂ dâautant plus mystĂ©rieuse et plus instructive. â Ce gros-lĂ , câest le marquis de Ganançay, dit dâun air renseignĂ© mon voisin qui avait mal entendu le nom chuchotĂ© derriĂšre lui. Le marquis de Palancy, le cou tendu, la figure oblique, son gros Ćil rond collĂ© contre le verre du monocle, se dĂ©plaçait lentement dans lâombre transparente et paraissait ne pas plus voir le public de lâorchestre quâun poisson qui passe, ignorant de la foule des visiteurs curieux, derriĂšre la cloison vitrĂ©e dâun aquarium. Par moment il sâarrĂȘtait, vĂ©nĂ©rable, soufflant et moussu, et les spectateurs nâauraient pu dire sâil souffrait, dormait, nageait, Ă©tait en train de pondre ou respirait seulement. Personne nâexcitait en moi autant dâenvie que lui, Ă cause de lâhabitude quâil avait lâair dâavoir de cette baignoire et de lâindiffĂ©rence avec laquelle il laissait la princesse lui tendre des bonbons ; elle jetait alors sur lui un regard de ses beaux yeux taillĂ©s dans un diamant que semblaient bien fluidifier, Ă ces moments-lĂ , lâintelligence et lâamitiĂ©, mais qui, quand ils Ă©taient au repos, rĂ©duits Ă leur pure beautĂ© matĂ©rielle, Ă leur seul Ă©clat minĂ©ralogique, si le moindre rĂ©flexe les dĂ©plaçait lĂ©gĂšrement, incendiaient la profondeur du parterre de feux inhumains, horizontaux et splendides. Cependant, parce que lâacte de PhĂšdre que jouait la Berma allait commencer, la princesse vint sur le devant de la baignoire ; alors, comme si elle-mĂȘme Ă©tait une apparition de théùtre, dans la zone diffĂ©rente de lumiĂšre quâelle traversa, je vis changer non seulement la couleur mais la matiĂšre de ses parures. Et dans la baignoire assĂ©chĂ©e, Ă©mergĂ©e, qui nâappartenait plus au monde des eaux, la princesse cessant dâĂȘtre une nĂ©rĂ©ide apparut enturbannĂ©e de blanc et de bleu comme quelque merveilleuse tragĂ©dienne costumĂ©e en ZaĂŻre ou peut-ĂȘtre en Orosmane ; puis quand elle se fut assise au premier rang, je vis que le doux nid dâalcyon qui protĂ©geait tendrement la nacre rose de ses joues Ă©tait, douillet, Ă©clatant et veloutĂ©, un immense oiseau de paradis. Cependant mes regards furent dĂ©tournĂ©s de la baignoire de la princesse de Guermantes par une petite femme mal vĂȘtue, laide, les yeux en feu, qui vint, suivie de deux jeunes gens, sâasseoir Ă quelques places de moi. Puis le rideau se leva. Je ne pus constater sans mĂ©lancolie quâil ne me restait rien de mes dispositions dâautrefois quand, pour ne rien perdre du phĂ©nomĂšne extraordinaire que jâaurais Ă©tĂ© contempler au bout du monde, je tenais mon esprit prĂ©parĂ© comme ces plaques sensibles que les astronomes vont installer en Afrique, aux Antilles, en vue de lâobservation scrupuleuse dâune comĂšte ou dâune Ă©clipse ; quand je tremblais que quelque nuage mauvaise disposition de lâartiste, incident dans le public empĂȘchĂąt le spectacle de se produire dans son maximum dâintensitĂ© ; quand jâaurais cru ne pas y assister dans les meilleures conditions si je ne mâĂ©tais pas rendu dans le théùtre mĂȘme qui lui Ă©tait consacrĂ© comme un autel, oĂč me semblaient alors faire encore partie, quoique partie accessoire, de son apparition sous le petit rideau rouge, les contrĂŽleurs Ă Ćillet blanc nommĂ©s par elle, le soubassement de la nef au-dessus dâun parterre plein de gens mal habillĂ©s, les ouvreuses vendant un programme avec sa photographie, les marronniers du square, tous ces compagnons, ces confidents de mes impressions dâalors et qui mâen semblaient insĂ©parables. PhĂšdre, la ScĂšne de la DĂ©claration », la Berma avaient alors pour moi une sorte dâexistence absolue. SituĂ©es en retrait du monde de lâexpĂ©rience courante, elles existaient par elles-mĂȘmes, il me fallait aller vers elles, je pĂ©nĂ©trerais dâelles ce que je pourrais, et en ouvrant mes yeux et mon Ăąme tout grands jâen absorberais encore bien peu. Mais comme la vie me paraissait agrĂ©able ! lâinsignifiance de celle que je menais nâavait aucune importance, pas plus que les moments oĂč on sâhabille, oĂč on se prĂ©pare pour sortir, puisque au delĂ existait, dâune façon absolue, bonnes et difficiles Ă approcher, impossibles Ă possĂ©der tout entiĂšres, ces rĂ©alitĂ©s plus solides, PhĂšdre, la maniĂšre dont disait la Berma. SaturĂ© par ces rĂȘveries sur la perfection dans lâart dramatique desquelles on eĂ»t pu extraire alors une dose importante, si lâon avait dans ces temps-lĂ analysĂ© mon esprit Ă quelque minute du jour et peut-ĂȘtre de la nuit que ce fĂ»t, jâĂ©tais comme une pile qui dĂ©veloppe son Ă©lectricitĂ©. Et il Ă©tait arrivĂ© un moment oĂč malade, mĂȘme si jâavais cru en mourir, il aurait fallu que jâallasse entendre la Berma. Mais maintenant, comme une colline qui au loin semble faite dâazur et qui de prĂšs rentre dans notre vision vulgaire des choses, tout cela avait quittĂ© le monde de lâabsolu et nâĂ©tait plus quâune chose pareille aux autres, dont je prenais connaissance parce que jâĂ©tais lĂ , les artistes Ă©taient des gens de mĂȘme essence que ceux que je connaissais, tĂąchant de dire le mieux possible ces vers de PhĂšdre qui, eux, ne formaient plus une essence sublime et individuelle, sĂ©parĂ©e de tout, mais des vers plus ou moins rĂ©ussis, prĂȘts Ă rentrer dans lâimmense matiĂšre de vers français oĂč ils Ă©taient mĂȘlĂ©s. Jâen Ă©prouvais un dĂ©couragement dâautant plus profond que si lâobjet de mon dĂ©sir tĂȘtu et agissant nâexistait plus, en revanche les mĂȘmes dispositions Ă une rĂȘverie fixe, qui changeait dâannĂ©e en annĂ©e, mais me conduisait Ă une impulsion brusque, insoucieuse du danger, persistaient. Tel jour oĂč, malade, je partais pour aller voir dans un chĂąteau un tableau dâElstir, une tapisserie gothique, ressemblait tellement au jour oĂč jâavais dĂ» partir pour Venise, Ă celui oĂč jâĂ©tais allĂ© entendre la Berma, ou parti pour Balbec, que dâavance je sentais que lâobjet prĂ©sent de mon sacrifice me laisserait indiffĂ©rent au bout de peu de temps, que je pourrais alors passer trĂšs prĂšs de lui sans aller regarder ce tableau, ces tapisseries pour lesquelles jâeusse en ce moment affrontĂ© tant de nuits sans sommeil, tant de crises douloureuses. Je sentais par lâinstabilitĂ© de son objet la vanitĂ© de mon effort, et en mĂȘme temps son Ă©normitĂ© Ă laquelle je nâavais pas cru, comme ces neurasthĂ©niques dont on double la fatigue en leur faisant remarquer quâils sont fatiguĂ©s. En attendant, ma songerie donnait du prestige Ă tout ce qui pouvait se rattacher Ă elle. Et mĂȘme dans mes dĂ©sirs les plus charnels toujours orientĂ©s dâun certain cĂŽtĂ©, concentrĂ©s autour dâun mĂȘme rĂȘve, jâaurais pu reconnaĂźtre comme premier moteur une idĂ©e, une idĂ©e Ă laquelle jâaurais sacrifiĂ© ma vie, et au point le plus central de laquelle, comme dans mes rĂȘveries pendant les aprĂšs-midi de lecture au jardin Ă Combray, Ă©tait lâidĂ©e de perfection. Je nâeus plus la mĂȘme indulgence quâautrefois pour les justes intentions de tendresse ou de colĂšre que jâavais remarquĂ©es alors dans le dĂ©bit et le jeu dâAricie, dâIsmĂšne et dâHippolyte. Ce nâest pas que ces artistes â câĂ©taient les mĂȘmes â ne cherchassent toujours avec la mĂȘme intelligence Ă donner ici Ă leur voix une inflexion caressante ou une ambiguĂŻtĂ© calculĂ©e, lĂ Ă leurs gestes une ampleur tragique ou une douceur suppliante. Leurs intonations commandaient Ă cette voix Sois douce, chante comme un rossignol, caresse » ; ou au contraire Fais-toi furieuse », et alors se prĂ©cipitaient sur elle pour tĂącher de lâemporter dans leur frĂ©nĂ©sie. Mais elle, rebelle, extĂ©rieure Ă leur diction, restait irrĂ©ductiblement leur voix naturelle, avec ses dĂ©fauts ou ses charmes matĂ©riels, sa vulgaritĂ© ou son affectation quotidiennes, et Ă©talait ainsi un ensemble de phĂ©nomĂšnes acoustiques ou sociaux que nâavait pas altĂ©rĂ© le sentiment des vers rĂ©citĂ©s. De mĂȘme le geste de ces artistes disait Ă leurs bras, Ă leur pĂ©plum Soyez majestueux. » Mais les membres insoumis laissaient se pavaner entre lâĂ©paule et le coude un biceps qui ne savait rien du rĂŽle ; ils continuaient Ă exprimer lâinsignifiance de la vie de tous les jours et Ă mettre en lumiĂšre, au lieu des nuances raciniennes, des connexitĂ©s musculaires ; et la draperie quâils soulevaient retombait selon une verticale oĂč ne le disputait aux lois de la chute des corps quâune souplesse insipide et textile. Ă ce moment la petite dame qui Ă©tait prĂšs de moi sâĂ©cria â Pas un applaudissement ! Et comme elle est ficelĂ©e ! Mais elle est trop vieille, elle ne peut plus, on renonce dans ces cas-lĂ . Devant les chut » des voisins, les deux jeunes gens qui Ă©taient avec elle tĂąchĂšrent de la faire tenir tranquille, et sa fureur ne se dĂ©chaĂźnait plus que dans ses yeux. Cette fureur ne pouvait dâailleurs sâadresser quâau succĂšs, Ă la gloire, car la Berma qui avait gagnĂ© tant dâargent nâavait que des dettes. Prenant toujours des rendez-vous dâaffaires ou dâamitiĂ© auxquels elle ne pouvait pas se rendre, elle avait dans toutes les rues des chasseurs qui couraient dĂ©commander dans les hĂŽtels des appartements retenus Ă lâavance et quâelle ne venait jamais occuper, des ocĂ©ans de parfums pour laver ses chiennes, des dĂ©dits Ă payer Ă tous les directeurs. Ă dĂ©faut de frais plus considĂ©rables, et moins voluptueuse que ClĂ©opĂątre, elle aurait trouvĂ© le moyen de manger en pneumatiques et en voitures de lâUrbaine des provinces et des royaumes. Mais la petite dame Ă©tait une actrice qui nâavait pas eu de chance et avait vouĂ© une haine mortelle Ă la Berma. Celle-ci venait dâentrer en scĂšne. Et alors, ĂŽ miracle, comme ces leçons que nous nous sommes vainement Ă©puisĂ©s Ă apprendre le soir et que nous retrouvons en nous, sues par cĆur, aprĂšs que nous avons dormi, comme aussi ces visages des morts que les efforts passionnĂ©s de notre mĂ©moire poursuivent sans les retrouver, et qui, quand nous ne pensons plus Ă eux, sont lĂ devant nos yeux, avec la ressemblance de la vie, le talent de la Berma qui mâavait fui quand je cherchais si avidement Ă en saisir lâessence, maintenant, aprĂšs ces annĂ©es dâoubli, dans cette heure dâindiffĂ©rence, sâimposait avec la force de lâĂ©vidence Ă mon admiration. Autrefois, pour tĂącher dâisoler ce talent, je dĂ©falquais en quelque sorte de ce que jâentendais le rĂŽle lui-mĂȘme, le rĂŽle, partie commune Ă toutes les actrices qui jouaient PhĂšdre et que jâavais Ă©tudiĂ© dâavance pour que je fusse capable de le soustraire, de ne recueillir comme rĂ©sidu que le talent de Mme Berma. Mais ce talent que je cherchais Ă apercevoir en dehors du rĂŽle, il ne faisait quâun avec lui. Tel pour un grand musicien il paraĂźt que câĂ©tait le cas pour Vinteuil quand il jouait du piano, son jeu est dâun si grand pianiste quâon ne sait mĂȘme plus si cet artiste est pianiste du tout, parce que nâinterposant pas tout cet appareil dâefforts musculaires, çà et lĂ couronnĂ©s de brillants effets, toute cette Ă©claboussure de notes oĂč du moins lâauditeur qui ne sait oĂč se prendre croit trouver le talent dans sa rĂ©alitĂ© matĂ©rielle, tangible ce jeu est devenu si transparent, si rempli de ce quâil interprĂšte, que lui-mĂȘme on ne le voit plus, et quâil nâest plus quâune fenĂȘtre qui donne sur un chef-dâĆuvre. Les intentions entourant comme une bordure majestueuse ou dĂ©licate la voix et la mimique dâAricie, dâIsmĂšne, dâHippolyte, jâavais pu les distinguer ; mais PhĂšdre se les Ă©tait intĂ©riorisĂ©es, et mon esprit nâavait pas rĂ©ussi Ă arracher Ă la diction et aux attitudes, Ă apprĂ©hender dans lâavare simplicitĂ© de leurs surfaces unies, ces trouvailles, ces effets qui nâen dĂ©passaient pas, tant ils sây Ă©taient profondĂ©ment rĂ©sorbĂ©s. La voix de la Berma, en laquelle ne subsistait plus un seul dĂ©chet de matiĂšre inerte et rĂ©fractaire Ă lâesprit, ne laissait pas discerner autour dâelle cet excĂ©dent de larmes quâon voyait couler, parce quâelles nâavaient pu sây imbiber, sur la voix de marbre dâAricie ou dâIsmĂšne, mais avait Ă©tĂ© dĂ©licatement assouplie en ses moindres cellules comme lâinstrument dâun grand violoniste chez qui on veut, quand on dit quâil a un beau son, louer non pas une particularitĂ© physique mais une supĂ©rioritĂ© dâĂąme ; et comme dans le paysage antique oĂč Ă la place dâune nymphe disparue il y a une source inanimĂ©e, une intention discernable et concrĂšte sây Ă©tait changĂ©e en quelque qualitĂ© du timbre, dâune limpiditĂ© Ă©trange, appropriĂ©e et froide. Les bras de la Berma que les vers eux-mĂȘmes, de la mĂȘme Ă©mission par laquelle ils faisaient sortir sa voix de ses lĂšvres, semblaient soulever sur sa poitrine, comme ces feuillages que lâeau dĂ©place en sâĂ©chappant ; son attitude en scĂšne quâelle avait lentement constituĂ©e, quâelle modifierait encore, et qui Ă©tait faite de raisonnements dâune autre profondeur que ceux dont on apercevait la trace dans les gestes de ses camarades, mais de raisonnements ayant perdu leur origine volontaire, fondus dans une sorte de rayonnement oĂč ils faisaient palpiter, autour du personnage de PhĂšdre, des Ă©lĂ©ments riches et complexes, mais que le spectateur fascinĂ© prenait, non pour une rĂ©ussite de lâartiste mais pour une donnĂ©e de la vie ; ces blancs voiles eux-mĂȘmes, qui, extĂ©nuĂ©s et fidĂšles, semblaient de la matiĂšre vivante et avoir Ă©tĂ© filĂ©s par la souffrance mi-paĂŻenne, mi-jansĂ©niste, autour de laquelle ils se contractaient comme un cocon fragile et frileux ; tout cela, voix, attitudes, gestes, voiles, nâĂ©taient, autour de ce corps dâune idĂ©e quâest un vers corps qui, au contraire des corps humains, nâest pas devant lâĂąme comme un obstacle opaque qui empĂȘche de lâapercevoir mais comme un vĂȘtement purifiĂ©, vivifiĂ© oĂč elle se diffuse et oĂč on la retrouve, que des enveloppes supplĂ©mentaires qui, au lieu de la cacher, rendaient plus splendidement lâĂąme qui se les Ă©tait assimilĂ©es et sây Ă©tait rĂ©pandue, que des coulĂ©es de substances diverses, devenues translucides, dont la superposition ne fait que rĂ©fracter plus richement le rayon central et prisonnier qui les traverse et rendre plus Ă©tendue, plus prĂ©cieuse et plus belle la matiĂšre imbibĂ©e de flamme oĂč il est engainĂ©. Telle lâinterprĂ©tation de la Berma Ă©tait, autour de lâĆuvre, une seconde Ćuvre vivifiĂ©e aussi par le gĂ©nie. Mon impression, Ă vrai dire, plus agrĂ©able que celle dâautrefois, nâĂ©tait pas diffĂ©rente. Seulement je ne la confrontais plus Ă une idĂ©e prĂ©alable, abstraite et fausse, du gĂ©nie dramatique, et je comprenais que le gĂ©nie dramatique, câĂ©tait justement cela. Je pensais tout Ă lâheure que, si je nâavais pas eu de plaisir la premiĂšre fois que jâavais entendu la Berma, câest que, comme jadis quand je retrouvais Gilberte aux Champs-ĂlysĂ©es, je venais Ă elle avec un trop grand dĂ©sir. Entre les deux dĂ©ceptions il nây avait peut-ĂȘtre pas seulement cette ressemblance, une autre aussi, plus profonde. Lâimpression que nous cause une personne, une Ćuvre ou une interprĂ©tation fortement caractĂ©risĂ©es, est particuliĂšre. Nous avons apportĂ© avec nous les idĂ©es de beautĂ© », largeur de style », pathĂ©tique », que nous pourrions Ă la rigueur avoir lâillusion de reconnaĂźtre dans la banalitĂ© dâun talent, dâun visage corrects, mais notre esprit attentif a devant lui lâinsistance dâune forme dont il ne possĂšde pas lâĂ©quivalent intellectuel, dont il lui faut dĂ©gager lâinconnu. Il entend un son aigu, une intonation bizarrement interrogative. Il se demande Est-ce beau ? ce que jâĂ©prouve, est-ce de lâadmiration ? est-ce cela la richesse de coloris, la noblesse, la puissance ? » Et ce qui lui rĂ©pond de nouveau, câest une voix aiguĂ«, câest un ton curieusement questionneur, câest lâimpression despotique causĂ©e par un ĂȘtre quâon ne connaĂźt pas, toute matĂ©rielle, et dans laquelle aucun espace vide nâest laissĂ© pour la largeur de lâinterprĂ©tation ». Et Ă cause de cela ce sont les Ćuvres vraiment belles, si elles sont sincĂšrement Ă©coutĂ©es, qui doivent le plus nous dĂ©cevoir, parce que, dans la collection de nos idĂ©es, il nây en a aucune qui rĂ©ponde Ă une impression individuelle. CâĂ©tait prĂ©cisĂ©ment ce que me montrait le jeu de la Berma. CâĂ©tait bien cela, la noblesse, lâintelligence de la diction. Maintenant je me rendais compte des mĂ©rites dâune interprĂ©tation large, poĂ©tique, puissante ; ou plutĂŽt, câĂ©tait cela Ă quoi on a convenu de dĂ©cerner ces titres, mais comme on donne le nom de Mars, de VĂ©nus, de Saturne Ă des Ă©toiles qui nâont rien de mythologique. Nous sentons dans un monde, nous pensons, nous nommons dans un autre, nous pouvons entre les deux Ă©tablir une concordance mais non combler lâintervalle. Câest bien un peu, cet intervalle, cette faille, que jâavais Ă franchir quand, le premier jour oĂč jâĂ©tais allĂ© voir jouer la Berma, lâayant Ă©coutĂ©e de toutes mes oreilles, jâavais eu quelque peine Ă rejoindre mes idĂ©es de noblesse dâinterprĂ©tation », dâ originalitĂ© » et nâavais Ă©clatĂ© en applaudissements quâaprĂšs un moment de vide, et comme sâils naissaient non pas de mon impression mĂȘme, mais comme si je les rattachais Ă mes idĂ©es prĂ©alables, au plaisir que jâavais Ă me dire Jâentends enfin la Berma. » Et la diffĂ©rence quâil y a entre une personne, une Ćuvre fortement individuelle et lâidĂ©e de beautĂ© existe aussi grande entre ce quâelles nous font ressentir et les idĂ©es dâamour, dâadmiration. Aussi ne les reconnaĂźt-on pas. Je nâavais pas eu de plaisir Ă entendre la Berma pas plus que je nâen avais Ă voir Gilberte. Je mâĂ©tais dit Je ne lâadmire donc pas. » Mais cependant je ne songeais alors quâĂ approfondir le jeu de la Berma, je nâĂ©tais prĂ©occupĂ© que de cela, je tĂąchais dâouvrir ma pensĂ©e le plus largement possible pour recevoir tout ce quâil contenait. Je comprenais maintenant que câĂ©tait justement cela admirer. Ce gĂ©nie dont lâinterprĂ©tation de la Berma nâĂ©tait seulement que la rĂ©vĂ©lation, Ă©tait-ce bien seulement le gĂ©nie de Racine ? Je le crus dâabord. Je devais ĂȘtre dĂ©trompĂ©, une fois lâacte de PhĂšdre fini, aprĂšs les rappels du public, pendant lesquels la vieille actrice rageuse, redressant sa taille minuscule, posant son corps de biais, immobilisa les muscles de son visage, et plaça ses bras en croix sur sa poitrine pour montrer quâelle ne se mĂȘlait pas aux applaudissements des autres et rendre plus Ă©vidente une protestation quâelle jugeait sensationnelle, mais qui passa inaperçue. La piĂšce suivante Ă©tait une des nouveautĂ©s qui jadis me semblaient, Ă cause du dĂ©faut de cĂ©lĂ©britĂ©, devoir paraĂźtre minces, particuliĂšres, dĂ©pourvues quâelles Ă©taient dâexistence en dehors de la reprĂ©sentation quâon en donnait. Mais je nâavais pas comme pour une piĂšce classique cette dĂ©ception de voir lâĂ©ternitĂ© dâun chef-dâĆuvre ne tenir que la longueur de la rampe et la durĂ©e dâune reprĂ©sentation qui lâaccomplissait aussi bien quâune piĂšce de circonstance. Puis Ă chaque tirade que je sentais que le public aimait et qui serait un jour fameuse, Ă dĂ©faut de la cĂ©lĂ©britĂ© quâelle nâavait pu avoir dans le passĂ©, jâajoutais celle quâelle aurait dans lâavenir, par un effort dâesprit inverse de celui qui consiste Ă se reprĂ©senter des chefs-dâĆuvre au temps de leur grĂȘle apparition, quand leur titre quâon nâavait encore jamais entendu ne semblait pas devoir ĂȘtre mis un jour, confondu dans une mĂȘme lumiĂšre, Ă cĂŽtĂ© de ceux des autres Ćuvres de lâauteur. Et ce rĂŽle serait mis un jour dans la liste de ses plus beaux, auprĂšs de celui de PhĂšdre. Non quâen lui-mĂȘme il ne fĂ»t dĂ©nuĂ© de toute valeur littĂ©raire ; mais la Berma y Ă©tait aussi sublime que dans PhĂšdre. Je compris alors que lâĆuvre de lâĂ©crivain nâĂ©tait pour la tragĂ©dienne quâune matiĂšre, Ă peu prĂšs indiffĂ©rente en soi-mĂȘme, pour la crĂ©ation de son chef-dâĆuvre dâinterprĂ©tation, comme le grand peintre que jâavais connu Ă Balbec, Elstir, avait trouvĂ© le motif de deux tableaux qui se valent, dans un bĂątiment scolaire sans caractĂšre et dans une cathĂ©drale qui est, par elle-mĂȘme, un chef-dâĆuvre. Et comme le peintre dissout maison, charrette, personnages, dans quelque grand effet de lumiĂšre qui les fait homogĂšnes, la Berma Ă©tendait de vastes nappes de terreur, de tendresse, sur les mots fondus Ă©galement, tous aplanis ou relevĂ©s, et quâune artiste mĂ©diocre eĂ»t dĂ©tachĂ©s lâun aprĂšs lâautre. Sans doute chacun avait une inflexion propre, et la diction de la Berma nâempĂȘchait pas quâon perçut le vers. Nâest-ce pas dĂ©jĂ un premier Ă©lĂ©ment de complexitĂ© ordonnĂ©e, de beautĂ©, quand en entendant une rime, câest-Ă -dire quelque chose qui est Ă la fois pareil et autre que la rime prĂ©cĂ©dente, qui est motivĂ© par elle, mais y introduit la variation dâune idĂ©e nouvelle, on sent deux systĂšmes qui se superposent, lâun de pensĂ©e, lâautre de mĂ©trique ? Mais la Berma faisait pourtant entrer les mots, mĂȘme les vers, mĂȘme les tirades », dans des ensembles plus vastes quâeux-mĂȘmes, Ă la frontiĂšre desquels câĂ©tait un charme de les voir obligĂ©s de sâarrĂȘter, sâinterrompre ; ainsi un poĂšte prend plaisir Ă faire hĂ©siter un instant, Ă la rime, le mot qui va sâĂ©lancer et un musicien Ă confondre les mots divers du livret dans un mĂȘme rythme qui les contrarie et les entraĂźne. Ainsi dans les phrases du dramaturge moderne comme dans les vers de Racine, la Berma savait introduire ces vastes images de douleur, de noblesse, de passion, qui Ă©taient ses chefs-dâĆuvre Ă elle, et oĂč on la reconnaissait comme, dans des portraits quâil a peints dâaprĂšs des modĂšles diffĂ©rents, on reconnaĂźt un peintre. Je nâaurais plus souhaitĂ© comme autrefois de pouvoir immobiliser les attitudes de la Berma, le bel effet de couleur quâelle donnait un instant seulement dans un Ă©clairage aussitĂŽt Ă©vanoui et qui ne se reproduisait pas, ni lui faire redire cent fois un vers. Je comprenais que mon dĂ©sir dâautrefois Ă©tait plus exigeant que la volontĂ© du poĂšte, de la tragĂ©dienne, du grand artiste dĂ©corateur quâĂ©tait son metteur en scĂšne, et que ce charme rĂ©pandu au vol sur un vers, ces gestes instables perpĂ©tuellement transformĂ©s, ces tableaux successifs, câĂ©tait le rĂ©sultat fugitif, le but momentanĂ©, le mobile chef-dâĆuvre que lâart théùtral se proposait et que dĂ©truirait en voulant le fixer lâattention dâun auditeur trop Ă©pris. MĂȘme je ne tenais pas Ă venir un autre jour rĂ©entendre la Berma ; jâĂ©tais satisfait dâelle ; câest quand jâadmirais trop pour ne pas ĂȘtre déçu par lâobjet de mon admiration, que cet objet fĂ»t Gilberte ou la Berma, que je demandais dâavance Ă lâimpression du lendemain le plaisir que mâavait refusĂ© lâimpression de la veille. Sans chercher Ă approfondir la joie que je venais dâĂ©prouver et dont jâaurais peut-ĂȘtre pu faire un plus fĂ©cond usage, je me disais comme autrefois certain de mes camarades de collĂšge Câest vraiment la Berma que je mets en premier », tout en sentant confusĂ©ment que le gĂ©nie de la Berma nâĂ©tait peut-ĂȘtre pas traduit trĂšs exactement par cette affirmation de ma prĂ©fĂ©rence et par cette place de premiĂšre » dĂ©cernĂ©e, quelque calme dâailleurs quâelles mâapportassent. Au moment oĂč cette seconde piĂšce commença, je regardai du cĂŽtĂ© de la baignoire de Mme de Guermantes. Cette princesse venait, par un mouvement gĂ©nĂ©rateur dâune ligne dĂ©licieuse que mon esprit poursuivait dans le vide, de tourner la tĂȘte vers le fond de la baignoire ; les invitĂ©s Ă©taient debout, tournĂ©s aussi vers le fond, et entre la double haie quâils faisaient, dans son assurance et sa grandeur de dĂ©esse, mais avec une douceur inconnue que dâarriver si tard et de faire lever tout le monde au milieu de la reprĂ©sentation mĂȘlait aux mousselines blanches dans lesquelles elle Ă©tait enveloppĂ©e un air habilement naĂŻf, timide et confus qui tempĂ©rait son sourire victorieux, la duchesse de Guermantes, qui venait dâentrer, alla vers sa cousine, fit une profonde rĂ©vĂ©rence Ă un jeune homme blond qui Ă©tait assis au premier rang et, se retournant vers les monstres marins et sacrĂ©s flottant au fond de lâantre, fit Ă ces demi-dieux du Jockey-Club â qui Ă ce moment-lĂ , et particuliĂšrement M. de Palancy, furent les hommes que jâaurais le plus aimĂ© ĂȘtre â un bonjour familier de vieille amie, allusion Ă lâau jour le jour de ses relations avec eux depuis quinze ans. Je ressentais le mystĂšre, mais ne pouvais dĂ©chiffrer lâĂ©nigme de ce regard souriant quâelle adressait Ă ses amis, dans lâĂ©clat bleutĂ© dont il brillait tandis quâelle abandonnait sa main aux uns et aux autres, et qui, si jâeusse pu en dĂ©composer le prisme, en analyser les cristallisations, mâeĂ»t peut-ĂȘtre rĂ©vĂ©lĂ© lâessence de la vie inconnue qui y apparaissait Ă ce moment-lĂ . Le duc de Guermantes suivait sa femme, les reflets de son monocle, le rire de sa dentition, la blancheur de son Ćillet ou de son plastron plissĂ©, Ă©cartant pour faire place Ă leur lumiĂšre ses sourcils, ses lĂšvres, son frac ; dâun geste de sa main Ă©tendue quâil abaissa sur leurs Ă©paules, tout droit, sans bouger la tĂȘte, il commanda de se rasseoir aux monstres infĂ©rieurs qui lui faisaient place, et sâinclina profondĂ©ment devant le jeune homme blond. On eĂ»t dit que la duchesse avait devinĂ© que sa cousine dont elle raillait, disait-on, ce quâelle appelait les exagĂ©rations nom que de son point de vue spirituellement français et tout modĂ©rĂ© prenaient vite la poĂ©sie et lâenthousiasme germaniques aurait ce soir une de ces toilettes oĂč la duchesse la trouvait costumĂ©e », et quâelle avait voulu lui donner une leçon de goĂ»t. Au lieu des merveilleux et doux plumages qui de la tĂȘte de la princesse descendaient jusquâĂ son cou, au lieu de sa rĂ©sille de coquillages et de perles, la duchesse nâavait dans les cheveux quâune simple aigrette qui dominant son nez busquĂ© et ses yeux Ă fleur de tĂȘte avait lâair de lâaigrette dâun oiseau. Son cou et ses Ă©paules sortaient dâun flot neigeux de mousseline sur lequel venait battre un Ă©ventail en plumes de cygne, mais ensuite la robe, dont le corsage avait pour seul ornement dâinnombrables paillettes soit de mĂ©tal, en baguettes et en grains, soit de brillants, moulait son corps avec une prĂ©cision toute britannique. Mais si diffĂ©rentes que les deux toilettes fussent lâune de lâautre, aprĂšs que la princesse eut donnĂ© Ă sa cousine la chaise quâelle occupait jusque-lĂ , on les vit, se retournant lâune vers lâautre, sâadmirer rĂ©ciproquement. Peut-ĂȘtre Mme de Guermantes aurait-elle le lendemain un sourire quand elle parlerait de la coiffure un peu trop compliquĂ©e de la princesse, mais certainement elle dĂ©clarerait que celle-ci nâen Ă©tait pas moins ravissante et merveilleusement arrangĂ©e ; et la princesse, qui, par goĂ»t, trouvait quelque chose dâun peu froid, dâun peu sec, dâun peu couturier, dans la façon dont sâhabillait sa cousine, dĂ©couvrirait dans cette stricte sobriĂ©tĂ© un raffinement exquis. Dâailleurs entre elles lâharmonie, lâuniverselle gravitation préétablie de leur Ă©ducation, neutralisaient les contrastes non seulement dâajustement mais dâattitude. Ă ces lignes invisibles et aimantĂ©es que lâĂ©lĂ©gance des maniĂšres tendait entre elles, le naturel expansif de la princesse venait expirer, tandis que vers elles, la rectitude de la duchesse se laissait attirer, inflĂ©chir, se faisait douceur et charme. Comme dans la piĂšce que lâon Ă©tait en train de reprĂ©senter, pour comprendre ce que la Berma dĂ©gageait de poĂ©sie personnelle, on nâavait quâĂ confier le rĂŽle quâelle jouait, et quâelle seule pouvait jouer, Ă nâimporte quelle autre actrice, le spectateur qui eĂ»t levĂ© les yeux vers le balcon eĂ»t vu, dans deux loges, un arrangement » quâelle croyait rappeler ceux de la princesse de Guermantes, donner simplement Ă la baronne de Morienval lâair excentrique, prĂ©tentieux et mal Ă©levĂ©, et un effort Ă la fois patient et coĂ»teux pour imiter les toilettes et le chic de la duchesse de Guermantes, faire seulement ressembler Mme de Cambremer Ă quelque pensionnaire provinciale, montĂ©e sur fil de fer, droite, sĂšche et pointue, un plumet de corbillard verticalement dressĂ© dans les cheveux. Peut-ĂȘtre la place de cette derniĂšre nâĂ©tait-elle pas dans une salle oĂč câĂ©tait seulement avec les femmes les plus brillantes de lâannĂ©e que les loges et mĂȘme celles des plus hauts Ă©tages qui dâen bas semblaient de grosses bourriches piquĂ©es de fleurs humaines et attachĂ©es au cintre de la salle par les brides rouges de leurs sĂ©parations de velours composaient un panorama Ă©phĂ©mĂšre que les morts, les scandales, les maladies, les brouilles modifieraient bientĂŽt, mais qui en ce moment Ă©tait immobilisĂ© par lâattention, la chaleur, le vertige, la poussiĂšre, lâĂ©lĂ©gance et lâennui, dans cette espĂšce dâinstant Ă©ternel et tragique dâinconsciente attente et de calme engourdissement qui, rĂ©trospectivement, semble avoir prĂ©cĂ©dĂ© lâexplosion dâune bombe ou la premiĂšre flamme dâun incendie. La raison pour quoi Mme de Cambremer se trouvait lĂ Ă©tait que la princesse de Parme, dĂ©nuĂ©e de snobisme comme la plupart des vĂ©ritables altesses et, en revanche, dĂ©vorĂ©e par lâorgueil, le dĂ©sir de la charitĂ© qui Ă©galait chez elle le goĂ»t de ce quâelle croyait les Arts, avait cĂ©dĂ© çà et lĂ quelques loges Ă des femmes comme Mme de Cambremer qui ne faisaient pas partie de la haute sociĂ©tĂ© aristocratique, mais avec lesquelles elle Ă©tait en relations pour ses Ćuvres de bienfaisance. Mme de Cambremer ne quittait pas des yeux la duchesse et la princesse de Guermantes, ce qui lui Ă©tait dâautant plus aisĂ© que, nâĂ©tant pas en relations vĂ©ritables avec elles, elle ne pouvait avoir lâair de quĂȘter un salut. Ătre reçue chez ces deux grandes dames Ă©tait pourtant le but quâelle poursuivait depuis dix ans avec une inlassable patience. Elle avait calculĂ© quâelle y serait sans doute parvenue dans cinq ans. Mais atteinte dâune maladie qui ne pardonne pas et dont, se piquant de connaissances mĂ©dicales, elle croyait connaĂźtre le caractĂšre inexorable, elle craignait de ne pouvoir vivre jusque-lĂ . Elle Ă©tait du moins heureuse ce soir-lĂ de penser que toutes ces femmes quâelle ne connaissait guĂšre verraient auprĂšs dâelle un homme de leurs amis, le jeune marquis de Beausergent, frĂšre de Mme dâArgencourt, lequel frĂ©quentait Ă©galement les deux sociĂ©tĂ©s, et de la prĂ©sence de qui les femmes de la seconde aimaient beaucoup Ă se parer sous les yeux de celles de la premiĂšre. Il sâĂ©tait assis derriĂšre Mme de Cambremer sur une chaise placĂ©e en travers pour pouvoir lorgner dans les autres loges. Il y connaissait tout le monde et, pour saluer, avec la ravissante Ă©lĂ©gance de sa jolie tournure cambrĂ©e, de sa fine tĂȘte aux cheveux blonds, il soulevait Ă demi son corps redressĂ©, un sourire Ă ses yeux bleus, avec un mĂ©lange de respect et de dĂ©sinvolture, gravant ainsi avec prĂ©cision dans le rectangle du plan oblique oĂč il Ă©tait placĂ© comme une de ces vieilles estampes qui figurent un grand seigneur hautain et courtisan. Il acceptait souvent de la sorte dâaller au théùtre avec Mme de Cambremer ; dans la salle et Ă la sortie, dans le vestibule, il restait bravement auprĂšs dâelle au milieu de la foule des amies plus brillantes quâil avait lĂ et Ă qui il Ă©vitait de parler, ne voulant pas les gĂȘner, et comme sâil avait Ă©tĂ© en mauvaise compagnie. Si alors passait la princesse de Guermantes, belle et lĂ©gĂšre comme Diane, laissant traĂźner derriĂšre elle un manteau incomparable, faisant se dĂ©tourner toutes les tĂȘtes et suivie par tous les yeux par ceux de Mme de Cambremer plus que par tous les autres, M. de Beausergent sâabsorbait dans une conversation avec sa voisine, ne rĂ©pondait au sourire amical et Ă©blouissant de la princesse que contraint et forcĂ© et avec la rĂ©serve bien Ă©levĂ©e et la charitable froideur de quelquâun dont lâamabilitĂ© peut ĂȘtre devenue momentanĂ©ment gĂȘnante. Mme de Cambremer nâeĂ»t-elle pas su que la baignoire appartenait Ă la princesse quâelle eĂ»t cependant reconnu que Mme de Guermantes Ă©tait lâinvitĂ©e, Ă lâair dâintĂ©rĂȘt plus grand quâelle portait au spectacle de la scĂšne et de la salle afin dâĂȘtre aimable envers son hĂŽtesse. Mais en mĂȘme temps que cette force centrifuge, une force inverse dĂ©veloppĂ©e par le mĂȘme dĂ©sir dâamabilitĂ© ramenait lâattention de la duchesse vers sa propre toilette, sur son aigrette, son collier, son corsage et aussi vers celle de la princesse elle-mĂȘme, dont la cousine semblait se proclamer la sujette, lâesclave, venue ici seulement pour la voir, prĂȘte Ă la suivre ailleurs sâil avait pris fantaisie Ă la titulaire de la loge de sâen aller, et ne regardant que comme composĂ©e dâĂ©trangers curieux Ă considĂ©rer le reste de la salle oĂč elle comptait pourtant nombre dâamis dans la loge desquels elle se trouvait dâautres semaines et Ă lâĂ©gard de qui elle ne manquait pas de faire preuve alors du mĂȘme loyalisme exclusif, relativiste et hebdomadaire. Mme de Cambremer Ă©tait Ă©tonnĂ©e de voir la duchesse ce soir. Elle savait que celle-ci restait trĂšs tard Ă Guermantes et supposait quâelle y Ă©tait encore. Mais on lui avait racontĂ© que parfois, quand il y avait Ă Paris un spectacle quâelle jugeait intĂ©ressant, Mme de Guermantes faisait atteler une de ses voitures aussitĂŽt quâelle avait pris le thĂ© avec les chasseurs et, au soleil couchant, partait au grand trot, Ă travers la forĂȘt crĂ©pusculaire, puis par la route, prendre le train Ă Combray pour ĂȘtre Ă Paris le soir. Peut-ĂȘtre vient-elle de Guermantes exprĂšs pour entendre la Berma », pensait avec admiration Mme de Cambremer. Et elle se rappelait avoir entendu dire Ă Swann, dans ce jargon ambigu quâil avait en commun avec M. de Charlus La duchesse est un des ĂȘtres les plus nobles de Paris, de lâĂ©lite la plus raffinĂ©e, la plus choisie. » Pour moi qui faisais dĂ©river du nom de Guermantes, du nom de BaviĂšre et du nom de CondĂ© la vie, la pensĂ©e des deux cousines je ne le pouvais plus pour leurs visages puisque je les avais vus, jâaurais mieux aimĂ© connaĂźtre leur jugement sur PhĂšdre que celui du plus grand critique du monde. Car dans le sien je nâaurais trouvĂ© que de lâintelligence, de lâintelligence supĂ©rieure Ă la mienne, mais de mĂȘme nature. Mais ce que pensaient la duchesse et la princesse de Guermantes, et qui mâeĂ»t fourni sur la nature de ces deux poĂ©tiques crĂ©atures un document inestimable, je lâimaginais Ă lâaide de leurs noms, jây supposais un charme irrationnel et, avec la soif et la nostalgie dâun fiĂ©vreux, ce que je demandais Ă leur opinion sur PhĂšdre de me rendre, câĂ©tait le charme des aprĂšs-midi dâĂ©tĂ© oĂč je mâĂ©tais promenĂ© du cĂŽtĂ© de Guermantes. Mme de Cambremer essayait de distinguer quelle sorte de toilette portaient les deux cousines. Pour moi, je ne doutais pas que ces toilettes ne leur fussent particuliĂšres, non pas seulement dans le sens oĂč la livrĂ©e Ă col rouge ou Ă revers bleu appartenait jadis exclusivement aux Guermantes et aux CondĂ©, mais plutĂŽt comme pour un oiseau le plumage qui nâest pas seulement un ornement de sa beautĂ©, mais une extension de son corps. La toilette de ces deux femmes me semblait comme une matĂ©rialisation neigeuse ou diaprĂ©e de leur activitĂ© intĂ©rieure, et, comme les gestes que jâavais vu faire Ă la princesse de Guermantes et que je nâavais pas doutĂ© correspondre Ă une idĂ©e cachĂ©e, les plumes qui descendaient du front de la princesse et le corsage Ă©blouissant et pailletĂ© de sa cousine semblaient avoir une signification, ĂȘtre pour chacune des deux femmes un attribut qui nâĂ©tait quâĂ elle et dont jâaurais voulu connaĂźtre la signification lâoiseau de paradis me semblait insĂ©parable de lâune, comme le paon de Junon ; je ne pensais pas quâaucune femme pĂ»t usurper le corsage pailletĂ© de lâautre plus que lâĂ©gide Ă©tincelante et frangĂ©e de Minerve. Et quand je portais mes yeux sur cette baignoire, bien plus quâau plafond du théùtre oĂč Ă©taient peintes de froides allĂ©gories, câĂ©tait comme si jâavais aperçu, grĂące au dĂ©chirement miraculeux des nuĂ©es coutumiĂšres, lâassemblĂ©e des Dieux en train de contempler le spectacle des hommes, sous un velum rouge, dans une Ă©claircie lumineuse, entre deux piliers du Ciel. Je contemplais cette apothĂ©ose momentanĂ©e avec un trouble que mĂ©langeait de paix le sentiment dâĂȘtre ignorĂ© des Immortels ; la duchesse mâavait bien vu une fois avec son mari, mais ne devait certainement pas sâen souvenir, et je ne souffrais pas quâelle se trouvĂąt, par la place quâelle occupait dans la baignoire, regarder les madrĂ©pores anonymes et collectifs du public de lâorchestre, car je sentais heureusement mon ĂȘtre dissous au milieu dâeux, quand, au moment oĂč en vertu des lois de la rĂ©fraction vint sans doute se peindre dans le courant impassible des deux yeux bleus la forme confuse du protozoaire dĂ©pourvu dâexistence individuelle que jâĂ©tais, je vis une clartĂ© les illuminer la duchesse, de dĂ©esse devenue femme et me semblant tout dâun coup mille fois plus belle, leva vers moi la main gantĂ©e de blanc quâelle tenait appuyĂ©e sur le rebord de la loge, lâagita en signe dâamitiĂ©, mes regards se sentirent croisĂ©s par lâincandescence involontaire et les feux des yeux de la princesse, laquelle les avait fait entrer Ă son insu en conflagration rien quâen les bougeant pour chercher Ă voir Ă qui sa cousine venait de dire bonjour, et celle-ci, qui mâavait reconnu, fit pleuvoir sur moi lâaverse Ă©tincelante et cĂ©leste de son sourire. Maintenant tous les matins, bien avant lâheure oĂč elle sortait, jâallais par un long dĂ©tour me poster Ă lâangle de la rue quâelle descendait dâhabitude, et, quand le moment de son passage me semblait proche, je remontais dâun air distrait, regardant dans une direction opposĂ©e et levant les yeux vers elle dĂšs que jâarrivais Ă sa hauteur, mais comme si je ne mâĂ©tais nullement attendu Ă la voir. MĂȘme les premiers jours, pour ĂȘtre plus sĂ»r de ne pas la manquer, jâattendais devant la maison. Et chaque fois que la porte cochĂšre sâouvrait laissant passer successivement tant de personnes qui nâĂ©taient pas celle que jâattendais, son Ă©branlement se prolongeait ensuite dans mon cĆur en oscillations qui mettaient longtemps Ă se calmer. Car jamais fanatique dâune grande comĂ©dienne quâil ne connaĂźt pas, allant faire le pied de grue » devant la sortie des artistes, jamais foule exaspĂ©rĂ©e ou idolĂątre rĂ©unie pour insulter ou porter en triomphe le condamnĂ© ou le grand homme quâon croit ĂȘtre sur le point de passer chaque fois quâon entend du bruit venu de lâintĂ©rieur de la prison ou du palais ne furent aussi Ă©mus que je lâĂ©tais, attendant le dĂ©part de cette grande dame qui, dans sa toilette simple, savait, par la grĂące de sa marche toute diffĂ©rente de lâallure quâelle avait quand elle entrait dans un salon ou dans une loge, faire de sa promenade matinale â il nây avait pour moi quâelle au monde qui se promenĂąt â tout un poĂšme dâĂ©lĂ©gance et la plus fine parure, la plus curieuse fleur du beau temps. Mais aprĂšs trois jours, pour que le concierge ne pĂ»t se rendre compte de mon manĂšge, je mâen allai beaucoup plus loin, jusquâĂ un point quelconque du parcours habituel de la duchesse. Souvent avant cette soirĂ©e au théùtre, je faisais ainsi de petites sorties avant le dĂ©jeuner, quand le temps Ă©tait beau ; sâil avait plu, Ă la premiĂšre Ă©claircie je descendais faire quelques pas, et tout dâun coup, venant sur le trottoir encore mouillĂ©, changĂ© par la lumiĂšre en laque dâor, dans lâapothĂ©ose dâun carrefour poudroyant dâun brouillard que tanne et blondit le soleil, jâapercevais une pensionnaire suivie de son institutrice ou une laitiĂšre avec ses manches blanches, je restais sans mouvement, une main contre mon cĆur qui sâĂ©lançait dĂ©jĂ vers une vie Ă©trangĂšre ; je tĂąchais de me rappeler la rue, lâheure, la porte sous laquelle la fillette que quelquefois je suivais avait disparu sans ressortir. Heureusement la fugacitĂ© de ces images caressĂ©es et que je me promettais de chercher Ă revoir les empĂȘchait de se fixer fortement dans mon souvenir. Nâimporte, jâĂ©tais moins triste dâĂȘtre malade, de nâavoir jamais eu encore le courage de me mettre Ă travailler, Ă commencer un livre, la terre me paraissait plus agrĂ©able Ă habiter, la vie plus intĂ©ressante Ă parcourir depuis que je voyais que les rues de Paris comme les routes de Balbec Ă©taient fleuries de ces beautĂ©s inconnues que jâavais si souvent cherchĂ© Ă faire surgir des bois de MĂ©sĂ©glise, et dont chacune excitait un dĂ©sir voluptueux quâelle seule semblait capable dâassouvir. En rentrant de lâOpĂ©ra, jâavais ajoutĂ© pour le lendemain Ă celles que depuis quelques jours je souhaitais de retrouver lâimage de Mme de Guermantes, grande, avec sa coiffure haute de cheveux blonds et lĂ©gers ; avec la tendresse promise dans le sourire quâelle mâavait adressĂ© de la baignoire de sa cousine. Je suivrais le chemin que Françoise mâavait dit que prenait la duchesse et je tĂącherais pourtant, pour retrouver deux jeunes filles que jâavais vues lâavant-veille, de ne pas manquer la sortie dâun cours et dâun catĂ©chisme. Mais, en attendant, de temps Ă autre, le scintillant sourire de Mme de Guermantes, la sensation de douceur quâil mâavait donnĂ©e, me revenaient. Et sans trop savoir ce que je faisais, je mâessayais Ă les placer comme une femme regarde lâeffet que ferait sur une robe une certaine sorte de boutons de pierrerie quâon vient de lui donner Ă cĂŽtĂ© des idĂ©es romanesques que je possĂ©dais depuis longtemps et que la froideur dâAlbertine, le dĂ©part prĂ©maturĂ© de GisĂšle et, avant cela, la sĂ©paration voulue et trop prolongĂ©e dâavec Gilberte avaient libĂ©rĂ©es lâidĂ©e par exemple dâĂȘtre aimĂ© dâune femme, dâavoir une vie en commun avec elle ; puis câĂ©tait lâimage de lâune ou lâautre des deux jeunes filles que jâapprochais de ces idĂ©es auxquelles, aussitĂŽt aprĂšs, je tĂąchais dâadapter le souvenir de la duchesse. AuprĂšs de ces idĂ©es, le souvenir de Mme de Guermantes Ă lâOpĂ©ra Ă©tait bien peu de chose, une petite Ă©toile Ă cĂŽtĂ© de la longue queue de sa comĂšte flamboyante ; de plus je connaissais trĂšs bien ces idĂ©es longtemps avant de connaĂźtre Mme de Guermantes ; le souvenir, lui, au contraire, je le possĂ©dais imparfaitement ; il mâĂ©chappait par moments ; ce fut pendant les heures oĂč, de flottant en moi au mĂȘme titre que les images dâautres femmes jolies, il passa peu Ă peu Ă une association unique et dĂ©finitive â exclusive de toute autre image fĂ©minine â avec mes idĂ©es romanesques si antĂ©rieures Ă lui, ce fut pendant ces quelques heures oĂč je me le rappelais le mieux que jâaurais dĂ» mâaviser de savoir exactement quel il Ă©tait ; mais je ne savais pas alors lâimportance quâil allait prendre pour moi ; il Ă©tait doux seulement comme un premier rendez-vous de Mme de Guermantes en moi-mĂȘme, il Ă©tait la premiĂšre esquisse, la seule vraie, la seule faite dâaprĂšs la vie, la seule qui fĂ»t rĂ©ellement Mme de Guermantes ; durant les quelques heures oĂč jâeus le bonheur de le dĂ©tenir sans savoir faire attention Ă lui, il devait ĂȘtre bien charmant pourtant, ce souvenir, puisque câest toujours Ă lui, librement encore Ă ce moment-lĂ , sans hĂąte, sans fatigue, sans rien de nĂ©cessaire ni dâanxieux, que mes idĂ©es dâamour revenaient ; ensuite au fur et Ă mesure que ces idĂ©es le fixĂšrent plus dĂ©finitivement, il acquit dâelles une plus grande force, mais devint lui-mĂȘme plus vague ; bientĂŽt je ne sus plus le retrouver ; et dans mes rĂȘveries, je le dĂ©formais sans doute complĂštement, car, chaque fois que je voyais Mme de Guermantes, je constatais un Ă©cart, dâailleurs toujours diffĂ©rent, entre ce que jâavais imaginĂ© et ce que je voyais. Chaque jour maintenant, certes, au moment que Mme de Guermantes dĂ©bouchait au haut de la rue, jâapercevais encore sa taille haute, ce visage au regard clair sous une chevelure lĂ©gĂšre, toutes choses pour lesquelles jâĂ©tais lĂ ; mais en revanche, quelques secondes plus tard, quand, ayant dĂ©tournĂ© les yeux dans une autre direction pour avoir lâair de ne pas mâattendre Ă cette rencontre que jâĂ©tais venu chercher, je les levais sur la duchesse au moment oĂč jâarrivais au mĂȘme niveau de la rue quâelle, ce que je voyais alors, câĂ©taient des marques rouges, dont je ne savais si elles Ă©taient dues au grand air ou Ă la couperose, sur un visage maussade qui, par un signe fort sec et bien Ă©loignĂ© de lâamabilitĂ© du soir de PhĂšdre, rĂ©pondait Ă ce salut que je lui adressais quotidiennement avec un air de surprise et qui ne semblait pas lui plaire. Pourtant, au bout de quelques jours pendant lesquels le souvenir des deux jeunes filles lutta avec des chances inĂ©gales pour la domination de mes idĂ©es amoureuses avec celui de Mme de Guermantes, ce fut celui-ci, comme de lui-mĂȘme, qui finit par renaĂźtre le plus souvent pendant que ses concurrents sâĂ©liminaient ; ce fut sur lui que je finis par avoir, en somme volontairement encore et comme par choix et plaisir, transfĂ©rĂ© toutes mes pensĂ©es dâamour. Je ne songeai plus aux fillettes du catĂ©chisme, ni Ă une certaine laitiĂšre ; et pourtant je nâespĂ©rai plus de retrouver dans la rue ce que jâĂ©tais venu y chercher, ni la tendresse promise au théùtre dans un sourire, ni la silhouette et le visage clair sous la chevelure blonde qui nâĂ©taient tels que de loin. Maintenant je nâaurais mĂȘme pu dire comment Ă©tait Mme de Guermantes, Ă quoi je la reconnaissais, car chaque jour, dans lâensemble de sa personne, la figure Ă©tait autre comme la robe et le chapeau. Pourquoi tel jour, voyant sâavancer de face sous une capote mauve une douce et lisse figure aux charmes distribuĂ©s avec symĂ©trie autour de deux yeux bleus et dans laquelle la ligne du nez semblait rĂ©sorbĂ©e, apprenais-je dâune commotion joyeuse que je ne rentrerais pas sans avoir aperçu Mme de Guermantes ? pourquoi ressentais-je le mĂȘme trouble, affectais-je la mĂȘme indiffĂ©rence, dĂ©tournais-je les yeux de la mĂȘme façon distraite que la veille Ă lâapparition de profil dans une rue de traverse et sous un toquet bleu marine, dâun nez en bec dâoiseau, le long dâune joue rouge, barrĂ©e dâun Ćil perçant, comme quelque divinitĂ© Ă©gyptienne ? Une fois ce ne fut pas seulement une femme Ă bec dâoiseau que je vis, mais comme un oiseau mĂȘme la robe et jusquâau toquet de Mme de Guermantes Ă©taient en fourrures et, ne laissant ainsi voir aucune Ă©toffe, elle semblait naturellement fourrĂ©e, comme certains vautours dont le plumage Ă©pais, uni, fauve et doux, a lâair dâune sorte de pelage. Au milieu de ce plumage naturel, la petite tĂȘte recourbait son bec dâoiseau et les yeux Ă fleur de tĂȘte Ă©taient perçants et bleus. Tel jour, je venais de me promener de long en large dans la rue pendant des heures sans apercevoir Mme de Guermantes, quand tout dâun coup, au fond dâune boutique de crĂ©mier cachĂ©e entre deux hĂŽtels dans ce quartier aristocratique et populaire, se dĂ©tachait le visage confus et nouveau dâune femme Ă©lĂ©gante qui Ă©tait en train de se faire montrer des petit-suisses » et, avant que jâeusse eu le temps de la distinguer, venait me frapper, comme un Ă©clair qui aurait mis moins de temps Ă arriver Ă moi que le reste de lâimage, le regard de la duchesse ; une autre fois, ne lâayant pas rencontrĂ©e et entendant sonner midi, je comprenais que ce nâĂ©tait plus la peine de rester Ă attendre, je reprenais tristement le chemin de la maison ; et, absorbĂ© dans ma dĂ©ception, regardant sans la voir une voiture qui sâĂ©loignait, je comprenais tout dâun coup que le mouvement de tĂȘte quâune dame avait fait de la portiĂšre Ă©tait pour moi et que cette dame, dont les traits dĂ©nouĂ©s et pĂąles, ou au contraire tendus et vifs, composaient sous un chapeau rond, au bas dâune haute aigrette, le visage dâune Ă©trangĂšre que jâavais cru ne pas reconnaĂźtre, Ă©tait Mme de Guermantes par qui je mâĂ©tais laissĂ© saluer sans mĂȘme lui rĂ©pondre. Et quelquefois je la trouvais en rentrant, au coin de la loge, oĂč le dĂ©testable concierge dont je haĂŻssais les coup dâĆil investigateurs Ă©tait en train de lui faire de grands saluts et sans doute aussi des rapports ». Car tout le personnel des Guermantes, dissimulĂ© derriĂšre les rideaux des fenĂȘtres, Ă©piait en tremblant le dialogue quâil nâentendait pas et Ă la suite duquel la duchesse ne manquait pas de priver de ses sorties tel ou tel domestique que le pipelet » avait vendu. Ă cause de toutes les apparitions successives de visages diffĂ©rents quâoffrait Mme de Guermantes, visages occupant une Ă©tendue relative et variĂ©e, tantĂŽt Ă©troite, tantĂŽt vaste, dans lâensemble de sa toilette, mon amour nâĂ©tait pas attachĂ© Ă telle ou telle de ces parties changeantes de chair et dâĂ©toffe qui prenaient, selon les jours, la place des autres et quâelle pouvait modifier et renouveler presque entiĂšrement sans altĂ©rer mon trouble parce quâĂ travers elles, Ă travers le nouveau collet la joue inconnue, je sentais que câĂ©tait toujours Mme de Guermantes. Ce que jâaimais, câĂ©tait la personne invisible qui mettait en mouvement tout cela, câĂ©tait elle, dont lâhostilitĂ© me chagrinait, dont lâapproche me bouleversait, dont jâeusse voulu capter la vie et chasser les amis. Elle pouvait arborer une plume bleue ou montrer un teint de feu, sans que ses actions perdissent pour moi de leur importance. Je nâaurais pas senti moi-mĂȘme que Mme de Guermantes Ă©tait excĂ©dĂ©e de me rencontrer tous les jours que je lâaurais indirectement appris du visage plein de froideur, de rĂ©probation et de pitiĂ© qui Ă©tait celui de Françoise quand elle mâaidait Ă mâapprĂȘter pour ces sorties matinales. DĂšs que je lui demandais mes affaires, je sentais sâĂ©lever un vent contraire dans les traits rĂ©tractĂ©s et battus de sa figure. Je nâessayais mĂȘme pas de gagner la confiance de Françoise, je sentais que je nây arriverais pas. Elle avait, pour savoir immĂ©diatement tout ce qui pouvait nous arriver, Ă mes parents et Ă moi, de dĂ©sagrĂ©able, un pouvoir dont la nature mâest toujours restĂ©e obscure. Peut-ĂȘtre nâĂ©tait-il pas surnaturel et aurait-il pu sâexpliquer par des moyens dâinformations qui lui Ă©taient spĂ©ciaux ; câest ainsi que des peuplades sauvages apprennent certaines nouvelles plusieurs jours avant que la poste les ait apportĂ©es Ă la colonie europĂ©enne, et qui leur ont Ă©tĂ© en rĂ©alitĂ© transmises, non par tĂ©lĂ©pathie, mais de colline en colline Ă lâaide de feux allumĂ©s. Ainsi dans le cas particulier de mes promenades, peut-ĂȘtre les domestiques de Mme de Guermantes avaient-ils entendu leur maĂźtresse exprimer sa lassitude de me trouver inĂ©vitablement sur son chemin et avaient-ils rĂ©pĂ©tĂ© ces propos Ă Françoise. Mes parents, il est vrai, auraient pu affecter Ă mon service quelquâun dâautre que Françoise, je nây aurais pas gagnĂ©. Françoise en un sens Ă©tait moins domestique que les autres. Dans sa maniĂšre de sentir, dâĂȘtre bonne et pitoyable, dâĂȘtre dure et hautaine, dâĂȘtre fine et bornĂ©e, dâavoir la peau blanche et les mains rouges, elle Ă©tait la demoiselle de village dont les parents Ă©taient bien de chez eux » mais, ruinĂ©s, avaient Ă©tĂ© obligĂ©s de la mettre en condition. Sa prĂ©sence dans notre maison, câĂ©tait lâair de la campagne et la vie sociale dans une ferme, il y a cinquante ans, transportĂ©s chez nous, grĂące Ă une sorte de voyage inverse oĂč câest la villĂ©giature qui vient vers le voyageur. Comme la vitrine dâun musĂ©e rĂ©gional lâest par ces curieux ouvrages que les paysannes exĂ©cutent et passementent encore dans certaines provinces, notre appartement parisien Ă©tait dĂ©corĂ© par les paroles de Françoise inspirĂ©es dâun sentiment traditionnel et local et qui obĂ©issaient Ă des rĂšgles trĂšs anciennes. Et elle savait y retracer comme avec des fils de couleur les cerisiers et les oiseaux de son enfance, le lit oĂč Ă©tait morte sa mĂšre, et quâelle voyait encore. Mais malgrĂ© tout cela, dĂšs quâelle Ă©tait entrĂ©e Ă Paris Ă notre service, elle avait partagĂ© â et Ă plus forte raison toute autre lâeĂ»t fait Ă sa place â les idĂ©es, les jurisprudences dâinterprĂ©tation des domestiques des autres Ă©tages, se rattrapant du respect quâelle Ă©tait obligĂ©e de nous tĂ©moigner, en nous rĂ©pĂ©tant ce que la cuisiniĂšre du quatriĂšme disait de grossier Ă sa maĂźtresse, et avec une telle satisfaction de domestique, que, pour la premiĂšre fois de notre vie, nous sentant une sorte de solidaritĂ© avec la dĂ©testable locataire du quatriĂšme, nous nous disions que peut-ĂȘtre, en effet, nous Ă©tions des maĂźtres. Cette altĂ©ration du caractĂšre de Françoise Ă©tait peut-ĂȘtre inĂ©vitable. Certaines existences sont si anormales quâelles doivent engendrer fatalement certaines tares, telle celle que le Roi menait Ă Versailles entre ses courtisans, aussi Ă©trange que celle dâun pharaon ou dâun doge, et, bien plus que celle du Roi, la vie des courtisans. Celle des domestiques est sans doute dâune Ă©trangetĂ© plus monstrueuse encore et que seule lâhabitude nous voile. Mais câest jusque dans des dĂ©tails encore plus particuliers que jâaurais Ă©tĂ© condamnĂ©, mĂȘme si jâavais renvoyĂ© Françoise, Ă garder le mĂȘme domestique. Car divers autres purent entrer plus tard Ă mon service ; dĂ©jĂ pourvus des dĂ©fauts gĂ©nĂ©raux des domestiques, ils nâen subissaient pas moins chez moi une rapide transformation. Comme les lois de lâattaque commandent celles de la riposte, pour ne pas ĂȘtre entamĂ©s par les aspĂ©ritĂ©s de mon caractĂšre, tous pratiquaient dans le leur un rentrant identique et au mĂȘme endroit ; et, en revanche, ils profitaient de mes lacunes pour y installer des avancĂ©es. Ces lacunes, je ne les connaissais pas, non plus que les saillants auxquels leur entre-deux donnait lieu, prĂ©cisĂ©ment parce quâelles Ă©taient des lacunes. Mais mes domestiques, en se gĂątant peu Ă peu, me les apprirent. Ce fut par leurs dĂ©fauts invariablement acquis que jâappris mes dĂ©fauts naturels et invariables, leur caractĂšre me prĂ©senta une sorte dâĂ©preuve nĂ©gative du mien. Nous nous Ă©tions beaucoup moquĂ©s autrefois, ma mĂšre et moi, de Mme Sazerat qui disait en parlant des domestiques Cette race, cette espĂšce. » Mais je dois dire que la raison pourquoi je nâavais pas lieu de souhaiter de remplacer Françoise par quelque autre est que cette autre aurait appartenu tout autant et inĂ©vitablement Ă la race gĂ©nĂ©rale des domestiques et Ă lâespĂšce particuliĂšre des miens. Pour en revenir Ă Françoise, je nâai jamais dans ma vie Ă©prouvĂ© une humiliation sans avoir trouvĂ© dâavance sur le visage de Françoise des condolĂ©ances toutes prĂȘtes ; et si, lorsque dans ma colĂšre dâĂȘtre plaint par elle, je tentais de prĂ©tendre avoir au contraire remportĂ© un succĂšs, mes mensonges venaient inutilement se briser Ă son incrĂ©dulitĂ© respectueuse, mais visible, et Ă la conscience quâelle avait de son infaillibilitĂ©. Car elle savait la vĂ©ritĂ© ; elle la taisait et faisait seulement un petit mouvement des lĂšvres comme si elle avait encore la bouche pleine et finissait un bon morceau. Elle la taisait, du moins je lâai cru longtemps, car Ă cette Ă©poque-lĂ je me figurais encore que câĂ©tait au moyen de paroles quâon apprend aux autres la vĂ©ritĂ©. MĂȘme les paroles quâon me disait dĂ©posaient si bien leur signification inaltĂ©rable dans mon esprit sensible, que je ne croyais pas plus possible que quelquâun qui mâavait dit mâaimer ne mâaimĂąt pas, que Françoise elle-mĂȘme nâaurait pu douter, quand elle lâavait lu dans un journal, quâun prĂȘtre ou un monsieur quelconque fĂ»t capable, contre une demande adressĂ©e par la poste, de nous envoyer gratuitement un remĂšde infaillible contre toutes les maladies ou un moyen de centupler nos revenus. En revanche, si notre mĂ©decin lui donnait la pommade la plus simple contre le rhume de cerveau, elle si dure aux plus rudes souffrances gĂ©missait de ce quâelle avait dĂ» renifler, assurant que cela lui plumait le nez », et quâon ne savait plus oĂč vivre. Mais la premiĂšre, Françoise me donna lâexemple que je ne devais comprendre que plus tard quand il me fut donnĂ© de nouveau et plus douloureusement, comme on le verra dans les derniers volumes de cet ouvrage, par une personne qui mâĂ©tait plus chĂšre que la vĂ©ritĂ© nâa pas besoin dâĂȘtre dite pour ĂȘtre manifestĂ©e, et quâon peut peut-ĂȘtre la recueillir plus sĂ»rement sans attendre les paroles et sans tenir mĂȘme aucun compte dâelles, dans mille signes extĂ©rieurs, mĂȘme dans certains phĂ©nomĂšnes invisibles, analogues dans le monde des caractĂšres Ă ce que sont, dans la nature physique, les changements atmosphĂ©riques. Jâaurais peut-ĂȘtre pu mâen douter, puisque Ă moi-mĂȘme, alors, il mâarrivait souvent de dire des choses oĂč il nây avait nulle vĂ©ritĂ©, tandis que je la manifestais par tant de confidences involontaires de mon corps et de mes actes lesquelles Ă©taient fort bien interprĂ©tĂ©es par Françoise ; jâaurais peut-ĂȘtre pu mâen douter, mais pour cela il aurait fallu que jâeusse su que jâĂ©tais alors quelquefois menteur et fourbe. Or le mensonge et la fourberie Ă©taient chez moi, comme chez tout le monde, commandĂ©s dâune façon si immĂ©diate et contingente, et pour sa dĂ©fensive, par un intĂ©rĂȘt particulier, que mon esprit, fixĂ© sur un bel idĂ©al, laissait mon caractĂšre accomplir dans lâombre ces besognes urgentes et chĂ©tives et ne se dĂ©tournait pas pour les apercevoir. Quand Françoise, le soir, Ă©tait gentille avec moi, me demandait la permission de sâasseoir dans ma chambre, il me semblait que son visage devenait transparent et que jâapercevais en elle la bontĂ© et la franchise. Mais Jupien, lequel avait des parties dâindiscrĂ©tion que je ne connus que plus tard, rĂ©vĂ©la depuis quâelle disait que je ne valais pas la corde pour me pendre et que jâavais cherchĂ© Ă lui faire tout le mal possible. Ces paroles de Jupien tirĂšrent aussitĂŽt devant moi, dans une teinte inconnue, une Ă©preuve de mes rapports avec Françoise si diffĂ©rente de celle sur laquelle je me complaisais souvent Ă reposer mes regards et oĂč, sans la plus lĂ©gĂšre indĂ©cision, Françoise mâadorait et ne perdait pas une occasion de me cĂ©lĂ©brer, que je compris que ce nâest pas le monde physique seul qui diffĂšre de lâaspect sous lequel nous le voyons ; que toute rĂ©alitĂ© est peut-ĂȘtre aussi dissemblable de celle que nous croyons percevoir directement, que les arbres, le soleil et le ciel ne seraient pas tels que nous les voyons, sâils Ă©taient connus par des ĂȘtres ayant des yeux autrement constituĂ©s que les nĂŽtres, ou bien possĂ©dant pour cette besogne des organes autres que des yeux et qui donneraient des arbres, du ciel et du soleil des Ă©quivalents mais non visuels. Telle quâelle fut, cette brusque Ă©chappĂ©e que mâouvrit une fois Jupien sur le monde rĂ©el mâĂ©pouvanta. Encore ne sâagissait-il que de Françoise dont je ne me souciais guĂšre. En Ă©tait-il ainsi dans tous les rapports sociaux ? Et jusquâĂ quel dĂ©sespoir cela pourrait-il me mener un jour, sâil en Ă©tait de mĂȘme dans lâamour ? CâĂ©tait le secret de lâavenir. Alors, il ne sâagissait encore que de Françoise. Pensait-elle sincĂšrement ce quâelle avait dit Ă Jupien ? Lâavait-elle dit seulement pour brouiller Jupien avec moi, peut-ĂȘtre pour quâon ne prĂźt pas la fille de Jupien pour la remplacer ? Toujours est-il que je compris lâimpossibilitĂ© de savoir dâune maniĂšre directe et certaine si Françoise mâaimait ou me dĂ©testait. Et ainsi ce fut elle qui la premiĂšre me donna lâidĂ©e quâune personne nâest pas, comme jâavais cru, claire et immobile devant nous avec ses qualitĂ©s, ses dĂ©fauts, ses projets, ses intentions Ă notre Ă©gard comme un jardin quâon regarde, avec toutes ses plates-bandes, Ă travers une grille mais est une ombre oĂč nous ne pouvons jamais pĂ©nĂ©trer, pour laquelle il nâexiste pas de connaissance directe, au sujet de quoi nous nous faisons des croyances nombreuses Ă lâaide de paroles et mĂȘme dâactions, lesquelles les unes et les autres ne nous donnent que des renseignements insuffisants et dâailleurs contradictoires, une ombre oĂč nous pouvons tour Ă tour imaginer, avec autant de vraisemblance, que brillent la haine et lâamour. Jâaimais vraiment Mme de Guermantes. Le plus grand bonheur que jâeusse pu demander Ă Dieu eĂ»t Ă©tĂ© de faire fondre sur elle toutes les calamitĂ©s, et que ruinĂ©e, dĂ©considĂ©rĂ©e, dĂ©pouillĂ©e de tous les privilĂšges qui me sĂ©paraient dâelle, nâayant plus de maison oĂč habiter ni de gens qui consentissent Ă la saluer, elle vĂźnt me demander asile. Je lâimaginais le faisant. Et mĂȘme les soirs oĂč quelque changement dans lâatmosphĂšre ou dans ma propre santĂ© amenait dans ma conscience quelque rouleau oubliĂ© sur lequel Ă©taient inscrites des impressions dâautrefois, au lieu de profiter des forces de renouvellement qui venaient de naĂźtre en moi, au lieu de les employer Ă dĂ©chiffrer en moi-mĂȘme des pensĂ©es qui dâhabitude mâĂ©chappaient, au lieu de me mettre enfin au travail, je prĂ©fĂ©rais parler tout haut, penser dâune maniĂšre mouvementĂ©e, extĂ©rieure, qui nâĂ©tait quâun discours et une gesticulation inutiles, tout un roman purement dâaventures, stĂ©rile et sans vĂ©ritĂ©, oĂč la duchesse, tombĂ©e dans la misĂšre, venait mâimplorer, moi qui Ă©tais devenu par suite de circonstances inverses riche et puissant. Et quand jâavais passĂ© des heures ainsi Ă imaginer des circonstances, Ă prononcer les phrases que je dirais Ă la duchesse en lâaccueillant sous mon toit, la situation restait la mĂȘme ; jâavais, hĂ©las, dans la rĂ©alitĂ©, choisi prĂ©cisĂ©ment pour lâaimer la femme qui rĂ©unissait peut-ĂȘtre le plus dâavantages diffĂ©rents et aux yeux de qui, Ă cause de cela, je ne pouvais espĂ©rer avoir aucun prestige ; car elle Ă©tait aussi riche que le plus riche qui nâeĂ»t pas Ă©tĂ© noble ; sans compter ce charme personnel qui la mettait Ă la mode, en faisait entre toutes une sorte de reine. Je sentais que je lui dĂ©plaisais en allant chaque matin au-devant dâelle ; mais si mĂȘme jâavais eu le courage de rester deux ou trois jours sans le faire, peut-ĂȘtre cette abstention qui eĂ»t reprĂ©sentĂ© pour moi un tel sacrifice, Mme de Guermantes ne lâeĂ»t pas remarquĂ©e, ou lâaurait attribuĂ©e Ă quelque empĂȘchement indĂ©pendant de ma volontĂ©. Et en effet je nâaurais pu rĂ©ussir Ă cesser dâaller sur sa route quâen mâarrangeant Ă ĂȘtre dans lâimpossibilitĂ© de le faire, car le besoin sans cesse renaissant de la rencontrer, dâĂȘtre pendant un instant lâobjet de son attention, la personne Ă qui sâadressait son salut, ce besoin-lĂ Ă©tait plus fort que lâennui de lui dĂ©plaire. Il aurait fallu mâĂ©loigner pour quelque temps ; je nâen avais pas le courage. Jây songeais quelquefois. Je disais alors Ă Françoise de faire mes malles, puis aussitĂŽt aprĂšs de les dĂ©faire. Et comme le dĂ©mon du pastiche, et de ne pas paraĂźtre vieux jeu, altĂšre la forme la plus naturelle et la plus sĂ»re de soi, Françoise, empruntant cette expression au vocabulaire de sa fille, disait que jâĂ©tais dingo. Elle nâaimait pas cela, elle disait que je balançais » toujours, car elle usait, quand elle ne voulait pas rivaliser avec les modernes, du langage de Saint-Simon. Il est vrai quâelle aimait encore moins quand je parlais en maĂźtre. Elle savait que cela ne mâĂ©tait pas naturel et ne me seyait pas, ce quâelle traduisait en disant que le voulu ne mâallait pas ». Je nâaurais eu le courage de partir que dans une direction qui me rapprochĂąt de Mme de Guermantes. Ce nâĂ©tait pas chose impossible. Ne serait-ce pas en effet me trouver plus prĂšs dâelle que je ne lâĂ©tais le matin dans la rue, solitaire, humiliĂ©, sentant que pas une seule des pensĂ©es que jâaurais voulu lui adresser nâarrivait jamais jusquâĂ elle, dans ce piĂ©tinement sur place de mes promenades, qui pourraient durer indĂ©finiment sans mâavancer en rien, si jâallais Ă beaucoup de lieues de Mme de Guermantes, mais chez quelquâun quâelle connĂ»t, quâelle sĂ»t difficile dans le choix de ses relations et qui mâapprĂ©ciĂąt, qui pourrait lui parler de moi, et sinon obtenir dâelle ce que je voulais, au moins le lui faire savoir, quelquâun grĂące Ă qui, en tout cas, rien que parce que jâenvisagerais avec lui sâil pourrait se charger ou non de tel ou tel message auprĂšs dâelle, je donnerais Ă mes songeries solitaires et muettes une forme nouvelle, parlĂ©e, active, qui me semblerait un progrĂšs, presque une rĂ©alisation. Ce quâelle faisait durant la vie mystĂ©rieuse de la Guermantes » quâelle Ă©tait, cela, qui Ă©tait lâobjet de ma rĂȘverie constante, y intervenir, mĂȘme de façon indirecte, comme avec un levier, en mettant en Ćuvre quelquâun Ă qui ne fussent pas interdits lâhĂŽtel de la duchesse, ses soirĂ©es, la conversation prolongĂ©e avec elle, ne serait-ce pas un contact plus distant mais plus effectif que ma contemplation dans la rue tous les matins ? LâamitiĂ©, lâadmiration que Saint-Loup avait pour moi, me semblaient immĂ©ritĂ©es et mâĂ©taient restĂ©es indiffĂ©rentes. Tout dâun coup jây attachai du prix, jâaurais voulu quâil les rĂ©vĂ©lĂąt Ă Mme de Guermantes, jâaurais Ă©tĂ© capable de lui demander de le faire. Car dĂšs quâon est amoureux, tous les petits privilĂšges inconnus quâon possĂšde, on voudrait pouvoir les divulguer Ă la femme quâon aime, comme font dans la vie les dĂ©shĂ©ritĂ©s et les fĂącheux. On souffre quâelle les ignore, on cherche Ă se consoler en se disant que justement parce quâils ne sont jamais visibles, peut-ĂȘtre ajoute-t-elle Ă lâidĂ©e quâelle a de vous cette possibilitĂ© dâavantages quâon ne sait pas. Saint-Loup ne pouvait pas depuis longtemps venir Ă Paris, soit, comme il le disait, Ă cause des exigences de son mĂ©tier, soit plutĂŽt Ă cause de chagrins que lui causait sa maĂźtresse avec laquelle il avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© deux fois sur le point de rompre. Il mâavait souvent dit le bien que je lui ferais en allant le voir dans cette garnison dont, le surlendemain du jour oĂč il avait quittĂ© Balbec, le nom mâavait causĂ© tant de joie quand je lâavais lu sur lâenveloppe de la premiĂšre lettre que jâeusse reçue de mon ami. CâĂ©tait, moins loin de Balbec que le paysage tout terrien ne lâaurait fait croire, une de ces petites citĂ©s aristocratiques et militaires, entourĂ©es dâune campagne Ă©tendue oĂč, par les beaux jours, flotte si souvent dans le lointain une sorte de buĂ©e sonore intermittente qui â comme un rideau de peupliers par ses sinuositĂ©s dessine le cours dâune riviĂšre quâon ne voit pas â rĂ©vĂšle les changements de place dâun rĂ©giment Ă la manĆuvre, que lâatmosphĂšre mĂȘme des rues, des avenues et des places, a fini par contracter une sorte de perpĂ©tuelle vibratilitĂ© musicale et guerriĂšre, et que le bruit le plus grossier de chariot ou de tramway sây prolonge en vagues appels de clairon, ressassĂ©s indĂ©finiment aux oreilles hallucinĂ©es par le silence. Elle nâĂ©tait pas situĂ©e tellement loin de Paris que je ne pusse, en descendant du rapide, rentrer, retrouver ma mĂšre et ma grandâmĂšre et coucher dans mon lit. AussitĂŽt que je lâeus compris, troublĂ© dâun douloureux dĂ©sir, jâeus trop peu de volontĂ© pour dĂ©cider de ne pas revenir Ă Paris et de rester dans la ville ; mais trop peu aussi pour empĂȘcher un employĂ© de porter ma valise jusquâĂ un fiacre et pour ne pas prendre, en marchant derriĂšre lui, lâĂąme dĂ©pourvue dâun voyageur qui surveille ses affaires et quâaucune grandâmĂšre nâattend, pour ne pas monter dans la voiture avec la dĂ©sinvolture de quelquâun qui, ayant cessĂ© de penser Ă ce quâil veut, a lâair de savoir ce quâil veut, et ne pas donner au cocher lâadresse du quartier de cavalerie. Je pensais que Saint-Loup viendrait coucher cette nuit-lĂ Ă lâhĂŽtel oĂč je descendrais afin de me rendre moins angoissant le premier contact avec cette ville inconnue. Un homme de garde alla le chercher, et je lâattendis Ă la porte du quartier, devant ce grand vaisseau tout retentissant du vent de novembre, et dâoĂč, Ă chaque instant, car câĂ©tait six heures du soir, des hommes sortaient deux par deux dans la rue, titubant comme sâils descendaient Ă terre dans quelque port exotique oĂč ils eussent momentanĂ©ment stationnĂ©. Saint-Loup arriva, remuant dans tous les sens, laissant voler son monocle devant lui ; je nâavais pas fait dire mon nom, jâĂ©tais impatient de jouir de sa surprise et de sa joie. â Ah ! quel ennui, sâĂ©cria-t-il en mâapercevant tout Ă coup et en devenant rouge jusquâaux oreilles, je viens de prendre la semaine et je ne pourrai pas sortir avant huit jours ! Et prĂ©occupĂ© par lâidĂ©e de me voir passer seul cette premiĂšre nuit, car il connaissait mieux que personne mes angoisses du soir quâil avait souvent remarquĂ©es et adoucies Ă Balbec, il interrompait ses plaintes pour se retourner vers moi, mâadresser de petits sourires, de tendres regards inĂ©gaux, les uns venant directement de son Ćil, les autres Ă travers son monocle, et qui tous Ă©taient une allusion Ă lâĂ©motion quâil avait de me revoir, une allusion aussi Ă cette chose importante que je ne comprenais toujours pas mais qui mâimportait maintenant, notre amitiĂ©. â Mon Dieu ! et oĂč allez-vous coucher ? Vraiment, je ne vous conseille pas lâhĂŽtel oĂč nous prenons pension, câest Ă cĂŽtĂ© de lâExposition oĂč des fĂȘtes vont commencer, vous auriez un monde fou. Non, il vaudrait mieux lâhĂŽtel de Flandre, câest un ancien petit palais du XVIIIe siĂšcle avec de vieilles tapisseries. Ăa fait » assez vieille demeure historique ». Saint-Loup employait Ă tout propos ce mot de faire » pour avoir lâair », parce que la langue parlĂ©e, comme la langue Ă©crite, Ă©prouve de temps en temps le besoin de ces altĂ©rations du sens des mots, de ces raffinements dâexpression. Et de mĂȘme que souvent les journalistes ignorent de quelle Ă©cole littĂ©raire proviennent les Ă©lĂ©gances » dont ils usent, de mĂȘme le vocabulaire, la diction mĂȘme de Saint-Loup Ă©taient faits de lâimitation de trois esthĂštes diffĂ©rents dont il ne connaissait aucun, mais dont ces modes de langage lui avaient Ă©tĂ© indirectement inculquĂ©s. Dâailleurs, conclut-il, cet hĂŽtel est assez adaptĂ© Ă votre hyperesthĂ©sie auditive. Vous nâaurez pas de voisins. Je reconnais que câest un piĂštre avantage, et comme en somme un autre voyageur peut y arriver demain, cela ne vaudrait pas la peine de choisir cet hĂŽtel-lĂ pour des rĂ©sultats de prĂ©caritĂ©. Non, câest Ă cause de lâaspect que je vous le recommande. Les chambres sont assez sympathiques, tous les meubles anciens et confortables, ça a quelque chose de rassurant. » Mais pour moi, moins artiste que Saint-Loup, le plaisir que peut donner une jolie maison Ă©tait superficiel, presque nul, et ne pouvait pas calmer mon angoisse commençante, aussi pĂ©nible que celle que jâavais jadis Ă Combray quand ma mĂšre ne venait pas me dire bonsoir ou celle que jâavais ressentie le jour de mon arrivĂ©e Ă Balbec dans la chambre trop haute qui sentait le vĂ©tiver. Saint-Loup le comprit Ă mon regard fixe. â Mais vous vous en fichez bien, mon pauvre petit, de ce joli palais, vous ĂȘtes tout pĂąle ; moi, comme une grande brute, je vous parle de tapisseries que vous nâaurez pas mĂȘme le cĆur de regarder. Je connais la chambre oĂč on vous mettrait, personnellement je la trouve trĂšs gaie, mais je me rends bien compte que pour vous avec votre sensibilitĂ© ce nâest pas pareil. Ne croyez pas que je ne vous comprenne pas, moi je ne ressens pas la mĂȘme chose, mais je me mets bien Ă votre place. Un sous-officier qui essayait un cheval dans la cour, trĂšs occupĂ© Ă le faire sauter, ne rĂ©pondant pas aux saluts des soldats, mais envoyant des bordĂ©es dâinjures Ă ceux qui se mettaient sur son chemin, adressa Ă ce moment un sourire Ă Saint-Loup et, sâapercevant alors que celui-ci avait un ami avec lui, salua. Mais son cheval se dressa de toute sa hauteur, Ă©cumant. Saint-Loup se jeta Ă sa tĂȘte, le prit par la bride, rĂ©ussit Ă le calmer et revint Ă moi. â Oui, me dit-il, je vous assure que je me rends compte, que je souffre de ce que vous Ă©prouvez ; je suis malheureux, ajouta-t-il, en posant affectueusement sa main sur mon Ă©paule, de penser que si jâavais pu rester prĂšs de vous, peut-ĂȘtre jâaurais pu, en causant avec vous jusquâau matin, vous ĂŽter un peu de votre tristesse. Je vous prĂȘterais bien des livres, mais vous ne pourrez pas lire si vous ĂȘtes comme cela. Et jamais je nâobtiendrai de me faire remplacer ici ; voilĂ deux fois de suite que je lâai fait parce que ma gosse Ă©tait venue. Et il fronçait le sourcil Ă cause de son ennui et aussi de sa contention Ă chercher, comme un mĂ©decin, quel remĂšde il pourrait appliquer Ă mon mal. â Cours donc faire du feu dans ma chambre, dit-il Ă un soldat qui passait. Allons, plus vite que ça, grouille-toi. Puis, de nouveau, il se dĂ©tournait vers moi, et le monocle et le regard myope faisaient allusion Ă notre grande amitiĂ© â Non ! vous ici, dans ce quartier oĂč jâai tant pensĂ© Ă vous, je ne peux pas en croire mes yeux, je crois que je rĂȘve. En somme, la santĂ©, cela va-t-il plutĂŽt mieux ? Vous allez me raconter tout cela tout Ă lâheure. Nous allons monter chez moi, ne restons pas trop dans la cour, il fait un bon dieu de vent, moi je ne le sens mĂȘme plus, mais pour vous qui nâĂȘtes pas habituĂ©, jâai peur que vous nâayez froid. Et le travail, vous y ĂȘtes-vous mis ? Non ? que vous ĂȘtes drĂŽle ! Si jâavais vos dispositions, je crois que jâĂ©crirais du matin au soir. Cela vous amuse davantage de ne rien faire. Quel malheur que ce soient les mĂ©diocres comme moi qui soient toujours prĂȘts Ă travailler et que ceux qui pourraient ne veuillent pas ! Et je ne vous ai pas seulement demandĂ© des nouvelles de Madame votre grandâmĂšre. Son Proudhon ne me quitte pas. Un officier, grand, beau, majestueux, dĂ©boucha Ă pas lents et solennels dâun escalier. Saint-Loup le salua et immobilisa la perpĂ©tuelle instabilitĂ© de son corps le temps de tenir la main Ă la hauteur du kĂ©pi. Mais il lây avait prĂ©cipitĂ©e avec tant de force, se redressant dâun mouvement si sec, et, aussitĂŽt le salut fini, la fit retomber par un dĂ©clanchement si brusque en changeant toutes les positions de lâĂ©paule, de la jambe et du monocle, que ce moment fut moins dâimmobilitĂ© que dâune vibrante tension oĂč se neutralisaient les mouvements excessifs qui venaient de se produire et ceux qui allaient commencer. Cependant lâofficier, sans se rapprocher, calme, bienveillant, digne, impĂ©rial, reprĂ©sentant en somme tout lâopposĂ© de Saint-Loup, leva, lui aussi, mais sans se hĂąter, la main vers son kĂ©pi. â Il faut que je dise un mot au capitaine, me chuchota Saint-Loup ; soyez assez gentil pour aller mâattendre dans ma chambre, câest la seconde Ă droite, au troisiĂšme Ă©tage, je vous rejoins dans un moment. Et, partant au pas de charge, prĂ©cĂ©dĂ© de son monocle qui volait en tous sens, il marcha droit vers le digne et lent capitaine dont on amenait Ă ce moment le cheval et qui, avant de se prĂ©parer Ă y monter, donnait quelques ordres avec une noblesse de gestes Ă©tudiĂ©e comme dans quelque tableau historique et sâil allait partir pour une bataille du premier Empire, alors quâil rentrait simplement chez lui, dans la demeure quâil avait louĂ©e pour le temps quâil resterait Ă DonciĂšres et qui Ă©tait sise sur une place, nommĂ©e, comme par une ironie anticipĂ©e Ă lâĂ©gard de ce napolĂ©onide, Place de la RĂ©publique ! Je mâengageai dans lâescalier, manquant Ă chaque pas de glisser sur ces marches cloutĂ©es, apercevant des chambrĂ©es aux murs nus, avec le double alignement des lits et des paquetages. On mâindiqua la chambre de Saint-Loup. Je restai un instant devant sa porte fermĂ©e, car jâentendais remuer ; on bougeait une chose, on en laissait tomber une autre ; je sentais que la chambre nâĂ©tait pas vide et quâil y avait quelquâun. Mais ce nâĂ©tait que le feu allumĂ© qui brĂ»lait. Il ne pouvait pas se tenir tranquille, il dĂ©plaçait les bĂ»ches et fort maladroitement. Jâentrai ; il en laissa rouler une, en fit fumer une autre. Et mĂȘme quand il ne bougeait pas, comme les gens vulgaires il faisait tout le temps entendre des bruits qui, du moment que je voyais monter la flamme, se montraient Ă moi des bruits de feu, mais que, si jâeusse Ă©tĂ© de lâautre cĂŽtĂ© du mur, jâaurais cru venir de quelquâun qui se mouchait et marchait. Enfin, je mâassis dans la chambre. Des tentures de liberty et de vieilles Ă©toffes allemandes du XVIIIe siĂšcle la prĂ©servaient de lâodeur quâexhalait le reste du bĂątiment, grossiĂšre, fade et corruptible comme celle du pain bis. Câest lĂ , dans cette chambre charmante, que jâeusse dĂźnĂ© et dormi avec bonheur et avec calme. Saint-Loup y semblait presque prĂ©sent grĂące aux livres de travail qui Ă©taient sur sa table Ă cĂŽtĂ© des photographies parmi lesquelles je reconnus la mienne et celle de Mme de Guermantes, grĂące au feu qui avait fini par sâhabituer Ă la cheminĂ©e et, comme une bĂȘte couchĂ©e en une attente ardente, silencieuse et fidĂšle, laissait seulement de temps Ă autre tomber une braise qui sâĂ©miettait, ou lĂ©chait dâune flamme la paroi de la cheminĂ©e. Jâentendais le tic tac de la montre de Saint-Loup, laquelle ne devait pas ĂȘtre bien loin de moi. Ce tic tac changeait de place Ă tout moment, car je ne voyais pas la montre ; il me semblait venir de derriĂšre moi, de devant, dâĂ droite, dâĂ gauche, parfois sâĂ©teindre comme sâil Ă©tait trĂšs loin. Tout dâun coup je dĂ©couvris la montre sur la table. Alors jâentendis le tic tac en un lieu fixe dâoĂč il ne bougea plus. Je croyais lâentendre Ă cet endroit-lĂ ; je ne lây entendais pas, je lây voyais, les sons nâont pas de lieu. Du moins les rattachons-nous Ă des mouvements et par lĂ ont-ils lâutilitĂ© de nous prĂ©venir de ceux-ci, de paraĂźtre les rendre nĂ©cessaires et naturels. Certes il arrive quelquefois quâun malade auquel on a hermĂ©tiquement bouchĂ© les oreilles nâentende plus le bruit dâun feu pareil Ă celui qui rabĂąchait en ce moment dans la cheminĂ©e de Saint-Loup, tout en travaillant Ă faire des tisons et des cendres quâil laissait ensuite tomber dans sa corbeille, nâentende pas non plus le passage des tramways dont la musique prenait son vol, Ă intervalles rĂ©guliers, sur la grandâplace de DonciĂšres. Alors que le malade lise, et les pages se tourneront silencieusement comme si elles Ă©taient feuilletĂ©es par un dieu. La lourde rumeur dâun bain quâon prĂ©pare sâattĂ©nue, sâallĂšge et sâĂ©loigne comme un gazouillement cĂ©leste. Le recul du bruit, son amincissement, lui ĂŽtent toute puissance agressive Ă notre Ă©gard ; affolĂ©s tout Ă lâheure par des coups de marteau qui semblaient Ă©branler le plafond sur notre tĂȘte, nous nous plaisons maintenant Ă les recueillir, lĂ©gers, caressants, lointains comme un murmure de feuillages jouant sur la route avec le zĂ©phir. On fait des rĂ©ussites avec des cartes quâon nâentend pas, si bien quâon croit ne pas les avoir remuĂ©es, quâelles bougent dâelles-mĂȘmes et, allant au-devant de notre dĂ©sir de jouer avec elles, se sont mises Ă jouer avec nous. Et Ă ce propos on peut se demander si pour lâAmour ajoutons mĂȘme Ă lâAmour lâamour de la vie, lâamour de la gloire, puisquâil y a, paraĂźt-il, des gens qui connaissent ces deux derniers sentiments on ne devrait pas agir comme ceux qui, contre le bruit, au lieu dâimplorer quâil cesse, se bouchent les oreilles ; et, Ă leur imitation, reporter notre attention, notre dĂ©fensive, en nous-mĂȘme, leur donner comme objet Ă rĂ©duire, non pas lâĂȘtre extĂ©rieur que nous aimons, mais notre capacitĂ© de souffrir par lui. Pour revenir au son, quâon Ă©paississe encore les boules qui ferment le conduit auditif, elles obligent au pianissimo la jeune fille qui jouait au-dessus de notre tĂȘte un air turbulent ; quâon enduise une de ces boules dâune matiĂšre grasse, aussitĂŽt son despotisme est obĂ©i par toute la maison, ses lois mĂȘmes sâĂ©tendent au dehors. Le pianissimo ne suffit plus, la boule fait instantanĂ©ment fermer le clavier et la leçon de musique est brusquement finie ; le monsieur qui marchait sur notre tĂȘte cesse dâun seul coup sa ronde ; la circulation des voitures et des tramways est interrompue comme si on attendait un Chef dâĂtat. Et cette attĂ©nuation des sons trouble mĂȘme quelquefois le sommeil au lieu de le protĂ©ger. Hier encore les bruits incessants, en nous dĂ©crivant dâune façon continue les mouvements dans la rue et dans la maison, finissaient par nous endormir comme un livre ennuyeux ; aujourdâhui, Ă la surface de silence Ă©tendue sur notre sommeil, un heurt plus fort que les autres arrive Ă se faire entendre, lĂ©ger comme un soupir, sans lien avec aucun autre son, mystĂ©rieux ; et la demande dâexplication quâil exhale suffit Ă nous Ă©veiller. Que lâon retire pour un instant au malade les cotons superposĂ©s Ă son tympan, et soudain la lumiĂšre, le plein soleil du son se montre de nouveau, aveuglant, renaĂźt dans lâunivers ; Ă toute vitesse rentre le peuple des bruits exilĂ©s ; on assiste, comme si elles Ă©taient psalmodiĂ©es par des anges musiciens, Ă la rĂ©surrection des voix. Les rues vides sont remplies pour un instant par les ailes rapides et successives des tramways chanteurs. Dans la chambre elle-mĂȘme, le malade vient de crĂ©er, non pas, comme PromĂ©thĂ©e, le feu, mais le bruit du feu. Et en augmentant, en relĂąchant les tampons dâouate, câest comme si on faisait jouer alternativement lâune et lâautre des deux pĂ©dales quâon a ajoutĂ©es Ă la sonoritĂ© du monde extĂ©rieur. Seulement il y aussi des suppressions de bruits qui ne sont pas momentanĂ©es. Celui qui est devenu entiĂšrement sourd ne peut mĂȘme pas faire chauffer auprĂšs de lui une bouillotte de lait sans devoir guetter des yeux, sur le couvercle ouvert, le reflet blanc, hyperborĂ©en, pareil Ă celui dâune tempĂȘte de neige et qui est le signe prĂ©monitoire auquel il est sage dâobĂ©ir en retirant, comme le Seigneur arrĂȘtant les flots, les prises Ă©lectriques ; car dĂ©jĂ lâĆuf ascendant et spasmodique du lait qui bout accomplit sa crue en quelques soulĂšvements obliques, enfle, arrondit quelques voiles Ă demi chavirĂ©es quâavait plissĂ©es la crĂšme, en lance dans la tempĂȘte une en nacre et que lâinterruption des courants, si lâorage Ă©lectrique est conjurĂ© Ă temps, fera toutes tournoyer sur elles-mĂȘmes et jettera Ă la dĂ©rive, changĂ©es en pĂ©tales de magnolia. Mais si le malade nâavait pas pris assez vite les prĂ©cautions nĂ©cessaires, bientĂŽt ses livres et sa montre engloutis, Ă©mergeant Ă peine dâune mer blanche aprĂšs ce mascaret lactĂ©, il serait obligĂ© dâappeler au secours sa vieille bonne qui, fĂ»t-il lui-mĂȘme un homme politique illustre ou un grand Ă©crivain, lui dirait quâil nâa pas plus de raison quâun enfant de cinq ans. Ă dâautres moments, dans la chambre magique, devant la porte fermĂ©e, une personne qui nâĂ©tait pas lĂ tout Ă lâheure a fait son apparition, câest un visiteur quâon nâa pas entendu entrer et qui fait seulement des gestes comme dans un de ces petits théùtres de marionnettes, si reposants pour ceux qui ont pris en dĂ©goĂ»t le langage parlĂ©. Et pour ce sourd total, comme la perte dâun sens ajoute autant de beautĂ© au monde que ne fait son acquisition, câest avec dĂ©lices quâil se promĂšne maintenant sur une Terre presque Ă©dĂ©nique oĂč le son nâa pas encore Ă©tĂ© créé. Les plus hautes cascades dĂ©roulent pour ses yeux seuls leur nappe de cristal, plus calmes que la mer immobile, comme des cataractes du Paradis. Comme le bruit Ă©tait pour lui, avant sa surditĂ©, la forme perceptible que revĂȘtait la cause dâun mouvement, les objets remuĂ©s sans bruit semblent lâĂȘtre sans cause ; dĂ©pouillĂ©s de toute qualitĂ© sonore, ils montrent une activitĂ© spontanĂ©e, ils semblent vivre ; ils remuent, sâimmobilisent, prennent feu dâeux-mĂȘmes. Dâeux-mĂȘmes ils sâenvolent comme les monstres ailĂ©s de la prĂ©histoire. Dans la maison solitaire et sans voisins du sourd, le service qui, avant que lâinfirmitĂ© fĂ»t complĂšte, montrait dĂ©jĂ plus de rĂ©serve, se faisait silencieusement, est assurĂ© maintenant, avec quelque chose de subreptice, par des muets, ainsi quâil arrive pour un roi de fĂ©erie. Comme sur la scĂšne encore, le monument que le sourd voit de sa fenĂȘtre â caserne, Ă©glise, mairie â nâest quâun dĂ©cor. Si un jour il vient Ă sâĂ©crouler, il pourra Ă©mettre un nuage de poussiĂšre et des dĂ©combres visibles ; mais moins matĂ©riel mĂȘme quâun palais de théùtre dont il nâa pourtant pas la minceur, il tombera dans lâunivers magique sans que la chute de ses lourdes pierres de taille ternisse de la vulgaritĂ© dâaucun bruit la chastetĂ© du silence. Celui, bien plus relatif, qui rĂ©gnait dans la petite chambre militaire oĂč je me trouvais depuis un moment, fut rompu. La porte sâouvrit, et Saint-Loup, laissant tomber son monocle, entra vivement. â Ah ! Robert, quâon est bien chez vous, lui dis-je ; comme il serait bon quâil fĂ»t permis dây dĂźner et dây coucher ! Et en effet, si cela nâavait pas Ă©tĂ© dĂ©fendu, quel repos sans tristesse jâaurais goĂ»tĂ© lĂ , protĂ©gĂ© par cette atmosphĂšre de tranquillitĂ©, de vigilance et de gaietĂ© quâentretenaient mille volontĂ©s rĂ©glĂ©es et sans inquiĂ©tude, mille esprits insouciants, dans cette grande communautĂ© quâest une caserne oĂč, le temps ayant pris la forme de lâaction, la triste cloche des heures Ă©tait remplacĂ©e par la mĂȘme joyeuse fanfare de ces appels dont Ă©tait perpĂ©tuellement tenu en suspens sur les pavĂ©s de la ville, Ă©miettĂ© et pulvĂ©rulent, le souvenir sonore ; â voix sĂ»re dâĂȘtre Ă©coutĂ©e, et musicale, parce quâelle nâĂ©tait pas seulement le commandement de lâautoritĂ© Ă lâobĂ©issance mais aussi de la sagesse au bonheur. â Ah ! vous aimeriez mieux coucher ici prĂšs de moi que de partir seul Ă lâhĂŽtel, me dit Saint-Loup en riant. â Oh ! Robert, vous ĂȘtes cruel de prendre cela avec ironie, lui dis-je, puisque vous savez que câest impossible et que je vais tant souffrir lĂ -bas. â Eh bien ! vous me flattez, me dit-il, car jâai justement eu, de moi-mĂȘme, cette idĂ©e que vous aimeriez mieux rester ici ce soir. Et câest prĂ©cisĂ©ment cela que jâĂ©tais allĂ© demander au capitaine. â Et il a permis ? mâĂ©criai-je. â Sans aucune difficultĂ©. â Oh ! je lâadore ! â Non, câest trop. Maintenant laissez-moi appeler mon ordonnance pour quâil sâoccupe de notre dĂźner, ajouta-t-il, pendant que je me dĂ©tournais pour cacher mes larmes. Plusieurs fois entrĂšrent lâun ou lâautre des camarades de Saint-Loup. Il les jetait Ă la porte. â Allons, fous le camp. Je lui demandais de les laisser rester. â Mais non, ils vous assommeraient ce sont des ĂȘtres tout Ă fait incultes, qui ne peuvent parler que courses, si ce nâest pansage. Et puis, mĂȘme pour moi, ils me gĂąteraient ces instants si prĂ©cieux que jâai tant dĂ©sirĂ©s. Remarquez que si je parle de la mĂ©diocritĂ© de mes camarades, ce nâest pas que tout ce qui est militaire manque dâintellectualitĂ©. Bien loin de lĂ . Nous avons un commandant qui est un homme admirable. Il a fait un cours oĂč lâhistoire militaire est traitĂ©e comme une dĂ©monstration, comme une espĂšce dâalgĂšbre. MĂȘme esthĂ©tiquement, câest dâune beautĂ© tour Ă tour inductive et dĂ©ductive Ă laquelle vous ne seriez pas insensible. â Ce nâest pas le capitaine qui mâa permis de rester ici ? â Non, Dieu merci, car lâhomme que vous adorez » pour peu de chose est le plus grand imbĂ©cile que la terre ait jamais portĂ©. Il est parfait pour sâoccuper de lâordinaire et de la tenue de ses hommes ; il passe des heures avec le marĂ©chal des logis chef et le maĂźtre tailleur. VoilĂ sa mentalitĂ©. Il mĂ©prise dâailleurs beaucoup, comme tout le monde, lâadmirable commandant dont je vous parle. Personne ne frĂ©quente celui-lĂ , parce quâil est franc-maçon et ne va pas Ă confesse. Jamais le Prince de Borodino ne recevrait chez lui ce petit bourgeois. Et câest tout de mĂȘme un fameux culot de la part dâun homme dont lâarriĂšre-grand-pĂšre Ă©tait un petit fermier et qui, sans les guerres de NapolĂ©on, serait probablement fermier aussi. Du reste il se rend bien un peu compte de la situation ni chair ni poisson quâil a dans la sociĂ©tĂ©. Il va Ă peine au Jockey, tant il y est gĂȘnĂ©, ce prĂ©tendu prince, ajouta Robert, qui, ayant Ă©tĂ© amenĂ© par un mĂȘme esprit dâimitation Ă adopter les thĂ©ories sociales de ses maĂźtres et les prĂ©jugĂ©s mondains de ses parents, unissait, sans sâen rendre compte, Ă lâamour de la dĂ©mocratie le dĂ©dain de la noblesse dâEmpire. Je regardais la photographie de sa tante et la pensĂ©e que Saint-Loup possĂ©dant cette photographie, il pourrait peut-ĂȘtre me la donner, me fit le chĂ©rir davantage et souhaiter de lui rendre mille services qui me semblaient peu de choses en Ă©change dâelle. Car cette photographie câĂ©tait comme une rencontre de plus ajoutĂ©e Ă celles que jâavais dĂ©jĂ faites de Mme de Guermantes ; bien mieux, une rencontre prolongĂ©e, comme si, par un brusque progrĂšs dans nos relations, elle sâĂ©tait arrĂȘtĂ©e auprĂšs de moi, en chapeau de jardin, et mâavait laissĂ© pour la premiĂšre fois regarder Ă loisir ce gras de joue, ce tournant de nuque, ce coin de sourcils jusquâici voilĂ©s pour moi par la rapiditĂ© de son passage, lâĂ©tourdissement de mes impressions, lâinconsistance du souvenir ; et leur contemplation, autant que celle de la gorge et des bras dâune femme que je nâaurais jamais vue quâen robe montante, mâĂ©tait une voluptueuse dĂ©couverte, une faveur. Ces lignes quâil me semblait presque dĂ©fendu de regarder, je pourrais les Ă©tudier lĂ comme dans un traitĂ© de la seule gĂ©omĂ©trie qui eĂ»t de la valeur pour moi. Plus tard, en regardant Robert, je mâaperçus que lui aussi Ă©tait un peu comme une photographie de sa tante, et par un mystĂšre presque aussi Ă©mouvant pour moi puisque, si sa figure Ă lui nâavait pas Ă©tĂ© directement produite par sa figure Ă elle, toutes deux avaient cependant une origine commune. Les traits de la duchesse de Guermantes qui Ă©taient Ă©pinglĂ©s dans ma vision de Combray, le nez en bec de faucon, les yeux perçants, semblaient avoir servi aussi Ă dĂ©couper â dans un autre exemplaire analogue et mince dâune peau trop fine â la figure de Robert presque superposable Ă celle de sa tante. Je regardais sur lui avec envie ces traits caractĂ©ristiques des Guermantes, de cette race restĂ©e si particuliĂšre au milieu du monde, oĂč elle ne se perd pas et oĂč elle reste isolĂ©e dans sa gloire divinement ornithologique, car elle semble issue, aux Ăąges de la mythologie, de lâunion dâune dĂ©esse et dâun oiseau. Robert, sans en connaĂźtre les causes, Ă©tait touchĂ© de mon attendrissement. Celui-ci dâailleurs sâaugmentait du bien-ĂȘtre causĂ© par la chaleur du feu et par le vin de Champagne qui faisait perler en mĂȘme temps des gouttes de sueur Ă mon front et des larmes Ă mes yeux ; il arrosait des perdreaux ; je les mangeais avec lâĂ©merveillement dâun profane, de quelque sorte quâil soit, quand il trouve dans une certaine vie quâil ne connaissait pas ce quâil avait cru quâelle excluait par exemple dâun libre penseur faisant un dĂźner exquis dans un presbytĂšre. Et le lendemain matin en mâĂ©veillant, jâallai jeter par la fenĂȘtre de Saint-Loup qui, situĂ©e fort haut, donnait sur tout le pays, un regard de curiositĂ© pour faire la connaissance de ma voisine, la campagne, que je nâavais pas pu apercevoir la veille, parce que jâĂ©tais arrivĂ© trop tard, Ă lâheure oĂč elle dormait dĂ©jĂ dans la nuit. Mais de si bonne heure quâelle fĂ»t Ă©veillĂ©e, je ne la vis pourtant en ouvrant la croisĂ©e, comme on la voit dâune fenĂȘtre de chĂąteau, du cĂŽtĂ© de lâĂ©tang, quâemmitouflĂ©e encore dans sa douce et blanche robe matinale de brouillard qui ne me laissait presque rien distinguer. Mais je savais quâavant que les soldats qui sâoccupaient des chevaux dans la cour eussent fini leur pansage, elle lâaurait dĂ©vĂȘtue. En attendant je ne pouvais voir quâune maigre colline, dressant tout contre le quartier son dos dĂ©jĂ dĂ©pouillĂ© dâombre, grĂȘle et rugueux. Ă travers les rideaux ajourĂ©s de givre, je ne quittais pas des yeux cette Ă©trangĂšre qui me regardait pour la premiĂšre fois. Mais quand jâeus pris lâhabitude de venir au quartier, la conscience que la colline Ă©tait lĂ , plus rĂ©elle par consĂ©quent, mĂȘme quand je ne la voyais pas, que lâhĂŽtel de Balbec, que notre maison de Paris auxquels je pensais comme Ă des absents, comme Ă des morts, câest-Ă -dire sans plus guĂšre croire Ă leur existence, fit que, mĂȘme sans que je mâen rendisse compte, sa forme rĂ©verbĂ©rĂ©e se profila toujours sur les moindres impressions que jâeus Ă DonciĂšres et, pour commencer par ce matin-lĂ , sur la bonne impression de chaleur que me donna le chocolat prĂ©parĂ© par lâordonnance de Saint-Loup dans cette chambre confortable qui avait lâair dâun centre optique pour regarder la colline lâidĂ©e de faire autre chose que la regarder et de sây promener Ă©tant rendue impossible par ce mĂȘme brouillard quâil y avait. Imbibant la forme de la colline, associĂ© au goĂ»t du chocolat et Ă toute la trame de mes pensĂ©es dâalors, ce brouillard, sans que je pensasse le moins du monde Ă lui, vint mouiller toutes mes pensĂ©es de ce temps-lĂ , comme tel or inaltĂ©rable et massif Ă©tait restĂ© alliĂ© Ă mes impressions de Balbec, ou comme la prĂ©sence voisine des escaliers extĂ©rieurs de grĂšs noirĂątre donnait quelque grisaille Ă mes impressions de Combray. Il ne persista dâailleurs pas tard dans la matinĂ©e, le soleil commença par user inutilement contre lui quelques flĂšches qui le passementĂšrent de brillants puis en eurent raison. La colline put offrir sa croupe grise aux rayons qui, une heure plus tard, quand je descendis dans la ville, donnaient aux rouges des feuilles dâarbres, aux rouges et aux bleus des affiches Ă©lectorales posĂ©es sur les murs une exaltation qui me soulevait moi-mĂȘme et me faisait battre, en chantant, les pavĂ©s sur lesquels je me retenais pour ne pas bondir de joie. Mais, dĂšs le second jour, il me fallut aller coucher Ă lâhĂŽtel. Et je savais dâavance que fatalement jâallais y trouver la tristesse. Elle Ă©tait comme un arĂŽme irrespirable que depuis ma naissance exhalait pour moi toute chambre nouvelle, câest-Ă -dire toute chambre dans celle que jâhabitais dâordinaire, je nâĂ©tais pas prĂ©sent, ma pensĂ©e restait ailleurs et Ă sa place envoyait seulement lâhabitude. Mais je ne pouvais charger cette servante moins sensible de sâoccuper de mes affaires dans un pays nouveau, oĂč je la prĂ©cĂ©dais, oĂč jâarrivais seul, oĂč il me fallait faire entrer en contact avec les choses ce Moi » que je ne retrouvais quâĂ des annĂ©es dâintervalles, mais toujours le mĂȘme, nâayant pas grandi depuis Combray, depuis ma premiĂšre arrivĂ©e Ă Balbec, pleurant, sans pouvoir ĂȘtre consolĂ©, sur le coin dâune malle dĂ©faite. Or, je mâĂ©tais trompĂ©. Je nâeus pas le temps dâĂȘtre triste, car je ne fus pas un instant seul. Câest quâil restait du palais ancien un excĂ©dent de luxe, inutilisable dans un hĂŽtel moderne, et qui, dĂ©tachĂ© de toute affectation pratique, avait pris dans son dĂ©sĆuvrement une sorte de vie couloirs revenant sur leurs pas, dont on croisait Ă tous moments les allĂ©es et venues sans but, vestibules longs comme des corridors et ornĂ©s comme des salons, qui avaient plutĂŽt lâair dâhabiter lĂ que de faire partie de lâhabitation, quâon nâavait pu faire entrer dans aucun appartement, mais qui rĂŽdaient autour du mien et vinrent tout de suite mâoffrir leur compagnie â sorte de voisins oisifs, mais non bruyants, de fantĂŽmes subalternes du passĂ© Ă qui on avait concĂ©dĂ© de demeurer sans bruit Ă la porte des chambres quâon louait, et qui chaque fois que je les trouvais sur mon chemin se montraient pour moi dâune prĂ©venance silencieuse. En somme, lâidĂ©e dâun logis, simple contenant de notre existence actuelle et nous prĂ©servant seulement du froid, de la vue des autres, Ă©tait absolument inapplicable Ă cette demeure, ensemble de piĂšces, aussi rĂ©elles quâune colonie de personnes, dâune vie il est vrai silencieuse, mais quâon Ă©tait obligĂ© de rencontrer, dâĂ©viter, dâaccueillir, quand on rentrait. On tĂąchait de ne pas dĂ©ranger et on ne pouvait regarder sans respect le grand salon qui avait pris, depuis le XVIIIe siĂšcle, lâhabitude de sâĂ©tendre entre ses appuis de vieil or, sous les nuages de son plafond peint. Et on Ă©tait pris dâune curiositĂ© plus familiĂšre pour les petites piĂšces qui, sans aucun souci de la symĂ©trie, couraient autour de lui, innombrables, Ă©tonnĂ©es, fuyant en dĂ©sordre jusquâau jardin oĂč elles descendaient si facilement par trois marches Ă©brĂ©chĂ©es. Si je voulais sortir ou rentrer sans prendre lâascenseur ni ĂȘtre vu dans le grand escalier, un plus petit, privĂ©, qui ne servait plus, me tendait ses marches si adroitement posĂ©es lâune tout prĂšs de lâautre, quâil semblait exister dans leur gradation une proportion parfaite du genre de celles qui dans les couleurs, dans les parfums, dans les saveurs, viennent souvent Ă©mouvoir en nous une sensualitĂ© particuliĂšre. Mais celle quâil y a Ă monter et Ă descendre, il mâavait fallu venir ici pour la connaĂźtre, comme jadis dans une station alpestre pour savoir que lâacte, habituellement non perçu, de respirer, peut ĂȘtre une constante voluptĂ©. Je reçus cette dispense dâeffort que nous accordent seules les choses dont nous avons un long usage, quand je posai mes pieds pour la premiĂšre fois sur ces marches, familiĂšres avant dâĂȘtre connues, comme si elles possĂ©daient, peut-ĂȘtre dĂ©posĂ©e, incorporĂ©e en elles par les maĂźtres dâautrefois quâelles accueillaient chaque jour, la douceur anticipĂ©e dâhabitudes que je nâavais pas contractĂ©es encore et qui mĂȘme ne pourraient que sâaffaiblir quand elles seraient devenues miennes. Jâouvris une chambre, la double porte se referma derriĂšre moi, la draperie fit entrer un silence sur lequel je me sentis comme une sorte dâenivrante royautĂ© ; une cheminĂ©e de marbre ornĂ©e de cuivres ciselĂ©s, dont on aurait eu tort de croire quâelle ne savait que reprĂ©senter lâart du Directoire, me faisait du feu, et un petit fauteuil bas sur pieds mâaida Ă me chauffer aussi confortablement que si jâeusse Ă©tĂ© assis sur le tapis. Les murs Ă©treignaient la chambre, la sĂ©parant du reste du monde et, pour y laisser entrer, y enfermer ce qui la faisait complĂšte, sâĂ©cartaient devant la bibliothĂšque, rĂ©servaient lâenfoncement du lit des deux cĂŽtĂ©s duquel des colonnes soutenaient lĂ©gĂšrement le plafond surĂ©levĂ© de lâalcĂŽve. Et la chambre Ă©tait prolongĂ©e dans le sens de la profondeur par deux cabinets aussi larges quâelle, dont le dernier suspendait Ă son mur, pour parfumer le recueillement quâon y vient chercher, un voluptueux rosaire de grains dâiris ; les portes, si je les laissais ouvertes pendant que je me retirais dans ce dernier retrait, ne se contentaient pas de le tripler, sans quâil cessĂąt dâĂȘtre harmonieux, et ne faisaient pas seulement goĂ»ter Ă mon regard le plaisir de lâĂ©tendue aprĂšs celui de la concentration, mais encore ajoutaient, au plaisir de ma solitude, qui restait inviolable et cessait dâĂȘtre enclose, le sentiment de la libertĂ©. Ce rĂ©duit donnait sur une cour, belle solitaire que je fus heureux dâavoir pour voisine quand, le lendemain matin, je la dĂ©couvris, captive entre ses hauts murs oĂč ne prenait jour aucune fenĂȘtre, et nâayant que deux arbres jaunis qui suffisaient Ă donner une douceur mauve au ciel pur. Avant de me coucher, je voulus sortir de ma chambre pour explorer tout mon fĂ©erique domaine. Je marchai en suivant une longue galerie qui me fit successivement hommage de tout ce quâelle avait Ă mâoffrir si je nâavais pas sommeil, un fauteuil placĂ© dans un coin, une Ă©pinette, sur une console un pot de faĂŻence bleu rempli de cinĂ©raires, et dans un cadre ancien le fantĂŽme dâune dame dâautrefois aux cheveux poudrĂ©s mĂȘlĂ©s de fleurs bleues et tenant Ă la main un bouquet dâĆillets. ArrivĂ© au bout, son mur plein oĂč ne sâouvrait aucune porte me dit naĂŻvement Maintenant il faut revenir, mais tu vois, tu es chez toi », tandis que le tapis moelleux ajoutait pour ne pas demeurer en reste que, si je ne dormais pas cette nuit, je pourrais trĂšs bien venir nu-pieds, et que les fenĂȘtres sans volets qui regardaient la campagne mâassuraient quâelles passeraient une nuit blanche et quâen venant Ă lâheure que je voudrais je nâavais Ă craindre de rĂ©veiller personne. Et derriĂšre une tenture je surpris seulement un petit cabinet qui, arrĂȘtĂ© par la muraille et ne pouvant se sauver, sâĂ©tait cachĂ© lĂ , tout penaud, et me regardait avec effroi de son Ćil-de-bĆuf rendu bleu par le clair de lune. Je me couchai, mais la prĂ©sence de lâĂ©dredon, des colonnettes, de la petite cheminĂ©e, en mettant mon attention Ă un cran oĂč elle nâĂ©tait pas Ă Paris, mâempĂȘcha de me livrer au traintrain habituel de mes rĂȘvasseries. Et comme câest cet Ă©tat particulier de lâattention qui enveloppe le sommeil et agit sur lui, le modifie, le met de plain-pied avec telle ou telle sĂ©rie de nos souvenirs, les images qui remplirent mes rĂȘves, cette premiĂšre nuit, furent empruntĂ©es Ă une mĂ©moire entiĂšrement distincte de celle que mettait dâhabitude Ă contribution mon sommeil. Si jâavais Ă©tĂ© tentĂ© en dormant de me laisser rĂ©entraĂźner vers ma mĂ©moire coutumiĂšre, le lit auquel je nâĂ©tais pas habituĂ©, la douce attention que jâĂ©tais obligĂ© de prĂȘter Ă mes positions quand je me retournais, suffisaient Ă rectifier ou Ă maintenir le fil nouveau de mes rĂȘves. Il en est du sommeil comme de la perception du monde extĂ©rieur. Il suffit dâune modification dans nos habitudes pour le rendre poĂ©tique, il suffit quâen nous dĂ©shabillant nous nous soyons endormi sans le vouloir sur notre lit, pour que les dimensions du sommeil soient changĂ©es et sa beautĂ© sentie. On sâĂ©veille, on voit quatre heures Ă sa montre, ce nâest que quatre heures du matin, mais nous croyons que toute la journĂ©e sâest Ă©coulĂ©e, tant ce sommeil de quelques minutes et que nous nâavions pas cherchĂ© nous a paru descendu du ciel, en vertu de quelque droit divin, Ă©norme et plein comme le globe dâor dâun empereur. Le matin, ennuyĂ© de penser que mon grand-pĂšre Ă©tait prĂȘt et quâon mâattendait pour partir du cĂŽtĂ© de MĂ©sĂ©glise, je fus Ă©veillĂ© par la fanfare dâun rĂ©giment qui tous les jours passa sous mes fenĂȘtres. Mais deux ou trois fois â et je le dis, car on ne peut bien dĂ©crire la vie des hommes si on ne la fait baigner dans le sommeil oĂč elle plonge et qui, nuit aprĂšs nuit, la contourne comme une presquâĂźle est cernĂ©e par la mer â le sommeil interposĂ© fut en moi assez rĂ©sistant pour soutenir le choc de la musique, et je nâentendis rien. Les autres jours il cĂ©da un instant ; mais encore veloutĂ©e dâavoir dormi, ma conscience, comme ces organes prĂ©alablement anesthĂ©siĂ©s, par qui une cautĂ©risation, restĂ©e dâabord insensible, nâest perçue que tout Ă fait Ă sa fin et comme une lĂ©gĂšre brĂ»lure, nâĂ©tait touchĂ©e quâavec douceur par les pointes aiguĂ«s des fifres qui la caressaient dâun vague et frais gazouillis matinal ; et aprĂšs cette Ă©troite interruption oĂč le silence sâĂ©tait fait musique, il reprenait avec mon sommeil avant mĂȘme que les dragons eussent fini de passer, me dĂ©robant les derniĂšres gerbes Ă©panouies du bouquet jaillissant et sonore. Et la zone de ma conscience que ses tiges jaillissantes avaient effleurĂ©e Ă©tait si Ă©troite, si circonvenue de sommeil, que plus tard, quand Saint-Loup me demandait si jâavais entendu la musique, je nâĂ©tais pas plus certain que le son de la fanfare nâeĂ»t pas Ă©tĂ© aussi imaginaire que celui que jâentendais dans le jour sâĂ©lever aprĂšs le moindre bruit au-dessus des pavĂ©s de la ville. Peut-ĂȘtre ne lâavais-je entendu quâen un rĂȘve, par la crainte dâĂȘtre rĂ©veillĂ©, ou au contraire de ne pas lâĂȘtre et de ne pas voir le dĂ©filĂ©. Car souvent quand je restais endormi au moment oĂč jâavais pensĂ© au contraire que le bruit mâaurait rĂ©veillĂ©, pendant une heure encore je croyais lâĂȘtre, tout en sommeillant, et je me jouais Ă moi-mĂȘme en minces ombres sur lâĂ©cran de mon sommeil les divers spectacles auxquels il mâempĂȘchait, mais auxquels jâavais lâillusion dâassister. Ce quâon aurait fait le jour, il arrive en effet, le sommeil venant, quâon ne lâaccomplisse quâen rĂȘve, câest-Ă -dire aprĂšs lâinflexion de lâensommeillement, en suivant une autre voie quâon nâeĂ»t fait Ă©veillĂ©. La mĂȘme histoire tourne et a une autre fin. MalgrĂ© tout, le monde dans lequel on vit pendant le sommeil est tellement diffĂ©rent, que ceux qui ont de la peine Ă sâendormir cherchent avant tout Ă sortir du nĂŽtre. AprĂšs avoir dĂ©sespĂ©rĂ©ment, pendant des heures, les yeux clos, roulĂ© des pensĂ©es pareilles Ă celles quâils auraient eues les yeux ouverts, ils reprennent courage sâils sâaperçoivent que la minute prĂ©cĂ©dente a Ă©tĂ© toute alourdie dâun raisonnement en contradiction formelle avec les lois de la logique et lâĂ©vidence du prĂ©sent, cette courte absence » signifiant que la porte est ouverte par laquelle ils pourront peut-ĂȘtre sâĂ©chapper tout Ă lâheure de la perception du rĂ©el, aller faire une halte plus ou moins loin de lui, ce qui leur donnera un plus ou moins bon » sommeil. Mais un grand pas est dĂ©jĂ fait quand on tourne le dos au rĂ©el, quand on atteint les premiers antres oĂč les autosuggestions » prĂ©parent comme des sorciĂšres lâinfernal fricot des maladies imaginaires ou de la recrudescence des maladies nerveuses, et guettent lâheure oĂč les crises remontĂ©es pendant le sommeil inconscient se dĂ©clancheront assez fortes pour le faire cesser. Non loin de lĂ est le jardin rĂ©servĂ© oĂč croissent comme des fleurs inconnues les sommeils si diffĂ©rents les uns des autres, sommeil du datura, du chanvre indien, des multiples extraits de lâĂ©ther, sommeil de la belladone, de lâopium, de la valĂ©riane, fleurs qui restent closes jusquâau jour oĂč lâinconnu prĂ©destinĂ© viendra les toucher, les Ă©panouir, et pour de longues heures dĂ©gager lâarĂŽme de leurs rĂȘves particuliers en un ĂȘtre Ă©merveillĂ© et surpris. Au fond du jardin est le couvent aux fenĂȘtres ouvertes oĂč lâon entend rĂ©pĂ©ter les leçons apprises avant de sâendormir et quâon ne saura quâau rĂ©veil ; tandis que, prĂ©sage de celui-ci, fait rĂ©sonner son tic tac ce rĂ©veille-matin intĂ©rieur que notre prĂ©occupation a rĂ©glĂ© si bien que, quand notre mĂ©nagĂšre viendra nous dire il est sept heures, elle nous trouvera dĂ©jĂ prĂȘt. Aux parois obscures de cette chambre qui sâouvre sur les rĂȘves, et oĂč travaille sans cesse cet oubli des chagrins amoureux duquel est parfois interrompue et dĂ©faite par un cauchemar plein de rĂ©miniscences la tĂąche vite recommencĂ©e, pendent, mĂȘme aprĂšs quâon est rĂ©veillĂ©, les souvenirs des songes, mais si entĂ©nĂ©brĂ©s que souvent nous ne les apercevons pour la premiĂšre fois quâen pleine aprĂšs-midi quand le rayon dâune idĂ©e similaire vient fortuitement les frapper ; quelques-uns dĂ©jĂ , harmonieusement clairs pendant quâon dormait, mais devenus si mĂ©connaissables que, ne les ayant pas reconnus, nous ne pouvons que nous hĂąter de les rendre Ă la terre, ainsi que des morts trop vite dĂ©composĂ©s ou que des objets si gravement atteints et prĂšs de la poussiĂšre que le restaurateur le plus habile ne pourrait leur rendre une forme, et rien en tirer. PrĂšs de la grille est la carriĂšre oĂč les sommeils profonds viennent chercher des substances qui imprĂšgnent la tĂȘte dâenduits si durs que, pour Ă©veiller le dormeur, sa propre volontĂ© est obligĂ©e, mĂȘme dans un matin dâor, de frapper Ă grands coups de hache, comme un jeune Siegfried. Au delĂ encore sont les cauchemars dont les mĂ©decins prĂ©tendent stupidement quâils fatiguent plus que lâinsomnie, alors quâils permettent au contraire au penseur de sâĂ©vader de lâattention ; les cauchemars avec leurs albums fantaisistes, oĂč nos parents qui sont morts viennent de subir un grave accident qui nâexclut pas une guĂ©rison prochaine. En attendant nous les tenons dans une petite cage Ă rats, oĂč ils sont plus petits que des souris blanches et, couverts de gros boutons rouges, plantĂ©s chacun dâune plume, nous tiennent des discours cicĂ©roniens. Ă cĂŽtĂ© de cet album est le disque tournant du rĂ©veil grĂące auquel nous subissons un instant lâennui dâavoir Ă rentrer tout Ă lâheure dans une maison qui est dĂ©truite depuis cinquante ans, et dont lâimage est effacĂ©e, au fur et Ă mesure que le sommeil sâĂ©loigne, par plusieurs autres, avant que nous arrivions Ă celle qui ne se prĂ©sente quâune fois le disque arrĂȘtĂ© et qui coĂŻncide avec celle que nous verrons avec nos yeux ouverts. Quelquefois je nâavais rien entendu, Ă©tant dans un de ces sommeils oĂč lâon tombe comme dans un trou duquel on est tout heureux dâĂȘtre tirĂ© un peu plus tard, lourd, surnourri, digĂ©rant tout ce que nous ont apportĂ©, pareilles aux nymphes qui nourrissaient Hercule, ces agiles puissances vĂ©gĂ©tatives, Ă lâactivitĂ© redoublĂ©e pendant que nous dormons. On appelle cela un sommeil de plomb ; il semble quâon soit devenu soi-mĂȘme, pendant quelques instants aprĂšs quâun tel sommeil a cessĂ©, un simple bonhomme de plomb. On nâest plus personne. Comment, alors, cherchant sa pensĂ©e, sa personnalitĂ© comme on cherche un objet perdu, finit-on par retrouver son propre moi plutĂŽt que tout autre ? Pourquoi, quand on se remet Ă penser, nâest-ce pas alors une autre personnalitĂ© que lâantĂ©rieure qui sâincarne en nous ? On ne voit pas ce qui dicte le choix et pourquoi, entre les millions dâĂȘtres humains quâon pourrait ĂȘtre, câest sur celui quâon Ă©tait la veille quâon met juste la main. Quâest-ce qui nous guide, quand il y a eu vraiment interruption soit que le sommeil ait Ă©tĂ© complet, ou les rĂȘves entiĂšrement diffĂ©rents de nous ? Il y a eu vraiment mort, comme quand le cĆur a cessĂ© de battre et que des tractions rythmĂ©es de la langue nous raniment. Sans doute la chambre, ne lâeussions-nous vue quâune fois, Ă©veille-t-elle des souvenirs auxquels de plus anciens sont suspendus. Ou quelques-uns dormaient-ils en nous-mĂȘmes dont nous prenons conscience ? La rĂ©surrection au rĂ©veil â aprĂšs ce bienfaisant accĂšs dâaliĂ©nation mentale quâest le sommeil â doit ressembler au fond Ă ce qui se passe quand on retrouve un nom, un vers, un refrain oubliĂ©s. Et peut-ĂȘtre la rĂ©surrection de lâĂąme aprĂšs la mort est-elle concevable comme un phĂ©nomĂšne de mĂ©moire. Quand jâavais fini de dormir, attirĂ© par le ciel ensoleillĂ©, mais retenu par la fraĂźcheur de ces derniers matins si lumineux et si froids oĂč commence lâhiver, pour regarder les arbres oĂč les feuilles nâĂ©taient plus indiquĂ©es que par une ou deux touches dâor ou de rose qui semblaient ĂȘtre restĂ©es en lâair, dans une trame invisible, je levais la tĂȘte et tendais le cou tout en gardant le corps Ă demi cachĂ© dans mes couvertures ; comme une chrysalide en voie de mĂ©tamorphose, jâĂ©tais une crĂ©ature double aux diverses parties de laquelle ne convenait pas le mĂȘme milieu ; Ă mon regard suffisait de la couleur, sans chaleur ; ma poitrine par contre se souciait de chaleur et non de couleur. Je ne me levais que quand mon feu Ă©tait allumĂ© et je regardais le tableau si transparent et si doux de la matinĂ©e mauve et dorĂ©e Ă laquelle je venais dâajouter artificiellement les parties de chaleur qui lui manquaient, tisonnant mon feu qui brĂ»lait et fumait comme une bonne pipe et qui me donnait comme elle eĂ»t fait un plaisir Ă la fois grossier parce quâil reposait sur un bien-ĂȘtre matĂ©riel et dĂ©licat parce que derriĂšre lui sâestompait une pure vision. Mon cabinet de toilette Ă©tait tendu dâun papier Ă fond dâun rouge violent que parsemaient des fleurs noires et blanches, auxquelles il semble que jâaurais dĂ» avoir quelque peine Ă mâhabituer. Mais elles ne firent que me paraĂźtre nouvelles, que me forcer Ă entrer non en conflit mais en contact avec elles, que modifier la gaietĂ© et les chants de mon lever, elles ne firent que me mettre de force au cĆur dâune sorte de coquelicot pour regarder le monde, que je voyais tout autre quâĂ Paris, de ce gai paravent quâĂ©tait cette maison nouvelle, autrement orientĂ©e que celle de mes parents et oĂč affluait un air pur. Certains jours, jâĂ©tais agitĂ© par lâenvie de revoir ma grandâmĂšre ou par la peur quâelle ne fĂ»t souffrante ; ou bien câĂ©tait le souvenir de quelque affaire laissĂ©e en train Ă Paris, et qui ne marchait pas parfois aussi quelque difficultĂ© dans laquelle, mĂȘme ici, jâavais trouvĂ© le moyen de me jeter. Lâun ou lâautre de ces soucis mâavait empĂȘchĂ© de dormir, et jâĂ©tais sans force contre ma tristesse, qui en un instant remplissait pour moi toute lâexistence. Alors, de lâhĂŽtel, jâenvoyais quelquâun au quartier, avec un mot pour Saint-Loup je lui disais que si cela lui Ă©tait matĂ©riellement possible â je savais que câĂ©tait trĂšs difficile â il fĂ»t assez bon pour passer un instant. Au bout dâune heure il arrivait ; et en entendant son coup de sonnette je me sentais dĂ©livrĂ© de mes prĂ©occupations. Je savais, que si elles Ă©taient plus fortes que moi, il Ă©tait plus fort quâelles, et mon attention se dĂ©tachait dâelles et se tournait vers lui qui avait Ă dĂ©cider. Il venait dâentrer, et dĂ©jĂ il avait mis autour de moi le plein air oĂč il dĂ©ployait tant dâactivitĂ© depuis le matin, milieu vital fort diffĂ©rent de ma chambre et auquel je mâadaptais immĂ©diatement par des rĂ©actions appropriĂ©es. â JâespĂšre que vous ne mâen voulez pas de vous avoir dĂ©rangĂ© ; jâai quelque chose qui me tourmente, vous avez dĂ» le deviner. â Mais non, jâai pensĂ© simplement que vous aviez envie de me voir et jâai trouvĂ© ça trĂšs gentil. JâĂ©tais enchantĂ© que vous mâayez fait demander. Mais quoi ? ça ne va pas, alors ? quâest-ce quâil y a pour votre service ? Il Ă©coutait mes explications, me rĂ©pondait avec prĂ©cision ; mais avant mĂȘme quâil eĂ»t parlĂ©, il mâavait fait semblable Ă lui ; Ă cĂŽtĂ© des occupations importantes qui le faisaient si pressĂ©, si alerte, si content, les ennuis qui mâempĂȘchaient tout Ă lâheure de rester un instant sans souffrir me semblaient, comme Ă lui, nĂ©gligeables ; jâĂ©tais comme un homme qui, ne pouvant ouvrir les yeux depuis plusieurs jours, fait appeler un mĂ©decin lequel avec adresse et douceur lui Ă©carte la paupiĂšre, lui enlĂšve et lui montre un grain de sable ; le malade est guĂ©ri et rassurĂ©. Tous mes tracas se rĂ©solvaient en un tĂ©lĂ©gramme que Saint-Loup se chargeait de faire partir. La vie me semblait si diffĂ©rente, si belle, jâĂ©tais inondĂ© dâun tel trop-plein de force que je voulais agir. â Que faites-vous maintenant ? disais-je Ă Saint-Loup. â Je vais vous quitter, car on part en marche dans trois quarts dâheure et on a besoin de moi. â Alors ça vous a beaucoup gĂȘnĂ© de venir ? â Non, ça ne mâa pas gĂȘnĂ©, le capitaine a Ă©tĂ© trĂšs gentil, il a dit que du moment que câĂ©tait pour vous il fallait que je vienne, mais enfin je ne veux pas avoir lâair dâabuser. â Mais si je me levais vite et si jâallais de mon cĂŽtĂ© Ă lâendroit oĂč vous allez manĆuvrer, cela mâintĂ©resserait beaucoup, et je pourrais peut-ĂȘtre causer avec vous dans les pauses. â Je ne vous le conseille pas ; vous ĂȘtes restĂ© Ă©veillĂ©, vous vous ĂȘtes mis martel en tĂȘte pour une chose qui, je vous assure, est sans aucune consĂ©quence, mais maintenant quâelle ne vous agite plus, retournez-vous sur votre oreiller et dormez, ce qui sera excellent contre la dĂ©minĂ©ralisation de vos cellules nerveuses ; ne vous endormez pas trop vite parce que notre garce de musique va passer sous vos fenĂȘtres ; mais aussitĂŽt aprĂšs, je pense que vous aurez la paix, et nous nous reverrons ce soir Ă dĂźner. Mais un peu plus tard jâallai souvent voir le rĂ©giment faire du service en campagne, quand je commençai Ă mâintĂ©resser aux thĂ©ories militaires que dĂ©veloppaient Ă dĂźner les amis de Saint-Loup et que cela devint le dĂ©sir de mes journĂ©es de voir de plus prĂšs leurs diffĂ©rents chefs, comme quelquâun qui fait de la musique sa principale Ă©tude et vit dans les concerts a du plaisir Ă frĂ©quenter les cafĂ©s oĂč lâon est mĂȘlĂ© Ă la vie des musiciens de lâorchestre. Pour arriver au terrain de manĆuvres il me fallait faire de grandes marches. Le soir, aprĂšs le dĂźner, lâenvie de dormir faisait par moments tomber ma tĂȘte comme un vertige. Le lendemain, je mâapercevais que je nâavais pas plus entendu la fanfare, quâĂ Balbec, le lendemain des soirs oĂč Saint-Loup mâavait emmenĂ© dĂźner Ă Rivebelle, je nâavais entendu le concert de la plage. Et au moment oĂč je voulais me lever, jâen Ă©prouvais dĂ©licieusement lâincapacitĂ© ; je me sentais attachĂ© Ă un sol invisible et profond par les articulations, que la fatigue me rendait sensibles, de radicelles musculeuses et nourriciĂšres. Je me sentais plein de force, la vie sâĂ©tendait plus longue devant moi ; câest que jâavais reculĂ© jusquâaux bonnes fatigues de mon enfance Ă Combray, le lendemain des jours oĂč nous nous Ă©tions promenĂ©s du cĂŽtĂ© de Guermantes. Les poĂštes prĂ©tendent que nous retrouvons un moment ce que nous avons jadis Ă©tĂ© en rentrant dans telle maison, dans un tel jardin oĂč nous avons vĂ©cu jeunes. Ce sont lĂ pĂšlerinages fort hasardeux et Ă la suite desquels on compte autant de dĂ©ceptions que de succĂšs. Les lieux fixes, contemporains dâannĂ©es diffĂ©rentes, câest en nous-mĂȘme quâil vaut mieux les trouver. Câest Ă quoi peuvent, dans une certaine mesure, nous servir une grande fatigue que suit une bonne nuit. Celles-lĂ du moins, pour nous faire descendre dans les galeries les plus souterraines du sommeil, oĂč aucun reflet de la veille, aucune lueur de mĂ©moire nâĂ©clairent plus le monologue intĂ©rieur, si tant est que lui-mĂȘme nây cesse pas, retournent si bien le sol et le tuf de notre corps quâelles nous font retrouver, lĂ oĂč nos muscles plongent et tordent leurs ramifications et aspirent la vie nouvelle, le jardin oĂč nous avons Ă©tĂ© enfant. Il nây a pas besoin de voyager pour le revoir, il faut descendre pour le retrouver. Ce qui a couvert la terre nâest plus sur elle, mais dessous ; lâexcursion ne suffit pas pour visiter la ville morte, les fouilles sont nĂ©cessaires. Mais on verra combien certaines impressions fugitives et fortuites ramĂšnent bien mieux encore vers le passĂ©, avec une prĂ©cision plus fine, dâun vol plus lĂ©ger, plus immatĂ©riel, plus vertigineux, plus infaillible, plus immortel, que ces dislocations organiques. Quelquefois ma fatigue Ă©tait plus grande encore jâavais, sans pouvoir me coucher, suivi les manĆuvres pendant plusieurs jours. Que le retour Ă lâhĂŽtel Ă©tait alors bĂ©ni ! En entrant dans mon lit, il me semblait avoir enfin Ă©chappĂ© Ă des enchanteurs, Ă des sorciers, tels que ceux qui peuplent les romans » aimĂ©s de notre XVIIe siĂšcle. Mon sommeil et ma grasse matinĂ©e du lendemain nâĂ©taient plus quâun charmant conte de fĂ©es. Charmant ; bienfaisant peut-ĂȘtre aussi. Je me disais que les pires souffrances ont leur lieu dâasile, quâon peut toujours, Ă dĂ©faut de mieux, trouver le repos. Ces pensĂ©es me menaient fort loin. Les jours oĂč il y avait repos et oĂč Saint-Loup ne pouvait cependant pas sortir, jâallais souvent le voir au quartier. CâĂ©tait loin ; il fallait sortir de la ville, franchir le viaduc, des deux cĂŽtĂ©s duquel jâavais une immense vue. Une forte brise soufflait presque toujours sur ces hauts lieux, et emplissait les bĂątiments construits sur trois cĂŽtĂ©s de la cour qui grondaient sans cesse comme un antre des vents. Tandis que, pendant quâil Ă©tait occupĂ© Ă quelque service, jâattendais Robert, devant la porte de sa chambre ou au rĂ©fectoire, en causant avec tels de ses amis auxquels il mâavait prĂ©sentĂ© et que je vins ensuite voir quelquefois, mĂȘme quand il ne devait pas ĂȘtre lĂ , voyant par la fenĂȘtre, Ă cent mĂštres au-dessous de moi, la campagne dĂ©pouillĂ©e mais oĂč çà et lĂ des semis nouveaux, souvent encore mouillĂ©s de pluie et Ă©clairĂ©s par le soleil, mettaient quelques bandes vertes dâun brillant et dâune limpiditĂ© translucide dâĂ©mail, il mâarrivait dâentendre parler de lui ; et je pus bien vite me rendre compte combien il Ă©tait aimĂ© et populaire. Chez plusieurs engagĂ©s, appartenant Ă dâautres escadrons, jeunes bourgeois riches qui ne voyaient la haute sociĂ©tĂ© aristocratique que du dehors et sans y pĂ©nĂ©trer, la sympathie quâexcitait en eux ce quâils savaient du caractĂšre de Saint-Loup se doublait du prestige quâavait Ă leurs yeux le jeune homme que souvent, le samedi soir, quand ils venaient en permission Ă Paris, ils avaient vu souper au CafĂ© de la Paix avec le duc dâUzĂšs et le prince dâOrlĂ©ans. Et Ă cause de cela, dans sa jolie figure, dans sa façon dĂ©gingandĂ©e de marcher, de saluer, dans le perpĂ©tuel lancĂ© de son monocle, dans la fantaisie » de ses kĂ©pis trop hauts, de ses pantalons dâun drap trop fin et trop rose, ils avaient introduit lâidĂ©e dâun chic » dont ils assuraient quâĂ©taient dĂ©pourvus les officiers les plus Ă©lĂ©gants du rĂ©giment, mĂȘme le majestueux capitaine Ă qui jâavais dĂ» de coucher au quartier, lequel semblait, par comparaison, trop solennel et presque commun. Lâun disait que le capitaine avait achetĂ© un nouveau cheval. Il peut acheter tous les chevaux quâil veut. Jâai rencontrĂ© Saint-Loup dimanche matin allĂ©e des Acacias, il monte avec un autre chic ! » rĂ©pondait lâautre, et en connaissance de cause ; car ces jeunes gens appartenaient Ă une classe qui, si elle ne frĂ©quente pas le mĂȘme personnel mondain, pourtant, grĂące Ă lâargent et au loisir, ne diffĂšre pas de lâaristocratie dans lâexpĂ©rience de toutes celles des Ă©lĂ©gances qui peuvent sâacheter. Tout au plus la leur avait-elle, par exemple en ce qui concernait les vĂȘtements, quelque chose de plus appliquĂ©, de plus impeccable, que cette libre et nĂ©gligente Ă©lĂ©gance de Saint-Loup qui plaisait tant Ă ma grandâmĂšre. CâĂ©tait une petite Ă©motion pour ces fils de grands banquiers ou dâagents de change, en train de manger des huĂźtres aprĂšs le théùtre, de voir Ă une table voisine de la leur le sous-officier Saint-Loup. Et que de rĂ©cits faits au quartier le lundi, en rentrant de permission, par lâun dâeux qui Ă©tait de lâescadron de Robert et Ă qui il avait dit bonjour trĂšs gentiment » ; par un autre qui nâĂ©tait pas du mĂȘme escadron, mais qui croyait bien que malgrĂ© cela Saint-Loup lâavait reconnu, car deux ou trois fois il avait braquĂ© son monocle dans sa direction. â Oui, mon frĂšre lâa aperçu Ă la Paix », disait un autre qui avait passĂ© la journĂ©e chez sa maĂźtresse, il paraĂźt mĂȘme quâil avait un habit trop large et qui ne tombait pas bien. â Comment Ă©tait son gilet ? â Il nâavait pas de gilet blanc, mais mauve avec des espĂšces de palmes, Ă©poilant ! Pour les anciens hommes du peuple ignorant le Jockey et qui mettaient seulement Saint-Loup dans la catĂ©gorie des sous-officiers trĂšs riches, oĂč ils faisaient entrer tous ceux qui, ruinĂ©s ou non, menaient un certain train, avaient un chiffre assez Ă©levĂ© de revenus ou de dettes et Ă©taient gĂ©nĂ©reux avec les soldats, la dĂ©marche, le monocle, les pantalons, les kĂ©pis de Saint-Loup, sâils nây voyaient rien dâaristocratique, nâoffraient pas cependant moins dâintĂ©rĂȘt et de signification. Ils reconnaissaient dans ces particularitĂ©s le caractĂšre, le genre quâils avaient assignĂ©s une fois pour toutes Ă ce plus populaire des gradĂ©s du rĂ©giment, maniĂšres pareilles Ă celles de personne, dĂ©dain de ce que pourraient penser les chefs, et qui leur semblait la consĂ©quence naturelle de sa bontĂ© pour le soldat. Le cafĂ© du matin dans la chambrĂ©e, ou le repos sur les lits pendant lâaprĂšs-midi, paraissaient meilleurs, quand quelque ancien servait Ă lâescouade gourmande et paresseuse quelque savoureux dĂ©tail sur un kĂ©pi quâavait Saint-Loup. â Aussi haut comme mon paquetage. â Voyons, vieux, tu veux nous la faire Ă lâoseille, il ne pouvait pas ĂȘtre aussi haut que ton paquetage, interrompait un jeune licenciĂ© Ăšs lettres qui cherchait, en usant de ce dialecte, Ă ne pas avoir lâair dâun bleu et, en osant cette contradiction, Ă se faire confirmer un fait qui lâenchantait. â Ah ! il nâest pas aussi haut que mon paquetage ? Tu lâas mesurĂ© peut-ĂȘtre. Je te dis que le lieutenant-colon le fixait comme sâil voulait le mettre au bloc. Et faut pas croire que mon fameux Saint-Loup sâĂ©patait il allait, il venait, il baissait la tĂȘte, il la relevait, et toujours ce coup du monocle. Faudra voir ce que va dire le capiston. Ah ! il se peut quâil ne dise rien, mais pour sĂ»r que cela ne lui fera pas plaisir. Mais ce kĂ©pi-lĂ , il nâa encore rien dâĂ©patant. Il paraĂźt que chez lui, en ville, il en a plus de trente. â Comment que tu le sais, vieux ? Par notre sacrĂ© cabot ? demandait le jeune licenciĂ© avec pĂ©dantisme, Ă©talant les nouvelles formes grammaticales quâil nâavait apprises que de fraĂźche date et dont il Ă©tait fier de parer sa conversation. â Comment que je le sais ? Par son ordonnance, pardi ! â Tu parles quâen voilĂ un qui ne doit pas ĂȘtre malheureux ! â Je comprends ! Il a plus de braise que moi, pour sĂ»r ! Et encore il lui donne tous ses effets, et tout et tout. Il nâavait pas Ă sa suffisance Ă la cantine. VoilĂ mon de Saint-Loup qui sâest amenĂ© et le cuistot en a entendu Je veux quâil soit bien nourri, ça coĂ»tera ce que ça coĂ»tera. » Et lâancien rachetait lâinsignifiance des paroles par lâĂ©nergie de lâaccent, en une imitation mĂ©diocre qui avait le plus grand succĂšs. Au sortir du quartier je faisais un tour, puis, en attendant le moment oĂč jâallais quotidiennement dĂźner avec Saint-Loup, Ă lâhĂŽtel oĂč lui et ses amis avaient pris pension, je me dirigeais vers le mien, sitĂŽt le soleil couchĂ©, afin dâavoir deux heures pour me reposer et lire. Sur la place, le soir posait aux toits en poudriĂšre du chĂąteau de petits nuages roses assortis Ă la couleur des briques et achevait le raccord en adoucissant celles-ci dâun reflet. Un tel courant de vie affluait Ă mes nerfs quâaucun de mes mouvements ne pouvait lâĂ©puiser ; chacun de mes pas, aprĂšs avoir touchĂ© un pavĂ© de la place, rebondissait, il me semblait avoir aux talons les ailes de Mercure. Lâune des fontaines Ă©tait pleine dâune lueur rouge, et dans lâautre dĂ©jĂ le clair de lune rendait lâeau de la couleur dâune opale. Entre elles des marmots jouaient, poussaient des cris, dĂ©crivaient des cercles, obĂ©issant Ă quelque nĂ©cessitĂ© de lâheure, Ă la façon des martinets ou des chauves-souris. Ă cĂŽtĂ© de lâhĂŽtel, les anciens palais nationaux et lâorangerie de Louis XVI dans lesquels se trouvaient maintenant la Caisse dâĂ©pargne et le corps dâarmĂ©e Ă©taient Ă©clairĂ©s du dedans par les ampoules pĂąles et dorĂ©es du gaz dĂ©jĂ allumĂ© qui, dans le jour encore clair, seyait Ă ces hautes et vastes fenĂȘtres du XVIIIe siĂšcle oĂč nâĂ©tait pas encore effacĂ© le dernier reflet du couchant, comme eĂ»t fait Ă une tĂȘte avivĂ©e de rouge une parure dâĂ©caille blonde, et me persuadait dâaller retrouver mon feu et ma lampe qui, seule dans la façade de lâhĂŽtel que jâhabitais, luttait contre le crĂ©puscule et pour laquelle je rentrais, avant quâil fĂ»t tout Ă fait nuit, par plaisir, comme on fait pour le goĂ»ter. Je gardais, dans mon logis, la mĂȘme plĂ©nitude de sensation que jâavais eue dehors. Elle bombait de telle façon lâapparence de surfaces qui nous semblent si souvent plates et vides, la flamme jaune du feu, le papier gros bleu de ciel sur lequel le soir avait brouillonnĂ©, comme un collĂ©gien, les tire-bouchons dâun crayonnage rose, le tapis Ă dessin singulier de la table ronde sur laquelle une rame de papier Ă©colier et un encrier mâattendaient avec un roman de Bergotte, que, depuis, ces choses ont continuĂ© Ă me sembler riches de toute une sorte particuliĂšre dâexistence quâil me semble que je saurais extraire dâelles sâil mâĂ©tait donnĂ© de les retrouver. Je pensais avec joie Ă ce quartier que je venais de quitter et duquel la girouette tournait Ă tous les vents. Comme un plongeur respirant dans un tube qui monte jusquâau-dessus de la surface de lâeau, câĂ©tait pour moi comme ĂȘtre reliĂ© Ă la vie salubre, Ă lâair libre, que de me sentir pour point dâattache ce quartier, ce haut observatoire dominant la campagne sillonnĂ©e de canaux dâĂ©mail vert, et sous les hangars et dans les bĂątiments duquel je comptais pour un prĂ©cieux privilĂšge, que je souhaitais durable, de pouvoir me rendre quand je voulais, toujours sĂ»r dâĂȘtre bien reçu. Ă sept heures je mâhabillais et je ressortais pour aller dĂźner avec Saint-Loup Ă lâhĂŽtel oĂč il avait pris pension. Jâaimais mây rendre Ă pied. LâobscuritĂ© Ă©tait profonde, et dĂšs le troisiĂšme jour commença Ă souffler, aussitĂŽt la nuit venue, un vent glacial qui semblait annoncer la neige. Tandis que je marchais, il semble que jâaurais dĂ» ne pas cesser un instant de penser Ă Mme de Guermantes ; ce nâĂ©tait que pour tĂącher dâĂȘtre rapprochĂ© dâelle que jâĂ©tais venu dans la garnison de Robert. Mais un souvenir, un chagrin, sont mobiles. Il y a des jours oĂč ils sâen vont si loin que nous les apercevons Ă peine, nous les croyons partis. Alors nous faisons attention Ă dâautres choses. Et les rues de cette ville nâĂ©taient pas encore pour moi, comme lĂ oĂč nous avons lâhabitude de vivre, de simples moyens dâaller dâun endroit Ă un autre. La vie que menaient les habitants de ce monde inconnu me semblait devoir ĂȘtre merveilleuse, et souvent les vitres Ă©clairĂ©es de quelque demeure me retenaient longtemps immobile dans la nuit en mettant sous mes yeux les scĂšnes vĂ©ridiques et mystĂ©rieuses dâexistences oĂč je ne pĂ©nĂ©trais pas. Ici le gĂ©nie du feu me montrait en un tableau empourprĂ© la taverne dâun marchand de marrons oĂč deux sous-officiers, leurs ceinturons posĂ©s sur des chaises, jouaient aux cartes sans se douter quâun magicien les faisait surgir de la nuit, comme dans une apparition de théùtre, et les Ă©voquait tels quâils Ă©taient effectivement Ă cette minute mĂȘme, aux yeux dâun passant arrĂȘtĂ© quâils ne pouvaient voir. Dans un petit magasin de bric-Ă -brac, une bougie Ă demi consumĂ©e, en projetant sa lueur rouge sur une gravure, la transformait en sanguine, pendant que, luttant contre lâombre, la clartĂ© de la grosse lampe basanait un morceau de cuir, niellait un poignard de paillettes Ă©tincelantes, sur des tableaux qui nâĂ©taient que de mauvaises copies dĂ©posait une dorure prĂ©cieuse comme la patine du passĂ© ou le vernis dâun maĂźtre, et faisait enfin de ce taudis oĂč il nây avait que du toc et des croĂ»tes, un inestimable Rembrandt. Parfois je levais les yeux jusquâĂ quelque vaste appartement ancien dont les volets nâĂ©taient pas fermĂ©s et oĂč des hommes et des femmes amphibies, se rĂ©adaptant chaque soir Ă vivre dans un autre Ă©lĂ©ment que le jour, nageaient lentement dans la grasse liqueur qui, Ă la tombĂ©e de la nuit, sourd incessamment du rĂ©servoir des lampes pour remplir les chambres jusquâau bord de leurs parois de pierre et de verre, et au sein de laquelle ils propageaient, en dĂ©plaçant leurs corps, des remous onctueux et dorĂ©s. Je reprenais mon chemin, et souvent dans la ruelle noire qui passe devant la cathĂ©drale, comme jadis dans le chemin de MĂ©sĂ©glise, la force de mon dĂ©sir mâarrĂȘtait ; il me semblait quâune femme allait surgir pour le satisfaire ; si dans lâobscuritĂ© je sentais tout dâun coup passer une robe, la violence mĂȘme du plaisir que jâĂ©prouvais mâempĂȘchait de croire que ce frĂŽlement fĂ»t fortuit et jâessayais dâenfermer dans mes bras une passante effrayĂ©e. Cette ruelle gothique avait pour moi quelque chose de si rĂ©el, que si jâavais pu y lever et y possĂ©der une femme, il mâeĂ»t Ă©tĂ© impossible de ne pas croire que câĂ©tait lâantique voluptĂ© qui allait nous unir, cette femme eĂ»t-elle Ă©tĂ© une simple raccrocheuse postĂ©e lĂ tous les soirs, mais Ă laquelle auraient prĂȘtĂ© leur mystĂšre lâhiver, le dĂ©paysement, lâobscuritĂ© et le moyen Ăąge. Je songeais Ă lâavenir essayer dâoublier Mme de Guermantes me semblait affreux, mais raisonnable et, pour la premiĂšre fois, possible, facile peut-ĂȘtre. Dans le calme absolu de ce quartier, jâentendais devant moi des paroles et des rires qui devaient venir de promeneurs Ă demi avinĂ©s qui rentraient. Je mâarrĂȘtais pour les voir, je regardais du cĂŽtĂ© oĂč jâavais entendu le bruit. Mais jâĂ©tais obligĂ© dâattendre longtemps, car le silence environnant Ă©tait si profond quâil avait laissĂ© passer avec une nettetĂ© et une force extrĂȘmes des bruits encore lointains. Enfin, les promeneurs arrivaient non pas devant moi comme jâavais cru, mais fort loin derriĂšre. Soit que le croisement des rues, lâinterposition des maisons eussent causĂ© par rĂ©fraction cette erreur dâacoustique, soit quâil soit trĂšs difficile de situer un son dont la place ne nous est pas connue, je mâĂ©tais trompĂ©, tout autant sur la distance, que sur la direction. Le vent grandissait. Il Ă©tait tout hĂ©rissĂ© et grenu dâune approche de neige ; je regagnais la grandârue et sautais dans le petit tramway oĂč de la plate-forme un officier qui semblait ne pas les voir rĂ©pondait aux saluts des soldats balourds qui passaient sur le trottoir, la face peinturlurĂ©e par le froid ; et elle faisait penser, dans cette citĂ© que le brusque saut de lâautomne dans ce commencement dâhiver semblait avoir entraĂźnĂ©e plus avant dans le nord, Ă la face rubiconde que Breughel donne Ă ses paysans joyeux, ripailleurs et gelĂ©s. Et prĂ©cisĂ©ment Ă lâhĂŽtel oĂč jâavais rendez-vous avec Saint-Loup et ses amis et oĂč les fĂȘtes qui commençaient attiraient beaucoup de gens du voisinage et dâĂ©trangers, câĂ©tait, pendant que je traversais directement la cour qui sâouvrait sur de rougeoyantes cuisines oĂč tournaient des poulets embrochĂ©s, oĂč grillaient des porcs, oĂč des homards encore vivants Ă©taient jetĂ©s dans ce que lâhĂŽtelier appelait le feu Ă©ternel », une affluence digne de quelque DĂ©nombrement devant BethlĂ©em » comme en peignaient les vieux maĂźtres flamands dâarrivants qui sâassemblaient par groupes dans la cour, demandant au patron ou Ă lâun de ses aides qui leur indiquaient de prĂ©fĂ©rence un logement dans la ville quand ils ne les trouvaient pas dâassez bonne mine sâils pourraient ĂȘtre servis et logĂ©s, tandis quâun garçon passait en tenant par le cou une volaille qui se dĂ©battait. Et dans la grande salle Ă manger que je traversai le premier jour, avant dâatteindre la petite piĂšce oĂč mâattendait mon ami, câĂ©tait aussi Ă un repas de lâĂvangile figurĂ© avec la naĂŻvetĂ© du vieux temps et lâexagĂ©ration des Flandres que faisait penser le nombre des poissons, des poulardes, des coqs de bruyĂšres, des bĂ©casses, des pigeons, apportĂ©s tout dĂ©corĂ©s et fumants par des garçons hors dâhaleine qui glissaient sur le parquet pour aller plus vite et les dĂ©posaient sur lâimmense console oĂč ils Ă©taient dĂ©coupĂ©s aussitĂŽt, mais oĂč â beaucoup de repas touchant Ă leur fin, quand jâarrivais â ils sâentassaient inutilisĂ©s ; comme si leur profusion et la prĂ©cipitation de ceux qui les apportaient rĂ©pondaient, beaucoup plutĂŽt quâaux demandes des dĂźneurs, au respect du texte sacrĂ© scrupuleusement suivi dans sa lettre, mais naĂŻvement illustrĂ© par des dĂ©tails rĂ©els empruntĂ©s Ă la vie locale, et au souci esthĂ©tique et religieux de montrer aux yeux lâĂ©clat de la fĂȘte par la profusion des victuailles et lâempressement des serviteurs. Un dâentre eux au bout de la salle songeait, immobile prĂšs dâun dressoir ; et pour demander Ă celui-lĂ , qui seul paraissait assez calme pour me rĂ©pondre, dans quelle piĂšce on avait prĂ©parĂ© notre table, mâavançant entre les rĂ©chauds allumĂ©s çà et lĂ afin dâempĂȘcher que se refroidissent les plats des retardataires ce qui nâempĂȘchait pas quâau centre de la salle les desserts Ă©taient tenus par les mains dâun Ă©norme bonhomme quelquefois supportĂ© sur les ailes dâun canard en cristal, semblait-il, en rĂ©alitĂ© en glace, ciselĂ©e chaque jour au fer rouge, par un cuisinier sculpteur, dans un goĂ»t bien flamand, jâallai droit, au risque dâĂȘtre renversĂ© par les autres, vers ce serviteur dans lequel je crus reconnaĂźtre un personnage qui est de tradition dans ces sujets sacrĂ©s et dont il reproduisait scrupuleusement la figure camuse, naĂŻve et mal dessinĂ©e, lâexpression rĂȘveuse, dĂ©jĂ Ă demi presciente du miracle dâune prĂ©sence divine que les autres nâont pas encore soupçonnĂ©e. Ajoutons quâen raison sans doute des fĂȘtes prochaines, Ă cette figuration fut ajoutĂ© un supplĂ©ment cĂ©leste recrutĂ© tout entier dans un personnel de chĂ©rubins et de sĂ©raphins. Un jeune ange musicien, aux cheveux blonds encadrant une figure de quatorze ans, ne jouait Ă vrai dire dâaucun instrument, mais rĂȘvassait devant un gong ou une pile dâassiettes, cependant que des anges moins enfantins sâempressaient Ă travers les espaces dĂ©mesurĂ©s de la salle, en y agitant lâair du frĂ©missement incessant des serviettes qui descendaient le long de leurs corps en formes dâailes de primitifs, aux pointes aiguĂ«s. Fuyant ces rĂ©gions mal dĂ©finies, voilĂ©es dâun rideau de palmes, dâoĂč les cĂ©lestes serviteurs avaient lâair, de loin, de venir de lâempyrĂ©e, je me frayai un chemin jusquâĂ la petite salle oĂč Ă©tait la table de Saint-Loup. Jây trouvai quelques-uns de ses amis qui dĂźnaient toujours avec lui, nobles, sauf un ou deux roturiers, mais en qui les nobles avaient dĂšs le collĂšge flairĂ© des amis et avec qui ils sâĂ©taient liĂ©s volontiers, prouvant ainsi quâils nâĂ©taient pas, en principe, hostiles aux bourgeois, fussent-ils rĂ©publicains, pourvu quâils eussent les mains propres et allassent Ă la messe. DĂšs la premiĂšre fois, avant quâon se mĂźt Ă table, jâentraĂźnai Saint-Loup dans un coin de la salle Ă manger, et devant tous les autres, mais qui ne nous entendaient pas, je lui dis â Robert, le moment et lâendroit sont mal choisis pour vous dire cela, mais cela ne durera quâune seconde. Toujours jâoublie de vous le demander au quartier ; est-ce que ce nâest pas Mme de Guermantes dont vous avez la photographie sur la table ? â Mais si, câest ma bonne tante. â Tiens, mais câest vrai, je suis fou, je lâavais su autrefois, je nây avais jamais songĂ© ; mon Dieu, vos amis doivent sâimpatienter, parlons vite, ils nous regardent, ou bien une autre fois, cela nâa aucune importance. â Mais si, marchez toujours, ils sont lĂ pour attendre. â Pas du tout, je tiens Ă ĂȘtre poli ; ils sont si gentils ; vous savez, du reste, je nây tiens pas autrement. â Vous la connaissez, cette brave Oriane ? Cette brave Oriane », comme il eĂ»t dit cette bonne Oriane », ne signifiait pas que Saint-Loup considĂ©rĂąt Mme de Guermantes comme particuliĂšrement bonne. Dans ce cas, bonne, excellente, brave, sont de simples renforcements de cette », dĂ©signant une personne quâon connaĂźt et dont on ne sait trop que dire avec quelquâun qui nâest pas de votre intimitĂ©. Bonne » sert de hors-dâĆuvre et permet dâattendre un instant quâon ait trouvĂ© Est-ce que vous la voyez souvent ? » ou Il y a des mois que je ne lâai vue », ou Je la vois mardi » ou Elle ne doit plus ĂȘtre de la premiĂšre jeunesse ». â Je ne peux pas vous dire comme cela mâamuse que ce soit sa photographie, parce que nous habitons maintenant dans sa maison et jâai appris sur elle des choses inouĂŻes jâaurais Ă©tĂ© bien embarrassĂ© de dire lesquelles qui font quâelle mâintĂ©resse beaucoup, Ă un point de vue littĂ©raire, vous comprenez, comment dirai-je, Ă un point de vue balzacien, vous qui ĂȘtes tellement intelligent, vous comprenez cela Ă demi-mot ; mais finissons vite, quâest-ce que vos amis doivent penser de mon Ă©ducation ! â Mais ils ne pensent rien du tout ; je leur ai dit que vous ĂȘtes sublime et ils sont beaucoup plus intimidĂ©s que vous. â Vous ĂȘtes trop gentil. Mais justement, voilĂ Mme de Guermantes ne se doute pas que je vous connais, nâest-ce pas ? â Je nâen sais rien ; je ne lâai pas vue depuis lâĂ©tĂ© dernier puisque je ne suis pas venu en permission depuis quâelle est rentrĂ©e. â Câest que je vais vous dire, on mâa assurĂ© quâelle me croit tout Ă fait idiot. â Cela, je ne le crois pas Oriane nâest pas un aigle, mais elle nâest tout de mĂȘme pas stupide. â Vous savez que je ne tiens pas du tout en gĂ©nĂ©ral Ă ce que vous publiiez les bons sentiments que vous avez pour moi, car je nâai pas dâamour-propre. Aussi je regrette que vous ayez dit des choses aimables sur mon compte Ă vos amis que nous allons rejoindre dans deux secondes. Mais pour Mme de Guermantes, si vous pouviez lui faire savoir, mĂȘme avec un peu dâexagĂ©ration, ce que vous pensez de moi, vous me feriez un grand plaisir. â Mais trĂšs volontiers, si vous nâavez que cela Ă me demander, ce nâest pas trop difficile, mais quelle importance cela peut-il avoir ce quâelle peut penser de vous ? Je suppose que vous vous en moquez bien ; en tout cas si ce nâest que cela, nous pourrons en parler devant tout le monde ou quand nous serons seuls, car jâai peur que vous vous fatiguiez Ă parler debout et dâune façon si incommode, quand nous avons tant dâoccasions dâĂȘtre en tĂȘte Ă tĂȘte. CâĂ©tait bien justement cette incommoditĂ© qui mâavait donnĂ© le courage de parler Ă Robert ; la prĂ©sence des autres Ă©tait pour moi un prĂ©texte mâautorisant Ă donner Ă mes propos un tour bref et dĂ©cousu, Ă la faveur duquel je pouvais plus aisĂ©ment dissimuler le mensonge que je faisais en disant Ă mon ami que jâavais oubliĂ© sa parentĂ© avec la duchesse et pour ne pas lui laisser le temps de me poser sur mes motifs de dĂ©sirer que Mme de Guermantes me sĂ»t liĂ© avec lui, intelligent, etc., des questions qui mâeussent dâautant plus troublĂ© que je nâaurais pas pu y rĂ©pondre. â Robert, pour vous si intelligent, cela mâĂ©tonne que vous ne compreniez pas quâil ne faut pas discuter ce qui fait plaisir Ă ses amis mais le faire. Moi, si vous me demandiez nâimporte quoi, et mĂȘme je tiendrais beaucoup Ă ce que vous me demandiez quelque chose, je vous assure que je ne vous demanderais pas dâexplications. Je vais plus loin que ce que je dĂ©sire ; je ne tiens pas Ă connaĂźtre Mme de Guermantes ; mais jâaurais dĂ», pour vous Ă©prouver, vous dire que je dĂ©sirerais dĂźner avec Mme de Guermantes et je sais que vous ne lâauriez pas fait. â Non seulement je lâaurais fait, mais je le ferai. â Quand cela ? â DĂšs que je viendrai Ă Paris, dans trois semaines, sans doute. â Nous verrons, dâailleurs elle ne voudra pas. Je ne peux pas vous dire comme je vous remercie. â Mais non, ce nâest rien. â Ne me dites pas cela, câest Ă©norme, parce que maintenant je vois lâami que vous ĂȘtes ; que la chose que je vous demande soit importante ou non, dĂ©sagrĂ©able ou non, que jây tienne en rĂ©alitĂ© ou seulement pour vous Ă©prouver, peu importe, vous dites que vous le ferez, et vous montrez par lĂ la finesse de votre intelligence et de votre cĆur. Un ami bĂȘte eĂ»t discutĂ©. CâĂ©tait justement ce quâil venait de faire ; mais peut-ĂȘtre je voulais le prendre par lâamour-propre ; peut-ĂȘtre aussi jâĂ©tais sincĂšre, la seule pierre de touche du mĂ©rite me semblant ĂȘtre lâutilitĂ© dont on pouvait ĂȘtre pour moi Ă lâĂ©gard de lâunique chose qui me semblĂąt importante, mon amour. Puis jâajoutai, soit par duplicitĂ©, soit par un surcroĂźt vĂ©ritable de tendresse produit par la reconnaissance, par lâintĂ©rĂȘt et par tout ce que la nature avait mis des traits mĂȘmes de Mme de Guermantes en son neveu Robert â Mais voilĂ quâil faut rejoindre les autres et je ne vous ai demandĂ© que lâune des deux choses, la moins importante, lâautre lâest plus pour moi, mais je crains que vous ne me la refusiez ; cela vous ennuierait-il que nous nous tutoyions ? â Comment mâennuyer, mais voyons ! joie ! pleurs de joie ! fĂ©licitĂ© inconnue ! â Comme je vous remercie⊠te remercie. Quand vous aurez commencĂ© ! Cela me fait un tel plaisir que vous pouvez ne rien faire pour Mme de Guermantes si vous voulez, le tutoiement me suffit. â On fera les deux. â Ah ! Robert ! Ăcoutez, dis-je encore Ă Saint-Loup pendant le dĂźner, â oh ! câest dâun comique cette conversation Ă propos interrompus et du reste je ne sais pas pourquoi â vous savez la dame dont je viens de vous parler ? â Oui. â Vous savez bien qui je veux dire ? â Mais voyons, vous me prenez pour un crĂ©tin du Valais, pour un demeurĂ©. â Vous ne voudriez pas me donner sa photographie ? Je comptais lui demander seulement de me la prĂȘter. Mais au moment de parler, jâĂ©prouvai de la timiditĂ©, je trouvai ma demande indiscrĂšte et, pour ne pas le laisser voir, je la formulai plus brutalement et la grossis encore, comme si elle avait Ă©tĂ© toute naturelle. â Non, il faudrait que je lui demande la permission dâabord, me rĂ©pondit-il. AussitĂŽt il rougit. Je compris quâil avait une arriĂšre-pensĂ©e, quâil mâen prĂȘtait une, quâil ne servirait mon amour quâĂ moitiĂ©, sous la rĂ©serve de certains principes de moralitĂ©, et je le dĂ©testai. Et pourtant jâĂ©tais touchĂ© de voir combien Saint-Loup se montrait autre Ă mon Ă©gard depuis que je nâĂ©tais plus seul avec lui et que ses amis Ă©taient en tiers. Son amabilitĂ© plus grande mâeĂ»t laissĂ© indiffĂ©rent si jâavais cru quâelle Ă©tait voulue ; mais je la sentais involontaire et faite seulement de tout ce quâil devait dire Ă mon sujet quand jâĂ©tais absent et quâil taisait quand jâĂ©tais seul avec lui. Dans nos tĂȘte-Ă -tĂȘte, certes, je soupçonnais le plaisir quâil avait Ă causer avec moi, mais ce plaisir restait presque toujours inexprimĂ©. Maintenant les mĂȘmes propos de moi, quâil goĂ»tait dâhabitude sans le marquer, il surveillait du coin de lâĆil sâils produisaient chez ses amis lâeffet sur lequel il avait comptĂ© et qui devait rĂ©pondre Ă ce quâil leur avait annoncĂ©. La mĂšre dâune dĂ©butante ne suspend pas davantage son attention aux rĂ©pliques de sa fille et Ă lâattitude du public. Si jâavais dit un mot dont, devant moi seul, il nâeĂ»t que souri, il craignait quâon ne lâeĂ»t pas bien compris, il me disait Comment, comment ? » pour me faire rĂ©pĂ©ter, pour faire faire attention, et aussitĂŽt se tournant vers les autres et se faisant, sans le vouloir, en les regardant avec un bon rire, lâentraĂźneur de leur rire, il me prĂ©sentait pour la premiĂšre fois lâidĂ©e quâil avait de moi et quâil avait dĂ» souvent leur exprimer. De sorte que je mâapercevais tout dâun coup moi-mĂȘme du dehors, comme quelquâun qui lit son nom dans le journal ou qui se voit dans une glace. Il mâarriva un de ces soirs-lĂ de vouloir raconter une histoire assez comique sur Mme Blandais, mais je mâarrĂȘtai immĂ©diatement car je me rappelai que Saint-Loup la connaissait dĂ©jĂ et quâayant voulu la lui dire le lendemain de mon arrivĂ©e, il mâavait interrompu en me disant Vous me lâavez dĂ©jĂ racontĂ©e Ă Balbec. » Je fus donc surpris de le voir mâexhorter Ă continuer en mâassurant quâil ne connaissait pas cette histoire et quâelle lâamuserait beaucoup. Je lui dis Vous avez un moment dâoubli, mais vous allez bientĂŽt la reconnaĂźtre. â Mais non, je te jure que tu confonds. Jamais tu ne me lâas dite. Va. » Et pendant toute lâhistoire il attachait fiĂ©vreusement ses regards ravis tantĂŽt sur moi, tantĂŽt sur ses camarades. Je compris seulement quand jâeus fini au milieu des rires de tous quâil avait songĂ© quâelle donnerait une haute idĂ©e de mon esprit Ă ses camarades et que câĂ©tait pour cela quâil avait feint de ne pas la connaĂźtre. Telle est lâamitiĂ©. Le troisiĂšme soir, un de ses amis auquel je nâavais pas eu lâoccasion de parler les deux premiĂšres fois, causa trĂšs longuement avec moi ; et je lâentendais qui disait Ă mi-voix Ă Saint-Loup le plaisir quâil y trouvait. Et de fait nous causĂąmes presque toute la soirĂ©e ensemble devant nos verres de sauternes que nous ne vidions pas, sĂ©parĂ©s, protĂ©gĂ©s des autres par les voiles magnifiques dâune de ces sympathies entre hommes qui, lorsquâelles nâont pas dâattrait physique Ă leur base, sont les seules qui soient tout Ă fait mystĂ©rieuses. Tel, de nature Ă©nigmatique, mâĂ©tait apparu Ă Balbec ce sentiment que Saint-Loup ressentait pour moi, qui ne se confondait pas avec lâintĂ©rĂȘt de nos conversations, dĂ©tachĂ© de tout lien matĂ©riel, invisible, intangible et dont pourtant il Ă©prouvait la prĂ©sence en lui-mĂȘme comme une sorte de phlogistique, de gaz, assez pour en parler en souriant. Et peut-ĂȘtre y avait-il quelque chose de plus surprenant encore dans cette sympathie nĂ©e ici en une seule soirĂ©e, comme une fleur qui se serait ouverte en quelques minutes dans la chaleur de cette petite piĂšce. Je ne pus me tenir de demander Ă Robert, comme il me parlait de Balbec, sâil Ă©tait vraiment dĂ©cidĂ© quâil Ă©pousĂąt Mlle dâAmbresac. Il me dĂ©clara que non seulement ce nâĂ©tait pas dĂ©cidĂ©, mais quâil nâen avait jamais Ă©tĂ© question, quâil ne lâavait jamais vue, quâil ne savait pas qui câĂ©tait. Si jâavais vu Ă ce moment-lĂ quelques-unes des personnes du monde qui avaient annoncĂ© ce mariage, elles mâeussent fait part de celui de Mlle dâAmbresac avec quelquâun qui nâĂ©tait pas Saint-Loup et de celui de Saint-Loup avec quelquâun qui nâĂ©tait pas Mlle dâAmbresac. Je les eusse beaucoup Ă©tonnĂ©es en leur rappelant leurs prĂ©dictions contraires et encore si rĂ©centes. Pour que ce petit jeu puisse continuer et multiplier les fausses nouvelles en en accumulant successivement sur chaque nom le plus grand nombre possible, la nature a donnĂ© Ă ce genre de joueurs une mĂ©moire dâautant plus courte que leur crĂ©dulitĂ© est plus grande. Saint-Loup mâavait parlĂ© dâun autre de ses camarades qui Ă©tait lĂ aussi, avec qui il sâentendait particuliĂšrement bien, car ils Ă©taient dans ce milieu les deux seuls partisans de la rĂ©vision du procĂšs Dreyfus. â Oh ! lui, ce nâest pas comme Saint-Loup, câest un Ă©nergumĂšne, me dit mon nouvel ami ; il nâest mĂȘme pas de bonne foi. Au dĂ©but, il disait Il nây a quâĂ attendre, il y a lĂ un homme que je connais bien, plein de finesse, de bontĂ©, le gĂ©nĂ©ral de Boisdeffre ; on pourra, sans hĂ©siter, accepter son avis. » Mais quand il a su que Boisdeffre proclamait la culpabilitĂ© de Dreyfus, Boisdeffre ne valait plus rien ; le clĂ©ricalisme, les prĂ©jugĂ©s de lâĂ©tat-major lâempĂȘchaient de juger sincĂšrement, quoique personne ne soit, ou du moins ne fĂ»t aussi clĂ©rical, avant son Dreyfus, que notre ami. Alors il nous a dit quâen tout cas on saurait la vĂ©ritĂ©, car lâaffaire allait ĂȘtre entre les mains de Saussier, et que celui-lĂ , soldat rĂ©publicain notre ami est dâune famille ultra-monarchiste, Ă©tait un homme de bronze, une conscience inflexible. Mais quand Saussier a proclamĂ© lâinnocence dâEsterhazy, il a trouvĂ© Ă ce verdict des explications nouvelles, dĂ©favorables non Ă Dreyfus, mais au gĂ©nĂ©ral Saussier. CâĂ©tait lâesprit militariste qui aveuglait Saussier et remarquez que lui est aussi militariste que clĂ©rical, ou du moins quâil lâĂ©tait, car je ne sais plus que penser de lui. Sa famille est dĂ©solĂ©e de le voir dans ces idĂ©es-lĂ . â Voyez-vous, dis-je et en me tournant Ă demi vers Saint-Loup, pour ne pas avoir lâair de mâisoler, ainsi que vers son camarade, et pour le faire participer Ă la conversation, câest que lâinfluence quâon prĂȘte au milieu est surtout vraie du milieu intellectuel. On est lâhomme de son idĂ©e ; il y a beaucoup moins dâidĂ©es que dâhommes, ainsi tous les hommes dâune mĂȘme idĂ©e sont pareils. Comme une idĂ©e nâa rien de matĂ©riel, les hommes qui ne sont que matĂ©riellement autour de lâhomme dâune idĂ©e ne la modifient en rien. Saint-Loup ne se contenta pas de ce rapprochement. Dans un dĂ©lire de joie que redoublait sans doute celle quâil avait Ă me faire briller devant ses amis, avec une volubilitĂ© extrĂȘme il me rĂ©pĂ©tait en me bouchonnant comme un cheval arrivĂ© le premier au poteau Tu es lâhomme le plus intelligent que je connaisse, tu sais. » Il se reprit et ajouta Avec Elstir. â Cela ne te fĂąche pas, nâest-ce pas ? tu comprends, scrupule. Comparaison je te le dis comme on aurait dit Ă Balzac Vous ĂȘtes le plus grand romancier du siĂšcle, avec Stendhal. ExcĂšs de scrupule, tu comprends, au fond immense admiration. Non ? tu ne marches pas pour Stendhal ? » ajoutait-il avec une confiance naĂŻve dans mon jugement, qui se traduisait par une charmante interrogation souriante, presque enfantine, de ses yeux verts. Ah ! bien, je vois que tu es de mon avis, Bloch dĂ©teste Stendhal, je trouve cela idiot de sa part. La Chartreuse, câest tout de mĂȘme quelque chose dâĂ©norme ! Je suis content que tu sois de mon avis. Quâest-ce que tu aimes le mieux dans La Chartreuse ? rĂ©ponds, me disait-il avec une impĂ©tuositĂ© juvĂ©nile et sa force physique, menaçante, donnait presque quelque chose dâeffrayant Ă sa question, Mosca ? Fabrice ? » Je rĂ©pondais timidement que Mosca avait quelque chose de M. de Norpois. Sur quoi tempĂȘte de rire du jeune Siegfried-Saint-Loup. Je nâavais pas fini dâajouter Mais Mosca est bien plus intelligent, moins pĂ©dantesque » que jâentendis Robert crier bravo en battant effectivement des mains, en riant Ă sâĂ©touffer, et en criant Dâune justesse ! Excellent ! Tu es inouĂŻ. » Ă ce moment je fus interrompu par Saint-Loup parce quâun des jeunes militaires venait en souriant de me dĂ©signer Ă lui en disant Duroc, tout Ă fait Duroc. » Je ne savais pas ce que ça voulait dire, mais je sentais que lâexpression du visage intimidĂ© Ă©tait plus que bienveillante. Quand je parlais, lâapprobation des autres semblait encore de trop Ă Saint-Loup, il exigeait le silence. Et comme un chef dâorchestre interrompt ses musiciens en frappant avec son archet parce que quelquâun a fait du bruit, il rĂ©primanda le perturbateur Gibergue, dit-il, il faut vous taire quand on parle. Vous direz ça aprĂšs. Allez, continuez », me dit-il. Je respirai, car jâavais craint quâil ne me fĂźt tout recommencer. â Et comme une idĂ©e, continuai-je, est quelque chose qui ne peut participer aux intĂ©rĂȘts humains et ne pourrait jouir de leurs avantages, les hommes dâune idĂ©e ne sont pas influencĂ©s par lâintĂ©rĂȘt. â Dites donc, ça vous en bouche un coin, mes enfants, sâexclama aprĂšs que jâeus fini de parler Saint-Loup, qui mâavait suivi des yeux avec la mĂȘme sollicitude anxieuse que si jâavais marchĂ© sur la corde raide. Quâest-ce que vous vouliez dire, Gibergue ? â Je disais que monsieur me rappelait beaucoup le commandant Duroc. Je croyais lâentendre. â Mais jây ai pensĂ© bien souvent, rĂ©pondit Saint-Loup, il y a bien des rapports, mais vous verrez que celui-ci a mille choses que nâa pas Duroc. De mĂȘme quâun frĂšre de cet ami de Saint-Loup, Ă©lĂšve Ă la Schola Cantorum, pensait sur toute nouvelle Ćuvre musicale nullement comme son pĂšre, sa mĂšre, ses cousins, ses camarades de club, mais exactement comme tous les autres Ă©lĂšves de la Schola, de mĂȘme ce sous-officier noble dont Bloch se fit une idĂ©e extraordinaire quand je lui en parlai, parce que, touchĂ© dâapprendre quâil Ă©tait du mĂȘme parti que lui, il lâimaginait cependant, Ă cause de ses origines aristocratiques et de son Ă©ducation religieuse et militaire, on ne peut plus diffĂ©rent, parĂ© du mĂȘme charme quâun natif dâune contrĂ©e lointaine avait une mentalitĂ© », comme on commençait Ă dire, analogue Ă celle de tous les dreyfusards en gĂ©nĂ©ral et de Bloch en particulier, et sur laquelle ne pouvaient avoir aucune espĂšce de prise les traditions de sa famille et les intĂ©rĂȘts de sa carriĂšre. Câest ainsi quâun cousin de Saint-Loup avait Ă©pousĂ© une jeune princesse dâOrient qui, disait-on, faisait des vers aussi beaux que ceux de Victor Hugo ou dâAlfred de Vigny et Ă qui, malgrĂ© cela, on supposait un esprit autre que ce quâon pouvait concevoir, un esprit de princesse dâOrient recluse dans un palais des Mille et une Nuits. Aux Ă©crivains qui eurent le privilĂšge de lâapprocher fut rĂ©servĂ©e la dĂ©ception, ou plutĂŽt la joie, dâentendre une conversation qui donnait lâidĂ©e non de SchĂ©hĂ©razade, mais dâun ĂȘtre de gĂ©nie du genre dâAlfred de Vigny ou de Victor Hugo. Je me plaisais surtout Ă causer avec ce jeune homme, comme avec les autres amis de Robert du reste, et avec Robert lui-mĂȘme, du quartier, des officiers de la garnison, de lâarmĂ©e en gĂ©nĂ©ral. GrĂące Ă cette Ă©chelle immensĂ©ment agrandie Ă laquelle nous voyons les choses, si petites quâelles soient, au milieu desquelles nous mangeons, nous causons, nous menons notre vie rĂ©elle, grĂące Ă cette formidable majoration quâelles subissent et qui fait que le reste, absent du monde, ne peut lutter avec elles et prend, Ă cĂŽtĂ©, lâinconsistance dâun songe, jâavais commencĂ© Ă mâintĂ©resser aux diverses personnalitĂ©s du quartier, aux officiers que jâapercevais dans la cour quand jâallais voir Saint-Loup ou, si jâĂ©tais rĂ©veillĂ©, quand le rĂ©giment passait sous mes fenĂȘtres. Jâaurais voulu avoir des dĂ©tails sur le commandant quâadmirait tant Saint-Loup et sur le cours dâhistoire militaire qui mâaurait ravi mĂȘme esthĂ©tiquement ». Je savais que chez Robert un certain verbalisme Ă©tait trop souvent un peu creux, mais dâautres fois signifiait lâassimilation dâidĂ©es profondes quâil Ă©tait fort capable de comprendre. Malheureusement, au point de vue armĂ©e, Robert Ă©tait surtout prĂ©occupĂ© en ce moment de lâaffaire Dreyfus. Il en parlait peu parce que seul de sa table il Ă©tait dreyfusard ; les autres Ă©taient violemment hostiles Ă la rĂ©vision, exceptĂ© mon voisin de table, mon nouvel ami, dont les opinions paraissaient assez flottantes. Admirateur convaincu du colonel, qui passait pour un officier remarquable et qui avait flĂ©tri lâagitation contre lâarmĂ©e en divers ordres du jour qui le faisaient passer pour antidreyfusard, mon voisin avait appris que son chef avait laissĂ© Ă©chapper quelques assertions qui avaient donnĂ© Ă croire quâil avait des doutes sur la culpabilitĂ© de Dreyfus et gardait son estime Ă Picquart. Sur ce dernier point, en tout cas, le bruit de dreyfusisme relatif du colonel Ă©tait mal fondĂ©, comme tous les bruits venus on ne sait dâoĂč qui se produisent autour de toute grande affaire. Car, peu aprĂšs, ce colonel, ayant Ă©tĂ© chargĂ© dâinterroger lâancien chef du bureau des renseignements, le traita avec une brutalitĂ© et un mĂ©pris qui nâavaient encore jamais Ă©tĂ© Ă©galĂ©s. Quoi quâil en fĂ»t et bien quâil ne se fĂ»t pas permis de se renseigner directement auprĂšs du colonel, mon voisin avait fait Ă Saint-Loup la politesse de lui dire â du ton dont une dame catholique annonce Ă une dame juive que son curĂ© blĂąme les massacres de juifs en Russie et admire la gĂ©nĂ©rositĂ© de certains IsraĂ©lites â que le colonel nâĂ©tait pas pour le dreyfusisme â pour un certain dreyfusisme au moins â lâadversaire fanatique, Ă©troit, quâon avait reprĂ©sentĂ©. â Cela ne mâĂ©tonne pas, dit Saint-Loup, car câest un homme intelligent. Mais, malgrĂ© tout, les prĂ©jugĂ©s de naissance et surtout le clĂ©ricalisme lâaveuglent. Ah ! me dit-il, le commandant Duroc, le professeur dâhistoire militaire dont je tâai parlĂ©, en voilĂ un qui, paraĂźt-il, marche Ă fond dans nos idĂ©es. Du reste, le contraire mâeĂ»t Ă©tonnĂ©, parce quâil est non seulement sublime dâintelligence, mais radical-socialiste et franc-maçon. Autant par politesse pour ses amis Ă qui les professions de foi dreyfusardes de Saint-Loup Ă©taient pĂ©nibles que parce que le reste mâintĂ©ressait davantage, je demandai Ă mon voisin si câĂ©tait exact que ce commandant fĂźt, de lâhistoire militaire, une dĂ©monstration dâune vĂ©ritable beautĂ© esthĂ©tique. â Câest absolument vrai. â Mais quâentendez-vous par lĂ ? â Eh bien ! par exemple, tout ce que vous lisez, je suppose, dans le rĂ©cit dâun narrateur militaire, les plus petits faits, les plus petits Ă©vĂ©nements, ne sont que les signes dâune idĂ©e quâil faut dĂ©gager et qui souvent en recouvre dâautres, comme dans un palimpseste. De sorte que vous avez un ensemble aussi intellectuel que nâimporte quelle science ou nâimporte quel art, et qui est satisfaisant pour lâesprit. â Exemples, si je nâabuse pas. â Câest difficile Ă te dire comme cela, interrompit Saint-Loup. Tu lis par exemple que tel corps a tenté⊠Avant mĂȘme dâaller plus loin, le nom du corps, sa composition, ne sont pas sans signification. Si ce nâest pas la premiĂšre fois que lâopĂ©ration est essayĂ©e, et si pour la mĂȘme opĂ©ration nous voyons apparaĂźtre un autre corps, ce peut ĂȘtre le signe que les prĂ©cĂ©dents ont Ă©tĂ© anĂ©antis ou fort endommagĂ©s par ladite opĂ©ration, quâils ne sont plus en Ă©tat de la mener Ă bien. Or, il faut sâenquĂ©rir quel Ă©tait ce corps aujourdâhui anĂ©anti ; si câĂ©taient des troupes de choc, mises en rĂ©serve pour de puissants assauts un nouveau corps de moindre qualitĂ© a peu de chance de rĂ©ussir lĂ oĂč elles ont Ă©chouĂ©. De plus, si ce nâest pas au dĂ©but dâune campagne, ce nouveau corps lui-mĂȘme peut ĂȘtre composĂ© de bric et de broc, ce qui, sur les forces dont dispose encore le belligĂ©rant, sur la proximitĂ© du moment oĂč elles seront infĂ©rieures Ă celles de lâadversaire, peut fournir des indications qui donneront Ă lâopĂ©ration elle-mĂȘme que ce corps va tenter une signification diffĂ©rente, parce que, sâil nâest plus en Ă©tat de rĂ©parer ses pertes, ses succĂšs eux-mĂȘmes ne feront que lâacheminer, arithmĂ©tiquement, vers lâanĂ©antissement final. Dâailleurs, le numĂ©ro dĂ©signatif du corps qui lui est opposĂ© nâa pas moins de signification. Si, par exemple, câest une unitĂ© beaucoup plus faible et qui a dĂ©jĂ consommĂ© plusieurs unitĂ©s importantes de lâadversaire, lâopĂ©ration elle-mĂȘme change de caractĂšre car, dĂ»t-elle se terminer par la perte de la position que tenait le dĂ©fenseur, lâavoir tenue quelque temps peut ĂȘtre un grand succĂšs, si avec de trĂšs petites forces cela a suffi Ă en dĂ©truire de trĂšs importantes chez lâadversaire. Tu peux comprendre que si, dans lâanalyse des corps engagĂ©s, on trouve ainsi des choses importantes, lâĂ©tude de la position elle-mĂȘme, des routes, des voies ferrĂ©es quâelle commande, des ravitaillements quâelle protĂšge est de plus grande consĂ©quence. Il faut Ă©tudier ce que jâappellerai tout le contexte gĂ©ographique, ajouta-t-il en riant. Et en effet, il fut si content de cette expression, que, dans la suite, chaque fois quâil lâemploya, mĂȘme des mois aprĂšs, il eut toujours le mĂȘme rire. Pendant que lâopĂ©ration est prĂ©parĂ©e par lâun des belligĂ©rants, si tu lis quâune de ses patrouilles est anĂ©antie dans les environs de la position par lâautre belligĂ©rant, une des conclusions que tu peux tirer est que le premier cherchait Ă se rendre compte des travaux dĂ©fensifs par lesquels le deuxiĂšme a lâintention de faire Ă©chec Ă son attaque. Une action particuliĂšrement violente sur un point peut signifier le dĂ©sir de le conquĂ©rir, mais aussi le dĂ©sir de retenir lĂ lâadversaire, de ne pas lui rĂ©pondre lĂ oĂč il a attaquĂ©, ou mĂȘme nâĂȘtre quâune feinte et cacher, par ce redoublement de violence, des prĂ©lĂšvements de troupes Ă cet endroit. Câest une feinte classique dans les guerres de NapolĂ©on. Dâautre part, pour comprendre la signification dâune manĆuvre, son but probable et, par consĂ©quent, de quelles autres elle sera accompagnĂ©e ou suivie, il nâest pas indiffĂ©rent de consulter beaucoup moins ce quâen annonce le commandement et qui peut ĂȘtre destinĂ© Ă tromper lâadversaire, Ă masquer un Ă©chec possible, que les rĂšglements militaires du pays. Il est toujours Ă supposer que la manĆuvre quâa voulu tenter une armĂ©e est celle que prescrivait le rĂšglement en vigueur dans les circonstances analogues. Si, par exemple, le rĂšglement prescrit dâaccompagner une attaque de front par une attaque de flanc, si, cette seconde attaque ayant Ă©chouĂ©, le commandement prĂ©tend quâelle Ă©tait sans lien avec la premiĂšre et nâĂ©tait quâune diversion, il y a chance pour que la vĂ©ritĂ© doive ĂȘtre cherchĂ©e dans le rĂšglement et non dans les dires du commandement. Et il nây a pas que les rĂšglements de chaque armĂ©e, mais leurs traditions, leurs habitudes, leurs doctrines. LâĂ©tude de lâaction diplomatique toujours en perpĂ©tuel Ă©tat dâaction ou de rĂ©action sur lâaction militaire ne doit pas ĂȘtre nĂ©gligĂ©e non plus. Des incidents en apparence insignifiants, mal compris Ă lâĂ©poque, tâexpliqueront que lâennemi, comptant sur une aide dont ces incidents trahissent quâil a Ă©tĂ© privĂ©, nâa exĂ©cutĂ© en rĂ©alitĂ© quâune partie de son action stratĂ©gique. De sorte que, si tu sais lire lâhistoire militaire, ce qui est rĂ©cit confus pour le commun des lecteurs est pour toi un enchaĂźnement aussi rationnel quâun tableau pour lâamateur qui sait regarder ce que le personnage porte sur lui, tient dans les mains, tandis que le visiteur ahuri des musĂ©es se laisse Ă©tourdir et migrainer par de vagues couleurs. Mais, comme pour certains tableaux oĂč il ne suffit pas de remarquer que le personnage tient un calice, mais oĂč il faut savoir pourquoi le peintre lui a mis dans les mains un calice, ce quâil symbolise par lĂ , ces opĂ©rations militaires, en dehors mĂȘme de leur but immĂ©diat, sont habituellement, dans lâesprit du gĂ©nĂ©ral qui dirige la campagne, calquĂ©es sur des batailles plus anciennes qui sont, si tu veux, comme le passĂ©, comme la bibliothĂšque, comme lâĂ©rudition, comme lâĂ©tymologie, comme lâaristocratie des batailles nouvelles. Remarque que je ne parle pas en ce moment de lâidentitĂ© locale, comment dirais-je, spatiale des batailles. Elle existe aussi. Un champ de bataille nâa pas Ă©tĂ© ou ne sera pas Ă travers les siĂšcles que le champ dâune seule bataille. Sâil a Ă©tĂ© champ de bataille, câest quâil rĂ©unissait certaines conditions de situation gĂ©ographique, de nature gĂ©ologique, de dĂ©fauts mĂȘme propres Ă gĂȘner lâadversaire un fleuve, par exemple, le coupant en deux qui en ont fait un bon champ de bataille. Donc il lâa Ă©tĂ©, il le sera. On ne fait pas un atelier de peinture avec nâimporte quelle chambre, on ne fait pas un champ de bataille avec nâimporte quel endroit. Il y a des lieux prĂ©destinĂ©s. Mais encore une fois, ce nâest pas de cela que je parlais, mais du type de bataille quâon imite, dâune espĂšce de dĂ©calque stratĂ©gique, de pastiche tactique, si tu veux la bataille dâUlm, de Lodi, de Leipzig, de Cannes. Je ne sais sâil y aura encore des guerres ni entre quels peuples ; mais sâil y en a, sois sĂ»r quâil y aura et sciemment de la part du chef un Cannes, un Austerlitz, un Rosbach, un Waterloo, sans parler des autres, quelques-uns ne se gĂȘnent pas pour le dire. Le marĂ©chal von Schieffer et le gĂ©nĂ©ral de Falkenhausen ont dâavance prĂ©parĂ© contre la France une bataille de Cannes, genre Annibal, avec fixation de lâadversaire sur tout le front et avance par les deux ailes, surtout par la droite en Belgique, tandis que Bernhardi prĂ©fĂšre lâordre oblique de FrĂ©dĂ©ric le Grand, Leuthen plutĂŽt que Cannes. Dâautres exposent moins crĂ»ment leurs vues, mais je te garantis bien, mon vieux, que Beauconseil, ce chef dâescadron Ă qui je tâai prĂ©sentĂ© lâautre jour et qui est un officier du plus grand avenir, a potassĂ© sa petite attaque du Pratzen, la connaĂźt dans les coins, la tient en rĂ©serve et que si jamais il a lâoccasion de lâexĂ©cuter, il ne ratera pas le coup et nous la servira dans les grandes largeurs. Lâenfoncement du centre Ă Rivoli, va, ça se refera sâil y a encore des guerres. Ce nâest pas plus pĂ©rimĂ© que lâIliade. Jâajoute quâon est presque condamnĂ© aux attaques frontales parce quâon ne veut pas retomber dans lâerreur de 70, mais faire de lâoffensive, rien que de lâoffensive. La seule chose qui me trouble est que, si je ne vois que des esprits retardataires sâopposer Ă cette magnifique doctrine, pourtant un de mes plus jeunes maĂźtres, qui est un homme de gĂ©nie, Mangin, voudrait quâon laisse sa place, place provisoire, naturellement, Ă la dĂ©fensive. On est bien embarrassĂ© de lui rĂ©pondre quand il cite comme exemple Austerlitz oĂč la dĂ©fense nâest que le prĂ©lude de lâattaque et de la victoire. Ces thĂ©ories de Saint-Loup me rendaient heureux. Elles me faisaient espĂ©rer que peut-ĂȘtre je nâĂ©tais pas dupe dans ma vie de DonciĂšres, Ă lâĂ©gard de ces officiers dont jâentendais parler en buvant du sauternes qui projetait sur eux son reflet charmant, de ce mĂȘme grossissement qui mâavait fait paraĂźtre Ă©normes, tant que jâĂ©tais Ă Balbec, le roi et la reine dâOcĂ©anie, la petite sociĂ©tĂ© des quatre gourmets, le jeune homme joueur, le beau-frĂšre de Legrandin, maintenant diminuĂ©s Ă mes yeux jusquâĂ me paraĂźtre inexistants. Ce qui me plaisait aujourdâhui ne me deviendrait peut-ĂȘtre pas indiffĂ©rent demain, comme cela mâĂ©tait toujours arrivĂ© jusquâici, lâĂȘtre que jâĂ©tais encore en ce moment nâĂ©tait peut-ĂȘtre pas vouĂ© Ă une destruction prochaine, puisque, Ă la passion ardente et fugitive que je portais, ces quelques soirs, Ă tout ce qui concernait la vie militaire, Saint-Loup, par ce quâil venait de me dire touchant lâart de la guerre, ajoutait un fondement intellectuel, dâune nature permanente, capable de mâattacher assez fortement pour que je pusse croire, sans essayer de me tromper moi-mĂȘme, quâune fois parti, je continuerais Ă mâintĂ©resser aux travaux de mes amis de DonciĂšres et ne tarderais pas Ă revenir parmi eux. Afin dâĂȘtre plus assurĂ© pourtant que cet art de la guerre fĂ»t bien un art au sens spirituel du mot â Vous mâintĂ©ressez, pardon, tu mâintĂ©resses beaucoup, dis-je Ă Saint-Loup, mais dis-moi, il y a un point qui mâinquiĂšte. Je sens que je pourrais me passionner pour lâart militaire, mais pour cela il faudrait que je ne le crusse pas diffĂ©rent Ă tel point des autres arts, que la rĂšgle apprise nây fĂ»t pas tout. Tu me dis quâon calque des batailles. Je trouve cela en effet esthĂ©tique, comme tu disais, de voir sous une bataille moderne une plus ancienne, je ne peux te dire comme cette idĂ©e me plaĂźt. Mais alors, est-ce que le gĂ©nie du chef nâest rien ? Ne fait-il vraiment quâappliquer des rĂšgles ? Ou bien, Ă science Ă©gale, y a-t-il de grands gĂ©nĂ©raux comme il y a de grands chirurgiens qui, les Ă©lĂ©ments fournis par deux Ă©tats maladifs Ă©tant les mĂȘmes au point de vue matĂ©riel, sentent pourtant Ă un rien, peut-ĂȘtre fait de leur expĂ©rience, mais interprĂ©tĂ©, que dans tel cas ils ont plutĂŽt Ă faire ceci, dans tel cas plutĂŽt Ă faire cela, que dans tel cas il convient plutĂŽt dâopĂ©rer, dans tel cas de sâabstenir ? â Mais je crois bien ! Tu verras NapolĂ©on ne pas attaquer quand toutes les rĂšgles voulaient quâil attaquĂąt, mais une obscure divination le lui dĂ©conseillait. Par exemple, vois Ă Austerlitz ou bien, en 1806, ses instructions Ă Lannes. Mais tu verras des gĂ©nĂ©raux imiter scolastiquement telle manĆuvre de NapolĂ©on et arriver au rĂ©sultat diamĂ©tralement opposĂ©. Dix exemples de cela en 1870. Mais mĂȘme pour lâinterprĂ©tation de ce que peut faire lâadversaire, ce quâil fait nâest quâun symptĂŽme qui peut signifier beaucoup de choses diffĂ©rentes. Chacune de ces choses a autant de chance dâĂȘtre la vraie, si on sâen tient au raisonnement et Ă la science, de mĂȘme que, dans certains cas complexes, toute la science mĂ©dicale du monde ne suffira pas Ă dĂ©cider si la tumeur invisible est fibreuse ou non, si lâopĂ©ration doit ĂȘtre faite ou pas. Câest le flair, la divination genre Mme de ThĂšbes tu me comprends qui dĂ©cide chez le grand gĂ©nĂ©ral comme chez le grand mĂ©decin. Ainsi je tâai dit, pour te prendre un exemple, ce que pouvait signifier une reconnaissance au dĂ©but dâune bataille. Mais elle peut signifier dix autres choses, par exemple faire croire Ă lâennemi quâon va attaquer sur un point pendant quâon veut attaquer sur un autre, tendre un rideau qui lâempĂȘchera de voir les prĂ©paratifs de lâopĂ©ration rĂ©elle, le forcer Ă amener des troupes, Ă les fixer, Ă les immobiliser dans un autre endroit que celui oĂč elles sont nĂ©cessaires, se rendre compte des forces dont il dispose, le tĂąter, le forcer Ă dĂ©couvrir son jeu. MĂȘme quelquefois, le fait quâon engage dans une opĂ©ration des troupes Ă©normes nâest pas la preuve que cette opĂ©ration soit la vraie ; car on peut lâexĂ©cuter pour de bon, bien quâelle ne soit quâune feinte, pour que cette feinte ait plus de chances de tromper. Si jâavais le temps de te raconter Ă ce point de vue les guerres de NapolĂ©on, je tâassure que ces simples mouvements classiques que nous Ă©tudions, et que tu nous verras faire en service en campagne, par simple plaisir de promenade, jeune cochon ; non, je sais que tu es malade, pardon ! eh bien, dans une guerre, quand on sent derriĂšre eux la vigilance, le raisonnement et les profondes recherches du haut commandement, on est Ă©mu devant eux comme devant les simples feux dâun phare, lumiĂšre matĂ©rielle, mais Ă©manation de lâesprit et qui fouille lâespace pour signaler le pĂ©ril aux vaisseaux. Jâai mĂȘme peut-ĂȘtre tort de te parler seulement littĂ©rature de guerre. En rĂ©alitĂ©, comme la constitution du sol, la direction du vent et de la lumiĂšre indiquent de quel cĂŽtĂ© un arbre poussera, les conditions dans lesquelles se font une campagne, les caractĂ©ristiques du pays oĂč on manĆuvre, commandent en quelque sorte et limitent les plans entre lesquels le gĂ©nĂ©ral peut choisir. De sorte que le long des montagnes, dans un systĂšme de vallĂ©es, sur telles plaines, câest presque avec le caractĂšre de nĂ©cessitĂ© et de beautĂ© grandiose des avalanches que tu peux prĂ©dire la marche des armĂ©es. â Tu me refuses maintenant la libertĂ© chez le chef, la divination chez lâadversaire qui veut lire dans ses plans, que tu mâoctroyais tout Ă lâheure. â Mais pas du tout ! Tu te rappelles ce livre de philosophie que nous lisions ensemble Ă Balbec, la richesse du monde des possibles par rapport au monde rĂ©el. Eh bien ! câest encore ainsi en art militaire. Dans une situation donnĂ©e, il y aura quatre plans qui sâimposent et entre lesquels le gĂ©nĂ©ral a pu choisir, comme une maladie peut suivre diverses Ă©volutions auxquelles le mĂ©decin doit sâattendre. Et lĂ encore la faiblesse et la grandeur humaines sont des causes nouvelles dâincertitude. Car entre ces quatre plans, mettons que des raisons contingentes comme des buts accessoires Ă atteindre, ou le temps qui presse, ou le petit nombre et le mauvais ravitaillement de ses effectifs fassent prĂ©fĂ©rer au gĂ©nĂ©ral le premier plan, qui est moins parfait mais dâune exĂ©cution moins coĂ»teuse, plus rapide, et ayant pour terrain un pays plus riche pour nourrir son armĂ©e. Il peut, ayant commencĂ© par ce premier plan dans lequel lâennemi, dâabord incertain, lira bientĂŽt, ne pas pouvoir y rĂ©ussir, Ă cause dâobstacles trop grands â câest ce que jâappelle lâalĂ©a nĂ© de la faiblesse humaine â lâabandonner et essayer du deuxiĂšme ou du troisiĂšme ou du quatriĂšme plan. Mais il se peut aussi quâil nâait essayĂ© du premier â et câest ici ce que jâappelle la grandeur humaine â que par feinte, pour fixer lâadversaire de façon Ă le surprendre lĂ oĂč il ne croyait pas ĂȘtre attaquĂ©. Câest ainsi quâĂ Ulm, Mack, qui attendait lâennemi Ă lâouest, fut enveloppĂ© par le nord oĂč il se croyait bien tranquille. Mon exemple nâest du reste pas trĂšs bon. Et Ulm est un meilleur type de bataille dâenveloppement que lâavenir verra se reproduire parce quâil nâest pas seulement un exemple classique dont les gĂ©nĂ©raux sâinspireront, mais une forme en quelque sorte nĂ©cessaire nĂ©cessaire entre dâautres, ce qui laisse le choix, la variĂ©tĂ©, comme un type de cristallisation. Mais tout cela ne fait rien parce que ces cadres sont malgrĂ© tout factices. Jâen reviens Ă notre livre de philosophie, câest comme les principes rationnels, ou les lois scientifiques, la rĂ©alitĂ© se conforme Ă cela, Ă peu prĂšs, mais rappelle-toi le grand mathĂ©maticien PoincarĂ©, il nâest pas sĂ»r que les mathĂ©matiques soient rigoureusement exactes. Quant aux rĂšglements eux-mĂȘmes, dont je tâai parlĂ©, ils sont en somme dâune importance secondaire, et dâailleurs on les change de temps en temps. Ainsi pour nous autres cavaliers, nous vivons sur le Service en Campagne de 1895 dont on peut dire quâil est pĂ©rimĂ©, puisquâil repose sur la vieille et dĂ©suĂšte doctrine qui considĂšre que le combat de cavalerie nâa guĂšre quâun effet moral par lâeffroi que la charge produit sur lâadversaire. Or, les plus intelligents de nos maĂźtres, tout ce quâil y a de meilleur dans la cavalerie, et notamment le commandant dont je te parlais, envisagent au contraire que la dĂ©cision sera obtenue par une vĂ©ritable mĂȘlĂ©e oĂč on sâescrimera du sabre et de la lance et oĂč le plus tenace sera vainqueur non pas simplement moralement et par impression de terreur, mais matĂ©riellement. â Saint-Loup a raison et il est probable que le prochain Service en Campagne portera la trace de cette Ă©volution, dit mon voisin. â Je ne suis pas fĂąchĂ© de ton approbation, car tes avis semblent faire plus impression que les miens sur mon ami, dit en riant Saint-Loup, soit que cette sympathie naissante entre son camarade et moi lâagaçùt un peu, soit quâil trouvĂąt gentil de la consacrer en la constatant aussi officiellement. Et puis jâai peut-ĂȘtre diminuĂ© lâimportance des rĂšglements. On les change, câest certain. Mais en attendant ils commandent la situation militaire, les plans de campagne et de concentration. Sâils reflĂštent une fausse conception stratĂ©gique, ils peuvent ĂȘtre le principe initial de la dĂ©faite. Tout cela, câest un peu technique pour toi, me dit-il. Au fond, dis-toi bien que ce qui prĂ©cipite le plus lâĂ©volution de lâart de la guerre, ce sont les guerres elles-mĂȘmes. Au cours dâune campagne, si elle est un peu longue, on voit lâun des belligĂ©rants profiter des leçons que lui donnent les succĂšs et les fautes de lâadversaire, perfectionner les mĂ©thodes de celui-ci qui, Ă son tour, enchĂ©rit. Mais cela câest du passĂ©. Avec les terribles progrĂšs de lâartillerie, les guerres futures, sâil y a encore des guerres, seront si courtes quâavant quâon ait pu songer Ă tirer parti de lâenseignement, la paix sera faite. â Ne sois pas si susceptible, dis-je Ă Saint-Loup, rĂ©pondant Ă ce quâil avait dit avant ces derniĂšres paroles. Je tâai Ă©coutĂ© avec assez dâaviditĂ© ! â Si tu veux bien ne plus prendre la mouche et le permettre, reprit lâami de Saint-Loup, jâajouterai Ă ce que tu viens de dire que, si les batailles sâimitent et se superposent, ce nâest pas seulement Ă cause de lâesprit du chef. Il peut arriver quâune erreur du chef par exemple son apprĂ©ciation insuffisante de la valeur de lâadversaire lâamĂšne Ă demander Ă ses troupes des sacrifices exagĂ©rĂ©s, sacrifices que certaines unitĂ©s accompliront avec une abnĂ©gation si sublime, que leur rĂŽle sera par lĂ analogue Ă celui de telle autre unitĂ© dans telle autre bataille, et seront citĂ©s dans lâhistoire comme des exemples interchangeables pour nous en tenir Ă 1870, la garde prussienne Ă Saint-Privat, les turcos Ă FrĆschviller et Ă Wissembourg. â Ah ! interchangeables, trĂšs exact ! excellent ! tu es intelligent, dit Saint-Loup. Je nâĂ©tais pas indiffĂ©rent Ă ces derniers exemples, comme chaque fois que sous le particulier on me montrait le gĂ©nĂ©ral. Mais pourtant le gĂ©nie du chef, voilĂ ce qui mâintĂ©ressait, jâaurais voulu me rendre compte en quoi il consistait, comment, dans une circonstance donnĂ©e, oĂč le chef sans gĂ©nie ne pourrait rĂ©sister Ă lâadversaire, sây prendrait le chef gĂ©nial pour rĂ©tablir la bataille compromise, ce qui, au dire de Saint-Loup, Ă©tait trĂšs possible et avait Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© par NapolĂ©on plusieurs fois. Et pour comprendre ce que câĂ©tait que la valeur militaire, je demandais des comparaisons entre les gĂ©nĂ©raux dont je savais les noms, lequel avait le plus une nature de chef, des dons de tacticien, quitte Ă ennuyer mes nouveaux amis, qui du moins ne le laissaient pas voir et me rĂ©pondaient avec une infatigable bontĂ©. Je me sentais sĂ©parĂ© â non seulement de la grande nuit glacĂ©e qui sâĂ©tendait au loin et dans laquelle nous entendions de temps en temps le sifflet dâun train qui ne faisait que rendre plus vif le plaisir dâĂȘtre lĂ , ou les tintements dâune heure qui heureusement Ă©tait encore Ă©loignĂ©e de celle oĂč ces jeunes gens devraient reprendre leurs sabres et rentrer â mais aussi de toutes les prĂ©occupations extĂ©rieures, presque du souvenir de Mme de Guermantes, par la bontĂ© de Saint-Loup Ă laquelle celle de ses amis qui sây ajoutait donnait comme plus dâĂ©paisseur ; par la chaleur aussi de cette petite salle Ă manger, par la saveur des plats raffinĂ©s quâon nous servait. Ils donnaient autant de plaisir Ă mon imagination quâĂ ma gourmandise ; parfois le petit morceau de nature dâoĂč ils avaient Ă©tĂ© extraits, bĂ©nitier rugueux de lâhuĂźtre dans lequel restent quelques gouttes dâeau salĂ©e, ou sarment noueux, pampres jaunis dâune grappe de raisin, les entourait encore, incomestible, poĂ©tique et lointain comme un paysage, et faisant se succĂ©der au cours du dĂźner les Ă©vocations dâune sieste sous une vigne et dâune promenade en mer ; dâautres soirs câest par le cuisinier seulement quâĂ©tait mise en relief cette particularitĂ© originale des mets, quâil prĂ©sentait dans son cadre naturel comme une Ćuvre dâart ; et un poisson cuit au court-bouillon Ă©tait apportĂ© dans un long plat en terre, oĂč, comme il se dĂ©tachait en relief sur des jonchĂ©es dâherbes bleuĂątres, infrangible mais contournĂ© encore dâavoir Ă©tĂ© jetĂ© vivant dans lâeau bouillante, entourĂ© dâun cercle de coquillages dâanimalcules satellites, crabes, crevettes et moules, il avait lâair dâapparaĂźtre dans une cĂ©ramique de Bernard Palissy. â Je suis jaloux, je suis furieux, me dit Saint-Loup, moitiĂ© en riant, moitiĂ© sĂ©rieusement, faisant allusion aux interminables conversations Ă part que jâavais avec son ami. Est-ce que vous le trouvez plus intelligent que moi ? est-ce que vous lâaimez mieux que moi ? Alors, comme ça, il nây en a plus que pour lui ? Les hommes qui aiment Ă©normĂ©ment une femme, qui vivent dans une sociĂ©tĂ© dâhommes Ă femmes se permettent des plaisanteries que dâautres qui y verraient moins dâinnocence nâoseraient pas. DĂšs que la conversation devenait gĂ©nĂ©rale, on Ă©vitait de parler de Dreyfus de peur de froisser Saint-Loup. Pourtant, une semaine plus tard, deux de ses camarades firent remarquer combien il Ă©tait curieux que, vivant dans un milieu si militaire, il fĂ»t tellement dreyfusard, presque antimilitariste Câest, dis-je, ne voulant pas entrer dans des dĂ©tails, que lâinfluence du milieu nâa pas lâimportance quâon croit⊠» Certes, je comptais mâen tenir lĂ et ne pas reprendre les rĂ©flexions que jâavais prĂ©sentĂ©es Ă Saint-Loup quelques jours plus tĂŽt. MalgrĂ© cela, comme ces mots-lĂ , du moins, je les lui avais dits presque textuellement, jâallais mâen excuser en ajoutant Câest justement ce que lâautre jour⊠» Mais jâavais comptĂ© sans le revers quâavait la gentille admiration de Robert pour moi et pour quelques autres personnes. Cette admiration se complĂ©tait dâune si entiĂšre assimilation de leurs idĂ©es, quâau bout de quarante-huit heures il avait oubliĂ© que ces idĂ©es nâĂ©taient pas de lui. Aussi en ce qui concernait ma modeste thĂšse, Saint-Loup, absolument comme si elle eĂ»t toujours habitĂ© son cerveau et si je ne faisais que chasser sur ses terres, crut devoir me souhaiter la bienvenue avec chaleur et mâapprouver. â Mais oui ! le milieu nâa pas dâimportance. Et avec la mĂȘme force que sâil avait peur que je lâinterrompisse ou ne le comprisse pas â La vraie influence, câest celle du milieu intellectuel ! On est lâhomme de son idĂ©e ! Il sâarrĂȘta un instant, avec le sourire de quelquâun qui a bien digĂ©rĂ©, laissa tomber son monocle, et posant son regard comme une vrille sur moi â Tous les hommes dâune mĂȘme idĂ©e sont pareils, me dit-il, dâun air de dĂ©fi. Il nâavait sans doute aucun souvenir que je lui avais dit peu de jours auparavant ce quâil sâĂ©tait en revanche si bien rappelĂ©. Je nâarrivais pas tous les soirs au restaurant de Saint-Loup dans les mĂȘmes dispositions. Si un souvenir, un chagrin quâon a, sont capables de nous laisser au point que nous ne les apercevions plus, ils reviennent aussi et parfois de longtemps ne nous quittent. Il y avait des soirs oĂč, en traversant la ville pour aller vers le restaurant, je regrettais tellement Mme de Guermantes, que jâavais peine Ă respirer on aurait dit quâune partie de ma poitrine avait Ă©tĂ© sectionnĂ©e par un anatomiste habile, enlevĂ©e, et remplacĂ©e par une partie Ă©gale de souffrance immatĂ©rielle, par un Ă©quivalent de nostalgie et dâamour. Et les points de suture ont beau avoir Ă©tĂ© bien faits, on vit assez malaisĂ©ment quand le regret dâun ĂȘtre est substituĂ© aux viscĂšres, il a lâair de tenir plus de place quâeux, on le sent perpĂ©tuellement, et puis, quelle ambiguĂŻtĂ© dâĂȘtre obligĂ© de penser une partie de son corps ! Seulement il semble quâon vaille davantage. Ă la moindre brise on soupire dâoppression, mais aussi de langueur. Je regardais le ciel. Sâil Ă©tait clair, je me disais Peut-ĂȘtre elle est Ă la campagne, elle regarde les mĂȘmes Ă©toiles », et qui sait si, en arrivant au restaurant, Robert ne va pas me dire Une bonne nouvelle, ma tante vient de mâĂ©crire, elle voudrait te voir, elle va venir ici. » Ce nâest pas dans le firmament seul que je mettais la pensĂ©e de Mme de Guermantes. Un souffle dâair un peu doux qui passait semblait mâapporter un message dâelle, comme jadis de Gilberte dans les blĂ©s de MĂ©sĂ©glise on ne change pas, on fait entrer dans le sentiment quâon rapporte Ă un ĂȘtre bien des Ă©lĂ©ments assoupis quâil rĂ©veille mais qui lui sont Ă©trangers. Et puis ces sentiments particuliers, toujours quelque chose en nous sâefforce de les amener Ă plus de vĂ©ritĂ©, câest-Ă -dire de les faire se rejoindre Ă un sentiment plus gĂ©nĂ©ral, commun Ă toute lâhumanitĂ©, avec lequel les individus et les peines quâils nous causent nous sont seulement une occasion de communiquer. Ce qui mĂȘlait quelque plaisir Ă ma peine câest que je la savais une petite partie de lâuniversel amour. Sans doute de ce que je croyais reconnaĂźtre des tristesses que jâavais Ă©prouvĂ©es Ă propos de Gilberte, ou bien quand le soir, Ă Combray, maman ne restait pas dans ma chambre, et aussi le souvenir de certaines pages de Bergotte, dans la souffrance que jâĂ©prouvais et Ă laquelle Mme de Guermantes, sa froideur, son absence, nâĂ©taient pas liĂ©es clairement comme la cause lâest Ă lâeffet dans lâesprit dâun savant, je ne concluais pas que Mme de Guermantes ne fĂ»t pas cette cause. Nây a-t-il pas telle douleur physique diffuse, sâĂ©tendant par irradiation dans des rĂ©gions extĂ©rieures Ă la partie malade, mais quâelle abandonne pour se dissiper entiĂšrement si un praticien touche le point prĂ©cis dâoĂč elle vient ? Et pourtant, avant cela, son extension lui donnait pour nous un tel caractĂšre de vague et de fatalitĂ©, quâimpuissants Ă lâexpliquer, Ă la localiser mĂȘme, nous croyions impossible de la guĂ©rir. Tout en mâacheminant vers le restaurant je me disais Il y a dĂ©jĂ quatorze jours que je nâai vu Mme de Guermantes. » Quatorze jours, ce qui ne paraissait une chose Ă©norme quâĂ moi qui, quand il sâagissait de Mme de Guermantes, comptais par minutes. Pour moi ce nâĂ©tait plus seulement les Ă©toiles et la brise, mais jusquâaux divisions arithmĂ©tiques du temps qui prenaient quelque chose de douloureux et de poĂ©tique. Chaque jour Ă©tait maintenant comme la crĂȘte mobile dâune colline incertaine dâun cĂŽtĂ©, je sentais que je pouvais descendre vers lâoubli ; de lâautre, jâĂ©tais emportĂ© par le besoin de revoir la duchesse. Et jâĂ©tais tantĂŽt plus prĂšs de lâun ou de lâautre, nâayant pas dâĂ©quilibre stable. Un jour je me dis Il y aura peut-ĂȘtre une lettre ce soir » et en arrivant dĂźner jâeus le courage de demander Ă Saint-Loup â Tu nâas pas par hasard des nouvelles de Paris ? â Si, me rĂ©pondit-il dâun air sombre, elles sont mauvaises. Je respirai en comprenant que ce nâĂ©tait que lui qui avait du chagrin et que les nouvelles Ă©taient celles de sa maĂźtresse. Mais je vis bientĂŽt quâune de leurs consĂ©quences serait dâempĂȘcher Robert de me mener de longtemps chez sa tante. Jâappris quâune querelle avait Ă©clatĂ© entre lui et sa maĂźtresse, soit par correspondance, soit quâelle fĂ»t venue un matin le voir entre deux trains. Et les querelles, mĂȘme moins graves, quâils avaient eues jusquâici, semblaient toujours devoir ĂȘtre insolubles. Car elle Ă©tait de mauvaise humeur, trĂ©pignait, pleurait, pour des raisons aussi incomprĂ©hensibles que celles des enfants qui sâenferment dans un cabinet noir, ne viennent pas dĂźner, refusant toute explication, et ne font que redoubler de sanglots quand, Ă bout de raisons, on leur donne des claques. Saint-Loup souffrit horriblement de cette brouille, mais câest une maniĂšre de dire qui est trop simple, et fausse par lĂ lâidĂ©e quâon doit se faire de cette douleur. Quand il se retrouva seul, nâayant plus quâĂ songer Ă sa maĂźtresse partie avec le respect pour lui quâelle avait Ă©prouvĂ© en le voyant si Ă©nergique, les anxiĂ©tĂ©s quâil avait eues les premiĂšres heures prirent fin devant lâirrĂ©parable, et la cessation dâune anxiĂ©tĂ© est une chose si douce, que la brouille, une fois certaine, prit pour lui un peu du mĂȘme genre de charme quâaurait eu une rĂ©conciliation. Ce dont il commença Ă souffrir un peu plus tard furent une douleur, un accident secondaires, dont le flux venait incessamment de lui-mĂȘme, Ă lâidĂ©e que peut-ĂȘtre elle aurait bien voulu se rapprocher ; quâil nâĂ©tait pas impossible quâelle attendĂźt un mot de lui ; quâen attendant, pour se venger elle ferait peut-ĂȘtre, tel soir, Ă tel endroit, telle chose, et quâil nây aurait quâĂ lui tĂ©lĂ©graphier quâil arrivait pour quâelle nâeĂ»t pas lieu ; que dâautres peut-ĂȘtre profitaient du temps quâil laissait perdre, et quâil serait trop tard dans quelques jours pour la retrouver car elle serait prise. De toutes ces possibilitĂ©s il ne savait rien, sa maĂźtresse gardait un silence qui finit par affoler sa douleur jusquâĂ lui faire se demander si elle nâĂ©tait pas cachĂ©e Ă DonciĂšres ou partie pour les Indes. On a dit que le silence Ă©tait une force ; dans un tout autre sens, il en est une terrible Ă la disposition de ceux qui sont aimĂ©s. Elle accroĂźt lâanxiĂ©tĂ© de qui attend. Rien nâinvite tant Ă sâapprocher dâun ĂȘtre que ce qui en sĂ©pare, et quelle plus infranchissable barriĂšre que le silence ? On a dit aussi que le silence Ă©tait un supplice, et capable de rendre fou celui qui y Ă©tait astreint dans les prisons. Mais quel supplice â plus grand que de garder le silence â de lâendurer de ce quâon aime ! Robert se disait Que fait-elle donc pour quâelle se taise ainsi ? Sans doute, elle me trompe avec dâautres ? » Il disait encore Quâai-je donc fait pour quâelle se taise ainsi ? Elle me hait peut-ĂȘtre, et pour toujours. » Et il sâaccusait. Ainsi le silence le rendait fou en effet, par la jalousie et par le remords. Dâailleurs, plus cruel que celui des prisons, ce silence-lĂ est prison lui-mĂȘme. Une clĂŽture immatĂ©rielle, sans doute, mais impĂ©nĂ©trable, cette tranche interposĂ©e dâatmosphĂšre vide, mais que les rayons visuels de lâabandonnĂ© ne peuvent traverser. Est-il un plus terrible Ă©clairage que le silence, qui ne nous montre pas une absente, mais mille, et chacune se livrant Ă quelque autre trahison ? Parfois, dans une brusque dĂ©tente, ce silence, Robert croyait quâil allait cesser Ă lâinstant, que la lettre attendue allait venir. Il la voyait, elle arrivait, il Ă©piait chaque bruit, il Ă©tait dĂ©jĂ dĂ©saltĂ©rĂ©, il murmurait La lettre ! La lettre ! » AprĂšs avoir entrevu ainsi une oasis imaginaire de tendresse, il se retrouvait piĂ©tinant dans le dĂ©sert rĂ©el du silence sans fin. Il souffrait dâavance, sans en oublier une, toutes les douleurs dâune rupture quâĂ dâautres moments il croyait pouvoir Ă©viter, comme les gens qui rĂšglent toutes leurs affaires en vue dâune expatriation qui ne sâeffectuera pas, et dont la pensĂ©e, qui ne sait plus oĂč elle devra se situer le lendemain, sâagite momentanĂ©ment, dĂ©tachĂ©e dâeux, pareille Ă ce cĆur quâon arrache Ă un malade et qui continue Ă battre, sĂ©parĂ© du reste du corps. En tout cas, cette espĂ©rance que sa maĂźtresse reviendrait lui donnait le courage de persĂ©vĂ©rer dans la rupture, comme la croyance quâon pourra revenir vivant du combat aide Ă affronter la mort. Et comme lâhabitude est, de toutes les plantes humaines, celle qui a le moins besoin de sol nourricier pour vivre et qui apparaĂźt la premiĂšre sur le roc en apparence le plus dĂ©solĂ©, peut-ĂȘtre en pratiquant dâabord la rupture par feinte, aurait-il fini par sây accoutumer sincĂšrement. Mais lâincertitude entretenait chez lui un Ă©tat qui, liĂ© au souvenir de cette femme, ressemblait Ă lâamour. Il se forçait cependant Ă ne pas lui Ă©crire, pensant peut-ĂȘtre que le tourment Ă©tait moins cruel de vivre sans sa maĂźtresse quâavec elle dans certaines conditions, ou quâaprĂšs la façon dont ils sâĂ©taient quittĂ©s, attendre ses excuses Ă©tait nĂ©cessaire pour quâelle conservĂąt ce quâil croyait quâelle avait pour lui sinon dâamour, du moins dâestime et de respect. Il se contentait dâaller au tĂ©lĂ©phone, quâon venait dâinstaller Ă DonciĂšres, et de demander des nouvelles, ou de donner des instructions Ă une femme de chambre quâil avait placĂ©e auprĂšs de son amie. Ces communications Ă©taient du reste compliquĂ©es et lui prenaient plus de temps parce que, suivant les opinions de ses amis littĂ©raires relativement Ă la laideur de la capitale, mais surtout en considĂ©ration de ses bĂȘtes, de ses chiens, de son singe, de ses serins et de son perroquet, dont son propriĂ©taire de Paris avait cessĂ© de tolĂ©rer les cris incessants, la maĂźtresse de Robert venait de louer une petite propriĂ©tĂ© aux environs de Versailles. Cependant lui, Ă DonciĂšres, ne dormait plus un instant la nuit. Une fois, chez moi, vaincu par la fatigue, il sâassoupit un peu. Mais tout dâun coup, il commença Ă parler, il voulait courir, empĂȘcher quelque chose, il disait Je lâentends, vous ne⊠vous ne⊠» Il sâĂ©veilla. Il me dit quâil venait de rĂȘver quâil Ă©tait Ă la campagne chez le marĂ©chal des logis chef. Celui-ci avait tĂąchĂ© de lâĂ©carter dâune certaine partie de la maison. Saint-Loup avait devinĂ© que le marĂ©chal des logis avait chez lui un lieutenant trĂšs riche et trĂšs vicieux quâil savait dĂ©sirer beaucoup son amie. Et tout Ă coup dans son rĂȘve il avait distinctement entendu les cris intermittents et rĂ©guliers quâavait lâhabitude de pousser sa maĂźtresse aux instants de voluptĂ©. Il avait voulu forcer le marĂ©chal des logis de le mener Ă la chambre. Et celui-ci le maintenait pour lâempĂȘcher dây aller, tout en ayant un certain air froissĂ© de tant dâindiscrĂ©tion, que Robert disait quâil ne pourrait jamais oublier. â Mon rĂȘve est idiot, ajouta-t-il encore tout essoufflĂ©. Mais je vis bien que, pendant lâheure qui suivit, il fut plusieurs fois sur le point de tĂ©lĂ©phoner Ă sa maĂźtresse pour lui demander de se rĂ©concilier. Mon pĂšre avait le tĂ©lĂ©phone depuis peu, mais je ne sais si cela eĂ»t beaucoup servi Ă Saint-Loup. Dâailleurs il ne me semblait pas trĂšs convenable de donner Ă mes parents, mĂȘme seulement Ă un appareil posĂ© chez eux, ce rĂŽle dâintermĂ©diaire entre Saint-Loup et sa maĂźtresse, si distinguĂ©e et noble de sentiments que pĂ»t ĂȘtre celle-ci. Le cauchemar quâavait eu Saint-Loup sâeffaça un peu de son esprit. Le regard distrait et fixe, il vint me voir durant tous ces jours atroces qui dessinĂšrent pour moi, en se suivant lâun lâautre, comme la courbe magnifique de quelque rampe durement forgĂ©e dâoĂč Robert restait Ă se demander quelle rĂ©solution son amie allait prendre. Enfin, elle lui demanda sâil consentirait Ă pardonner. AussitĂŽt quâil eut compris que la rupture Ă©tait Ă©vitĂ©e, il vit tous les inconvĂ©nients dâun rapprochement. Dâailleurs il souffrait dĂ©jĂ moins et avait presque acceptĂ© une douleur dont il faudrait, dans quelques mois peut-ĂȘtre, retrouver Ă nouveau la morsure si sa liaison recommençait. Il nâhĂ©sita pas longtemps. Et peut-ĂȘtre nâhĂ©sita-t-il que parce quâil Ă©tait enfin certain de pouvoir reprendre sa maĂźtresse, de le pouvoir, donc de le faire. Seulement elle lui demandait, pour quâelle retrouvĂąt son calme, de ne pas revenir Ă Paris au 1er janvier. Or, il nâavait pas le courage dâaller Ă Paris sans la voir. Dâautre part elle avait consenti Ă voyager avec lui, mais pour cela il lui fallait un vĂ©ritable congĂ© que le capitaine de Borodino ne voulait pas lui accorder. â Cela mâennuie Ă cause de notre visite chez ma tante qui se trouve ajournĂ©e. Je retournerai sans doute Ă Paris Ă PĂąques. â Nous ne pourrons pas aller chez Mme de Guermantes Ă ce moment-lĂ , car je serai dĂ©jĂ Ă Balbec. Mais ça ne fait absolument rien. â Ă Balbec ? mais vous nây Ă©tiez allĂ© quâau mois dâaoĂ»t. â Oui, mais cette annĂ©e, Ă cause de ma santĂ©, on doit mây envoyer plus tĂŽt. Toute sa crainte Ă©tait que je ne jugeasse mal sa maĂźtresse, aprĂšs ce quâil mâavait racontĂ©. Elle est violente seulement parce quâelle est trop franche, trop entiĂšre dans ses sentiments. Mais câest un ĂȘtre sublime. Tu ne peux pas tâimaginer les dĂ©licatesses de poĂ©sie quâil y a chez elle. Elle va passer tous les ans le jour des morts Ă Bruges. Câest bien », nâest-ce pas ? Si jamais tu la connais, tu verras, elle a une grandeur⊠» Et comme il Ă©tait imbu dâun certain langage quâon parlait autour de cette femme dans des milieux littĂ©raires Elle a quelque chose de sidĂ©ral et mĂȘme de vatique, tu comprends ce que je veux dire, le poĂšte qui Ă©tait presque un prĂȘtre. » Je cherchai pendant tout le dĂźner un prĂ©texte qui permĂźt Ă Saint-Loup de demander Ă sa tante de me recevoir sans attendre quâil vĂźnt Ă Paris. Or, ce prĂ©texte me fut fourni par le dĂ©sir que jâavais de revoir des tableaux dâElstir, le grand peintre que Saint-Loup et moi nous avions connu Ă Balbec. PrĂ©texte oĂč il y avait, dâailleurs, quelque vĂ©ritĂ© car si, dans mes visites Ă Elstir, jâavais demandĂ© Ă sa peinture de me conduire Ă la comprĂ©hension et Ă lâamour de choses meilleures quâelle-mĂȘme, un dĂ©gel vĂ©ritable, une authentique place de province, de vivantes femmes sur la plage tout au plus lui eussĂ©-je commandĂ© le portrait des rĂ©alitĂ©s que je nâavais pas su approfondir, comme un chemin dâaubĂ©pine, non pour quâil me conservĂąt leur beautĂ© mais me la dĂ©couvrĂźt, maintenant au contraire, câĂ©tait lâoriginalitĂ©, la sĂ©duction de ces peintures qui excitaient mon dĂ©sir, et ce que je voulais surtout voir, câĂ©tait dâautres tableaux dâElstir. Il me semblait dâailleurs que ses moindres tableaux, Ă lui, Ă©taient quelque chose dâautre que les chefs-dâĆuvre de peintres mĂȘme plus grands. Son Ćuvre Ă©tait comme un royaume clos, aux frontiĂšres infranchissables, Ă la matiĂšre sans seconde. Collectionnant avidement les rares revues oĂč on avait publiĂ© des Ă©tudes sur lui, jây avais appris que ce nâĂ©tait que rĂ©cemment quâil avait commencĂ© Ă peindre des paysages et des natures mortes, mais quâil avait commencĂ© par des tableaux mythologiques jâavais vu les photographies de deux dâentre eux dans son atelier, puis avait Ă©tĂ© longtemps impressionnĂ© par lâart japonais. Certaines des Ćuvres les plus caractĂ©ristiques de ses diverses maniĂšres se trouvaient en province. Telle maison des Andelys oĂč Ă©tait un de ses plus beaux paysages mâapparaissait aussi prĂ©cieuse, me donnait un aussi vif dĂ©sir du voyage, quâun village chartrain dans la pierre meuliĂšre duquel est enchĂąssĂ© un glorieux vitrail ; et vers le possesseur de ce chef-dâĆuvre, vers cet homme qui au fond de sa maison grossiĂšre, sur la grandârue, enfermĂ© comme un astrologue, interrogeait un de ces miroirs du monde quâest un tableau dâElstir et qui lâavait peut-ĂȘtre achetĂ© plusieurs milliers de francs, je me sentais portĂ© par cette sympathie qui unit jusquâaux cĆurs, jusquâaux caractĂšres de ceux qui pensent de la mĂȘme façon que nous sur un sujet capital. Or, trois Ćuvres importantes de mon peintre prĂ©fĂ©rĂ© Ă©taient dĂ©signĂ©es, dans lâune de ces revues, comme appartenant Ă Mme de Guermantes. Ce fut donc en somme sincĂšrement que, le soir oĂč Saint-Loup mâavait annoncĂ© le voyage de son amie Ă Bruges, je pus, pendant le dĂźner, devant ses amis, lui jeter comme Ă lâimproviste â Ăcoute, tu permets ? derniĂšre conversation au sujet de la dame dont nous avons parlĂ©. Tu te rappelles Elstir, le peintre que jâai connu Ă Balbec ? â Mais, voyons, naturellement. â Tu te rappelles mon admiration pour lui ? â TrĂšs bien, et la lettre que nous lui avions fait remettre. â Eh bien, une des raisons, pas des plus importantes, une raison accessoire pour laquelle je dĂ©sirerais connaĂźtre ladite dame, tu sais toujours bien laquelle ? â Mais oui ! que de parenthĂšses ! â Câest quâelle a chez elle au moins un trĂšs beau tableau dâElstir. â Tiens, je ne savais pas. â Elstir sera sans doute Ă Balbec Ă PĂąques, vous savez quâil passe maintenant presque toute lâannĂ©e sur cette cĂŽte. Jâaurais beaucoup aimĂ© avoir vu ce tableau avant mon dĂ©part. Je ne sais si vous ĂȘtes en termes assez intimes avec votre tante ne pourriez-vous, en me faisant assez habilement valoir Ă ses yeux pour quâelle ne refuse pas, lui demander de me laisser aller voir le tableau sans vous, puisque vous ne serez pas lĂ ? â Câest entendu, je rĂ©ponds pour elle, jâen fais mon affaire. â Robert, comme je vous aime ! â Vous ĂȘtes gentil de mâaimer mais vous le seriez aussi de me tutoyer comme vous lâaviez promis et comme tu avais commencĂ© de le faire. â JâespĂšre que ce nâest pas votre dĂ©part que vous complotez, me dit un des amis de Robert. Vous savez, si Saint-Loup part en permission, cela ne doit rien changer, nous sommes lĂ . Ce sera peut-ĂȘtre moins amusant pour vous, mais on se donnera tant de peine pour tĂącher de vous faire oublier son absence. En effet, au moment oĂč on croyait que lâamie de Robert irait seule Ă Bruges, on venait dâapprendre que le capitaine de Borodino, jusque-lĂ dâun avis contraire, venait de faire accorder au sous-officier Saint-Loup une longue permission pour Bruges. Voici ce qui sâĂ©tait passĂ©. Le Prince, trĂšs fier de son opulente chevelure, Ă©tait un client assidu du plus grand coiffeur de la ville, autrefois garçon de lâancien coiffeur de NapolĂ©on III. Le capitaine de Borodino Ă©tait au mieux avec le coiffeur car il Ă©tait, malgrĂ© ses façons majestueuses, simple avec les petites gens. Mais le coiffeur, chez qui le Prince avait une note arriĂ©rĂ©e dâau moins cinq ans et que les flacons de Portugal », dâ Eau des Souverains », les fers, les rasoirs, les cuirs enflaient non moins que les shampoings, les coupes de cheveux, etc., plaçait plus haut Saint-Loup qui payait rubis sur lâongle, avait plusieurs voitures et des chevaux de selle. Mis au courant de lâennui de Saint-Loup de ne pouvoir partir avec sa maĂźtresse, il en parla chaudement au Prince ligotĂ© dâun surplis blanc dans le moment que le barbier lui tenait la tĂȘte renversĂ©e et menaçait sa gorge. Le rĂ©cit de ces aventures galantes dâun jeune homme arracha au capitaine-prince un sourire dâindulgence bonapartiste. Il est peu probable quâil pensa Ă sa note impayĂ©e, mais la recommandation du coiffeur lâinclinait autant Ă la bonne humeur quâĂ la mauvaise celle dâun duc. Il avait encore du savon plein le menton que la permission Ă©tait promise et elle fut signĂ©e le soir mĂȘme. Quant au coiffeur, qui avait lâhabitude de se vanter sans cesse et, afin de le pouvoir, sâattribuait, avec une facultĂ© de mensonge extraordinaire, des prestiges entiĂšrement inventĂ©s, pour une fois quâil rendit un service signalĂ© Ă Saint-Loup, non seulement il nâen fit pas sonner le mĂ©rite, mais, comme si la vanitĂ© avait besoin de mentir, et, quand il nây a pas lieu de le faire, cĂšde la place Ă la modestie, nâen reparla jamais Ă Robert. Tous les amis de Robert me dirent quâaussi longtemps que je resterais Ă DonciĂšres, ou Ă quelque Ă©poque que jây revinsse, sâil nâĂ©tait pas lĂ , leurs voitures, leurs chevaux, leurs maisons, leurs heures de libertĂ© seraient Ă moi et je sentais que câĂ©tait de grand cĆur que ces jeunes gens mettaient leur luxe, leur jeunesse, leur vigueur au service de ma faiblesse. â Pourquoi du reste, reprirent les amis de Saint-Loup aprĂšs avoir insistĂ© pour que je restasse, ne reviendriez-vous pas tous les ans ? vous voyez bien que cette petite vie vous plaĂźt ! Et, mĂȘme, vous vous intĂ©ressez Ă tout ce qui se passe au rĂ©giment comme un ancien. Car je continuais Ă leur demander avidement de classer les diffĂ©rents officiers dont je savais les noms, selon lâadmiration plus ou moins grande quâils leur semblaient mĂ©riter, comme jadis, au collĂšge, je faisais faire Ă mes camarades pour les acteurs du Théùtre-Français. Si Ă la place dâun des gĂ©nĂ©raux que jâentendais toujours citer en tĂȘte de tous les autres, un Galliffet ou un NĂ©grier, quelque ami de Saint-Loup disait Mais NĂ©grier est un officier gĂ©nĂ©ral des plus mĂ©diocres » et jetait le nom nouveau, intact et savoureux de Pau ou de Geslin de Bourgogne, jâĂ©prouvais la mĂȘme surprise heureuse que jadis quand les noms Ă©puisĂ©s de Thiron ou de Febvre se trouvaient refoulĂ©s par lâĂ©panouissement soudain du nom inusitĂ© dâAmaury. MĂȘme supĂ©rieur Ă NĂ©grier ? Mais en quoi ? donnez-moi un exemple. » Je voulais quâil existĂąt des diffĂ©rences profondes jusquâentre les officiers subalternes du rĂ©giment, et jâespĂ©rais, dans la raison de ces diffĂ©rences, saisir lâessence de ce quâĂ©tait la supĂ©rioritĂ© militaire. Lâun de ceux dont cela mâeĂ»t le plus intĂ©ressĂ© dâentendre parler, parce que câest lui que jâavais aperçu le plus souvent, Ă©tait le prince de Borodino. Mais ni Saint-Loup, ni ses amis, sâils rendaient en lui justice au bel officier qui assurait Ă son escadron une tenue incomparable, nâaimaient lâhomme. Sans parler de lui Ă©videmment sur le mĂȘme ton que de certains officiers sortis du rang et francs-maçons, qui ne frĂ©quentaient pas les autres et gardaient Ă cĂŽtĂ© dâeux un aspect farouche dâadjudants, ils ne semblaient pas situer M. de Borodino au nombre des autres officiers nobles, desquels Ă vrai dire, mĂȘme Ă lâĂ©gard de Saint-Loup, il diffĂ©rait beaucoup par lâattitude. Eux, profitant de ce que Robert nâĂ©tait que sous-officier et quâainsi sa puissante famille pouvait ĂȘtre heureuse quâil fĂ»t invitĂ© chez des chefs quâelle eĂ»t dĂ©daignĂ©s sans cela, ne perdaient pas une occasion de le recevoir Ă leur table quand sây trouvait quelque gros bonnet capable dâĂȘtre utile Ă un jeune marĂ©chal des logis. Seul, le capitaine de Borodino nâavait que des rapports de service, dâailleurs excellents, avec Robert. Câest que le prince, dont le grand-pĂšre avait Ă©tĂ© fait marĂ©chal et prince-duc par lâEmpereur, Ă la famille de qui il sâĂ©tait ensuite alliĂ© par son mariage, puis dont le pĂšre avait Ă©pousĂ© une cousine de NapolĂ©on III et avait Ă©tĂ© deux fois ministre aprĂšs le coup dâĂtat, sentait que malgrĂ© cela il nâĂ©tait pas grandâchose pour Saint-Loup et la sociĂ©tĂ© des Guermantes, lesquels Ă leur tour, comme il ne se plaçait pas au mĂȘme point de vue quâeux, ne comptaient guĂšre pour lui. Il se doutait que, pour Saint-Loup, il Ă©tait â lui apparentĂ© aux Hohenzollern â non pas un vrai noble mais le petit-fils dâun fermier, mais, en revanche, considĂ©rait Saint-Loup comme le fils dâun homme dont le comtĂ© avait Ă©tĂ© confirmĂ© par lâEmpereur â on appelait cela dans le faubourg Saint-Germain les comtes refaits â et avait sollicitĂ© de lui une prĂ©fecture, puis tel autre poste placĂ© bien bas sous les ordres de S. A. le prince de Borodino, ministre dâĂtat, Ă qui lâon Ă©crivait Monseigneur » et qui Ă©tait neveu du souverain. Plus que neveu peut-ĂȘtre. La premiĂšre princesse de Borodino passait pour avoir eu des bontĂ©s pour NapolĂ©on Ier quâelle suivit Ă lâĂźle dâElbe, et la seconde pour NapolĂ©on III. Et si, dans la face placide du capitaine, on retrouvait de NapolĂ©on Ier, sinon les traits naturels du visage, du moins la majestĂ© Ă©tudiĂ©e du masque, lâofficier avait surtout dans le regard mĂ©lancolique et bon, dans la moustache tombante, quelque chose qui faisait penser Ă NapolĂ©on III ; et cela dâune façon si frappante quâayant demandĂ© aprĂšs Sedan Ă pouvoir rejoindre lâEmpereur, et ayant Ă©tĂ© Ă©conduit par Bismarck auprĂšs de qui on lâavait menĂ©, ce dernier levant par hasard les yeux sur le jeune homme qui se disposait Ă sâĂ©loigner, fut saisi soudain par cette ressemblance et, se ravisant, le rappela et lui accorda lâautorisation que, comme Ă tout le monde, il venait de lui refuser. Si le prince de Borodino ne voulait pas faire dâavances Ă Saint-Loup ni aux autres membres de la sociĂ©tĂ© du faubourg Saint-Germain quâil y avait dans le rĂ©giment alors quâil invitait beaucoup deux lieutenants roturiers qui Ă©taient des hommes agrĂ©ables, câest que, les considĂ©rant tous du haut de sa grandeur impĂ©riale, il faisait, entre ces infĂ©rieurs, cette diffĂ©rence que les uns Ă©taient des infĂ©rieurs qui se savaient lâĂȘtre et avec qui il Ă©tait charmĂ© de frayer, Ă©tant, sous ses apparences de majestĂ©, dâune humeur simple et joviale, et les autres des infĂ©rieurs qui se croyaient supĂ©rieurs, ce quâil nâadmettait pas. Aussi, alors que tous les officiers du rĂ©giment faisaient fĂȘte Ă Saint-Loup, le prince de Borodino Ă qui il avait Ă©tĂ© recommandĂ© par le marĂ©chal de X⊠se borna Ă ĂȘtre obligeant pour lui dans le service, oĂč Saint-Loup Ă©tait dâailleurs exemplaire, mais il ne le reçut jamais chez lui, sauf en une circonstance particuliĂšre oĂč il fut en quelque sorte forcĂ© de lâinviter, et, comme elle se prĂ©sentait pendant mon sĂ©jour, lui demanda de mâamener. Je pus facilement, ce soir-lĂ , en voyant Saint-Loup Ă la table de son capitaine, discerner jusque dans les maniĂšres et lâĂ©lĂ©gance de chacun dâeux la diffĂ©rence quâil y avait entre les deux aristocraties lâancienne noblesse et celle de lâEmpire. Issu dâune caste dont les dĂ©fauts, mĂȘme sâil les rĂ©pudiait de toute son intelligence, avaient passĂ© dans son sang, et qui, ayant cessĂ© dâexercer une autoritĂ© rĂ©elle depuis au moins un siĂšcle, ne voit plus dans lâamabilitĂ© protectrice qui fait partie de lâĂ©ducation quâelle reçoit, quâun exercice comme lâĂ©quitation ou lâescrime, cultivĂ© sans but sĂ©rieux, par divertissement, Ă lâencontre des bourgeois que cette noblesse mĂ©prise assez pour croire que sa familiaritĂ© les flatte et que son sans-gĂȘne les honorerait, Saint-Loup prenait amicalement la main de nâimporte quel bourgeois quâon lui prĂ©sentait et dont il nâavait peut-ĂȘtre pas entendu le nom, et en causant avec lui sans cesser de croiser et de dĂ©croiser les jambes, se renversant en arriĂšre, dans une attitude dĂ©braillĂ©e, le pied dans la main lâappelait mon cher ». Mais au contraire, dâune noblesse dont les titres gardaient encore leur signification, tout pourvus quâils restaient de riches majorats rĂ©compensant de glorieux services, et rappelant le souvenir de hautes fonctions dans lesquelles on commande Ă beaucoup dâhommes et oĂč lâon doit connaĂźtre les hommes, le prince de Borodino â sinon distinctement, et dans sa conscience personnelle et claire, du moins en son corps qui le rĂ©vĂ©lait par ses attitudes et ses façons â considĂ©rait son rang comme une prĂ©rogative effective ; Ă ces mĂȘmes roturiers que Saint-Loup eĂ»t touchĂ©s Ă lâĂ©paule et pris par le bras, il sâadressait avec une affabilitĂ© majestueuse, oĂč une rĂ©serve pleine de grandeur tempĂ©rait la bonhomie souriante qui lui Ă©tait naturelle, sur un ton empreint Ă la fois dâune bienveillance sincĂšre et dâune hauteur voulue. Cela tenait sans doute Ă ce quâil Ă©tait moins Ă©loignĂ© des grandes ambassades et de la cour, oĂč son pĂšre avait eu les plus hautes charges et oĂč les maniĂšres de Saint-Loup, le coude sur la table et le pied dans la main, eussent Ă©tĂ© mal reçues, mais surtout cela tenait Ă ce que cette bourgeoisie, il la mĂ©prisait moins, quâelle Ă©tait le grand rĂ©servoir oĂč le premier Empereur avait pris ses marĂ©chaux, ses nobles, oĂč le second avait trouvĂ© un Fould, un Rouher. Sans doute, fils ou petit-fils dâempereur, et qui nâavait plus quâĂ commander un escadron, les prĂ©occupations de son pĂšre et de son grand-pĂšre ne pouvaient, faute dâobjet Ă quoi sâappliquer, survivre rĂ©ellement dans la pensĂ©e de M. de Borodino. Mais comme lâesprit dâun artiste continue Ă modeler bien des annĂ©es aprĂšs quâil est Ă©teint la statue quâil sculpta, elles avaient pris corps en lui, sây Ă©taient matĂ©rialisĂ©es, incarnĂ©es, câĂ©tait elles que reflĂ©tait son visage. Câest avec, dans la voix, la vivacitĂ© du premier Empereur quâil adressait un reproche Ă un brigadier, avec la mĂ©lancolie songeuse du second quâil exhalait la bouffĂ©e dâune cigarette. Quand il passait en civil dans les rues de DonciĂšres un certain Ă©clat dans ses yeux, sâĂ©chappant de sous le chapeau melon, faisait reluire autour du capitaine un incognito souverain ; on tremblait quand il entrait dans le bureau du marĂ©chal des logis chef, suivi de lâadjudant, et du fourrier comme de Berthier et de MassĂ©na. Quand il choisissait lâĂ©toffe dâun pantalon pour son escadron, il fixait sur le brigadier tailleur un regard capable de dĂ©jouer Talleyrand et tromper Alexandre ; et parfois, en train de passer une revue dâinstallage, il sâarrĂȘtait, laissant rĂȘver ses admirables yeux bleus, tortillait sa moustache, avait lâair dâĂ©difier une Prusse et une Italie nouvelles. Mais aussitĂŽt, redevenant de NapolĂ©on III NapolĂ©on Ier, il faisait remarquer que le paquetage nâĂ©tait pas astiquĂ© et voulait goĂ»ter Ă lâordinaire des hommes. Et chez lui, dans sa vie privĂ©e, câĂ©tait pour les femmes dâofficiers bourgeois Ă la condition quâils ne fussent pas francs-maçons quâil faisait servir non seulement une vaisselle de SĂšvres bleu de roi, digne dâun ambassadeur donnĂ©e Ă son pĂšre par NapolĂ©on, et qui paraissait plus prĂ©cieuse encore dans la maison provinciale quâil habitait sur le Mail, comme ces porcelaines rares que les touristes admirent avec plus de plaisir dans lâarmoire rustique dâun vieux manoir amĂ©nagĂ© en ferme achalandĂ©e et prospĂšre, mais encore dâautres prĂ©sents de lâEmpereur ces nobles et charmantes maniĂšres qui elles aussi eussent fait merveille dans quelque poste de reprĂ©sentation, si pour certains ce nâĂ©tait pas ĂȘtre vouĂ© pour toute sa vie au plus injuste des ostracismes que dâĂȘtre nĂ© », des gestes familiers, la bontĂ©, la grĂące et, enfermant sous un Ă©mail bleu de roi aussi, des images glorieuses, la relique mystĂ©rieuse, Ă©clairĂ©e et survivante du regard. Et Ă propos des relations bourgeoises que le prince avait Ă DonciĂšres, il convient de dire ceci. Le lieutenant-colonel jouait admirablement du piano, la femme du mĂ©decin-chef chantait comme si elle avait eu un premier prix au Conservatoire. Ce dernier couple, de mĂȘme que le lieutenant-colonel et sa femme, dĂźnaient chaque semaine chez M. de Borodino. Ils Ă©taient certes flattĂ©s, sachant que, quand le Prince allait Ă Paris en permission, il dĂźnait chez Mme de PourtalĂšs, chez les Murat, etc. Mais ils se disaient Câest un simple capitaine, il est trop heureux que nous venions chez lui. Câest du reste un vrai ami pour nous. » Mais quand M. de Borodino, qui faisait depuis longtemps des dĂ©marches pour se rapprocher de Paris, fut nommĂ© Ă Beauvais, il fit son dĂ©mĂ©nagement, oublia aussi complĂštement les deux couples musiciens que le théùtre de DonciĂšres et le petit restaurant dâoĂč il faisait souvent venir son dĂ©jeuner, et Ă leur grande indignation ni le lieutenant-colonel, ni le mĂ©decin-chef, qui avaient si souvent dĂźnĂ© chez lui, ne reçurent plus, de toute leur vie, de ses nouvelles. Un matin, Saint-Loup mâavoua quâil avait Ă©crit Ă ma grandâmĂšre pour lui donner de mes nouvelles et lui suggĂ©rer lâidĂ©e, puisque un service tĂ©lĂ©phonique fonctionnait entre DonciĂšres et Paris, de causer avec moi. Bref, le mĂȘme jour, elle devait me faire appeler Ă lâappareil et il me conseilla dâĂȘtre vers quatre heures moins un quart Ă la poste. Le tĂ©lĂ©phone nâĂ©tait pas encore Ă cette Ă©poque dâun usage aussi courant quâaujourdâhui. Et pourtant lâhabitude met si peu de temps Ă dĂ©pouiller de leur mystĂšre les forces sacrĂ©es avec lesquelles nous sommes en contact que, nâayant pas eu ma communication immĂ©diatement, la seule pensĂ©e que jâeus ce fut que câĂ©tait bien long, bien incommode, et presque lâintention dâadresser une plainte. Comme nous tous maintenant, je ne trouvais pas assez rapide Ă mon grĂ©, dans ses brusques changements, lâadmirable fĂ©erie Ă laquelle quelques instants suffisent pour quâapparaisse prĂšs de nous, invisible mais prĂ©sent, lâĂȘtre Ă qui nous voulions parler, et qui restant Ă sa table, dans la ville quâil habite pour ma grandâmĂšre câĂ©tait Paris, sous un ciel diffĂ©rent du nĂŽtre, par un temps qui nâest pas forcĂ©ment le mĂȘme, au milieu de circonstances et de prĂ©occupations que nous ignorons et que cet ĂȘtre va nous dire, se trouve tout Ă coup transportĂ© Ă des centaines de lieues lui et toute lâambiance oĂč il reste plongĂ© prĂšs de notre oreille, au moment oĂč notre caprice lâa ordonnĂ©. Et nous sommes comme le personnage du conte Ă qui une magicienne, sur le souhait quâil en exprime, fait apparaĂźtre dans une clartĂ© surnaturelle sa grandâmĂšre ou sa fiancĂ©e, en train de feuilleter un livre, de verser des larmes, de cueillir des fleurs, tout prĂšs du spectateur et pourtant trĂšs loin, Ă lâendroit mĂȘme oĂč elle se trouve rĂ©ellement. Nous nâavons, pour que ce miracle sâaccomplisse, quâĂ approcher nos lĂšvres de la planchette magique et Ă appeler â quelquefois un peu trop longtemps, je le veux bien â les Vierges Vigilantes dont nous entendons chaque jour la voix sans jamais connaĂźtre le visage, et qui sont nos Anges gardiens dans les tĂ©nĂšbres vertigineuses dont elles surveillent jalousement les portes ; les Toutes-Puissantes par qui les absents surgissent Ă notre cĂŽtĂ©, sans quâil soit permis de les apercevoir les DanaĂŻdes de lâinvisible qui sans cesse vident, remplissent, se transmettent les urnes des sons ; les ironiques Furies qui, au moment que nous murmurions une confidence Ă une amie, avec lâespoir que personne ne nous entendait, nous crient cruellement JâĂ©coute » ; les servantes toujours irritĂ©es du MystĂšre, les ombrageuses prĂȘtresses de lâInvisible, les Demoiselles du tĂ©lĂ©phone ! Et aussitĂŽt que notre appel a retenti, dans la nuit pleine dâapparitions sur laquelle nos oreilles sâouvrent seules, un bruit lĂ©ger â un bruit abstrait â celui de la distance supprimĂ©e â et la voix de lâĂȘtre cher sâadresse Ă nous. Câest lui, câest sa voix qui nous parle, qui est lĂ . Mais comme elle est loin ! Que de fois je nâai pu lâĂ©couter sans angoisse, comme si devant cette impossibilitĂ© de voir, avant de longues heures de voyage, celle dont la voix Ă©tait si prĂšs de mon oreille, je sentais mieux ce quâil y a de dĂ©cevant dans lâapparence du rapprochement le plus doux, et Ă quelle distance nous pouvons ĂȘtre des personnes aimĂ©es au moment oĂč il semble que nous nâaurions quâĂ Ă©tendre la main pour les retenir. PrĂ©sence rĂ©elle que cette voix si proche â dans la sĂ©paration effective ! Mais anticipation aussi dâune sĂ©paration Ă©ternelle ! Bien souvent, Ă©coutant de la sorte, sans voir celle qui me parlait de si loin, il mâa semblĂ© que cette voix clamait des profondeurs dâoĂč lâon ne remonte pas, et jâai connu lâanxiĂ©tĂ© qui allait mâĂ©treindre un jour, quand une voix reviendrait ainsi seule et ne tenant plus Ă un corps que je ne devais jamais revoir murmurer Ă mon oreille des paroles que jâaurais voulu embrasser au passage sur des lĂšvres Ă jamais en poussiĂšre. Ce jour-lĂ , hĂ©las, Ă DonciĂšres, le miracle nâeut pas lieu. Quand jâarrivai au bureau de poste, ma grandâmĂšre mâavait dĂ©jĂ demandĂ© ; jâentrai dans la cabine, la ligne Ă©tait prise, quelquâun causait qui ne savait pas sans doute quâil nây avait personne pour lui rĂ©pondre car, quand jâamenai Ă moi le rĂ©cepteur, ce morceau de bois se mit Ă parler comme Polichinelle ; je le fis taire, ainsi quâau guignol, en le remettant Ă sa place, mais, comme Polichinelle, dĂšs que je le ramenais prĂšs de moi, il recommençait son bavardage. Je finis, en dĂ©sespoir de cause, en raccrochant dĂ©finitivement le rĂ©cepteur, par Ă©touffer les convulsions de ce tronçon sonore qui jacassa jusquâĂ la derniĂšre seconde et jâallai chercher lâemployĂ© qui me dit dâattendre un instant ; puis je parlai, et aprĂšs quelques instants de silence, tout dâun coup jâentendis cette voix que je croyais Ă tort connaĂźtre si bien, car jusque-lĂ , chaque fois que ma grandâmĂšre avait causĂ© avec moi, ce quâelle me disait, je lâavais toujours suivi sur la partition ouverte de son visage oĂč les yeux tenaient beaucoup de place ; mais sa voix elle-mĂȘme, je lâĂ©coutais aujourdâhui pour la premiĂšre fois. Et parce que cette voix mâapparaissait changĂ©e dans ses proportions dĂšs lâinstant quâelle Ă©tait un tout, et mâarrivait ainsi seule et sans lâaccompagnement des traits de la figure, je dĂ©couvris combien cette voix Ă©tait douce ; peut-ĂȘtre dâailleurs ne lâavait-elle jamais Ă©tĂ© Ă ce point, car ma grandâmĂšre, me sentant loin et malheureux, croyait pouvoir sâabandonner Ă lâeffusion dâune tendresse que, par principes » dâĂ©ducatrice, elle contenait et cachait dâhabitude. Elle Ă©tait douce, mais aussi comme elle Ă©tait triste, dâabord Ă cause de sa douceur mĂȘme presque dĂ©cantĂ©e, plus que peu de voix humaines ont jamais dĂ» lâĂȘtre, de toute duretĂ©, de tout Ă©lĂ©ment de rĂ©sistance aux autres, de tout Ă©goĂŻsme ; fragile Ă force de dĂ©licatesse, elle semblait Ă tout moment prĂȘte Ă se briser, Ă expirer en un pur flot de larmes, puis lâayant seule prĂšs de moi, vue sans le masque du visage, jây remarquais, pour la premiĂšre fois, les chagrins qui lâavaient fĂȘlĂ©e au cours de la vie. Ătait-ce dâailleurs uniquement la voix qui, parce quâelle Ă©tait seule, me donnait cette impression nouvelle qui me dĂ©chirait ? Non pas ; mais plutĂŽt que cet isolement de la voix Ă©tait comme un symbole, une Ă©vocation, un effet direct dâun autre isolement, celui de ma grandâmĂšre, pour la premiĂšre fois sĂ©parĂ©e de moi. Les commandements ou dĂ©fenses quâelle mâadressait Ă tout moment dans lâordinaire de la vie, lâennui de lâobĂ©issance ou la fiĂšvre de la rĂ©bellion qui neutralisaient la tendresse que jâavais pour elle, Ă©taient supprimĂ©s en ce moment et mĂȘme pouvaient lâĂȘtre pour lâavenir puisque ma grandâmĂšre nâexigeait plus de mâavoir prĂšs dâelle sous sa loi, Ă©tait en train de me dire son espoir que je resterais tout Ă fait Ă DonciĂšres, ou en tout cas que jây prolongerais mon sĂ©jour le plus longtemps possible, ma santĂ© et mon travail pouvant sâen bien trouver ; aussi, ce que jâavais sous cette petite cloche approchĂ©e de mon oreille, câĂ©tait, dĂ©barrassĂ©e des pressions opposĂ©es qui chaque jour lui avaient fait contrepoids, et dĂšs lors irrĂ©sistible, me soulevant tout entier, notre mutuelle tendresse. Ma grandâmĂšre, en me disant de rester, me donna un besoin anxieux et fou de revenir. Cette libertĂ© quâelle me laissait dĂ©sormais, et Ă laquelle je nâavais jamais entrevu quâelle pĂ»t consentir, me parut tout dâun coup aussi triste que pourrait ĂȘtre ma libertĂ© aprĂšs sa mort quand je lâaimerais encore et quâelle aurait Ă jamais renoncĂ© Ă moi. Je criais GrandâmĂšre, grandâmĂšre », et jâaurais voulu lâembrasser ; mais je nâavais prĂšs de moi que cette voix, fantĂŽme aussi impalpable que celui qui reviendrait peut-ĂȘtre me visiter quand ma grandâmĂšre serait morte. Parle-moi » ; mais alors il arriva que, me laissant plus seul encore, je cessai tout dâun coup de percevoir cette voix. Ma grandâmĂšre ne mâentendait plus, elle nâĂ©tait plus en communication avec moi, nous avions cessĂ© dâĂȘtre en face lâun de lâautre, dâĂȘtre lâun pour lâautre audibles, je continuais Ă lâinterpeller en tĂątonnant dans la nuit, sentant que des appels dâelle aussi devaient sâĂ©garer. Je palpitais de la mĂȘme angoisse que, bien loin dans le passĂ©, jâavais Ă©prouvĂ©e autrefois, un jour que petit enfant, dans une foule, je lâavais perdue, angoisse moins de ne pas la retrouver que de sentir quâelle me cherchait, de sentir quâelle se disait que je la cherchais ; angoisse assez semblable Ă celle que jâĂ©prouverais le jour oĂč on parle Ă ceux qui ne peuvent plus rĂ©pondre et de qui on voudrait au moins tant faire entendre tout ce quâon ne leur a pas dit, et lâassurance quâon ne souffre pas. Il me semblait que câĂ©tait dĂ©jĂ une ombre chĂ©rie que je venais de laisser se perdre parmi les ombres, et seul devant lâappareil, je continuais Ă rĂ©pĂ©ter en vain GrandâmĂšre, grandâmĂšre », comme OrphĂ©e, restĂ© seul, rĂ©pĂšte le nom de la morte. Je me dĂ©cidais Ă quitter la poste, Ă aller retrouver Robert Ă son restaurant pour lui dire que, allant peut-ĂȘtre recevoir une dĂ©pĂȘche qui mâobligerait Ă revenir, je voudrais savoir Ă tout hasard lâhoraire des trains. Et pourtant, avant de prendre cette rĂ©solution, jâaurais voulu une derniĂšre fois invoquer les Filles de la Nuit, les MessagĂšres de la parole, les DivinitĂ©s sans visage ; mais les capricieuses Gardiennes nâavaient plus voulu ouvrir les portes merveilleuses, ou sans doute elles ne le purent pas ; elles eurent beau invoquer inlassablement, selon leur coutume, le vĂ©nĂ©rable inventeur de lâimprimerie et le jeune prince amateur de peinture impressionniste et chauffeur lequel Ă©tait neveu du capitaine de Borodino, Gutenberg et Wagram laissĂšrent leurs supplications sans rĂ©ponse et je partis, sentant que lâInvisible sollicitĂ© resterait sourd. En arrivant auprĂšs de Robert et de ses amis, je ne leur avouai pas que mon cĆur nâĂ©tait plus avec eux, que mon dĂ©part Ă©tait dĂ©jĂ irrĂ©vocablement dĂ©cidĂ©. Saint-Loup parut me croire, mais jâai su depuis quâil avait, dĂšs la premiĂšre minute, compris que mon incertitude Ă©tait simulĂ©e, et que le lendemain il ne me retrouverait pas. Tandis que, laissant les plats refroidir auprĂšs dâeux, ses amis cherchaient avec lui dans lâindicateur le train que je pourrais prendre pour rentrer Ă Paris, et quâon entendait dans la nuit Ă©toilĂ©e et froide les sifflements des locomotives, je nâĂ©prouvais certes plus la mĂȘme paix que mâavaient donnĂ©e ici tant de soirs lâamitiĂ© des uns, le passage lointain des autres. Ils ne manquaient pas pourtant, ce soir, sous une autre forme Ă ce mĂȘme office. Mon dĂ©part mâaccabla moins quand je ne fus plus obligĂ© dây penser seul, quand je sentis employer Ă ce qui sâeffectuait lâactivitĂ© plus normale et plus saine de mes Ă©nergiques amis, les camarades de Robert, et de ces autres ĂȘtres forts, les trains dont lâallĂ©e et venue, matin et soir, de DonciĂšres Ă Paris, Ă©miettait rĂ©trospectivement ce quâavait de trop compact et insoutenable mon long isolement dâavec ma grandâmĂšre, en des possibilitĂ©s quotidiennes de retour. â Je ne doute pas de la vĂ©ritĂ© de tes paroles et que tu ne comptes pas partir encore, me dit en riant Saint-Loup, mais fais comme si tu partais et viens me dire adieu demain matin de bonne heure, sans cela je cours le risque de ne pas te revoir ; je dĂ©jeune justement en ville, le capitaine mâa donnĂ© lâautorisation ; il faut que je sois rentrĂ© Ă deux heures au quartier car on va en marche toute la journĂ©e. Sans doute, le seigneur chez qui je dĂ©jeune, Ă trois kilomĂštres dâici, me ramĂšnera Ă temps pour ĂȘtre au quartier Ă deux heures. Ă peine disait-il ces mots quâon vint me chercher de mon hĂŽtel ; on mâavait demandĂ© de la poste au tĂ©lĂ©phone. Jây courus car elle allait fermer. Le mot interurbain revenait sans cesse dans les rĂ©ponses que me donnaient les employĂ©s. JâĂ©tais au comble de lâanxiĂ©tĂ© car câĂ©tait ma grandâmĂšre qui me demandait. Le bureau allait fermer. Enfin jâeus la communication. Câest toi, grandâmĂšre ? » Une voix de femme avec un fort accent anglais me rĂ©pondit Oui, mais je ne reconnais pas votre voix. » Je ne reconnaissais pas davantage la voix qui me parlait, puis ma grandâmĂšre ne me disait pas vous ». Enfin tout sâexpliqua. Le jeune homme que sa grandâmĂšre avait fait demander au tĂ©lĂ©phone portait un nom presque identique au mien et habitait une annexe de lâhĂŽtel. Mâinterpellant le jour mĂȘme oĂč jâavais voulu tĂ©lĂ©phoner Ă ma grandâmĂšre, je nâavais pas doutĂ© un seul instant que ce fĂ»t elle qui me demandĂąt. Or câĂ©tait par une simple coĂŻncidence que la poste et lâhĂŽtel venaient de faire une double erreur. Le lendemain matin, je me mis en retard, je ne trouvai pas Saint-Loup dĂ©jĂ parti pour dĂ©jeuner dans ce chĂąteau voisin. Vers une heure et demie, je me prĂ©parais Ă aller Ă tout hasard au quartier pour y ĂȘtre dĂšs son arrivĂ©e, quand, en traversant une des avenues qui y conduisait, je vis, dans la direction mĂȘme oĂč jâallais, un tilbury qui, en passant prĂšs de moi, mâobligea Ă me garer ; un sous-officier le conduisait le monocle Ă lâĆil, câĂ©tait Saint-Loup. Ă cĂŽtĂ© de lui Ă©tait lâami chez qui il avait dĂ©jeunĂ© et que jâavais dĂ©jĂ rencontrĂ© une fois Ă lâhĂŽtel oĂč Robert dĂźnait. Je nâosais pas appeler Robert comme il nâĂ©tait pas seul, mais voulant quâil sâarrĂȘtĂąt pour me prendre avec lui, jâattirai son attention par un grand salut qui Ă©tait censĂ© motivĂ© par la prĂ©sence dâun inconnu. Je savais Robert myope, jâaurais pourtant cru que, si seulement il me voyait, il ne manquerait pas de me reconnaĂźtre ; or, il vit bien le salut et le rendit, mais sans sâarrĂȘter ; et, sâĂ©loignant Ă toute vitesse, sans un sourire, sans quâun muscle de sa physionomie bougeĂąt, il se contenta de tenir pendant deux minutes sa main levĂ©e au bord de son kĂ©pi, comme il eĂ»t rĂ©pondu Ă un soldat quâil nâeĂ»t pas connu. Je courus jusquâau quartier, mais câĂ©tait encore loin ; quand jâarrivai, le rĂ©giment se formait dans la cour oĂč on ne me laissa pas rester, et jâĂ©tais dĂ©solĂ© de nâavoir pu dire adieu Ă Saint-Loup ; je montai Ă sa chambre, il nây Ă©tait plus ; je pus mâinformer de lui Ă un groupe de soldats malades, des recrues dispensĂ©es de marche, le jeune bachelier, un ancien, qui regardaient le rĂ©giment se former. â Vous nâavez pas vu le marĂ©chal des logis Saint-Loup ? demandai-je. â Monsieur, il est dĂ©jĂ descendu, dit lâancien. â Je ne lâai pas vu, dit le bachelier. â Tu ne lâas pas vu, dit lâancien, sans plus sâoccuper de moi, tu nâas pas vu notre fameux Saint-Loup, ce quâil dĂ©gotte avec son nouveau phalzard ! Quand le capiston va voir ça, du drap dâofficier ! â Ah ! tu en as des bonnes, du drap dâofficier, dit le jeune bachelier qui, malade Ă la chambre, nâallait pas en marche et sâessayait non sans une certaine inquiĂ©tude Ă ĂȘtre hardi avec les anciens. Ce drap dâofficier, câest du drap comme ça. â Monsieur ? demanda avec colĂšre lâ ancien » qui avait parlĂ© du phalzard. Il Ă©tait indignĂ© que le jeune bachelier mĂźt en doute que ce phalzard fĂ»t en drap dâofficier, mais, Breton, nĂ© dans un village qui sâappelle Penguern-Stereden, ayant appris le français aussi difficilement que sâil eĂ»t Ă©tĂ© Anglais ou Allemand, quand il se sentait possĂ©dĂ© par une Ă©motion, il disait deux ou trois fois monsieur » pour se donner le temps de trouver ses paroles, puis aprĂšs cette prĂ©paration il se livrait Ă son Ă©loquence, se contentant de rĂ©pĂ©ter quelques mots quâil connaissait mieux que les autres, mais sans hĂąte, en prenant ses prĂ©cautions contre son manque dâhabitude de la prononciation. â Ah ! câest du drap comme ça ? reprit-il, avec une colĂšre dont sâaccroissaient progressivement lâintensitĂ© et la lenteur de son dĂ©bit. Ah ! câest du drap comme ça ? quand je te dis que câest du drap dâofficier, quand je-te-le-dis, puisque je-te-le-dis, câest que je le sais, je pense. â Ah ! alors, dit le jeune bachelier vaincu par cette argumentation. Câest pas Ă nous quâil faut faire des boniments Ă la noix de coco. â Tiens, vâlĂ justement le capiston qui passe. Non, mais regarde un peu Saint-Loup ; câest ce coup de lancer la jambe ; et puis sa tĂȘte. Dirait-on un sous-off ? Et le monocle ; ah ! il va un peu partout. Je demandai Ă ces soldats que ma prĂ©sence ne troublait pas Ă regarder aussi par la fenĂȘtre. Ils ne mâen empĂȘchĂšrent pas, ni ne se dĂ©rangĂšrent. Je vis le capitaine de Borodino passer majestueusement en faisant trotter son cheval, et semblant avoir lâillusion quâil se trouvait Ă la bataille dâAusterlitz. Quelques passants Ă©taient assemblĂ©s devant la grille du quartier pour voir le rĂ©giment sortir. Droit sur son cheval, le visage un peu gras, les joues dâune plĂ©nitude impĂ©riale, lâĆil lucide, le Prince devait ĂȘtre le jouet de quelque hallucination comme je lâĂ©tais moi-mĂȘme chaque fois quâaprĂšs le passage du tramway le silence qui suivait son roulement me semblait parcouru et striĂ© par une vague palpitation musicale. JâĂ©tais dĂ©solĂ© de ne pas avoir dit adieu Ă Saint-Loup, mais je partis tout de mĂȘme, car mon seul souci Ă©tait de retourner auprĂšs de ma grandâmĂšre jusquâĂ ce jour, dans cette petite ville, quand je pensais Ă ce que ma grand-mĂšre faisait seule, je me la reprĂ©sentais telle quâelle Ă©tait avec moi, mais en me supprimant, sans tenir compte des effets sur elle de cette suppression ; maintenant, jâavais Ă me dĂ©livrer au plus vite, dans ses bras, du fantĂŽme, insoupçonnĂ© jusquâalors et soudain Ă©voquĂ© par sa voix, dâune grandâmĂšre rĂ©ellement sĂ©parĂ©e de moi, rĂ©signĂ©e, ayant, ce que je ne lui avais encore jamais connu, un Ăąge, et qui venait de recevoir une lettre de moi dans lâappartement vide oĂč jâavais dĂ©jĂ imaginĂ© maman quand jâĂ©tais parti pour Balbec. HĂ©las, ce fantĂŽme-lĂ , ce fut lui que jâaperçus quand, entrĂ© au salon sans que ma grandâmĂšre fĂ»t avertie de mon retour, je la trouvai en train de lire. JâĂ©tais lĂ , ou plutĂŽt je nâĂ©tais pas encore lĂ puisquâelle ne le savait pas, et, comme une femme quâon surprend en train de faire un ouvrage quâelle cachera si on entre, elle Ă©tait livrĂ©e Ă des pensĂ©es quâelle nâavait jamais montrĂ©es devant moi. De moi â par ce privilĂšge qui ne dure pas et oĂč nous avons, pendant le court instant du retour, la facultĂ© dâassister brusquement Ă notre propre absence â il nây avait lĂ que le tĂ©moin, lâobservateur, en chapeau et manteau de voyage, lâĂ©tranger qui nâest pas de la maison, le photographe qui vient prendre un clichĂ© des lieux quâon ne reverra plus. Ce qui, mĂ©caniquement, se fit Ă ce moment dans mes yeux quand jâaperçus ma grandâmĂšre, ce fut bien une photographie. Nous ne voyons jamais les ĂȘtres chĂ©ris que dans le systĂšme animĂ©, le mouvement perpĂ©tuel de notre incessante tendresse, laquelle, avant de laisser les images que nous prĂ©sente leur visage arriver jusquâĂ nous, les prend dans son tourbillon, les rejette sur lâidĂ©e que nous nous faisons dâeux depuis toujours, les fait adhĂ©rer Ă elle, coĂŻncider avec elle. Comment, puisque le front, les joues de ma grandâmĂšre, je leur faisais signifier ce quâil y avait de plus dĂ©licat et de plus permanent dans son esprit, comment, puisque tout regard habituel est une nĂ©cromancie et chaque visage quâon aime le miroir du passĂ©, comment nâen eussĂ©-je pas omis ce qui en elle avait pu sâalourdir et changer, alors que, mĂȘme dans les spectacles les plus indiffĂ©rents de la vie, notre Ćil, chargĂ© de pensĂ©e, nĂ©glige, comme ferait une tragĂ©die classique, toutes les images qui ne concourent pas Ă lâaction et ne retient que celles qui peuvent en rendre intelligible le but ? Mais quâau lieu de notre Ćil ce soit un objectif purement matĂ©riel, une plaque photographique, qui ait regardĂ©, alors ce que nous verrons, par exemple dans la cour de lâInstitut, au lieu de la sortie dâun acadĂ©micien qui veut appeler un fiacre, ce sera sa titubation, ses prĂ©cautions pour ne pas tomber en arriĂšre, la parabole de sa chute, comme sâil Ă©tait ivre ou que le sol fĂ»t couvert de verglas. Il en est de mĂȘme quand quelque cruelle ruse du hasard empĂȘche notre intelligente et pieuse tendresse dâaccourir Ă temps pour cacher Ă nos regards ce quâils ne doivent jamais contempler, quand elle est devancĂ©e par eux qui, arrivĂ©s les premiers sur place et laissĂ©s Ă eux-mĂȘmes, fonctionnent mĂ©caniquement Ă la façon de pellicules, et nous montrent, au lieu de lâĂȘtre aimĂ© qui nâexiste plus depuis longtemps mais dont elle nâavait jamais voulu que la mort nous fĂ»t rĂ©vĂ©lĂ©e, lâĂȘtre nouveau que cent fois par jour elle revĂȘtait dâune chĂšre et menteuse ressemblance. Et, comme un malade qui ne sâĂ©tait pas regardĂ© depuis longtemps, et composant Ă tout moment le visage quâil ne voit pas dâaprĂšs lâimage idĂ©ale quâil porte de soi-mĂȘme dans sa pensĂ©e, recule en apercevant dans une glace, au milieu dâune figure aride et dĂ©serte, lâexhaussement oblique et rose dâun nez gigantesque comme une pyramide dâĂgypte, moi pour qui ma grandâmĂšre câĂ©tait encore moi-mĂȘme, moi qui ne lâavais jamais vue que dans mon Ăąme, toujours Ă la mĂȘme place du passĂ©, Ă travers la transparence des souvenirs contigus et superposĂ©s, tout dâun coup, dans notre salon qui faisait partie dâun monde nouveau, celui du temps, celui oĂč vivent les Ă©trangers dont on dit il vieillit bien », pour la premiĂšre fois et seulement pour un instant, car elle disparut bien vite, jâaperçus sur le canapĂ©, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, rĂȘvassant, promenant au-dessus dâun livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablĂ©e que je ne connaissais pas. Ă ma demande dâaller voir les Elstirs de Mme de Guermantes, Saint-Loup mâavait dit Je rĂ©ponds pour elle. » Et malheureusement, en effet, pour elle ce nâĂ©tait que lui qui avait rĂ©pondu. Nous rĂ©pondons aisĂ©ment des autres quand, disposant dans notre pensĂ©e les petites images qui les figurent, nous faisons manĆuvrer celles-ci Ă notre guise. Sans doute mĂȘme Ă ce moment-lĂ nous tenons compte des difficultĂ©s provenant de la nature de chacun, diffĂ©rente de la nĂŽtre, et nous ne manquons pas dâavoir recours Ă tel ou tel moyen dâaction puissant sur elle, intĂ©rĂȘt, persuasion, Ă©moi, qui neutralisera des penchants contraires. Mais ces diffĂ©rences dâavec notre nature, câest encore notre nature qui les imagine ; ces difficultĂ©s, câest nous qui les levons ; ces mobiles efficaces, câest nous qui les dosons. Et quand les mouvements que dans notre esprit nous avons fait rĂ©pĂ©ter Ă lâautre personne, et qui la font agir Ă notre grĂ©, nous voulons les lui faire exĂ©cuter dans la vie, tout change, nous nous heurtons Ă des rĂ©sistances imprĂ©vues qui peuvent ĂȘtre invincibles. Lâune des plus fortes est sans doute celle que peut dĂ©velopper en une femme qui nâaime pas, le dĂ©goĂ»t que lui inspire, insurmontable et fĂ©tide, lâhomme qui lâaime pendant les longues semaines que Saint-Loup resta encore sans venir Ă Paris, sa tante, Ă qui je ne doutai pas quâil eĂ»t Ă©crit pour la supplier de le faire, ne me demanda pas une fois de venir chez elle voir les tableaux dâElstir. Je reçus des marques de froideur de la part dâune autre personne de la maison. Ce fut de Jupien. Trouvait-il que jâaurais dĂ» entrer lui dire bonjour, Ă mon retour de DonciĂšres, avant mĂȘme de monter chez moi ? Ma mĂšre me dit que non, quâil ne fallait pas sâĂ©tonner. Françoise lui avait dit quâil Ă©tait ainsi, sujet Ă de brusques mauvaises humeurs, sans raison. Cela se dissipait toujours au bout de peu de temps. Cependant lâhiver finissait. Un matin, aprĂšs quelques semaines de giboulĂ©es et de tempĂȘtes, jâentendis dans ma cheminĂ©e â au lieu du vent informe, Ă©lastique et sombre qui me secouait de lâenvie dâaller au bord de la mer â le roucoulement des pigeons qui nichaient dans la muraille irisĂ©, imprĂ©vu comme une premiĂšre jacinthe dĂ©chirant doucement son cĆur nourricier pour quâen jaillĂźt, mauve et satinĂ©e, sa fleur sonore, faisant entrer comme une fenĂȘtre ouverte, dans ma chambre encore fermĂ©e et noire, la tiĂ©deur, lâĂ©blouissement, la fatigue dâun premier beau jour. Ce matin-lĂ , je me surpris Ă fredonner un air de cafĂ©-concert que jâavais oubliĂ© depuis lâannĂ©e oĂč jâavais dĂ» aller Ă Florence et Ă Venise. Tant lâatmosphĂšre, selon le hasard des jours, agit profondĂ©ment sur notre organisme et tire des rĂ©serves obscures oĂč nous les avions oubliĂ©es les mĂ©lodies inscrites que nâa pas dĂ©chiffrĂ©es notre mĂ©moire. Un rĂȘveur plus conscient accompagna bientĂŽt ce musicien que jâĂ©coutais en moi, sans mĂȘme avoir reconnu tout de suite ce quâil jouait. Je sentais bien que les raisons nâĂ©taient pas particuliĂšres Ă Balbec pour lesquelles, quand jây Ă©tais arrivĂ©, je nâavais plus trouvĂ© Ă son Ă©glise le charme quâelle avait pour moi avant que je la connusse ; quâĂ Florence, Ă Parme ou Ă Venise, mon imagination ne pourrait pas davantage se substituer Ă mes yeux pour regarder. Je le sentais. De mĂȘme, un soir du 1er janvier, Ă la tombĂ©e de la nuit, devant une colonne dâaffiches, jâavais dĂ©couvert lâillusion quâil y a Ă croire que certains jours de fĂȘte diffĂšrent essentiellement des autres. Et pourtant je ne pouvais pas empĂȘcher que le souvenir du temps pendant lequel jâavais cru passer Ă Florence la semaine sainte ne continuĂąt Ă faire dâelle comme lâatmosphĂšre de la citĂ© des Fleurs, Ă donner Ă la fois au jour de PĂąques quelque chose de florentin, et Ă Florence quelque chose de pascal. La semaine de PĂąques Ă©tait encore loin ; mais dans la rangĂ©e des jours qui sâĂ©tendait devant moi, les jours saints se dĂ©tachaient plus clairs au bout des jours mitoyens. TouchĂ©s dâun rayon comme certaines maisons dâun village quâon aperçoit au loin dans un effet dâombre et de lumiĂšre, ils retenaient sur eux tout le soleil. Le temps Ă©tait devenu plus doux. Et mes parents eux-mĂȘmes, en me conseillant de me promener, me fournissaient un prĂ©texte Ă continuer mes sorties du matin. Jâavais voulu les cesser parce que jây rencontrais Mme de Guermantes. Mais câest Ă cause de cela mĂȘme que je pensais tout le temps Ă ces sorties, ce qui me faisait trouver Ă chaque instant une raison nouvelle de les faire, laquelle nâavait aucun rapport avec Mme de Guermantes et me persuadait aisĂ©ment que, nâeĂ»t-elle pas existĂ©, je nâen eusse pas moins manquĂ© de me promener Ă cette mĂȘme heure. HĂ©las ! si pour moi rencontrer toute autre personne quâelle eĂ»t Ă©tĂ© indiffĂ©rent, je sentais que, pour elle, rencontrer nâimporte qui exceptĂ© moi eĂ»t Ă©tĂ© supportable. Il lui arrivait, dans ses promenades matinales, de recevoir le salut de bien des sots et quâelle jugeait tels. Mais elle tenait leur apparition sinon pour une promesse de plaisir, du moins pour un effet du hasard. Et elle les arrĂȘtait quelquefois car il y a des moments oĂč on a besoin de sortir de soi, dâaccepter lâhospitalitĂ© de lâĂąme des autres, Ă condition que cette Ăąme, si modeste et laide soit-elle, soit une Ăąme Ă©trangĂšre, tandis que dans mon cĆur elle sentait avec exaspĂ©ration que ce quâelle eĂ»t retrouvĂ©, câĂ©tait elle. Aussi, mĂȘme quand jâavais pour prendre le mĂȘme chemin une autre raison que de la voir, je tremblais comme un coupable au moment oĂč elle passait ; et quelquefois, pour neutraliser ce que mes avances pouvaient avoir dâexcessif, je rĂ©pondais Ă peine Ă son salut, ou je la fixais du regard sans la saluer, ni rĂ©ussir quâĂ lâirriter davantage et Ă faire quâelle commença en plus Ă me trouver insolent et mal Ă©levĂ©. Elle avait maintenant des robes plus lĂ©gĂšres, ou du moins plus claires, et descendait la rue oĂč dĂ©jĂ , comme si câĂ©tait le printemps, devant les Ă©troites boutiques intercalĂ©es entre les vastes façades des vieux hĂŽtels aristocratiques, Ă lâauvent de la marchande de beurre, de fruits, de lĂ©gumes, des stores Ă©taient tendus contre le soleil. Je me disais que la femme que je voyais de loin marcher, ouvrir son ombrelle, traverser la rue, Ă©tait, de lâavis des connaisseurs, la plus grande artiste actuelle dans lâart dâaccomplir ces mouvements et dâen faire quelque chose de dĂ©licieux. Cependant elle sâavançait ignorante de cette rĂ©putation Ă©parse ; son corps Ă©troit, rĂ©fractaire et qui nâen avait rien absorbĂ© Ă©tait obliquement cambrĂ© sous une Ă©charpe de surah violet ; ses yeux maussades et clairs regardaient distraitement devant elle et mâavaient peut-ĂȘtre aperçu ; elle mordait le coin de sa lĂšvre ; je la voyais redresser son manchon, faire lâaumĂŽne Ă un pauvre, acheter un bouquet de violettes Ă une marchande, avec la mĂȘme curiositĂ© que jâaurais eue Ă regarder un grand peintre donner des coups de pinceau. Et quand, arrivĂ©e Ă ma hauteur, elle me faisait un salut auquel sâajoutait parfois un mince sourire, câĂ©tait comme si elle eĂ»t exĂ©cutĂ© pour moi, en y ajoutant une dĂ©dicace, un lavis qui Ă©tait un chef-dâĆuvre. Chacune de ses robes mâapparaissait comme une ambiance naturelle, nĂ©cessaire, comme la projection dâun aspect particulier de son Ăąme. Un de ces matins de carĂȘme oĂč elle allait dĂ©jeuner en ville, je la rencontrai dans une robe dâun velours rouge clair, laquelle Ă©tait lĂ©gĂšrement Ă©chancrĂ©e au cou. Le visage de Mme de Guermantes paraissait rĂȘveur sous ses cheveux blonds. JâĂ©tais moins triste que dâhabitude parce que la mĂ©lancolie de son expression, lâespĂšce de claustration que la violence de la couleur mettait autour dâelle et le reste du monde, lui donnaient quelque chose de malheureux et de solitaire qui me rassurait. Cette robe me semblait la matĂ©rialisation autour dâelle des rayons Ă©carlates dâun cĆur que je ne lui connaissais pas et que jâaurais peut-ĂȘtre pu consoler ; rĂ©fugiĂ©e dans la lumiĂšre mystique de lâĂ©toffe aux flots adoucis elle me faisait penser Ă quelque sainte des premiers Ăąges chrĂ©tiens. Alors jâavais honte dâaffliger par ma vue cette martyre. Mais aprĂšs tout la rue est Ă tout le monde. » La rue est Ă tout le monde », reprenais-je en donnant Ă ces mots un sens diffĂ©rent et en admirant quâen effet dans la rue populeuse souvent mouillĂ©e de pluie, et qui devenait prĂ©cieuse comme est parfois la rue dans les vieilles citĂ©s de lâItalie, la duchesse de Guermantes mĂȘlĂąt Ă la vie publique des moments de sa vie secrĂšte, se montrant ainsi Ă chacun, mystĂ©rieuse, coudoyĂ©e de tous, avec la splendide gratuitĂ© des grands chefs-dâĆuvre. Comme je sortais le matin aprĂšs ĂȘtre restĂ© Ă©veillĂ© toute la nuit, lâaprĂšs-midi, mes parents me disaient de me coucher un peu et de chercher le sommeil. Il nây a pas besoin pour savoir le trouver de beaucoup de rĂ©flexion, mais lâhabitude y est trĂšs utile et mĂȘme lâabsence de la rĂ©flexion. Or, Ă ces heures-lĂ , les deux me faisaient dĂ©faut. Avant de mâendormir je pensais si longtemps que je ne le pourrais, que, mĂȘme endormi, il me restait un peu de pensĂ©e. Ce nâĂ©tait quâune lueur dans la presque obscuritĂ©, mais elle suffisait pour faire se reflĂ©ter dans mon sommeil, dâabord lâidĂ©e que je ne pourrais dormir, puis, reflet de ce reflet, lâidĂ©e que câĂ©tait en dormant que jâavais eu lâidĂ©e que je ne dormais pas, puis, par une rĂ©fraction nouvelle, mon Ă©veil⊠à un nouveau somme oĂč je voulais raconter Ă des amis qui Ă©taient entrĂ©s dans ma chambre que, tout Ă lâheure en dormant, jâavais cru que je ne dormais pas. Ces ombres Ă©taient Ă peine distinctes ; il eĂ»t fallu une grande et bien vaine dĂ©licatesse de perception pour les saisir. Ainsi plus tard, Ă Venise, bien aprĂšs le coucher du soleil, quand il semble quâil fasse tout Ă fait nuit, jâai vu, grĂące Ă lâĂ©cho invisible pourtant dâune derniĂšre note de lumiĂšre indĂ©finiment tenue sur les canaux comme par lâeffet de quelque pĂ©dale optique, les reflets des palais dĂ©roulĂ©s comme Ă tout jamais en velours plus noir sur le gris crĂ©pusculaire des eaux. Un de mes rĂȘves Ă©tait la synthĂšse de ce que mon imagination avait souvent cherchĂ© Ă se reprĂ©senter, pendant la veille, dâun certain paysage marin et de son passĂ© mĂ©diĂ©val. Dans mon sommeil je voyais une citĂ© gothique au milieu dâune mer aux flots immobilisĂ©s comme sur un vitrail. Un bras de mer divisait en deux la ville ; lâeau verte sâĂ©tendait Ă mes pieds ; elle baignait sur la rive opposĂ©e une Ă©glise orientale, puis des maisons qui existaient encore dans le XIVe siĂšcle, si bien quâaller vers elles, câeĂ»t Ă©tĂ© remonter le cours des Ăąges. Ce rĂȘve oĂč la nature avait appris lâart, oĂč la mer Ă©tait devenue gothique, ce rĂȘve oĂč je dĂ©sirais, oĂč je croyais aborder Ă lâimpossible, il me semblait lâavoir dĂ©jĂ fait souvent. Mais comme câest le propre de ce quâon imagine en dormant de se multiplier dans le passĂ©, et de paraĂźtre, bien quâĂ©tant nouveau, familier, je crus mâĂȘtre trompĂ©. Je mâaperçus au contraire que je faisais en effet souvent ce rĂȘve. Les amoindrissements mĂȘmes qui caractĂ©risent le sommeil se reflĂ©taient dans le mien, mais dâune façon symbolique je ne pouvais pas dans lâobscuritĂ© distinguer le visage des amis qui Ă©taient lĂ , car on dort les yeux fermĂ©s ; moi qui me tenais sans fin des raisonnements verbaux en rĂȘvant, dĂšs que je voulais parler Ă ces amis je sentais le son sâarrĂȘter dans ma gorge, car on ne parle pas distinctement dans le sommeil ; je voulais aller Ă eux et je ne pouvais pas dĂ©placer mes jambes, car on nây marche pas non plus ; et tout Ă coup, jâavais honte de paraĂźtre devant eux, car on dort dĂ©shabillĂ©. Telle, les yeux aveugles, les lĂšvres scellĂ©es, les jambes liĂ©es, le corps nu, la figure du sommeil que projetait mon sommeil lui-mĂȘme avait lâair de ces grandes figures allĂ©goriques oĂč Giotto a reprĂ©sentĂ© lâEnvie avec un serpent dans la bouche, et que Swann mâavait donnĂ©es. Saint-Loup vint Ă Paris pour quelques heures seulement. Tout en mâassurant quâil nâavait pas eu lâoccasion de parler de moi Ă sa cousine Elle nâest pas gentille du tout, Oriane, me dit-il, en se trahissant naĂŻvement, ce nâest plus mon Oriane dâautrefois, on me lâa changĂ©e. Je tâassure quâelle ne vaut pas la peine que tu tâoccupes dâelle. Tu lui fais beaucoup trop dâhonneur. Tu ne veux pas que je te prĂ©sente Ă ma cousine Poictiers ? ajouta-t-il sans se rendre compte que cela ne pourrait me faire aucun plaisir. VoilĂ une jeune femme intelligente et qui te plairait. Elle a Ă©pousĂ© mon cousin, le duc de Poictiers, qui est un bon garçon, mais un peu simple pour elle. Je lui ai parlĂ© de toi. Elle mâa demandĂ© de tâamener. Elle est autrement jolie quâOriane et plus jeune. Câest quelquâun de gentil, tu sais, câest quelquâun de bien. » CâĂ©taient des expressions nouvellement â dâautant plus ardemment â adoptĂ©es par Robert et qui signifiaient quâon avait une nature dĂ©licate Je ne te dis pas quâelle soit dreyfusarde, il faut aussi tenir compte de son milieu, mais enfin elle dit Sâil Ă©tait innocent quelle horreur ce serait quâil fĂ»t Ă lâĂźle du Diable. » Tu comprends, nâest-ce pas ? Et puis enfin câest une personne qui fait beaucoup pour ses anciennes institutrices, elle a dĂ©fendu quâon les fasse monter par lâescalier de service. Je tâassure, câest quelquâun de trĂšs bien. Dans le fond Oriane ne lâaime pas parce quâelle la sent plus intelligente. » Quoique absorbĂ©e par la pitiĂ© que lui inspirait un valet de pied des Guermantes â lequel ne pouvait aller voir sa fiancĂ©e mĂȘme quand la Duchesse Ă©tait sortie car cela eĂ»t Ă©tĂ© immĂ©diatement rapportĂ© par la loge â Françoise fut navrĂ©e de ne sâĂȘtre pas trouvĂ©e lĂ au moment de la visite de Saint-Loup, mais câest quâelle maintenant en faisait aussi. Elle sortait infailliblement les jours oĂč jâavais besoin dâelle. CâĂ©tait toujours pour aller voir son frĂšre, sa niĂšce, et surtout sa propre fille arrivĂ©e depuis peu Ă Paris. DĂ©jĂ la nature familiale de ces visites que faisait Françoise ajoutait Ă mon agacement dâĂȘtre privĂ© de ses services, car je prĂ©voyais quâelle parlerait de chacune comme dâune de ces choses dont on ne peut se dispenser, selon les lois enseignĂ©es Ă Saint-AndrĂ©-des-Champs. Aussi je nâĂ©coutais jamais ses excuses sans une mauvaise humeur fort injuste et Ă laquelle venait mettre le comble la maniĂšre dont Françoise disait non pas jâai Ă©tĂ© voir mon frĂšre, jâai Ă©tĂ© voir ma niĂšce », mais jâai Ă©tĂ© voir le frĂšre, je suis entrĂ©e en courant » donner le bonjour Ă la niĂšce ou Ă ma niĂšce la bouchĂšre ». Quant Ă sa fille, Françoise eĂ»t voulu la voir retourner Ă Combray. Mais la nouvelle Parisienne, usant, comme une Ă©lĂ©gante, dâabrĂ©viatifs, mais vulgaires, elle disait que la semaine quâelle devrait aller passer Ă Combray lui semblerait bien longue sans avoir seulement lâIntran ». Elle voulait encore moins aller chez la sĆur de Françoise dont la province Ă©tait montagneuse, car les montagnes, disait la fille de Françoise en donnant Ă intĂ©ressant » un sens affreux et nouveau, ce nâest guĂšre intĂ©ressant ». Elle ne pouvait se dĂ©cider Ă retourner Ă MĂ©sĂ©glise oĂč le monde est si bĂȘte », oĂč, au marchĂ©, les commĂšres, les pĂ©trousses » se dĂ©couvriraient un cousinage avec elle et diraient Tiens, mais câest-il pas la fille au dĂ©funt Bazireau ? » Elle aimerait mieux mourir que de retourner se fixer lĂ -bas, maintenant quâelle avait goĂ»tĂ© Ă la vie de Paris », et Françoise, traditionaliste, souriait pourtant avec complaisance Ă lâesprit dâinnovation quâincarnait la nouvelle Parisienne » quand elle disait Eh bien, mĂšre, si tu nâas pas ton jour de sortie, tu nâas quâĂ mâenvoyer un pneu. » Le temps Ă©tait redevenu froid. Sortir ? pourquoi ? pour prendre la crĂšve », disait Françoise qui aimait mieux rester Ă la maison pendant la semaine que sa fille, le frĂšre et la bouchĂšre Ă©taient allĂ©s passer Ă Combray. Dâailleurs, derniĂšre sectatrice en qui survĂ©cĂ»t obscurĂ©ment la doctrine de ma tante LĂ©onie â sachant la physique, â Françoise ajoutait en parlant de ce temps hors de saison Câest le restant de la colĂšre de Dieu ! » Mais je ne rĂ©pondais Ă ses plaintes que par un sourire plein de langueur, dâautant plus indiffĂ©rent Ă ces prĂ©dictions que, de toutes maniĂšres, il ferait beau pour moi ; dĂ©jĂ je voyais briller le soleil du matin sur la colline de Fiesole, je me chauffais Ă ses rayons ; leur force mâobligeait Ă ouvrir et Ă fermer Ă demi les paupiĂšres, en souriant, et, comme des veilleuses dâalbĂątre, elles se remplissaient dâune lueur rose. Ce nâĂ©tait pas seulement les cloches qui revenaient dâItalie, lâItalie Ă©tait venue avec elles. Mes mains fidĂšles ne manqueraient pas de fleurs pour honorer lâanniversaire du voyage que jâavais dĂ» faire jadis, car depuis quâĂ Paris le temps Ă©tait redevenu froid, comme une autre annĂ©e au moment de nos prĂ©paratifs de dĂ©part Ă la fin du carĂȘme, dans lâair liquide et glacial qui les baignait les marronniers, les platanes des boulevards, lâarbre de la cour de notre maison, entrâouvraient dĂ©jĂ leurs feuilles comme dans une coupe dâeau pure les narcisses, les jonquilles, les anĂ©mones du Ponte-Vecchio. Mon pĂšre nous avait racontĂ© quâil savait maintenant par A. J. oĂč allait M. de Noirpois quand il le rencontrait dans la maison. â Câest chez Mme de Villeparisis, il la connaĂźt beaucoup, je nâen savais rien. Il paraĂźt que câest une personne dĂ©licieuse, une femme supĂ©rieure. Tu devrais aller la voir, me dit-il. Du reste, jâai Ă©tĂ© trĂšs Ă©tonnĂ©. Il mâa parlĂ© de M. de Guermantes comme dâun homme tout Ă fait distinguĂ© je lâavais toujours pris pour une brute. Il paraĂźt quâil sait infiniment de choses, quâil a un goĂ»t parfait, il est seulement trĂšs fier de son nom et de ses alliances. Mais du reste, au dire de Noirpois, sa situation est Ă©norme, non seulement ici, mais partout en Europe. Il paraĂźt que lâempereur dâAutriche, lâempereur de Russie le traitent tout Ă fait en ami. Le pĂšre Noirpois mâa dit que Mme de Villeparisis tâaimait beaucoup et que tu ferais dans son salon la connaissance de gens intĂ©ressants. Il mâa fait un grand Ă©loge de toi, tu le retrouveras chez elle et il pourrait ĂȘtre pour toi dâun bon conseil mĂȘme si tu dois Ă©crire. Car je vois que tu ne feras pas autre chose. On peut trouver cela une belle carriĂšre, moi ce nâest pas ce que jâaurais prĂ©fĂ©rĂ© pour toi, mais tu seras bientĂŽt un homme, nous ne serons pas toujours auprĂšs de toi, et il ne faut pas que nous tâempĂȘchions de suivre ta vocation. Si, au moins, jâavais pu commencer Ă Ă©crire ! Mais quelles que fussent les conditions dans lesquelles jâabordasse ce projet de mĂȘme, hĂ©las ! que celui de ne plus prendre dâalcool, de me coucher de bonne heure, de dormir, de me bien porter, que ce fĂ»t avec emportement, avec mĂ©thode, avec plaisir, en me privant dâune promenade, en lâajournant et en la rĂ©servant comme rĂ©compense, en profitant dâune heure de bonne santĂ©, en utilisant lâinaction forcĂ©e dâun jour de maladie, ce qui finissait toujours par sortir de mes efforts, câĂ©tait une page blanche, vierge de toute Ă©criture, inĂ©luctable comme cette carte forcĂ©e que dans certains tours on finit fatalement par tirer, de quelque façon quâon eĂ»t prĂ©alablement brouillĂ© le jeu. Je nâĂ©tais que lâinstrument dâhabitudes de ne pas travailler, de ne pas me coucher, de ne pas dormir, qui devaient se rĂ©aliser coĂ»te que coĂ»te ; si je ne leur rĂ©sistais pas, si je me contentais du prĂ©texte quâelles tiraient de la premiĂšre circonstance venue que leur offrait ce jour-lĂ pour les laisser agir Ă leur guise, je mâen tirais sans trop de dommage, je reposais quelques heures tout de mĂȘme, Ă la fin de la nuit, je lisais un peu, je ne faisais pas trop dâexcĂšs ; mais si je voulais les contrarier, si je prĂ©tendais entrer tĂŽt dans mon lit, ne boire que de lâeau, travailler, elles sâirritaient, elles avaient recours aux grands moyens, elles me rendaient tout Ă fait malade, jâĂ©tais obligĂ© de doubler la dose dâalcool, je ne me mettais pas au lit de deux jours, je ne pouvais mĂȘme plus lire, et je me promettais une autre fois dâĂȘtre plus raisonnable, câest-Ă -dire moins sage, comme une victime qui se laisse voler de peur, si elle rĂ©siste, dâĂȘtre assassinĂ©e. Mon pĂšre dans lâintervalle avait rencontrĂ© une fois ou deux M. de Guermantes, et maintenant que M. de Norpois lui avait dit que le duc Ă©tait un homme remarquable, il faisait plus attention Ă ses paroles. Justement ils parlĂšrent, dans la cour, de Mme de Villeparisis. Il mâa dit que câĂ©tait sa tante ; il prononce Viparisi. Il mâa dit quâelle Ă©tait extraordinairement intelligente. Il a mĂȘme ajoutĂ© quâelle tenait un bureau dâesprit », ajouta mon pĂšre impressionnĂ© par le vague de cette expression quâil avait bien lue une ou deux fois dans des MĂ©moires, mais Ă laquelle il nâattachait pas un sens prĂ©cis. Ma mĂšre avait tant de respect pour lui que, le voyant ne pas trouver indiffĂ©rent que Mme de Villeparisis tĂźnt bureau dâesprit, elle jugea que ce fait Ă©tait de quelque consĂ©quence. Bien que par ma grandâmĂšre elle sĂ»t de tout temps ce que valait exactement la marquise, elle sâen fit immĂ©diatement une idĂ©e plus avantageuse. Ma grandâmĂšre, qui Ă©tait un peu souffrante, ne fut pas dâabord favorable Ă la visite, puis sâen dĂ©sintĂ©ressa. Depuis que nous habitions notre nouvel appartement, Mme de Villeparisis lui avait demandĂ© plusieurs fois dâaller la voir. Et toujours ma grandâmĂšre avait rĂ©pondu quâelle ne sortait pas en ce moment, dans une de ces lettres que, par une habitude nouvelle et que nous ne comprenions pas, elle ne cachetait plus jamais elle-mĂȘme et laissait Ă Françoise le soin de fermer. Quant Ă moi, sans bien me reprĂ©senter ce bureau dâesprit », je nâaurais pas Ă©tĂ© trĂšs Ă©tonnĂ© de trouver la vieille dame de Balbec installĂ©e devant un bureau », ce qui, du reste, arriva. Mon pĂšre aurait bien voulu par surcroĂźt savoir si lâappui de lâAmbassadeur lui vaudrait beaucoup de voix Ă lâInstitut oĂč il comptait se prĂ©senter comme membre libre. Ă vrai dire, tout en nâosant pas douter de lâappui de M. de Norpois, il nâavait pourtant pas de certitude. Il avait cru avoir affaire Ă de mauvaises langues quand on lui avait dit au ministĂšre que M. de Norpois dĂ©sirant ĂȘtre seul Ă y reprĂ©senter lâInstitut, ferait tous les obstacles possibles Ă une candidature qui, dâailleurs, le gĂȘnerait particuliĂšrement en ce moment oĂč il en soutenait une autre. Pourtant, quand M. Leroy-Beaulieu lui avait conseillĂ© de se prĂ©senter et avait supputĂ© ses chances, avait-il Ă©tĂ© impressionnĂ© de voir que, parmi les collĂšgues sur qui il pouvait compter en cette circonstance, lâĂ©minent Ă©conomiste nâavait pas citĂ© M. de Norpois. Mon pĂšre nâosait poser directement la question Ă lâancien ambassadeur mais espĂ©rait que je reviendrais de chez Mme de Villeparisis avec son Ă©lection faite. Cette visite Ă©tait imminente. La propagande de M. de Norpois, capable en effet dâassurer Ă mon pĂšre les deux tiers de lâAcadĂ©mie, lui paraissait dâailleurs dâautant plus probable que lâobligeance de lâAmbassadeur Ă©tait proverbiale, les gens qui lâaimaient le moins reconnaissant que personne nâaimait autant que lui Ă rendre service. Et, dâautre part, au ministĂšre sa protection sâĂ©tendait sur mon pĂšre dâune façon beaucoup plus marquĂ©e que sur tout autre fonctionnaire. Mon pĂšre fit une autre rencontre mais qui, celle-lĂ , lui causa un Ă©tonnement, puis une indignation extrĂȘmes. Il passa dans la rue prĂšs de Mme Sazerat, dont la pauvretĂ© relative rĂ©duisait la vie Ă Paris Ă de rares sĂ©jours chez une amie. Personne autant que Mme Sazerat nâennuyait mon pĂšre, au point que maman Ă©tait obligĂ©e une fois par an de lui dire dâune voix douce et suppliante Mon ami, il faudrait bien que jâinvite une fois Mme Sazerat, elle ne restera pas tard » et mĂȘme Ăcoute, mon ami, je vais te demander un grand sacrifice, va faire une petite visite Ă Mme Sazerat. Tu sais que je nâaime pas tâennuyer, mais ce serait si gentil de ta part. » Mon pĂšre riait, se fĂąchait un peu, et allait faire cette visite. MalgrĂ© donc que Mme Sazerat ne le divertĂźt pas, mon pĂšre, la rencontrant, alla vers elle en se dĂ©couvrant, mais, Ă sa profonde surprise, Mme Sazerat se contenta dâun salut glacĂ©, forcĂ© par la politesse envers quelquâun qui est coupable dâune mauvaise action ou est condamnĂ© Ă vivre dĂ©sormais dans un hĂ©misphĂšre diffĂ©rent. Mon pĂšre Ă©tait rentrĂ© fĂąchĂ©, stupĂ©fait. Le lendemain ma mĂšre rencontra Mme Sazerat dans un salon. Celle-ci ne lui tendit pas la main et lui sourit dâun air vague et triste comme Ă une personne avec qui on a jouĂ© dans son enfance, mais avec qui on a cessĂ© depuis lors toutes relations parce quâelle a menĂ© une vie de dĂ©bauches, Ă©pousĂ© un forçat ou, qui pis est, un homme divorcĂ©. Or de tous temps mes parents accordaient et inspiraient Ă Mme Sazerat lâestime la plus profonde. Mais ce que ma mĂšre ignorait Mme Sazerat, seule de son espĂšce Ă Combray, Ă©tait dreyfusarde. Mon pĂšre, ami de M. MĂ©line, Ă©tait convaincu de la culpabilitĂ© de Dreyfus. Il avait envoyĂ© promener avec mauvaise humeur des collĂšgues qui lui avaient demandĂ© de signer une liste rĂ©visionniste. Il ne me reparla pas de huit jours quand il apprit que jâavais suivi une ligne de conduite diffĂ©rente. Ses opinions Ă©taient connues. On nâĂ©tait pas loin de le traiter de nationaliste. Quant Ă ma grandâmĂšre que seule de la famille paraissait devoir enflammer un doute gĂ©nĂ©reux, chaque fois quâon lui parlait de lâinnocence possible de Dreyfus, elle avait un hochement de tĂȘte dont nous ne comprenions pas alors le sens, et qui Ă©tait semblable Ă celui dâune personne quâon vient dĂ©ranger dans des pensĂ©es plus sĂ©rieuses. Ma mĂšre, partagĂ©e entre son amour pour mon pĂšre et lâespoir que je fusse intelligent, gardait une indĂ©cision quâelle traduisait par le silence. Enfin mon grand-pĂšre, adorant lâarmĂ©e bien que ses obligations de garde national eussent Ă©tĂ© le cauchemar de son Ăąge mĂ»r, ne voyait jamais Ă Combray un rĂ©giment dĂ©filer devant la grille sans se dĂ©couvrir quand passaient le colonel et le drapeau. Tout cela Ă©tait assez pour que Mme Sazerat, qui connaissait Ă fond la vie de dĂ©sintĂ©ressement et dâhonneur de mon pĂšre et de mon grand-pĂšre, les considĂ©rĂąt comme des suppĂŽts de lâInjustice. On pardonne les crimes individuels, mais non la participation Ă un crime collectif. DĂšs quâelle le sut antidreyfusard, elle mit entre elle et lui des continents et des siĂšcles. Ce qui explique quâĂ une pareille distance dans le temps et dans lâespace, son salut ait paru imperceptible Ă mon pĂšre et quâelle nâeĂ»t pas songĂ© Ă une poignĂ©e de main et Ă des paroles lesquelles nâeussent pu franchir les mondes qui les sĂ©paraient. Saint-Loup, devant venir Ă Paris, mâavait promis de me mener chez Mme de Villeparisis oĂč jâespĂ©rais, sans le lui avoir dit, que nous rencontrerions Mme de Guermantes. Il me demanda de dĂ©jeuner au restaurant avec sa maĂźtresse que nous conduirions ensuite Ă une rĂ©pĂ©tition. Nous devions aller la chercher le matin, aux environs de Paris oĂč elle habitait. Jâavais demandĂ© Ă Saint-Loup que le restaurant oĂč nous dĂ©jeunerions dans la vie des jeunes nobles qui dĂ©pensent de lâargent le restaurant joue un rĂŽle aussi important que les caisses dâĂ©toffe dans les contes arabes fĂ»t de prĂ©fĂ©rence celui oĂč AimĂ© mâavait annoncĂ© quâil devait entrer comme maĂźtre dâhĂŽtel en attendant la saison de Balbec. CâĂ©tait un grand charme pour moi qui rĂȘvais Ă tant de voyages et en faisais si peu, de revoir quelquâun qui faisait partie plus que de mes souvenirs de Balbec, mais de Balbec mĂȘme, qui y allait tous les ans, qui, quand la fatigue ou mes cours me forçaient Ă rester Ă Paris, nâen regardait pas moins, pendant les longues fins dâaprĂšs-midi de juillet, en attendant que les clients vinssent dĂźner, le soleil descendre et se coucher dans la mer, Ă travers les panneaux de verre de la grande salle Ă manger derriĂšre lesquels, Ă lâheure oĂč il sâĂ©teignait, les ailes immobiles des vaisseaux lointains et bleuĂątres avaient lâair de papillons exotiques et nocturnes dans une vitrine. MagnĂ©tisĂ© lui-mĂȘme par son contact avec le puissant aimant de Balbec, ce maĂźtre dâhĂŽtel devenait Ă son tour aimant pour moi. JâespĂ©rais en causant avec lui ĂȘtre dĂ©jĂ en communication avec Balbec, avoir rĂ©alisĂ© sur place un peu du charme du voyage. Je quittai dĂšs le matin la maison, oĂč je laissai Françoise gĂ©missante parce que le valet de pied fiancĂ© nâavait pu encore une fois, la veille au soir, aller voir sa promise. Françoise lâavait trouvĂ© en pleurs ; il avait failli aller gifler le concierge, mais sâĂ©tait contenu, car il tenait Ă sa place. Avant dâarriver chez Saint-Loup, qui devait mâattendre devant sa porte, je rencontrai Legrandin, que nous avions perdu de vue depuis Combray et qui, tout grisonnant maintenant, avait gardĂ© son air jeune et candide. Il sâarrĂȘta. â Ah ! vous voilĂ , me dit-il, homme chic, et en redingote encore ! VoilĂ une livrĂ©e dont mon indĂ©pendance ne sâaccommoderait pas. Il est vrai que vous devez ĂȘtre un mondain, faire des visites ! Pour aller rĂȘver comme je le fais devant quelque tombe Ă demi dĂ©truite, ma lavalliĂšre et mon veston ne sont pas dĂ©placĂ©s. Vous savez que jâestime la jolie qualitĂ© de votre Ăąme ; câest vous dire combien je regrette que vous alliez la renier parmi les Gentils. En Ă©tant capable de rester un instant dans lâatmosphĂšre nausĂ©abonde, irrespirable pour moi, des salons, vous rendez contre votre avenir la condamnation, la damnation du ProphĂšte. Je vois cela dâici, vous frĂ©quentez les cĆurs lĂ©gers », la sociĂ©tĂ© des chĂąteaux ; tel est le vice de la bourgeoisie contemporaine. Ah ! les aristocrates, la Terreur a Ă©tĂ© bien coupable de ne pas leur couper le cou Ă tous. Ce sont tous de sinistres crapules quand ce ne sont pas tout simplement de sombres idiots. Enfin, mon pauvre enfant, si cela vous amuse ! Pendant que vous irez Ă quelque five oâclock, votre vieil ami sera plus heureux que vous, car seul dans un faubourg, il regardera monter dans le ciel violet la lune rose. La vĂ©ritĂ© est que je nâappartiens guĂšre Ă cette Terre oĂč je me sens si exilĂ© ; il faut toute la force de la loi de gravitation pour mây maintenir et que je ne mâĂ©vade pas dans une autre sphĂšre. Je suis dâune autre planĂšte. Adieu, ne prenez pas en mauvaise part la vieille franchise du paysan de la Vivonne qui est aussi restĂ© le paysan du Danube. Pour vous prouver que je fais cas de vous, je vais vous envoyer mon dernier roman. Mais vous nâaimerez pas cela ; ce nâest pas assez dĂ©liquescent, assez fin de siĂšcle pour vous, câest trop franc, trop honnĂȘte ; vous, il vous faut du Bergotte, vous lâavez avouĂ©, du faisandĂ© pour les palais blasĂ©s de jouisseurs raffinĂ©s. On doit me considĂ©rer dans votre groupe comme un vieux troupier ; jâai le tort de mettre du cĆur dans ce que jâĂ©cris, cela ne se porte plus ; et puis la vie du peuple ce nâest pas assez distinguĂ© pour intĂ©resser vos snobinettes. Allons, tĂąchez de vous rappeler quelquefois la parole du Christ Faites cela et vous vivrez. » Adieu, ami. Ce nâest pas de trop mauvaise humeur contre Legrandin que je le quittai. Certains souvenirs sont comme des amis communs, ils savent faire des rĂ©conciliations ; jetĂ© au milieu des champs semĂ©s de boutons dâor oĂč sâentassaient les ruines fĂ©odales, le petit pont de bois nous unissait, Legrandin et moi, comme les deux bords de la Vivonne. Ayant quittĂ© Paris oĂč, malgrĂ© le printemps commençant, les arbres des boulevards Ă©taient Ă peine pourvus de leurs premiĂšres feuilles, quand le train de ceinture nous arrĂȘta, Saint-Loup et moi, dans le village de banlieue oĂč habitait sa maĂźtresse, ce fut un Ă©merveillement de voir chaque jardinet pavoisĂ© par les immenses reposoirs blancs des arbres fruitiers en fleurs. CâĂ©tait comme une des fĂȘtes singuliĂšres, poĂ©tiques, Ă©phĂ©mĂšres et locales quâon vient de trĂšs loin contempler Ă Ă©poques fixes, mais celle-lĂ donnĂ©e par la nature. Les fleurs des cerisiers sont si Ă©troitement collĂ©es aux branches, comme un blanc fourreau, que de loin, parmi les arbres qui nâĂ©taient presque ni fleuris, ni feuillus, on aurait pu croire, par ce jour de soleil encore si froid, que câĂ©tait de la neige, fondue ailleurs, qui Ă©tait encore restĂ©e aprĂšs les arbustes. Mais les grands poiriers enveloppaient chaque maison, chaque modeste cour, dâune blancheur plus vaste, plus unie, plus Ă©clatante et comme si tous les logis, tous les enclos du village fussent en train de faire, Ă la mĂȘme date, leur premiĂšre communion. Ces villages des environs de Paris gardent encore Ă leurs portes des parcs du xviie et du xviiie siĂšcle, qui furent les folies » des intendants et des favorites. Un horticulteur avait utilisĂ© lâun dâeux situĂ© en contre-bas de la route pour la culture des arbres fruitiers ou peut-ĂȘtre conservĂ© simplement le dessin dâun immense verger de ce temps-lĂ . CultivĂ©s en quinconces, ces poiriers, plus espacĂ©s, moins avancĂ©s que ceux que jâavais vus, formaient de grands quadrilatĂšres â sĂ©parĂ©s par des murs bas â de fleurs blanches sur chaque cĂŽtĂ© desquels la lumiĂšre venait se peindre diffĂ©remment, si bien que toutes ces chambres sans toit et en plein air avaient lâair dâĂȘtre celles du Palais du Soleil, tel quâon aurait pu le retrouver dans quelque CrĂšte ; et elles faisaient penser aussi aux chambres dâun rĂ©servoir ou de telles parties de la mer que lâhomme pour quelque pĂȘche ou ostrĂ©iculture subdivise, quand on voyait des branches, selon lâexposition, la lumiĂšre venir se jouer sur les espaliers comme sur les eaux printaniĂšres et faire dĂ©ferler çà et lĂ , Ă©tincelant parmi le treillage Ă claire-voie et rempli dâazur des branches, lâĂ©cume blanchissante dâune fleur ensoleillĂ©e et mousseuse. CâĂ©tait un village ancien, avec sa vieille mairie cuite et dorĂ©e devant laquelle, en guise de mĂąts de cocagne et dâoriflammes, trois grands poiriers Ă©taient, comme pour une fĂȘte civique et locale, galamment pavoisĂ©s de satin blanc. Jamais Robert ne me parla plus tendrement de son amie que pendant ce trajet. Seule elle avait des racines dans son cĆur ; lâavenir quâil avait dans lâarmĂ©e, sa situation mondaine, sa famille, tout cela ne lui Ă©tait pas indiffĂ©rent certes, mais ne comptait en rien auprĂšs des moindres choses qui concernaient sa maĂźtresse. Cela seul avait pour lui du prestige, infiniment plus de prestige que les Guermantes et tous les rois de la terre. Je ne sais pas sâil se formulait Ă lui-mĂȘme quâelle Ă©tait dâune essence supĂ©rieure Ă tout, mais je sais quâil nâavait de considĂ©ration, de souci, que pour ce qui la touchait. Par elle, il Ă©tait capable de souffrir, dâĂȘtre heureux, peut-ĂȘtre de tuer. Il nây avait vraiment dâintĂ©ressant, de passionnant pour lui, que ce que voulait, ce que ferait sa maĂźtresse, que ce qui se passait, discernable tout au plus par des expressions fugitives, dans lâespace Ă©troit de son visage et sous son front privilĂ©giĂ©. Si dĂ©licat pour tout le reste, il envisageait la perspective dâun brillant mariage, seulement pour pouvoir continuer Ă lâentretenir, Ă la garder. Si on sâĂ©tait demandĂ© Ă quel prix il lâestimait, je crois quâon nâeĂ»t jamais pu imaginer un prix assez Ă©levĂ©. Sâil ne lâĂ©pousait pas câest parce quâun instinct pratique lui faisait sentir que, dĂšs quâelle nâaurait plus rien Ă attendre de lui, elle le quitterait ou du moins vivrait Ă sa guise, et quâil fallait la tenir par lâattente du lendemain. Car il supposait que peut-ĂȘtre elle ne lâaimait pas. Sans doute, lâaffection gĂ©nĂ©rale appelĂ©e amour devait le forcer â comme elle fait pour tous les hommes â Ă croire par moments quâelle lâaimait. Mais pratiquement il sentait que cet amour quâelle avait pour lui nâempĂȘchait pas quâelle ne restĂąt avec lui quâĂ cause de son argent, et que le jour oĂč elle nâaurait plus rien Ă attendre de lui elle sâempresserait victime des thĂ©ories de ses amis de la littĂ©rature et tout en lâaimant, pensait-il de le quitter. â Je lui ferai aujourdâhui, si elle est gentille, me dit-il, un cadeau qui lui fera plaisir. Câest un collier quâelle a vu chez Boucheron. Câest un peu cher pour moi en ce moment trente mille francs. Mais ce pauvre loup, elle nâa pas tant de plaisir dans la vie. Elle va ĂȘtre joliment contente. Elle mâen avait parlĂ© et elle mâavait dit quâelle connaissait quelquâun qui le lui donnerait peut-ĂȘtre. Je ne crois pas que ce soit vrai, mais je me suis Ă tout hasard entendu avec Boucheron, qui est le fournisseur de ma famille, pour quâil me le rĂ©serve. Je suis heureux de penser que tu vas la voir ; elle nâest pas extraordinaire comme figure, tu sais je vis bien quâil pensait tout le contraire et ne disait cela que pour que mon admiration fĂ»t plus grande, elle a surtout un jugement merveilleux ; devant toi elle nâosera peut-ĂȘtre pas beaucoup parler, mais je me rĂ©jouis dâavance de ce quâelle me dira ensuite de toi ; tu sais, elle dit des choses quâon peut approfondir indĂ©finiment, elle a vraiment quelque chose de pythique. Pour arriver Ă la maison quâelle habitait, nous longions de petits jardins, et je ne pouvais mâempĂȘcher de mâarrĂȘter, car ils avaient toute une floraison de cerisiers et de poiriers ; sans doute vides et inhabitĂ©s hier encore comme une propriĂ©tĂ© quâon nâa pas louĂ©e, ils Ă©taient subitement peuplĂ©s et embellis par ces nouvelles venues arrivĂ©es de la veille et dont Ă travers les grillages on apercevait les belles robes blanches au coin des allĂ©es. â Ăcoute, puisque je vois que tu veux regarder tout cela, ĂȘtre poĂ©tique, me dit Robert, attends-moi lĂ , mon amie habite tout prĂšs, je vais aller la chercher. En lâattendant je fis quelques pas, je passais devant de modestes jardins. Si je levais la tĂȘte, je voyais quelquefois des jeunes filles aux fenĂȘtres, mais mĂȘme en plein air et Ă la hauteur dâun petit Ă©tage, çà et lĂ , souples et lĂ©gĂšres, dans leur fraĂźche toilette mauve, suspendues dans les feuillages, de jeunes touffes de lilas se laissaient balancer par la brise sans sâoccuper du passant qui levait les yeux jusquâĂ leur entresol de verdure. Je reconnaissais en elles les pelotons violets disposĂ©s Ă lâentrĂ©e du parc de M. Swann, passĂ© la petite barriĂšre blanche, dans les chauds aprĂšs-midi du printemps, pour une ravissante tapisserie provinciale. Je pris un sentier qui aboutissait Ă une prairie. Un air froid y soufflait vif comme Ă Combray, mais, au milieu de la terre grasse, humide et campagnarde qui eĂ»t pu ĂȘtre au bord de la Vivonne, nâen avait pas moins surgi, exact au rendez-vous comme toute la bande de ses compagnons, un grand poirier blanc qui agitait en souriant et opposait au soleil, comme un rideau de lumiĂšre matĂ©rialisĂ©e et palpable, ses fleurs convulsĂ©es par la brise, mais lissĂ©es et glacĂ©es dâargent par les rayons. Tout Ă coup, Saint-Loup apparut accompagnĂ© de sa maĂźtresse et alors, dans cette femme qui Ă©tait pour lui tout lâamour, toutes les douceurs possibles de la vie, dont la personnalitĂ© mystĂ©rieusement enfermĂ©e dans un corps comme dans un Tabernacle Ă©tait lâobjet encore sur lequel travaillait sans cesse lâimagination de mon ami, quâil sentait quâil ne connaĂźtrait jamais, dont il se demandait perpĂ©tuellement ce quâelle Ă©tait en elle-mĂȘme, derriĂšre le voile des regards et de la chair, dans cette femme, je reconnus Ă lâinstant Rachel quand du Seigneur », celle qui, il y a quelques annĂ©es â les femmes changent si vite de situation dans ce monde-lĂ , quand elles en changent â disait Ă la maquerelle Alors, demain soir, si vous avez besoin de moi pour quelquâun, vous me ferez chercher. » Et quand on Ă©tait venu la chercher » en effet, et quâelle se trouvait seule dans la chambre avec ce quelquâun, elle savait si bien ce quâon voulait dâelle, quâaprĂšs avoir fermĂ© Ă clef, par prĂ©caution de femme prudente, ou par geste rituel, elle commençait Ă ĂŽter toutes ses affaires, comme on fait devant le docteur qui va vous ausculter, et ne sâarrĂȘtant en route que si le quelquâun », nâaimant pas la nuditĂ©, lui disait quâelle pouvait garder sa chemise, comme certains praticiens qui, ayant lâoreille trĂšs fine et la crainte de faire se refroidir leur malade, se contentent dâĂ©couter la respiration et le battement du cĆur Ă travers un linge. Ă cette femme dont toute la vie, toutes les pensĂ©es, tout le passĂ©, tous les hommes par qui elle avait pu ĂȘtre possĂ©dĂ©e, mâĂ©taient chose si indiffĂ©rente que, si elle me lâeĂ»t contĂ©e, je ne lâeusse Ă©coutĂ©e que par politesse et Ă peine entendue, je sentis que lâinquiĂ©tude, le tourment, lâamour de Saint-Loup sâĂ©taient appliquĂ©s jusquâĂ faire â de ce qui Ă©tait pour moi un jouet mĂ©canique â un objet de souffrances infinies, le prix mĂȘme de lâexistence. Voyant ces deux Ă©lĂ©ments dissociĂ©s parce que jâavais connu Rachel quand du Seigneur » dans une maison de passe, je comprenais que bien des femmes pour lesquelles des hommes vivent, souffrent, se tuent, peuvent ĂȘtre en elles-mĂȘmes ou pour dâautres ce que Rachel Ă©tait pour moi. LâidĂ©e quâon pĂ»t avoir une curiositĂ© douloureuse Ă lâĂ©gard de sa vie me stupĂ©fiait. Jâaurais pu apprendre bien des coucheries dâelle Ă Robert, lesquelles me semblaient la chose la plus indiffĂ©rente du monde. Et combien elles lâeussent peinĂ© ! Et que nâavait-il pas donnĂ© pour les connaĂźtre, sans y rĂ©ussir ! Je me rendais compte de tout ce quâune imagination humaine peut mettre derriĂšre un petit morceau de visage comme Ă©tait celui de cette femme, si câest lâimagination qui lâa connue dâabord ; et, inversement, en quels misĂ©rables Ă©lĂ©ments matĂ©riels et dĂ©nuĂ©s de toute valeur pouvait se dĂ©composer ce qui Ă©tait le but de tant de rĂȘveries, si, au contraire, cela avait Ă©tĂ©, connue dâune maniĂšre opposĂ©e, par la connaissance la plus triviale. Je comprenais que ce qui mâavait paru ne pas valoir vingt francs quand cela mâavait Ă©tĂ© offert pour vingt francs dans la maison de passe, oĂč câĂ©tait seulement pour moi une femme dĂ©sireuse de gagner vingt francs, peut valoir plus quâun million, que la famille, que toutes les situations enviĂ©es, si on a commencĂ© par imaginer en elle un ĂȘtre inconnu, curieux Ă connaĂźtre, difficile Ă saisir, Ă garder. Sans doute câĂ©tait le mĂȘme mince et Ă©troit visage que nous voyions Robert et moi. Mais nous Ă©tions arrivĂ©s Ă lui par les deux routes opposĂ©es qui ne communiqueront jamais, et nous nâen verrions jamais la mĂȘme face. Ce visage, avec ses regards, ses sourires, les mouvements de sa bouche, moi je lâavais connu du dehors comme Ă©tant celui dâune femme quelconque qui pour vingt francs ferait tout ce que je voudrais. Aussi les regards, les sourires, les mouvements de bouche mâavaient paru seulement significatifs dâactes gĂ©nĂ©raux, sans rien dâindividuel, et sous eux je nâaurais pas eu la curiositĂ© de chercher une personne. Mais ce qui mâavait en quelque sorte Ă©tĂ© offert au dĂ©part, ce visage consentant, çâavait Ă©tĂ© pour Robert un point dâarrivĂ©e vers lequel il sâĂ©tait dirigĂ© Ă travers combien dâespoirs, de doutes, de soupçons, de rĂȘves. Il donnait plus dâun million pour avoir, pour que ne fĂ»t pas offert Ă dâautres, ce qui mâavait Ă©tĂ© offert comme Ă chacun pour vingt francs. Pour quel motif, cela, il ne lâavait pas eu Ă ce prix, peut tenir au hasard dâun instant, dâun instant pendant lequel celle qui semblait prĂȘte Ă se donner se dĂ©robe, ayant peut-ĂȘtre un rendez-vous, quelque raison qui la rende plus difficile ce jour-lĂ . Si elle a affaire Ă un sentimental, mĂȘme si elle ne sâen aperçoit pas, et surtout si elle sâen aperçoit, un jeu terrible commence. Incapable de surmonter sa dĂ©ception, de se passer de cette femme, il la relance, elle le fuit, si bien quâun sourire quâil nâosait plus espĂ©rer est payĂ© mille fois ce quâeussent dĂ» lâĂȘtre les derniĂšres faveurs. Il arrive mĂȘme parfois dans ce cas, quand on a eu, par un mĂ©lange de naĂŻvetĂ© dans le jugement et de lĂąchetĂ© devant la souffrance, la folie de faire dâune fille une inaccessible idole, que ces derniĂšres faveurs, ou mĂȘme le premier baiser, on ne lâobtiendra jamais, on nâose mĂȘme plus le demander pour ne pas dĂ©mentir des assurances de platonique amour. Et câest une grande souffrance alors de quitter la vie sans avoir jamais su ce que pouvait ĂȘtre le baiser de la femme quâon a le plus aimĂ©e. Les faveurs de Rachel, Saint-Loup pourtant avait rĂ©ussi par chance Ă les avoir toutes. Certes, sâil avait su maintenant quâelles avaient Ă©tĂ© offertes Ă tout le monde pour un louis, il eĂ»t sans doute terriblement souffert, mais nâeĂ»t pas moins donnĂ© un million pour les conserver, car tout ce quâil eĂ»t appris nâeĂ»t pas pu le faire sortir â car cela est au-dessus des forces de lâhomme et ne peut arriver que malgrĂ© lui par lâaction de quelque grande loi naturelle â de la route dans laquelle il Ă©tait et dâoĂč ce visage ne pouvait lui apparaĂźtre quâĂ travers les rĂȘves quâil avait formĂ©s, dâoĂč ces regards, ces sourires, ce mouvement de bouche Ă©taient pour lui la seule rĂ©vĂ©lation dâune personne dont il aurait voulu connaĂźtre la vraie nature et possĂ©der Ă lui seul les dĂ©sirs. LâimmobilitĂ© de ce mince visage, comme celle dâune feuille de papier soumise aux colossales pressions de deux atmosphĂšres, me semblait Ă©quilibrĂ©e par deux infinis qui venaient aboutir Ă elle sans se rencontrer, car elle les sĂ©parait. Et en effet, la regardant tous les deux, Robert et moi, nous ne la voyions pas du mĂȘme cĂŽtĂ© du mystĂšre. Ce nâĂ©tait pas Rachel quand du Seigneur » qui me semblait peu de chose, câĂ©tait la puissance de lâimagination humaine, lâillusion sur laquelle reposaient les douleurs de lâamour, que je trouvais grandes. Robert vit que jâavais lâair Ă©mu. Je dĂ©tournai les yeux vers les poiriers et les cerisiers du jardin dâen face pour quâil crĂ»t que câĂ©tait leur beautĂ© qui me touchait. Et elle me touchait un peu de la mĂȘme façon, elle mettait aussi prĂšs de moi de ces choses quâon ne voit pas quâavec ses yeux, mais quâon sent dans son cĆur. Ces arbustes que jâavais vus dans le jardin, en les prenant pour des dieux Ă©trangers, ne mâĂ©tais-je pas trompĂ© comme Madeleine quand, dans un autre jardin, un jour dont lâanniversaire allait bientĂŽt venir, elle vit une forme humaine et crut que câĂ©tait le jardinier » ? Gardiens des souvenirs de lâĂąge dâor, garants de la promesse que la rĂ©alitĂ© nâest pas ce quâon croit, que la splendeur de la poĂ©sie, que lâĂ©clat merveilleux de lâinnocence peuvent y resplendir et pourront ĂȘtre la rĂ©compense que nous nous efforcerons de mĂ©riter, les grandes crĂ©atures blanches merveilleusement penchĂ©es au-dessus de lâombre propice Ă la sieste, Ă la pĂȘche, Ă la lecture, nâĂ©tait-ce pas plutĂŽt des anges ? JâĂ©changeais quelques mots avec la maĂźtresse de Saint-Loup. Nous coupĂąmes par le village. Les maisons en Ă©taient sordides. Mais Ă cĂŽtĂ© des plus misĂ©rables, de celles qui avaient un air dâavoir Ă©tĂ© brĂ»lĂ©es par une pluie de salpĂȘtre, un mystĂ©rieux voyageur, arrĂȘtĂ© pour un jour dans la citĂ© maudite, un ange resplendissant se tenait debout, Ă©tendant largement sur elle lâĂ©blouissante protection de ses ailes dâinnocence en fleurs câĂ©tait un poirier. Saint-Loup fit quelques pas en avant avec moi â Jâaurais aimĂ© que nous puissions, toi et moi, attendre ensemble, jâaurais mĂȘme Ă©tĂ© plus content de dĂ©jeuner seul avec toi, et que nous restions seuls jusquâau moment dâaller chez ma tante. Mais ma pauvre gosse, ça lui fait tant de plaisir, et elle est si gentille pour moi, tu sais, je nâai pu lui refuser. Du reste, elle te plaira, câest une littĂ©raire, une vibrante, et puis câest une chose si gentille de dĂ©jeuner avec elle au restaurant, elle est si agrĂ©able, si simple, toujours contente de tout. Je crois pourtant que, prĂ©cisĂ©ment ce matin-lĂ , et probablement pour la seule fois, Robert sâĂ©vada un instant hors de la femme que, tendresse aprĂšs tendresse, il avait lentement composĂ©e, et aperçut tout dâun coup Ă quelque distance de lui une autre Rachel, un double dâelle, mais absolument diffĂ©rent et qui figurait une simple petite grue. Quittant le beau verger, nous allions prendre le train pour rentrer Ă Paris quand, Ă la gare, Rachel, marchant Ă quelques pas de nous, fut reconnue et interpellĂ©e par de vulgaires poules » comme elle Ă©tait et qui dâabord, la croyant seule, lui criĂšrent Tiens, Rachel, tu montes avec nous ? Lucienne et Germaine sont dans le wagon et il y a justement encore de la place ; viens, on ira ensemble au skating », et sâapprĂȘtaient Ă lui prĂ©senter deux calicots », leurs amants, qui les accompagnaient, quand, devant lâair lĂ©gĂšrement gĂȘnĂ© de Rachel, elles levĂšrent curieusement les yeux un peu plus loin, nous aperçurent et sâexcusant lui dirent adieu en recevant dâelle un adieu aussi, un peu embarrassĂ© mais amical. CâĂ©taient deux pauvres petites poules, avec des collets en fausse loutre, ayant Ă peu prĂšs lâaspect quâavait Rachel quand Saint-Loup lâavait rencontrĂ©e la premiĂšre fois. Il ne les connaissait pas, ni leur nom, et voyant quâelles avaient lâair trĂšs liĂ©es avec son amie, eut lâidĂ©e que celle-ci avait peut-ĂȘtre eu sa place, lâavait peut-ĂȘtre encore, dans une vie insoupçonnĂ©e de lui, fort diffĂ©rente de celle quâil menait avec elle, une vie oĂč on avait les femmes pour un louis tandis quâil donnait plus de cent mille francs par an Ă Rachel. Il ne fit pas quâentrevoir cette vie, mais aussi au milieu une Rachel tout autre que celle quâil connaissait, une Rachel pareille Ă ces deux petites poules, une Rachel Ă vingt francs. En somme Rachel sâĂ©tait un instant dĂ©doublĂ©e pour lui, il avait aperçu Ă quelque distance de sa Rachel la Rachel petite poule, la Rachel rĂ©elle, Ă supposer que la Rachel poule fĂ»t plus rĂ©elle que lâautre. Robert eut peut-ĂȘtre lâidĂ©e alors que cet enfer oĂč il vivait, avec la perspective et la nĂ©cessitĂ© dâun mariage riche, dâune vente de son nom, pour pouvoir continuer Ă donner cent mille francs par an Ă Rachel, il aurait peut-ĂȘtre pu sâen arracher aisĂ©ment, et avoir les faveurs de sa maĂźtresse, comme ces calicots celles de leurs grues, pour peu de chose. Mais comment faire ? Elle nâavait dĂ©mĂ©ritĂ© en rien. Moins comblĂ©e, elle serait moins gentille, ne lui dirait plus, ne lui Ă©crirait plus de ces choses qui le touchaient tant et quâil citait avec un peu dâostentation Ă ses camarades, en prenant soin de faire remarquer combien câĂ©tait gentil dâelle, mais en omettant quâil lâentretenait fastueusement, mĂȘme quâil lui donnĂąt quoi que ce fĂ»t, que ces dĂ©dicaces sur une photographie ou cette formule pour terminer une dĂ©pĂȘche, câĂ©tait la transmutation sous sa forme la plus rĂ©duite et la plus prĂ©cieuse de cent mille francs. Sâil se gardait de dire que ces rares gentillesses de Rachel Ă©taient payĂ©es par lui, il serait faux â et pourtant ce raisonnement simpliste, on en use absurdement pour tous les amants qui casquent, pour tant de maris â de dire que câĂ©tait par amour-propre, par vanitĂ©. Saint-Loup Ă©tait assez intelligent pour se rendre compte que tous les plaisirs de la vanitĂ©, il les aurait trouvĂ©s aisĂ©ment et gratuitement dans le monde, grĂące Ă son grand nom, Ă son joli visage, et que sa liaison avec Rachel, au contraire, Ă©tait ce qui lâavait mis un peu hors du monde, faisait quâil y Ă©tait moins cotĂ©. Non, cet amour-propre Ă vouloir paraĂźtre avoir gratuitement les marques apparentes de prĂ©dilection de celle quâon aime, câest simplement un dĂ©rivĂ© de lâamour, le besoin de se reprĂ©senter Ă soi-mĂȘme et aux autres comme aimĂ© par ce quâon aime tant. Rachel se rapprocha de nous, laissant les deux poules monter dans leur compartiment ; mais, non moins que la fausse loutre de celles-ci et lâair guindĂ© des calicots, les noms de Lucienne et de Germaine maintinrent un instant la Rachel nouvelle. Un instant il imagina une vie de la place Pigalle, avec des amis inconnus, des bonnes fortunes sordides, des aprĂšs-midi de plaisirs naĂŻfs, promenade ou partie de plaisir, dans ce Paris oĂč lâensoleillement des rues depuis le boulevard de Clichy ne lui sembla pas le mĂȘme que la clartĂ© solaire oĂč il se promenait avec sa maĂźtresse, mais devoir ĂȘtre autre, car lâamour, et la souffrance qui fait un avec lui, ont, comme lâivresse, le pouvoir de diffĂ©rencier pour nous les choses. Ce fut presque comme un Paris inconnu au milieu de Paris mĂȘme quâil soupçonna, sa liaison lui apparut comme lâexploration dâune vie Ă©trange, car si avec lui Rachel Ă©tait un peu semblable Ă lui-mĂȘme, pourtant câĂ©tait bien une partie de sa vie rĂ©elle que Rachel vivait avec lui, mĂȘme la partie la plus prĂ©cieuse Ă cause des sommes folles quâil lui donnait, la partie qui la faisait tellement envier des amies et lui permettrait un jour de se retirer Ă la campagne ou de se lancer dans les grands théùtres, aprĂšs avoir fait sa pelote. Robert aurait voulu demander Ă son amie qui Ă©taient Lucienne et Germaine, les choses quâelles lui eussent dites si elle Ă©tait montĂ©e dans leur compartiment, Ă quoi elles eussent ensemble, elle et ses camarades, passĂ© une journĂ©e qui eĂ»t peut-ĂȘtre fini comme divertissement suprĂȘme, aprĂšs les plaisirs du skating, Ă la taverne de lâOlympia, si lui, Robert, et moi nâavions pas Ă©tĂ© prĂ©sents. Un instant les abords de lâOlympia, qui jusque-lĂ lui avaient paru assommants, excitĂšrent sa curiositĂ©, sa souffrance, et le soleil de ce jour printanier donnant dans la rue Caumartin oĂč, peut-ĂȘtre, si elle nâavait pas connu Robert, Rachel fĂ»t allĂ©e tantĂŽt et eĂ»t gagnĂ© un louis, lui donnĂšrent une vague nostalgie. Mais Ă quoi bon poser Ă Rachel des questions, quand il savait dâavance que la rĂ©ponse serait ou un simple silence ou un mensonge ou quelque chose de trĂšs pĂ©nible pour lui sans pourtant lui dĂ©crire rien ? Les employĂ©s fermaient les portiĂšres, nous montĂąmes vite dans une voiture de premiĂšre, les perles admirables de Rachel rapprirent Ă Robert quâelle Ă©tait une femme dâun grand prix, il la caressa, la fit rentrer dans son propre cĆur oĂč il la contempla, intĂ©riorisĂ©e, comme il avait toujours fait jusquâici â sauf pendant ce bref instant oĂč il lâavait vue sur une place Pigalle de peintre impressionniste, â et le train partit. CâĂ©tait du reste vrai quâelle Ă©tait une littĂ©raire ». Elle ne sâinterrompit de me parler livres, art nouveau, tolstoĂŻsme, que pour faire des reproches Ă Saint-Loup quâil bĂ»t trop de vin. â Ah ! si tu pouvais vivre un an avec moi on verrait, je te ferais boire de lâeau et tu serais bien mieux. â Câest entendu, partons. â Mais tu sais bien que jâai beaucoup Ă travailler car elle prenait au sĂ©rieux lâart dramatique. Dâailleurs que dirait ta famille ? Et elle se mit Ă me faire sur sa famille des reproches qui me semblĂšrent du reste fort justes, et auxquels Saint-Loup, tout en dĂ©sobĂ©issant Ă Rachel sur lâarticle du champagne, adhĂ©ra entiĂšrement. Moi qui craignais tant le vin pour Saint-Loup et sentais la bonne influence de sa maĂźtresse, jâĂ©tais tout prĂȘt Ă lui conseiller dâenvoyer promener sa famille. Les larmes montĂšrent aux yeux de la jeune femme parce que jâeus lâimprudence de parler de Dreyfus. â Le pauvre martyr, dit-elle en retenant un sanglot, ils le feront mourir lĂ -bas. â Tranquillise-toi, ZĂ©zette, il reviendra, il sera acquittĂ©, lâerreur sera reconnue. â Mais avant cela il sera mort ! Enfin au moins ses enfants porteront un nom sans tache. Mais penser Ă ce quâil doit souffrir, câest ce qui me tue ! Et croyez-vous que la mĂšre de Robert, une femme pieuse, dit quâil faut quâil reste Ă lâĂźle du Diable, mĂȘme sâil est innocent ? nâest-ce pas une horreur ? â Oui, câest absolument vrai, elle le dit, affirma Robert. Câest ma mĂšre, je nâai rien Ă objecter, mais il est bien certain quâelle nâa pas la sensibilitĂ© de ZĂ©zette. En rĂ©alitĂ©, ces dĂ©jeuners choses si gentilles » se passaient toujours fort mal. Car dĂšs que Saint-Loup se trouvait avec sa maĂźtresse dans un endroit public, il sâimaginait quâelle regardait tous les hommes prĂ©sents, il devenait sombre, elle sâapercevait de sa mauvaise humeur quâelle sâamusait peut-ĂȘtre Ă attiser, mais que, plus probablement, par amour-propre bĂȘte, elle ne voulait pas, blessĂ©e par son ton, avoir lâair de chercher Ă dĂ©sarmer ; elle faisait semblant de ne pas dĂ©tacher ses yeux de tel ou tel homme, et dâailleurs ce nâĂ©tait pas toujours par pur jeu. En effet, que le monsieur qui au théùtre ou au cafĂ© se trouvait leur voisin, que tout simplement le cocher du fiacre quâils avaient pris, eĂ»t quelque chose dâagrĂ©able, Robert, aussitĂŽt averti par sa jalousie, lâavait remarquĂ© avant sa maĂźtresse ; il voyait immĂ©diatement en lui un de ces ĂȘtres immondes dont il mâavait parlĂ© Ă Balbec, qui pervertissent et dĂ©shonorent les femmes pour sâamuser, il suppliait sa maĂźtresse de dĂ©tourner de lui ses regards et par lĂ -mĂȘme le lui dĂ©signait. Or, quelquefois elle trouvait que Robert avait eu si bon goĂ»t dans ses soupçons, quâelle finissait mĂȘme par cesser de le taquiner pour quâil se tranquillisĂąt et consentĂźt Ă aller faire une course pour quâil lui laissĂąt le temps dâentrer en conversation avec lâinconnu, souvent de prendre rendez-vous, quelquefois mĂȘme dâexpĂ©dier une passade. Je vis bien dĂšs notre entrĂ©e au restaurant que Robert avait lâair soucieux. Câest que Robert avait immĂ©diatement remarquĂ©, ce qui nous avait Ă©chappĂ© Ă Balbec, que, au milieu de ses camarades vulgaires, AimĂ©, avec un Ă©clat modeste, dĂ©gageait, bien involontairement, le romanesque qui Ă©mane pendant un certain nombre dâannĂ©es de cheveux lĂ©gers et dâun nez grec, grĂące Ă quoi il se distinguait au milieu de la foule des autres serviteurs. Ceux-ci, presque tous assez ĂągĂ©s, offraient des types extraordinairement laids et accusĂ©s de curĂ©s hypocrites, de confesseurs papelards, plus souvent dâanciens acteurs comiques dont on ne retrouve plus guĂšre le front en pain de sucre que dans les collections de portraits exposĂ©s dans le foyer humblement historique de petits théùtres dĂ©suets oĂč ils sont reprĂ©sentĂ©s jouant des rĂŽles de valets de chambre ou de grands pontifes, et dont ce restaurant semblait, grĂące Ă un recrutement sĂ©lectionnĂ© et peut-ĂȘtre Ă un mode de nomination hĂ©rĂ©ditaire, conserver le type solennel en une sorte de collĂšge augural. Malheureusement, AimĂ© nous ayant reconnus, ce fut lui qui vint prendre notre commande, tandis que sâĂ©coulait vers dâautres tables le cortĂšge des grands prĂȘtres dâopĂ©rette. AimĂ© sâinforma de la santĂ© de ma grandâmĂšre, je lui demandai des nouvelles de sa femme et de ses enfants. Il me les donna avec Ă©motion, car il Ă©tait homme de famille. Il avait un air intelligent, Ă©nergique, mais respectueux. La maĂźtresse de Robert se mit Ă le regarder avec une Ă©trange attention. Mais les yeux enfoncĂ©s dâAimĂ©, auxquels une lĂ©gĂšre myopie donnait une sorte de profondeur dissimulĂ©e, ne trahirent aucune impression au milieu de sa figure immobile. Dans lâhĂŽtel de province oĂč il avait servi bien des annĂ©es avant de venir Ă Balbec, le joli dessin, un peu jauni et fatiguĂ© maintenant, quâĂ©tait sa figure, et que pendant tant dâannĂ©es, comme telle gravure reprĂ©sentant le prince EugĂšne, on avait vu toujours Ă la mĂȘme place, au fond de la salle Ă manger presque toujours vide, nâavait pas dĂ» attirer de regards bien curieux. Il Ă©tait donc restĂ© longtemps, sans doute faute de connaisseurs, ignorant de la valeur artistique de son visage, et dâailleurs peu disposĂ© Ă la faire remarquer, car il Ă©tait dâun tempĂ©rament froid. Tout au plus quelque Parisienne de passage, sâĂ©tant arrĂȘtĂ©e une fois dans la ville, avait levĂ© les yeux sur lui, lui avait peut-ĂȘtre demandĂ© de venir la servir dans sa chambre avant de reprendre le train, et dans le vide translucide, monotone et profond de cette existence de bon mari et de domestique de province, avait enfoui le secret dâun caprice sans lendemain que personne nây viendrait jamais dĂ©couvrir. Pourtant AimĂ© dut sâapercevoir de lâinsistance avec laquelle les yeux de la jeune artiste restaient attachĂ©s sur lui. En tout cas elle nâĂ©chappa pas Ă Robert sur le visage duquel je voyais sâamasser une rougeur non pas vive comme celle qui lâempourprait sâil avait une brusque Ă©motion, mais faible, Ă©miettĂ©e. â Ce maĂźtre dâhĂŽtel est trĂšs intĂ©ressant, ZĂ©zette ? demanda-t-il Ă sa maĂźtresse aprĂšs avoir renvoyĂ© AimĂ© assez brusquement. On dirait que tu veux faire une Ă©tude dâaprĂšs lui. â VoilĂ que ça commence, jâen Ă©tais sĂ»re ! â Mais quâest-ce qui commence, mon petit ? Si jâai eu tort, je nâai rien dit, je veux bien. Mais jâai tout de mĂȘme le droit de te mettre en garde contre ce larbin que je connais de Balbec sans cela je mâen ficherais pas mal, et qui est une des plus grandes fripouilles que la terre ait jamais portĂ©es. Elle parut vouloir obĂ©ir Ă Robert et engagea avec moi une conversation littĂ©raire Ă laquelle il se mĂȘla. Je ne mâennuyais pas en causant avec elle, car elle connaissait trĂšs bien les Ćuvres que jâadmirais et Ă©tait Ă peu prĂšs dâaccord avec moi dans ses jugements ; mais comme jâavais entendu dire par Mme de Villeparisis quâelle nâavait pas de talent, je nâattachais pas grande importance Ă cette culture. Elle plaisantait finement de mille choses, et eĂ»t Ă©tĂ© vraiment agrĂ©able si elle nâeĂ»t pas affectĂ© dâune façon agaçante le jargon des cĂ©nacles et des ateliers. Elle lâĂ©tendait dâailleurs Ă tout, et, par exemple, ayant pris lâhabitude de dire dâun tableau sâil Ă©tait impressionniste ou dâun opĂ©ra sâil Ă©tait wagnĂ©rien Ah ! câest bien », un jour quâun jeune homme lâavait embrassĂ©e sur lâoreille et que, touchĂ© quâelle simulĂąt un frisson, il faisait le modeste, elle dit Si, comme sensation, je trouve que câest bien. » Mais surtout ce qui mâĂ©tonnait, câest que les expressions propres Ă Robert et qui dâailleurs Ă©taient peut-ĂȘtre venues Ă celui-ci de littĂ©rateurs connus par elle, elle les employait devant lui, lui devant elle, comme si câeĂ»t Ă©tĂ© un langage nĂ©cessaire et sans se rendre compte du nĂ©ant dâune originalitĂ© qui est Ă tous. Elle Ă©tait, en mangeant, maladroite de ses mains Ă un degrĂ© qui laissait supposer quâen jouant la comĂ©die sur la scĂšne elle devait se montrer bien gauche. Elle ne retrouvait de la dextĂ©ritĂ© que dans lâamour, par cette touchante prescience des femmes qui aiment tant le corps de lâhomme quâelles devinent du premier coup ce qui fera le plus de plaisir Ă ce corps pourtant si diffĂ©rent du leur. Je cessai de prendre part Ă la conversation quand on parla théùtre, car sur ce chapitre Rachel Ă©tait trop malveillante. Elle prit, il est vrai, sur un ton de commisĂ©ration â contre Saint-Loup, ce qui prouvait quâelle lâattaquait souvent devant lui â la dĂ©fense de la Berma, en disant Oh ! non, câest une femme remarquable. Ăvidemment ce quâelle fait ne nous touche plus, cela ne correspond plus tout Ă fait Ă ce que nous cherchons, mais il faut la placer au moment oĂč elle est venue, on lui doit beaucoup. Elle a fait des choses bien, tu sais. Et puis câest une si brave femme, elle a un si grand cĆur, elle nâaime pas naturellement les choses qui nous intĂ©ressent, mais elle a eu, avec un visage assez Ă©mouvant, une jolie qualitĂ© dâintelligence. » Les doigts nâaccompagnent pas de mĂȘme tous les jugements esthĂ©tiques. Sâil sâagit de peinture, pour montrer que câest un beau morceau, en pleine pĂąte, on se contente de faire saillir le pouce. Mais la jolie qualitĂ© dâesprit » est plus exigeante. Il lui faut deux doigts, ou plutĂŽt deux ongles, comme sâil sâagissait de faire sauter une poussiĂšre. Mais â cette exception faite â la maĂźtresse de Saint-Loup parlait des artistes les plus connus sur un ton dâironie et de supĂ©rioritĂ© qui mâirritait, parce que je croyais â faisant erreur en cela â que câĂ©tait elle qui leur Ă©tait infĂ©rieure. Elle sâaperçut trĂšs bien que je devais la tenir pour une artiste mĂ©diocre et avoir au contraire beaucoup de considĂ©ration pour ceux quâelle mĂ©prisait. Mais elle ne sâen froissa pas, parce quâil y a dans le grand talent non reconnu encore, comme Ă©tait le sien, si sĂ»r quâil puisse ĂȘtre de lui-mĂȘme, une certaine humilitĂ©, et que nous proportionnons les Ă©gards que nous exigeons, non Ă nos dons cachĂ©s, mais Ă notre situation acquise. Je devais, une heure plus tard, voir au théùtre la maĂźtresse de Saint-Loup montrer beaucoup de dĂ©fĂ©rence envers les mĂȘmes artistes sur lesquels elle portait un jugement si sĂ©vĂšre. Aussi, si peu de doute quâeĂ»t dĂ» lui laisser mon silence, nâen insista-t-elle pas moins pour que nous dĂźnions le soir ensemble, assurant que jamais la conversation de personne ne lui avait autant plu que la mienne. Si nous nâĂ©tions pas encore au théùtre, oĂč nous devions aller aprĂšs le dĂ©jeuner, nous avions lâair de nous trouver dans un foyer » quâillustraient des portraits anciens de la troupe, tant les maĂźtres dâhĂŽtel avaient de ces figures qui semblent perdues avec toute une gĂ©nĂ©ration dâartistes hors ligne du Palais-Royal ; ils avaient lâair dâacadĂ©miciens aussi arrĂȘtĂ© devant un buffet, lâun examinait des poires avec la figure et la curiositĂ© dĂ©sintĂ©ressĂ©e quâeĂ»t pu avoir M. de Jussieu. Dâautres, Ă cĂŽtĂ© de lui, jetaient sur la salle les regards empreints de curiositĂ© et de froideur que des membres de lâInstitut dĂ©jĂ arrivĂ©s jettent sur le public tout en Ă©changeant quelques mots quâon nâentend pas. CâĂ©taient des figures cĂ©lĂšbres parmi les habituĂ©s. Cependant on sâen montrait un nouveau, au nez ravinĂ©, Ă la lĂšvre papelarde, qui avait lâair dâĂ©glise et entrait en fonctions pour la premiĂšre fois, et chacun regardait avec intĂ©rĂȘt le nouvel Ă©lu. Mais bientĂŽt, peut-ĂȘtre pour faire partir Robert afin de se trouver seule avec AimĂ©, Rachel se mit Ă faire de lâĆil Ă un jeune boursier qui dĂ©jeunait Ă une table voisine avec un ami. â ZĂ©zette, je te prierai de ne pas regarder ce jeune homme comme cela, dit Saint-Loup sur le visage de qui les hĂ©sitantes rougeurs de tout Ă lâheure sâĂ©taient concentrĂ©es en une nuĂ©e sanglante qui dilatait et fonçait les traits distendus de mon ami ; si tu dois nous donner en spectacle, jâaime mieux dĂ©jeuner de mon cĂŽtĂ© et aller tâattendre au théùtre. Ă ce moment on vint dire Ă AimĂ© quâun monsieur le priait de venir lui parler Ă la portiĂšre de sa voiture. Saint-Loup, toujours inquiet et craignant quâil ne sâagĂźt dâune commission amoureuse Ă transmettre Ă sa maĂźtresse, regarda par la vitre et aperçut au fond de son coupĂ©, les mains serrĂ©es dans des gants blancs rayĂ©s de noir, une fleur Ă la boutonniĂšre, M. de Charlus. â Tu vois, me dit-il Ă voix basse, ma famille me fait traquer jusquâici. Je tâen prie, moi je ne peux pas, mais puisque tu connais bien le maĂźtre dâhĂŽtel, qui va sĂ»rement nous vendre, demande-lui de ne pas aller Ă la voiture. Au moins que ce soit un garçon qui ne me connaisse pas. Si on dit Ă mon oncle quâon ne me connaĂźt pas, je sais comment il est, il ne viendra pas voir dans le cafĂ©, il dĂ©teste ces endroits-lĂ . Nâest-ce pas tout de mĂȘme dĂ©goĂ»tant quâun vieux coureur de femmes comme lui, qui nâa pas dĂ©telĂ©, me donne perpĂ©tuellement des leçons et vienne mâespionner ! AimĂ©, ayant reçu mes instructions, envoya un de ses commis qui devait dire quâil ne pouvait pas se dĂ©ranger et que, si on demandait le marquis de Saint-Loup, on dise quâon ne le connaissait pas. La voiture repartit bientĂŽt. Mais la maĂźtresse de Saint-Loup, qui nâavait pas entendu nos propos chuchotĂ©s Ă voix basse et avait cru quâil sâagissait du jeune homme Ă qui Robert lui reprochait de faire de lâĆil, Ă©clata en injures. â Allons bon ! câest ce jeune homme maintenant ? tu fais bien de me prĂ©venir ; oh ! câest dĂ©licieux de dĂ©jeuner dans ces conditions ! Ne vous occupez pas de ce quâil dit, il est un peu piquĂ© et surtout, ajouta-t-elle en se tournant vers moi, il dit cela parce quâil croit que ça fait Ă©lĂ©gant, que ça fait grand seigneur dâavoir lâair jaloux. Et elle se mit Ă donner avec ses pieds et avec ses mains des signes dâĂ©nervement. â Mais, ZĂ©zette, câest pour moi que câest dĂ©sagrĂ©able. Tu nous rends ridicules aux yeux de ce monsieur, qui va ĂȘtre persuadĂ© que tu lui fais des avances et qui mâa lâair tout ce quâil y a de pis. â Moi, au contraire, il me plaĂźt beaucoup ; dâabord il a des yeux ravissants, et qui ont une maniĂšre de regarder les femmes ! on sent quâil doit les aimer. â Tais-toi au moins jusquâĂ ce que je sois parti, si tu es folle, sâĂ©cria Robert. Garçon, mes affaires. Je ne savais si je devais le suivre. â Non, jâai besoin dâĂȘtre seul, me dit-il sur le mĂȘme ton dont il venait de parler Ă sa maĂźtresse et comme sâil Ă©tait tout fĂąchĂ© contre moi. Sa colĂšre Ă©tait comme une mĂȘme phrase musicale sur laquelle dans un opĂ©ra se chantent plusieurs rĂ©pliques, entiĂšrement diffĂ©rentes entre elles, dans le livret, de sens et de caractĂšre, mais quâelle rĂ©unit par un mĂȘme sentiment. Quand Robert fut parti, sa maĂźtresse appela AimĂ© et lui demanda diffĂ©rents renseignements. Elle voulait ensuite savoir comment je le trouvais. â Il a un regard amusant, nâest-ce pas ? Vous comprenez, ce qui mâamuserait ce serait de savoir ce quâil peut penser, dâĂȘtre souvent servie par lui, de lâemmener en voyage. Mais pas plus que ça. Si on Ă©tait obligĂ© dâaimer tous les gens qui vous plaisent, ce serait au fond assez terrible. Robert a tort de se faire des idĂ©es. Tout ça, ça se forme dans ma tĂȘte, Robert devrait ĂȘtre bien tranquille. Elle regardait toujours AimĂ©. Tenez, regardez les yeux noirs quâil a, je voudrais savoir ce quâil y a dessous. BientĂŽt on vint lui dire que Robert la faisait demander dans un cabinet particulier oĂč, en passant par une autre entrĂ©e, il Ă©tait allĂ© finir de dĂ©jeuner sans retraverser le restaurant. Je restai ainsi seul, puis Ă mon tour Robert me fit appeler. Je trouvai sa maĂźtresse Ă©tendue sur un sofa, riant sous les baisers, les caresses quâil lui prodiguait. Ils buvaient du champagne. Bonjour, vous ! » lui dit-elle, car elle avait appris rĂ©cemment cette formule qui lui paraissait le dernier mot de la tendresse et de lâesprit. Jâavais mal dĂ©jeunĂ©, jâĂ©tais mal Ă lâaise, et sans que les paroles de Legrandin y fussent pour quelque chose, je regrettais de penser que je commençais dans un cabinet de restaurant et finirais dans des coulisses de théùtre cette premiĂšre aprĂšs-midi de printemps. AprĂšs avoir regardĂ© lâheure pour voir si elle ne se mettrait pas en retard, elle mâoffrit du champagne, me tendit une de ses cigarettes dâOrient et dĂ©tacha pour moi une rose de son corsage. Je me dis alors Je nâai pas trop Ă regretter ma journĂ©e ; ces heures passĂ©es auprĂšs de cette jeune femme ne sont pas perdues pour moi puisque par elle jâai, chose gracieuse et quâon ne peut payer trop cher, une rose, une cigarette parfumĂ©e, une coupe de champagne. » Je me le disais parce quâil me semblait que câĂ©tait douer dâun caractĂšre esthĂ©tique, et par lĂ justifier, sauver ces heures dâennui. Peut-ĂȘtre aurais-je dĂ» penser que le besoin mĂȘme que jâĂ©prouvais dâune raison qui me consolĂąt de mon ennui suffisait Ă prouver que je ne ressentais rien dâesthĂ©tique. Quant Ă Robert et Ă sa maĂźtresse, ils avaient lâair de ne garder aucun souvenir de la querelle quâils avaient eue quelques instants auparavant, ni que jây eusse assistĂ©. Ils nây firent aucune allusion, ils ne lui cherchĂšrent aucune excuse pas plus quâau contraste que faisaient avec elle leurs façons de maintenant. Ă force de boire du champagne avec eux, je commençai Ă Ă©prouver un peu de lâivresse que je ressentais Ă Rivebelle, probablement pas tout Ă fait la mĂȘme. Non seulement chaque genre dâivresse, de celle que donne le soleil ou le voyage Ă celle que donne la fatigue ou le vin, mais chaque degrĂ© dâivresse, et qui devrait porter une cote » diffĂ©rente comme celles qui indiquent les fonds dans la mer, met Ă nu en nous, exactement Ă la profondeur oĂč il se trouve, un homme spĂ©cial. Le cabinet oĂč se trouvait Saint-Loup Ă©tait petit, mais la glace unique qui le dĂ©corait Ă©tait de telle sorte quâelle semblait en rĂ©flĂ©chir une trentaine dâautres, le long dâune perspective infinie ; et lâampoule Ă©lectrique placĂ©e au sommet du cadre devait le soir, quand elle Ă©tait allumĂ©e, suivie de la procession dâune trentaine de reflets pareils Ă elle-mĂȘme, donner au buveur mĂȘme solitaire lâidĂ©e que lâespace autour de lui se multipliait en mĂȘme temps que ses sensations exaltĂ©es par lâivresse et quâenfermĂ© seul dans ce petit rĂ©duit, il rĂ©gnait pourtant sur quelque chose de bien plus Ă©tendu, en sa courbe indĂ©finie et lumineuse, quâune allĂ©e du Jardin de Paris ». Or, Ă©tant alors Ă ce moment-lĂ ce buveur, tout dâun coup, le cherchant dans la glace, je lâaperçus, hideux, inconnu, qui me regardait. La joie de lâivresse Ă©tait plus forte que le dĂ©goĂ»t ; par gaĂźtĂ© ou bravade, je lui souris et en mĂȘme temps il me souriait. Et je me sentais tellement sous lâempire Ă©phĂ©mĂšre et puissant de la minute oĂč les sensations sont si fortes que je ne sais si ma seule tristesse ne fut pas de penser que, le moi affreux que je venais dâapercevoir, câĂ©tait peut-ĂȘtre son dernier jour et que je ne rencontrerais plus jamais cet Ă©tranger dans le cours de ma vie. Robert Ă©tait seulement fĂąchĂ© que je ne voulusse pas briller davantage aux yeux de sa maĂźtresse. â Voyons, ce monsieur que tu as rencontrĂ© ce matin et qui mĂȘle le snobisme et lâastronomie, raconte-le-lui, je ne me rappelle pas bien â et il la regardait du coin de lâĆil. â Mais, mon petit, il nây a rien Ă dire dâautre que ce que tu viens de dire. â Tu es assommant. Alors raconte les choses de Françoise aux Champs-ĂlysĂ©es, cela lui plaira tant ! â Oh oui ! Bobbey mâa tant parlĂ© de Françoise. Et en prenant Saint-Loup par le menton, elle redit, par manque dâinvention, en attirant ce menton vers la lumiĂšre Bonjour, vous ! » Depuis que les acteurs nâĂ©taient plus exclusivement, pour moi, les dĂ©positaires, en leur diction et leur jeu, dâune vĂ©ritĂ© artistique, ils mâintĂ©ressaient en eux-mĂȘmes ; je mâamusais, croyant avoir devant moi les personnages dâun vieux roman comique, de voir du visage nouveau dâun jeune seigneur qui venait dâentrer dans la salle, lâingĂ©nue Ă©couter distraitement la dĂ©claration que lui faisait le jeune premier dans la piĂšce, tandis que celui-ci, dans le feu roulant de sa tirade amoureuse, nâen dirigeait pas moins une Ćillade enflammĂ©e vers une vieille dame assise dans une loge voisine, et dont les magnifiques perles lâavaient frappĂ© ; et ainsi, surtout grĂące aux renseignements que Saint-Loup me donnait sur la vie privĂ©e des artistes, je voyais une autre piĂšce, muette et expressive, se jouer sous la piĂšce parlĂ©e, laquelle dâailleurs, quoique mĂ©diocre, mâintĂ©ressait ; car jây sentais germer et sâĂ©panouir pour une heure, Ă la lumiĂšre de la rampe, faites de lâagglutinement sur le visage dâun acteur dâun autre visage de fard et de carton, sur son Ăąme personnelle des paroles dâun rĂŽle. Ces individualitĂ©s Ă©phĂ©mĂšres et vivaces que sont les personnages dâune piĂšce sĂ©duisante aussi, quâon aime, quâon admire, quâon plaint, quâon voudrait retrouver encore, une fois quâon a quittĂ© le théùtre, mais qui dĂ©jĂ se sont dĂ©sagrĂ©gĂ©es en un comĂ©dien qui nâa plus la condition quâil avait dans la piĂšce, en un texte qui ne montre plus le visage du comĂ©dien, en une poudre colorĂ©e quâefface le mouchoir, qui sont retournĂ©es en un mot Ă des Ă©lĂ©ments qui nâont plus rien dâelles, Ă cause de leur dissolution, consommĂ©e sitĂŽt aprĂšs la fin du spectacle, font, comme celle dâun ĂȘtre aimĂ©, douter de la rĂ©alitĂ© du moi et mĂ©diter sur le mystĂšre de la mort. Un numĂ©ro du programme me fut extrĂȘmement pĂ©nible. Une jeune femme que dĂ©testaient Rachel et plusieurs de ses amies devait y faire dans des chansons anciennes un dĂ©but sur lequel elle avait fondĂ© toutes ses espĂ©rances dâavenir et celles des siens. Cette jeune femme avait une croupe trop proĂ©minente, presque ridicule, et une voix jolie mais trop menue, encore affaiblie par lâĂ©motion et qui contrastait avec cette puissante musculature. Rachel avait apostĂ© dans la salle un certain nombre dâamis et dâamies dont le rĂŽle Ă©tait de dĂ©contenancer par leurs sarcasmes la dĂ©butante, quâon savait timide, de lui faire perdre la tĂȘte de façon quâelle fĂźt un fiasco complet aprĂšs lequel le directeur ne conclurait pas dâengagement. DĂšs les premiĂšres notes de la malheureuse, quelques spectateurs, recrutĂ©s pour cela, se mirent Ă se montrer son dos en riant, quelques femmes qui Ă©taient du complot rirent tout haut, chaque note flĂ»tĂ©e augmentait lâhilaritĂ© voulue qui tournait au scandale. La malheureuse, qui suait de douleur sous son fard, essaya un instant de lutter, puis jeta autour dâelle sur lâassistance des regards dĂ©solĂ©s, indignĂ©s, qui ne firent que redoubler les huĂ©es. Lâinstinct dâimitation, le dĂ©sir de se montrer spirituelles et braves, mirent de la partie de jolies actrices qui nâavaient pas Ă©tĂ© prĂ©venues, mais qui lançaient aux autres des Ćillades de complicitĂ© mĂ©chante, se tordaient de rire, avec de violents Ă©clats, si bien quâĂ la fin de la seconde chanson et bien que le programme en comportĂąt encore cinq, le rĂ©gisseur fit baisser le rideau. Je mâefforçai de ne pas plus penser Ă cet incident quâĂ la souffrance de ma grandâmĂšre quand mon grand-oncle, pour la taquiner, faisait prendre du cognac Ă mon grand-pĂšre, lâidĂ©e de la mĂ©chancetĂ© ayant pour moi quelque chose de trop douloureux. Et pourtant, de mĂȘme que la pitiĂ© pour le malheur nâest peut-ĂȘtre pas trĂšs exacte, car par lâimagination nous recrĂ©ons toute une douleur sur laquelle le malheureux obligĂ© de lutter contre elle ne songe pas Ă sâattendrir, de mĂȘme la mĂ©chancetĂ© nâa probablement pas dans lâĂąme du mĂ©chant cette pure et voluptueuse cruautĂ© qui nous fait si mal Ă imaginer. La haine lâinspire, la colĂšre lui donne une ardeur, une activitĂ© qui nâont rien de trĂšs joyeux ; il faudrait le sadisme pour en extraire du plaisir, le mĂ©chant croit que câest un mĂ©chant quâil fait souffrir. Rachel sâimaginait certainement que lâactrice quâelle faisait souffrir Ă©tait loin dâĂȘtre intĂ©ressante, en tout cas quâen la faisant huer, elle-mĂȘme vengeait le bon goĂ»t en se moquant du grotesque et donnait une leçon Ă une mauvaise camarade. NĂ©anmoins, je prĂ©fĂ©rai ne pas parler de cet incident puisque je nâavais eu ni le courage ni la puissance de lâempĂȘcher ; il mâeĂ»t Ă©tĂ© trop pĂ©nible, en disant du bien de la victime, de faire ressembler aux satisfactions de la cruautĂ© les sentiments qui animaient les bourreaux de cette dĂ©butante. Mais le commencement de cette reprĂ©sentation mâintĂ©ressa encore dâune autre maniĂšre. Il me fit comprendre en partie la nature de lâillusion dont Saint-Loup Ă©tait victime Ă lâĂ©gard de Rachel et qui avait mis un abĂźme entre les images que nous avions de sa maĂźtresse, lui et moi, quand nous la voyions ce matin mĂȘme sous les poiriers en fleurs. Rachel jouait un rĂŽle presque de simple figurante, dans la petite piĂšce. Mais vue ainsi, câĂ©tait une autre femme. Rachel avait un de ces visages que lâĂ©loignement â et pas nĂ©cessairement celui de la salle Ă la scĂšne, le monde nâĂ©tant pour cela quâun plus grand théùtre â dessine et qui, vus de prĂšs, retombent en poussiĂšre. PlacĂ© Ă cĂŽtĂ© dâelle, on ne voyait quâune nĂ©buleuse, une voie lactĂ©e de taches de rousseur, de tout petits boutons, rien dâautre. Ă une distance convenable, tout cela cessait dâĂȘtre visible et, des joues effacĂ©es, rĂ©sorbĂ©es, se levait, comme un croissant de lune, un nez si fin, si pur, quâon aurait souhaitĂ© ĂȘtre lâobjet de lâattention de Rachel, la revoir autant quâon voudrait, la possĂ©der auprĂšs de soi, si jamais on ne lâavait vue autrement et de prĂšs. Ce nâĂ©tait pas mon cas, mais câĂ©tait celui de Saint-Loup quand il lâavait vue jouer la premiĂšre fois. Alors, il sâĂ©tait demandĂ© comment lâapprocher, comment la connaĂźtre, en lui sâĂ©tait ouvert tout un domaine merveilleux â celui oĂč elle vivait â dâoĂč Ă©manaient des radiations dĂ©licieuses, mais oĂč il ne pourrait pĂ©nĂ©trer. Il sortit du théùtre se disant quâil serait fou de lui Ă©crire, quâelle ne lui rĂ©pondrait pas, tout prĂȘt Ă donner sa fortune et son nom pour la crĂ©ature qui vivait en lui dans un monde tellement supĂ©rieur Ă ces rĂ©alitĂ©s trop connues, un monde embelli par le dĂ©sir et le rĂȘve, quand du théùtre, vieille petite construction qui avait elle-mĂȘme lâair dâun dĂ©cor, il vit, Ă la sortie des artistes, par une porte dĂ©boucher la troupe gaie et gentiment chapeautĂ©e des artistes qui avaient jouĂ©. Des jeunes gens qui les connaissaient Ă©taient lĂ Ă les attendre. Le nombre des pions humains Ă©tant moins nombreux que celui des combinaisons quâils peuvent former, dans une salle oĂč font dĂ©faut toutes les personnes quâon pouvait connaĂźtre, il sâen trouve une quâon ne croyait jamais avoir lâoccasion de revoir et qui vient si Ă point que le hasard semble providentiel, auquel pourtant quelque autre hasard se fĂ»t sans doute substituĂ© si nous avions Ă©tĂ© non dans ce lieu mais dans un diffĂ©rent oĂč seraient nĂ©s dâautres dĂ©sirs et oĂč se serait rencontrĂ©e quelque autre vieille connaissance pour les seconder. Les portes dâor du monde des rĂȘves sâĂ©taient refermĂ©es sur Rachel avant que Saint-Loup lâeĂ»t vue sortir, de sorte que les taches de rousseur et les boutons eurent peu dâimportance. Ils lui dĂ©plurent cependant, dâautant que, nâĂ©tant plus seul, il nâavait plus le mĂȘme pouvoir de rĂȘver quâau théùtre devant elle. Mais, bien quâil ne pĂ»t plus lâapercevoir, elle continuait Ă rĂ©gir ses actes comme ces astres qui nous gouvernent par leur attraction, mĂȘme pendant les heures oĂč ils ne sont pas visibles Ă nos yeux. Aussi, le dĂ©sir de la comĂ©dienne aux fins traits qui nâĂ©taient mĂȘme pas prĂ©sents au souvenir de Robert, fit que, sautant sur lâancien camarade qui par hasard Ă©tait lĂ , il se fit prĂ©senter Ă la personne sans traits et aux taches de rousseur, puisque câĂ©tait la mĂȘme, et en se disant que plus tard on aviserait de savoir laquelle des deux cette mĂȘme personne Ă©tait en rĂ©alitĂ©. Elle Ă©tait pressĂ©e, elle nâadressa mĂȘme pas cette fois-lĂ la parole Ă Saint-Loup, et ce ne fut quâaprĂšs plusieurs jours quâil put enfin, obtenant quâelle quittĂąt ses camarades, revenir avec elle. Il lâaimait dĂ©jĂ . Le besoin de rĂȘve, le dĂ©sir dâĂȘtre heureux par celle Ă qui on a rĂȘvĂ©, font que beaucoup de temps nâest pas nĂ©cessaire pour quâon confie toutes ses chances de bonheur Ă celle qui quelques jours auparavant nâĂ©tait quâune apparition fortuite, inconnue, indiffĂ©rente, sur les planchers de la scĂšne. Quand, le rideau tombĂ©, nous passĂąmes sur le plateau, intimidĂ© de mây promener, je voulus parler avec vivacitĂ© Ă Saint-Loup ; de cette façon mon attitude, comme je ne savais pas laquelle on devait prendre dans ces lieux nouveaux pour moi, serait entiĂšrement accaparĂ©e par notre conversation et on penserait que jây Ă©tais si absorbĂ©, si distrait, quâon trouverait naturel que je nâeusse pas les expressions de physionomie que jâaurais dĂ» avoir dans un endroit oĂč, tout Ă ce que je disais, je savais Ă peine que je me trouvais ; et saisissant, pour aller plus vite, le premier sujet de conversation â Tu sais, dis-je Ă Robert, que jâai Ă©tĂ© pour te dire adieu le jour de mon dĂ©part, nous nâavons jamais eu lâoccasion dâen causer. Je tâai saluĂ© dans la rue. â Ne mâen parle pas, me rĂ©pondit-il, jâen ai Ă©tĂ© dĂ©solĂ© ; nous nous sommes rencontrĂ©s tout prĂšs du quartier, mais je nâai pas pu mâarrĂȘter parce que jâĂ©tais dĂ©jĂ trĂšs en retard. Je tâassure que jâĂ©tais navrĂ©. Ainsi il mâavait reconnu ! Je revoyais encore le salut entiĂšrement impersonnel quâil mâavait adressĂ© en levant la main Ă son kĂ©pi, sans un regard dĂ©nonçant quâil me connĂ»t, sans un geste qui manifestĂąt quâil regrettait de ne pouvoir sâarrĂȘter. Ăvidemment cette fiction quâil avait adoptĂ©e Ă ce moment-lĂ , de ne pas me reconnaĂźtre, avait dĂ» lui simplifier beaucoup les choses. Mais jâĂ©tais stupĂ©fait quâil eĂ»t su sây arrĂȘter si rapidement et avant quâun rĂ©flexe eĂ»t dĂ©celĂ© sa premiĂšre impression. Jâavais dĂ©jĂ remarquĂ© Ă Balbec que, Ă cĂŽtĂ© de cette sincĂ©ritĂ© naĂŻve de son visage dont la peau laissait voir par transparence le brusque afflux de certaines Ă©motions, son corps avait Ă©tĂ© admirablement dressĂ© par lâĂ©ducation Ă un certain nombre de dissimulations de biensĂ©ance et, comme un parfait comĂ©dien, il pouvait dans sa vie de rĂ©giment, dans sa vie mondaine, jouer lâun aprĂšs lâautre des rĂŽles diffĂ©rents. Dans lâun de ses rĂŽles il mâaimait profondĂ©ment, il agissait Ă mon Ă©gard presque comme sâil Ă©tait mon frĂšre ; mon frĂšre, il lâavait Ă©tĂ©, il lâĂ©tait redevenu, mais pendant un instant il avait Ă©tĂ© un autre personnage qui ne me connaissait pas et qui, tenant les rĂȘnes, le monocle Ă lâĆil, sans un regard ni un sourire, avait levĂ© la main Ă la visiĂšre de son kĂ©pi pour me rendre correctement le salut militaire ! Les dĂ©cors encore plantĂ©s entre lesquels je passais, vus ainsi de prĂšs et dĂ©pouillĂ©s de tout ce que leur ajoutent lâĂ©loignement et lâĂ©clairage que le grand peintre qui les avait brossĂ©s avait calculĂ©s, Ă©taient misĂ©rables, et Rachel, quand je mâapprochai dâelle, ne subit pas un moindre pouvoir de destruction. Les ailes de son nez charmant Ă©taient restĂ©es dans la perspective, entre la salle et la scĂšne, tout comme le relief des dĂ©cors. Ce nâĂ©tait plus elle, je ne la reconnaissais que grĂące Ă ses yeux oĂč son identitĂ© sâĂ©tait rĂ©fugiĂ©e. La forme, lâĂ©clat de ce jeune astre si brillant tout Ă lâheure avaient disparu. En revanche, comme si nous nous approchions de la lune et quâelle cessĂąt de nous paraĂźtre de rose et dâor, sur ce visage si uni tout Ă lâheure je ne distinguais plus que des protubĂ©rances, des taches, des fondriĂšres. MalgrĂ© lâincohĂ©rence oĂč se rĂ©solvaient de prĂšs, non seulement le visage fĂ©minin mais les toiles peintes, jâĂ©tais heureux dâĂȘtre lĂ , de cheminer parmi les dĂ©cors, tout ce cadre quâautrefois mon amour de la nature mâeĂ»t fait trouver ennuyeux et factice, mais auquel sa peinture par GĆthe dans Wilhelm Meister avait donnĂ© pour moi une certaine beautĂ© ; et jâĂ©tais dĂ©jĂ charmĂ© dâapercevoir, au milieu de journalistes ou de gens du monde amis des actrices, qui saluaient, causaient, fumaient comme Ă la ville, un jeune homme en toque de velours noir, en jupe hortensia, les joues crayonnĂ©es de rouge comme une page dâalbum de Watteau, lequel, la bouche souriante, les yeux au ciel, esquissant de gracieux signes avec les paumes de ses mains, bondissant lĂ©gĂšrement, semblait tellement dâune autre espĂšce que les gens raisonnables en veston et en redingote au milieu desquels il poursuivait comme un fou son rĂȘve extasiĂ©, si Ă©tranger aux prĂ©occupations de leur vie, si antĂ©rieur aux habitudes de leur civilisation, si affranchi des lois de la nature, que câĂ©tait quelque chose dâaussi reposant et dâaussi frais que de voir un papillon Ă©garĂ© dans une foule, de suivre des yeux, entres les frises, les arabesques naturelles quây traçaient ses Ă©bats ailĂ©s, capricieux et fardĂ©s. Mais au mĂȘme instant Saint-Loup sâimagina que sa maĂźtresse faisait attention Ă ce danseur en train de repasser une derniĂšre fois une figure du divertissement dans lequel il allait paraĂźtre, et sa figure se rembrunit. â Tu pourrais regarder dâun autre cĂŽtĂ©, lui dit-il dâun air sombre. Tu sais que ces danseurs ne valent pas la corde sur laquelle ils feraient bien de monter pour se casser les reins, et ce sont des gens Ă aller aprĂšs se vanter que tu as fait attention Ă eux. Du reste tu entends bien quâon te dit dâaller dans ta loge tâhabiller. Tu vas encore ĂȘtre en retard. Trois messieurs â trois journalistes â voyant lâair furieux de Saint-Loup, se rapprochĂšrent, amusĂ©s, pour entendre ce quâon disait. Et comme on plantait un dĂ©cor de lâautre cĂŽtĂ© nous fĂ»mes resserrĂ©s contre eux. â Oh ! mais je le reconnais, câest mon ami, sâĂ©cria la maĂźtresse de Saint-Loup en regardant le danseur. VoilĂ qui est bien fait, regardez-moi ces petites mains qui dansent comme tout le reste de sa personne ! Le danseur tourna la tĂȘte vers elle, et sa personne humaine apparaissant sous le sylphe quâil sâexerçait Ă ĂȘtre, la gelĂ©e droite et grise de ses yeux trembla et brilla entre ses cils raidis et peints, et un sourire prolongea des deux cĂŽtĂ©s sa bouche dans sa face pastellisĂ©e de rouge ; puis, pour amuser la jeune femme, comme une chanteuse qui nous fredonne par complaisance lâair oĂč nous lui avons dit que nous lâadmirions, il se mit Ă refaire le mouvement de ses paumes, en se contrefaisant lui-mĂȘme avec une finesse de pasticheur et une bonne humeur dâenfant. â Oh ! câest trop gentil, ce coup de sâimiter soi-mĂȘme, sâĂ©cria-t-elle en battant des mains. â Je tâen supplie, mon petit, lui dit Saint-Loup dâune voix dĂ©solĂ©e, ne te donne pas en spectacle comme cela, tu me tues, je te jure que si tu dis un mot de plus, je ne tâaccompagne pas Ă ta loge, et je mâen vais ; voyons, ne fais pas la mĂ©chante. â Ne reste pas comme cela dans la fumĂ©e de cigare, cela va te faire mal, me dit Saint-Loup avec cette sollicitude quâil avait pour moi depuis Balbec. â Oh ! quel bonheur si tu tâen vas. â Je te prĂ©viens que je ne reviendrai plus. â Je nâose pas lâespĂ©rer. â Ăcoute, tu sais, je tâai promis le collier si tu Ă©tais gentille, mais du moment que tu me traites comme cela⊠â Ah ! voilĂ une chose qui ne mâĂ©tonne pas de toi. Tu mâavais fait une promesse, jâaurais bien dĂ» penser que tu ne la tiendrais pas. Tu veux faire sonner que tu as de lâargent, mais je ne suis pas intĂ©ressĂ©e comme toi. Je mâen fous de ton collier. Jâai quelquâun qui me le donnera. â Personne dâautre ne pourra te le donner, car je lâai retenu chez Boucheron et jâai sa parole quâil ne le vendra quâĂ moi. â Câest bien cela, tu as voulu me faire chanter, tu as pris toutes tes prĂ©cautions dâavance. Câest bien ce quâon dit Marsantes, Mater Semita, ça sent la race, rĂ©pondit Rachel rĂ©pĂ©tant une Ă©tymologie qui reposait sur un grossier contresens car Semita signifie sente » et non SĂ©mite », mais que les nationalistes appliquaient Ă Saint-Loup Ă cause des opinions dreyfusardes quâil devait pourtant Ă lâactrice. Elle Ă©tait moins bien venue que personne Ă traiter de Juive Mme de Marsantes Ă qui les ethnographes de la sociĂ©tĂ© ne pouvaient arriver Ă trouver de juif que sa parentĂ© avec les LĂ©vy-Mirepoix. Mais tout nâest pas fini, sois-en sĂ»r. Une parole donnĂ©e dans ces conditions nâa aucune valeur. Tu as agi par traĂźtrise avec moi. Boucheron le saura et on lui en donnera le double, de son collier. Tu auras bientĂŽt de mes nouvelles, sois tranquille. Robert avait cent fois raison. Mais les circonstances sont toujours si embrouillĂ©es que celui qui a cent fois raison peut avoir eu une fois tort. Et je ne pus mâempĂȘcher de me rappeler ce mot dĂ©sagrĂ©able et pourtant bien innocent quâil avait eu Ă Balbec De cette façon, jâai barre sur elle. » â Tu as mal compris ce que je tâai dit pour le collier. Je ne te lâavais pas promis dâune façon formelle. Du moment que tu fais tout ce quâil faut pour que je te quitte, il est bien naturel, voyons, que je ne te le donne pas ; je ne comprends pas oĂč tu vois de la traĂźtrise lĂ dedans, ni que je suis intĂ©ressĂ©. On ne peut pas dire que je fais sonner mon argent, je te dis toujours que je suis un pauvre bougre qui nâa pas le sou. Tu as tort de le prendre comme ça, mon petit. En quoi suis-je intĂ©ressĂ© ? Tu sais bien que mon seul intĂ©rĂȘt, câest toi. â Oui, oui, tu peux continuer, lui dit-elle ironiquement, en esquissant le geste de quelquâun qui vous fait la barbe. Et se tournant vers le danseur â Ah ! vraiment il est Ă©patant avec ses mains. Moi qui suis une femme, je ne pourrais pas faire ce quâil fait lĂ . Et se tournant vers lui en lui montrant les traits convulsĂ©s de Robert Regarde, il souffre », lui dit-elle tout bas, dans lâĂ©lan momentanĂ© dâune cruautĂ© sadique qui nâĂ©tait dâailleurs nullement en rapport avec ses vrais sentiments dâaffection pour Saint-Loup. â Ăcoute, pour le derniĂšre fois, je te jure que tu auras beau faire, tu pourras avoir dans huit jours tous les regrets du monde, je ne reviendrai pas, la coupe est pleine, fais attention, câest irrĂ©vocable, tu le regretteras un jour, il sera trop tard. Peut-ĂȘtre Ă©tait-il sincĂšre et le tourment de quitter sa maĂźtresse lui semblait-il moins cruel que celui de rester prĂšs dâelle dans certaines conditions. â Mais mon petit, ajouta-t-il en sâadressant Ă moi, ne reste pas lĂ , je te dis, tu vas te mettre Ă tousser. Je lui montrai le dĂ©cor qui mâempĂȘchait de me dĂ©placer. Il toucha lĂ©gĂšrement son chapeau et dit au journaliste â Monsieur, est-ce que vous voudriez bien jeter votre cigare, la fumĂ©e fait mal Ă mon ami. Sa maĂźtresse, ne lâattendant pas, sâen allait vers sa loge, et se retournant â Est-ce quâelles font aussi comme ça avec les femmes, ces petites mains-lĂ ? jeta-t-elle au danseur du fond du théùtre, avec une voix facticement mĂ©lodieuse et innocente dâingĂ©nue, tu as lâair dâune femme toi-mĂȘme, je crois quâon pourrait trĂšs bien sâentendre avec toi et une de mes amies. â Il nâest pas dĂ©fendu de fumer, que je sache ; quand on est malade, on nâa quâĂ rester chez soi, dit le journaliste. Le danseur sourit mystĂ©rieusement Ă lâartiste. â Oh ! tais-toi, tu me rends folle, lui cria-t-elle, on en fera des parties ! â En tout cas, monsieur, vous nâĂȘtes pas trĂšs aimable, dit Saint-Loup au journaliste, toujours sur un ton poli et doux, avec lâair de constatation de quelquâun qui vient de juger rĂ©trospectivement un incident terminĂ©. Ă ce moment, je vis Saint-Loup lever son bras verticalement au-dessus de sa tĂȘte comme sâil avait fait signe Ă quelquâun que je ne voyais pas, ou comme un chef dâorchestre, et en effet â sans plus de transition que, sur un simple geste dâarchet, dans une symphonie ou un ballet, des rythmes violents succĂšdent Ă un gracieux andante â aprĂšs les paroles courtoises quâil venait de dire, il abattit sa main, en une gifle retentissante, sur la joue du journaliste. Maintenant quâaux conversations cadencĂ©es des diplomates, aux arts riants de la paix, avait succĂ©dĂ© lâĂ©lan furieux de la guerre, les coups appelant les coups, je nâeusse pas Ă©tĂ© trop Ă©tonnĂ© de voir les adversaires baignant dans leur sang. Mais ce que je ne pouvais pas comprendre comme les personnes qui trouvent que ce nâest pas de jeu que survienne une guerre entre deux pays quand il nâa encore Ă©tĂ© question que dâune rectification de frontiĂšre, ou la mort dâun malade alors quâil nâĂ©tait question que dâune grosseur du foie, câĂ©tait comment Saint-Loup avait pu faire suivre ces paroles qui apprĂ©ciaient une nuance dâamabilitĂ©, dâun geste qui ne sortait nullement dâelles, quâelles nâannonçaient pas, le geste de ce bras levĂ© non seulement au mĂ©pris du droit des gens, mais du principe de causalitĂ©, en une gĂ©nĂ©ration spontanĂ©e de colĂšre, ce geste créé ex nihilo. Heureusement le journaliste qui, trĂ©buchant sous la violence du coup, avait pĂąli et hĂ©sitĂ© un instant ne riposta pas. Quant Ă ses amis, lâun avait aussitĂŽt dĂ©tournĂ© la tĂȘte en regardant avec attention du cĂŽtĂ© des coulisses quelquâun qui Ă©videmment ne sây trouvait pas ; le second fit semblant quâun grain de poussiĂšre lui Ă©tait entrĂ© dans lâĆil et se mit Ă pincer sa paupiĂšre en faisant des grimaces de souffrance ; pour le troisiĂšme, il sâĂ©tait Ă©lancĂ© en sâĂ©criant â Mon Dieu, je crois quâon va lever le rideau, nous nâaurons pas nos places. Jâaurais voulu parler Ă Saint-Loup, mais il Ă©tait tellement rempli par son indignation contre le danseur, quâelle venait adhĂ©rer exactement Ă la surface de ses prunelles ; comme une armature intĂ©rieure, elle tendait ses joues, de sorte que son agitation intĂ©rieure se traduisant par une entiĂšre inamovibilitĂ© extĂ©rieure, il nâavait mĂȘme pas le relĂąchement, le jeu » nĂ©cessaire pour accueillir un mot de moi et y rĂ©pondre. Les amis du journaliste, voyant que tout Ă©tait terminĂ©, revinrent auprĂšs de lui, encore tremblants. Mais, honteux de lâavoir abandonnĂ©, ils tenaient absolument Ă ce quâil crĂ»t quâils ne sâĂ©taient rendu compte de rien. Aussi sâĂ©tendaient-ils lâun sur sa poussiĂšre dans lâĆil, lâautre sur la fausse alerte quâil avait eue en se figurant quâon levait le rideau, le troisiĂšme sur lâextraordinaire ressemblance dâune personne qui avait passĂ© avec son frĂšre. Et mĂȘme ils lui tĂ©moignĂšrent une certaine mauvaise humeur de ce quâil nâavait pas partagĂ© leurs Ă©motions. â Comment, cela ne tâa pas frappĂ© ? Tu ne vois donc pas clair ? â Câest-Ă -dire que vous ĂȘtes tous des capons, grommela le journaliste giflĂ©. InconsĂ©quents avec la fiction quâils avaient adoptĂ©e et en vertu de laquelle ils auraient dĂ» â mais ils nây songĂšrent pas â avoir lâair de ne pas comprendre ce quâil voulait dire, ils profĂ©rĂšrent une phrase qui est de tradition en ces circonstances VoilĂ que tu tâemballes, ne prends pas la mouche, on dirait que tu as le mors aux dents ! » Jâavais compris le matin, devant les poiriers en fleurs, lâillusion sur laquelle reposait son amour pour Rachel quand du Seigneur », je ne me rendais pas moins compte de ce quâavaient au contraire de rĂ©el les souffrances qui naissaient de cet amour. Peu Ă peu celle quâil ressentait depuis une heure, sans cesser, se rĂ©tracta, rentra en lui, une zone disponible et souple parut dans ses yeux. Nous quittĂąmes le théùtre, Saint-Loup et moi, et marchĂąmes dâabord un peu. Je mâĂ©tais attardĂ© un instant Ă un angle de lâavenue Gabriel dâoĂč je voyais souvent jadis arriver Gilberte. Jâessayai pendant quelques secondes de me rappeler ces impressions lointaines, et jâallais rattraper Saint-Loup au pas gymnastique », quand je vis quâun monsieur assez mal habillĂ© avait lâair de lui parler dâassez prĂšs. Jâen conclus que câĂ©tait un ami personnel de Robert ; cependant ils semblaient se rapprocher encore lâun de lâautre ; tout Ă coup, comme apparaĂźt au ciel un phĂ©nomĂšne astral, je vis des corps ovoĂŻdes prendre avec une rapiditĂ© vertigineuse toutes les positions qui leur permettaient de composer, devant Saint-Loup, une instable constellation. LancĂ©s comme par une fronde ils me semblĂšrent ĂȘtre au moins au nombre de sept. Ce nâĂ©taient pourtant que les deux poings de Saint-Loup, multipliĂ©s par leur vitesse Ă changer de place dans cet ensemble en apparence idĂ©al et dĂ©coratif. Mais cette piĂšce dâartifice nâĂ©tait quâune roulĂ©e quâadministrait Saint-Loup, et dont le caractĂšre agressif au lieu dâesthĂ©tique me fut dâabord rĂ©vĂ©lĂ© par lâaspect du monsieur mĂ©diocrement habillĂ©, lequel parut perdre Ă la fois toute contenance, une mĂąchoire, et beaucoup de sang. Il donna des explications mensongĂšres aux personnes qui sâapprochaient pour lâinterroger, tourna la tĂȘte et, voyant que Saint-Loup sâĂ©loignait dĂ©finitivement pour me rejoindre, resta Ă le regarder dâun air de rancune et dâaccablement, mais nullement furieux. Saint-Loup au contraire lâĂ©tait, bien quâil nâeĂ»t rien reçu, et ses yeux Ă©tincelaient encore de colĂšre quand il me rejoignit. Lâincident ne se rapportait en rien, comme je lâavais cru, aux gifles du théùtre. CâĂ©tait un promeneur passionnĂ© qui, voyant le beau militaire quâĂ©tait Saint-Loup, lui avait fait des propositions. Mon ami nâen revenait pas de lâaudace de cette clique » qui nâattendait mĂȘme plus les ombres nocturnes pour se hasarder, et il parlait des propositions quâon lui avait faites avec la mĂȘme indignation que les journaux dâun vol Ă main armĂ©e, osĂ© en plein jour, dans un quartier central de Paris. Pourtant le monsieur battu Ă©tait excusable en ceci quâun plan inclinĂ© rapproche assez vite le dĂ©sir de la jouissance pour que la seule beautĂ© apparaisse dĂ©jĂ comme un consentement. Or, que Saint-Loup fĂ»t beau nâĂ©tait pas discutable. Des coups de poing comme ceux quâil venait de donner ont cette utilitĂ©, pour des hommes du genre de celui qui lâavait accostĂ© tout Ă lâheure, de leur donner sĂ©rieusement Ă rĂ©flĂ©chir, mais toutefois pendant trop peu de temps pour quâils puissent se corriger et Ă©chapper ainsi Ă des chĂątiments judiciaires. Ainsi, bien que Saint-Loup eĂ»t donnĂ© sa raclĂ©e sans beaucoup rĂ©flĂ©chir, toutes celles de ce genre, mĂȘme si elles viennent en aide aux lois, nâarrivent pas Ă homogĂ©nĂ©iser les mĆurs. Ces incidents, et sans doute celui auquel il pensait le plus, donnĂšrent sans doute Ă Robert le dĂ©sir dâĂȘtre un peu seul. Au bout dâun moment il me demanda de nous sĂ©parer et que jâallasse de mon cĂŽtĂ© chez Mme de Villeparisis, il mây retrouverait, mais aimait mieux que nous nâentrions pas ensemble pour quâil eĂ»t lâair dâarriver seulement Ă Paris plutĂŽt que de donner Ă penser que nous avions dĂ©jĂ passĂ© lâun avec lâautre une partie de lâaprĂšs-midi. Comme je lâavais supposĂ© avant de faire la connaissance de Mme de Villeparisis Ă Balbec, il y avait une grande diffĂ©rence entre le milieu oĂč elle vivait et celui de Mme de Guermantes. Mme de Villeparisis Ă©tait une de ces femmes qui, nĂ©es dans une maison glorieuse, entrĂ©es par leur mariage dans une autre qui ne lâĂ©tait pas moins, ne jouissent pas cependant dâune grande situation mondaine, et, en dehors de quelques duchesses qui sont leurs niĂšces ou leurs belles-sĆurs, et mĂȘme dâune ou deux tĂȘtes couronnĂ©es, vieilles relations de famille, nâont dans leur salon quâun public de troisiĂšme ordre, bourgeoisie, noblesse de province ou tarĂ©e, dont la prĂ©sence a depuis longtemps Ă©loignĂ© les gens Ă©lĂ©gants et snobs qui ne sont pas obligĂ©s dây venir par devoirs de parentĂ© ou dâintimitĂ© trop ancienne. Certes je nâeus au bout de quelques instants aucune peine Ă comprendre pourquoi Mme de Villeparisis sâĂ©tait trouvĂ©e, Ă Balbec, si bien informĂ©e, et mieux que nous-mĂȘmes, des moindres dĂ©tails du voyage que mon pĂšre faisait alors en Espagne avec M. de Norpois. Mais il nâĂ©tait pas possible malgrĂ© cela de sâarrĂȘter Ă lâidĂ©e que la liaison, depuis plus de vingt ans, de Mme de Villeparisis avec lâAmbassadeur pĂ»t ĂȘtre la cause du dĂ©classement de la marquise dans un monde oĂč les femmes les plus brillantes affichaient des amants moins respectables que celui-ci, lequel dâailleurs nâĂ©tait probablement plus depuis longtemps pour la marquise autre chose quâun vieil ami. Mme de Villeparisis avait-elle eu jadis dâautres aventures ? Ă©tant alors dâun caractĂšre plus passionnĂ© que maintenant, dans une vieillesse apaisĂ©e et pieuse qui devait peut-ĂȘtre pourtant un peu de sa couleur Ă ces annĂ©es ardentes et consumĂ©es, nâavait-elle pas su, en province oĂč elle avait vĂ©cu longtemps, Ă©viter certains scandales, inconnus des nouvelles gĂ©nĂ©rations, lesquelles en constataient seulement lâeffet dans la composition mĂȘlĂ©e et dĂ©fectueuse dâun salon fait, sans cela, pour ĂȘtre un des plus purs de tout mĂ©diocre alliage ? Cette mauvaise langue » que son neveu lui attribuait lui avait-elle, dans ces temps-lĂ , fait des ennemis ? lâavait-elle poussĂ©e Ă profiter de certains succĂšs auprĂšs des hommes pour exercer des vengeances contre des femmes ? Tout cela Ă©tait possible ; et ce nâest pas la façon exquise, sensible â nuançant si dĂ©licatement non seulement les expressions mais les intonations â avec laquelle Mme de Villeparisis parlait de la pudeur, de la bontĂ©, qui pouvait infirmer cette supposition ; car ceux qui non seulement parlent bien de certaines vertus, mais mĂȘme en ressentent le charme et les comprennent Ă merveille qui sauront en peindre dans leurs MĂ©moires une digne image, sont souvent issus, mais ne font pas eux-mĂȘmes partie, de la gĂ©nĂ©ration muette, fruste et sans art, qui les pratiqua. Celle-ci se reflĂšte en eux, mais ne sây continue pas. Ă la place du caractĂšre quâelle avait, on trouve une sensibilitĂ©, une intelligence, qui ne servent pas Ă lâaction. Et quâil y eĂ»t ou non dans la vie de Mme de Villeparisis de ces scandales quâeĂ»t effacĂ©s lâĂ©clat de son nom, câest cette intelligence, une intelligence presque dâĂ©crivain de second ordre bien plus que de femme du monde, qui Ă©tait certainement la cause de sa dĂ©chĂ©ance mondaine. Sans doute câĂ©taient des qualitĂ©s assez peu exaltantes, comme la pondĂ©ration et la mesure, que prĂŽnait surtout Mme de Villeparisis ; mais pour parler de la mesure dâune façon entiĂšrement adĂ©quate, la mesure ne suffit pas et il faut certains mĂ©rites dâĂ©crivains qui supposent une exaltation peu mesurĂ©e ; jâavais remarquĂ© Ă Balbec que le gĂ©nie de certains grands artistes restait incompris de Mme de Villeparisis ; et quâelle ne savait que les railler finement, et donner Ă son incomprĂ©hension une forme spirituelle et gracieuse. Mais cet esprit et cette grĂące, au degrĂ© oĂč ils Ă©taient poussĂ©s chez elle, devenaient eux-mĂȘmes â dans un autre plan, et fussent-ils dĂ©ployĂ©s pour mĂ©connaĂźtre les plus hautes Ćuvres â de vĂ©ritables qualitĂ©s artistiques. Or, de telles qualitĂ©s exercent sur toute situation mondaine une action morbide Ă©lective, comme disent les mĂ©decins, et si dĂ©sagrĂ©geante que les plus solidement assises ont peine Ă y rĂ©sister quelques annĂ©es. Ce que les artistes appellent intelligence semble prĂ©tention pure Ă la sociĂ©tĂ© Ă©lĂ©gante qui, incapable de se placer au seul point de vue dâoĂč ils jugent tout, ne comprenant jamais lâattrait particulier auquel ils cĂšdent en choisissant une expression ou en faisant un rapprochement, Ă©prouve auprĂšs dâeux une fatigue, une irritation dâoĂč naĂźt trĂšs vite lâantipathie. Pourtant dans sa conversation, et il en est de mĂȘme des MĂ©moires dâelle quâon a publiĂ©s depuis, Mme de Villeparisis ne montrait quâune sorte de grĂące tout Ă fait mondaine. Ayant passĂ© Ă cĂŽtĂ© de grandes choses sans les approfondir, quelquefois sans les distinguer, elle nâavait guĂšre retenu des annĂ©es oĂč elle avait vĂ©cu, et quâelle dĂ©peignait dâailleurs avec beaucoup de justesse et de charme, que ce quâelles avaient offert de plus frivole. Mais un ouvrage, mĂȘme sâil sâapplique seulement Ă des sujets qui ne sont pas intellectuels, est encore une Ćuvre de lâintelligence, et pour donner dans un livre, ou dans une causerie qui en diffĂšre peu, lâimpression achevĂ©e de la frivolitĂ©, il faut une dose de sĂ©rieux dont une personne purement frivole serait incapable. Dans certains MĂ©moires Ă©crits par une femme et considĂ©rĂ©s comme un chef-dâĆuvre, telle phrase quâon cite comme un modĂšle de grĂące lĂ©gĂšre mâa toujours fait supposer que pour arriver Ă une telle lĂ©gĂšretĂ© lâauteur avait dĂ» possĂ©der autrefois une science un peu lourde, une culture rĂ©barbative, et que, jeune fille, elle semblait probablement Ă ses amies un insupportable bas bleu. Et entre certaines qualitĂ©s littĂ©raires et lâinsuccĂšs mondain, la connexitĂ© est si nĂ©cessaire, quâen lisant aujourdâhui les MĂ©moires de Mme de Villeparisis, telle Ă©pithĂšte juste, telles mĂ©taphores qui se suivent, suffiront au lecteur pour quâĂ leur aide il reconstitue le salut profond, mais glacial, que devait adresser Ă la vieille marquise, dans lâescalier dâune ambassade, telle snob comme Mme Leroi, qui lui cornait peut-ĂȘtre un carton en allant chez les Guermantes mais ne mettait jamais les pieds dans son salon de peur de sây dĂ©classer parmi toutes ces femmes de mĂ©decins ou de notaires. Un bas bleu, Mme de Villeparisis en avait peut-ĂȘtre Ă©tĂ© un dans sa prime jeunesse, et, ivre alors de son savoir, nâavait peut-ĂȘtre pas su retenir contre des gens du monde moins intelligents et moins instruits quâelle, des traits acĂ©rĂ©s que le blessĂ© nâoublie pas. Puis le talent nâest pas un appendice postiche quâon ajoute artificiellement Ă ces qualitĂ©s diffĂ©rentes qui font rĂ©ussir dans la sociĂ©tĂ©, afin de faire, avec le tout, ce que les gens du monde appellent une femme complĂšte ». Il est le produit vivant dâune certaine complexion morale oĂč gĂ©nĂ©ralement beaucoup de qualitĂ©s font dĂ©faut et oĂč prĂ©domine une sensibilitĂ© dont dâautres manifestations que nous ne percevons pas dans un livre peuvent se faire sentir assez vivement au cours de lâexistence, par exemple telles curiositĂ©s, telles fantaisies, le dĂ©sir dâaller ici ou lĂ pour son propre plaisir, et non en vue de lâaccroissement, du maintien, ou pour le simple fonctionnement des relations mondaines. Jâavais vu Ă Balbec Mme de Villeparisis enfermĂ©e entre ses gens et ne jetant pas un coup dâĆil sur les personnes assises dans le hall de lâhĂŽtel. Mais jâavais eu le pressentiment que cette abstention nâĂ©tait pas de lâindiffĂ©rence, et il paraĂźt quâelle ne sây Ă©tait pas toujours cantonnĂ©e. Elle se toquait de connaĂźtre tel ou tel individu qui nâavait aucun titre Ă ĂȘtre reçu chez elle, parfois parce quâelle lâavait trouvĂ© beau, ou seulement parce quâon lui avait dit quâil Ă©tait amusant, ou quâil lui avait semblĂ© diffĂ©rent des gens quâelle connaissait, lesquels, Ă cette Ă©poque oĂč elle ne les apprĂ©ciait pas encore parce quâelle croyait quâils ne la lĂącheraient jamais, appartenaient tous au plus pur faubourg Saint-Germain. Ce bohĂšme, ce petit bourgeois quâelle avait distinguĂ©, elle Ă©tait obligĂ©e de lui adresser ses invitations, dont il ne pouvait pas apprĂ©cier la valeur, avec une insistance qui la dĂ©prĂ©ciait peu Ă peu aux yeux des snobs habituĂ©s Ă coter un salon dâaprĂšs les gens que la maĂźtresse de maison exclut plutĂŽt que dâaprĂšs ceux quâelle reçoit. Certes, si Ă un moment donnĂ© de sa jeunesse, Mme de Villeparisis, blasĂ©e sur la satisfaction dâappartenir Ă la fine fleur de lâaristocratie, sâĂ©tait en quelque sorte amusĂ©e Ă scandaliser les gens parmi lesquels elle vivait, Ă dĂ©faire dĂ©libĂ©rĂ©ment sa situation, elle sâĂ©tait mise Ă attacher de lâimportance Ă cette situation aprĂšs quâelle lâeut perdue. Elle avait voulu montrer aux duchesses quâelle Ă©tait plus quâelles, en disant, en faisant tout ce que celles-ci nâosaient pas dire, nâosaient pas faire. Mais maintenant que celles-ci, sauf celles de sa proche parentĂ©, ne venaient plus chez elle, elle se sentait amoindrie et souhaitait encore de rĂ©gner, mais dâune autre maniĂšre que par lâesprit. Elle eĂ»t voulu attirer toutes celles quâelle avait pris tant de soin dâĂ©carter. Combien de vies de femmes, vies peu connues dâailleurs car chacun, selon son Ăąge, a comme un monde diffĂ©rent, et la discrĂ©tion des vieillards empĂȘche les jeunes gens de se faire une idĂ©e du passĂ© et dâembrasser tout le cycle, ont Ă©tĂ© divisĂ©es ainsi en pĂ©riodes contrastĂ©es, la derniĂšre toute employĂ©e Ă reconquĂ©rir ce qui dans la deuxiĂšme avait Ă©tĂ© si gaiement jetĂ© au vent. JetĂ© au vent de quelle maniĂšre ? Les jeunes gens se le figurent dâautant moins quâils ont sous les yeux une vieille et respectable marquise de Villeparisis et nâont pas lâidĂ©e que la grave mĂ©morialiste dâaujourdâhui, si digne sous sa perruque blanche, ait pu ĂȘtre jadis une gaie soupeuse qui fit peut-ĂȘtre alors les dĂ©lices, mangea peut-ĂȘtre la fortune dâhommes couchĂ©s depuis dans la tombe ; quâelle se fĂ»t employĂ©e aussi Ă dĂ©faire, avec une industrie persĂ©vĂ©rante et naturelle, la situation quâelle tenait de sa grande naissance ne signifie dâailleurs nullement que, mĂȘme Ă cette Ă©poque reculĂ©e, Mme de Villeparisis nâattachĂąt pas un grand prix Ă sa situation. De mĂȘme lâisolement, lâinaction oĂč vit un neurasthĂ©nique peuvent ĂȘtre ourdis par lui du matin au soir sans lui paraĂźtre pour cela supportables, et tandis quâil se dĂ©pĂȘche dâajouter une nouvelle maille au filet qui le retient prisonnier, il est possible quâil ne rĂȘve que bals, chasses et voyages. Nous travaillons Ă tout moment Ă donner sa forme Ă notre vie, mais en copiant malgrĂ© nous comme un dessin les traits de la personne que nous sommes et non de celle quâil nous serait agrĂ©able dâĂȘtre. Les saluts dĂ©daigneux de Mme Leroi pouvaient exprimer en quelque maniĂšre la nature vĂ©ritable de Mme de Villeparisis, ils ne rĂ©pondaient aucunement Ă son dĂ©sir. Sans doute, au mĂȘme moment oĂč Mme Leroi, selon une expression chĂšre Ă Mme Swann, coupait » la marquise, celle-ci pouvait chercher Ă se consoler en se rappelant quâun jour la reine Marie-AmĂ©lie lui avait dit Je vous aime comme une fille. » Mais de telles amabilitĂ©s royales, secrĂštes et ignorĂ©es, nâexistaient que pour la marquise, poudreuses comme le diplĂŽme dâun ancien premier prix du Conservatoire. Les seuls vrais avantages mondains sont ceux qui crĂ©ent de la vie, ceux qui peuvent disparaĂźtre sans que celui qui en a bĂ©nĂ©ficiĂ© ait Ă chercher Ă les retenir ou Ă les divulguer, parce que dans la mĂȘme journĂ©e cent autres leur succĂšdent. Se rappelant de telles paroles de la reine, Mme de Villeparisis les eĂ»t pourtant volontiers troquĂ©es contre le pouvoir permanent dâĂȘtre invitĂ©e que possĂ©dait Mme Leroi, comme, dans un restaurant, un grand artiste inconnu, et de qui le gĂ©nie nâest Ă©crit ni dans les traits de son visage timide, ni dans la coupe dĂ©suĂšte de son veston rĂąpĂ©, voudrait bien ĂȘtre mĂȘme le jeune coulissier du dernier rang de la sociĂ©tĂ© mais qui dĂ©jeune Ă une table voisine avec deux actrices, et vers qui, dans une course obsĂ©quieuse et incessante, sâempressent patron, maĂźtre dâhĂŽtel, garçons, chasseurs et jusquâaux marmitons qui sortent de la cuisine en dĂ©filĂ©s pour le saluer comme dans les fĂ©eries, tandis que sâavance le sommelier, aussi poussiĂ©reux que ses bouteilles, bancroche et Ă©bloui comme si, venant de la cave, il sâĂ©tait tordu le pied avant de remonter au jour. Il faut dire pourtant que, dans le salon de Mme de Villeparisis, lâabsence de Mme Leroi, si elle dĂ©solait la maĂźtresse de maison, passait inaperçue aux yeux dâun grand nombre de ses invitĂ©s. Ils ignoraient totalement la situation particuliĂšre de Mme Leroi, connue seulement du monde Ă©lĂ©gant, et ne doutaient pas que les rĂ©ceptions de Mme de Villeparisis ne fussent, comme en sont persuadĂ©s aujourdâhui les lecteurs de ses MĂ©moires, les plus brillantes de Paris. Ă cette premiĂšre visite quâen quittant Saint-Loup jâallai faire Ă Mme de Villeparisis, suivant le conseil que M. de Norpois avait donnĂ© Ă mon pĂšre, je la trouvai dans son salon tendu de soie jaune sur laquelle les canapĂ©s et les admirables fauteuils en tapisseries de Beauvais se dĂ©tachaient en une couleur rose, presque violette, de framboises mĂ»res. Ă cĂŽtĂ© des portraits des Guermantes, des Villeparisis, on en voyait â offerts par le modĂšle lui-mĂȘme â de la reine Marie-AmĂ©lie, de la reine des Belges, du prince de Joinville, de lâimpĂ©ratrice dâAutriche. Mme de Villeparisis, coiffĂ©e dâun bonnet de dentelles noires de lâancien temps quâelle conservait avec le mĂȘme instinct avisĂ© de la couleur locale ou historique quâun hĂŽtelier breton qui, si parisienne que soit devenue sa clientĂšle, croit plus habile de faire garder Ă ses servantes la coiffe et les grandes manches, Ă©tait assise Ă un petit bureau, oĂč devant elle, Ă cĂŽtĂ© de ses pinceaux, de sa palette et dâune aquarelle de fleurs commencĂ©e, il y avait dans des verres, dans des soucoupes, dans des tasses, des roses mousseuses, des zinnias, des cheveux de VĂ©nus, quâĂ cause de lâaffluence Ă ce moment-lĂ des visites elle sâĂ©tait arrĂȘtĂ©e de peindre, et qui avaient lâair dâachalander le comptoir dâune fleuriste dans quelque estampe du xviiie siĂšcle. Dans ce salon lĂ©gĂšrement chauffĂ© Ă dessein, parce que la marquise sâĂ©tait enrhumĂ©e en revenant de son chĂąteau, il y avait, parmi les personnes prĂ©sentes quand jâarrivai, un archiviste avec qui Mme de Villeparisis avait classĂ© le matin les lettres autographes de personnages historiques Ă elle adressĂ©es et qui Ă©taient destinĂ©es Ă figurer en fac-similĂ©s comme piĂšces justificatives dans les MĂ©moires quâelle Ă©tait en train de rĂ©diger, et un historien solennel et intimidĂ© qui, ayant appris quâelle possĂ©dait par hĂ©ritage un portrait de la duchesse de Montmorency, Ă©tait venu lui demander la permission de reproduire ce portrait dans une planche de son ouvrage sur la Fronde, visiteurs auxquels vint se joindre mon ancien camarade Bloch, maintenant jeune auteur dramatique, sur qui elle comptait pour lui procurer Ă lâĆil des artistes qui joueraient Ă ses prochaines matinĂ©es. Il est vrai que le kalĂ©idoscope social Ă©tait en train de tourner et que lâaffaire Dreyfus allait prĂ©cipiter les Juifs au dernier rang de lâĂ©chelle sociale. Mais, dâune part, le cyclone dreyfusiste avait beau faire rage, ce nâest pas au dĂ©but dâune tempĂȘte que les vagues atteignent leur plus grand courroux. Puis Mme de Villeparisis, laissant toute une partie de sa famille tonner contre les Juifs, Ă©tait jusquâici restĂ©e entiĂšrement Ă©trangĂšre Ă lâAffaire et ne sâen souciait pas. Enfin un jeune homme comme Bloch, que personne ne connaissait, pouvait passer inaperçu, alors que de grands Juifs reprĂ©sentatifs de leur parti Ă©taient dĂ©jĂ menacĂ©s. Il avait maintenant le menton ponctuĂ© dâun bouc », il portait un binocle, une longue redingote, un gant, comme un rouleau de papyrus Ă la main. Les Roumains, les Ăgyptiens et les Turcs peuvent dĂ©tester les Juifs. Mais dans un salon français les diffĂ©rences entre ces peuples ne sont pas si perceptibles, et un IsraĂ©lite faisant son entrĂ©e comme sâil sortait du fond du dĂ©sert, le corps penchĂ© comme une hyĂšne, la nuque obliquement inclinĂ©e et se rĂ©pandant en grands salams », contente parfaitement un goĂ»t dâorientalisme. Seulement il faut pour cela que le Juif nâappartienne pas au monde », sans quoi il prend facilement lâaspect dâun lord, et ses façons sont tellement francisĂ©es que chez lui un nez rebelle, poussant, comme les capucines, dans des directions imprĂ©vues, fait penser au nez de Mascarille plutĂŽt quâĂ celui de Salomon. Mais Bloch nâayant pas Ă©tĂ© assoupli par la gymnastique du Faubourg », ni ennobli par un croisement avec lâAngleterre ou lâEspagne, restait, pour un amateur dâexotisme, aussi Ă©trange et savoureux Ă regarder, malgrĂ© son costume europĂ©en, quâun Juif de Decamps. Admirable puissance de la race qui du fond des siĂšcles pousse en avant jusque dans le Paris moderne, dans les couloirs de nos théùtres, derriĂšre les guichets de nos bureaux, Ă un enterrement, dans la rue, une phalange intacte stylisant la coiffure moderne, absorbant, faisant oublier, disciplinant la redingote, demeurant, en somme, toute pareille Ă celle des scribes assyriens peints en costume de cĂ©rĂ©monie Ă la frise dâun monument de Suse qui dĂ©fend les portes du palais de Darius. Une heure plus tard, Bloch allait se figurer que câĂ©tait par malveillance antisĂ©mitique que M. de Charlus sâinformait sâil portait un prĂ©nom juif, alors que câĂ©tait simplement par curiositĂ© esthĂ©tique et amour de la couleur locale. Mais, au reste, parler de permanence de races rend inexactement lâimpression que nous recevons des Juifs, des Grecs, des Persans, de tous ces peuples auxquels il vaut mieux laisser leur variĂ©tĂ©. Nous connaissons, par les peintures antiques, le visage des anciens Grecs, nous avons vu des Assyriens au fronton dâun palais de Suse. Or il nous semble, quand nous rencontrons dans le monde des Orientaux appartenant Ă tel ou tel groupe, ĂȘtre en prĂ©sence de crĂ©atures que la puissance du spiritisme aurait fait apparaĂźtre. Nous ne connaissions quâune image superficielle ; voici quâelle a pris de la profondeur, quâelle sâĂ©tend dans les trois dimensions, quâelle bouge. La jeune dame grecque, fille dâun riche banquier, et Ă la mode en ce moment, a lâair dâune de ces figurantes qui, dans un ballet historique et esthĂ©tique Ă la fois, symbolisent, en chair et en os, lâart hellĂ©nique ; encore, au théùtre, la mise en scĂšne banalise-t-elle ces images ; au contraire, le spectacle auquel lâentrĂ©e dans un salon dâune Turque, dâun Juif, nous fait assister, en animant les figures, les rend plus Ă©tranges, comme sâil sâagissait en effet dâĂȘtre Ă©voquĂ©s par un effort mĂ©diumnique. Câest lâĂąme ou plutĂŽt le peu de chose auquel se rĂ©duit, jusquâici du moins, lâĂąme, dans ces sortes de matĂ©rialisations, câest lâĂąme entrevue auparavant par nous dans les seuls musĂ©es, lâĂąme des Grecs anciens, des anciens Juifs, arrachĂ©e Ă une vie tout Ă la fois insignifiante et transcendantale, qui semble exĂ©cuter devant nous cette mimique dĂ©concertante. Dans la jeune dame grecque qui se dĂ©robe, ce que nous voudrions vainement Ă©treindre, câest une figure jadis admirĂ©e aux flancs dâun vase. Il me semblait que si jâavais dans la lumiĂšre du salon de Mme de Villeparisis pris des clichĂ©s dâaprĂšs Bloch, ils eussent donnĂ© dâIsraĂ«l cette mĂȘme image, si troublante parce quâelle ne paraĂźt pas Ă©maner de lâhumanitĂ©, si dĂ©cevante parce que tout de mĂȘme elle ressemble trop Ă lâhumanitĂ©, et que nous montrent les photographies spirites. Il nâest pas, dâune façon plus gĂ©nĂ©rale, jusquâĂ la nullitĂ© des propos tenus par les personnes au milieu desquelles nous vivons qui ne nous donne lâimpression du surnaturel, dans notre pauvre monde de tous les jours oĂč mĂȘme un homme de gĂ©nie de qui nous attendons, rassemblĂ©s comme autour dâune table tournante, le secret de lâinfini, prononce seulement ces paroles, les mĂȘmes qui venaient de sortir des lĂšvres de Bloch Quâon fasse attention Ă mon chapeau haut de forme. » â Mon Dieu, les ministres, mon cher monsieur, Ă©tait en train de dire Mme de Villeparisis sâadressant plus particuliĂšrement Ă mon ancien camarade, et renouant le fil dâune conversation que mon entrĂ©e avait interrompue, personne ne voulait les voir. Si petite que je fusse, je me rappelle encore le roi priant mon grand-pĂšre dâinviter M. Decazes Ă une redoute oĂč mon pĂšre devait danser avec la duchesse de Berry. Vous me ferez plaisir, Florimond », disait le roi. Mon grand-pĂšre, qui Ă©tait un peu sourd, ayant entendu M. de Castries, trouvait la demande toute naturelle. Quand il comprit quâil sâagissait de M. Decazes, il eut un moment de rĂ©volte, mais sâinclina et Ă©crivit le soir mĂȘme Ă M. Decazes en le suppliant de lui faire la grĂące et lâhonneur dâassister Ă son bal qui avait lieu la semaine suivante. Car on Ă©tait poli, monsieur, dans ce temps-lĂ , et une maĂźtresse de maison nâaurait pas su se contenter dâenvoyer sa carte en ajoutant Ă la main une tasse de thĂ© », ou thĂ© dansant », ou thĂ© musical ». Mais si on savait la politesse on nâignorait pas non plus lâimpertinence. M. Decazes accepta, mais la veille du bal on apprenait que mon grand-pĂšre se sentant souffrant avait dĂ©commandĂ© la redoute. Il avait obĂ©i au roi, mais il nâavait pas eu M. Decazes Ă son bal⊠â Oui, monsieur, je me souviens trĂšs bien de M. MolĂ©, câĂ©tait un homme dâesprit, il lâa prouvĂ© quand il a reçu M. de Vigny Ă lâAcadĂ©mie, mais il Ă©tait trĂšs solennel et je le vois encore descendant dĂźner chez lui son chapeau haut de forme Ă la main. â Ah ! câest bien Ă©vocateur dâun temps assez pernicieusement philistin, car câĂ©tait sans doute une habitude universelle dâavoir son chapeau Ă la main chez soi, dit Bloch, dĂ©sireux de profiter de cette occasion si rare de sâinstruire, auprĂšs dâun tĂ©moin oculaire, des particularitĂ©s de la vie aristocratique dâautrefois, tandis que lâarchiviste, sorte de secrĂ©taire intermittent de la marquise, jetait sur elle des regards attendris et semblait nous dire VoilĂ comme elle est, elle sait tout, elle a connu tout le monde, vous pouvez lâinterroger sur ce que vous voudrez, elle est extraordinaire. » â Mais non, rĂ©pondit Mme de Villeparisis tout en disposant plus prĂšs dâelle le verre oĂč trempaient les cheveux de VĂ©nus que tout Ă lâheure elle recommencerait Ă peindre, câĂ©tait une habitude Ă M. MolĂ©, tout simplement. Je nâai jamais vu mon pĂšre avoir son chapeau chez lui, exceptĂ©, bien entendu, quand le roi venait, puisque le roi Ă©tant partout chez lui, le maĂźtre de la maison nâest plus quâun visiteur dans son propre salon. â Aristote nous a dit dans le chapitre IIâŠ, hasarda M. Pierre, lâhistorien de la Fronde, mais si timidement que personne nây fit attention. Atteint depuis quelques semaines dâinsomnie nerveuse qui rĂ©sistait Ă tous les traitements, il ne se couchait plus et, brisĂ© de fatigue, ne sortait que quand ses travaux rendaient nĂ©cessaire quâil se dĂ©plaçùt. Incapable de recommencer souvent ces expĂ©ditions si simples pour dâautres mais qui lui coĂ»taient autant que si pour les faire il descendait de la lune, il Ă©tait surpris de trouver souvent que la vie de chacun nâĂ©tait pas organisĂ©e dâune façon permanente pour donner leur maximum dâutilitĂ© aux brusques Ă©lans de la sienne. Il trouvait parfois fermĂ©e une bibliothĂšque quâil nâĂ©tait allĂ© voir quâen se campant artificiellement debout et dans une redingote comme un homme de Wells. Par bonheur il avait rencontrĂ© Mme de Villeparisis chez elle et allait voir le portrait. Bloch lui coupa la parole. â Vraiment, dit-il en rĂ©pondant Ă ce que venait de dire Mme de Villeparisis au sujet du protocole rĂ©glant les visites royales, je ne savais absolument pas cela â comme sâil Ă©tait Ă©trange quâil ne le sĂ»t pas. â Ă propos de ce genre de visites, vous savez la plaisanterie stupide que mâa faite hier matin mon neveu Basin ? demanda Mme de Villeparisis Ă lâarchiviste. Il mâa fait dire, au lieu de sâannoncer, que câĂ©tait la reine de SuĂšde qui demandait Ă me voir. â Ah ! il vous a fait dire cela froidement comme cela ! Il en a de bonnes ! sâĂ©cria Bloch en sâesclaffant, tandis que lâhistorien souriait avec une timiditĂ© majestueuse. â JâĂ©tais assez Ă©tonnĂ©e parce que je nâĂ©tais revenue de la campagne que depuis quelques jours ; jâavais demandĂ© pour ĂȘtre un peu tranquille quâon ne dise Ă personne que jâĂ©tais Ă Paris, et je me demandais comment la reine de SuĂšde le savait dĂ©jĂ , reprit Mme de Villeparisis laissant ses visiteurs Ă©tonnĂ©s quâune visite de la reine de SuĂšde ne fĂ»t en elle-mĂȘme rien dâanormal pour leur hĂŽtesse. Certes si le matin Mme de Villeparisis avait compulsĂ© avec lâarchiviste la documentation de ses MĂ©moires, en ce moment elle en essayait Ă son insu le mĂ©canisme et le sortilĂšge sur un public moyen, reprĂ©sentatif de celui oĂč se recruteraient un jour ses lecteurs. Le salon de Mme de Villeparisis pouvait se diffĂ©rencier dâun salon vĂ©ritablement Ă©lĂ©gant dâoĂč auraient Ă©tĂ© absentes beaucoup de bourgeoises quâelle recevait et oĂč on aurait vu en revanche telles des dames brillantes que Mme Leroi avait fini par attirer, mais cette nuance nâest pas perceptible dans ses MĂ©moires, oĂč certaines relations mĂ©diocres quâavait lâauteur disparaissent, parce quâelles nâont pas lâoccasion dây ĂȘtre citĂ©es ; et des visiteuses quâil nâavait pas nây font pas faute, parce que dans lâespace forcĂ©ment restreint quâoffrent ces MĂ©moires, peu de personnes peuvent figurer, et que si ces personnes sont des personnages princiers, des personnalitĂ©s historiques, lâimpression maximum dâĂ©lĂ©gance que des MĂ©moires puissent donner au public se trouve atteinte. Au jugement de Mme Leroi, le salon de Mme de Villeparisis Ă©tait un salon de troisiĂšme ordre ; et Mme de Villeparisis souffrait du jugement de Mme Leroi. Mais personne ne sait plus guĂšre aujourdâhui qui Ă©tait Mme Leroi, son jugement sâest Ă©vanoui, et câest le salon de Mme de Villeparisis, oĂč frĂ©quentait la reine de SuĂšde, oĂč avaient frĂ©quentĂ© le duc dâAumale, le duc de Broglie, Thiers, Montalembert, Mgr Dupanloup, qui sera considĂ©rĂ© comme un des plus brillants du xixe siĂšcle par cette postĂ©ritĂ© qui nâa pas changĂ© depuis les temps dâHomĂšre et de Pindare, et pour qui le rang enviable câest la haute naissance, royale ou quasi royale, lâamitiĂ© des rois, des chefs du peuple, des hommes illustres. Or, de tout cela Mme de Villeparisis avait un peu dans son salon actuel et dans les souvenirs, quelquefois retouchĂ©s lĂ©gĂšrement, Ă lâaide desquels elle le prolongeait dans le passĂ©. Puis M. de Norpois, qui nâĂ©tait pas capable de refaire une vraie situation Ă son amie, lui amenait en revanche les hommes dâĂtat Ă©trangers ou français qui avaient besoin de lui et savaient que la seule maniĂšre efficace de lui faire leur cour Ă©tait de frĂ©quenter chez Mme de Villeparisis. Peut-ĂȘtre Mme Leroi connaissait-elle aussi ces Ă©minentes personnalitĂ©s europĂ©ennes. Mais en femme agrĂ©able et qui fuit le ton des bas bleus elle se gardait de parler de la question dâOrient aux premiers ministres aussi bien que de lâessence de lâamour aux romanciers et aux philosophes. Lâamour ? avait-elle rĂ©pondu une fois Ă une dame prĂ©tentieuse qui lui avait demandĂ© Que pensez-vous de lâamour ? » Lâamour ? je le fais souvent mais je nâen parle jamais. » Quand elle avait chez elle de ces cĂ©lĂ©britĂ©s de la littĂ©rature et de la politique elle se contentait, comme la duchesse de Guermantes, de les faire jouer au poker. Ils aimaient souvent mieux cela que les grandes conversations Ă idĂ©es gĂ©nĂ©rales oĂč les contraignait Mme de Villeparisis. Mais ces conversations, peut-ĂȘtre ridicules dans le monde, ont fourni aux Souvenirs » de Mme de Villeparisis de ces morceaux excellents, de ces dissertations politiques qui font bien dans des MĂ©moires comme dans les tragĂ©dies Ă la Corneille. Dâailleurs les salons des Mme de Villeparisis peuvent seuls passer Ă la postĂ©ritĂ© parce que les Mme Leroi ne savent pas Ă©crire, et le sauraient-elles, nâen auraient pas le temps. Et si les dispositions littĂ©raires des Mme de Villeparisis sont la cause du dĂ©dain des Mme Leroi, Ă son tour le dĂ©dain des Mme Leroi sert singuliĂšrement les dispositions littĂ©raires des Mme de Villeparisis en faisant aux dames bas bleus le loisir que rĂ©clame la carriĂšre des lettres. Dieu qui veut quâil y ait quelques livres bien Ă©crits souffle pour cela ces dĂ©dains dans le cĆur des Mme Leroi, car il sait que si elles invitaient Ă dĂźner les Mme de Villeparisis, celles-ci laisseraient immĂ©diatement leur Ă©critoire et feraient atteler pour huit heures. Au bout dâun instant entra dâun pas lent et solennel une vieille dame dâune haute taille et qui, sous son chapeau de paille relevĂ©, laissait voir une monumentale coiffure blanche Ă la Marie-Antoinette. Je ne savais pas alors quâelle Ă©tait une des trois femmes quâon pouvait observer encore dans la sociĂ©tĂ© parisienne et qui, comme Mme de Villeparisis, tout en Ă©tant dâune grande naissance, avaient Ă©tĂ© rĂ©duites, pour des raisons qui se perdaient dans la nuit des temps et quâaurait pu nous dire seul quelque vieux beau de cette Ă©poque, Ă ne recevoir quâune lie de gens dont on ne voulait pas ailleurs. Chacune de ces dames avait sa duchesse de Guermantes », sa niĂšce brillante qui venait lui rendre des devoirs, mais ne serait pas parvenue Ă attirer chez elle la duchesse de Guermantes » dâune des deux autres. Mme de Villeparisis Ă©tait fort liĂ©e avec ces trois dames, mais elle ne les aimait pas. Peut-ĂȘtre leur situation assez analogue Ă la sienne lui en prĂ©sentait-elle une image qui ne lui Ă©tait pas agrĂ©able. Puis aigries, bas bleus, cherchant, par le nombre des saynĂštes quâelles faisaient jouer, Ă se donner lâillusion dâun salon, elles avaient entre elles des rivalitĂ©s quâune fortune assez dĂ©labrĂ©e au cours dâune existence peu tranquille forçait Ă compter, Ă profiter du concours gracieux dâun artiste, en une sorte de lutte pour la vie. De plus la dame Ă la coiffure de Marie-Antoinette, chaque fois quâelle voyait Mme de Villeparisis, ne pouvait sâempĂȘcher de penser que la duchesse de Guermantes nâallait pas Ă ses vendredis. Sa consolation Ă©tait quâĂ ces mĂȘmes vendredis ne manquait jamais, en bonne parente, la princesse de Poix, laquelle Ă©tait sa Guermantes Ă elle et qui nâallait jamais chez Mme de Villeparisis quoique Mme de Poix fĂ»t amie intime de la duchesse. NĂ©anmoins de lâhĂŽtel du quai Malaquais aux salons de la rue de Tournon, de la rue de la Chaise et du faubourg Saint-HonorĂ©, un lien aussi fort que dĂ©testĂ© unissait les trois divinitĂ©s dĂ©chues, desquelles jâaurais bien voulu apprendre, en feuilletant quelque dictionnaire mythologique de la sociĂ©tĂ©, quelle aventure galante, quelle outrecuidance sacrilĂšge, avaient amenĂ© la punition. La mĂȘme origine brillante, la mĂȘme dĂ©chĂ©ance actuelle entraient peut-ĂȘtre pour beaucoup dans telle nĂ©cessitĂ© qui les poussait, en mĂȘme temps quâĂ se haĂŻr, Ă se frĂ©quenter. Puis chacune dâelles trouvait dans les autres un moyen commode de faire des politesses Ă leurs visiteurs. Comment ceux-ci nâeussent-ils pas cru pĂ©nĂ©trer dans le faubourg le plus fermĂ©, quand on les prĂ©sentait Ă une dame fort titrĂ©e dont la sĆur avait Ă©pousĂ© un duc de Sagan ou un prince de Ligne ? Dâautant plus quâon parlait infiniment plus dans les journaux de ces prĂ©tendus salons que des vrais. MĂȘme les neveux gratins » Ă qui un camarade demandait de les mener dans le monde Saint-Loup tout le premier disaient Je vous conduirai chez ma tante Villeparisis, ou chez ma tante XâŠ, câest un salon intĂ©ressant. » Ils savaient surtout que cela leur donnerait moins de peine que de faire pĂ©nĂ©trer lesdits amis chez les niĂšces ou belles-sĆurs Ă©lĂ©gantes de ces dames. Les hommes trĂšs ĂągĂ©s, les jeunes femmes qui lâavaient appris dâeux, me dirent que si ces vieilles dames nâĂ©taient pas reçues, câĂ©tait Ă cause du dĂ©rĂšglement extraordinaire de leur conduite, lequel, quand jâobjectai que ce nâest pas un empĂȘchement Ă lâĂ©lĂ©gance, me fut reprĂ©sentĂ© comme ayant dĂ©passĂ© toutes les proportions aujourdâhui connues. Lâinconduite de ces dames solennelles qui se tenaient assises toutes droites prenait, dans la bouche de ceux qui en parlaient, quelque chose que je ne pouvais imaginer, proportionnĂ© Ă la grandeur des Ă©poques antĂ©-historiques, Ă lâĂąge du mammouth. Bref ces trois Parques Ă cheveux blancs, bleus ou roses, avaient filĂ© le mauvais coton dâun nombre incalculable de messieurs. Je pensai que les hommes dâaujourdâhui exagĂ©raient les vices de ces temps fabuleux, comme les Grecs qui composĂšrent Icare, ThĂ©sĂ©e, Hercule avec des hommes qui avaient Ă©tĂ© peu diffĂ©rents de ceux qui longtemps aprĂšs les divinisaient. Mais on ne fait la somme des vices dâun ĂȘtre que quand il nâest plus guĂšre en Ă©tat de les exercer, et quâĂ la grandeur du chĂątiment social, qui commence Ă sâaccomplir et quâon constate seul, on mesure, on imagine, on exagĂšre celle du crime qui a Ă©tĂ© commis. Dans cette galerie de figures symboliques quâest le monde », les femmes vĂ©ritablement lĂ©gĂšres, les Messalines complĂštes, prĂ©sentent toujours lâaspect solennel dâune dame dâau moins soixante-dix ans, hautaine, qui reçoit tant quâelle peut, mais non qui elle veut, chez qui ne consentent pas Ă aller les femmes dont la conduite prĂȘte un peu Ă redire, Ă laquelle le pape donne toujours sa rose dâor », et qui quelquefois a Ă©crit sur la jeunesse de Lamartine un ouvrage couronnĂ© par lâAcadĂ©mie française. Bonjour Alix », dit Mme de Villeparisis Ă la dame Ă coiffure blanche de Marie-Antoinette, laquelle dame jetait un regard perçant sur lâassemblĂ©e afin de dĂ©nicher sâil nây avait pas dans ce salon quelque morceau qui pĂ»t ĂȘtre utile pour le sien et que, dans ce cas, elle devrait dĂ©couvrir elle-mĂȘme, car Mme de Villeparisis, elle nâen doutait pas, serait assez maligne pour essayer de le lui cacher. Câest ainsi que Mme de Villeparisis eut grand soin de ne pas prĂ©senter Bloch Ă la vieille dame de peur quâil ne fĂźt jouer la mĂȘme saynĂšte que chez elle dans lâhĂŽtel du quai Malaquais. Ce nâĂ©tait dâailleurs quâun rendu. Car la vieille dame avait eu la veille Mme Ristori qui avait dit des vers, et avait eu soin que Mme de Villeparisis Ă qui elle avait chipĂ© lâartiste italienne ignorĂąt lâĂ©vĂ©nement avant quâil fĂ»t accompli. Pour que celle-ci ne lâapprĂźt pas par les journaux et ne sâen trouvĂąt pas froissĂ©e, elle venait le lui raconter, comme ne se sentant pas coupable. Mme de Villeparisis, jugeant que ma prĂ©sentation nâavait pas les mĂȘmes inconvĂ©nients que celle de Bloch, me nomma Ă la Marie-Antoinette du quai. Celle-ci cherchant, en faisant le moins de mouvements possible, Ă garder dans sa vieillesse cette ligne de dĂ©esse de Coysevox qui avait, il y a bien des annĂ©es, charmĂ© la jeunesse Ă©lĂ©gante, et que de faux hommes de lettres cĂ©lĂ©braient maintenant dans des bouts rimĂ©s â ayant pris dâailleurs lâhabitude de la raideur hautaine et compensatrice, commune Ă toutes les personnes quâune disgrĂące particuliĂšre oblige Ă faire perpĂ©tuellement des avances â abaissa lĂ©gĂšrement la tĂȘte avec une majestĂ© glaciale et la tournant dâun autre cĂŽtĂ© ne sâoccupa pas plus de moi que si je nâeusse pas existĂ©. Son attitude Ă double fin semblait dire Ă Mme de Villeparisis Vous voyez que je nâen suis pas Ă une relation prĂšs et que les petits jeunes â Ă aucun point de vue, mauvaise langue, â ne mâintĂ©ressent pas. » Mais quand, un quart dâheure aprĂšs, elle se retira, profitant du tohu-bohu elle me glissa Ă lâoreille de venir le vendredi suivant dans sa loge, avec une des trois dont le nom Ă©clatant â elle Ă©tait dâailleurs nĂ©e Choiseul â me fit un prodigieux effet. â Monsieur, jâcrois que vous voulez Ă©crire quelque chose sur Mme la duchesse de Montmorency, dit Mme de Villeparisis Ă lâhistorien de la Fronde, avec cet air bougon dont, Ă son insu, sa grande amabilitĂ© Ă©tait froncĂ©e par le recroquevillement boudeur, le dĂ©pit physiologique de la vieillesse, ainsi que par lâaffectation dâimiter le ton presque paysan de lâancienne aristocratie. Jâvais vous montrer son portrait, lâoriginal de la copie qui est au Louvre. Elle se leva en posant ses pinceaux prĂšs de ses fleurs, et le petit tablier qui apparut alors Ă sa taille et quâelle portait pour ne pas se salir avec ses couleurs, ajoutait encore Ă lâimpression presque dâune campagnarde que donnaient son bonnet et ses grosses lunettes et contrastait avec le luxe de sa domesticitĂ©, du maĂźtre dâhĂŽtel qui avait apportĂ© le thĂ© et les gĂąteaux, du valet de pied en livrĂ©e quâelle sonna pour Ă©clairer le portrait de la duchesse de Montmorency, abbesse dans un des plus cĂ©lĂšbres chapitres de lâEst. Tout le monde sâĂ©tait levĂ©. Ce qui est assez amusant, dit-elle, câest que dans ces chapitres oĂč nos grandâtantes Ă©taient souvent abbesses, les filles du roi de France nâeussent pas Ă©tĂ© admises. CâĂ©taient des chapitres trĂšs fermĂ©s. â Pas admises les filles du Roi, pourquoi cela ? demanda Bloch stupĂ©fait. â Mais parce que la Maison de France nâavait plus assez de quartiers depuis quâelle sâĂ©tait mĂ©salliĂ©e. » LâĂ©tonnement de Bloch allait grandissant. MĂ©salliĂ©e, la Maison de France ? Comment ça ? â Mais en sâalliant aux MĂ©dicis, rĂ©pondit Mme de Villeparisis du ton le plus naturel. Le portrait est beau, nâest-ce pas ? et dans un Ă©tat de conservation parfaite », ajouta-t-elle. â Ma chĂšre amie, dit la dame coiffĂ©e Ă la Marie-Antoinette, vous vous rappelez que quand je vous ai amenĂ© Liszt il vous a dit que câĂ©tait celui-lĂ qui Ă©tait la copie. â Je mâinclinerai devant une opinion de Liszt en musique, mais pas en peinture ! Dâailleurs, il Ă©tait dĂ©jĂ gĂąteux et je ne me rappelle pas quâil ait jamais dit cela. Mais ce nâest pas vous qui me lâavez amenĂ©. Jâavais dĂźnĂ© vingt fois avec lui chez la princesse de Sayn-Wittgenstein. Le coup dâAlix avait ratĂ©, elle se tut, resta debout et immobile. Des couches de poudre plĂątrant son visage, celui-ci avait lâair dâun visage de pierre. Et comme le profil Ă©tait noble, elle semblait, sur un socle triangulaire et moussu cachĂ© par le mantelet, la dĂ©esse effritĂ©e dâun parc. â Ah ! voilĂ encore un autre beau portrait, dit lâhistorien. La porte sâouvrit et la duchesse de Guermantes entra. â Tiens, bonjour, lui dit sans un signe de tĂȘte Mme de Villeparisis en tirant dâune poche de son tablier une main quâelle tendit Ă la nouvelle arrivante ; et cessant aussitĂŽt de sâoccuper dâelle pour se retourner vers lâhistorien Câest le portrait de la duchesse de La Rochefoucauld⊠Un jeune domestique, Ă lâair hardi et Ă la figure charmante mais rognĂ©e si juste pour rester aussi parfaite que le nez un peu rouge et la peau lĂ©gĂšrement enflammĂ©e semblaient garder quelque trace de la rĂ©cente et sculpturale incision entra portant une carte sur un plateau. â Câest ce monsieur qui est dĂ©jĂ venu plusieurs fois pour voir Madame la Marquise. â Est-ce que vous lui avez dit que je recevais ? â Il a entendu causer. â Eh bien ! soit, faites-le entrer. Câest un monsieur quâon mâa prĂ©sentĂ©, dit Mme de Villeparisis. Il mâa dit quâil dĂ©sirait beaucoup ĂȘtre reçu ici. Jamais je ne lâai autorisĂ© Ă venir. Mais enfin voilĂ cinq fois quâil se dĂ©range, il ne faut pas froisser les gens. Monsieur, me dit-elle, et vous, monsieur, ajouta-t-elle en dĂ©signant lâhistorien de la Fronde, je vous prĂ©sente ma niĂšce, la duchesse de Guermantes. Lâhistorien sâinclina profondĂ©ment ainsi que moi et, semblant supposer que quelque rĂ©flexion cordiale devait suivre ce salut, ses yeux sâanimĂšrent et il sâapprĂȘtait Ă ouvrir la bouche quand il fut refroidi par lâaspect de Mme de Guermantes qui avait profitĂ© de lâindĂ©pendance de son torse pour le jeter en avant avec une politesse exagĂ©rĂ©e et le ramener avec justesse sans que son visage et son regard eussent paru avoir remarquĂ© quâil y avait quelquâun devant eux ; aprĂšs avoir poussĂ© un lĂ©ger soupir, elle se contenta de manifester de la nullitĂ© de lâimpression que lui produisaient la vue de lâhistorien et la mienne en exĂ©cutant certains mouvements des ailes du nez avec une prĂ©cision qui attestait lâinertie absolue de son attention dĂ©sĆuvrĂ©e. Le visiteur importun entra, marchant droit vers Mme de Villeparisis, dâun air ingĂ©nu et fervent, câĂ©tait Legrandin. â Je vous remercie beaucoup de me recevoir, madame, dit-il en insistant sur le mot beaucoup » câest un plaisir dâune qualitĂ© tout Ă fait rare et subtile que vous faites Ă un vieux solitaire, je vous assure que sa rĂ©percussion⊠Il sâarrĂȘta net en mâapercevant. â Je montrais Ă monsieur le beau portrait de la duchesse de La Rochefoucauld, femme de lâauteur des Maximes, il me vient de famille. Mme de Guermantes, elle, salua Alix, en sâexcusant de nâavoir pu, cette annĂ©e comme les autres, aller la voir. Jâai eu de vos nouvelles par Madeleine », ajouta-t-elle. â Elle a dĂ©jeunĂ© chez moi ce matin, dit la marquise du quai Malaquais avec la satisfaction de penser que Mme de Villeparisis nâen pourrait jamais dire autant. Cependant je causais avec Bloch, et craignant, dâaprĂšs ce quâon mâavait dit du changement Ă son Ă©gard de son pĂšre, quâil nâenviĂąt ma vie, je lui dis que la sienne devait ĂȘtre plus heureuse. Ces paroles Ă©taient de ma part un simple effet de lâamabilitĂ©. Mais elle persuade aisĂ©ment de leur bonne chance ceux qui ont beaucoup dâamour-propre, ou leur donne le dĂ©sir de persuader les autres. Oui, jâai en effet une vie dĂ©licieuse, me dit Bloch dâun air de bĂ©atitude. Jâai trois grands amis, je nâen voudrais pas un de plus, une maĂźtresse adorable, je suis infiniment heureux. Rare est le mortel Ă qui le PĂšre Zeus accorde tant de fĂ©licitĂ©s. » Je crois quâil cherchait surtout Ă se louer et Ă me faire envie. Peut-ĂȘtre aussi y avait-il quelque dĂ©sir dâoriginalitĂ© dans son optimisme. Il fut visible quâil ne voulait pas rĂ©pondre les mĂȘmes banalitĂ©s que tout le monde Oh ! ce nâĂ©tait rien, etc. » quand, Ă ma question Ătait-ce joli ? » posĂ©e Ă propos dâune matinĂ©e dansante donnĂ©e chez lui et Ă laquelle je nâavais pu aller, il me rĂ©pondit dâun air uni, indiffĂ©rent comme sâil sâĂ©tait agi dâun autre Mais oui, câĂ©tait trĂšs joli, on ne peut plus rĂ©ussi. CâĂ©tait vraiment ravissant. » â Ce que vous nous apprenez lĂ mâintĂ©resse infiniment, dit Legrandin Ă Mme de Villeparisis, car je me disais justement lâautre jour que vous teniez beaucoup de lui par la nettetĂ© alerte du tour, par quelque chose que jâappellerai de deux termes contradictoires, la rapiditĂ© lapidaire et lâinstantanĂ© immortel. Jâaurais voulu ce soir prendre en note toutes les choses que vous dites ; mais je les retiendrai. Elles sont, dâun mot qui est, je crois, de Joubert, amies de la mĂ©moire. Vous nâavez jamais lu Joubert ? Oh ! vous lui auriez tellement plu ! Je me permettrai dĂšs ce soir de vous envoyer ses Ćuvres, trĂšs fier de vous prĂ©senter son esprit. Il nâavait pas votre force. Mais il avait aussi bien de la grĂące. Jâavais voulu tout de suite aller dire bonjour Ă Legrandin, mais il se tenait constamment le plus Ă©loignĂ© de moi quâil pouvait, sans doute dans lâespoir que je nâentendisse pas les flatteries quâavec un grand raffinement dâexpression, il ne cessait Ă tout propos de prodiguer Ă Mme de Villeparisis. Elle haussa les Ă©paules en souriant comme sâil avait voulu se moquer et se tourna vers lâhistorien. â Et celle-ci, câest la fameuse Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse, qui avait Ă©pousĂ© en premiĂšres noces M. de Luynes. â Ma chĂšre, Mme de Luynes me fait penser Ă Yolande ; elle est venue hier chez moi ; si jâavais su que vous nâaviez votre soirĂ©e prise par personne, je vous aurais envoyĂ© chercher ; Mme Ristori, qui est venue Ă lâimproviste, a dit devant lâauteur des vers de la reine Carmen Sylva, câĂ©tait dâune beautĂ© ! Quelle perfidie ! pensa Mme de Villeparisis. Câest sĂ»rement de cela quâelle parlait tout bas, lâautre jour, Ă Mme de Beaulaincourt et Ă Mme de Chaponay. » â JâĂ©tais libre, mais je ne serais pas venue, rĂ©pondit-elle. Jâai entendu Mme Ristori dans son beau temps, ce nâest plus quâune ruine. Et puis je dĂ©teste les vers de Carmen Sylva. La Ristori est venue ici une fois, amenĂ©e par la duchesse dâAoste, dire un chant de lâEnfer, de Dante. VoilĂ oĂč elle est incomparable. Alix supporta le coup sans faiblir. Elle restait de marbre. Son regard Ă©tait perçant et vide, son nez noblement arquĂ©. Mais une joue sâĂ©caillait. Des vĂ©gĂ©tations lĂ©gĂšres, Ă©tranges, vertes et roses, envahissaient le menton. Peut-ĂȘtre un hiver de plus la jetterait bas. â Tenez, monsieur, si vous aimez la peinture, regardez le portrait de Mme de Montmorency, dit Mme de Villeparisis Ă Legrandin pour interrompre les compliments qui recommençaient. Profitant de ce quâil sâĂ©tait Ă©loignĂ©, Mme de Guermantes le dĂ©signa Ă sa tante dâun regard ironique et interrogateur. â Câest M. Legrandin, dit Ă mi-voix Mme de Villeparisis ; il a une sĆur qui sâappelle Mme de Cambremer, ce qui ne doit pas, du reste, te dire plus quâĂ moi. â Comment, mais je la connais parfaitement, sâĂ©cria en mettant sa main devant sa bouche Mme de Guermantes. Ou plutĂŽt je ne la connais pas, mais je ne sais pas ce qui a pris Ă Basin, qui rencontre Dieu sait oĂč le mari, de dire Ă cette grosse femme de venir me voir. Je ne peux pas vous dire ce que çâa Ă©tĂ© que sa visite. Elle mâa racontĂ© quâelle Ă©tait allĂ©e Ă Londres, elle mâa Ă©numĂ©rĂ© tous les tableaux du British. Telle que vous me voyez, en sortant de chez vous je vais fourrer un carton chez ce monstre. Et ne croyez pas que ce soit des plus faciles, car sous prĂ©texte quâelle est mourante elle est toujours chez elle et, quâon y aille Ă sept heures du soir ou Ă neuf heures du matin, elle est prĂȘte Ă vous offrir des tartes aux fraises. â Mais bien entendu, voyons, câest un monstre, dit Mme de Guermantes Ă un regard interrogatif de sa tante. Câest une personne impossible elle dit plumitif », enfin des choses comme ça. â Quâest-ce que ça veut dire plumitif » ? demanda Mme de Villeparisis Ă sa niĂšce ? â Mais je nâen sais rien ! sâĂ©cria la duchesse avec une indignation feinte. Je ne veux pas le savoir. Je ne parle pas ce français-lĂ . Et voyant que sa tante ne savait vraiment pas ce que voulait dire plumitif, pour avoir la satisfaction de montrer quâelle Ă©tait savante autant que puriste et pour se moquer de sa tante aprĂšs sâĂȘtre moquĂ©e de Mme de Cambremer â Mais si, dit-elle avec un demi-rire, que les restes de la mauvaise humeur jouĂ©e rĂ©primaient, tout le monde sait ça, un plumitif câest un Ă©crivain, câest quelquâun qui tient une plume. Mais câest une horreur de mot. Câest Ă vous faire tomber vos dents de sagesse. Jamais on ne me ferait dire ça. â Comment, câest le frĂšre ! je nâai pas encore rĂ©alisĂ©. Mais au fond ce nâest pas incomprĂ©hensible. Elle a la mĂȘme humilitĂ© de descente de lit et les mĂȘmes ressources de bibliothĂšque tournante. Elle est aussi flagorneuse que lui et aussi embĂȘtante. Je commence Ă me faire assez bien Ă lâidĂ©e de cette parentĂ©. â Assieds-toi, on va prendre un peu de thĂ©, dit Mme de Villeparisis Ă Mme de Guermantes, sers-toi toi-mĂȘme, toi tu nâas pas besoin de voir les portraits de tes arriĂšre-grandâmĂšres, tu les connais aussi bien que moi. Mme de Villeparisis revint bientĂŽt sâasseoir et se mit Ă peindre. Tout le monde se rapprocha, jâen profitai pour aller vers Legrandin et, ne trouvant rien de coupable Ă sa prĂ©sence chez Mme de Villeparisis, je lui dis sans songer combien jâallais Ă la fois le blesser et lui faire croire Ă lâintention de le blesser Eh bien, monsieur, je suis presque excusĂ© dâĂȘtre dans un salon puisque je vous y trouve. » M. Legrandin conclut de ces paroles ce fut du moins le jugement quâil porta sur moi quelques jours plus tard que jâĂ©tais un petit ĂȘtre fonciĂšrement mĂ©chant qui ne se plaisait quâau mal. Vous pourriez avoir la politesse de commencer par me dire bonjour », me rĂ©pondit-il, sans me donner la main et dâune voix rageuse et vulgaire que je ne lui soupçonnais pas et qui, nullement en rapport rationnel avec ce quâil disait dâhabitude, en avait un autre plus immĂ©diat et plus saisissant avec quelque chose quâil Ă©prouvait. Câest que, ce que nous Ă©prouvons, comme nous sommes dĂ©cidĂ©s Ă toujours le cacher, nous nâavons jamais pensĂ© Ă la façon dont nous lâexprimerions. Et tout dâun coup, câest en nous une bĂȘte immonde et inconnue qui se fait entendre et dont lâaccent parfois peut aller jusquâĂ faire aussi peur Ă qui reçoit cette confidence involontaire, elliptique et presque irrĂ©sistible de votre dĂ©faut ou de votre vice, que ferait lâaveu soudain indirectement et bizarrement profĂ©rĂ© par un criminel ne pouvant sâempĂȘcher de confesser un meurtre dont vous ne le saviez pas coupable. Certes je savais bien que lâidĂ©alisme, mĂȘme subjectif, nâempĂȘche pas de grands philosophes de rester gourmands ou de se prĂ©senter avec tĂ©nacitĂ© Ă lâAcadĂ©mie. Mais vraiment Legrandin nâavait pas besoin de rappeler si souvent quâil appartenait Ă une autre planĂšte quand tous ses mouvements convulsifs de colĂšre ou dâamabilitĂ© Ă©taient gouvernĂ©s par le dĂ©sir dâavoir une bonne position dans celle-ci. â Naturellement, quand on me persĂ©cute vingt fois de suite pour me faire venir quelque part, continua-t-il Ă voix basse, quoique jâaie bien droit Ă ma libertĂ©, je ne peux pourtant pas agir comme un rustre. Mme de Guermantes sâĂ©tait assise. Son nom, comme il Ă©tait accompagnĂ© de son titre, ajoutait Ă sa personne physique son duchĂ© qui se projetait autour dâelle et faisait rĂ©gner la fraĂźcheur ombreuse et dorĂ©e des bois des Guermantes au milieu du salon, Ă lâentour du pouf oĂč elle Ă©tait. Je me sentais seulement Ă©tonnĂ© que leur ressemblance ne fĂ»t pas plus lisible sur le visage de la duchesse, lequel nâavait rien de vĂ©gĂ©tal et oĂč tout au plus le couperosĂ© des joues â qui auraient dĂ», semblait-il, ĂȘtre blasonnĂ©es par le nom de Guermantes â Ă©tait lâeffet, mais non lâimage, de longues chevauchĂ©es au grand air. Plus tard, quand elle me fut devenue indiffĂ©rente, je connus bien des particularitĂ©s de la duchesse, et notamment afin de mâen tenir pour le moment Ă ce dont je subissais dĂ©jĂ le charme alors sans savoir le distinguer ses yeux, oĂč Ă©tait captif comme dans un tableau le ciel bleu dâune aprĂšs-midi de France, largement dĂ©couvert, baignĂ© de lumiĂšre mĂȘme quand elle ne brillait pas ; et une voix quâon eĂ»t crue, aux premiers sons enrouĂ©s, presque canaille, oĂč traĂźnait, comme sur les marches de lâĂ©glise de Combray ou la pĂątisserie de la place, lâor paresseux et gras dâun soleil de province. Mais ce premier jour je ne discernais rien, mon ardente attention volatilisait immĂ©diatement le peu que jâeusse pu recueillir et oĂč jâaurais pu retrouver quelque chose du nom de Guermantes. En tout cas je me disais que câĂ©tait bien elle que dĂ©signait pour tout le monde le nom de duchesse de Guermantes la vie inconcevable que ce nom signifiait, ce corps la contenait bien ; il venait de lâintroduire au milieu dâĂȘtres diffĂ©rents, dans ce salon qui la circonvenait de toutes parts et sur lequel elle exerçait une rĂ©action si vive que je croyais voir, lĂ oĂč cette vie cessait de sâĂ©tendre, une frange dâeffervescence en dĂ©limiter les frontiĂšres dans la circonfĂ©rence que dĂ©coupait sur le tapis le ballon de la jupe de pĂ©kin bleu, et, dans les prunelles claires de la duchesse, Ă lâintersection des prĂ©occupations, des souvenirs, de la pensĂ©e incomprĂ©hensible, mĂ©prisante, amusĂ©e et curieuse qui les remplissaient, et des images Ă©trangĂšres qui sây reflĂ©taient. Peut-ĂȘtre eussĂ©-je Ă©tĂ© un peu moins Ă©mu si je lâeusse rencontrĂ©e chez Mme de Villeparisis Ă une soirĂ©e, au lieu de la voir ainsi Ă un des jours » de la marquise, Ă un de ces thĂ©s qui ne sont pour les femmes quâune courte halte au milieu de leur sortie et oĂč, gardant le chapeau avec lequel elles viennent de faire leurs courses, elles apportent dans lâenfilade des salons la qualitĂ© de lâair du dehors et donnent plus jour sur Paris Ă la fin de lâaprĂšs-midi que ne font les hautes fenĂȘtres ouvertes dans lesquelles on entend les roulements des victorias Mme de Guermantes Ă©tait coiffĂ©e dâun canotier fleuri de bleuets ; et ce quâils mâĂ©voquaient, ce nâĂ©tait pas, sur les sillons de Combray oĂč si souvent jâen avais cueilli, sur le talus contigu Ă la haie de Tansonville, les soleils des lointaines annĂ©es, câĂ©tait lâodeur et la poussiĂšre du crĂ©puscule, telles quâelles Ă©taient tout Ă lâheure, au moment oĂč Mme de Guermantes venait de les traverser, rue de la Paix. Dâun air souriant, dĂ©daigneux et vague, tout en faisant la moue avec ses lĂšvres serrĂ©es, de la pointe de son ombrelle, comme de lâextrĂȘme antenne de sa vie mystĂ©rieuse, elle dessinait des ronds sur le tapis, puis, avec cette attention indiffĂ©rente qui commence par ĂŽter tout point de contact avec ce que lâon considĂšre soi-mĂȘme, son regard fixait tour Ă tour chacun de nous, puis inspectait les canapĂ©s et les fauteuils mais en sâadoucissant alors de cette sympathie humaine quâĂ©veille la prĂ©sence mĂȘme insignifiante dâune chose que lâon connaĂźt, dâune chose qui est presque une personne ; ces meubles nâĂ©taient pas comme nous, ils Ă©taient vaguement de son monde, ils Ă©taient liĂ©s Ă la vie de sa tante ; puis du meuble de Beauvais ce regard Ă©tait ramenĂ© Ă la personne qui y Ă©tait assise et reprenait alors le mĂȘme air de perspicacitĂ© et de cette mĂȘme dĂ©sapprobation que le respect de Mme de Guermantes pour sa tante lâeĂ»t empĂȘchĂ©e dâexprimer, mais enfin quâelle eĂ»t Ă©prouvĂ©e si elle eĂ»t constatĂ© sur les fauteuils au lieu de notre prĂ©sence celle dâune tache de graisse ou dâune couche de poussiĂšre. Lâexcellent Ă©crivain G⊠entra ; il venait faire Ă Mme de Villeparisis une visite quâil considĂ©rait comme une corvĂ©e. La duchesse, qui fut enchantĂ©e de le retrouver, ne lui fit pourtant pas signe, mais tout naturellement il vint prĂšs dâelle, le charme quâelle avait, son tact, sa simplicitĂ© la lui faisant considĂ©rer comme une femme dâesprit. Dâailleurs la politesse lui faisait un devoir dâaller auprĂšs dâelle, car, comme il Ă©tait agrĂ©able et cĂ©lĂšbre, Mme de Guermantes lâinvitait souvent Ă dĂ©jeuner mĂȘme en tĂȘte Ă tĂȘte avec elle et son mari, ou lâautomne, Ă Guermantes, profitait de cette intimitĂ© pour le convier certains soirs Ă dĂźner avec des altesses curieuses de le rencontrer. Car la duchesse aimait Ă recevoir certains hommes dâĂ©lite, Ă la condition toutefois quâils fussent garçons, condition que, mĂȘme mariĂ©s, ils remplissaient toujours pour elle, car comme leurs femmes, toujours plus ou moins vulgaires, eussent fait tache dans un salon oĂč il nây avait que les plus Ă©lĂ©gantes beautĂ©s de Paris, câest toujours sans elles quâils Ă©taient invitĂ©s ; et le duc, pour prĂ©venir toute susceptibilitĂ©, expliquait Ă ces veufs malgrĂ© eux que la duchesse ne recevait pas de femmes, ne supportait pas la sociĂ©tĂ© des femmes, presque comme si câĂ©tait par ordonnance du mĂ©decin et comme il eĂ»t dit quâelle ne pouvait rester dans une chambre oĂč il y avait des odeurs, manger trop salĂ©, voyager en arriĂšre ou porter un corset. Il est vrai que ces grands hommes voyaient chez les Guermantes la princesse de Parme, la princesse de Sagan que Françoise, entendant toujours parler dâelle, finit par appeler, croyant ce fĂ©minin exigĂ© par la grammaire, la Sagante, et bien dâautres, mais on justifiait leur prĂ©sence en disant que câĂ©tait la famille, ou des amies dâenfance quâon ne pouvait Ă©liminer. PersuadĂ©s ou non par les explications que le duc de Guermantes leur avait donnĂ©es sur la singuliĂšre maladie de la duchesse de ne pouvoir frĂ©quenter des femmes, les grands hommes les transmettaient Ă leurs Ă©pouses. Quelques-unes pensaient que la maladie nâĂ©tait quâun prĂ©texte pour cacher sa jalousie, parce que la duchesse voulait ĂȘtre seule Ă rĂ©gner sur une cour dâadorateurs. De plus naĂŻves encore pensaient que peut-ĂȘtre la duchesse avait un genre singulier, voire un passĂ© scandaleux, que les femmes ne voulaient pas aller chez elle, et quâelle donnait le nom de sa fantaisie Ă la nĂ©cessitĂ©. Les meilleures, entendant leur mari dire monts et merveilles de lâesprit de la duchesse, estimaient que celle-ci Ă©tait si supĂ©rieure au reste des femmes quâelle sâennuyait dans leur sociĂ©tĂ© car elles ne savent parler de rien. Et il est vrai que la duchesse sâennuyait auprĂšs des femmes, si leur qualitĂ© princiĂšre ne leur donnait pas un intĂ©rĂȘt particulier. Mais les Ă©pouses Ă©liminĂ©es se trompaient quand elles sâimaginaient quâelle ne voulait recevoir que des hommes pour pouvoir parler littĂ©rature, science et philosophie. Car elle nâen parlait jamais, du moins avec les grands intellectuels. Si, en vertu de la mĂȘme tradition de famille qui fait que les filles de grands militaires gardent au milieu de leurs prĂ©occupations les plus vaniteuses le respect des choses de lâarmĂ©e, petite-fille de femmes qui avaient Ă©tĂ© liĂ©es avec Thiers, MĂ©rimĂ©e et Augier, elle pensait quâavant tout il faut garder dans son salon une place aux gens dâesprit, mais avait dâautre part retenu de la façon Ă la fois condescendante et intime dont ces hommes cĂ©lĂšbres Ă©taient reçus Ă Guermantes le pli de considĂ©rer les gens de talent comme des relations familiĂšres dont le talent ne vous Ă©blouit pas, Ă qui on ne parle pas de leurs Ćuvres, ce qui ne les intĂ©resserait dâailleurs pas. Puis le genre dâesprit MĂ©rimĂ©e et Meilhac et HalĂ©vy, qui Ă©tait le sien, la portait, par contraste avec le sentimentalisme verbal dâune Ă©poque antĂ©rieure, Ă un genre de conversation qui rejette tout ce qui est grandes phrases et expression de sentiments Ă©levĂ©s, et faisait quâelle mettait une sorte dâĂ©lĂ©gance quand elle Ă©tait avec un poĂšte ou un musicien Ă ne parler que des plats quâon mangeait ou de la partie de cartes quâon allait faire. Cette abstention avait, pour un tiers peu au courant, quelque chose de troublant qui allait jusquâau mystĂšre. Si Mme de Guermantes lui demandait sâil lui ferait plaisir dâĂȘtre invitĂ© avec tel poĂšte cĂ©lĂšbre, dĂ©vorĂ© de curiositĂ© il arrivait Ă lâheure dite. La duchesse parlait au poĂšte du temps quâil faisait. On passait Ă table. Aimez-vous cette façon de faire les Ćufs ? » demandait-elle au poĂšte. Devant son assentiment, quâelle partageait, car tout ce qui Ă©tait chez elle lui paraissait exquis, jusquâĂ un cidre affreux quâelle faisait venir de Guermantes Redonnez des Ćufs Ă monsieur », ordonnait-elle au maĂźtre dâhĂŽtel, cependant que le tiers, anxieux, attendait toujours ce quâavaient sĂ»rement eu lâintention de se dire, puisquâils avaient arrangĂ© de se voir malgrĂ© mille difficultĂ©s avant son dĂ©part, le poĂšte et la duchesse. Mais le repas continuait, les plats Ă©taient enlevĂ©s les uns aprĂšs les autres, non sans fournir Ă Mme de Guermantes lâoccasion de spirituelles plaisanteries ou de fines historiettes. Cependant le poĂšte mangeait toujours sans que duc ou duchesse eussent eu lâair de se rappeler quâil Ă©tait poĂšte. Et bientĂŽt le dĂ©jeuner Ă©tait fini et on se disait adieu, sans avoir dit un mot de la poĂ©sie, que tout le monde pourtant aimait, mais dont, par une rĂ©serve analogue Ă celle dont Swann mâavait donnĂ© lâavant-goĂ»t, personne ne parlait. Cette rĂ©serve Ă©tait simplement de bon ton. Mais pour le tiers, sâil y rĂ©flĂ©chissait un peu, elle avait quelque chose de fort mĂ©lancolique, et les repas du milieu Guermantes faisaient alors penser Ă ces heures que des amoureux timides passent souvent ensemble Ă parler de banalitĂ©s jusquâau moment de se quitter, et sans que, soit timiditĂ©, pudeur, ou maladresse, le grand secret quâils seraient plus heureux dâavouer ait pu jamais passer de leur cĆur Ă leurs lĂšvres. Dâailleurs il faut ajouter que ce silence gardĂ© sur les choses profondes quâon attendait toujours en vain le moment de voir aborder, sâil pouvait passer pour caractĂ©ristique de la duchesse, nâĂ©tait pas chez elle absolu. Mme de Guermantes avait passĂ© sa jeunesse dans un milieu un peu diffĂ©rent, aussi aristocratique, mais moins brillant et surtout moins futile que celui oĂč elle vivait aujourdâhui, et de grande culture. Il avait laissĂ© Ă sa frivolitĂ© actuelle une sorte de tuf plus solide, invisiblement nourricier et oĂč mĂȘme la duchesse allait chercher fort rarement car elle dĂ©testait le pĂ©dantisme quelque citation de Victor Hugo ou de Lamartine qui, fort bien appropriĂ©e, dite avec un regard senti de ses beaux yeux, ne manquait pas de surprendre et de charmer. Parfois mĂȘme, sans prĂ©tentions, avec pertinence et simplicitĂ©, elle donnait Ă un auteur dramatique acadĂ©micien quelque conseil sagace, lui faisait attĂ©nuer une situation ou changer un dĂ©nouement. Si, dans le salon de Mme de Villeparisis, tout autant que dans lâĂ©glise de Combray, au mariage de Mlle Percepied, jâavais peine Ă retrouver dans le beau visage, trop humain, de Mme de Guermantes, lâinconnu de son nom, je pensais du moins que, quand elle parlerait, sa causerie, profonde, mystĂ©rieuse, aurait une Ă©trangetĂ© de tapisserie mĂ©diĂ©vale, de vitrail gothique. Mais pour que je nâeusse pas Ă©tĂ© déçu par les paroles que jâentendrais prononcer Ă une personne qui sâappelait Mme de Guermantes, mĂȘme si je ne lâeusse pas aimĂ©e, il nâeĂ»t pas suffi que les paroles fussent fines, belles et profondes, il eĂ»t fallu quâelles reflĂ©tassent cette couleur amarante de la derniĂšre syllabe de son nom, cette couleur que je mâĂ©tais dĂšs le premier jour Ă©tonnĂ© de ne pas trouver dans sa personne et que jâavais fait se rĂ©fugier dans sa pensĂ©e. Sans doute jâavais dĂ©jĂ entendu Mme de Villeparisis, Saint-Loup, des gens dont lâintelligence nâavait rien dâextraordinaire prononcer sans prĂ©caution ce nom de Guermantes, simplement comme Ă©tant celui dâune personne qui allait venir en visite ou avec qui on devait dĂźner, en nâayant pas lâair de sentir, dans ce nom, des aspects de bois jaunissants et tout un mystĂ©rieux coin de province. Mais ce devait ĂȘtre une affectation de leur part comme quand les poĂštes classiques ne nous avertissent pas des intentions profondes quâils ont cependant eues, affectation que moi aussi je mâefforçais dâimiter en disant sur le ton le plus naturel la duchesse de Guermantes, comme un nom qui eĂ»t ressemblĂ© Ă dâautres. Du reste tout le monde assurait que câĂ©tait une femme trĂšs intelligente, dâune conversation spirituelle, vivant dans une petite coterie des plus intĂ©ressantes paroles qui se faisaient complices de mon rĂȘve. Car quand ils disaient coterie intelligente, conversation spirituelle, ce nâest nullement lâintelligence telle que je la connaissais que jâimaginais, fĂ»t-ce celle des plus grands esprits, ce nâĂ©tait nullement de gens comme Bergotte que je composais cette coterie. Non, par intelligence, jâentendais une facultĂ© ineffable, dorĂ©e, imprĂ©gnĂ©e dâune fraĂźcheur sylvestre. MĂȘme en tenant les propos les plus intelligents dans le sens oĂč je prenais le mot intelligent » quand il sâagissait dâun philosophe ou dâun critique, Mme de Guermantes aurait peut-ĂȘtre déçu plus encore mon attente dâune facultĂ© si particuliĂšre, que si, dans une conversation insignifiante, elle sâĂ©tait contentĂ©e de parler de recettes de cuisine ou de mobilier de chĂąteau, de citer des noms de voisines ou de parents Ă elle, qui mâeussent Ă©voquĂ© sa vie. â Je croyais trouver Basin ici, il comptait venir vous voir, dit Mme de Guermantes Ă sa tante. â Je ne lâai pas vu, ton mari, depuis plusieurs jours, rĂ©pondit dâun ton susceptible et fĂąchĂ© Mme de Villeparisis. Je ne lâai pas vu, ou enfin peut-ĂȘtre une fois, depuis cette charmante plaisanterie de se faire annoncer comme la reine de SuĂšde. Pour sourire Mme de Guermantes pinça le coin de ses lĂšvres comme si elle avait mordu sa voilette. â Nous avons dĂźnĂ© avec elle hier chez Blanche Leroi, vous ne la reconnaĂźtriez pas, elle est devenue Ă©norme, je suis sĂ»re quâelle est malade. â Je disais justement Ă ces messieurs que tu lui trouvais lâair dâune grenouille. Mme de Guermantes fit entendre une espĂšce de bruit rauque qui signifiait quâelle ricanait par acquit de conscience. â Je ne savais pas que jâavais fait cette jolie comparaison, mais, dans ce cas, maintenant câest la grenouille qui a rĂ©ussi Ă devenir aussi grosse que le bĆuf. Ou plutĂŽt ce nâest pas tout Ă fait cela, parce que toute sa grosseur sâest amoncelĂ©e sur le ventre, câest plutĂŽt une grenouille dans une position intĂ©ressante. â Ah ! je trouve ton image drĂŽle, dit Mme de Villeparisis qui Ă©tait au fond assez fiĂšre, pour ses visiteurs, de lâesprit de sa niĂšce. â Elle est surtout arbitraire, rĂ©pondit Mme de Guermantes en dĂ©tachant ironiquement cette Ă©pithĂšte choisie, comme eĂ»t fait Swann, car jâavoue nâavoir jamais vu de grenouille en couches. En tout cas cette grenouille, qui dâailleurs ne demande pas de roi, car je ne lâai jamais vue plus folĂątre que depuis la mort de son Ă©poux, doit venir dĂźner Ă la maison un jour de la semaine prochaine. Jâai dit que je vous prĂ©viendrais Ă tout hasard. Mme de Villeparisis fit entendre une sorte de grommellement indistinct. â Je sais quâelle a dĂźnĂ© avant-hier chez Mme de Mecklembourg, ajouta-t-elle. Il y avait Hannibal de BrĂ©autĂ©. Il est venu me le raconter, assez drĂŽlement je dois dire. â Il y avait Ă ce dĂźner quelquâun de bien plus spirituel encore que Babal, dit Mme de Guermantes, qui, si intime quâelle fĂ»t avec M. de BrĂ©autĂ©-Consalvi, tenait Ă le montrer en lâappelant par ce diminutif. Câest M. Bergotte. Je nâavais pas songĂ© que Bergotte pĂ»t ĂȘtre considĂ©rĂ© comme spirituel ; de plus il mâapparaissait comme mĂȘlĂ© Ă lâhumanitĂ© intelligente, câest-Ă -dire infiniment distant de ce royaume mystĂ©rieux que jâavais aperçu sous les toiles de pourpre dâune baignoire et oĂč M. de BrĂ©autĂ©, faisant rire la duchesse, tenait avec elle, dans la langue des Dieux, cette chose inimaginable une conversation entre gens du faubourg Saint-Germain. Je fus navrĂ© de voir lâĂ©quilibre se rompre et Bergotte passer par-dessus M. de BrĂ©autĂ©. Mais, surtout, je fus dĂ©sespĂ©rĂ© dâavoir Ă©vitĂ© Bergotte le soir de PhĂšdre, de ne pas ĂȘtre allĂ© Ă lui, en entendant Mme de Guermantes dire Ă Mme de Villeparisis â Câest la seule personne que jâaie envie de connaĂźtre, ajouta la duchesse en qui on pouvait toujours, comme au moment dâune marĂ©e spirituelle, voir le flux dâune curiositĂ© Ă lâĂ©gard des intellectuels cĂ©lĂšbres croiser en route le reflux du snobisme aristocratique. Cela me ferait un plaisir ! La prĂ©sence de Bergotte Ă cĂŽtĂ© de moi, prĂ©sence quâil mâeĂ»t Ă©tĂ© si facile dâobtenir, mais que jâaurais crue capable de donner une mauvaise idĂ©e de moi Ă Mme de Guermantes, eĂ»t sans doute eu au contraire pour rĂ©sultat quâelle mâeĂ»t fait signe de venir dans sa baignoire et mâeĂ»t demandĂ© dâamener un jour dĂ©jeuner le grand Ă©crivain. â Il paraĂźt quâil nâa pas Ă©tĂ© trĂšs aimable, on lâa prĂ©sentĂ© Ă M. de Cobourg et il ne lui a pas dit un mot, ajouta Mme de Guermantes, en signalant ce trait curieux comme elle aurait racontĂ© quâun Chinois se serait mouchĂ© avec du papier. Il ne lui a pas dit une fois Monseigneur », ajouta-t-elle, dâun air amusĂ© par ce dĂ©tail aussi important pour elle que le refus par un protestant, au cours dâune audience du pape, de se mettre Ă genoux devant Sa SaintetĂ©. IntĂ©ressĂ©e par ces particularitĂ©s de Bergotte, elle nâavait dâailleurs pas lâair de les trouver blĂąmables, et paraissait plutĂŽt lui en faire un mĂ©rite sans quâelle sĂ»t elle-mĂȘme exactement de quel genre. MalgrĂ© cette façon Ă©trange de comprendre lâoriginalitĂ© de Bergotte, il mâarriva plus tard de ne pas trouver tout Ă fait nĂ©gligeable que Mme de Guermantes, au grand Ă©tonnement de beaucoup, trouvĂąt Bergotte plus spirituel que M. de BrĂ©autĂ©. Ces jugements subversifs, isolĂ©s et, malgrĂ© tout, justes, sont ainsi portĂ©s dans le monde par de rares personnes supĂ©rieures aux autres. Et ils y dessinent les premiers linĂ©aments de la hiĂ©rarchie des valeurs telle que lâĂ©tablira la gĂ©nĂ©ration suivante au lieu de sâen tenir Ă©ternellement Ă lâancienne. Le comte dâArgencourt, chargĂ© dâaffaires de Belgique et petit-cousin par alliance de Mme de Villeparisis, entra en boitant, suivi bientĂŽt de deux jeunes gens, le baron de Guermantes et S. A. le duc de ChĂątellerault, Ă qui Mme de Guermantes dit Bonjour, mon petit ChĂątellerault », dâun air distrait et sans bouger de son pouf, car elle Ă©tait une grande amie de la mĂšre du jeune duc, lequel avait, Ă cause de cela et depuis son enfance, un extrĂȘme respect pour elle. Grands, minces, la peau et les cheveux dorĂ©s, tout Ă fait de type Guermantes, ces deux jeunes gens avaient lâair dâune condensation de la lumiĂšre printaniĂšre et vespĂ©rale qui inondait le grand salon. Suivant une habitude qui Ă©tait Ă la mode Ă ce moment-lĂ , ils posĂšrent leurs hauts de forme par terre, prĂšs dâeux. Lâhistorien de la Fronde pensa quâils Ă©taient gĂȘnĂ©s comme un paysan entrant Ă la mairie et ne sachant que faire de son chapeau. Croyant devoir venir charitablement en aide Ă la gaucherie et Ă la timiditĂ© quâil leur supposait â Non, non, leur dit-il, ne les posez pas par terre, vous allez les abĂźmer. Un regard du baron de Guermantes, en rendant oblique le plan de ses prunelles, y roula tout Ă coup une couleur dâun bleu cru et tranchant qui glaça le bienveillant historien. â Comment sâappelle ce monsieur ? me demanda le baron, qui venait de mâĂȘtre prĂ©sentĂ© par Mme de Villeparisis. â M. Pierre, rĂ©pondis-je Ă mi-voix. â Pierre de quoi ? â Pierre, câest son nom, câest un historien de grande valeur. â Ah !⊠vous mâen direz tant. â Non, câest une nouvelle habitude quâont ces messieurs de poser leurs chapeaux Ă terre, expliqua Mme de Villeparisis, je suis comme vous, je ne mây habitue pas. Mais jâaime mieux cela que mon neveu Robert qui laisse toujours le sien dans lâantichambre. Je lui dis, quand je le vois entrer ainsi, quâil a lâair de lâhorloger et je lui demande sâil vient remonter les pendules. â Vous parliez tout Ă lâheure, madame la marquise, du chapeau de M. MolĂ©, nous allons bientĂŽt arriver Ă faire, comme Aristote, un chapitre des chapeaux, dit lâhistorien de la Fronde, un peu rassurĂ© par lâintervention de Mme de Villeparisis, mais pourtant dâune voix encore si faible que, sauf moi, personne ne lâentendit. â Elle est vraiment Ă©tonnante la petite duchesse, dit M. dâArgencourt en montrant Mme de Guermantes qui causait avec G⊠DĂšs quâil y a un homme en vue dans un salon, il est toujours Ă cĂŽtĂ© dâelle. Ăvidemment cela ne peut ĂȘtre que le grand pontife qui se trouve lĂ . Cela ne peut pas ĂȘtre tous les jours M. de Borelli, Schlumberger ou dâAvenel. Mais alors ce sera M. Pierre Loti ou Edmond Rostand. Hier soir, chez les Doudeauville, oĂč, entre parenthĂšses, elle Ă©tait splendide sous son diadĂšme dâĂ©meraudes, dans une grande robe rose Ă queue, elle avait dâun cĂŽtĂ© dâelle M. Deschanel, de lâautre lâambassadeur dâAllemagne elle leur tenait tĂȘte sur la Chine ; le gros public, Ă distance respectueuse, et qui nâentendait pas ce quâils disaient, se demandait sâil nây allait pas y avoir la guerre. Vraiment on aurait dit une reine qui tenait le cercle. Chacun sâĂ©tait rapprochĂ© de Mme de Villeparisis pour la voir peindre. â Ces fleurs sont dâun rose vraiment cĂ©leste, dit Legrandin, je veux dire couleur de ciel rose. Car il y a un rose ciel comme il y a un bleu ciel. Mais, murmura-t-il pour tĂącher de nâĂȘtre entendu que de la marquise, je crois que je penche encore pour le soyeux, pour lâincarnat vivant de la copie que vous en faites. Ah ! vous laissez bien loin derriĂšre vous Pisanello et Van Huysun, leur herbier minutieux et mort. Un artiste, si modeste quâil soit, accepte toujours dâĂȘtre prĂ©fĂ©rĂ© Ă ses rivaux et tĂąche seulement de leur rendre justice. â Ce qui vous fait cet effet-lĂ , câest quâils peignaient des fleurs de ce temps-lĂ que nous ne connaissons plus, mais ils avaient une bien grande science. â Ah ! des fleurs de ce temps-lĂ , comme câest ingĂ©nieux, sâĂ©cria Legrandin. â Vous peignez en effet de belles fleurs de cerisier⊠ou de roses de mai, dit lâhistorien de la Fronde non sans hĂ©sitation quant Ă la fleur, mais avec de lâassurance dans la voix, car il commençait Ă oublier lâincident des chapeaux. â Non, ce sont des fleurs de pommier, dit la duchesse de Guermantes en sâadressant Ă sa tante. â Ah ! je vois que tu es une bonne campagnarde ; comme moi, tu sais distinguer les fleurs. â Ah ! oui, câest vrai ! mais je croyais que la saison des pommiers Ă©tait dĂ©jĂ passĂ©e, dit au hasard lâhistorien de la Fronde pour sâexcuser. â Mais non, au contraire, ils ne sont pas en fleurs, ils ne le seront pas avant une quinzaine, peut-ĂȘtre trois semaines, dit lâarchiviste qui, gĂ©rant un peu les propriĂ©tĂ©s de Mme de Villeparisis, Ă©tait plus au courant des choses de la campagne. â Oui, et encore dans les environs de Paris oĂč ils sont trĂšs en avance. En Normandie, par exemple, chez son pĂšre, dit-elle en dĂ©signant le duc de ChĂątellerault, qui a de magnifiques pommiers au bord de la mer, comme sur un paravent japonais, ils ne sont vraiment roses quâaprĂšs le 20 mai. â Je ne les vois jamais, dit le jeune duc, parce que ça me donne la fiĂšvre des foins, câest Ă©patant. â La fiĂšvre des foins, je nâai jamais entendu parler de cela, dit lâhistorien. â Câest la maladie Ă la mode, dit lâarchiviste. â Ăa dĂ©pend, cela ne vous donnerait peut-ĂȘtre rien si câest une annĂ©e oĂč il y a des pommes. Vous savez le mot du Normand. Pour une annĂ©e oĂč il y a des pommes⊠dit M. dâArgencourt, qui nâĂ©tant pas tout Ă fait français, cherchait Ă se donner lâair parisien. â Tu as raison, rĂ©pondit Ă sa niĂšce Mme de Villeparisis, ce sont des pommiers du Midi. Câest une fleuriste qui mâa envoyĂ© ces branches-lĂ en me demandant de les accepter. Cela vous Ă©tonne, monsieur VallenĂšres, dit-elle en se tournant vers lâarchiviste, quâune fleuriste mâenvoie des branches de pommier ? Mais jâai beau ĂȘtre une vieille dame, je connais du monde, jâai quelques amis, ajouta-t-elle en souriant par simplicitĂ©, crut-on gĂ©nĂ©ralement, plutĂŽt, me sembla-t-il, parce quâelle trouvait du piquant Ă tirer vanitĂ© de lâamitiĂ© dâune fleuriste quand on avait dâaussi grandes relations. Bloch se leva pour venir Ă son tour admirer les fleurs que peignait Mme de Villeparisis. â Nâimporte, marquise, dit lâhistorien regagnant sa chaise, quand mĂȘme reviendrait une de ces rĂ©volutions qui ont si souvent ensanglantĂ© lâhistoire de France â et, mon Dieu, par les temps oĂč nous vivons on ne peut savoir, ajouta-t-il en jetant un regard circulaire et circonspect comme pour voir sâil ne se trouvait aucun mal pensant » dans le salon, encore quâil nâen doutĂąt pas, â avec un talent pareil et vos cinq langues, vous seriez toujours sĂ»re de vous tirer dâaffaire. Lâhistorien de la Fronde goĂ»tait quelque repos, car il avait oubliĂ© ses insomnies. Mais il se rappela soudain quâil nâavait pas dormi depuis six jours, alors une dure fatigue, nĂ©e de son esprit, sâempara de ses jambes, lui fit courber les Ă©paules, et son visage dĂ©solĂ© pendait, pareil Ă celui dâun vieillard. Bloch voulut faire un geste pour exprimer son admiration, mais dâun coup de coude il renversa le vase oĂč Ă©tait la branche et toute lâeau se rĂ©pandit sur le tapis. â Vous avez vraiment des doigts de fĂ©e, dit Ă la marquise lâhistorien qui, me tournant le dos Ă ce moment-lĂ , ne sâĂ©tait pas aperçu de la maladresse de Bloch. Mais celui-ci crut que ces mots sâappliquaient Ă lui, et pour cacher sous une insolence la honte de sa gaucherie â Cela ne prĂ©sente aucune importance, dit-il, car je ne suis pas mouillĂ©. Mme de Villeparisis sonna et un valet de pied vint essuyer le tapis et ramasser les morceaux de verre. Elle invita les deux jeunes gens Ă sa matinĂ©e ainsi que la duchesse de Guermantes Ă qui elle recommanda â Pense Ă dire Ă GisĂšle et Ă Berthe les duchesses dâAuberjon et de Portefin dâĂȘtre lĂ un peu avant deux heures pour mâaider, comme elle aurait dit Ă des maĂźtres dâhĂŽtel extras dâarriver dâavance pour faire les compotiers. Elle nâavait avec ses parents princiers, pas plus quâavec M. de Norpois, aucune de ces amabilitĂ©s quâelle avait avec lâhistorien, avec Cottard, avec Bloch, avec moi, et ils semblaient nâavoir pour elle dâautre intĂ©rĂȘt que de les offrir en pĂąture Ă notre curiositĂ©. Câest quâelle savait quâelle nâavait pas Ă se gĂȘner avec des gens pour qui elle nâĂ©tait pas une femme plus ou moins brillante, mais la sĆur susceptible, et mĂ©nagĂ©e, de leur pĂšre ou de leur oncle. Il ne lui eĂ»t servi Ă rien de chercher Ă briller vis-Ă -vis dâeux, Ă qui cela ne pouvait donner le change sur le fort ou le faible de sa situation, et qui mieux que personne connaissaient son histoire et respectaient la race illustre dont elle Ă©tait issue. Mais surtout ils nâĂ©taient plus pour elle quâun rĂ©sidu mort qui ne fructifierait plus ; ils ne lui feraient pas connaĂźtre leurs nouveaux amis, partager leurs plaisirs. Elle ne pouvait obtenir que leur prĂ©sence ou la possibilitĂ© de parler dâeux Ă sa rĂ©ception de cinq heures, comme plus tard dans ses MĂ©moires dont celle-ci nâĂ©tait quâune sorte de rĂ©pĂ©tition, de premiĂšre lecture Ă haute voix devant un petit cercle. Et la compagnie que tous ces nobles parents lui servaient Ă intĂ©resser, Ă Ă©blouir, Ă enchaĂźner, la compagnie des Cottard, des Bloch, des auteurs dramatiques notoires, historiens de la Fronde de tout genre, câĂ©tait dans celle-lĂ que, pour Mme de Villeparisis â Ă dĂ©faut de la partie du monde Ă©lĂ©gant qui nâallait pas chez elle â Ă©taient le mouvement, la nouveautĂ©, les divertissements et la vie ; câĂ©taient ces gens-lĂ dont elle pouvait tirer des avantages sociaux qui valaient bien quâelle leur fĂźt rencontrer quelquefois, sans quâils la connussent jamais, la duchesse de Guermantes des dĂźners avec des hommes remarquables dont les travaux lâavaient intĂ©ressĂ©e, un opĂ©ra-comique ou une pantomime toute montĂ©e que lâauteur faisait reprĂ©senter chez elle, des loges pour des spectacles curieux. Bloch se leva pour partir. Il avait dit tout haut que lâincident du vase de fleurs renversĂ© nâavait aucune importance, mais ce quâil disait tout bas Ă©tait diffĂ©rent, plus diffĂ©rent encore ce quâil pensait Quand on nâa pas des domestiques assez bien stylĂ©s pour savoir placer un vase sans risquer de tremper et mĂȘme de blesser les visiteurs on ne se mĂȘle pas dâavoir de ces luxes-là », grommelait-il tout bas. Il Ă©tait de ces gens susceptibles et nerveux » qui ne peuvent supporter dâavoir commis une maladresse quâils ne sâavouent pourtant pas, pour qui elle gĂąte toute la journĂ©e. Furieux, il se sentait des idĂ©es noires, ne voulait plus retourner dans le monde. CâĂ©tait le moment oĂč un peu de distraction est nĂ©cessaire. Heureusement, dans une seconde, Mme de Villeparisis allait le retenir. Soit parce quâelle connaissait les opinions de ses amis et le flot dâantisĂ©mitisme qui commençait Ă monter, soit par distraction, elle ne lâavait pas prĂ©sentĂ© aux personnes qui se trouvaient lĂ . Lui, cependant, qui avait peu lâusage du monde, crut quâen sâen allant il devait les saluer, par savoir-vivre, mais sans amabilitĂ© ; il inclina plusieurs fois le front, enfonça son menton barbu dans son faux-col, regardant successivement chacun Ă travers son lorgnon, dâun air froid et mĂ©content. Mais Mme de Villeparisis lâarrĂȘta ; elle avait encore Ă lui parler du petit acte qui devait ĂȘtre donnĂ© chez elle, et dâautre part elle nâaurait pas voulu quâil partĂźt sans avoir eu la satisfaction de connaĂźtre M. de Norpois quâelle sâĂ©tonnait de ne pas voir entrer, et bien que cette prĂ©sentation fĂ»t superflue, car Bloch Ă©tait dĂ©jĂ rĂ©solu Ă persuader aux deux artistes dont il avait parlĂ© de venir chanter Ă lâĆil chez la marquise, dans lâintĂ©rĂȘt de leur gloire, Ă une de ces rĂ©ceptions oĂč frĂ©quentait lâĂ©lite de lâEurope. Il avait mĂȘme proposĂ© en plus une tragĂ©dienne aux yeux purs, belle comme HĂ©ra », qui dirait des proses lyriques avec le sens de la beautĂ© plastique. Mais Ă son nom Mme de Villeparisis avait refusĂ©, car câĂ©tait lâamie de Saint-Loup. â Jâai de meilleures nouvelles, me dit-elle Ă lâoreille, je crois que cela ne bat plus que dâune aile et quâils ne tarderont pas Ă ĂȘtre sĂ©parĂ©s, malgrĂ© un officier qui a jouĂ© un rĂŽle abominable dans tout cela, ajouta-t-elle. Car la famille de Robert commençait Ă en vouloir Ă mort Ă M. de Borodino qui avait donnĂ© la permission pour Bruges, sur les instances du coiffeur, et lâaccusait de favoriser une liaison infĂąme. Câest quelquâun de trĂšs mal, me dit Mme de Villeparisis, avec lâaccent vertueux des Guermantes mĂȘme les plus dĂ©pravĂ©s. De trĂšs, trĂšs mal, reprit-elle en mettant trois t Ă trĂšs. On sentait quâelle ne doutait pas quâil ne fĂ»t en tiers dans toutes les orgies. Mais comme lâamabilitĂ© Ă©tait chez la marquise lâhabitude dominante, son expression de sĂ©vĂ©ritĂ© froncĂ©e envers lâhorrible capitaine, dont elle dit avec une emphase ironique le nom le Prince de Borodino, en femme pour qui lâEmpire ne compte pas, sâacheva en un tendre sourire Ă mon adresse avec un clignement dâĆil mĂ©canique de connivence vague avec moi. â Jâaime beaucoup de Saint-Loup-en-Bray, dit Bloch, quoiquâil soit un mauvais chien, parce quâil est extrĂȘmement bien Ă©levĂ©. Jâaime beaucoup, pas lui, mais les personnes extrĂȘmement bien Ă©levĂ©es, câest si rare, continua-t-il sans se rendre compte, parce quâil Ă©tait lui-mĂȘme trĂšs mal Ă©levĂ©, combien ses paroles dĂ©plaisaient. Je vais vous citer une preuve que je trouve trĂšs frappante de sa parfaite Ă©ducation. Je lâai rencontrĂ© une fois avec un jeune homme, comme il allait monter sur son char aux belles jantes, aprĂšs avoir passĂ© lui-mĂȘme les courroies splendides Ă deux chevaux nourris dâavoine et dâorge et quâil nâest pas besoin dâexciter avec le fouet Ă©tincelant. Il nous prĂ©senta, mais je nâentendis pas le nom du jeune homme, car on nâentend jamais le nom des personnes Ă qui on vous prĂ©sente, ajouta-t-il en riant parce que câĂ©tait une plaisanterie de son pĂšre. De Saint-Loup-en-Bray resta simple, ne fit pas de frais exagĂ©rĂ©s pour le jeune homme, ne parut gĂȘnĂ© en aucune façon. Or, par hasard, jâai appris quelques jours aprĂšs que le jeune homme Ă©tait le fils de Sir Rufus IsraĂ«l ! La fin de cette histoire parut moins choquante que son dĂ©but, car elle resta incomprĂ©hensible pour les personnes prĂ©sentes. En effet, Sir Rufus IsraĂ«l, qui semblait Ă Bloch et Ă son pĂšre un personnage presque royal devant lequel Saint-Loup devait trembler, Ă©tait au contraire aux yeux du milieu Guermantes un Ă©tranger parvenu, tolĂ©rĂ© par le monde, et de lâamitiĂ© de qui on nâeĂ»t pas eu lâidĂ©e de sâenorgueillir, bien au contraire ! â Je lâai appris, dit Bloch, par le fondĂ© de pouvoir de Sir Rufus IsraĂ«l, lequel est un ami de mon pĂšre et un homme tout Ă fait extraordinaire. Ah ! un individu absolument curieux, ajouta-t-il, avec cette Ă©nergie affirmative, cet accent dâenthousiasme quâon nâapporte quâaux convictions quâon ne sâest pas formĂ©es soi-mĂȘme. Bloch sâĂ©tait montrĂ© enchantĂ© de lâidĂ©e de connaĂźtre M. de Norpois. â Il eĂ»t aimĂ©, disait-il, le faire parler sur lâaffaire Dreyfus. Il y a lĂ une mentalitĂ© que je connais mal et ce serait assez piquant de prendre une interview Ă ce diplomate considĂ©rable, dit-il dâun ton sarcastique pour ne pas avoir lâair de se juger infĂ©rieur Ă lâAmbassadeur. â Dis-moi, reprit Bloch en me parlant tout bas, quelle fortune peut avoir Saint-Loup ? Tu comprends bien que, si je te demande cela, je mâen moque comme de lâan quarante, mais câest au point de vue balzacien, tu comprends. Et tu ne sais mĂȘme pas en quoi câest placĂ©, sâil a des valeurs françaises, Ă©trangĂšres, des terres ? Je ne pus le renseigner en rien. Cessant de parler Ă mi-voix, Bloch demanda trĂšs haut la permission dâouvrir les fenĂȘtres et, sans attendre la rĂ©ponse, se dirigea vers celles-ci. Mme de Villeparisis dit quâil Ă©tait impossible dâouvrir, quâelle Ă©tait enrhumĂ©e. Ah ! si ça doit vous faire du mal ! rĂ©pondit Bloch, déçu. Mais on peut dire quâil fait chaud ! » Et se mettant Ă rire, il fit faire Ă ses regards qui tournĂšrent autour de lâassistance une quĂȘte qui rĂ©clamait un appui contre Mme de Villeparisis. Il ne le rencontra pas, parmi ces gens bien Ă©levĂ©s. Ses yeux allumĂ©s, qui nâavaient pu dĂ©baucher personne, reprirent avec rĂ©signation leur sĂ©rieux ; il dĂ©clara en matiĂšre de dĂ©faite Il fait au moins 22 degrĂ©s 25 ! Cela ne mâĂ©tonne pas. Je suis presque en nage. Et je nâai pas, comme le sage AntĂ©nor, fils du fleuve Alpheios, la facultĂ© de me tremper dans lâonde paternelle, pour Ă©tancher ma sueur, avant de me mettre dans une baignoire polie et de mâoindre dâune huile parfumĂ©e. » Et avec ce besoin quâon a dâesquisser Ă lâusage des autres des thĂ©ories mĂ©dicales dont lâapplication serait favorable Ă notre propre bien-ĂȘtre Puisque vous croyez que câest bon pour vous ! Moi je crois tout le contraire. Câest justement ce qui vous enrhume. » Mme de Villeparisis regretta quâil eĂ»t dit cela aussi tout haut, mais nây attacha pas grande importance quand elle vit que lâarchiviste, dont les opinions nationalistes la tenaient pour ainsi dire Ă la chaĂźne, se trouvait placĂ© trop loin pour avoir pu entendre. Elle fut plus choquĂ©e dâentendre que Bloch, entraĂźnĂ© par le dĂ©mon de sa mauvaise Ă©ducation qui lâavait prĂ©alablement rendu aveugle, lui demandait, en riant Ă la plaisanterie paternelle Nâai-je pas lu de lui une savante Ă©tude oĂč il dĂ©montrait pour quelles raisons irrĂ©futables la guerre russo-japonaise devait se terminer par la victoire des Russes et la dĂ©faite des Japonais ? Et nâest-il pas un peu gĂąteux ? Il me semble que câest lui que jâai vu viser son siĂšge, avant dâaller sây asseoir, en glissant comme sur des roulettes. » â Jamais de la vie ! Attendez un instant, ajouta la marquise, je ne sais pas ce quâil peut faire. Elle sonna et quand le domestique fut entrĂ©, comme elle ne dissimulait nullement et mĂȘme aimait Ă montrer que son vieil ami passait la plus grande partie de son temps chez elle â Allez donc dire Ă M. de Norpois de venir, il est en train de classer des papiers dans mon bureau, il a dit quâil viendrait dans vingt minutes et voilĂ une heure trois quarts que je lâattends. Il vous parlera de lâaffaire Dreyfus, de tout ce que vous voudrez, dit-elle dâun ton boudeur Ă Bloch, il nâapprouve pas beaucoup ce qui se passe. Car M. de Norpois Ă©tait mal avec le ministĂšre actuel et Mme de Villeparisis, bien quâil ne se fĂ»t pas permis de lui amener des personnes du gouvernement elle gardait tout de mĂȘme sa hauteur de dame de la grande aristocratie et restait en dehors et au-dessus des relations quâil Ă©tait obligĂ© de cultiver, Ă©tait tenue par lui au courant de ce qui se passait. De mĂȘme ces hommes politiques du rĂ©gime nâauraient pas osĂ© demander Ă M. de Norpois de les prĂ©senter Ă Mme de Villeparisis. Mais plusieurs Ă©taient aller le chercher chez elle Ă la campagne, quand ils avaient eu besoin de son concours dans des circonstances graves. On savait lâadresse. On allait au chĂąteau. On ne voyait pas la chĂątelaine. Mais au dĂźner elle disait Monsieur, je sais quâon est venu vous dĂ©ranger. Les affaires vont-elles mieux ? » â Vous nâĂȘtes pas trop pressĂ© ? demanda Mme de Villeparisis Ă Bloch. â Non, non, je voulais partir parce que je ne suis pas trĂšs bien, il est mĂȘme question que je fasse une cure Ă Vichy pour ma vĂ©sicule biliaire, dit-il en articulant ces mots avec une ironie satanique. â Tiens, mais justement mon petit-neveu ChĂątellerault doit y aller, vous devriez arranger cela ensemble. Est-ce quâil est encore lĂ ? Il est gentil, vous savez, dit Mme de Villeparisis de bonne foi peut-ĂȘtre, et pensant que des gens quâelle connaissait tous deux nâavaient aucune raison de ne pas se lier. â Oh ! je ne sais si ça lui plairait, je ne le connais⊠quâĂ peine, il est lĂ -bas plus loin, dit Bloch confus et ravi. Le maĂźtre dâhĂŽtel nâavait pas dĂ» exĂ©cuter dâune façon complĂšte la commission dont il venait dâĂȘtre chargĂ© pour M. de Norpois. Car celui-ci, pour faire croire quâil arrivait du dehors et nâavait pas encore vu la maĂźtresse de la maison, prit au hasard un chapeau dans lâantichambre et vint baiser cĂ©rĂ©monieusement la main de Mme de Villeparisis, en lui demandant de ses nouvelles avec le mĂȘme intĂ©rĂȘt quâon manifeste aprĂšs une longue absence. Il ignorait que la marquise de Villeparisis avait prĂ©alablement ĂŽtĂ© toute vraisemblance Ă cette comĂ©die, Ă laquelle elle coupa court dâailleurs en emmenant M. de Norpois et Bloch dans un salon voisin. Bloch, qui avait vu toutes les amabilitĂ©s quâon faisait Ă celui quâil ne savait pas encore ĂȘtre M. de Norpois, et les saluts compassĂ©s, gracieux et profonds par lesquels lâAmbassadeur y rĂ©pondait, Bloch se sentait infĂ©rieur Ă tout ce cĂ©rĂ©monial et, vexĂ© de penser quâil ne sâadresserait jamais Ă lui, mâavait dit pour avoir lâair Ă lâaise Quâest-ce que cette espĂšce dâimbĂ©cile ? » Peut-ĂȘtre du reste toutes les salutations de M. de Norpois choquant ce quâil y avait de meilleur en Bloch, la franchise plus directe dâun milieu moderne, est-ce en partie sincĂšrement quâil les trouvait ridicules. En tout cas elles cessĂšrent de le lui paraĂźtre et mĂȘme lâenchantĂšrent dĂšs la seconde oĂč ce fut lui, Bloch, qui se trouva en ĂȘtre lâobjet. â Monsieur lâAmbassadeur, dit Mme de Villeparisis, je voudrais vous faire connaĂźtre Monsieur. Monsieur Bloch, Monsieur le marquis de Norpois. Elle tenait, malgrĂ© la façon dont elle rudoyait M. de Norpois, Ă lui dire Monsieur lâAmbassadeur » par savoir-vivre, par considĂ©ration exagĂ©rĂ©e du rang dâambassadeur, considĂ©ration que le marquis lui avait inculquĂ©e, et enfin pour appliquer ces maniĂšres moins familiĂšres, plus cĂ©rĂ©monieuses Ă lâĂ©gard dâun certain homme, lesquelles dans le salon dâune femme distinguĂ©e, tranchant avec la libertĂ© dont elle use avec ses autres habituĂ©s, dĂ©signent aussitĂŽt son amant. M. de Norpois noya son regard bleu dans sa barbe blanche, abaissa profondĂ©ment sa haute taille comme sâil lâinclinait devant tout ce que lui reprĂ©sentait de notoire et dâimposant le nom de Bloch, murmura je suis enchantĂ© », tandis que son jeune interlocuteur, Ă©mu mais trouvant que le cĂ©lĂšbre diplomate allait trop loin, rectifia avec empressement et dit Mais pas du tout, au contraire, câest moi qui suis enchantĂ© ! » Mais cette cĂ©rĂ©monie, que M. de Norpois par amitiĂ© pour Mme de Villeparisis renouvelait avec chaque inconnu que sa vieille amie lui prĂ©sentait, ne parut pas Ă celle-ci une politesse suffisante pour Bloch Ă qui elle dit â Mais demandez-lui tout ce que vous voulez savoir, emmenez-le Ă cĂŽtĂ© si cela est plus commode ; il sera enchantĂ© de causer avec vous. Je crois que vous vouliez lui parler de lâaffaire Dreyfus, ajouta-t-elle sans plus se prĂ©occuper si cela faisait plaisir Ă M. de Norpois quâelle nâeĂ»t pensĂ© Ă demander leur agrĂ©ment au portrait de la duchesse de Montmorency avant de le faire Ă©clairer pour lâhistorien, ou au thĂ© avant dâen offrir une tasse. â Parlez-lui fort, dit-elle Ă Bloch, il est un peu sourd, mais il vous dira tout ce que vous voudrez, il a trĂšs bien connu Bismarck, Cavour. Nâest-ce pas, Monsieur, dit-elle avec force, vous avez bien connu Bismarck ? â Avez-vous quelque chose sur le chantier ? me demanda M. de Norpois avec un signe dâintelligence en me serrant la main cordialement. Jâen profitai pour le dĂ©barrasser obligeamment du chapeau quâil avait cru devoir apporter en signe de cĂ©rĂ©monie, car je venais de mâapercevoir que câĂ©tait le mien quâil avait pris par hasard. Vous mâaviez montrĂ© une Ćuvrette un peu tarabiscotĂ©e oĂč vous coupiez les cheveux en quatre. Je vous ai donnĂ© franchement mon avis ; ce que vous aviez fait ne valait pas la peine que vous le couchiez sur le papier. Nous prĂ©parez-vous quelque chose ? Vous ĂȘtes trĂšs fĂ©ru de Bergotte, si je me souviens bien. â Ah ! ne dites pas de mal de Bergotte, sâĂ©cria la duchesse. â Je ne conteste pas son talent de peintre, nul ne sâen aviserait, duchesse. Il sait graver au burin ou Ă lâeau-forte, sinon brosser, comme M. Cherbuliez, une grande composition. Mais il me semble que notre temps fait une confusion de genres et que le propre du romancier est plutĂŽt de nouer une intrigue et dâĂ©lever les cĆurs que de fignoler Ă la pointe sĂšche un frontispice ou un cul-de-lampe. Je verrai votre pĂšre dimanche chez ce brave A. J., ajouta-t-il en se tournant vers moi. JâespĂ©rai un instant, en le voyant parler Ă Mme de Guermantes, quâil me prĂȘterait peut-ĂȘtre pour aller chez elle lâaide quâil mâavait refusĂ©e pour aller chez M. Swann. Une autre de mes grandes admirations, lui dis-je, câest Elstir. Il paraĂźt que la duchesse de Guermantes en a de merveilleux, notamment cette admirable botte de radis que jâai aperçue Ă lâExposition et que jâaimerais tant revoir ; quel chef-dâĆuvre que ce tableau ! » Et en effet, si jâavais Ă©tĂ© un homme en vue, et quâon mâeĂ»t demandĂ© le morceau de peinture que je prĂ©fĂ©rais, jâaurais citĂ© cette botte de radis. â Un chef-dâĆuvre ? sâĂ©cria M. de Norpois avec un air dâĂ©tonnement et de blĂąme. Ce nâa mĂȘme pas la prĂ©tention dâĂȘtre un tableau, mais une simple esquisse il avait raison. Si vous appelez chef-dâĆuvre cette vive pochade, que direz-vous de la Vierge » dâHĂ©bert ou de Dagnan-Bouveret ? â Jâai entendu que vous refusiez lâamie de Robert, dit Mme de Guermantes Ă sa tante aprĂšs que Bloch eĂ»t pris Ă part lâAmbassadeur, je crois que vous nâavez rien Ă regretter, vous savez que câest une horreur, elle nâa pas lâombre de talent, et en plus elle est grotesque. â Mais comment la connaissez-vous, duchesse ? dit M. dâArgencourt. â Mais comment, vous ne savez pas quâelle a jouĂ© chez moi avant tout le monde ? je nâen suis pas plus fiĂšre pour cela, dit en riant Mme de Guermantes, heureuse pourtant, puisquâon parlait de cette actrice, de faire savoir quâelle avait eu la primeur de ses ridicules. Allons, je nâai plus quâĂ partir, ajouta-t-elle sans bouger. Elle venait de voir entrer son mari, et par les mots quâelle prononçait, faisait allusion au comique dâavoir lâair de faire ensemble une visite de noces, nullement aux rapports souvent difficiles qui existaient entre elle et cet Ă©norme gaillard vieillissant, mais qui menait toujours une vie de jeune homme. Promenant sur le grand nombre de personnes qui entouraient la table Ă thĂ© les regards affables, malicieux et un peu Ă©blouis par les rayons du soleil couchant, de ses petites prunelles rondes et exactement logĂ©es dans lâĆil comme les mouches » que savait viser et atteindre si parfaitement lâexcellent tireur quâil Ă©tait, le duc sâavançait avec une lenteur Ă©merveillĂ©e et prudente comme si, intimidĂ© par une si brillante assemblĂ©e, il eĂ»t craint de marcher sur les robes et de dĂ©ranger les conversations. Un sourire permanent de bon roi dâYvetot lĂ©gĂšrement pompette, une main Ă demi dĂ©pliĂ©e flottant, comme lâaileron dâun requin, Ă cĂŽtĂ© de sa poitrine, et quâil laissait presser indistinctement par ses vieux amis et par les inconnus quâon lui prĂ©sentait, lui permettaient, sans avoir Ă faire un seul geste ni Ă interrompre sa tournĂ©e dĂ©bonnaire, fainĂ©ante et royale, de satisfaire Ă lâempressement de tous, en murmurant seulement Bonsoir, mon bon », bonsoir mon cher ami », charmĂ© monsieur Bloch », bonsoir Argencourt », et prĂšs de moi, qui fus le plus favorisĂ© quand il eut entendu mon nom Bonsoir, mon petit voisin, comment va votre pĂšre ? Quel brave homme ! » Il ne fit de grandes dĂ©monstrations que pour Mme de Villeparisis, qui lui dit bonjour dâun signe de tĂȘte en sortant une main de son petit tablier. Formidablement riche dans un monde oĂč on lâest de moins en moins, ayant assimilĂ© Ă sa personne, dâune façon permanente, la notion de cette Ă©norme fortune, en lui la vanitĂ© du grand seigneur Ă©tait doublĂ©e de celle de lâhomme dâargent, lâĂ©ducation raffinĂ©e du premier arrivant tout juste Ă contenir la suffisance du second. On comprenait dâailleurs que ses succĂšs de femmes, qui faisaient le malheur de la sienne, ne fussent pas dus quâĂ son nom et Ă sa fortune, car il Ă©tait encore dâune grande beautĂ©, avec, dans le profil, la puretĂ©, la dĂ©cision de contour de quelque dieu grec. â Vraiment, elle a jouĂ© chez vous ? demanda M. dâArgencourt Ă la duchesse. â Mais voyons, elle est venue rĂ©citer, avec un bouquet de lis dans la main et dâautres lis su » sa robe. Mme de Guermantes mettait, comme Mme de Villeparisis, de lâaffectation Ă prononcer certains mots dâune façon trĂšs paysanne, quoiquâelle ne roulĂąt nullement les r comme faisait sa tante. Avant que M. de Norpois, contraint et forcĂ©, nâemmenĂąt Bloch dans la petite baie oĂč ils pourraient causer ensemble, je revins un instant vers le vieux diplomate et lui glissai un mot dâun fauteuil acadĂ©mique pour mon pĂšre. Il voulut dâabord remettre la conversation Ă plus tard. Mais jâobjectai que jâallais partir pour Balbec. Comment ! vous allez de nouveau Ă Balbec ? Mais vous ĂȘtes un vĂ©ritable globe-trotter ! » Puis il mâĂ©couta. Au nom de Leroy-Beaulieu, M. de Norpois me regarda dâun air soupçonneux. Je me figurai quâil avait peut-ĂȘtre tenu Ă M. Leroy-Beaulieu des propos dĂ©sobligeants pour mon pĂšre, et quâil craignait que lâĂ©conomiste ne les lui eĂ»t rĂ©pĂ©tĂ©s. AussitĂŽt, il parut animĂ© dâune vĂ©ritable affection pour mon pĂšre. Et aprĂšs un de ces ralentissements du dĂ©bit oĂč tout dâun coup une parole Ă©clate, comme malgrĂ© celui qui parle, et chez qui lâirrĂ©sistible conviction emporte les efforts bĂ©gayants quâil faisait pour se taire Non, non, me dit-il avec Ă©motion, il ne faut pas que votre pĂšre se prĂ©sente. Il ne le faut pas dans son intĂ©rĂȘt, pour lui-mĂȘme, par respect pour sa valeur qui est grande et quâil compromettrait dans une pareille aventure. Il vaut mieux que cela. FĂ»t-il nommĂ©, il aurait tout Ă perdre et rien Ă gagner. Dieu merci, il nâest pas orateur. Et câest la seule chose qui compte auprĂšs de mes chers collĂšgues, quand mĂȘme ce quâon dit ne serait que turlutaines. Votre pĂšre a un but important dans la vie ; il doit y marcher droit, sans se laisser dĂ©tourner Ă battre les buissons, fĂ»t-ce les buissons, dâailleurs plus Ă©pineux que fleuris, du jardin dâAcademus. Dâailleurs il ne rĂ©unirait que quelques voix. LâAcadĂ©mie aime Ă faire faire un stage au postulant avant de lâadmettre dans son giron. Actuellement, il nây a rien Ă faire. Plus tard je ne dis pas. Mais il faut que ce soit la Compagnie elle-mĂȘme qui vienne le chercher. Elle pratique avec plus de fĂ©tichisme que de bonheur le FarĂ da se » de nos voisins dâau delĂ des Alpes. Leroy-Beaulieu mâa parlĂ© de tout cela dâune maniĂšre qui ne mâa pas plu. Il mâa du reste semblĂ© Ă vue de nez avoir partie liĂ©e avec votre pĂšre. Je lui ai peut-ĂȘtre fait sentir un peu vivement quâhabituĂ© Ă sâoccuper de cotons et de mĂ©taux, il mĂ©connaissait le rĂŽle des impondĂ©rables, comme disait Bismarck. Ce quâil faut Ă©viter avant tout, câest que votre pĂšre se prĂ©sente Principiis obsta ». Ses amis se trouveraient dans une position dĂ©licate sâil les mettait en prĂ©sence du fait accompli. Tenez, dit-il brusquement dâun air de franchise, en fixant ses yeux bleus sur moi, je vais vous dire une chose qui va vous Ă©tonner de ma part Ă moi qui aime tant votre pĂšre. Eh bien, justement parce que je lâaime, justement nous sommes les deux insĂ©parables, Arcades ambo parce que je sais les services quâil peut rendre Ă son pays, les Ă©cueils quâil peut lui Ă©viter sâil reste Ă la barre, par affection, par haute estime, par patriotisme, je ne voterais pas pour lui. Du reste, je crois lâavoir laissĂ© entendre. Et je crus apercevoir dans ses yeux le profil assyrien et sĂ©vĂšre de Leroy-Beaulieu. Donc lui donner ma voix serait de ma part une sorte de palinodie. » Ă plusieurs reprises, M. de Norpois traita ses collĂšgues de fossiles. En dehors des autres raisons, tout membre dâun club ou dâune AcadĂ©mie aime Ă investir ses collĂšgues du genre de caractĂšre le plus contraire au sien, moins pour lâutilitĂ© de pouvoir dire Ah ! si cela ne dĂ©pendait que de moi ! » que pour la satisfaction de prĂ©senter le titre quâil a obtenu comme plus difficile et plus flatteur. Je vous dirai, conclut-il, que, dans votre intĂ©rĂȘt Ă tous, jâaime mieux pour votre pĂšre une Ă©lection triomphale dans dix ou quinze ans. » Paroles qui furent jugĂ©es par moi comme dictĂ©es, sinon par la jalousie, au moins par un manque absolu de serviabilitĂ© et qui se trouvĂšrent recevoir plus tard, de lâĂ©vĂ©nement mĂȘme, un sens diffĂ©rent. â Vous nâavez pas lâintention dâentretenir lâInstitut du prix du pain pendant la Fronde ? demanda timidement lâhistorien de la Fronde Ă M. de Norpois. Vous pourriez trouver lĂ un succĂšs considĂ©rable ce qui voulait dire me faire une rĂ©clame monstre, ajouta-t-il en souriant Ă lâAmbassadeur avec une pusillanimitĂ© mais aussi une tendresse qui lui fit lever les paupiĂšres et dĂ©couvrir ses yeux, grands comme un ciel. Il me semblait avoir vu ce regard, pourtant je ne connaissais que dâaujourdâhui lâhistorien. Tout dâun coup je me rappelai ce mĂȘme regard, je lâavais vu dans les yeux dâun mĂ©decin brĂ©silien qui prĂ©tendait guĂ©rir les Ă©touffements du genre de ceux que jâavais par dâabsurdes inhalations dâessences de plantes. Comme, pour quâil prĂźt plus soin de moi, je lui avais dit que je connaissais le professeur Cottard, il mâavait rĂ©pondu, comme dans lâintĂ©rĂȘt de Cottard VoilĂ un traitement, si vous lui en parliez, qui lui fournirait la matiĂšre dâune retentissante communication Ă lâAcadĂ©mie de mĂ©decine ! » Il nâavait osĂ© insister mais mâavait regardĂ© de ce mĂȘme air dâinterrogation timide, intĂ©ressĂ©e et suppliante que je venais dâadmirer chez lâhistorien de la Fronde. Certes ces deux hommes ne se connaissaient pas et ne se ressemblaient guĂšre, mais les lois psychologiques ont comme les lois physiques une certaine gĂ©nĂ©ralitĂ©. Et les conditions nĂ©cessaires sont les mĂȘmes, un mĂȘme regard Ă©claire des animaux humains diffĂ©rents, comme un mĂȘme ciel matinal des lieux de la terre situĂ©s bien loin lâun de lâautre et qui ne se sont jamais vus. Je nâentendis pas la rĂ©ponse de lâAmbassadeur, car tout le monde, avec un peu de brouhaha, sâĂ©tait approchĂ© de Mme de Villeparisis pour la voir peindre. â Vous savez de qui nous parlons, Basin ? dit la duchesse Ă son mari. â Naturellement je devine, dit le duc. â Ah ! ce nâest pas ce que nous appelons une comĂ©dienne de la grande lignĂ©e. â Jamais, reprit Mme de Guermantes sâadressant Ă M. dâArgencourt, vous nâavez imaginĂ© quelque chose de plus risible. â CâĂ©tait mĂȘme drolatique, interrompit M. de Guermantes dont le bizarre vocabulaire permettait Ă la fois aux gens du monde de dire quâil nâĂ©tait pas un sot et aux gens de lettres de le trouver le pire des imbĂ©ciles. â Je ne peux pas comprendre, reprit la duchesse, comment Robert a jamais pu lâaimer. Oh ! je sais bien quâil ne faut jamais discuter ces choses-lĂ , ajouta-t-elle avec une jolie moue de philosophe et de sentimentale dĂ©senchantĂ©e. Je sais que nâimporte qui peut aimer nâimporte quoi. Et, ajouta-t-elle â car si elle se moquait encore de la littĂ©rature nouvelle, celle-ci, peut-ĂȘtre par la vulgarisation des journaux ou Ă travers certaines conversations, sâĂ©tait un peu infiltrĂ©e en elle â câest mĂȘme ce quâil y a de beau dans lâamour, parce que câest justement ce qui le rend mystĂ©rieux ». â MystĂ©rieux ! Ah ! jâavoue que câest un peu fort pour moi, ma cousine, dit le comte dâArgencourt. â Mais si, câest trĂšs mystĂ©rieux, lâamour, reprit la duchesse avec un doux sourire de femme du monde aimable, mais aussi avec lâintransigeante conviction dâune wagnĂ©rienne qui affirme Ă un homme du cercle quâil nây a pas que du bruit dans la Walkyrie. Du reste, au fond, on ne sait pas pourquoi une personne en aime une autre ; ce nâest peut-ĂȘtre pas du tout pour ce que nous croyons, ajouta-t-elle en souriant, repoussant ainsi tout dâun coup par son interprĂ©tation lâidĂ©e quâelle venait dâĂ©mettre. Du reste, au fond on ne sait jamais rien, conclut-elle dâun air sceptique et fatiguĂ©. Aussi, voyez-vous, câest plus intelligent » ; il ne faut jamais discuter le choix des amants. Mais aprĂšs avoir posĂ© ce principe, elle y manqua immĂ©diatement en critiquant le choix de Saint-Loup. â Voyez-vous, tout de mĂȘme, je trouve Ă©tonnant quâon puisse trouver de la sĂ©duction Ă une personne ridicule. Bloch entendant que nous parlions de Saint-Loup, et comprenant quâil Ă©tait Ă Paris, se mit Ă en dire un mal si Ă©pouvantable que tout le monde en fut rĂ©voltĂ©. Il commençait Ă avoir des haines, et on sentait que pour les assouvir il ne reculerait devant rien. Ayant posĂ© en principe quâil avait une haute valeur morale, et que lâespĂšce de gens qui frĂ©quentait la Boulie cercle sportif qui lui semblait Ă©lĂ©gant mĂ©ritait le bagne, tous les coups quâil pouvait leur porter lui semblaient mĂ©ritoires. Il alla une fois jusquâĂ parler dâun procĂšs quâil voulait intenter Ă un de ses amis de la Boulie. Au cours de ce procĂšs, il comptait dĂ©poser dâune façon mensongĂšre et dont lâinculpĂ© ne pourrait pas cependant prouver la faussetĂ©. De cette façon, Bloch, qui ne mit du reste pas Ă exĂ©cution son projet, pensait le dĂ©sespĂ©rer et lâaffoler davantage. Quel mal y avait-il Ă cela, puisque celui quâil voulait frapper ainsi Ă©tait un homme qui ne pensait quâau chic, un homme de la Boulie, et que contre de telles gens toutes les armes sont permises, surtout Ă un Saint, comme lui, Bloch ? â Pourtant, voyez Swann, objecta M. dâArgencourt qui, venant enfin de comprendre le sens des paroles quâavait prononcĂ©es sa cousine, Ă©tait frappĂ© de leur justesse et cherchait dans sa mĂ©moire lâexemple de gens ayant aimĂ© des personnes qui Ă lui ne lui eussent pas plu. â Ah ! Swann ce nâest pas du tout le mĂȘme cas, protesta la duchesse. CâĂ©tait trĂšs Ă©tonnant tout de mĂȘme parce que câĂ©tait une brave idiote, mais elle nâĂ©tait pas ridicule et elle a Ă©tĂ© jolie. â Hou, hou, grommela Mme de Villeparisis. â Ah ! vous ne la trouviez pas jolie ? si, elle avait des choses charmantes, de bien jolis yeux, de jolis cheveux, elle sâhabillait et elle sâhabille encore merveilleusement. Maintenant, je reconnais quâelle est immonde, mais elle a Ă©tĂ© une ravissante personne. Ăa ne mâa fait pas moins de chagrin que Charles lâait Ă©pousĂ©e, parce que câĂ©tait tellement inutile. La duchesse ne croyait pas dire quelque chose de remarquable, mais, comme M. dâArgencourt se mit Ă rire, elle rĂ©pĂ©ta la phrase, soit quâelle la trouvĂąt drĂŽle, ou seulement quâelle trouvĂąt gentil le rieur quâelle se mit Ă regarder dâun air cĂąlin, pour ajouter lâenchantement de la douceur Ă celui de lâesprit. Elle continua â Oui, nâest-ce pas, ce nâĂ©tait pas la peine, mais enfin elle nâĂ©tait pas sans charme et je comprends parfaitement quâon lâaimĂąt, tandis que la demoiselle de Robert, je vous assure quâelle est Ă mourir de rire. Je sais bien quâon mâobjectera cette vieille rengaine dâAugier Quâimporte le flacon pourvu quâon ait lâivresse ! » Eh bien, Robert a peut-ĂȘtre lâivresse, mais il nâa vraiment pas fait preuve de goĂ»t dans le choix du flacon ! Dâabord, imaginez-vous quâelle avait la prĂ©tention que je fisse dresser un escalier au beau milieu de mon salon. Câest un rien, nâest-ce pas, et elle mâavait annoncĂ© quâelle resterait couchĂ©e Ă plat ventre sur les marches. Dâailleurs, si vous aviez entendu ce quâelle disait ! je ne connais quâune scĂšne, mais je ne crois pas quâon puisse imaginer quelque chose de pareil cela sâappelle les Sept Princesses. â Les Sept Princesses, oh ! oĂŻl, oĂŻl, quel snobisme ! sâĂ©cria M. dâArgencourt. Ah ! mais attendez, je connais toute la piĂšce. Câest dâun de mes compatriotes. Il lâa envoyĂ©e au Roi qui nây a rien compris et mâa demandĂ© de lui expliquer. â Ce nâest pas par hasard du Sar Peladan ? demanda lâhistorien de la Fronde avec une intention de finesse et dâactualitĂ©, mais si bas que sa question passa inaperçue. â Ah ! vous connaissez les Sept Princesses ? rĂ©pondit la duchesse Ă M. dâArgencourt. Tous mes compliments ! Moi je nâen connais quâune, mais cela mâa ĂŽtĂ© la curiositĂ© de faire la connaissance des six autres. Si elles sont toutes pareilles Ă celle que jâai vue ! Quelle buse ! » pensais-je, irritĂ© de lâaccueil glacial quâelle mâavait fait. Je trouvais une sorte dâĂąpre satisfaction Ă constater sa complĂšte incomprĂ©hension de Maeterlinck. Câest pour une pareille femme que tous les matins je fais tant de kilomĂštres, vraiment jâai de la bontĂ©. Maintenant câest moi qui ne voudrais pas dâelle. » Tels Ă©taient les mots que je me disais ; ils Ă©taient le contraire de ma pensĂ©e ; câĂ©taient de purs mots de conversation, comme nous nous en disons dans ces moments oĂč, trop agitĂ©s pour rester seuls avec nous-mĂȘme, nous Ă©prouvons le besoin, Ă dĂ©faut dâautre interlocuteur, de causer avec nous, sans sincĂ©ritĂ©, comme avec un Ă©tranger. â Je ne peux pas vous donner une idĂ©e, continua la duchesse, câĂ©tait Ă se tordre de rire. On ne sâen est pas fait faute, trop mĂȘme, car la petite personne nâa pas aimĂ© cela, et dans le fond Robert mâen a toujours voulu. Ce que je ne regrette pas du reste, car si cela avait bien tournĂ©, la demoiselle serait peut-ĂȘtre revenue et je me demande jusquâĂ quel point cela aurait charmĂ© Marie-Aynard. On appelait ainsi dans la famille la mĂšre de Robert, Mme de Marsantes, veuve dâAynard de Saint-Loup, pour la distinguer de sa cousine la princesse de Guermantes-BaviĂšre, autre Marie, au prĂ©nom de qui ses neveux, cousins et beaux-frĂšres ajoutaient, pour Ă©viter la confusion, soit le prĂ©nom de son mari, soit un autre de ses prĂ©noms Ă elle, ce qui donnait soit Marie-Gilbert, soit Marie-Hedwige. â Dâabord la veille il y eut une espĂšce de rĂ©pĂ©tition qui Ă©tait une bien belle chose ! poursuivit ironiquement Mme de Guermantes. Imaginez quâelle disait une phrase, pas mĂȘme, un quart de phrase, et puis elle sâarrĂȘtait ; elle ne disait plus rien, mais je nâexagĂšre pas, pendant cinq minutes. â OĂŻl, oĂŻl, oĂŻl ! sâĂ©cria M. dâArgencourt. â Avec toute la politesse du monde je me suis permis dâinsinuer que cela Ă©tonnerait peut-ĂȘtre un peu. Et elle mâa rĂ©pondu textuellement Il faut toujours dire une chose comme si on Ă©tait en train de la composer soi-mĂȘme. » Si vous y rĂ©flĂ©chissez câest monumental, cette rĂ©ponse ! â Mais je croyais quâelle ne disait pas mal les vers, dit un des deux jeunes gens. â Elle ne se doute pas de ce que câest, rĂ©pondit Mme de Guermantes. Du reste je nâai pas eu besoin de lâentendre. Il mâa suffi de la voir arriver avec des lis ! Jâai tout de suite compris quâelle nâavait pas de talent quand jâai vu les lis ! Tout le monde rit. â Ma tante, vous ne mâen avez pas voulu de ma plaisanterie de lâautre jour au sujet de la reine de SuĂšde ? je viens vous demander lâaman. â Non, je ne tâen veux pas ; je te donne mĂȘme le droit de goĂ»ter si tu as faim. â Allons, Monsieur VallenĂšres, faites la jeune fille, dit Mme de Villeparisis Ă lâarchiviste, selon une plaisanterie consacrĂ©e. M. de Guermantes se redressa dans le fauteuil oĂč il sâĂ©tait affalĂ©, son chapeau Ă cĂŽtĂ© de lui sur le tapis, examina dâun air de satisfaction les assiettes de petits fours qui lui Ă©taient prĂ©sentĂ©es. â Mais volontiers, maintenant que je commence Ă ĂȘtre familiarisĂ© avec cette noble assistance, jâaccepterai un baba, ils semblent excellents. â Monsieur remplit Ă merveille son rĂŽle de jeune fille, dit M. dâArgencourt qui, par esprit dâimitation, reprit la plaisanterie de Mme de Villeparisis. Lâarchiviste prĂ©senta lâassiette de petits fours Ă lâhistorien de la Fronde. â Vous vous acquittez Ă merveille de vos fonctions, dit celui-ci par timiditĂ© et pour tĂącher de conquĂ©rir la sympathie gĂ©nĂ©rale. Aussi jeta-t-il Ă la dĂ©robĂ©e un regard de connivence sur ceux qui avaient dĂ©jĂ fait comme lui. â Dites-moi, ma bonne tante, demanda M. de Guermantes Ă Mme de Villeparisis, quâest-ce que ce monsieur assez bien de sa personne qui sortait comme jâentrais ? Je dois le connaĂźtre parce quâil mâa fait un grand salut, mais je ne lâai pas remis ; vous savez, je suis brouillĂ© avec les noms, ce qui est bien dĂ©sagrĂ©able, dit-il dâun air de satisfaction. â M. Legrandin. â Ah ! mais Oriane a une cousine dont la mĂšre, sauf erreur, est nĂ©e Grandin. Je sais trĂšs bien, ce sont des Grandin de lâĂprevier. â Non, rĂ©pondit Mme de Villeparisis, cela nâa aucun rapport. Ceux-ci Grandin tout simplement, Grandin de rien du tout. Mais ils ne demandent quâĂ lâĂȘtre de tout ce que tu voudras. La sĆur de celui-ci sâappelle Mme de Cambremer. â Mais voyons, Basin, vous savez bien de qui ma tante veut parler, sâĂ©cria la duchesse avec indignation, câest le frĂšre de cette Ă©norme herbivore que vous avez eu lâĂ©trange idĂ©e dâenvoyer venir me voir lâautre jour. Elle est restĂ©e une heure, jâai pensĂ© que je deviendrais folle. Mais jâai commencĂ© par croire que câĂ©tait elle qui lâĂ©tait en voyant entrer chez moi une personne que je ne connaissais pas et qui avait lâair dâune vache. â Ăcoutez, Oriane, elle mâavait demandĂ© votre jour ; je ne pouvais pourtant pas lui faire une grossiĂšretĂ©, et puis, voyons, vous exagĂ©rez, elle nâa pas lâair dâune vache, ajouta-t-il dâun air plaintif, mais non sans jeter Ă la dĂ©robĂ©e un regard souriant sur lâassistance. Il savait que la verve de sa femme avait besoin dâĂȘtre stimulĂ©e par la contradiction, la contradiction du bon sens qui proteste que, par exemple, on ne peut pas prendre une femme pour une vache câest ainsi que Mme de Guermantes, enchĂ©rissant sur une premiĂšre image, Ă©tait souvent arrivĂ©e Ă produire ses plus jolis mots. Et le duc se prĂ©sentait naĂŻvement pour lâaider, sans en avoir lâair, Ă rĂ©ussir son tour, comme, dans un wagon, le compĂšre inavouĂ© dâun joueur de bonneteau. â Je reconnais quâelle nâa pas lâair dâune vache, car elle a lâair de plusieurs, sâĂ©cria Mme de Guermantes. Je vous jure que jâĂ©tais bien embarrassĂ©e voyant ce troupeau de vaches qui entrait en chapeau dans mon salon et qui me demandait comment jâallais. Dâun cĂŽtĂ© jâavais envie de lui rĂ©pondre Mais, troupeau de vaches, tu confonds, tu ne peux pas ĂȘtre en relations avec moi puisque tu es un troupeau de vaches », et dâautre part, ayant cherchĂ© dans ma mĂ©moire, jâai fini par croire que votre Cambremer Ă©tait lâinfante DorothĂ©e qui avait dit quâelle viendrait une fois et qui est assez bovine aussi, de sorte que jâai failli dire Votre Altesse royale et parler Ă la troisiĂšme personne Ă un troupeau de vaches. Elle a aussi le genre de gĂ©sier de la reine de SuĂšde. Du reste cette attaque de vive force avait Ă©tĂ© prĂ©parĂ©e par un tir Ă distance, selon toutes les rĂšgles de lâart. Depuis je ne sais combien de temps jâĂ©tais bombardĂ©e de ses cartes, jâen trouvais partout, sur tous les meubles, comme des prospectus. Jâignorais le but de cette rĂ©clame. On ne voyait chez moi que Marquis et Marquise de Cambremer » avec une adresse que je ne me rappelle pas et dont je suis dâailleurs rĂ©solue Ă ne jamais me servir. â Mais câest trĂšs flatteur de ressembler Ă une reine, dit lâhistorien de la Fronde. â Oh ! mon Dieu, monsieur, les rois et les reines, Ă notre Ă©poque ce nâest pas grandâchose ! dit M. de Guermantes parce quâil avait la prĂ©tention dâĂȘtre un esprit et moderne, et aussi pour nâavoir pas lâair de faire cas des relations royales, auxquelles il tenait beaucoup. Bloch et M. de Norpois, qui sâĂ©taient levĂ©s, se trouvĂšrent plus prĂšs de nous. â Monsieur, dit Mme de Villeparisis, lui avez-vous parlĂ© de lâaffaire Dreyfus ? M. de Norpois leva les yeux au ciel, mais en souriant, comme pour attester lâĂ©normitĂ© des caprices auxquels sa DulcinĂ©e lui imposait le devoir dâobĂ©ir. NĂ©anmoins il parla Ă Bloch, avec beaucoup dâaffabilitĂ©, des annĂ©es affreuses, peut-ĂȘtre mortelles, que traversait la France. Comme cela signifiait probablement que M. de Norpois Ă qui Bloch cependant avait dit croire Ă lâinnocence de Dreyfus Ă©tait ardemment antidreyfusard, lâamabilitĂ© de lâAmbassadeur, lâair quâil avait de donner raison Ă son interlocuteur, de ne pas douter quâils fussent du mĂȘme avis, de se liguer en complicitĂ© avec lui pour accabler le gouvernement, flattaient la vanitĂ© de Bloch et excitaient sa curiositĂ©. Quels Ă©taient les points importants que M. de Norpois ne spĂ©cifiait point, mais sur lesquels il semblait implicitement admettre que Bloch et lui Ă©taient dâaccord, quelle opinion avait-il donc de lâaffaire, qui pĂ»t les rĂ©unir ? Bloch Ă©tait dâautant plus Ă©tonnĂ© de lâaccord mystĂ©rieux qui semblait exister entre lui et M. de Norpois que cet accord ne portait pas que sur la politique, Mme de Villeparisis ayant assez longuement parlĂ© Ă M. de Norpois des travaux littĂ©raires de Bloch. â Vous nâĂȘtes pas de votre temps, dit Ă celui-ci lâancien ambassadeur, et je vous en fĂ©licite, vous nâĂȘtes pas de ce temps oĂč les Ă©tudes dĂ©sintĂ©ressĂ©es nâexistent plus, oĂč on ne vend plus au public que des obscĂ©nitĂ©s ou des inepties. Des efforts tels que les vĂŽtres devraient ĂȘtre encouragĂ©s si nous avions un gouvernement. Bloch Ă©tait flattĂ© de surnager seul dans le naufrage universel. Mais lĂ encore il aurait voulu des prĂ©cisions, savoir de quelles inepties voulait parler M. de Norpois. Bloch avait le sentiment de travailler dans la mĂȘme voie que beaucoup, il ne sâĂ©tait pas cru si exceptionnel. Il revint Ă lâaffaire Dreyfus, mais ne put arriver Ă dĂ©mĂȘler lâopinion de M. de Norpois. Il tĂącha de le faire parler des officiers dont le nom revenait souvent dans les journaux Ă ce moment-lĂ ; ils excitaient plus la curiositĂ© que les hommes politiques mĂȘlĂ©s Ă la mĂȘme affaire, parce quâils nâĂ©taient pas dĂ©jĂ connus comme ceux-ci et, dans un costume spĂ©cial, du fond dâune vie diffĂ©rente et dâun silence religieusement gardĂ©, venaient seulement de surgir et de parler, comme Lohengrin descendant dâune nacelle conduite par un cygne. Bloch avait pu, grĂące Ă un avocat nationaliste quâil connaissait, entrer Ă plusieurs audiences du procĂšs Zola. Il arrivait lĂ le matin, pour nâen sortir que le soir, avec une provision de sandwiches et une bouteille de cafĂ©, comme au concours gĂ©nĂ©ral ou aux compositions de baccalaurĂ©at, et ce changement dâhabitudes rĂ©veillant lâĂ©rĂ©thisme nerveux que le cafĂ© et les Ă©motions du procĂšs portaient Ă son comble, il sortait de lĂ tellement amoureux de tout ce qui sây Ă©tait passĂ© que, le soir, rentrĂ© chez lui, il voulait se replonger dans le beau songe et courait retrouver dans un restaurant frĂ©quentĂ© par les deux partis des camarades avec qui il reparlait sans fin de ce qui sâĂ©tait passĂ© dans la journĂ©e et rĂ©parait par un souper commandĂ© sur un ton impĂ©rieux qui lui donnait lâillusion du pouvoir le jeĂ»ne et les fatigues dâune journĂ©e commencĂ©e si tĂŽt et oĂč on nâavait pas dĂ©jeunĂ©. Lâhomme, jouant perpĂ©tuellement entre les deux plans de lâexpĂ©rience et de lâimagination, voudrait approfondir la vie idĂ©ale des gens quâil connaĂźt et connaĂźtre les ĂȘtres dont il a eu Ă imaginer la vie. Aux questions de Bloch, M. de Norpois rĂ©pondit â Il y a deux officiers mĂȘlĂ©s Ă lâaffaire en cours et dont jâai entendu parler autrefois par un homme dont le jugement mâinspirait grande confiance et qui faisait dâeux le plus grand cas M. de Miribel, câest le lieutenant-colonel Henry et le lieutenant-colonel Picquart. â Mais, sâĂ©cria Bloch, la divine AthĂšna, fille de Zeus, a mis dans lâesprit de chacun le contraire de ce qui est dans lâesprit de lâautre. Et ils luttent lâun contre lâautre, tels deux lions. Le colonel Picquart avait une grande situation dans lâarmĂ©e, mais sa Moire lâa conduit du cĂŽtĂ© qui nâĂ©tait pas le sien. LâĂ©pĂ©e des nationalistes tranchera son corps dĂ©licat et il servira de pĂąture aux animaux carnassiers et aux oiseaux qui se nourrissent de la graisse de morts. M. de Norpois ne rĂ©pondit pas. â De quoi palabrent-ils lĂ -bas dans un coin, demanda M. de Guermantes Ă Mme de Villeparisis en montrant M. de Norpois et Bloch. â De lâaffaire Dreyfus. â Ah ! diable ! Ă propos, saviez-vous qui est partisan enragĂ© de Dreyfus ? Je vous le donne en mille. Mon neveu Robert ! Je vous dirai mĂȘme quâau Jockey, quand on a appris ces prouesses, cela a Ă©tĂ© une levĂ©e de boucliers, un vĂ©ritable tollĂ©. Comme on le prĂ©sente dans huit jours⊠â Ăvidemment, interrompit la duchesse, sâils sont tous comme Gilbert qui a toujours soutenu quâil fallait renvoyer tous les Juifs Ă JĂ©rusalem⊠â Ah ! alors, le prince de Guermantes est tout Ă fait dans mes idĂ©es, interrompit M. dâArgencourt. Le duc se parait de sa femme mais ne lâaimait pas. TrĂšs suffisant », il dĂ©testait dâĂȘtre interrompu, puis il avait dans son mĂ©nage lâhabitude dâĂȘtre brutal avec elle. FrĂ©missant dâune double colĂšre de mauvais mari Ă qui on parle et de beau parleur quâon nâĂ©coute pas, il sâarrĂȘta net et lança sur la duchesse un regard qui embarrassa tout le monde. â Quâest-ce quâil vous prend de nous parler de Gilbert et de JĂ©rusalem ? dit-il enfin. Il ne sâagit pas de cela. Mais, ajouta-t-il dâun ton radouci, vous mâavouerez que si un des nĂŽtres Ă©tait refusĂ© au Jockey, et surtout Robert dont le pĂšre y a Ă©tĂ© pendant dix ans prĂ©sident, ce serait un comble. Que voulez-vous, ma chĂšre, ça les a fait tiquer, ces gens, ils ont ouvert de gros yeux. Je ne peux pas leur donner tort ; personnellement vous savez que je nâai aucun prĂ©jugĂ© de races, je trouve que ce nâest pas de notre Ă©poque et jâai la prĂ©tention de marcher avec mon temps, mais enfin, que diable ! quand on sâappelle le marquis de Saint-Loup, on nâest pas dreyfusard, que voulez-vous que je vous dise ! M. de Guermantes prononça ces mots quand on sâappelle le marquis de Saint-Loup » avec emphase. Il savait pourtant bien que câĂ©tait une plus grande chose de sâappeler le duc de Guermantes ». Mais si son amour-propre avait des tendances Ă sâexagĂ©rer plutĂŽt la supĂ©rioritĂ© du titre de duc de Guermantes, ce nâĂ©tait peut-ĂȘtre pas tant les rĂšgles du bon goĂ»t que les lois de lâimagination qui le poussaient Ă le diminuer. Chacun voit en plus beau ce quâil voit Ă distance, ce quâil voit chez les autres. Car les lois gĂ©nĂ©rales qui rĂšglent la perspective dans lâimagination sâappliquent aussi bien aux ducs quâaux autres hommes. Non seulement les lois de lâimagination, mais celles du langage. Or, lâune ou lâautre de deux lois du langage pouvaient sâappliquer ici, lâune veut quâon sâexprime comme les gens de sa classe mentale et non de sa caste dâorigine. Par lĂ M. de Guermantes pouvait ĂȘtre dans ses expressions, mĂȘme quand il voulait parler de la noblesse, tributaire de trĂšs petits bourgeois qui auraient dit Quand on sâappelle le duc de Guermantes », tandis quâun homme lettrĂ©, un Swann, un Legrandin, ne lâeussent pas dit. Un duc peut Ă©crire des romans dâĂ©picier, mĂȘme sur les mĆurs du grand monde, les parchemins nâĂ©tant lĂ de nul secours, et lâĂ©pithĂšte dâaristocratique ĂȘtre mĂ©ritĂ©e par les Ă©crits dâun plĂ©bĂ©ien. Quel Ă©tait dans ce cas le bourgeois Ă qui M. de Guermantes avait entendu dire Quand on sâappelle », il nâen savait sans doute rien. Mais une autre loi du langage est que de temps en temps, comme font leur apparition et sâĂ©loignent certaines maladies dont on nâentend plus parler ensuite, il naĂźt on ne sait trop comment, soit spontanĂ©ment, soit par un hasard comparable Ă celui qui fit germer en France une mauvaise herbe dâAmĂ©rique dont la graine prise aprĂšs la peluche dâune couverture de voyage Ă©tait tombĂ©e sur un talus de chemin de fer, des modes dâexpressions quâon entend dans la mĂȘme dĂ©cade dites par des gens qui ne se sont pas concertĂ©s pour cela. Or, de mĂȘme quâune certaine annĂ©e jâentendis Bloch dire en parlant de lui-mĂȘme Comme les gens les plus charmants, les plus brillants, les mieux posĂ©s, les plus difficiles, se sont aperçus quâil nây avait quâun seul ĂȘtre quâils trouvaient intelligent, agrĂ©able, dont ils ne pouvaient se passer, câĂ©tait Bloch » et la mĂȘme phrase dans la bouche de bien dâautres jeunes gens qui ne la connaissaient pas et qui remplaçaient seulement Bloch par leur propre nom, de mĂȘme je devais entendre souvent le quand on sâappelle ». â Que voulez-vous, continua le duc, avec lâesprit qui rĂšgne lĂ , câest assez comprĂ©hensible. â Câest surtout comique, rĂ©pondit la duchesse, Ă©tant donnĂ© les idĂ©es de sa mĂšre qui nous rase avec la Patrie française du matin au soir. â Oui, mais il nây a pas que sa mĂšre, il ne faut pas nous raconter de craques. Il y a une donzelle, une cascadeuse de la pire espĂšce, qui a plus dâinfluence sur lui et qui est prĂ©cisĂ©ment compatriote du sieur Dreyfus. Elle a passĂ© Ă Robert son Ă©tat dâesprit. â Vous ne saviez peut-ĂȘtre pas, monsieur le duc, quâil y a un mot nouveau pour exprimer un tel genre dâesprit, dit lâarchiviste qui Ă©tait secrĂ©taire des comitĂ©s antirevisionnistes. On dit mentalitĂ© ». Cela signifie exactement la mĂȘme chose, mais au moins personne ne sait ce quâon veut dire. Câest le fin du fin et, comme on dit, le dernier cri ». Cependant, ayant entendu le nom de Bloch, il le voyait poser des questions Ă M. de Norpois avec une inquiĂ©tude qui en Ă©veilla une diffĂ©rente mais aussi forte chez la marquise. Tremblant devant lâarchiviste et faisant lâantidreyfusarde avec lui, elle craignait ses reproches sâil se rendait compte quâelle avait reçu un Juif plus ou moins affiliĂ© au syndicat ». â Ah ! mentalitĂ©, jâen prends note, je le resservirai, dit le duc. Ce nâĂ©tait pas une figure, le duc avait un petit carnet rempli de citations » et quâil relisait avant les grands dĂźners. MentalitĂ© me plaĂźt. Il y a comme cela des mots nouveaux quâon lance, mais ils ne durent pas. DerniĂšrement, jâai lu comme cela quâun Ă©crivain Ă©tait talentueux ». Comprenne qui pourra. Puis je ne lâai plus jamais revu. â Mais mentalitĂ© est plus employĂ© que talentueux, dit lâhistorien de la Fronde pour se mĂȘler Ă la conversation. Je suis membre dâune commission au ministĂšre de lâInstruction publique oĂč je lâai entendu employer plusieurs fois, et aussi Ă mon cercle, le cercle Volney, et mĂȘme Ă dĂźner chez M. Ămile Ollivier. â Moi qui nâai pas lâhonneur de faire partie du ministĂšre de lâInstruction publique, rĂ©pondit le duc avec une feinte humilitĂ©, mais avec une vanitĂ© si profonde que sa bouche ne pouvait sâempĂȘcher de sourire et ses yeux de jeter Ă lâassistance des regards pĂ©tillants de joie sous lâironie desquels rougit le pauvre historien, moi qui nâai pas lâhonneur de faire partie du ministĂšre de lâInstruction publique, reprit-il, sâĂ©coutant parler, ni du cercle Volney je ne suis que de lâUnion et du Jockey⊠vous nâĂȘtes pas du Jockey, monsieur ? demanda-t-il Ă lâhistorien qui, rougissant encore davantage, flairant une insolence et ne la comprenant pas, se mit Ă trembler de tous ses membres, moi qui ne dĂźne mĂȘme pas chez M. Ămile Ollivier, jâavoue que je ne connaissais pas mentalitĂ©. Je suis sĂ»r que vous ĂȘtes dans mon cas, Argencourt. â Vous savez pourquoi on ne peut pas montrer les preuves de la trahison de Dreyfus. Il paraĂźt que câest parce quâil est lâamant de la femme du ministre de la Guerre, cela se dit sous le manteau. â Ah ! je croyais de la femme du prĂ©sident du Conseil, dit M. dâArgencourt. â Je vous trouve tous aussi assommants les uns que les autres avec cette affaire, dit la duchesse de Guermantes qui, au point de vue mondain, tenait toujours Ă montrer quâelle ne se laissait mener par personne. Elle ne peut pas avoir de consĂ©quence pour moi au point de vue des Juifs pour la bonne raison que je nâen ai pas dans mes relations et compte toujours rester dans cette bienheureuse ignorance. Mais, dâautre part, je trouve insupportable que, sous prĂ©texte quâelles sont bien pensantes, quâelles nâachĂštent rien aux marchands juifs ou quâelles ont Mort aux Juifs » Ă©crit sur leur ombrelle, une quantitĂ© de dames Durand ou Dubois, que nous nâaurions jamais connues, nous soient imposĂ©es par Marie-Aynard ou par Victurnienne. Je suis allĂ©e chez Marie-Aynard avant-hier. CâĂ©tait charmant autrefois. Maintenant on y trouve toutes les personnes quâon a passĂ© sa vie Ă Ă©viter, sous prĂ©texte quâelles sont contre Dreyfus, et dâautres dont on nâa pas idĂ©e qui câest. â Non, câest la femme du ministre de la Guerre. Câest du moins un bruit qui court les ruelles, reprit le duc qui employait ainsi dans la conversation certaines expressions quâil croyait ancien rĂ©gime. Enfin en tout cas, personnellement, on sait que je pense tout le contraire de mon cousin Gilbert. Je ne suis pas un fĂ©odal comme lui, je me promĂšnerais avec un nĂšgre sâil Ă©tait de mes amis, et je me soucierais de lâopinion du tiers et du quart comme de lâan quarante, mais enfin tout de mĂȘme vous mâavouerez que, quand on sâappelle Saint-Loup, on ne sâamuse pas Ă prendre le contrepied des idĂ©es de tout le monde qui a plus dâesprit que Voltaire et mĂȘme que mon neveu. Et surtout on ne se livre pas Ă ce que jâappellerai ces acrobaties de sensibilitĂ©, huit jours avant de se prĂ©senter au Cercle ! Elle est un peu roide ! Non, câest probablement sa petite grue qui lui aura montĂ© le bourrichon. Elle lui aura persuadĂ© quâil se classerait parmi les intellectuels ». Les intellectuels, câest le tarte Ă la crĂšme » de ces messieurs. Du reste cela a fait faire un assez joli jeu de mots, mais trĂšs mĂ©chant. Et le duc cita tout bas pour la duchesse et M. dâArgencourt Mater Semita » qui en effet se disait dĂ©jĂ au Jockey, car de toutes les graines voyageuses, celle Ă qui sont attachĂ©es les ailes les plus solides qui lui permettent dâĂȘtre dissĂ©minĂ©e Ă une plus grande distance de son lieu dâĂ©closion, câest encore une plaisanterie. â Nous pourrions demander des explications Ă monsieur, qui a lâair dâune Ă©rudit, dit-il en montrant lâhistorien. Mais il est prĂ©fĂ©rable de nâen pas parler, dâautant plus que le fait est parfaitement faux. Je ne suis pas si ambitieux que ma cousine Mirepoix qui prĂ©tend quâelle peut suivre la filiation de sa maison avant JĂ©sus-Christ jusquâĂ la tribu de LĂ©vi, et je me fais fort de dĂ©montrer quâil nây a jamais eu une goutte de sang juif dans notre famille. Mais enfin il ne faut tout de mĂȘme pas nous la faire Ă lâoseille, il est bien certain que les charmantes opinions de monsieur mon neveu peuvent faire assez de bruit dans Landerneau. Dâautant plus que Fezensac est malade, ce sera Duras qui mĂšnera tout, et vous savez sâil aime Ă faire des embarras, dit le duc qui nâĂ©tait jamais arrivĂ© Ă connaĂźtre le sens prĂ©cis de certains mots et qui croyait que faire des embarras voulait dire faire non pas de lâesbroufe, mais des complications. Bloch cherchait Ă pousser M. de Norpois sur le colonel Picquart. â Il est hors de conteste, rĂ©pondit M. de Norpois, que sa dĂ©position Ă©tait nĂ©cessaire. Je sais quâen soutenant cette opinion jâai fait pousser Ă plus dâun de mes collĂšgues des cris dâorfraie, mais, Ă mon sens, le gouvernement avait le devoir de laisser parler le colonel. On ne sort pas dâune pareille impasse par une simple pirouette, ou alors on risque de tomber dans un bourbier. Pour lâofficier lui-mĂȘme, cette dĂ©position produisit Ă la premiĂšre audience une impression des plus favorables. Quand on lâa vu, bien pris dans le joli uniforme des chasseurs, venir sur un ton parfaitement simple et franc raconter ce quâil avait vu, ce quâil avait cru, dire Sur mon honneur de soldat et ici la voix de M. de Norpois vibra dâun lĂ©ger trĂ©molo patriotique telle est ma conviction », il nây a pas Ă nier que lâimpression a Ă©tĂ© profonde. VoilĂ , il est dreyfusard, il nây a plus lâombre dâun doute », pensa Bloch. â Mais ce qui lui a aliĂ©nĂ© entiĂšrement les sympathies quâil avait pu rallier dâabord, cela a Ă©tĂ© sa confrontation avec lâarchiviste Gribelin, quand on entendit ce vieux serviteur, cet homme qui nâa quâune parole et M. de Norpois accentua avec lâĂ©nergie des convictions sincĂšres les mots qui suivirent, quand on lâentendit, quand on le vit regarder dans les yeux son supĂ©rieur, ne pas craindre de lui tenir la dragĂ©e haute et lui dire dâun ton qui nâadmettait pas de rĂ©plique Voyons, mon colonel, vous savez bien que je nâai jamais menti, vous savez bien quâen ce moment, comme toujours, je dis la vĂ©ritĂ© », le vent tourna, M. Picquart eut beau remuer ciel et terre dans les audiences suivantes, il fit bel et bien fiasco. Non, dĂ©cidĂ©ment il est antidreyfusard, câest couru, se dit Bloch. Mais sâil croit Picquart un traĂźtre qui ment, comment peut-il tenir compte de ses rĂ©vĂ©lations et les Ă©voquer comme sâil y trouvait du charme et les croyait sincĂšres ? Et si au contraire il voit en lui un juste qui dĂ©livre sa conscience, comment peut-il le supposer mentant dans sa confrontation avec Gribelin ? » â En tout cas, si ce Dreyfus est innocent, interrompit la duchesse, il ne le prouve guĂšre. Quelles lettres idiotes, emphatiques, il Ă©crit de son Ăźle ! Je ne sais pas si M. Esterhazy vaut mieux que lui, mais il a un autre chic dans la façon de tourner les phrases, une autre couleur. Cela ne doit pas faire plaisir aux partisans de M. Dreyfus. Quel malheur pour eux quâils ne puissent pas changer dâinnocent. Tout le monde Ă©clata de rire. Vous avez entendu le mot dâOriane ? demanda vivement le duc de Guermantes Ă Mme de Villeparisis. â Oui, je le trouve trĂšs drĂŽle. » Cela ne suffisait pas au duc Eh bien, moi, je ne le trouve pas drĂŽle ; ou plutĂŽt cela mâest tout Ă fait Ă©gal quâil soit drĂŽle ou non. Je ne fais aucun cas de lâesprit. » M. dâArgencourt protestait. Il ne pense pas un mot de ce quâil dit », murmura la duchesse. Câest sans doute parce que jâai fait partie des Chambres oĂč jâai entendu des discours brillants qui ne signifiaient rien. Jâai appris Ă y apprĂ©cier surtout la logique. Câest sans doute Ă cela que je dois de nâavoir pas Ă©tĂ© réélu. Les choses drĂŽles me sont indiffĂ©rentes. â Basin, ne faites pas le Joseph Prudhomme, mon petit, vous savez bien que personne nâaime plus lâesprit que vous. â Laissez-moi finir. Câest justement parce que je suis insensible Ă un certain genre de facĂ©ties, que je prise souvent lâesprit de ma femme. Car il part gĂ©nĂ©ralement dâune observation juste. Elle raisonne comme un homme, elle formule comme un Ă©crivain. » Peut-ĂȘtre la raison pour laquelle M. de Norpois parlait ainsi Ă Bloch comme sâils eussent Ă©tĂ© dâaccord venait-elle de ce quâil Ă©tait tellement antidreyfusard que, trouvant que le gouvernement ne lâĂ©tait pas assez, il en Ă©tait lâennemi tout autant quâĂ©taient les dreyfusards. Peut-ĂȘtre parce que lâobjet auquel il sâattachait en politique Ă©tait quelque chose de plus profond, situĂ© dans un autre plan, et dâoĂč le dreyfusisme apparaissait comme une modalitĂ© sans importance et qui ne mĂ©rite pas de retenir un patriote soucieux des grandes questions extĂ©rieures. Peut-ĂȘtre, plutĂŽt, parce que les maximes de sa sagesse politique ne sâappliquant quâĂ des questions de forme, de procĂ©dĂ©, dâopportunitĂ©, elles Ă©taient aussi impuissantes Ă rĂ©soudre les questions de fond quâen philosophie la pure logique lâest Ă trancher les questions dâexistence, ou que cette sagesse mĂȘme lui fĂźt trouver dangereux de traiter de ces sujets et que, par prudence, il ne voulĂ»t parler que de circonstances secondaires. Mais oĂč Bloch se trompait, câest quand il croyait que M. de Norpois, mĂȘme moins prudent de caractĂšre et dâesprit moins exclusivement formel, eĂ»t pu, sâil lâavait voulu, lui dire la vĂ©ritĂ© sur le rĂŽle dâHenry, de Picquart, de du Paty de Clam, sur tous les points de lâaffaire. La vĂ©ritĂ©, en effet, sur toutes ces choses, Bloch ne pouvait douter que M. de Norpois la connĂ»t. Comment lâaurait-il ignorĂ©e puisquâil connaissait les ministres ? Certes, Bloch pensait que la vĂ©ritĂ© politique peut ĂȘtre approximativement reconstituĂ©e par les cerveaux les plus lucides, mais il sâimaginait, tout comme le gros du public, quâelle habite toujours, indiscutable et matĂ©rielle, le dossier secret du prĂ©sident de la RĂ©publique et du prĂ©sident du Conseil, lesquels en donnent connaissance aux ministres. Or, mĂȘme quand la vĂ©ritĂ© politique comporte des documents, il est rare que ceux-ci aient plus que la valeur dâun clichĂ© radioscopique oĂč le vulgaire croit que la maladie du patient sâinscrit en toutes lettres, tandis quâen fait, ce clichĂ© fournit un simple Ă©lĂ©ment dâapprĂ©ciation qui se joindra Ă beaucoup dâautres sur lesquels sâappliquera le raisonnement du mĂ©decin et dâoĂč il tirera son diagnostic. Aussi la vĂ©ritĂ© politique, quand on se rapproche des hommes renseignĂ©s et quâon croit lâatteindre, se dĂ©robe. MĂȘme plus tard, et pour en rester Ă lâaffaire Dreyfus, quand se produisit un fait aussi Ă©clatant que lâaveu dâHenry, suivi de son suicide, ce fait fut aussitĂŽt interprĂ©tĂ© de façon opposĂ©e par des ministres dreyfusards et par Cavaignac et Cuignet qui avaient eux-mĂȘmes fait la dĂ©couverte du faux et conduit lâinterrogatoire ; bien plus, parmi les ministres dreyfusards eux-mĂȘmes, et de mĂȘme nuance, jugeant non seulement sur les mĂȘmes piĂšces mais dans le mĂȘme esprit, le rĂŽle dâHenry fut expliquĂ© de façon entiĂšrement opposĂ©e, les uns voyant en lui un complice dâEsterhazy, les autres assignant au contraire ce rĂŽle Ă du Paty de Clam, se ralliant ainsi Ă une thĂšse de leur adversaire Cuignet et Ă©tant en complĂšte opposition avec leur partisan Reinach. Tout ce que Bloch put tirer de M. de Norpois câest que, sâil Ă©tait vrai que le chef dâĂ©tat-major, M. de Boisdeffre, eĂ»t fait faire une communication secrĂšte Ă M. Rochefort, il y avait Ă©videmment lĂ quelque chose de singuliĂšrement regrettable. â Tenez pour assurĂ© que le ministre de la Guerre a dĂ», in petto du moins, vouer son chef dâĂ©tat-major aux dieux infernaux. Un dĂ©saveu officiel nâeĂ»t pas Ă©tĂ© Ă mon sens une superfĂ©tation. Mais le ministre de la Guerre sâexprime fort crĂ»ment lĂ -dessus inter pocula. Il y a du reste certains sujets sur lesquels il est fort imprudent de crĂ©er une agitation dont on ne peut ensuite rester maĂźtre. â Mais ces piĂšces sont manifestement fausses, dit Bloch. M. de Norpois ne rĂ©pondit pas, mais dĂ©clara quâil nâapprouvait pas les manifestations du Prince Henri dâOrlĂ©ans â Dâailleurs elles ne peuvent que troubler la sĂ©rĂ©nitĂ© du prĂ©toire et encourager des agitations qui dans un sens comme dans lâautre seraient Ă dĂ©plorer. Certes il faut mettre le holĂ aux menĂ©es antimilitaristes, mais nous nâavons non plus que faire dâun grabuge encouragĂ© par ceux des Ă©lĂ©ments de droite qui, au lieu de servir lâidĂ©e patriotique, songent Ă sâen servir. La France, Dieu merci, nâest pas une rĂ©publique sud-amĂ©ricaine et le besoin ne se fait pas sentir dâun gĂ©nĂ©ral de pronunciamento. Bloch ne put arriver Ă le faire parler de la question de la culpabilitĂ© de Dreyfus ni donner un pronostic sur le jugement qui interviendrait dans lâaffaire civile actuellement en cours. En revanche M. de Norpois parut prendre plaisir Ă donner des dĂ©tails sur les suites de ce jugement. â Si câest une condamnation, dit-il, elle sera probablement cassĂ©e, car il est rare que, dans un procĂšs oĂč les dĂ©positions de tĂ©moins sont aussi nombreuses, il nây ait pas de vices de forme que les avocats puissent invoquer. Pour en finir sur lâalgarade du prince Henri dâOrlĂ©ans, je doute fort quâelle ait Ă©tĂ© du goĂ»t de son pĂšre. â Vous croyez que Chartres est pour Dreyfus ? demanda la duchesse en souriant, les yeux ronds, les joues roses, le nez dans son assiette de petits fours, lâair scandalisĂ©. â Nullement, je voulais seulement dire quâil y a dans toute la famille, de ce cĂŽtĂ©-lĂ , un sens politique dont on a pu voir, chez lâadmirable princesse ClĂ©mentine, le nec plus ultra, et que son fils le prince Ferdinand a gardĂ© comme un prĂ©cieux hĂ©ritage. Ce nâest pas le prince de Bulgarie qui eĂ»t serrĂ© le commandant Esterhazy dans ses bras. â Il aurait prĂ©fĂ©rĂ© un simple soldat, murmura Mme de Guermantes, qui dĂźnait souvent avec le Bulgare chez le prince de Joinville et qui lui avait rĂ©pondu une fois, comme il lui demandait si elle nâĂ©tait pas jalouse Si, Monseigneur, de vos bracelets. » â Vous nâallez pas ce soir au bal de Mme de Sagan ? dit M. de Norpois Ă Mme de Villeparisis pour couper court Ă lâentretien avec Bloch. Celui-ci ne dĂ©plaisait pas Ă lâAmbassadeur qui nous dit plus tard, non sans naĂŻvetĂ© et sans doute Ă cause des quelques traces qui subsistaient dans le langage de Bloch de la mode nĂ©o-homĂ©rique quâil avait pourtant abandonnĂ©e Il est assez amusant, avec sa maniĂšre de parler un peu vieux jeu, un peu solennelle. Pour un peu il dirait les Doctes SĆurs » comme Lamartine ou Jean-Baptiste Rousseau. Câest devenu assez rare dans la jeunesse actuelle et cela lâĂ©tait mĂȘme dans celle qui lâavait prĂ©cĂ©dĂ©e. Nous-mĂȘmes nous Ă©tions un peu romantiques. » Mais si singulier que lui parĂ»t lâinterlocuteur, M. de Norpois trouvait que lâentretien nâavait que trop durĂ©. â Non, monsieur, je ne vais plus au bal, rĂ©pondit-elle avec un joli sourire de vieille femme. Vous y allez, vous autres ? Câest de votre Ăąge, ajouta-t-elle en englobant dans un mĂȘme regard M. de ChĂątellerault, son ami, et Bloch. Moi aussi jâai Ă©tĂ© invitĂ©e, dit-elle en affectant par plaisanterie dâen tirer vanitĂ©. On est mĂȘme venu mâinviter. On câĂ©tait la princesse de Sagan. â Je nâai pas de carte dâinvitation, dit Bloch, pensant que Mme de Villeparisis allait lui en offrir une, et que Mme de Sagan serait heureuse de recevoir lâami dâune femme quâelle Ă©tait venue inviter en personne. La marquise ne rĂ©pondit rien, et Bloch nâinsista pas, car il avait une affaire plus sĂ©rieuse Ă traiter avec elle et pour laquelle il venait de lui demander un rendez-vous pour le surlendemain. Ayant entendu les deux jeunes gens dire quâils avaient donnĂ© leur dĂ©mission du cercle de la rue Royale oĂč on entrait comme dans un moulin, il voulait demander Ă Mme de Villeparisis de lây faire recevoir. â Est-ce que ce nâest pas assez faux chic, assez snob Ă cĂŽtĂ©, ces Sagan ? dit-il dâun air sarcastique. â Mais pas du tout, câest ce que nous faisons de mieux dans le genre, rĂ©pondit M. dâArgencourt qui avait adoptĂ© toutes les plaisanteries parisiennes. â Alors, dit Bloch Ă demi ironiquement, câest ce quâon appelle une des solennitĂ©s, des grandes assises mondaines de la saison ! Mme de Villeparisis dit gaiement Ă Mme de Guermantes â Voyons, est-ce une grande solennitĂ© mondaine, le bal de Mme de Sagan ? â Ce nâest pas Ă moi quâil faut demander cela, lui rĂ©pondit ironiquement la duchesse, je ne suis pas encore arrivĂ©e Ă savoir ce que câĂ©tait quâune solennitĂ© mondaine. Du reste, les choses mondaines ne sont pas mon fort. â Ah ! je croyais le contraire, dit Bloch qui se figurait que Mme de Guermantes avait parlĂ© sincĂšrement. Il continua, au grand dĂ©sespoir de M. de Norpois, Ă lui poser nombre de questions sur les officiers dont le nom revenait le plus souvent Ă propos de lâaffaire Dreyfus ; celui-ci dĂ©clara quâĂ vue de nez » le colonel du Paty de Clam lui faisait lâeffet dâun cerveau un peu fumeux et qui nâavait peut-ĂȘtre pas Ă©tĂ© trĂšs heureusement choisi pour conduire cette chose dĂ©licate, qui exige tant de sang-froid et de discernement, une instruction. â Je sais que le parti socialiste rĂ©clame sa tĂȘte Ă cor et Ă cri, ainsi que lâĂ©largissement immĂ©diat du prisonnier de lâĂźle du Diable. Mais je pense que nous nâen sommes pas encore rĂ©duits Ă passer ainsi sous les fourches caudines de MM. GĂ©rault-Richard et consorts. Cette affaire-lĂ , jusquâici, câest la bouteille Ă lâencre. Je ne dis pas que dâun cĂŽtĂ© comme de lâautre il nây ait Ă cacher dâassez vilaines turpitudes. Que mĂȘme certains protecteurs plus ou moins dĂ©sintĂ©ressĂ©s de votre client puissent avoir de bonnes intentions, je ne prĂ©tends pas le contraire, mais vous savez que lâenfer en est pavĂ©, ajouta-t-il avec un regard fin. Il est essentiel que le gouvernement donne lâimpression quâil nâest pas aux mains des factions de gauche et quâil nâa pas Ă se rendre pieds et poings liĂ©s aux sommations de je ne sais quelle armĂ©e prĂ©torienne qui, croyez-moi, nâest pas lâarmĂ©e. Il va de soi que si un fait nouveau se produisait, une procĂ©dure de rĂ©vision serait entamĂ©e. La consĂ©quence saute aux yeux. RĂ©clamer cela, câest enfoncer une porte ouverte. Ce jour-lĂ le gouvernement saura parler haut et clair ou il laisserait tomber en quenouille ce qui est sa prĂ©rogative essentielle. Les coqs-Ă -lâĂąne ne suffiront plus. Il faudra donner des juges Ă Dreyfus. Et ce sera chose facile car, quoique lâon ait pris lâhabitude dans notre douce France, oĂč lâon aime Ă se calomnier soi-mĂȘme, de croire ou de laisser croire que pour faire entendre les mots de vĂ©ritĂ© et de justice il est indispensable de traverser la Manche, ce qui nâest bien souvent quâun moyen dĂ©tournĂ© de rejoindre la SprĂ©e, il nây Ă pas de juges quâĂ Berlin. Mais une fois lâaction gouvernementale mise en mouvement, le gouvernement saurez-vous lâĂ©couter ? Quand il vous conviera Ă remplir votre devoir civique, saurez-vous lâĂ©couter, vous rangerez-vous autour de lui ? Ă son patriotique appel saurez-vous ne pas rester sourds et rĂ©pondre PrĂ©sent ! » ? M. de Norpois posait ces questions Ă Bloch avec une vĂ©hĂ©mence qui, tout en intimidant mon camarade, le flattait aussi ; car lâAmbassadeur avait lâair de sâadresser en lui Ă tout un parti, dâinterroger Bloch comme sâil avait reçu les confidences de ce parti et pouvait assumer la responsabilitĂ© des dĂ©cisions qui seraient prises. Si vous ne dĂ©sarmiez pas, continua M. de Norpois sans attendre la rĂ©ponse collective de Bloch, si, avant mĂȘme que fĂ»t sĂ©chĂ©e lâencre du dĂ©cret qui instituerait la procĂ©dure de rĂ©vision, obĂ©issant Ă je ne sais quel insidieux mot dâordre vous ne dĂ©sarmiez pas, mais vous confiniez dans une opposition stĂ©rile qui semble pour certains lâultima ratio de la politique, si vous vous retiriez sous votre tente et brĂ»liez vos vaisseaux, ce serait Ă votre grand dam. Ătes-vous prisonniers des fauteurs de dĂ©sordre ? Leur avez-vous donnĂ© des gages ? » Bloch Ă©tait embarrassĂ© pour rĂ©pondre. M. de Norpois ne lui en laissa pas le temps. Si la nĂ©gative est vraie, comme je veux le croire, et si vous avez un peu de ce qui me semble malheureusement manquer Ă certains de vos chefs et de vos amis, quelque esprit politique, le jour mĂȘme oĂč la Chambre criminelle sera saisie, si vous ne vous laissez pas embrigader par les pĂȘcheurs en eau trouble, vous aurez ville gagnĂ©e. Je ne rĂ©ponds pas que tout lâĂ©tat-major puisse tirer son Ă©pingle du jeu, mais câest dĂ©jĂ bien beau si une partie tout au moins peut sauver la face sans mettre le feu aux poudres et amener du grabuge. Il va de soi dâailleurs que câest au gouvernement quâil appartient de dire le droit et de clore la liste trop longue des crimes impunis, non, certes, en obĂ©issant aux excitations socialistes ni de je ne sais quelle soldatesque, ajouta-t-il, en regardant Bloch dans les yeux et peut-ĂȘtre avec lâinstinct quâont tous les conservateurs de se mĂ©nager des appuis dans le camp adverse. Lâaction gouvernementale doit sâexercer sans souci des surenchĂšres, dâoĂč quâelles viennent. Le gouvernement nâest, Dieu merci, aux ordres ni du colonel Driant, ni, Ă lâautre pĂŽle, de M. Clemenceau. Il faut mater les agitateurs de profession et les empĂȘcher de relever la tĂȘte. La France dans son immense majoritĂ© dĂ©sire le travail, dans lâordre ! LĂ -dessus ma religion est faite. Mais il ne faut pas craindre dâĂ©clairer lâopinion ; et si quelques moutons, de ceux quâa si bien connus notre Rabelais, se jetaient Ă lâeau tĂȘte baissĂ©e, il conviendrait de leur montrer que cette eau est trouble, quâelle a Ă©tĂ© troublĂ©e Ă dessein par une engeance qui nâest pas de chez nous, pour en dissimuler les dessous dangereux. Et il ne doit pas se donner lâair de sortir de sa passivitĂ© Ă son corps dĂ©fendant quand il exercera le droit qui est essentiellement le sien, jâentends de mettre en mouvement Dame Justice. Le gouvernement acceptera toutes vos suggestions. Sâil est avĂ©rĂ© quâil y ait eu erreur judiciaire, il sera assurĂ© dâune majoritĂ© Ă©crasante qui lui permettrait de se donner du champ. â Vous, monsieur, dit Bloch, en se tournant vers M. dâArgencourt Ă qui on lâavait nommĂ© en mĂȘme temps que les autres personnes, vous ĂȘtes certainement dreyfusard Ă lâĂ©tranger tout le monde lâest. â Câest une affaire qui ne regarde que les Français entre eux, nâest-ce pas ? rĂ©pondit M. dâArgencourt avec cette insolence particuliĂšre qui consiste Ă prĂȘter Ă lâinterlocuteur une opinion quâon sait manifestement quâil ne partage pas, puisquâil vient dâen Ă©mettre une opposĂ©e. Bloch rougit ; M. dâArgencourt sourit, en regardant autour de lui, et si ce sourire, pendant quâil lâadressa aux autres visiteurs, fut malveillant pour Bloch, il se tempĂ©ra de cordialitĂ© en lâarrĂȘtant finalement sur mon ami afin dâĂŽter Ă celui-ci le prĂ©texte de se fĂącher des mots quâil venait dâentendre et qui nâen restaient pas moins cruels. Mme de Guermantes dit Ă lâoreille de M. dâArgencourt quelque chose que je nâentendis pas mais qui devait avoir trait Ă la religion de Bloch, car il passa Ă ce moment dans la figure de la duchesse cette expression Ă laquelle la peur quâon a dâĂȘtre remarquĂ© par la personne dont on parle donne quelque chose dâhĂ©sitant et de faux et oĂč se mĂȘle la gaietĂ© curieuse et malveillante quâinspire un groupement humain auquel nous nous sentons radicalement Ă©trangers. Pour se rattraper Bloch se tourna vers le duc de ChĂątellerault Vous, monsieur, qui ĂȘtes français, vous savez certainement quâon est dreyfusard Ă lâĂ©tranger, quoiquâon prĂ©tende quâen France on ne sait jamais ce qui se passe Ă lâĂ©tranger. Du reste je sais quâon peut causer avec vous, Saint-Loup me lâa dit. » Mais le jeune duc, qui sentait que tout le monde se mettait contre Bloch et qui Ă©tait lĂąche comme on lâest souvent dans le monde, usant dâailleurs dâun esprit prĂ©cieux et mordant que, par atavisme, il semblait tenir de M. de Charlus Excusez-moi, Monsieur, de ne pas discuter de Dreyfus avec vous, mais câest une affaire dont jâai pour principe de ne parler quâentre JaphĂ©tiques. » Tout le monde sourit, exceptĂ© Bloch, non quâil nâeĂ»t lâhabitude de prononcer des phrases ironiques sur ses origines juives, sur son cĂŽtĂ© qui tenait un peu au SinaĂŻ. Mais au lieu dâune de ces phrases, lesquelles sans doute nâĂ©taient pas prĂȘtes, le dĂ©clic de la machine intĂ©rieure en fit monter une autre Ă la bouche de Bloch. Et on ne put recueillir que ceci Mais comment avez-vous pu savoir ? Qui vous a dit ? » comme sâil avait Ă©tĂ© le fils dâun forçat. Dâautre part, Ă©tant donnĂ© son nom qui ne passe pas prĂ©cisĂ©ment pour chrĂ©tien, et son visage, son Ă©tonnement montrait quelque naĂŻvetĂ©. Ce que lui avait dit M. de Norpois ne lâayant pas complĂštement satisfait, il sâapprocha de lâarchiviste et lui demanda si on ne voyait pas quelquefois chez Mme de Villeparisis M. du Paty de Clam ou M. Joseph Reinach. Lâarchiviste ne rĂ©pondit rien ; il Ă©tait nationaliste et ne cessait de prĂȘcher Ă la marquise quâil y aurait bientĂŽt une guerre sociale et quâelle devrait ĂȘtre plus prudente dans le choix de ses relations. Il se demanda si Bloch nâĂ©tait pas un Ă©missaire secret du syndicat venu pour le renseigner et alla immĂ©diatement rĂ©pĂ©ter Ă Mme de Villeparisis ces questions que Bloch venait de lui poser. Elle jugea quâil Ă©tait au moins mal Ă©levĂ©, peut-ĂȘtre dangereux pour la situation de M. de Norpois. Enfin elle voulait donner satisfaction Ă lâarchiviste, la seule personne qui lui inspirĂąt quelque crainte et par lequel elle Ă©tait endoctrinĂ©e, sans grand succĂšs chaque matin il lui lisait lâarticle de M. Judet dans le Petit Journal. Elle voulut donc signifier Ă Bloch quâil eĂ»t Ă ne pas revenir et elle trouva tout naturellement dans son rĂ©pertoire mondain la scĂšne par laquelle une grande dame met quelquâun Ă la porte de chez elle, scĂšne qui ne comporte nullement le doigt levĂ© et les yeux flambants que lâon se figure. Comme Bloch sâapprochait dâelle pour lui dire au revoir, enfoncĂ©e dans son grand fauteuil, elle parut Ă demi tirĂ©e dâune vague somnolence. Ses regards noyĂ©s nâeurent que la lueur faible et charmante dâune perle. Les adieux de Bloch, dĂ©plissant Ă peine dans la figure de la marquise un languissant sourire, ne lui arrachĂšrent pas une parole, et elle ne lui tendit pas la main. Cette scĂšne mit Bloch au comble de lâĂ©tonnement, mais comme un cercle de personnes en Ă©tait tĂ©moin alentour, il ne pensa pas quâelle pĂ»t se prolonger sans inconvĂ©nient pour lui et, pour forcer la marquise, la main quâon ne venait pas lui prendre, de lui-mĂȘme il la tendit. Mme de Villeparisis fut choquĂ©e. Mais sans doute, tout en tenant Ă donner une satisfaction immĂ©diate Ă lâarchiviste et au clan antidreyfusard, voulait-elle pourtant mĂ©nager lâavenir, elle se contenta dâabaisser les paupiĂšres et de fermer Ă demi les yeux. â Je crois quâelle dort, dit Bloch Ă lâarchiviste qui, se sentant soutenu par la marquise, prit un air indignĂ©. Adieu, madame, cria-t-il. La marquise fit le lĂ©ger mouvement de lĂšvres dâune mourante qui voudrait ouvrir la bouche, mais dont le regard ne reconnaĂźt plus. Puis elle se tourna, dĂ©bordante dâune vie retrouvĂ©e, vers le marquis dâArgencourt tandis que Bloch sâĂ©loignait persuadĂ© quâelle Ă©tait ramollie ». Plein de curiositĂ© et du dessein dâĂ©clairer un incident si Ă©trange, il revint la voir quelques jours aprĂšs. Elle le reçut trĂšs bien parce quâelle Ă©tait bonne femme, que lâarchiviste nâĂ©tait pas lĂ , quâelle tenait Ă la saynĂšte que Bloch devait faire jouer chez elle, et quâenfin elle avait fait le jeu de grande dame quâelle dĂ©sirait, lequel fut universellement admirĂ© et commentĂ© le soir mĂȘme dans divers salons, mais dâaprĂšs une version qui nâavait dĂ©jĂ plus aucun rapport avec la vĂ©ritĂ©. â Vous parliez des Sept Princesses, duchesse, vous savez je nâen suis pas plus fier pour ça que lâauteur de ce⊠comment dirai-je, de ce factum, est un de mes compatriotes, dit M. dâArgencourt avec une ironie mĂȘlĂ©e de la satisfaction de connaĂźtre mieux que les autres lâauteur dâune Ćuvre dont on venait de parler. Oui, il est belge de son Ă©tat, ajouta-t-il. â Vraiment ? Non, nous ne vous accusons pas dâĂȘtre pour quoi que ce soit dans les Sept Princesses. Heureusement pour vous et pour vos compatriotes, vous ne ressemblez pas Ă lâauteur de cette ineptie. Je connais des Belges trĂšs aimables, vous, votre Roi qui est un peu timide mais plein dâesprit, mes cousins Ligne et bien dâautres, mais heureusement vous ne parlez pas le mĂȘme langage que lâauteur des Sept Princesses. Du reste, si vous voulez que je vous dise, câest trop dâen parler parce que surtout ce nâest rien. Ce sont des gens qui cherchent Ă avoir lâair obscur et au besoin qui sâarrangent dâĂȘtre ridicules pour cacher quâils nâont pas dâidĂ©es. Sâil y avait quelque chose dessous, je vous dirais que je ne crains pas certaines audaces, ajouta-t-elle dâun ton sĂ©rieux, du moment quâil y a de la pensĂ©e. Je ne sais pas si vous avez vu la piĂšce de Borelli. Il y a des gens que cela a choquĂ©s ; moi, quand je devrais me faire lapider, ajouta-t-elle sans se rendre compte quâelle ne courait pas de grands risques, jâavoue que jâai trouvĂ© cela infiniment curieux. Mais les Sept Princesses ! Lâune dâelle a beau avoir des bontĂ©s pour son neveu, je ne peux pas pousser les sentiments de famille⊠La duchesse sâarrĂȘta net, car une dame entrait qui Ă©tait la vicomtesse de Marsantes, la mĂšre de Robert. Mme de Marsantes Ă©tait considĂ©rĂ©e dans le faubourg Saint-Germain comme un ĂȘtre supĂ©rieur, dâune bontĂ©, dâune rĂ©signation angĂ©liques. On me lâavait dit et je nâavais pas de raison particuliĂšre pour en ĂȘtre surpris, ne sachant pas Ă ce moment-lĂ quâelle Ă©tait la propre sĆur du duc de Guermantes. Plus tard jâai toujours Ă©tĂ© Ă©tonnĂ© chaque fois que jâappris, dans cette sociĂ©tĂ©, que des femmes mĂ©lancoliques, pures, sacrifiĂ©es, vĂ©nĂ©rĂ©es comme dâidĂ©ales saintes de vitrail, avaient fleuri sur la mĂȘme souche gĂ©nĂ©alogique que des frĂšres brutaux, dĂ©bauchĂ©s et vils. Des frĂšres et sĆurs, quand ils sont tout Ă fait pareils du visage comme Ă©taient le duc de Guermantes et Mme de Marsantes, me semblaient devoir avoir en commun une seule intelligence, un mĂȘme cĆur, comme aurait une personne qui peut avoir de bons ou de mauvais moments mais dont on ne peut attendre tout de mĂȘme de vastes vues si elle est dâesprit bornĂ©, et une abnĂ©gation sublime si elle est de cĆur dur. Mme de Marsantes suivait les cours de BrunetiĂšre. Elle enthousiasmait le faubourg Saint-Germain et, par sa vie de sainte, lâĂ©difiait aussi. Mais la connexitĂ© morphologique du joli nez et du regard pĂ©nĂ©trant incitait pourtant Ă classer Mme de Marsantes dans la mĂȘme famille intellectuelle et morale que son frĂšre le duc. Je ne pouvais croire que le seul fait dâĂȘtre une femme, et peut-ĂȘtre dâavoir Ă©tĂ© malheureuse et dâavoir lâopinion de tous pour soi, pouvait faire quâon fĂ»t aussi diffĂ©rent des siens, comme dans les chansons de geste oĂč toutes les vertus et les grĂąces sont rĂ©unies en la sĆur de frĂšres farouches. Il me semblait que la nature, moins libre que les vieux poĂštes, devait se servir Ă peu prĂšs exclusivement des Ă©lĂ©ments communs Ă la famille et je ne pouvais lui attribuer tel pouvoir dâinnovation quâelle fĂźt, avec des matĂ©riaux analogues Ă ceux qui composaient un sot et un rustre, un grand esprit sans aucune tare de sottise, une sainte sans aucune souillure de brutalitĂ©. Mme de Marsantes avait une robe de surah blanc Ă grandes palmes, sur lesquelles se dĂ©tachaient des fleurs en Ă©toffe lesquelles Ă©taient noires. Câest quâelle avait perdu, il y a trois semaines, son cousin M. de Montmorency, ce qui ne lâempĂȘchait pas de faire des visites, dâaller Ă de petits dĂźners, mais en deuil. CâĂ©tait une grande dame. Par atavisme son Ăąme Ă©tait remplie par la frivolitĂ© des existences de cour, avec tout ce quâelles ont de superficiel et de rigoureux. Mme de Marsantes nâavait pas eu la force de regretter longtemps son pĂšre et sa mĂšre, mais pour rien au monde elle nâeĂ»t portĂ© de couleurs dans le mois qui suivait la mort dâun cousin. Elle fut plus quâaimable avec moi parce que jâĂ©tais lâami de Robert et parce que je nâĂ©tais pas du mĂȘme monde que Robert. Cette bontĂ© sâaccompagnait dâune feinte timiditĂ©, de lâespĂšce de mouvement de retrait intermittent de la voix, du regard, de la pensĂ©e quâon ramĂšne Ă soi comme une jupe indiscrĂšte, pour ne pas prendre trop de place, pour rester bien droite, mĂȘme dans la souplesse, comme le veut la bonne Ă©ducation. Bonne Ă©ducation quâil ne faut pas prendre trop au pied de la lettre dâailleurs, plusieurs de ces dames versant trĂšs vite dans le dĂ©vergondage des mĆurs sans perdre jamais la correction presque enfantine des maniĂšres. Mme de Marsantes agaçait un peu dans la conversation parce que, chaque fois quâil sâagissait dâun roturier, par exemple de Bergotte, dâElstir, elle disait en dĂ©tachant le mot, en le faisant valoir, et en le psalmodiant sur deux tons diffĂ©rents en une modulation qui Ă©tait particuliĂšre aux Guermantes Jâai eu lâhonneur, le grand hon-neur de rencontrer Monsieur Bergotte, de faire la connaissance de Monsieur Elstir », soit pour faire admirer son humilitĂ©, soit par le mĂȘme goĂ»t quâavait M. de Guermantes de revenir aux formes dĂ©suĂštes pour protester contre les usages de mauvaise Ă©ducation actuelle oĂč on ne se dit pas assez honorĂ© ». Quelle que fĂ»t celle de ces deux raisons qui fĂ»t la vraie, de toutes façons on sentait que, quand Mme de Marsantes disait Jâai eu lâhonneur, le grand hon-neur », elle croyait remplir un grand rĂŽle, et montrer quâelle savait accueillir les noms des hommes de valeur comme elle les eĂ»t reçus eux-mĂȘmes dans son chĂąteau, sâils sâĂ©taient trouvĂ©s dans le voisinage. Dâautre part, comme sa famille Ă©tait nombreuse, quâelle lâaimait beaucoup, que, lente de dĂ©bit et amie des explications, elle voulait faire comprendre les parentĂ©s, elle se trouvait sans aucun dĂ©sir dâĂ©tonner et tout en nâaimant sincĂšrement parler que de paysans touchants et de gardes-chasse sublimes citer Ă tout instant toutes les familles mĂ©diatisĂ©es dâEurope, ce que les personnes moins brillantes ne lui pardonnaient pas et, si elles Ă©taient un peu intellectuelles, raillaient comme de la stupiditĂ©. Ă la campagne, Mme de Marsantes Ă©tait adorĂ©e pour le bien quâelle faisait, mais surtout parce que la puretĂ© dâun sang oĂč depuis plusieurs gĂ©nĂ©rations on ne rencontrait que ce quâil y a de plus grand dans lâhistoire de France avait ĂŽtĂ© Ă sa maniĂšre dâĂȘtre tout ce que les gens du peuple appellent des maniĂšres » et lui avait donnĂ© la parfaite simplicitĂ©. Elle ne craignait pas dâembrasser une pauvre femme qui Ă©tait malheureuse et lui disait dâaller chercher un char de bois au chĂąteau. CâĂ©tait, disait-on, la parfaite chrĂ©tienne. Elle tenait Ă faire faire un mariage colossalement riche Ă Robert. Ătre grande dame, câest jouer Ă la grande dame, câest-Ă -dire, pour une part, jouer la simplicitĂ©. Câest un jeu qui coĂ»te extrĂȘmement cher, dâautant plus que la simplicitĂ© ne ravit quâĂ la condition que les autres sachent que vous pourriez ne pas ĂȘtre simples, câest-Ă -dire que vous ĂȘtes trĂšs riches. On me dit plus tard, quand je racontai que je lâavais vue Vous avez dĂ» vous rendre compte quâelle a Ă©tĂ© ravissante. » Mais la vraie beautĂ© est si particuliĂšre, si nouvelle, quâon ne la reconnaĂźt pas pour la beautĂ©. Je me dis seulement ce jour-lĂ quâelle avait un nez tout petit, des yeux trĂšs bleus, le cou long et lâair triste. â Ăcoute, dit Mme de Villeparisis Ă la duchesse de Guermantes, je crois que jâaurai tout Ă lâheure la visite dâune femme que tu ne veux pas connaĂźtre, jâaime mieux te prĂ©venir pour que cela ne tâennuie pas. Dâailleurs, tu peux ĂȘtre tranquille, je ne lâaurai jamais chez moi plus tard, mais elle doit venir pour une seule fois aujourdâhui. Câest la femme de Swann. Mme Swann, voyant les proportions que prenait lâaffaire Dreyfus et craignant que les origines de son mari ne se tournassent contre elle, lâavait suppliĂ© de ne plus jamais parler de lâinnocence du condamnĂ©. Quand il nâĂ©tait pas lĂ elle allait plus loin et faisait profession du nationalisme le plus ardent ; elle ne faisait que suivre en cela dâailleurs Mme Verdurin chez qui un antisĂ©mitisme bourgeois et latent sâĂ©tait rĂ©veillĂ© et avait atteint une vĂ©ritable exaspĂ©ration. Mme Swann avait gagnĂ© Ă cette attitude dâentrer dans quelques-unes des ligues de femmes du monde antisĂ©mite qui commençaient Ă se former et avait nouĂ© des relations avec plusieurs personnes de lâaristocratie. Il peut paraĂźtre Ă©trange que, loin de les imiter, la duchesse de Guermantes, si amie de Swann, eĂ»t, au contraire, toujours rĂ©sistĂ© au dĂ©sir quâil ne lui avait pas cachĂ© de lui prĂ©senter sa femme. Mais on verra plus tard que câĂ©tait un effet du caractĂšre particulier de la duchesse qui jugeait quâelle nâavait pas » Ă faire telle ou telle chose, et imposait avec despotisme ce quâavait dĂ©cidĂ© son libre arbitre » mondain, fort arbitraire. â Je vous remercie de me prĂ©venir, rĂ©pondit la duchesse. Cela me serait en effet trĂšs dĂ©sagrĂ©able. Mais comme je la connais de vue je me lĂšverai Ă temps. â Je tâassure, Oriane, elle est trĂšs agrĂ©able, câest une excellente femme, dit Mme de Marsantes. â Je nâen doute pas, mais je nâĂ©prouve aucun besoin de mâen assurer par moi-mĂȘme. â Est-ce que tu es invitĂ©e chez Lady IsraĂ«l ? demanda Mme de Villeparisis Ă la duchesse, pour changer la conversation. â Mais, Dieu merci, je ne la connais pas, rĂ©pondit Mme de Guermantes. Câest Ă Marie-Aynard quâil faut demander cela. Elle la connaĂźt et je me suis toujours demandĂ© pourquoi. â Je lâai en effet connue, rĂ©pondit Mme de Marsantes, je confesse mes erreurs. Mais je suis dĂ©cidĂ©e Ă ne plus la connaĂźtre. Il paraĂźt que câest une des pires et quâelle ne sâen cache pas. Du reste, nous avons tous Ă©tĂ© trop confiants, trop hospitaliers. Je ne frĂ©quenterai plus personne de cette nation. Pendant quâon avait de vieux cousins de province du mĂȘme sang, Ă qui on fermait sa porte, on lâouvrait aux Juifs. Nous voyons maintenant leur remerciement. HĂ©las ! je nâai rien Ă dire, jâai un fils adorable et qui dĂ©bite, en jeune fou quâil est, toutes les insanitĂ©s possibles, ajouta-t-elle en entendant que M. dâArgencourt avait fait allusion Ă Robert. Mais, Ă propos de Robert, est-ce que vous ne lâavez pas vu ? demanda-t-elle Ă Mme de Villeparisis ; comme câest samedi, je pensais quâil aurait pu passer vingt-quatre heures Ă Paris, et dans ce cas il serait sĂ»rement venu vous voir. En rĂ©alitĂ© Mme de Marsantes pensait que son fils nâaurait pas de permission ; mais comme, en tout cas, elle savait que sâil en avait eu une il ne serait pas venu chez Mme de Villeparisis, elle espĂ©rait, en ayant lâair de croire quâelle lâeĂ»t trouvĂ© ici, lui faire pardonner, par sa tante susceptible, toutes les visites quâil ne lui avait pas faites. â Robert ici ! Mais je nâai pas mĂȘme eu un mot de lui ; je crois que je ne lâai pas vu depuis Balbec. â Il est si occupĂ©, il a tant Ă faire, dit Mme de Marsantes. Un imperceptible sourire fit onduler les cils de Mme de Guermantes qui regarda le cercle quâavec la pointe de son ombrelle elle traçait sur le tapis. Chaque fois que le duc avait dĂ©laissĂ© trop ouvertement sa femme, Mme de Marsantes avait pris avec Ă©clat contre son propre frĂšre le parti de sa belle-sĆur. Celle-ci gardait de cette protection un souvenir reconnaissant et rancunier, et elle nâĂ©tait quâĂ demi fĂąchĂ©e des fredaines de Robert. Ă ce moment, la porte sâĂ©tant ouverte de nouveau, celui-ci entra. â Tiens, quand on parle du Saint-Loup⊠dit Mme de Guermantes. Mme de Marsantes, qui tournait le dos Ă la porte, nâavait pas vu entrer son fils. Quand elle lâaperçut, en cette mĂšre la joie battit vĂ©ritablement comme un coup dâaile, le corps de Mme de Marsantes se souleva Ă demi, son visage palpita et elle attachait sur Robert des yeux Ă©merveillĂ©s â Comment, tu es venu ! quel bonheur ! quelle surprise ! â Ah ! quand on parle du Saint-Loup⊠je comprends, dit le diplomate belge riant aux Ă©clats. â Câest dĂ©licieux, rĂ©pliqua sĂšchement Mme de Guermantes qui dĂ©testait les calembours et nâavait hasardĂ© celui-lĂ quâen ayant lâair de se moquer dâelle-mĂȘme. â Bonjour, Robert, dit-elle ; eh bien ! voilĂ comme on oublie sa tante. Ils causĂšrent un instant ensemble et sans doute de moi, car tandis que Saint-Loup se rapprochait de sa mĂšre, Mme de Guermantes se tourna vers moi. â Bonjour, comme allez-vous ? me dit-elle. Elle laissa pleuvoir sur moi la lumiĂšre de son regard bleu, hĂ©sita un instant, dĂ©plia et tendit la tige de son bras, pencha en avant son corps, qui se redressa rapidement en arriĂšre comme un arbuste quâon a couchĂ© et qui, laissĂ© libre, revient Ă sa position naturelle. Ainsi agissait-elle sous le feu des regards de Saint-Loup qui lâobservait et faisait Ă distance des efforts dĂ©sespĂ©rĂ©s pour obtenir un peu plus encore de sa tante. Craignant que la conversation ne tombĂąt, il vint lâalimenter et rĂ©pondit pour moi â Il ne va pas trĂšs bien, il est un peu fatiguĂ© ; du reste, il irait peut-ĂȘtre mieux sâil te voyait plus souvent, car je ne te cache pas quâil aime beaucoup te voir. â Ah ! mais, câest trĂšs aimable, dit Mme de Guermantes dâun ton volontairement banal, comme si je lui eusse apportĂ© son manteau. Je suis trĂšs flattĂ©e. â Tiens, je vais un peu prĂšs de ma mĂšre, je te donne ma chaise, me dit Saint-Loup en me forçant ainsi Ă mâasseoir Ă cĂŽtĂ© de sa tante. Nous nous tĂ»mes tous deux. â Je vous aperçois quelquefois le matin, me dit-elle comme si ce fĂ»t une nouvelle quâelle mâeĂ»t apprise, et comme si moi je ne la voyais pas. Ăa fait beaucoup de bien Ă la santĂ©. â Oriane, dit Ă mi-voix Mme de Marsantes, vous disiez que vous alliez voir Mme de Saint-FerrĂ©ol, est-ce que vous auriez Ă©tĂ© assez gentille pour lui dire quâelle ne mâattende pas Ă dĂźner ? Je resterai chez moi puisque jâai Robert. Si mĂȘme jâavais osĂ© vous demander de dire en passant quâon achĂšte tout de suite de ces cigares que Robert aime, ça sâappelle des Corona », il nây en a plus. Robert se rapprocha ; il avait seulement entendu le nom de Mme de Saint-FerrĂ©ol. â Quâest-ce que câest encore que ça, Mme de Saint-FerrĂ©ol ? demanda-t-il sur un ton dâĂ©tonnement et de dĂ©cision, car il affectait dâignorer tout ce qui concernait le monde. â Mais voyons, mon chĂ©ri, tu sais bien, dit sa mĂšre, câest la sĆur de Vermandois ; câest elle qui tâavait donnĂ© ce beau jeu de billard que tu aimais tant. â Comment, câest la sĆur de Vermandois, je nâen avais pas la moindre idĂ©e. Ah ! ma famille est Ă©patante, dit-il en se tournant Ă demi vers moi et en prenant sans sâen rendre compte les intonations de Bloch comme il empruntait ses idĂ©es, elle connaĂźt des gens inouĂŻs, des gens qui sâappellent plus ou moins Saint-FerrĂ©ol et dĂ©tachant la derniĂšre consonne de chaque mot, elle va au bal, elle se promĂšne en Victoria, elle mĂšne une existence fabuleuse. Câest prodigieux. Mme de Guermantes fit avec la gorge ce bruit lĂ©ger, bref et fort comme dâun sourire forcĂ© quâon ravale, et qui Ă©tait destinĂ© Ă montrer quâelle prenait part, dans la mesure oĂč la parentĂ© lây obligeait, Ă lâesprit de son neveu. On vint annoncer que le prince de Faffenheim-Munsterburg-Weinigen faisait dire Ă M. de Norpois quâil Ă©tait lĂ . â Allez le chercher, monsieur, dit Mme de Villeparisis Ă lâancien ambassadeur qui se porta au-devant du premier ministre allemand. Mais la marquise le rappela â Attendez, monsieur ; faudra-t-il que je lui montre la miniature de lâImpĂ©ratrice Charlotte ? â Ah ! je crois quâil sera ravi, dit lâAmbassadeur dâun ton pĂ©nĂ©trĂ© et comme sâil enviait ce fortunĂ© ministre de la faveur qui lâattendait. â Ah ! je sais quâil est trĂšs bien pensant, dit Mme de Marsantes, et câest si rare parmi les Ă©trangers. Mais je suis renseignĂ©e. Câest lâantisĂ©mitisme en personne. Le nom du prince gardait, dans la franchise avec laquelle ses premiĂšres syllabes Ă©taient â comme on dit en musique â attaquĂ©es, et dans la bĂ©gayante rĂ©pĂ©tition qui les scandait, lâĂ©lan, la naĂŻvetĂ© maniĂ©rĂ©e, les lourdes dĂ©licatesses » germaniques projetĂ©es comme des branchages verdĂątres sur le Heim » dâĂ©mail bleu sombre qui dĂ©ployait la mysticitĂ© dâun vitrail rhĂ©nan, derriĂšre les dorures pĂąles et finement ciselĂ©es du xviiie siĂšcle allemand. Ce nom contenait, parmi les noms divers dont il Ă©tait formĂ©, celui dâune petite ville dâeaux allemande, oĂč tout enfant jâavais Ă©tĂ© avec ma grandâmĂšre, au pied dâune montagne honorĂ©e par les promenades de GĆthe, et des vignobles de laquelle nous buvions au Kurhof les crus illustres Ă lâappellation composĂ©e et retentissante comme les Ă©pithĂštes quâHomĂšre donne Ă ses hĂ©ros. Aussi Ă peine eus-je entendu prononcer le nom du prince, quâavant de mâĂȘtre rappelĂ© la station thermale il me parut diminuer, sâimprĂ©gner dâhumanitĂ©, trouver assez grande pour lui une petite place dans ma mĂ©moire, Ă laquelle il adhĂ©ra, familier, terre Ă terre, pittoresque, savoureux, lĂ©ger, avec quelque chose dâautorisĂ©, de prescrit. Bien plus, M. de Guermantes, en expliquant qui Ă©tait le prince, cita plusieurs de ses titres, et je reconnus le nom dâun village traversĂ© par la riviĂšre oĂč chaque soir, la cure finie, jâallais en barque, Ă travers les moustiques ; et celui dâune forĂȘt assez Ă©loignĂ©e pour que le mĂ©decin ne mâeĂ»t pas permis dây aller en promenade. Et en effet, il Ă©tait comprĂ©hensible que la suzerainetĂ© du seigneur sâĂ©tendĂźt aux lieux circonvoisins et associĂąt Ă nouveau dans lâĂ©numĂ©ration de ses titres les noms quâon pouvait lire Ă cĂŽtĂ© les uns des autres sur une carte. Ainsi, sous la visiĂšre du prince du Saint-Empire et de lâĂ©cuyer de Franconie, ce fut le visage dâune terre aimĂ©e oĂč sâĂ©taient souvent arrĂȘtĂ©s pour moi les rayons du soleil de six heures que je vis, du moins avant que le prince, rhingrave et Ă©lecteur palatin, fĂ»t entrĂ©. Car jâappris en quelques instants que les revenus quâil tirait de la forĂȘt et de la riviĂšre peuplĂ©es de gnomes et dâondines, de la montagne enchantĂ©e oĂč sâĂ©lĂšve le vieux Burg qui garde le souvenir de Luther et de Louis le Germanique, il en usait pour avoir cinq automobiles Charron, un hĂŽtel Ă Paris et un Ă Londres, une loge le lundi Ă lâOpĂ©ra et une aux mardis » des Français ». Il ne me semblait pas â et il ne semblait pas lui-mĂȘme le croire â quâil diffĂ©rĂąt des hommes de mĂȘme fortune et de mĂȘme Ăąge qui avaient une moins poĂ©tique origine. Il avait leur culture, leur idĂ©al, se rĂ©jouissant de son rang mais seulement Ă cause des avantages quâil lui confĂ©rait, et nâavait plus quâune ambition dans la vie, celle dâĂȘtre Ă©lu membre correspondant de lâAcadĂ©mie des Sciences morales et politiques, raison pour laquelle il Ă©tait venu chez Mme de Villeparisis. Si lui, dont la femme Ă©tait Ă la tĂȘte de la coterie la plus fermĂ©e de Berlin, avait sollicitĂ© dâĂȘtre prĂ©sentĂ© chez la marquise, ce nâĂ©tait pas quâil en eĂ»t Ă©prouvĂ© dâabord le dĂ©sir. RongĂ© depuis des annĂ©es par cette ambition dâentrer Ă lâInstitut, il nâavait malheureusement jamais pu voir monter au-dessus de cinq le nombre des AcadĂ©miciens qui semblaient prĂȘts Ă voter pour lui. Il savait que M. de Norpois disposait Ă lui seul dâau moins une dizaine de voix auxquelles il Ă©tait capable, grĂące Ă dâhabiles transactions, dâen ajouter dâautres. Aussi le prince, qui lâavait connu en Russie quand ils y Ă©taient tous deux ambassadeurs, Ă©tait-il allĂ© le voir et avait-il fait tout ce quâil avait pu pour se le concilier. Mais il avait eu beau multiplier les amabilitĂ©s, faire avoir au marquis des dĂ©corations russes, le citer dans des articles de politique Ă©trangĂšre, il avait eu devant lui un ingrat, un homme pour qui toutes ces prĂ©venances avaient lâair de ne pas compter, qui nâavait pas fait avancer sa candidature dâun pas, ne lui avait mĂȘme pas promis sa voix ! Sans doute M. de Norpois le recevait avec une extrĂȘme politesse, mĂȘme ne voulait pas quâil se dĂ©rangeĂąt et prĂźt la peine de venir jusquâĂ sa porte », se rendait lui-mĂȘme Ă lâhĂŽtel du prince et, quand le chevalier teutonique avait lancĂ© Je voudrais bien ĂȘtre votre collĂšgue », rĂ©pondait dâun ton pĂ©nĂ©trĂ© Ah ! je serais trĂšs heureux ! » Et sans doute un naĂŻf, un docteur Cottard, se fĂ»t dit Voyons, il est lĂ chez moi, câest lui qui a tenu Ă venir parce quâil me considĂšre comme un personnage plus important que lui, il me dit quâil serait heureux que je sois de lâAcadĂ©mie, les mots ont tout de mĂȘme un sens, que diable ! sans doute sâil ne me propose pas de voter pour moi, câest quâil nây pense pas. Il parle trop de mon grand pouvoir, il doit croire que les alouettes me tombent toutes rĂŽties, que jâai autant de voix que jâen veux, et câest pour cela quâil ne mâoffre pas la sienne, mais je nâai quâĂ le mettre au pied du mur, lĂ , entre nous deux, et Ă lui dire Eh bien ! votez pour moi », et il sera obligĂ© de le faire. Mais le prince de Faffenheim nâĂ©tait pas un naĂŻf ; il Ă©tait ce que le docteur Cottard eĂ»t appelĂ© un fin diplomate » et il savait que M. de Norpois nâen Ă©tait pas un moins fin, ni un homme qui ne se fĂ»t pas avisĂ© de lui-mĂȘme quâil pourrait ĂȘtre agrĂ©able Ă un candidat en votant pour lui. Le prince, dans ses ambassades et comme ministre des Affaires ĂtrangĂšres, avait tenu, pour son pays au lieu que ce fĂ»t comme maintenant pour lui-mĂȘme, de ces conversations oĂč on sait dâavance jusquâoĂč on veut aller et ce quâon ne vous fera pas dire. Il nâignorait pas que dans le langage diplomatique causer signifie offrir. Et câest pour cela quâil avait fait avoir Ă M. de Norpois le cordon de Saint-AndrĂ©. Mais sâil eĂ»t dĂ» rendre compte Ă son gouvernement de lâentretien quâil avait eu aprĂšs cela avec M. de Norpois, il eĂ»t pu Ă©noncer dans sa dĂ©pĂȘche Jâai compris que jâavais fait fausse route. » Car dĂšs quâil avait recommencĂ© Ă parler Institut, M. de Norpois lui avait redit â Jâaimerais cela beaucoup, beaucoup pour mes collĂšgues. Ils doivent, je pense, se sentir vraiment honorĂ©s que vous ayez pensĂ© Ă eux. Câest une candidature tout Ă fait intĂ©ressante, un peu en dehors de nos habitudes. Vous savez, lâAcadĂ©mie est trĂšs routiniĂšre, elle sâeffraye de tout ce qui rend un son un peu nouveau. Personnellement je lâen blĂąme. Que de fois il mâest arrivĂ© de le laisser entendre Ă mes collĂšgues. Je ne sais mĂȘme pas, Dieu me pardonne, si le mot dâencroĂ»tĂ©s nâest pas sorti une fois de mes lĂšvres, avait-il ajoutĂ© avec un sourire scandalisĂ©, Ă mi-voix, presque a parte, comme dans un effet de théùtre et en jetant sur le prince un coup dâĆil rapide et oblique de son Ćil bleu, comme un vieil acteur qui veut juger de son effet. Vous comprenez, prince, que je ne voudrais pas laisser une personnalitĂ© aussi Ă©minente que la vĂŽtre sâembarquer dans une partie perdue dâavance. Tant que les idĂ©es de mes collĂšgues resteront aussi arriĂ©rĂ©es, jâestime que la sagesse est de sâabstenir. Croyez bien dâailleurs que si je voyais jamais un esprit un peu plus nouveau, un peu plus vivant, se dessiner dans ce collĂšge qui tend Ă devenir une nĂ©cropole, si jâescomptais une chance possible pour vous, je serais le premier Ă vous en avertir. Le cordon de Saint-AndrĂ© est une erreur, pensa le prince ; les nĂ©gociations nâont pas fait un pas ; ce nâest pas cela quâil voulait. Je nâai pas mis la main sur la bonne clef. » CâĂ©tait un genre de raisonnement dont M. de Norpois, formĂ© Ă la mĂȘme Ă©cole que le prince, eĂ»t Ă©tĂ© capable. On peut railler la pĂ©dantesque niaiserie avec laquelle les diplomates Ă la Norpois sâextasient devant une parole officielle Ă peu prĂšs insignifiante. Mais leur enfantillage a sa contre-partie les diplomates savent que, dans la balance qui assure cet Ă©quilibre, europĂ©en ou autre, quâon appelle la paix, les bons sentiments, les beaux discours, les supplications pĂšsent fort peu ; et que le poids lourd, le vrai, les dĂ©terminations, consiste en autre chose, en la possibilitĂ© que lâadversaire a, sâil est assez fort, ou nâa pas, de contenter, par moyen dâĂ©change, un dĂ©sir. Cet ordre de vĂ©ritĂ©s, quâune personne entiĂšrement dĂ©sintĂ©ressĂ©e comme ma grandâmĂšre, par exemple, nâeĂ»t pas compris, M. de Norpois, le prince von *** avaient souvent Ă©tĂ© aux prises avec lui. ChargĂ© dâaffaires dans les pays avec lesquels nous avions Ă©tĂ© Ă deux doigts dâavoir la guerre, M. de Norpois, anxieux de la tournure que les Ă©vĂ©nements allaient prendre, savait trĂšs bien que ce nâĂ©tait pas par le mot Paix », ou par le mot Guerre », quâils lui seraient signifiĂ©s, mais par un autre, banal en apparence, terrible ou bĂ©ni, et que le diplomate, Ă lâaide de son chiffre, saurait immĂ©diatement lire, et auquel, pour sauvegarder la dignitĂ© de la France, il rĂ©pondrait par un autre mot tout aussi banal mais sous lequel le ministre de la nation ennemie verrait aussitĂŽt Guerre. Et mĂȘme, selon une coutume ancienne, analogue Ă celle qui donnait au premier rapprochement de deux ĂȘtres promis lâun Ă lâautre la forme dâune entrevue fortuite Ă une reprĂ©sentation du théùtre du Gymnase, le dialogue oĂč le destin dicterait le mot Guerre » ou le mot Paix » nâavait gĂ©nĂ©ralement pas eu lieu dans le cabinet du ministre, mais sur le banc dâun Kurgarten » oĂč le ministre et M. de Norpois allaient lâun et lâautre Ă des fontaines thermales boire Ă la source de petits verres dâune eau curative. Par une sorte de convention tacite, ils se rencontraient Ă lâheure de la cure, faisaient dâabord ensemble quelques pas dâune promenade que, sous son apparence bĂ©nigne, les deux interlocuteurs savaient aussi tragique quâun ordre de mobilisation. Or, dans une affaire privĂ©e comme cette prĂ©sentation Ă lâInstitut, le prince avait usĂ© du mĂȘme systĂšme dâinduction quâil avait fait dans sa carriĂšre, de la mĂȘme mĂ©thode de lecture Ă travers les symboles superposĂ©s. Et certes on ne peut prĂ©tendre que ma grandâmĂšre et ses rares pareils eussent Ă©tĂ© seuls Ă ignorer ce genre de calculs. En partie la moyenne de lâhumanitĂ©, exerçant des professions tracĂ©es dâavance, rejoint par son manque dâintuition lâignorance que ma grandâmĂšre devait Ă son haut dĂ©sintĂ©ressement. Il faut souvent descendre jusquâaux ĂȘtres entretenus, hommes ou femmes, pour avoir Ă chercher le mobile de lâaction ou des paroles en apparence les plus innocentes dans lâintĂ©rĂȘt, dans la nĂ©cessitĂ© de vivre. Quel homme ne sait que, quand une femme quâil va payer lui dit Ne parlons pas dâargent », cette parole doit ĂȘtre comptĂ©e, ainsi quâon dit en musique, comme une mesure pour rien », et que si plus tard elle lui dĂ©clare Tu mâas fait trop de peine, tu mâas souvent cachĂ© la vĂ©ritĂ©, je suis Ă bout », il doit interprĂ©ter un autre protecteur lui offre davantage » ? Encore nâest-ce lĂ que le langage dâune cocotte assez rapprochĂ©e des femmes du monde. Les apaches fournissent des exemples plus frappants. Mais M. de Norpois et le prince allemand, si les apaches leur Ă©taient inconnus, avaient accoutumĂ© de vivre sur le mĂȘme plan que les nations, lesquelles sont aussi, malgrĂ© leur grandeur, des ĂȘtres dâĂ©goĂŻsme et de ruse, quâon ne dompte que par la force, par la considĂ©ration de leur intĂ©rĂȘt, qui peut les pousser jusquâau meurtre, un meurtre symbolique souvent lui aussi, la simple hĂ©sitation Ă se battre ou le refus de se battre pouvant signifier pour une nation pĂ©rir ». Mais comme tout cela nâest pas dit dans les Livres Jaunes et autres, le peuple est volontiers pacifiste ; sâil est guerrier, câest instinctivement, par haine, par rancune, non par les raisons qui ont dĂ©cidĂ© les chefs dâĂtat avertis par les Norpois. Lâhiver suivant, le prince fut trĂšs malade, il guĂ©rit, mais son cĆur resta irrĂ©mĂ©diablement atteint. Diable ! se dit-il, il ne faudrait pas perdre de temps pour lâInstitut car, si je suis trop long, je risque de mourir avant dâĂȘtre nommĂ©. Ce serait vraiment dĂ©sagrĂ©able. » Il fit sur la politique de ces vingt derniĂšres annĂ©es une Ă©tude pour la Revue des Deux Mondes et sây exprima Ă plusieurs reprises dans les termes les plus flatteurs sur M. de Norpois. Celui-ci alla le voir et le remercia. Il ajouta quâil ne savait comment exprimer sa gratitude. Le prince se dit, comme quelquâun qui vient dâessayer dâune autre clef pour une serrure Ce nâest pas encore celle-ci », et se sentant un peu essoufflĂ© en reconduisant M. de Norpois, pensa Sapristi, ces gaillards-lĂ me laisseront crever avant de me faire entrer. DĂ©pĂȘchons. » Le mĂȘme soir, il rencontra M. de Norpois Ă lâOpĂ©ra â Mon cher ambassadeur, lui dit-il, vous me disiez ce matin que vous ne saviez pas comment me prouver votre reconnaissance ; câest fort exagĂ©rĂ©, car vous ne mâen devez aucune, mais je vais avoir lâindĂ©licatesse de vous prendre au mot. M. de Norpois nâestimait pas moins le tact du prince que le prince le sien. Il comprit immĂ©diatement que ce nâĂ©tait pas une demande quâallait lui faire le prince de Faffenheim, mais une offre, et avec une affabilitĂ© souriante il se mit en devoir de lâĂ©couter. â VoilĂ , vous allez me trouver trĂšs indiscret. Il y a deux personnes auxquelles je suis trĂšs attachĂ© et tout Ă fait diversement comme vous allez le comprendre, et qui se sont fixĂ©es depuis peu Ă Paris oĂč elles comptent vivre dĂ©sormais ma femme et la grande-duchesse Jean. Elles vont donner quelques dĂźners, notamment en lâhonneur du roi et de la reine dâAngleterre, et leur rĂȘve aurait Ă©tĂ© de pouvoir offrir Ă leurs convives une personne pour laquelle, sans la connaĂźtre, elle Ă©prouvent toutes deux une grande admiration. Jâavoue que je ne savais comment faire pour contenter leur dĂ©sir quand jâai appris tout Ă lâheure, par le plus grand des hasards, que vous connaissiez cette personne ; je sais quâelle vit trĂšs retirĂ©e, ne veut voir que peu de monde, happy few ; mais si vous me donniez votre appui, avec la bienveillance que vous me tĂ©moignez, je suis sĂ»r quâelle permettrait que vous me prĂ©sentiez chez elle et que je lui transmette le dĂ©sir de la grande-duchesse et de la princesse. Peut-ĂȘtre consentirait-elle Ă venir dĂźner avec la reine dâAngleterre et, qui sait, si nous ne lâennuyons pas trop, passer les vacances de PĂąques avec nous Ă Beaulieu chez la grande-duchesse Jean. Cette personne sâappelle la marquise de Villeparisis. Jâavoue que lâespoir de devenir lâun des habituĂ©s dâun pareil bureau dâesprit me consolerait, me ferait envisager sans ennui de renoncer Ă me prĂ©senter Ă lâInstitut. Chez elle aussi on tient commerce dâintelligence et de fines causeries. Avec un sentiment de plaisir inexprimable le prince sentit que la serrure ne rĂ©sistait pas et quâenfin cette clef-lĂ y entrait. â Une telle option est bien inutile, mon cher prince, rĂ©pondit M. de Norpois ; rien ne sâaccorde mieux avec lâInstitut que le salon dont vous parlez et qui est une vĂ©ritable pĂ©piniĂšre dâacadĂ©miciens. Je transmettrai votre requĂȘte Ă Mme la marquise de Villeparisis elle en sera certainement flattĂ©e. Quant Ă aller dĂźner chez vous, elle sort trĂšs peu et ce sera peut-ĂȘtre plus difficile. Mais je vous prĂ©senterai et vous plaiderez vous-mĂȘme votre cause. Il ne faut surtout pas renoncer Ă lâAcadĂ©mie ; je dĂ©jeune prĂ©cisĂ©ment, de demain en quinze, pour aller ensuite avec lui Ă une sĂ©ance importante, chez Leroy-Beaulieu sans lequel on ne peut faire une Ă©lection ; jâavais dĂ©jĂ laissĂ© tomber devant lui votre nom quâil connaĂźt, naturellement, Ă merveille. Il avait Ă©mis certaines objections. Mais il se trouve quâil a besoin de lâappui de mon groupe pour lâĂ©lection prochaine, et jâai lâintention de revenir Ă la charge ; je lui dirai trĂšs franchement les liens tout Ă fait cordiaux qui nous unissent, je ne lui cacherai pas que, si vous vous prĂ©sentiez, je demanderais Ă tous mes amis de voter pour vous le prince eut un profond soupir de soulagement et il sait que jâai des amis. Jâestime que, si je parvenais Ă mâassurer son concours, vos chances deviendraient fort sĂ©rieuses. Venez ce soir-lĂ Ă six heures chez Mme de Villeparisis, je vous introduirai et je pourrai vous rendre compte de mon entretien du matin. Câest ainsi que le prince de Faffenheim avait Ă©tĂ© amenĂ© Ă venir voir Mme de Villeparisis. Ma profonde dĂ©sillusion eut lieu quand il parla. Je nâavais pas songĂ© que, si une Ă©poque a des traits particuliers et gĂ©nĂ©raux plus forts quâune nationalitĂ©, de sorte que, dans un dictionnaire illustrĂ© oĂč lâon donne jusquâau portrait authentique de Minerve, Leibniz avec sa perruque et sa fraise diffĂšre peu de Marivaux ou de Samuel Bernard, une nationalitĂ© a des traits particuliers plus forts quâune caste. Or ils se traduisirent devant moi, non par un discours oĂč je croyais dâavance que jâentendrais le frĂŽlement des elfes et la danse des Kobolds, mais par une transposition qui ne certifiait pas moins cette poĂ©tique origine le fait quâen sâinclinant, petit, rouge et ventru, devant Mme de Villeparisis, le Rhingrave lui dit Ponchour, Matame la marquise » avec le mĂȘme accent quâun concierge alsacien. â Vous ne voulez pas que je vous donne une tasse de thĂ© ou un peu de tarte, elle est trĂšs bonne, me dit Mme de Guermantes, dĂ©sireuse dâavoir Ă©tĂ© aussi aimable que possible. Je fais les honneurs de cette maison comme si câĂ©tait la mienne, ajouta-t-elle sur un ton ironique qui donnait quelque chose dâun peu guttural Ă sa voix, comme si elle avait Ă©touffĂ© un rire rauque. â Monsieur, dit Mme de Villeparisis Ă M. de Norpois, vous penserez tout Ă lâheure que vous avez quelque chose Ă dire au prince au sujet de lâAcadĂ©mie ? Mme de Guermantes baissa les yeux, fit faire un quart de cercle Ă son poignet pour regarder lâheure. â Oh ! mon Dieu ; il est temps que je dise au revoir Ă ma tante, si je dois encore passer chez Mme de Saint-FerrĂ©ol, et je dĂźne chez Mme Leroi. Et elle se leva sans me dire adieu. Elle venait dâapercevoir Mme Swann, qui parut assez gĂȘnĂ©e de me rencontrer. Elle se rappelait sans doute quâavant personne elle mâavait dit ĂȘtre convaincue de lâinnocence de Dreyfus. â Je ne veux pas que ma mĂšre me prĂ©sente Ă Mme Swann, me dit Saint-Loup. Câest une ancienne grue. Son mari est juif et elle nous le fait au nationalisme. Tiens, voici mon oncle PalamĂšde. La prĂ©sence de Mme Swann avait pour moi un intĂ©rĂȘt particulier dĂ» Ă un fait qui sâĂ©tait produit quelques jours auparavant, et quâil est nĂ©cessaire de relater Ă cause des consĂ©quences quâil devait avoir beaucoup plus tard, et quâon suivra dans leur dĂ©tail quand le moment sera venu. Donc, quelques jours avant cette visite, jâen avais reçu une Ă laquelle je ne mâattendais guĂšre, celle de Charles Morel, le fils, inconnu de moi, de lâancien valet de chambre de mon grand-oncle. Ce grand-oncle celui chez lequel jâavais vu la dame en rose Ă©tait mort lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente. Son valet de chambre avait manifestĂ© Ă plusieurs reprises lâintention de venir me voir ; je ne savais pas le but de sa visite, mais je lâaurais vu volontiers car jâavais appris par Françoise quâil avait gardĂ© un vrai culte pour la mĂ©moire de mon oncle et faisait, Ă chaque occasion, le pĂšlerinage du cimetiĂšre. Mais obligĂ© dâaller se soigner dans son pays, et comptant y rester longtemps, il me dĂ©lĂ©guait son fils. Je fus surpris de voir entrer un beau garçon de dix-huit ans, habillĂ© plutĂŽt richement quâavec goĂ»t, mais qui pourtant avait lâair de tout, exceptĂ© dâun valet de chambre. Il tint du reste, dĂšs lâabord, Ă couper le cĂąble avec la domesticitĂ© dâoĂč il sortait, en mâapprenant avec un sourire satisfait quâil Ă©tait premier prix du Conservatoire. Le but de sa visite Ă©tait celui-ci son pĂšre avait, parmi les souvenirs de mon oncle Adolphe, mis de cĂŽtĂ© certains quâil avait jugĂ© inconvenant dâenvoyer Ă mes parents, mais qui, pensait-il, Ă©taient de nature Ă intĂ©resser un jeune homme de mon Ăąge. CâĂ©taient les photographies des actrices cĂ©lĂšbres, des grandes cocottes que mon oncle avait connues, les derniĂšres images de cette vie de vieux viveur quâil sĂ©parait, par une cloison Ă©tanche, de sa vie de famille. Tandis que le jeune Morel me les montrait, je me rendis compte quâil affectait de me parler comme Ă un Ă©gal. Il avait Ă dire vous », et le moins souvent possible Monsieur », le plaisir de quelquâun dont le pĂšre nâavait jamais employĂ©, en sâadressant Ă mes parents, que la troisiĂšme personne ». Presque toutes les photographies portaient une dĂ©dicace telle que Ă mon meilleur ami ». Une actrice plus ingrate et plus avisĂ©e avait Ă©crit Au meilleur des amis », ce qui lui permettait, mâa-t-on assurĂ©, de dire que mon oncle nâĂ©tait nullement, et Ă beaucoup prĂšs, son meilleur ami, mais lâami qui lui avait rendu le plus de petits services, lâami dont elle se servait, un excellent homme, presque une vieille bĂȘte. Le jeune Morel avait beau chercher Ă sâĂ©vader de ses origines, on sentait que lâombre de mon oncle Adolphe, vĂ©nĂ©rable et dĂ©mesurĂ©e aux yeux du vieux valet de chambre, nâavait cessĂ© de planer, presque sacrĂ©e, sur lâenfance et la jeunesse du fils. Pendant que je regardais les photographies, Charles Morel examinait ma chambre. Et comme je cherchais oĂč je pourrais les serrer Mais comment se fait-il, me dit-il dâun ton oĂč le reproche nâavait pas besoin de sâexprimer tant il Ă©tait dans les paroles mĂȘmes, que je nâen voie pas une seule de votre oncle dans votre chambre ? » Je sentis le rouge me monter au visage, et balbutiai Mais je crois que je nâen ai pas. â Comment, vous nâavez pas une seule photographie de votre oncle Adolphe qui vous aimait tant ! Je vous en enverrai une que je prendrai dans les quantitĂ©s quâa mon paternel, et jâespĂšre que vous lâinstallerez Ă la place dâhonneur, au-dessus de cette commode qui vous vient justement de votre oncle. » Il est vrai que, comme je nâavais mĂȘme pas une photographie de mon pĂšre ou de ma mĂšre dans ma chambre, il nây avait rien de si choquant Ă ce quâil ne sâen trouvĂąt pas de mon oncle Adolphe. Mais il nâĂ©tait pas difficile de deviner que pour Morel, lequel avait enseignĂ© cette maniĂšre de voir Ă son fils, mon oncle Ă©tait le personnage important de la famille, duquel mes parents tiraient seulement un Ă©clat amoindri. JâĂ©tais plus en faveur parce que mon oncle disait tous les jours que je serais une espĂšce de Racine, de Vaulabelle, et Morel me considĂ©rait Ă peu prĂšs comme un fils adoptif, comme un enfant dâĂ©lection de mon oncle. Je me rendis vite compte que le fils de Morel Ă©tait trĂšs arriviste ». Ainsi, ce jour-lĂ , il me demanda, Ă©tant un peu compositeur aussi, et capable de mettre quelques vers en musique, si je ne connaissais pas de poĂšte ayant une situation importante dans le monde aristo ». Je lui en citai un. Il ne connaissait pas les Ćuvres de ce poĂšte et nâavait jamais entendu son nom, quâil prit en note. Or je sus que peu aprĂšs il avait Ă©crit Ă ce poĂšte pour lui dire quâadmirateur fanatique de ses Ćuvres, il avait fait de la musique sur un sonnet de lui et serait heureux que le librettiste en fĂźt donner une audition chez la Comtesse ***. CâĂ©tait aller un peu vite et dĂ©masquer son plan. Le poĂšte, blessĂ©, ne rĂ©pondit pas. Au reste, Charles Morel semblait avoir, Ă cĂŽtĂ© de lâambition, un vif penchant vers des rĂ©alitĂ©s plus concrĂštes. Il avait remarquĂ© dans la cour la niĂšce de Jupien en train de faire un gilet et, bien quâil me dĂźt seulement avoir justement besoin dâun gilet de fantaisie », je sentis que la jeune fille avait produit une vive impression sur lui. Il nâhĂ©sita pas Ă me demander de descendre et de la prĂ©senter, mais par rapport Ă votre famille, vous mâentendez, je compte sur votre discrĂ©tion quant Ă mon pĂšre, dites seulement un grand artiste de vos amis, vous comprenez, il faut faire bonne impression aux commerçants ». Bien quâil mâeĂ»t insinuĂ© que, ne le connaissant pas assez pour lâappeler, il le comprenait, cher ami », je pourrais lui dire devant la jeune fille quelque chose comme pas Cher MaĂźtre Ă©videmment⊠quoique, mais, si cela vous plaĂźt cher grand artiste », jâĂ©vitai dans la boutique de le qualifier » comme eĂ»t dit Saint-Simon, et me contentai de rĂ©pondre Ă ses vous » par des vous ». Il avisa, parmi quelques piĂšces de velours, une du rouge le plus vif et si criard que, malgrĂ© le mauvais goĂ»t quâil avait, il ne put jamais, par la suite, porter ce gilet. La jeune fille se remit Ă travailler avec ses deux apprenties », mais il me sembla que lâimpression avait Ă©tĂ© rĂ©ciproque et que Charles Morel, quâelle crut de son monde » plus Ă©lĂ©gant seulement et plus riche, lui avait plu singuliĂšrement. Comme jâavais Ă©tĂ© trĂšs Ă©tonnĂ© de trouver parmi les photographies que mâenvoyait son pĂšre une du portrait de miss Sacripant câest-Ă -dire Odette par Elstir, je dis Ă Charles Morel, en lâaccompagnant jusquâĂ la porte cochĂšre Je crains que vous ne puissiez me renseigner. Est-ce que mon oncle connaissait beaucoup cette dame ? Je ne vois pas Ă quelle Ă©poque de la vie de mon oncle je puis la situer ; et cela mâintĂ©resse Ă cause de M. Swann⊠â Justement jâoubliais de vous dire que mon pĂšre mâavait recommandĂ© dâattirer votre attention sur cette dame. En effet, cette demi-mondaine dĂ©jeunait chez votre oncle le dernier jour que vous lâavez vu. Mon pĂšre ne savait pas trop sâil pouvait vous faire entrer. Il paraĂźt que vous aviez plu beaucoup Ă cette femme lĂ©gĂšre, et elle espĂ©rait vous revoir. Mais justement Ă ce moment-lĂ il y a eu de la fĂąche dans la famille, Ă ce que mâa dit mon pĂšre, et vous nâavez jamais revu votre oncle. » Il sourit Ă ce moment, pour lui dire adieu de loin, Ă la niĂšce de Jupien. Elle le regardait et admirait sans doute son visage maigre, dâun dessin rĂ©gulier, ses cheveux lĂ©gers, ses yeux gais. Moi, en lui serrant la main, je pensais Ă Mme Swann, et je me disais avec Ă©tonnement, tant elles Ă©taient sĂ©parĂ©es et diffĂ©rentes dans mon souvenir, que jâaurais dĂ©sormais Ă lâidentifier avec la Dame en rose ». M. de Charlus fut bientĂŽt assis Ă cĂŽtĂ© de Mme Swann. Dans toutes les rĂ©unions oĂč il se trouvait, et dĂ©daigneux avec les hommes, courtisĂ© par les femmes, il avait vite fait dâaller faire corps avec la plus Ă©lĂ©gante, de la toilette de laquelle il se sentait empanachĂ©. La redingote ou le frac du baron le faisait ressembler Ă ces portraits remis par un grand coloriste dâun homme en noir, mais qui a prĂšs de lui, sur une chaise, un manteau Ă©clatant quâil va revĂȘtir pour quelque bal costumĂ©. Ce tĂȘte-Ă -tĂȘte, gĂ©nĂ©ralement avec quelque Altesse, procurait Ă M. de Charlus de ces distinctions quâil aimait. Il avait, par exemple, pour consĂ©quence que les maĂźtresses de maison laissaient, dans une fĂȘte, le baron avoir seul une chaise sur le devant dans un rang de dames, tandis que les autres hommes se bousculaient dans le fond. De plus, fort absorbĂ©, semblait-il, Ă raconter, et trĂšs haut, dâamusantes histoires Ă la dame charmĂ©e, M. de Charlus Ă©tait dispensĂ© dâaller dire bonjour aux autres, donc dâavoir des devoirs Ă rendre. DerriĂšre la barriĂšre parfumĂ©e que lui faisait la beautĂ© choisie, il Ă©tait isolĂ© au milieu dâun salon comme au milieu dâune salle de spectacle dans une loge et, quand on venait le saluer, au travers pour ainsi dire de la beautĂ© de sa compagne, il Ă©tait excusable de rĂ©pondre fort briĂšvement et sans sâinterrompre de parler Ă une femme. Certes Mme Swann nâĂ©tait guĂšre du rang des personnes avec qui il aimait ainsi Ă sâafficher. Mais il faisait profession dâadmiration pour elle, dâamitiĂ© pour Swann, savait quâelle serait flattĂ©e de son empressement, et Ă©tait flattĂ© lui-mĂȘme dâĂȘtre compromis par la plus jolie personne quâil y eĂ»t lĂ . Mme de Villeparisis nâĂ©tait dâailleurs quâĂ demi contente dâavoir la visite de M. de Charlus. Celui-ci, tout en trouvant de grands dĂ©fauts Ă sa tante, lâaimait beaucoup. Mais, par moments, sous le coup de la colĂšre, de griefs imaginaires, il lui adressait, sans rĂ©sister Ă ses impulsions, des lettres de la derniĂšre violence, dans lesquelles il faisait Ă©tat de petites choses quâil semblait jusque-lĂ nâavoir pas remarquĂ©es. Entre autres exemples je peux citer ce fait, parce que mon sĂ©jour Ă Balbec me mit au courant de lui Mme de Villeparisis, craignant de ne pas avoir emportĂ© assez dâargent pour prolonger sa villĂ©giature Ă Balbec, et nâaimant pas, comme elle Ă©tait avare et craignait les frais superflus, faire venir de lâargent de Paris, sâĂ©tait fait prĂȘter trois mille francs par M. de Charlus. Celui-ci, un mois plus tard, mĂ©content de sa tante pour une raison insignifiante, les lui rĂ©clama par mandat tĂ©lĂ©graphique. Il reçut deux mille neuf cent quatre-vingt-dix et quelques francs. Voyant sa tante quelques jours aprĂšs Ă Paris et causant amicalement avec elle, il lui fit, avec beaucoup de douceur, remarquer lâerreur commise par la banque chargĂ©e de lâenvoi. Mais il nây a pas erreur, rĂ©pondit Mme de Villeparisis, le mandat tĂ©lĂ©graphique coĂ»te six francs soixante-quinze. â Ah ! du moment que câest intentionnel, câest parfait, rĂ©pliqua M. de Charlus. Je vous lâavais dit seulement pour le cas oĂč vous lâauriez ignorĂ©, parce que dans ce cas-lĂ , si la banque avait agi de mĂȘme avec des personnes moins liĂ©es avec vous que moi, cela aurait pu vous contrarier. â Non, non, il nây a pas erreur. â Au fond vous avez eu parfaitement raison », conclut gaiement M. de Charlus en baisant tendrement la main de sa tante. En effet, il ne lui en voulait nullement et souriait seulement de cette petite mesquinerie. Mais quelque temps aprĂšs, ayant cru que dans une chose de famille sa tante avait voulu le jouer et monter contre lui tout un complot », comme celle-ci se retranchait assez bĂȘtement derriĂšre des hommes dâaffaires avec qui il lâavait prĂ©cisĂ©ment soupçonnĂ©e dâĂȘtre alliĂ©e contre lui, il lui avait Ă©crit une lettre qui dĂ©bordait de fureur et dâinsolence. Je ne me contenterai pas de me venger, ajoutait-il en post-scriptum, je vous rendrai ridicule. Je vais dĂšs demain aller raconter Ă tout le monde lâhistoire du mandat tĂ©lĂ©graphique et des six francs soixante-quinze que vous mâavez retenus sur les trois mille francs que je vous avais prĂȘtĂ©s, je vous dĂ©shonorerai. » Au lieu de cela il Ă©tait allĂ© le lendemain demander pardon Ă sa tante Villeparisis, ayant regret dâune lettre oĂč il y avait des phrases vraiment affreuses. Dâailleurs Ă qui eĂ»t-il pu apprendre lâhistoire du mandat tĂ©lĂ©graphique ? Ne voulant pas de vengeance, mais une sincĂšre rĂ©conciliation, cette histoire du mandat, câest maintenant quâil lâaurait tue. Mais auparavant il lâavait racontĂ©e partout, tout en Ă©tant trĂšs bien avec sa tante, il lâavait racontĂ©e sans mĂ©chancetĂ©, pour faire rire, et parce quâil Ă©tait lâindiscrĂ©tion mĂȘme. Il lâavait racontĂ©e, mais sans que Mme de Villeparisis le sĂ»t. De sorte quâayant appris par sa lettre quâil comptait la dĂ©shonorer en divulguant une circonstance oĂč il lui avait dĂ©clarĂ© Ă elle-mĂȘme quâelle avait bien agi, elle avait pensĂ© quâil lâavait trompĂ©e alors et mentait en feignant de lâaimer. Tout cela sâĂ©tait apaisĂ©, mais chacun des deux ne savait pas exactement lâopinion que lâautre avait de lui. Certes il sâagit lĂ dâun cas de brouilles intermittentes un peu particulier. Dâordre diffĂ©rent Ă©taient celles de Bloch et de ses amis. Dâun autre encore celles de M. de Charlus, comme on le verra, avec des personnes tout autres que Mme de Villeparisis. MalgrĂ© cela il faut se rappeler que lâopinion que nous avons les uns des autres, les rapports dâamitiĂ©, de famille, nâont rien de fixe quâen apparence, mais sont aussi Ă©ternellement mobiles que la mer. De lĂ tant de bruits de divorce entre des Ă©poux qui semblaient unis et qui, bientĂŽt aprĂšs, parlent tendrement lâun de lâautre ; tant dâinfamies dites par un ami sur un ami dont nous le croyions insĂ©parable et avec qui nous le trouverons rĂ©conciliĂ© avant que nous ayons eu le temps de revenir de notre surprise ; tant de renversements dâalliances en si peu de temps, entre les peuples. â Mon Dieu, ça chauffe entre mon oncle et Mme Swann, me dit Saint-Loup. Et maman qui, dans son innocence, vient les dĂ©ranger. Aux pures tout est pur ! Je regardais M. de Charlus. La houppette de ses cheveux gris, son Ćil dont le sourcil Ă©tait relevĂ© par le monocle et qui souriait, sa boutonniĂšre en fleurs rouges, formaient comme les trois sommets mobiles dâun triangle convulsif et frappant. Je nâavais pas osĂ© le saluer, car il ne mâavait fait aucun signe. Or, bien quâil ne fĂ»t pas tournĂ© de mon cĂŽtĂ©, jâĂ©tais persuadĂ© quâil mâavait vu ; tandis quâil dĂ©bitait quelque histoire Ă Mme Swann dont flottait jusque sur un genou du baron le magnifique manteau couleur pensĂ©e, les yeux errants de M. de Charlus, pareils Ă ceux dâun marchand en plein vent qui craint lâarrivĂ©e de la Rousse, avaient certainement explorĂ© chaque partie du salon et dĂ©couvert toutes les personnes qui sây trouvaient. M. de ChĂątellerault vint lui dire bonjour sans que rien dĂ©celĂąt dans le visage de M. de Charlus quâil eĂ»t aperçu le jeune duc avant le moment oĂč celui-ci se trouva devant lui. Câest ainsi que, dans les rĂ©unions un peu nombreuses comme Ă©tait celle-ci, M. de Charlus gardait dâune façon presque constante un sourire sans direction dĂ©terminĂ©e ni destination particuliĂšre, et qui, prĂ©existant de la sorte aux saluts des arrivants, se trouvait, quand ceux-ci entraient dans sa zone, dĂ©pouillĂ© de toute signification dâamabilitĂ© pour eux. NĂ©anmoins il fallait bien que jâallasse dire bonjour Ă Mme Swann. Mais, comme elle ne savait pas si je connaissais Mme de Marsantes et M. de Charlus, elle fut assez froide, craignant sans doute que je lui demandasse de me prĂ©senter. Je mâavançai alors vers M. de Charlus, et aussitĂŽt le regrettai car, devant trĂšs bien me voir, il ne le marquait en rien. Au moment oĂč je mâinclinai devant lui, je trouvai, distant de son corps dont il mâempĂȘchait dâapprocher de toute la longueur de son bras tendu, un doigt veuf, eĂ»t-on dit, dâun anneau Ă©piscopal dont il avait lâair dâoffrir, pour quâon la baisĂąt, la place consacrĂ©e, et dus paraĂźtre avoir pĂ©nĂ©trĂ©, Ă lâinsu du baron et par une effraction dont il me laissait la responsabilitĂ©, dans la permanence, la dispersion anonyme et vacante de son sourire. Cette froideur ne fut pas pour encourager beaucoup Mme Swann Ă se dĂ©partir de la sienne. â Comme tu as lâair fatiguĂ© et agitĂ©, dit Mme de Marsantes Ă son fils qui Ă©tait venu dire bonjour Ă M. de Charlus. Et en effet, les regards de Robert semblaient par moments atteindre Ă une profondeur quâils quittaient aussitĂŽt comme un plongeur qui a touchĂ© le fond. Ce fond, qui faisait si mal Ă Robert quand il le touchait quâil le quittait aussitĂŽt pour y revenir un instant aprĂšs, câĂ©tait lâidĂ©e quâil avait rompu avec sa maĂźtresse. â Ăa ne fait rien, ajouta sa mĂšre, en lui caressant la joue, ça ne fait rien, câest bon de voir son petit garçon. Mais cette tendresse paraissant agacer Robert, Mme de Marsantes entraĂźna son fils dans le fond du salon, lĂ oĂč, dans une baie tendue de soie jaune, quelques fauteuils de Beauvais massaient leurs tapisseries violacĂ©es comme des iris empourprĂ©s dans un champ de boutons dâor. Mme Swann se trouvant seule et ayant compris que jâĂ©tais liĂ© avec Saint-Loup me fit signe de venir auprĂšs dâelle. Ne lâayant pas vue depuis si longtemps, je ne savais de quoi lui parler. Je ne perdais pas de vue mon chapeau parmi tous ceux qui se trouvaient sur le tapis, mais me demandais curieusement Ă qui pouvait en appartenir un qui nâĂ©tait pas celui du duc de Guermantes et dans la coiffe duquel un G Ă©tait surmontĂ© de la couronne ducale. Je savais qui Ă©taient tous les visiteurs et nâen trouvais pas un seul dont ce pĂ»t ĂȘtre le chapeau. â Comme M. de Norpois est sympathique, dis-je Ă Mme Swann en le lui montrant. Il est vrai que Robert de Saint-Loup me dit que câest une peste, mais⊠â Il a raison, rĂ©pondit-elle. Et voyant que son regard se reportait Ă quelque chose quâelle me cachait, je la pressai de questions. Peut-ĂȘtre contente dâavoir lâair dâĂȘtre trĂšs occupĂ©e par quelquâun dans ce salon oĂč elle ne connaissait presque personne, elle mâemmena dans un coin. â VoilĂ sĂ»rement ce que M. de Saint-Loup a voulu vous dire, me rĂ©pondit-elle, mais ne le lui rĂ©pĂ©tez pas, car il me trouverait indiscrĂšte et je tiens beaucoup Ă son estime, je suis trĂšs honnĂȘte homme », vous savez. DerniĂšrement Charlus a dĂźnĂ© chez la princesse de Guermantes ; je ne sais pas comment on a parlĂ© de vous. M. de Norpois leur aurait dit â câest inepte, nâallez pas vous mettre martel en tĂȘte pour cela, personne nây a attachĂ© dâimportance, on savait trop de quelle bouche cela tombait â que vous Ă©tiez un flatteur Ă moitiĂ© hystĂ©rique. Jâai racontĂ© bien auparavant ma stupĂ©faction quâun ami de mon pĂšre comme Ă©tait M. de Norpois eĂ»t pu sâexprimer ainsi en parlant de moi. Jâen Ă©prouvai une plus grande encore Ă savoir que mon Ă©moi de ce jour ancien oĂč jâavais parlĂ© de Mme Swann et de Gilberte Ă©tait connu par la princesse de Guermantes de qui je me croyais ignorĂ©. Chacune de nos actions, de nos paroles, de nos attitudes est sĂ©parĂ©e du monde », des gens qui ne lâont pas directement perçue, par un milieu dont la permĂ©abilitĂ© varie Ă lâinfini et nous reste inconnue ; ayant appris par lâexpĂ©rience que tel propos important que nous avions souhaitĂ© vivement ĂȘtre propagĂ© tels ceux si enthousiastes que je tenais autrefois Ă tout le monde et en toute occasion sur Mme Swann, pensant que parmi tant de bonnes graines rĂ©pandues il sâen trouverait bien une qui lĂšverait sâest trouvĂ©, souvent Ă cause de notre dĂ©sir mĂȘme, immĂ©diatement mis sous le boisseau, combien Ă plus forte raison Ă©tions-nous Ă©loignĂ© de croire que telle parole minuscule, oubliĂ©e de nous-mĂȘme, voire jamais prononcĂ©e par nous et formĂ©e en route par lâimparfaite rĂ©fraction dâune parole diffĂ©rente, serait transportĂ©e, sans que jamais sa marche sâarrĂȘtĂąt, Ă des distances infinies â en lâespĂšce jusque chez la princesse de Guermantes â et allĂąt divertir Ă nos dĂ©pens le festin des dieux. Ce que nous nous rappelons de notre conduite reste ignorĂ© de notre plus proche voisin ; ce que nous en avons oubliĂ© avoir dit, ou mĂȘme ce que nous nâavons jamais dit, va provoquer lâhilaritĂ© jusque dans une autre planĂšte, et lâimage que les autres se font de nos faits et gestes ne ressemble pas plus Ă celle que nous nous en faisons nous-mĂȘme quâĂ un dessin quelque dĂ©calque ratĂ©, oĂč tantĂŽt au trait noir correspondrait un espace vide, et Ă un blanc un contour inexplicable. Il peut du reste arriver que ce qui nâa pas Ă©tĂ© transcrit soit quelque trait irrĂ©el que nous ne voyons que par complaisance, et que ce qui nous semble ajoutĂ© nous appartienne au contraire, mais si essentiellement que cela nous Ă©chappe. De sorte que cette Ă©trange Ă©preuve qui nous semble si peu ressemblante a quelquefois le genre de vĂ©ritĂ©, peu flatteur certes, mais profond et utile, dâune photographie par les rayons X. Ce nâest pas une raison pour que nous nous y reconnaissions. Quelquâun qui a lâhabitude de sourire dans la glace Ă sa belle figure et Ă son beau torse, si on lui montre leur radiographie aura, devant ce chapelet osseux, indiquĂ© comme Ă©tant une image de lui-mĂȘme, le mĂȘme soupçon dâune erreur que le visiteur dâune exposition qui, devant un portrait de jeune femme, lit dans le catalogue Dromadaire couchĂ© ». Plus tard, cet Ă©cart entre notre image selon quâelle est dessinĂ©e par nous-mĂȘme ou par autrui, je devais mâen rendre compte pour dâautres que moi, vivant bĂ©atement au milieu dâune collection de photographies quâils avaient tirĂ©es dâeux-mĂȘmes tandis quâalentour grimaçaient dâeffroyables images, habituellement invisibles pour eux-mĂȘmes, mais qui les plongeaient dans la stupeur si un hasard les leur montrait en leur disant Câest vous. » Il y a quelques annĂ©es jâaurais Ă©tĂ© bien heureux de dire Ă Mme Swann Ă quel sujet » jâavais Ă©tĂ© si tendre pour M. de Norpois, puisque ce sujet » Ă©tait le dĂ©sir de la connaĂźtre. Mais je ne le ressentais plus, je nâaimais plus Gilberte. Dâautre part, je ne parvenais pas Ă identifier Mme Swann Ă la Dame en rose de mon enfance. Aussi je parlai de la femme qui me prĂ©occupait en ce moment. â Avez-vous vu tout Ă lâheure la duchesse de Guermantes ? demandai-je Ă Mme Swann. Mais comme la duchesse ne saluait pas Mme Swann, celle-ci voulait avoir lâair de la considĂ©rer comme une personne sans intĂ©rĂȘt et de la prĂ©sence de laquelle on ne sâaperçoit mĂȘme pas. â Je ne sais pas, je nâai pas rĂ©alisĂ©, me rĂ©pondit-elle dâun air dĂ©sagrĂ©able, en employant un terme traduit de lâanglais. Jâaurais pourtant voulu avoir des renseignements non seulement sur Mme de Guermantes mais sur tous les ĂȘtres qui lâapprochaient, et, tout comme Bloch, avec le manque de tact des gens qui cherchent dans leur conversation non Ă plaire aux autres mais Ă Ă©lucider, en Ă©goĂŻstes, des points que les intĂ©ressent, pour tĂącher de me reprĂ©senter exactement la vie de Mme de Guermantes, jâinterrogeai Mme de Villeparisis sur Mme Leroi. â Oui, je sais, rĂ©pondit-elle avec un dĂ©dain affectĂ©, la fille de ces gros marchands de bois. Je sais quâelle voit du monde maintenant, mais je vous dirai que je suis bien vieille pour faire de nouvelles connaissances. Jâai connu des gens si intĂ©ressants, si aimables, que vraiment je crois que Mme Leroi nâajouterait rien Ă ce que jâai. Mme de Marsantes, qui faisait la dame dâhonneur de la marquise, me prĂ©senta au prince, et elle nâavait pas fini que M. de Norpois me prĂ©sentait aussi, dans les termes les plus chaleureux. Peut-ĂȘtre trouvait-il commode de me faire une politesse qui nâentamait en rien son crĂ©dit puisque je venais justement dâĂȘtre prĂ©sentĂ© ; peut-ĂȘtre parce quâil pensait quâun Ă©tranger, mĂȘme illustre, Ă©tait moins au courant des salons français et pouvait croire quâon lui prĂ©sentait un jeune homme du grand monde ; peut-ĂȘtre pour exercer une de ses prĂ©rogatives, celle dâajouter le poids de sa propre recommandation dâambassadeur, ou par le goĂ»t dâarchaĂŻsme de faire revivre en lâhonneur du prince lâusage, flatteur pour cette Altesse, que deux parrains Ă©taient nĂ©cessaires si on voulait lui ĂȘtre prĂ©sentĂ©. Mme de Villeparisis interpella M. de Norpois, Ă©prouvant le besoin de me faire dire par lui quâelle nâavait pas Ă regretter de ne pas connaĂźtre Mme Leroi. â Nâest-ce pas, monsieur lâambassadeur, que Mme Leroi est une personne sans intĂ©rĂȘt, trĂšs infĂ©rieure Ă toutes celles qui frĂ©quentent ici, et que jâai eu raison de ne pas lâattirer ? Soit indĂ©pendance, soit fatigue, M. de Norpois se contenta de rĂ©pondre par un salut plein de respect mais vide de signification. â Monsieur, lui dit Mme de Villeparisis en riant, il y a des gens bien ridicules. Croyez-vous que jâai eu aujourdâhui la visite dâun monsieur qui a voulu me faire croire quâil avait plus de plaisir Ă embrasser ma main que celle dâune jeune femme ? Je compris tout de suite que câĂ©tait Legrandin. M. de Norpois sourit avec un lĂ©ger clignement dâĆil, comme sâil sâagissait dâune concupiscence si naturelle quâon ne pouvait en vouloir Ă celui qui lâĂ©prouvait, presque dâun commencement de roman quâil Ă©tait prĂȘt Ă absoudre, voire Ă encourager, avec une indulgence perverse Ă la Voisenon ou Ă la CrĂ©billon fils. â Bien des mains de jeunes femmes seraient incapables de faire ce que jâai vu lĂ , dit le prince en montrant les aquarelles commencĂ©es de Mme de Villeparisis. Et il lui demanda si elle avait vu les fleurs de Fantin-Latour qui venaient dâĂȘtre exposĂ©es. â Elles sont de premier ordre et, comme on dit aujourdâhui, dâun beau peintre, dâun des maĂźtres de la palette, dĂ©clara M. de Norpois ; je trouve cependant quâelles ne peuvent pas soutenir la comparaison avec celles de Mme de Villeparisis oĂč je reconnais mieux le coloris de la fleur. MĂȘme en supposant que la partialitĂ© de vieil amant, lâhabitude de flatter, les opinions admises dans une coterie, dictassent ces paroles Ă lâancien ambassadeur, celles-ci prouvaient pourtant sur quel nĂ©ant de goĂ»t vĂ©ritable repose le jugement artistique des gens du monde, si arbitraire quâun rien peut le faire aller aux pires absurditĂ©s, sur le chemin desquelles il ne rencontre pour lâarrĂȘter aucune impression vraiment sentie. â Je nâai aucun mĂ©rite Ă connaĂźtre les fleurs, jâai toujours vĂ©cu aux champs, rĂ©pondit modestement Mme de Villeparisis. Mais, ajouta-t-elle gracieusement en sâadressant au prince, si jâen ai eu toute jeune des notions un peu plus sĂ©rieuses que les autres enfants de la campagne, je le dois Ă un homme bien distinguĂ© de votre nation, M. de Schlegel. Je lâai rencontrĂ© Ă Broglie oĂč ma tante Cordelia la marĂ©chale de Castellane mâavait amenĂ©e. Je me rappelle trĂšs bien que M. Lebrun, M. de Salvandy, M. Doudan, le faisaient parler sur les fleurs. JâĂ©tais une toute petite fille, je ne pouvais pas bien comprendre ce quâil disait. Mais il sâamusait Ă me faire jouer et, revenu dans votre pays, il mâenvoya un bel herbier en souvenir dâune promenade que nous avions Ă©tĂ© faire en phaĂ©ton au Val Richer et oĂč je mâĂ©tais endormie sur ses genoux. Jâai toujours conservĂ© cet herbier et il mâa appris Ă remarquer bien des particularitĂ©s des fleurs qui ne mâauraient pas frappĂ©e sans cela. Quand Mme de Barante a publiĂ© quelques lettres de Mme de Broglie, belles et affectĂ©es comme elle Ă©tait elle-mĂȘme, jâavais espĂ©rĂ© y trouver quelques-unes de ces conversations de M. de Schlegel. Mais câĂ©tait une femme qui ne cherchait dans la nature que des arguments pour la religion. Robert mâappela dans le fond du salon, oĂč il Ă©tait avec sa mĂšre. â Que tu as Ă©tĂ© gentil, lui dis-je, comment te remercier ? Pouvons-nous dĂźner demain ensemble ? â Demain, si tu veux, mais alors avec Bloch ; je lâai rencontrĂ© devant la porte ; aprĂšs un instant de froideur, parce que jâavais, malgrĂ© moi, laissĂ© sans rĂ©ponse deux lettres de lui il ne mâa pas dit que câĂ©tait cela qui lâavait froissĂ©, mais je lâai compris, il a Ă©tĂ© dâune tendresse telle que je ne peux pas me montrer ingrat envers un tel ami. Entre nous, de sa part au moins, je sens bien que câest Ă la vie, Ă la mort. Je ne crois pas que Robert se trompĂąt absolument. Le dĂ©nigrement furieux Ă©tait souvent chez Bloch lâeffet dâune vive sympathie quâil avait cru quâon ne lui rendait pas. Et comme il imaginait peu la vie des autres, ne songeait pas quâon peut avoir Ă©tĂ© malade ou en voyage, etc., un silence de huit jours lui paraissait vite provenir dâune froideur voulue. Aussi je nâai jamais cru que ses pires violences dâami, et plus tard dâĂ©crivain, fussent bien profondes. Elles sâexaspĂ©raient si lâon y rĂ©pondait par une dignitĂ© glacĂ©e, ou par une platitude qui lâencourageait Ă redoubler ses coups, mais cĂ©daient souvent Ă une chaude sympathie. Quant Ă gentil, continua Saint-Loup, tu prĂ©tends que je lâai Ă©tĂ© pour toi, mais je nâai pas Ă©tĂ© gentil du tout, ma tante dit que câest toi qui la fuis, que tu ne lui dis pas un mot. Elle se demande si tu nâas pas quelque chose contre elle. » Heureusement pour moi, si jâavais Ă©tĂ© dupe de ces paroles, notre imminent dĂ©part pour Balbec mâeĂ»t empĂȘchĂ© dâessayer de revoir Mme de Guermantes, de lui assurer que je nâavais rien contre elle et de la mettre ainsi dans la nĂ©cessitĂ© de me prouver que câĂ©tait elle qui avait quelque chose contre moi. Mais je nâeus quâĂ me rappeler quâelle ne mâavait pas mĂȘme offert dâaller voir les Elstir. Dâailleurs ce nâĂ©tait pas une dĂ©ception ; je ne mâĂ©tais nullement attendu Ă ce quâelle mâen parlĂąt ; je savais que je ne lui plaisais pas, que je nâavais pas Ă espĂ©rer me faire aimer dâelle ; le plus que jâavais pu souhaiter, câest que, grĂące Ă sa bontĂ©, jâeusse dâelle, puisque je ne devais pas la revoir avant de quitter Paris, une impression entiĂšrement douce, que jâemporterais Ă Balbec indĂ©finiment prolongĂ©e, intacte, au lieu dâun souvenir mĂȘlĂ© dâanxiĂ©tĂ© et de tristesse. Ă tous moments Mme de Marsantes sâinterrompait de causer avec Robert pour me dire combien il lui avait souvent parlĂ© de moi, combien il mâaimait ; elle Ă©tait avec moi dâun empressement qui me faisait presque de la peine parce que je le sentais dictĂ© par la crainte quâelle avait de faire fĂącher ce fils quâelle nâavait pas encore vu aujourdâhui, avec qui elle Ă©tait impatiente de se trouver seule, et sur lequel elle croyait donc que lâempire quâelle exerçait nâĂ©galait pas et devait mĂ©nager le mien. Mâayant entendu auparavant demander Ă Bloch des nouvelles de M. Nissim Bernard, son oncle, Mme de Marsantes sâinforma si câĂ©tait celui qui avait habitĂ© Nice. â Dans ce cas, il y a connu M. de Marsantes avant quâil mâĂ©pousĂąt, avait rĂ©pondu Mme de Marsantes. Mon mari mâen a souvent parlĂ© comme dâun homme excellent, dâun cĆur dĂ©licat et gĂ©nĂ©reux. Dire que pour une fois il nâavait pas menti, câest incroyable », eĂ»t pensĂ© Bloch. Tout le temps jâaurais voulu dire Ă Mme de Marsantes que Robert avait pour elle infiniment plus dâaffection que pour moi, et que, mâeĂ»t-elle tĂ©moignĂ© de lâhostilitĂ©, je nâĂ©tais pas dâune nature Ă chercher Ă le prĂ©venir contre elle, Ă le dĂ©tacher dâelle. Mais depuis que Mme de Guermantes Ă©tait partie, jâĂ©tais plus libre dâobserver Robert, et je mâaperçus seulement alors que de nouveau une sorte de colĂšre semblait sâĂȘtre Ă©levĂ©e en lui, affleurant Ă son visage durci et sombre. Je craignais quâau souvenir de la scĂšne de lâaprĂšs-midi il ne fĂ»t humiliĂ© vis-Ă -vis de moi de sâĂȘtre laissĂ© traiter si durement par sa maĂźtresse, sans riposter. Brusquement il sâarracha dâauprĂšs de sa mĂšre qui lui avait passĂ© un bras autour du cou, et venant Ă moi mâentraĂźna derriĂšre le petit comptoir fleuri de Mme de Villeparisis, oĂč celle-ci sâĂ©tait rassise, puis me fit signe de le suivre dans le petit salon. Je mây dirigeais assez vivement quand M. de Charlus, qui avait pu croire que jâallais vers la sortie, quitta brusquement M. de Faffenheim avec qui il causait, fit un tour rapide qui lâamena en face de moi. Je vis avec inquiĂ©tude quâil avait pris le chapeau au fond duquel il y avait un G et une couronne ducale. Dans lâembrasure de la porte du petit salon il me dit sans me regarder â Puisque je vois que vous allez dans le monde maintenant, faites-moi donc le plaisir de venir me voir. Mais câest assez compliquĂ©, ajouta-t-il dâun air dâinattention et de calcul, et comme sâil sâĂ©tait agi dâun plaisir quâil avait peur de ne plus retrouver une fois quâil aurait laissĂ© Ă©chapper lâoccasion de combiner avec moi les moyens de le rĂ©aliser. Je suis peu chez moi, il faudrait que vous mâĂ©criviez. Mais jâaimerais mieux vous expliquer cela plus tranquillement. Je vais partir dans un moment. Voulez-vous faire deux pas avec moi ? Je ne vous retiendrai quâun instant. â Vous ferez bien de faire attention, monsieur, lui dis-je. Vous avez pris par erreur le chapeau dâun des visiteurs. â Vous voulez mâempĂȘcher de prendre mon chapeau ? Je supposai, lâaventure mâĂ©tant arrivĂ©e Ă moi-mĂȘme peu auparavant, que, quelquâun lui ayant enlevĂ© son chapeau, il en avait avisĂ© un au hasard pour ne pas rentrer nu-tĂȘte, et que je le mettais dans lâembarras en dĂ©voilant sa ruse. Je lui dis quâil fallait dâabord que je dise quelques mots Ă Saint-Loup. Il est en train de parler avec cet idiot de duc de Guermantes, ajoutai-je. â Câest charmant ce que vous dites lĂ , je le dirai Ă mon frĂšre. â Ah ! vous croyez que cela peut intĂ©resser M. de Charlus ? Je me figurais que, sâil avait un frĂšre, ce frĂšre devait sâappeler Charlus aussi. Saint-Loup mâavait bien donnĂ© quelques explications lĂ -dessus Ă Balbec, mais je les avais oubliĂ©es. â Qui est-ce qui vous parle de M. de Charlus ? me dit le baron dâun air insolent. Allez auprĂšs de Robert. Je sais que vous avez participĂ© ce matin Ă un de ces dĂ©jeuners dâorgie quâil a avec une femme qui le dĂ©shonore. Vous devriez bien user de votre influence sur lui pour lui faire comprendre le chagrin quâil cause Ă sa pauvre mĂšre et Ă nous tous en traĂźnant notre nom dans la boue ». Jâaurais voulu rĂ©pondre quâau dĂ©jeuner avilissant on nâavait parlĂ© que dâEmerson, dâIbsen, de TolstoĂŻ, et que la jeune femme avait prĂȘchĂ© Robert pour quâil ne bĂ»t que de lâeau ; afin de tĂącher dâapporter quelque baume Ă Robert de qui je croyais la fiertĂ© blessĂ©e, je cherchai Ă excuser sa maĂźtresse. Je ne savais pas quâen ce moment, malgrĂ© sa colĂšre contre elle, câĂ©tait Ă lui-mĂȘme quâil adressait des reproches. MĂȘme dans les querelles entre un bon et une mĂ©chante et quand le droit est tout entier dâun cĂŽtĂ©, il arrive toujours quâil y a une vĂ©tille qui peut donner Ă la mĂ©chante lâapparence de nâavoir pas tort sur un point. Et comme tous les autres points, elle les nĂ©glige, pour peu que le bon ait besoin dâelle, soit dĂ©moralisĂ© par la sĂ©paration, son affaiblissement le rendra scrupuleux, il se rappellera les reproches absurdes qui lui ont Ă©tĂ© faits et se demandera sâils nâont pas quelque fondement. â Je crois que jâai eu tort dans cette affaire du collier, me dit Robert. Bien sĂ»r je ne lâavais pas fait dans une mauvaise intention, mais je sais bien que les autres ne se mettent pas au mĂȘme point de vue que nous-mĂȘme. Elle a eu une enfance trĂšs dure. Pour elle je suis tout de mĂȘme le riche qui croit quâon arrive Ă tout par son argent, et contre lequel le pauvre ne peut pas lutter, quâil sâagisse dâinfluencer Boucheron ou de gagner un procĂšs devant un tribunal. Sans doute elle a Ă©tĂ© bien cruelle ; moi qui nâai jamais cherchĂ© que son bien. Mais, je me rends bien compte, elle croit que jâai voulu lui faire sentir quâon pouvait la tenir par lâargent, et ce nâest pas vrai. Elle qui mâaime tant, que doit-elle se dire ! Pauvre chĂ©rie ; si tu savais, elle a de telles dĂ©licatesses, je ne peux pas te dire, elle a souvent fait pour moi des choses adorables. Ce quâelle doit ĂȘtre malheureuse en ce moment ! En tout cas, quoi quâil arrive je ne veux pas quâelle me prenne pour un mufle, je cours chez Boucheron chercher le collier. Qui sait ? peut-ĂȘtre en voyant que jâagis ainsi reconnaĂźtra-t-elle ses torts. Vois-tu, câest lâidĂ©e quâelle souffre en ce moment que je ne peux pas supporter ! Ce quâon souffre, soi, on le sait, ce nâest rien. Mais elle, se dire quâelle souffre et ne pas pouvoir se le reprĂ©senter, je crois que je deviendrais fou, jâaimerais mieux ne la revoir jamais que de la laisser souffrir. Quâelle soit heureuse sans moi sâil le faut, câest tout ce que je demande. Ăcoute, tu sais, pour moi, tout ce qui la touche câest immense, cela prend quelque chose de cosmique ; je cours chez le bijoutier et aprĂšs cela lui demander pardon. JusquâĂ ce que je sois lĂ -bas, quâest-ce quâelle va pouvoir penser de moi ? Si elle savait seulement que je vais venir ! Ă tout hasard tu pourras venir chez elle ; qui sait, tout sâarrangera peut-ĂȘtre. Peut-ĂȘtre, dit-il avec un sourire, comme nâosant croire Ă un tel rĂȘve, nous irons dĂźner tous les trois Ă la campagne. Mais on ne peut pas savoir encore, je sais si mal la prendre ; pauvre petite, je vais peut-ĂȘtre encore la blesser. Et puis sa dĂ©cision est peut-ĂȘtre irrĂ©vocable. Robert mâentraĂźna brusquement vers sa mĂšre. â Adieu, lui dit-il ; je suis forcĂ© de partir. Je ne sais pas quand je reviendrai en permission, sans doute pas avant un mois. Je vous lâĂ©crirai dĂšs que je le saurai. Certes Robert nâĂ©tait nullement de ces fils qui, quand ils sont dans le monde avec leur mĂšre, croient quâune attitude exaspĂ©rĂ©e Ă son Ă©gard doit faire contrepoids aux sourires et aux saluts quâils adressent aux Ă©trangers. Rien nâest plus rĂ©pandu que cette odieuse vengeance de ceux qui semblent croire que la grossiĂšretĂ© envers les siens complĂšte tout naturellement la tenue de cĂ©rĂ©monie. Quoi que la pauvre mĂšre dise, son fils, comme sâil avait Ă©tĂ© emmenĂ© malgrĂ© lui et voulait faire payer cher sa prĂ©sence, contrebat immĂ©diatement dâune contradiction ironique, prĂ©cise, cruelle, lâassertion timidement risquĂ©e ; la mĂšre se range aussitĂŽt, sans le dĂ©sarmer pour cela, Ă lâopinion de cet ĂȘtre supĂ©rieur quâelle continuera Ă vanter Ă chacun, en son absence, comme une nature dĂ©licieuse, et qui ne lui Ă©pargne pourtant aucun de ses traits les plus acĂ©rĂ©s. Saint-Loup Ă©tait tout autre, mais lâangoisse que provoquait lâabsence de Rachel faisait que, pour des raisons diffĂ©rentes, il nâĂ©tait pas moins dur avec sa mĂšre que ne le sont ces fils-lĂ avec la leur. Et aux paroles quâil prononça je vis le mĂȘme battement, pareil Ă celui dâune aile, que Mme de Marsantes nâavait pu rĂ©primer Ă lâarrivĂ©e de son fils, la dresser encore tout entiĂšre ; mais maintenant câĂ©tait un visage anxieux, des yeux dĂ©solĂ©s quâelle attachait sur lui. â Comment, Robert, tu tâen vas ? câest sĂ©rieux ? mon petit enfant ! le seul jour oĂč je pouvais tâavoir ! Et presque bas, sur le ton le plus naturel, dâune voix dâoĂč elle sâefforçait de bannir toute tristesse pour ne pas inspirer Ă son fils une pitiĂ© qui eĂ»t peut-ĂȘtre Ă©tĂ© cruelle pour lui, ou inutile et bonne seulement Ă lâirriter, comme un argument de simple bon sens elle ajouta â Tu sais que ce nâest pas gentil ce que tu fais lĂ . Mais Ă cette simplicitĂ© elle ajoutait tant de timiditĂ© pour lui montrer quâelle nâentreprenait pas sur sa libertĂ©, tant de tendresse pour quâil ne lui reprochĂąt pas dâentraver ses plaisirs, que Saint-Loup ne put pas ne pas apercevoir en lui-mĂȘme comme la possibilitĂ© dâun attendrissement, câest-Ă -dire un obstacle Ă passer la soirĂ©e avec son amie. Aussi se mit-il en colĂšre â Câest regrettable, mais gentil ou non, câest ainsi. Et il fit Ă sa mĂšre les reproches que sans doute il se sentait peut-ĂȘtre mĂ©riter ; câest ainsi que les Ă©goĂŻstes ont toujours le dernier mot ; ayant posĂ© dâabord que leur rĂ©solution est inĂ©branlable, plus le sentiment auquel on fait appel en eux pour quâils y renoncent est touchant, plus ils trouvent condamnables, non pas eux qui y rĂ©sistent, mais ceux qui les mettent dans la nĂ©cessitĂ© dây rĂ©sister, de sorte que leur propre duretĂ© peut aller jusquâĂ la plus extrĂȘme cruautĂ© sans que cela fasse Ă leurs yeux quâaggraver dâautant la culpabilitĂ© de lâĂȘtre assez indĂ©licat pour souffrir, pour avoir raison, et leur causer ainsi lĂąchement la douleur dâagir contre leur propre pitiĂ©. Dâailleurs, dâelle-mĂȘme Mme de Marsantes cessa dâinsister, car elle sentait quâelle ne le retiendrait plus. â Je te laisse, me dit-il, mais, maman, ne le gardez pas longtemps parce quâil faut quâil aille faire une visite tout Ă lâheure. Je sentais bien que ma prĂ©sence ne pouvait faire aucun plaisir Ă Mme de Marsantes, mais jâaimais mieux, en ne partant pas avec Robert, quâelle ne crĂ»t pas que jâĂ©tais mĂȘlĂ© Ă ces plaisirs qui la privaient de lui. Jâaurais voulu trouver quelque excuse Ă la conduite de son fils, moins par affection pour lui que par pitiĂ© pour elle. Mais ce fut elle qui parla la premiĂšre â Pauvre petit, me dit-elle, je suis sĂ»re que je lui ai fait de la peine. Voyez-vous, monsieur, les mĂšres sont trĂšs Ă©goĂŻstes ; il nâa pourtant pas tant de plaisirs, lui qui vient si peu Ă Paris. Mon Dieu, sâil nâĂ©tait pas encore parti, jâaurais voulu le rattraper, non pas pour le retenir certes, mais pour lui dire que je ne lui en veux pas, que je trouve quâil a eu raison. Cela ne vous ennuie pas que je regarde sur lâescalier ? Et nous allĂąmes jusque-lĂ â Robert ! Robert ! cria-t-elle. Non, il est parti, il est trop tard. Maintenant je me serais aussi volontiers chargĂ© dâune mission pour faire rompre Robert et sa maĂźtresse quâil y a quelques heures pour quâil partĂźt vivre tout Ă fait avec elle. Dans un cas Saint-Loup mâeĂ»t jugĂ© un ami traĂźtre, dans lâautre cas sa famille mâeĂ»t appelĂ© son mauvais gĂ©nie. JâĂ©tais pourtant le mĂȘme homme Ă quelques heures de distance. Nous rentrĂąmes dans le salon. En ne voyant pas rentrer Saint-Loup, Mme de Villeparisis Ă©changea avec M. de Norpois ce regard dubitatif, moqueur, et sans grande pitiĂ© quâon a en montrant une Ă©pouse trop jalouse ou une mĂšre trop tendre lesquelles donnent aux autres la comĂ©die et qui signifie Tiens, il a dĂ» y avoir de lâorage. » Robert alla chez sa maĂźtresse en lui apportant le splendide bijou que, dâaprĂšs leurs conventions, il nâaurait pas dĂ» lui donner. Mais dâailleurs cela revint au mĂȘme car elle nâen voulut pas, et mĂȘme, dans la suite, il ne rĂ©ussit jamais Ă le lui faire accepter. Certains amis de Robert pensaient que ces preuves de dĂ©sintĂ©ressement quâelle donnait Ă©taient un calcul pour se lâattacher. Pourtant elle ne tenait pas Ă lâargent, sauf peut-ĂȘtre pour pouvoir le dĂ©penser sans compter. Je lui ai vu faire Ă tort et Ă travers, Ă des gens quâelle croyait pauvres, des charitĂ©s insensĂ©es. En ce moment, disaient Ă Robert ses amis pour faire contrepoids par leurs mauvaises paroles Ă un acte de dĂ©sintĂ©ressement de Rachel, en ce moment elle doit ĂȘtre au promenoir des Folies-BergĂšre. Cette Rachel, câest une Ă©nigme, un vĂ©ritable sphinx. » Au reste combien de femmes intĂ©ressĂ©es, puisquâelles sont entretenues, ne voit-on pas, par une dĂ©licatesse qui fleurit au milieu de cette existence, poser elles-mĂȘmes mille petites bornes Ă la gĂ©nĂ©rositĂ© de leur amant ! Robert ignorait presque toutes les infidĂ©litĂ©s de sa maĂźtresse et faisait travailler son esprit sur ce qui nâĂ©tait que des riens insignifiants auprĂšs de la vraie vie de Rachel, vie qui ne commençait chaque jour que lorsquâil venait de la quitter. Il ignorait presque toutes ces infidĂ©litĂ©s. On aurait pu les lui apprendre sans Ă©branler sa confiance en Rachel. Car câest une charmante loi de nature, qui se manifeste au sein des sociĂ©tĂ©s les plus complexes, quâon vive dans lâignorance parfaite de ce quâon aime. Dâun cĂŽtĂ© du miroir, lâamoureux se dit Câest un ange, jamais elle ne se donnera Ă moi, je nâai plus quâĂ mourir, et pourtant elle mâaime ; elle mâaime tant que peut-ĂȘtre⊠mais non ce ne sera pas possible. » Et dans lâexaltation de son dĂ©sir, dans lâangoisse de son attente, que de bijoux il met aux pieds de cette femme, comme il court emprunter de lâargent pour lui Ă©viter un souci ! cependant, de lâautre cĂŽtĂ© de la cloison, Ă travers laquelle ces conversations ne passeront pas plus que celles quâĂ©changent les promeneurs devant un aquarium, le public dit Vous ne la connaissez pas ? je vous en fĂ©licite, elle a volĂ©, ruinĂ© je ne sais pas combien de gens, il nây a pas pis que ça comme fille. Câest une pure escroqueuse. Et roublarde ! » Et peut-ĂȘtre le public nâa-t-il pas absolument tort en ce qui concerne cette derniĂšre Ă©pithĂšte, car mĂȘme lâhomme sceptique qui nâest pas vraiment amoureux de cette femme et Ă qui elle plaĂźt seulement dit Ă ses amis Mais non, mon cher, ce nâest pas du tout une cocotte ; je ne dis pas que dans sa vie elle nâait pas eu deux ou trois caprices, mais ce nâest pas une femme quâon paye, ou alors ce serait trop cher. Avec elle câest cinquante mille francs ou rien du tout. » Or, lui, a dĂ©pensĂ© cinquante mille francs pour elle, il lâa eue une fois, mais elle, trouvant dâailleurs pour cela un complice chez lui-mĂȘme, dans la personne de son amour-propre, elle a su lui persuader quâil Ă©tait de ceux qui lâavaient eue pour rien. Telle est la sociĂ©tĂ©, oĂč chaque ĂȘtre est double, et oĂč le plus percĂ© Ă jour, le plus mal famĂ©, ne sera jamais connu par un certain autre quâau fond et sous la protection dâune coquille, dâun doux cocon, dâune dĂ©licieuse curiositĂ© naturelle. Il y avait Ă Paris deux honnĂȘtes gens que Saint-Loup ne saluait plus et dont il ne parlait pas sans que sa voix tremblĂąt, les appelant exploiteurs de femmes câest quâils avaient Ă©tĂ© ruinĂ©s par Rachel. â Je ne me reproche quâune chose, me dit tout bas Mme de Marsantes, câest de lui avoir dit quâil nâĂ©tait pas gentil. Lui, ce fils adorable, unique, comme il nây en a pas dâautres, pour la seule fois oĂč je le vois, lui avoir dit quâil nâĂ©tait pas gentil, jâaimerais mieux avoir reçu un coup de bĂąton, parce que je suis certaine que, quelque plaisir quâil ait ce soir, lui qui nâen a pas tant, il lui sera gĂątĂ© par cette parole injuste. Mais, Monsieur, je ne vous retiens pas, puisque vous ĂȘtes pressĂ©. Mme de Marsantes me dit au revoir avec anxiĂ©tĂ©. Ces sentiments se rapportaient Ă Robert, elle Ă©tait sincĂšre. Mais elle cessa de lâĂȘtre pour redevenir grande dame â Jâai Ă©tĂ© intĂ©ressĂ©e, si heureuse, de causer un peu avec vous. Merci ! merci ! Et dâun air humble elle attachait sur moi des regards reconnaissants, enivrĂ©s, comme si ma conversation Ă©tait un des plus grands plaisirs quâelle eĂ»t connus dans la vie. Ces regards charmants allaient fort bien avec les fleurs noires sur la robe blanche Ă ramages ; ils Ă©taient dâune grande dame qui sait son mĂ©tier. â Mais, je ne suis pas pressĂ©, Madame, rĂ©pondis-je ; dâailleurs jâattends M. de Charlus avec qui je dois mâen aller. Mme de Villeparisis entendit ces derniers mots. Elle en parut contrariĂ©e. Sâil ne sâĂ©tait agi dâune chose qui ne pouvait intĂ©resser un sentiment de cette nature, il mâeĂ»t paru que ce qui me semblait en alarme Ă ce moment-lĂ chez Mme de Villeparisis, câĂ©tait la pudeur. Mais cette hypothĂšse ne se prĂ©senta mĂȘme pas Ă mon esprit. JâĂ©tais content de Mme de Guermantes, de Saint-Loup, de Mme de Marsantes, de M. de Charlus, de Mme de Villeparisis, je ne rĂ©flĂ©chissais pas, et je parlais gaiement Ă tort et Ă travers. â Vous devez partir avec mon neveu PalamĂšde ? me dit-elle. Pensant que cela pouvait produire une impression trĂšs favorable sur Mme de Villeparisis que je fusse liĂ© avec un neveu quâelle prisait si fort Il mâa demandĂ© de revenir avec lui, rĂ©pondis-je avec joie. Jâen suis enchantĂ©. Du reste nous sommes plus amis que vous ne croyez, Madame, et je suis dĂ©cidĂ© Ă tout pour que nous le soyons davantage. » De contrariĂ©e, Mme de Villeparisis sembla devenue soucieuse Ne lâattendez pas, me dit-elle dâun air prĂ©occupĂ©, il cause avec M. de Faffenheim. Il ne pense dĂ©jĂ plus Ă ce quâil vous a dit. Tenez, partez, profitez vite pendant quâil a le dos tournĂ©. » Ce premier Ă©moi de Mme de Villeparisis eĂ»t ressemblĂ©, nâeussent Ă©tĂ© les circonstances, Ă celui de la pudeur. Son insistance, son opposition auraient pu, si lâon nâavait consultĂ© que son visage, paraĂźtre dictĂ©es par la vertu. Je nâĂ©tais, pour ma part, guĂšre pressĂ© dâaller retrouver Robert et sa maĂźtresse. Mais Mme de Villeparisis semblait tenir tant Ă ce que je partisse que, pensant peut-ĂȘtre quâelle avait Ă causer dâaffaire importante avec son neveu, je lui dis au revoir. Ă cĂŽtĂ© dâelle M. de Guermantes, superbe et olympien, Ă©tait lourdement assis. On aurait dit que la notion omniprĂ©sente en tous ses membres de ses grandes richesses lui donnait une densitĂ© particuliĂšrement Ă©levĂ©e, comme si elles avaient Ă©tĂ© fondues au creuset en un seul lingot humain, pour faire cet homme qui valait si cher. Au moment oĂč je lui dis au revoir, il se leva poliment de son siĂšge et je sentis la masse inerte de trente millions que la vieille Ă©ducation française faisait mouvoir, soulevait, et qui se tenait debout devant moi. Il me semblait voir cette statue de Jupiter Olympien que Phidias, dit-on, avait fondue tout en or. Telle Ă©tait la puissance que la bonne Ă©ducation avait sur M. de Guermantes, sur le corps de M. de Guermantes du moins, car elle ne rĂ©gnait pas aussi en maĂźtresse sur lâesprit du duc. M. de Guermantes riait de ses bons mots, mais ne se dĂ©ridait pas Ă ceux des autres. Dans lâescalier, jâentendis derriĂšre moi une voix qui mâinterpellait â VoilĂ comme vous mâattendez, Monsieur. CâĂ©tait M. de Charlus. â Cela vous est Ă©gal de faire quelques pas Ă pied ? me dit-il sĂšchement, quand nous fĂ»mes dans la cour. Nous marcherons jusquâĂ ce que jâaie trouvĂ© un fiacre qui me convienne. â Vous vouliez me parler de quelque chose, Monsieur ? â Ah ! voilĂ , en effet, jâavais certaines choses Ă vous dire, mais je ne sais trop si je vous les dirai. Certes je crois quâelles pourraient ĂȘtre pour vous le point de dĂ©part dâavantages inapprĂ©ciables. Mais jâentrevois aussi quâelles amĂšneraient dans mon existence, Ă mon Ăąge oĂč on commence Ă tenir Ă la tranquillitĂ©, bien des pertes de temps, bien des dĂ©rangements. Je me demande si vous valez la peine que je me donne pour vous tout ce tracas, et je nâai pas le plaisir de vous connaĂźtre assez pour en dĂ©cider. Peut-ĂȘtre aussi nâavez-vous pas de ce que je pourrais faire pour vous un assez grand dĂ©sir pour que je me donne tant dâennuis, car je vous le rĂ©pĂšte trĂšs franchement, Monsieur, pour moi ce ne peut ĂȘtre que de lâennui. Je protestai quâalors il nây fallait pas songer. Cette rupture des pourparlers ne parut pas ĂȘtre de son goĂ»t. â Cette politesse ne signifie rien, me dit-il dâun ton dur. Il nây a rien de plus agrĂ©able que de se donner de lâennui pour une personne qui en vaille le peine. Pour les meilleurs dâentre nous, lâĂ©tude des arts, le goĂ»t de la brocante, les collections, les jardins, ne sont que des ersatz, des succĂ©danĂ©s, des alibis. Dans le fond de notre tonneau, comme DiogĂšne, nous demandons un homme. Nous cultivons les bĂ©gonias, nous taillons les ifs, par pis aller, parce que les ifs et les bĂ©gonias se laissent faire. Mais nous aimerions donner notre temps Ă un arbuste humain, si nous Ă©tions sĂ»rs quâil en valĂ»t la peine. Toute la question est lĂ ; vous devez vous connaĂźtre un peu. Valez-vous la peine ou non ? â Je ne voudrais, Monsieur, pour rien au monde, ĂȘtre pour vous une cause de soucis, lui dis-je, mais quant Ă mon plaisir, croyez bien que tout ce qui me viendra de vous mâen causera un trĂšs grand. Je suis profondĂ©ment touchĂ© que vous veuillez bien faire ainsi attention Ă moi et chercher Ă mâĂȘtre utile. Ă mon grand Ă©tonnement ce fut presque avec effusion quâil me remercia de ces paroles. Passant son bras sous le mien avec cette familiaritĂ© intermittente qui mâavait dĂ©jĂ frappĂ© Ă Balbec et qui contrastait avec la duretĂ© de son accent â Avec lâinconsidĂ©ration de votre Ăąge, me dit-il, vous pourriez parfois avoir des paroles capables de creuser un abĂźme infranchissable entre nous. Celles que vous venez de prononcer au contraire sont du genre qui est justement capable de me toucher et de me faire faire beaucoup pour vous. Tout en marchant bras dessus bras dessous avec moi et en me disant ces paroles qui, bien que mĂȘlĂ©es de dĂ©dain, Ă©taient si affectueuses, M. de Charlus tantĂŽt fixait ses regards sur moi avec cette fixitĂ© intense, cette duretĂ© perçante qui mâavaient frappĂ© le premier matin oĂč je lâavais aperçu devant le casino Ă Balbec, et mĂȘme bien des annĂ©es avant, prĂšs de lâĂ©pinier rose, Ă cĂŽtĂ© de Mme Swann que je croyais alors sa maĂźtresse, dans le parc de Tansonville ; tantĂŽt il les faisait errer autour de lui et examiner les fiacres, qui passaient assez nombreux Ă cette heure de relais, avec tant dâinsistance que plusieurs sâarrĂȘtĂšrent, le cocher ayant cru quâon voulait le prendre. Mais M. de Charlus les congĂ©diait aussitĂŽt. â Aucun ne fait mon affaire, me dit-il, tout cela est une question de lanternes, du quartier oĂč ils rentrent. Je voudrais, Monsieur, me dit-il, que vous ne puissiez pas vous mĂ©prendre sur le caractĂšre purement dĂ©sintĂ©ressĂ© et charitable de la proposition que je vais vous adresser. JâĂ©tais frappĂ© combien sa diction ressemblait Ă celle de Swann encore plus quâĂ Balbec. â Vous ĂȘtes assez intelligent, je suppose, pour ne pas croire que câest par manque de relations », par crainte de la solitude et de lâennui, que je mâadresse Ă vous. Je nâaime pas beaucoup Ă parler de moi, Monsieur, mais enfin, vous lâavez peut-ĂȘtre appris, un article assez retentissant du Times y a fait allusion, lâempereur dâAutriche, qui mâa toujours honorĂ© de sa bienveillance et veut bien entretenir avec moi des relations de cousinage, a dĂ©clarĂ© naguĂšre dans un entretien rendu public que, si M. le comte de Chambord avait eu auprĂšs de lui un homme possĂ©dant aussi Ă fond que moi les dessous de la politique europĂ©enne, il serait aujourdâhui roi de France. Jâai souvent pensĂ©, Monsieur, quâil y avait en moi, du fait non de mes faibles dons mais de circonstances que vous apprendrez peut-ĂȘtre un jour, un trĂ©sor dâexpĂ©rience, une sorte de dossier secret et inestimable, que je nâai pas cru devoir utiliser personnellement, mais qui serait sans prix pour un jeune homme Ă qui je livrerais en quelques mois ce que jâai mis plus de trente ans Ă acquĂ©rir et que je suis peut-ĂȘtre seul Ă possĂ©der. Je ne parle pas des jouissances intellectuelles que vous auriez Ă apprendre certains secrets quâun Michelet de nos jours donnerait des annĂ©es de sa vie pour connaĂźtre et grĂące auxquels certains Ă©vĂ©nements prendraient Ă ses yeux un aspect entiĂšrement diffĂ©rent. Et je ne parle pas seulement des Ă©vĂ©nements accomplis, mais de lâenchaĂźnement de circonstances câĂ©tait une des expressions favorites de M. de Charlus et souvent, quand il la prononçait, il conjoignait ses deux mains comme quand on veut prier, mais les doigts raides et comme pour faire comprendre par ce complexus ces circonstances quâil ne spĂ©cifiait pas et leur enchaĂźnement. Je vous donnerais une explication inconnue non seulement du passĂ©, mais de lâavenir. M. de Charlus sâinterrompit pour me poser des questions sur Bloch dont on avait parlĂ© sans quâil eĂ»t lâair dâentendre, chez Mme de Villeparisis. Et de cet accent dont il savait si bien dĂ©tacher ce quâil disait quâil avait lâair de penser Ă toute autre chose et de parler machinalement par simple politesse ; il me demanda si mon camarade Ă©tait jeune, Ă©tait beau, etc. Bloch, sâil lâeĂ»t entendu, eĂ»t Ă©tĂ© plus en peine encore que pour M. de Norpois, mais Ă cause de raisons bien diffĂ©rentes, de savoir si M. de Charlus Ă©tait pour ou contre Dreyfus. Vous nâavez pas tort, si vous voulez vous instruire, me dit M. de Charlus aprĂšs mâavoir posĂ© ces questions sur Bloch, dâavoir parmi vos amis quelques Ă©trangers. » Je rĂ©pondis que Bloch Ă©tait Français. Ah ! dit M. de Charlus, jâavais cru quâil Ă©tait Juif. » La dĂ©claration de cette incompatibilitĂ© me fit croire que M. de Charlus Ă©tait plus antidreyfusard quâaucune des personnes que jâavais rencontrĂ©es. Il protesta au contraire contre lâaccusation de trahison portĂ©e contre Dreyfus. Mais ce fut sous cette forme Je crois que les journaux disent que Dreyfus a commis un crime contre sa patrie, je crois quâon le dit, je ne fais pas attention aux journaux, je les lis comme je me lave les mains, sans trouver que cela vaille la peine de mâintĂ©resser. En tout cas le crime est inexistant, le compatriote de votre ami aurait commis un crime contre sa patrie sâil avait trahi la JudĂ©e, mais quâest-ce quâil a Ă voir avec la France ? » Jâobjectai que, sâil y avait jamais une guerre, les Juifs seraient aussi bien mobilisĂ©s que les autres. Peut-ĂȘtre et il nâest pas certain que ce ne soit pas une imprudence. Mais si on fait venir des SĂ©nĂ©galais et des Malgaches, je ne pense pas quâils mettront grand cĆur Ă dĂ©fendre la France, et câest bien naturel. Votre Dreyfus pourrait plutĂŽt ĂȘtre condamnĂ© pour infraction aux rĂšgles de lâhospitalitĂ©. Mais laissons cela. Peut-ĂȘtre pourriez-vous demander Ă votre ami de me faire assister Ă quelque belle fĂȘte au temple, Ă une circoncision, Ă des chants juifs. Il pourrait peut-ĂȘtre louer une salle et me donner quelque divertissement biblique, comme les filles de Saint-Cyr jouĂšrent des scĂšnes tirĂ©es des Psaumes par Racine pour distraire Louis XIV. Vous pourriez peut-ĂȘtre arranger mĂȘme des parties pour faire rire. Par exemple une lutte entre votre ami et son pĂšre oĂč il le blesserait comme David Goliath. Cela composerait une farce assez plaisante. Il pourrait mĂȘme, pendant quâil y est, frapper Ă coups redoublĂ©s sur sa charogne, ou, comme dirait ma vieille bonne, sur sa carogne de mĂšre. VoilĂ qui serait fort bien fait et ne serait pas pour nous dĂ©plaire, hein ! petit ami, puisque nous aimons les spectacles exotiques et que frapper cette crĂ©ature extra-europĂ©enne, ce serait donner une correction mĂ©ritĂ©e Ă un vieux chameau. » En disant ces mots affreux et presque fous, M. de Charlus me serrait le bras Ă me faire mal. Je me souvenais de la famille de M. de Charlus citant tant de traits de bontĂ© admirables, de la part du baron, Ă lâĂ©gard de cette vieille bonne dont il venait de rappeler le patois moliĂ©resque, et je me disais que les rapports, peu Ă©tudiĂ©s jusquâici, me semblait-il, entre la bontĂ© et la mĂ©chancetĂ© dans un mĂȘme cĆur, pour divers quâils puissent ĂȘtre, seraient intĂ©ressants Ă Ă©tablir. Je lâavertis quâen tout cas Mme Bloch nâexistait plus, et que quant Ă M. Bloch je me demandais jusquâĂ quel point il se plairait Ă un jeu qui pourrait parfaitement lui crever les yeux. M. de Charlus sembla fĂąchĂ©. VoilĂ , dit-il, une femme qui a eu grand tort de mourir. Quant aux yeux crevĂ©s, justement la Synagogue est aveugle, elle ne voit pas les vĂ©ritĂ©s de lâĂvangile. En tout cas, pensez, en ce moment oĂč tous ces malheureux Juifs tremblent devant la fureur stupide des chrĂ©tiens, quel honneur pour eux de voir un homme comme moi condescendre Ă sâamuser de leurs jeux. » Ă ce moment jâaperçus M. Bloch pĂšre qui passait, allant sans doute au-devant de son fils. Il ne nous voyait pas mais jâoffris Ă M. de Charlus de le lui prĂ©senter. Je ne me doutais pas de la colĂšre que jâallais dĂ©chaĂźner chez mon compagnon Me le prĂ©senter ! Mais il faut que vous ayez bien peu le sentiment des valeurs ! On ne me connaĂźt pas si facilement que ça. Dans le cas actuel lâinconvenance serait double Ă cause de la juvĂ©nilitĂ© du prĂ©sentateur et de lâindignitĂ© du prĂ©sentĂ©. Tout au plus, si on me donne un jour le spectacle asiatique que jâesquissais, pourrai-je adresser Ă cet affreux bonhomme quelques paroles empreintes de bonhomie. Mais Ă condition quâil se soit laissĂ© copieusement rosser par son fils. Je pourrais aller jusquâĂ exprimer ma satisfaction. » Dâailleurs M. Bloch ne faisait nulle attention Ă nous. Il Ă©tait en train dâadresser Ă Mme Sazerat de grands saluts fort bien accueillis dâelle. Jâen Ă©tais surpris, car jadis, Ă Combray, elle avait Ă©tĂ© indignĂ©e que mes parents eussent reçu le jeune Bloch, tant elle Ă©tait antisĂ©mite. Mais le dreyfusisme, comme une chasse dâair, avait fait il y a quelques jours voler jusquâĂ elle M. Bloch. Le pĂšre de mon ami avait trouvĂ© Mme Sazerat charmante et Ă©tait particuliĂšrement flattĂ© de lâantisĂ©mitisme de cette dame quâil trouvait une preuve de la sincĂ©ritĂ© de sa foi et de la vĂ©ritĂ© de ses opinions dreyfusardes, et qui donnait aussi du prix Ă la visite quâelle lâavait autorisĂ©e Ă lui faire. Il nâavait mĂȘme pas Ă©tĂ© blessĂ© quâelle eĂ»t dit Ă©tourdiment devant lui M. Drumont a la prĂ©tention de mettre les rĂ©visionnistes dans le mĂȘme sac que les protestants et les juifs. Câest charmant cette promiscuitĂ© ! » Bernard, avait-il dit avec orgueil, en rentrant, Ă M. Nissim Bernard, tu sais, elle a le prĂ©jugĂ© ! » Mais M. Nissim Bernard nâavait rien rĂ©pondu et avait levĂ© au ciel un regard dâange. Sâattristant du malheur des Juifs, se souvenant de ses amitiĂ©s chrĂ©tiennes, devenant maniĂ©rĂ© et prĂ©cieux au fur et Ă mesure que les annĂ©es venaient, pour des raisons que lâon verra plus tard, il avait maintenant lâair dâune larve prĂ©raphaĂ©lite oĂč des poils se seraient malproprement implantĂ©s, comme des cheveux noyĂ©s dans une opale. Toute cette affaire Dreyfus, reprit le baron qui tenait toujours mon bras, nâa quâun inconvĂ©nient câest quâelle dĂ©truit la sociĂ©tĂ© je ne dis pas la bonne sociĂ©tĂ©, il y a longtemps que la sociĂ©tĂ© ne mĂ©rite plus cette Ă©pithĂšte louangeuse par lâafflux de messieurs et de dames du Chameau, de la Chamellerie, de la ChamelliĂšre, enfin de gens inconnus que je trouve mĂȘme chez mes cousines parce quâils font partie de la ligue de la Patrie Française, antijuive, je ne sais quoi, comme si une opinion politique donnait droit Ă une qualification sociale. » Cette frivolitĂ© de M. de Charlus lâapparentait davantage Ă la duchesse de Guermantes. Je lui soulignai le rapprochement. Comme il semblait croire que je ne la connaissais pas, je lui rappelai la soirĂ©e de lâOpĂ©ra oĂč il avait semblĂ© vouloir se cacher de moi. M. de Charlus me dit avec tant de force ne mâavoir nullement vu que jâaurais fini par le croire si bientĂŽt un petit incident ne mâavait donnĂ© Ă penser que trop orgueilleux peut-ĂȘtre il nâaimait pas Ă ĂȘtre vu avec moi. â Revenons Ă vous, me dit M. de Charlus, et Ă mes projets sur vous. Il existe entre certains hommes, Monsieur, une franc-maçonnerie dont je ne puis vous parler, mais qui compte dans ses rangs en ce moment quatre souverains de lâEurope. Or lâentourage de lâun dâeux veut le guĂ©rir de sa chimĂšre. Cela est une chose trĂšs grave et peut nous amener la guerre. Oui, Monsieur, parfaitement. Vous connaissez lâhistoire de cet homme qui croyait tenir dans une bouteille la princesse de la Chine. CâĂ©tait une folie. On lâen guĂ©rit. Mais dĂšs quâil ne fut plus fou il devint bĂȘte. Il y a des maux dont il ne faut pas chercher Ă guĂ©rir parce quâils nous protĂšgent seuls contre de plus graves. Un de mes cousins avait une maladie de lâestomac, il ne pouvait rien digĂ©rer. Les plus savants spĂ©cialistes de lâestomac le soignĂšrent sans rĂ©sultat. Je lâamenai Ă un certain mĂ©decin encore un ĂȘtre bien curieux, entre parenthĂšses, et sur lequel il y aurait beaucoup Ă dire. Celui-ci devina aussitĂŽt que la maladie Ă©tait nerveuse, il persuada son malade, lui ordonna de manger sans crainte ce quâil voudrait et qui serait toujours bien tolĂ©rĂ©. Mais mon cousin avait aussi de la nĂ©phrite. Ce que lâestomac digĂšre parfaitement, le rein finit par ne plus pouvoir lâĂ©liminer, et mon cousin, au lieu de vivre vieux avec une maladie dâestomac imaginaire qui le forçait Ă suivre un rĂ©gime, mourut Ă quarante ans, lâestomac guĂ©ri mais le rein perdu. Ayant une formidable avance sur votre propre vie, qui sait, vous serez peut-ĂȘtre ce quâeĂ»t pu ĂȘtre un homme Ă©minent du passĂ© si un gĂ©nie bienfaisant lui avait dĂ©voilĂ©, au milieu dâune humanitĂ© qui les ignorait, les lois de la vapeur et de lâĂ©lectricitĂ©. Ne soyez pas bĂȘte, ne refusez pas par discrĂ©tion. Comprenez que si je vous rends un grand service, je nâestime pas que vous mâen rendiez un moins grand. Il y a longtemps que les gens du monde ont cessĂ© de mâintĂ©resser, je nâai plus quâune passion, chercher Ă racheter les fautes de ma vie en faisant profiter de ce que je sais une Ăąme encore vierge et capable dâĂȘtre enflammĂ©e par la vertu. Jâai eu de grands chagrins, Monsieur, et que je vous dirai peut-ĂȘtre un jour, jâai perdu ma femme qui Ă©tait lâĂȘtre le plus beau, le plus noble, le plus parfait quâon pĂ»t rĂȘver. Jâai de jeunes parents qui ne sont pas, je ne dirai pas dignes, mais capables de recevoir lâhĂ©ritage moral dont je vous parle. Qui sait si vous nâĂȘtes pas celui entre les mains de qui il peut aller, celui dont je pourrai diriger et Ă©lever si haut la vie ? La mienne y gagnerait par surcroĂźt. Peut-ĂȘtre en vous apprenant les grandes affaires diplomatiques y reprendrais-je goĂ»t de moi-mĂȘme et me mettrais-je enfin Ă faire des choses intĂ©ressantes oĂč vous seriez de moitiĂ©. Mais avant de le savoir, il faudrait que je vous visse souvent, trĂšs souvent, chaque jour. Je voulais profiter de ces bonnes dispositions inespĂ©rĂ©es de M. de Charlus pour lui demander sâil ne pourrait pas me faire rencontrer sa belle-sĆur, mais, Ă ce moment, jâeus le bras vivement dĂ©placĂ© par une secousse comme Ă©lectrique. CâĂ©tait M. de Charlus qui venait de retirer prĂ©cipitamment son bras de dessous le mien. Bien que, tout en parlant, il promenĂąt ses regards dans toutes les directions, il venait seulement dâapercevoir M. dâArgencourt qui dĂ©bouchait dâune rue transversale. En nous voyant, M. dâArgencourt parut contrariĂ©, jeta sur moi un regard de mĂ©fiance, presque ce regard destinĂ© Ă un ĂȘtre dâune autre race que Mme de Guermantes avait eu pour Bloch, et tĂącha de nous Ă©viter. Mais on eĂ»t dit que M. de Charlus tenait Ă lui montrer quâil ne cherchait nullement Ă ne pas ĂȘtre vu de lui, car il lâappela et pour lui dire une chose fort insignifiante. Et craignant peut-ĂȘtre que M. dâArgencourt ne me reconnĂ»t pas, M. de Charlus lui dit que jâĂ©tais un grand ami de Mme de Villeparisis, de la duchesse de Guermantes, de Robert de Saint-Loup ; que lui-mĂȘme, Charlus, Ă©tait un vieil ami de ma grandâmĂšre, heureux de reporter sur le petit-fils un peu de la sympathie quâil avait pour elle. NĂ©anmoins je remarquai que M. dâArgencourt, Ă qui pourtant jâavais Ă©tĂ© Ă peine nommĂ© chez Mme de Villeparisis et Ă qui M. de Charlus venait de parler longuement de ma famille, fut plus froid avec moi quâil nâavait Ă©tĂ© il y a une heure ; pendant fort longtemps il en fut ainsi chaque fois quâil me rencontrait. Il mâobservait avec une curiositĂ© qui nâavait rien de sympathique et sembla mĂȘme avoir Ă vaincre une rĂ©sistance quand, en nous quittant, aprĂšs une hĂ©sitation, il me tendit une main quâil retira aussitĂŽt. â Je regrette cette rencontre, me dit M. de Charlus. Cet Argencourt, bien nĂ© mais mal Ă©levĂ©, diplomate plus que mĂ©diocre, mari dĂ©testable et coureur, fourbe comme dans les piĂšces, est un de ces hommes incapables de comprendre, mais trĂšs capables de dĂ©truire les choses vraiment grandes. JâespĂšre que notre amitiĂ© le sera, si elle doit se fonder un jour, et jâespĂšre que vous me ferez lâhonneur de la tenir autant que moi Ă lâabri des coups de pied dâun de ces Ăąnes qui, par dĂ©sĆuvrement, par maladresse, par mĂ©chancetĂ©, Ă©crasent ce qui semblait fait pour durer. Câest malheureusement sur ce moule que sont faits la plupart des gens du monde. â La duchesse de Guermantes semble trĂšs intelligente. Nous parlions tout Ă lâheure dâune guerre possible. Il paraĂźt quâelle a lĂ -dessus des lumiĂšres spĂ©ciales. â Elle nâen a aucune, me rĂ©pondit sĂšchement M. de Charlus. Les femmes, et beaucoup dâhommes dâailleurs, nâentendent rien aux choses dont je voulais parler. Ma belle-sĆur est une femme charmante qui sâimagine ĂȘtre encore au temps des romans de Balzac oĂč les femmes influaient sur la politique. Sa frĂ©quentation ne pourrait actuellement exercer sur vous quâune action fĂącheuse, comme dâailleurs toute frĂ©quentation mondaine. Et câest justement une des premiĂšres choses que jâallais vous dire quand ce sot mâa interrompu. Le premier sacrifice quâil faut me faire â jâen exigerai autant que je vous ferai de dons â câest de ne pas aller dans le monde. Jâai souffert tantĂŽt de vous voir Ă cette rĂ©union ridicule. Vous me direz que jây Ă©tais bien, mais pour moi ce nâest pas une rĂ©union mondaine, câest une visite de famille. Plus tard, quand vous serez un homme arrivĂ©, si cela vous amuse de descendre un moment dans le monde, ce sera peut-ĂȘtre sans inconvĂ©nients. Alors je nâai pas besoin de vous dire de quelle utilitĂ© je pourrai vous ĂȘtre. Le SĂ©same » de lâhĂŽtel Guermantes et de tous ceux qui valent la peine que la porte sâouvre grande devant vous, câest moi qui le dĂ©tiens. Je serai juge et entends rester maĂźtre de lâheure. Je voulus profiter de ce que M. de Charlus parlait de cette visite chez Mme de Villeparisis pour tĂącher de savoir quelle Ă©tait exactement celle-ci, mais la question se posa sur mes lĂšvres autrement que je nâaurais voulu et je demandai ce que câĂ©tait que la famille Villeparisis. â Câest absolument comme si vous me demandiez ce que câest que la famille rien » me rĂ©pondit M. de Charlus. Ma tante a Ă©pousĂ© par amour un M. Thirion, dâailleurs excessivement riche, et dont les sĆurs Ă©taient trĂšs bien mariĂ©es et qui, Ă partir de ce moment-lĂ , sâest appelĂ© le marquis de Villeparisis. Cela nâa fait de mal Ă personne, tout au plus un peu Ă lui, et bien peu ! Quant Ă la raison, je ne sais pas ; je suppose que câĂ©tait, en effet, un monsieur de Villeparisis, un monsieur nĂ© Ă Villeparisis, vous savez que câest une petite localitĂ© prĂšs de Paris. Ma tante a prĂ©tendu quâil y avait ce marquisat dans la famille, elle a voulu faire les choses rĂ©guliĂšrement, je ne sais pas pourquoi. Du moment quâon prend un nom auquel on nâa pas droit, le mieux est de ne pas simuler des formes rĂ©guliĂšres. Mme de Villeparisis, nâĂ©tant que Mme Thirion, acheva la chute quâelle avait commencĂ©e dans mon esprit quand jâavais vu la composition mĂȘlĂ©e de son salon. Je trouvais injuste quâune femme dont mĂȘme le titre et le nom Ă©taient presque tout rĂ©cents pĂ»t faire illusion aux contemporains et dĂ»t faire illusion Ă la postĂ©ritĂ© grĂące Ă des amitiĂ©s royales. Mme de Villeparisis redevenant ce quâelle mâavait paru ĂȘtre dans mon enfance, une personne qui nâavait rien dâaristocratique, ces grandes parentĂ©s qui lâentouraient me semblĂšrent lui rester Ă©trangĂšres. Elle ne cessa dans la suite dâĂȘtre charmante pour nous. Jâallais quelquefois la voir et elle mâenvoyait de temps en temps un souvenir. Mais je nâavais nullement lâimpression quâelle fĂ»t du faubourg Saint-Germain, et si jâavais eu quelque renseignement Ă demander sur lui, elle eĂ»t Ă©tĂ© une des derniĂšres personnes Ă qui je me fusse adressĂ©. » Actuellement, continua M. de Charlus, en allant dans le monde, vous ne feriez que nuire Ă votre situation, dĂ©former votre intelligence et votre caractĂšre. Du reste il faudrait surveiller, mĂȘme et surtout, vos camaraderies. Ayez des maĂźtresses si votre famille nây voit pas dâinconvĂ©nient, cela ne me regarde pas et mĂȘme je ne peux que vous y encourager, jeune polisson, jeune polisson qui allez avoir bientĂŽt besoin de vous faire raser, me dit-il en me touchant le menton. Mais le choix des amis hommes a une autre importance. Sur dix jeunes gens, huit sont de petites fripouilles, de petits misĂ©rables capables de vous faire un tort que vous ne rĂ©parerez jamais. Tenez, mon neveu Saint-Loup est Ă la rigueur un bon camarade pour vous. Au point de vue de votre avenir, il ne pourra vous ĂȘtre utile en rien ; mais pour cela, moi je suffis. Et, somme toute, pour sortir avec vous, aux moments oĂč vous aurez assez de moi, il me semble ne pas prĂ©senter dâinconvĂ©nient sĂ©rieux, Ă ce que je crois. Du moins, lui câest un homme, ce nâest pas un de ces effĂ©minĂ©s comme on en rencontre tant aujourdâhui qui ont lâair de petits truqueurs et qui mĂšneront peut-ĂȘtre demain Ă lâĂ©chafaud leurs innocentes victimes. Je ne savais pas le sens de cette expression dâargot truqueur ». Quiconque lâeĂ»t connue eĂ»t Ă©tĂ© aussi surpris que moi. Les gens du monde aiment volontiers Ă parler argot, et les gens Ă qui on peut reprocher certaines choses Ă montrer quâils ne craignent nullement de parler dâelles. Preuve dâinnocence Ă leurs yeux. Mais ils ont perdu lâĂ©chelle, ne se rendent plus compte du degrĂ© Ă partir duquel une certaine plaisanterie deviendra trop spĂ©ciale, trop choquante, sera plutĂŽt une preuve de corruption que de naĂŻvetĂ©. Il nâest pas comme les autres, il est trĂšs gentil, trĂšs sĂ©rieux. Je ne pus mâempĂȘcher de sourire de cette Ă©pithĂšte de sĂ©rieux » Ă laquelle lâintonation que lui prĂȘta M. de Charlus semblait donner le sens de vertueux », de rangĂ© », comme on dit dâune petite ouvriĂšre quâelle est sĂ©rieuse ». Ă ce moment un fiacre passa qui allait tout de travers ; un jeune cocher, ayant dĂ©sertĂ© son siĂšge, le conduisait du fond de la voiture oĂč il Ă©tait assis sur les coussins, lâair Ă moitiĂ© gris. M. de Charlus lâarrĂȘta vivement. Le cocher parlementa un moment. â De quel cĂŽtĂ© allez-vous ? â Du vĂŽtre cela mâĂ©tonnait, car M. de Charlus avait dĂ©jĂ refusĂ© plusieurs fiacres ayant des lanternes de la mĂȘme couleur. â Mais je ne veux pas remonter sur le siĂšge. Ăa vous est Ă©gal que je reste dans la voiture ? â Oui, seulement baissez la capote. Enfin pensez Ă ma proposition, me dit M. de Charlus avant de me quitter, je vous donne quelques jours pour y rĂ©flĂ©chir, Ă©crivez-moi. Je vous le rĂ©pĂšte, il faudra que je vous voie chaque jour et que je reçoive de vous des garanties de loyautĂ©, de discrĂ©tion que dâailleurs, je dois le dire, vous semblez offrir. Mais, au cours de ma vie, jâai Ă©tĂ© si souvent trompĂ© par les apparences que je ne veux plus mây fier. Sapristi ! câest bien le moins quâavant dâabandonner un trĂ©sor je sache en quelles mains je le remets. Enfin, rappelez-vous bien ce que je vous offre, vous ĂȘtes comme Hercule dont, malheureusement pour vous, vous ne me semblez pas avoir la forte musculature, au carrefour de deux routes. TĂąchez de ne pas avoir Ă regretter toute votre vie de nâavoir pas choisi celle qui conduisait Ă la vertu. Comment, dit-il au cocher, vous nâavez pas encore baissĂ© la capote ? je vais plier les ressorts moi-mĂȘme. Je crois du reste quâil faudra aussi que je conduise, Ă©tant donnĂ© lâĂ©tat oĂč vous semblez ĂȘtre. Et il sauta Ă cĂŽtĂ© du cocher, au fond du fiacre qui partit au grand trot. Pour ma part, Ă peine rentrĂ© Ă la maison, jây retrouvai le pendant de la conversation quâavaient Ă©changĂ©e un peu auparavant Bloch et M. de Norpois, mais sous une forme brĂšve, invertie et cruelle câĂ©tait une dispute entre notre maĂźtre dâhĂŽtel, qui Ă©tait dreyfusard, et celui des Guermantes, qui Ă©tait antidreyfusard. Les vĂ©ritĂ©s et contre-vĂ©ritĂ©s qui sâopposaient en haut chez les intellectuels de la Ligue de la Patrie française et celle des Droits de lâhomme se propageaient en effet jusque dans les profondeurs du peuple. M. Reinach manĆuvrait par le sentiment des gens qui ne lâavaient jamais vu, alors que pour lui lâaffaire Dreyfus se posait seulement devant sa raison comme un thĂ©orĂšme irrĂ©futable et quâil dĂ©montra, en effet, par la plus Ă©tonnante rĂ©ussite de politique rationnelle rĂ©ussite contre la France, dirent certains quâon ait jamais vue. En deux ans il remplaça un ministĂšre Billot par un ministĂšre Clemenceau, changea de fond en comble lâopinion publique, tira de sa prison Picquart pour le mettre, ingrat, au MinistĂšre de la Guerre. Peut-ĂȘtre ce rationaliste manĆuvreur de foules Ă©tait-il lui-mĂȘme manĆuvrĂ© par son ascendance. Quand les systĂšmes philosophiques qui contiennent le plus de vĂ©ritĂ©s sont dictĂ©s Ă leurs auteurs, en derniĂšre analyse, par une raison de sentiment, comment supposer que, dans une simple affaire politique comme lâaffaire Dreyfus, des raisons de ce genre ne puissent, Ă lâinsu du raisonneur, gouverner sa raison ? Bloch croyait avoir logiquement choisi son dreyfusisme, et savait pourtant que son nez, sa peau et ses cheveux lui avaient Ă©tĂ© imposĂ©s par sa race. Sans doute la raison est plus libre ; elle obĂ©it pourtant Ă certaines lois quâelle ne sâest pas donnĂ©es. Le cas du maĂźtre dâhĂŽtel des Guermantes et du nĂŽtre Ă©tait particulier. Les vagues des deux courants de dreyfusisme et dâantidreyfusisme, qui de haut en bas divisaient la France, Ă©taient assez silencieuses, mais les rares Ă©chos quâelles Ă©mettaient Ă©taient sincĂšres. En entendant quelquâun, au milieu dâune causerie qui sâĂ©cartait volontairement de lâAffaire, annoncer furtivement une nouvelle politique, gĂ©nĂ©ralement fausse mais toujours souhaitĂ©e, on pouvait induire de lâobjet de ses prĂ©dictions lâorientation de ses dĂ©sirs. Ainsi sâaffrontaient sur quelques points, dâun cĂŽtĂ© un timide apostolat, de lâautre, une sainte indignation. Les deux maĂźtres dâhĂŽtel que jâentendis en rentrant faisaient exception Ă la rĂšgle. Le nĂŽtre laissa entendre que Dreyfus Ă©tait coupable, celui des Guermantes quâil Ă©tait innocent. Ce nâĂ©tait pas pour dissimuler leurs convictions, mais par mĂ©chancetĂ© et ĂąpretĂ© au jeu. Notre maĂźtre dâhĂŽtel, incertain si la rĂ©vision se ferait, voulait dâavance, pour le cas dâun Ă©chec, ĂŽter au maĂźtre dâhĂŽtel des Guermantes la joie de croire une juste cause battue. Le maĂźtre dâhĂŽtel des Guermantes pensait quâen cas de refus de rĂ©vision, le nĂŽtre serait plus ennuyĂ© de voir maintenir Ă lâĂźle du Diable un innocent. Je remontai et trouvai ma grandâmĂšre plus souffrante. Depuis quelque temps, sans trop savoir ce quâelle avait, elle se plaignait de sa santĂ©. Câest dans la maladie que nous nous rendons compte que nous ne vivons pas seuls, mais enchaĂźnĂ©s Ă un ĂȘtre dâun rĂšgne diffĂ©rent, dont des abĂźmes nous sĂ©parent, qui ne nous connaĂźt pas et duquel il est impossible de nous faire comprendre notre corps. Quelque brigand que nous rencontrions sur une route, peut-ĂȘtre pourrons-nous arriver Ă le rendre sensible Ă son intĂ©rĂȘt personnel sinon Ă notre malheur. Mais demander pitiĂ© Ă notre corps, câest discourir devant une pieuvre, pour qui nos paroles ne peuvent pas avoir plus de sens que le bruit de lâeau, et avec laquelle nous serions Ă©pouvantĂ©s dâĂȘtre condamnĂ©s Ă vivre. Les malaises de ma grandâmĂšre passaient souvent inaperçus Ă son attention toujours dĂ©tournĂ©e vers nous. Quand elle en souffrait trop, pour arriver Ă les guĂ©rir, elle sâefforçait en vain de les comprendre. Si les phĂ©nomĂšnes morbides dont son corps Ă©tait le théùtre restaient obscurs et insaisissables Ă la pensĂ©e de ma grandâmĂšre, ils Ă©taient clairs et intelligibles pour des ĂȘtres appartenant au mĂȘme rĂšgne physique quâeux, de ceux Ă qui lâesprit humain a fini par sâadresser pour comprendre ce que lui dit son corps, comme devant les rĂ©ponses dâun Ă©tranger on va chercher quelquâun du mĂȘme pays qui servira dâinterprĂšte. Eux peuvent causer avec notre corps, nous dire si sa colĂšre est grave ou sâapaisera bientĂŽt. Cottard, quâon avait appelĂ© auprĂšs de ma grandâmĂšre et qui nous avait agacĂ©s en nous demandant avec un sourire fin, dĂšs la premiĂšre minute oĂč nous lui avions dit que ma grandâmĂšre Ă©tait malade Malade ? Ce nâest pas au moins une maladie diplomatique ? », Cottard essaya, pour calmer lâagitation de sa malade, le rĂ©gime lactĂ©. Mais les perpĂ©tuelles soupes au lait ne firent pas dâeffet parce que ma grandâmĂšre y mettait beaucoup de sel Widal nâayant pas encore fait ses dĂ©couvertes, dont on ignorait lâinconvĂ©nient en ce temps-lĂ . Car la mĂ©decine Ă©tant un compendium des erreurs successives et contradictoires des mĂ©decins, en appelant Ă soi les meilleurs dâentre eux on a grande chance dâimplorer une vĂ©ritĂ© qui sera reconnue fausse quelques annĂ©es plus tard. De sorte que croire Ă la mĂ©decine serait la suprĂȘme folie, si nây pas croire nâen Ă©tait pas une plus grande, car de cet amoncellement dâerreurs se sont dĂ©gagĂ©es Ă la longue quelques vĂ©ritĂ©s. Cottard avait recommandĂ© quâon prĂźt sa tempĂ©rature. On alla chercher un thermomĂštre. Dans presque toute sa hauteur le tube Ă©tait vide de mercure. Ă peine si lâon distinguait, tapie au fond dans sa petite cuve, la salamandre dâargent. Elle semblait morte. On plaça le chalumeau de verre dans la bouche de ma grandâmĂšre. Nous nâeĂ»mes pas besoin de lây laisser longtemps ; la petite sorciĂšre nâavait pas Ă©tĂ© longue Ă tirer son horoscope. Nous la trouvĂąmes immobile, perchĂ©e Ă mi-hauteur de sa tour et nâen bougeant plus, nous montrant avec exactitude le chiffre que nous lui avions demandĂ© et que toutes les rĂ©flexions quâait pu faire sur soi-mĂȘme lâĂąme de ma grandâmĂšre eussent Ă©tĂ© bien incapables de lui fournir 38°3. Pour la premiĂšre fois nous ressentĂźmes quelque inquiĂ©tude. Nous secouĂąmes bien fort le thermomĂštre pour effacer le signe fatidique, comme si nous avions pu par lĂ abaisser la fiĂšvre en mĂȘme temps que la tempĂ©rature marquĂ©e. HĂ©las ! il fut bien clair que la petite sibylle dĂ©pourvue de raison nâavait pas donnĂ© arbitrairement cette rĂ©ponse, car le lendemain, Ă peine le thermomĂštre fut-il replacĂ© entre les lĂšvres de ma grandâmĂšre que presque aussitĂŽt, comme dâun seul bond, belle de certitude et de lâintuition dâun fait pour nous invisible, la petite prophĂ©tesse Ă©tait venue sâarrĂȘter au mĂȘme point, en une immobilitĂ© implacable, et nous montrait encore ce chiffre 38°3, de sa verge Ă©tincelante. Elle ne disait rien dâautre, mais nous avions eu beau dĂ©sirer, vouloir, prier, sourde, il semblait que ce fĂ»t son dernier mot avertisseur et menaçant. Alors, pour tĂącher de la contraindre Ă modifier sa rĂ©ponse, nous nous adressĂąmes Ă une autre crĂ©ature du mĂȘme rĂšgne, mais plus puissante, qui ne se contente pas dâinterroger le corps mais peut lui commander, un fĂ©brifuge du mĂȘme ordre que lâaspirine, non encore employĂ©e alors. Nous nâavions pas fait baisser le thermomĂštre au delĂ de 37°œ dans lâespoir quâil nâaurait pas ainsi Ă remonter. Nous fĂźmes prendre ce fĂ©brifuge Ă ma grandâmĂšre et remĂźmes alors le thermomĂštre. Comme un gardien implacable Ă qui on montre lâordre dâune autoritĂ© supĂ©rieure auprĂšs de laquelle on a fait jouer une protection, et qui le trouvant en rĂšgle rĂ©pond Câest bien, je nâai rien Ă dire, du moment que câest comme ça, passez », la vigilante touriĂšre ne bougea pas cette fois. Mais, morose, elle semblait dire Ă quoi cela vous servira-t-il ? Puisque vous connaissez la quinine, elle me donnera lâordre de ne pas bouger, une fois, dix fois, vingt fois. Et puis elle se lassera, je la connais, allez. Cela ne durera pas toujours. Alors vous serez bien avancĂ©s. » Alors ma grandâmĂšre Ă©prouva la prĂ©sence, en elle, dâune crĂ©ature qui connaissait mieux le corps humain que ma grandâmĂšre, la prĂ©sence dâune contemporaine des races disparues, la prĂ©sence du premier occupant â bien antĂ©rieur Ă la crĂ©ation de lâhomme qui pense ; â elle sentit cet alliĂ© millĂ©naire qui la tĂątait, un peu durement mĂȘme, Ă la tĂȘte, au cĆur, au coude ; il reconnaissait les lieux, organisait tout pour le combat prĂ©historique qui eut lieu aussitĂŽt aprĂšs. En un moment, Python Ă©crasĂ©, la fiĂšvre fut vaincue par le puissant Ă©lĂ©ment chimique, que ma grandâmĂšre, Ă travers les rĂšgnes, passant par-dessus tous les animaux et les vĂ©gĂ©taux, aurait voulu pouvoir remercier. Et elle restait Ă©mue de cette entrevue quâelle venait dâavoir, Ă travers tant de siĂšcles, avec un climat antĂ©rieur Ă la crĂ©ation mĂȘme des plantes. De son cĂŽtĂ© le thermomĂštre, comme une Parque momentanĂ©ment vaincue par un dieu plus ancien, tenait immobile son fuseau dâargent. HĂ©las ! dâautres crĂ©atures infĂ©rieures, que lâhomme a dressĂ©es Ă la chasse de ces gibiers mystĂ©rieux quâil ne peut pas poursuivre au fond de lui-mĂȘme, nous apportaient cruellement tous les jours un chiffre dâalbumine faible, mais assez fixe pour que lui aussi parĂ»t en rapport avec quelque Ă©tat persistant que nous nâapercevions pas. Bergotte avait choquĂ© en moi lâinstinct scrupuleux qui me faisait subordonner mon intelligence, quand il mâavait parlĂ© du docteur du Boulbon comme dâun mĂ©decin qui ne mâennuierait pas, qui trouverait des traitements, fussent-ils en apparence bizarres, mais sâadapteraient Ă la singularitĂ© de mon intelligence. Mais les idĂ©es se transforment en nous, elles triomphent des rĂ©sistances que nous leur opposions dâabord et se nourrissent de riches rĂ©serves intellectuelles toutes prĂȘtes, que nous ne savions pas faites pour elles. Maintenant, comme il arrive chaque fois que les propos entendus au sujet de quelquâun que nous ne connaissons pas ont eu la vertu dâĂ©veiller en nous lâidĂ©e dâun grand talent, dâune sorte de gĂ©nie, au fond de mon esprit je faisais bĂ©nĂ©ficier le docteur du Boulbon de cette confiance sans limites que nous inspire celui qui dâun Ćil plus profond quâun autre perçoit la vĂ©ritĂ©. Je savais certes quâil Ă©tait plutĂŽt un spĂ©cialiste des maladies nerveuses, celui Ă qui Charcot avant de mourir avait prĂ©dit quâil rĂ©gnerait sur la neurologie et la psychiatrie. Ah ! je ne sais pas, câest trĂšs possible », dit Françoise qui Ă©tait lĂ et qui entendait pour la premiĂšre fois le nom de Charcot comme celui de du Boulbon. Mais cela ne lâempĂȘchait nullement de dire Câest possible. » Ses câest possible », ses peut-ĂȘtre », ses je ne sais pas » Ă©taient exaspĂ©rants en pareil cas. On avait envie de lui rĂ©pondre Bien entendu que vous ne le saviez pas puisque vous ne connaissez rien Ă la chose dont il sâagit, comment pouvez-vous mĂȘme dire que câest possible ou pas, vous nâen savez rien ? En tout cas maintenant vous ne pouvez pas dire que vous ne savez pas ce que Charcot a dit Ă du Boulbon, etc., vous le savez puisque nous vous lâavons dit, et vos peut-ĂȘtre », vos câest possible » ne sont pas de mise puisque câest certain. » MalgrĂ© cette compĂ©tence plus particuliĂšre en matiĂšre cĂ©rĂ©brale et nerveuse, comme je savais que du Boulbon Ă©tait un grand mĂ©decin, un homme supĂ©rieur, dâune intelligence inventive et profonde, je suppliai ma mĂšre de le faire venir, et lâespoir que, par une vue juste du mal, il le guĂ©rirait peut-ĂȘtre, finit par lâemporter sur la crainte que nous avions, si nous appelions un consultant, dâeffrayer ma grandâmĂšre. Ce qui dĂ©cida ma mĂšre fut que, inconsciemment encouragĂ©e par Cottard, ma grandâmĂšre ne sortait plus, ne se levait guĂšre. Elle avait beau nous rĂ©pondre par la lettre de Mme de SĂ©vignĂ© sur Mme de la Fayette On disait quâelle Ă©tait folle de ne vouloir point sortir. Je disais Ă ces personnes si prĂ©cipitĂ©es dans leur jugement Mme de la Fayette nâest pas folle » et je mâen tenais lĂ . Il a fallu quâelle soit morte pour faire voir quâelle avait raison de ne pas sortir. » Du Boulbon appelĂ© donna tort, sinon Ă Mme de SĂ©vignĂ© quâon ne lui cita pas, du moins Ă ma grandâmĂšre. Au lieu de lâausculter, tout en posant sur elle ses admirables regards oĂč il y avait peut-ĂȘtre lâillusion de scruter profondĂ©ment la malade, ou le dĂ©sir de lui donner cette illusion, qui semblait spontanĂ©e mais devait ĂȘtre tenue machinale, ou de ne pas lui laisser voir quâil pensait Ă tout autre chose, ou de prendre de lâempire sur elle, â il commença Ă parler de Bergotte. â Ah ! je crois bien, Madame, câest admirable ; comme vous avez raison de lâaimer ! Mais lequel de ses livres prĂ©fĂ©rez-vous ? Ah ! vraiment ! Mon Dieu, câest peut-ĂȘtre en effet le meilleur. Câest en tout cas son roman le mieux composĂ© Claire y est bien charmante ; comme personnage dâhomme lequel vous y est le plus sympathique ? Je crus dâabord quâil la faisait ainsi parler littĂ©rature parce que, lui, la mĂ©decine lâennuyait, peut-ĂȘtre aussi pour faire montre de sa largeur dâesprit, et mĂȘme, dans un but plus thĂ©rapeutique, pour rendre confiance Ă la malade, lui montrer quâil nâĂ©tait pas inquiet, la distraire de son Ă©tat. Mais, depuis, jâai compris que, surtout particuliĂšrement remarquable comme aliĂ©niste et pour ses Ă©tudes sur le cerveau, il avait voulu se rendre compte par ses questions si la mĂ©moire de ma grandâmĂšre Ă©tait bien intacte. Comme Ă contre-cĆur il lâinterrogea un peu sur sa vie, lâĆil sombre et fixe. Puis tout Ă coup, comme apercevant la vĂ©ritĂ© et dĂ©cidĂ© Ă lâatteindre coĂ»te que coĂ»te, avec un geste prĂ©alable qui semblait avoir peine Ă sâĂ©brouer, en les Ă©cartant, du flot des derniĂšres hĂ©sitations quâil pouvait avoir et de toutes les objections que nous aurions pu faire, regardant ma grandâmĂšre dâun Ćil lucide, librement et comme enfin sur la terre ferme, ponctuant les mots sur un ton doux et prenant, dont lâintelligence nuançait toutes les inflexions sa voix du reste, pendant toute la visite, resta ce quâelle Ă©tait naturellement, caressante, et sous ses sourcils embroussaillĂ©s, ses yeux ironiques Ă©taient remplis de bontĂ© â Vous irez bien, Madame, le jour lointain ou proche, et il dĂ©pend de vous que ce soit aujourdâhui mĂȘme, oĂč vous comprendrez que vous nâavez rien et oĂč vous aurez repris la vie commune. Vous mâavez dit que vous ne mangiez pas, que vous ne sortiez pas ? â Mais, Monsieur, jâai un peu de fiĂšvre. Il toucha sa main. â Pas en ce moment en tout cas. Et puis la belle excuse ! Ne savez-vous pas que nous laissons au grand air, que nous suralimentons, des tuberculeux qui ont jusquâĂ 39° ? â Mais jâai aussi un peu dâalbumine. â Vous ne devriez pas le savoir. Vous avez ce que jâai dĂ©crit sous le nom dâalbumine mentale. Nous avons tous eu, au cours dâune indisposition, notre petite crise dâalbumine que notre mĂ©decin sâest empressĂ© de rendre durable en nous la signalant. Pour une affection que les mĂ©decins guĂ©rissent avec des mĂ©dicaments on assure, du moins, que cela est arrivĂ© quelquefois, ils en produisent dix chez des sujets bien portants, en leur inoculant cet agent pathogĂšne, plus virulent mille fois que tous les microbes, lâidĂ©e quâon est malade. Une telle croyance, puissante sur le tempĂ©rament de tous, agit avec une efficacitĂ© particuliĂšre chez les nerveux. Dites-leur quâune fenĂȘtre fermĂ©e est ouverte dans leur dos, ils commencent Ă Ă©ternuer ; faites-leur croire que vous avez mis de la magnĂ©sie dans leur potage, ils seront pris de coliques ; que leur cafĂ© Ă©tait plus fort que dâhabitude, ils ne fermeront pas lâĆil de la nuit. Croyez-vous, Madame, quâil ne mâa pas suffi de voir vos yeux, dâentendre seulement la façon dont vous vous exprimez, que dis-je ? de voir Madame votre fille et votre petit-fils qui vous ressemblent tant, pour connaĂźtre Ă qui jâavais affaire ? Ta grandâmĂšre pourrait peut-ĂȘtre aller sâasseoir, si le docteur le lui permet, dans une allĂ©e calme des Champs-ĂlysĂ©es, prĂšs de ce massif de lauriers devant lequel tu jouais autrefois », me dit ma mĂšre consultant ainsi indirectement du Boulbon et de laquelle la voix prenait, Ă cause de cela, quelque chose de timide et de dĂ©fĂ©rent quâelle nâaurait pas eu si elle sâĂ©tait adressĂ©e Ă moi seul. Le docteur se tourna vers ma grandâmĂšre et, comme il nâĂ©tait pas moins lettrĂ© que savant Allez aux Champs-ĂlysĂ©es, Madame, prĂšs du massif de lauriers quâaime votre petit-fils. Le laurier vous sera salutaire. Il purifie. AprĂšs avoir exterminĂ© le serpent Python, câest une branche de laurier Ă la main quâApollon fit son entrĂ©e dans Delphes. Il voulait ainsi se prĂ©server des germes mortels de la bĂȘte venimeuse. Vous voyez que le laurier est le plus ancien, le plus vĂ©nĂ©rable, et jâajouterai â ce qui a sa valeur en thĂ©rapeutique, comme en prophylaxie â le plus beau des antiseptiques. » Comme une grande partie de ce que savent les mĂ©decins leur est enseignĂ©e par les malades, ils sont facilement portĂ©s Ă croire que ce savoir des patients » est le mĂȘme chez tous, et ils se flattent dâĂ©tonner celui auprĂšs de qui ils se trouvent avec quelque remarque apprise de ceux quâils ont auparavant soignĂ©s. Aussi fut-ce avec le fin sourire dâun Parisien qui, causant avec un paysan, espĂ©rerait lâĂ©tonner en se servant dâun mot de patois, que le docteur du Boulbon dit Ă ma grandâmĂšre Probablement les temps de vent rĂ©ussissent Ă vous faire dormir lĂ oĂč Ă©choueraient les plus puissants hypnotiques. â Au contraire, Monsieur, le vent mâempĂȘche absolument de dormir. » Mais les mĂ©decins sont susceptibles. Ach ! » murmura du Boulbon en fronçant les sourcils, comme si on lui avait marchĂ© sur le pied et si les insomnies de ma grandâmĂšre par les nuits de tempĂȘte Ă©taient pour lui une injure personnelle. Il nâavait pas tout de mĂȘme trop dâamour-propre, et comme, en tant quâ esprit supĂ©rieur », il croyait de son devoir de ne pas ajouter foi Ă la mĂ©decine, il reprit vite sa sĂ©rĂ©nitĂ© philosophique. Ma mĂšre, par dĂ©sir passionnĂ© dâĂȘtre rassurĂ©e par lâami de Bergotte, ajouta Ă lâappui de son dire quâune cousine germaine de ma grandâmĂšre, en proie Ă une affection nerveuse, Ă©tait restĂ©e sept ans cloĂźtrĂ©e dans sa chambre Ă coucher de Combray, sans se lever quâune fois ou deux par semaine. â Vous voyez, Madame, je ne le savais pas, et jâaurais pu vous le dire. â Mais, Monsieur, je ne suis nullement comme elle, au contraire ; mon mĂ©decin ne peut pas me faire rester couchĂ©e, dit ma grandâmĂšre, soit quâelle fĂ»t un peu agacĂ©e par les thĂ©ories du docteur ou dĂ©sireuse de lui soumettre les objections quâon y pouvait faire, dans lâespoir quâil les rĂ©futerait, et que, une fois quâil serait parti, elle nâaurait plus en elle-mĂȘme aucun doute Ă Ă©lever sur son heureux diagnostic. â Mais naturellement, Madame, on ne peut pas avoir, pardonnez-moi le mot, toutes les vĂ©sanies ; vous en avez dâautres, vous nâavez pas celle-lĂ . Hier, jâai visitĂ© une maison de santĂ© pour neurasthĂ©niques. Dans le jardin, un homme Ă©tait debout sur un banc, immobile comme un fakir, le cou inclinĂ© dans une position qui devait ĂȘtre fort pĂ©nible. Comme je lui demandais ce quâil faisait lĂ , il me rĂ©pondit sans faire un mouvement ni tourner la tĂȘte Docteur, je suis extrĂȘmement rhumatisant et enrhumable, je viens de prendre trop dâexercice, et pendant que je me donnais bĂȘtement chaud ainsi, mon cou Ă©tait appuyĂ© contre mes flanelles. Si maintenant je lâĂ©loignais de ces flanelles avant dâavoir laissĂ© tomber ma chaleur, je suis sĂ»r de prendre un torticolis et peut-ĂȘtre une bronchite. » Et il lâaurait pris, en effet. Vous ĂȘtes un joli neurasthĂ©nique, voilĂ ce que vous ĂȘtes », lui dis-je. Savez-vous la raison quâil me donna pour me prouver que non ? Câest que, tandis que tous les malades de lâĂ©tablissement avaient la manie de prendre leur poids, au point quâon avait dĂ» mettre un cadenas Ă la balance pour quâils ne passassent pas toute la journĂ©e Ă se peser, lui on Ă©tait obligĂ© de le forcer Ă monter sur la bascule, tant il en avait peu envie. Il triomphait de nâavoir pas la manie des autres, sans penser quâil avait aussi la sienne et que câĂ©tait elle qui le prĂ©servait dâune autre. Ne soyez pas blessĂ©e de la comparaison, Madame, car cet homme qui nâosait pas tourner le cou de peur de sâenrhumer est le plus grand poĂšte de notre temps. Ce pauvre maniaque est la plus haute intelligence que je connaisse. Supportez dâĂȘtre appelĂ©e une nerveuse. Vous appartenez Ă cette famille magnifique et lamentable qui est le sel de la terre. Tout ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux. Ce sont eux et non pas dâautres qui ont fondĂ© les religions et composĂ© les chefs-dâĆuvre. Jamais le monde ne saura tout ce quâil leur doit et surtout ce quâeux ont souffert pour le lui donner. Nous goĂ»tons les fines musiques, les beaux tableaux, mille dĂ©licatesses, mais nous ne savons pas ce quâelles ont coĂ»tĂ©, Ă ceux qui les inventĂšrent, dâinsomnies, de pleurs, de rires spasmodiques, dâurticaires, dâasthmes, dâĂ©pilepsies, dâune angoisse de mourir qui est pire que tout cela, et que vous connaissez peut-ĂȘtre, Madame, ajouta-t-il en souriant Ă ma grandâmĂšre, car, avouez-le, quand je suis venu, vous nâĂ©tiez pas trĂšs rassurĂ©e. Vous vous croyiez malade, dangereusement malade peut-ĂȘtre. Dieu sait de quelle affection vous croyiez dĂ©couvrir en vous les symptĂŽmes. Et vous ne vous trompiez pas, vous les aviez. Le nervosisme est un pasticheur de gĂ©nie. Il nây a pas de maladie quâil ne contrefasse Ă merveille. Il imite Ă sây mĂ©prendre la dilatation des dyspeptiques, les nausĂ©es de la grossesse, lâarythmie du cardiaque, la fĂ©bricitĂ© du tuberculeux. Capable de tromper le mĂ©decin, comment ne tromperait-il pas le malade ? Ah ! ne croyez pas que je raille vos maux, je nâentreprendrais pas de les soigner si je ne savais pas les comprendre. Et, tenez, il nây a de bonne confession que rĂ©ciproque. Je vous ai dit que sans maladie nerveuse il nâest pas de grand artiste, qui plus est, ajouta-t-il en Ă©levant gravement lâindex, il nây a pas de grand savant. Jâajouterai que, sans quâil soit atteint lui-mĂȘme de maladie nerveuse, il nâest pas, ne me faites pas dire de bon mĂ©decin, mais seulement de mĂ©decin correct des maladies nerveuses. Dans la pathologie nerveuse, un mĂ©decin qui ne dit pas trop de bĂȘtises, câest un malade Ă demi guĂ©ri, comme un critique est un poĂšte qui ne fait plus de vers, un policier un voleur qui nâexerce plus. Moi, Madame, je ne me crois pas comme vous albuminurique, je nâai pas la peur nerveuse de la nourriture, du grand air, mais je ne peux pas mâendormir sans mâĂȘtre relevĂ© plus de vingt fois pour voir si ma porte est fermĂ©e. Et cette maison de santĂ© oĂč jâai trouvĂ© hier un poĂšte qui ne tournait pas le cou, jây allais retenir une chambre, car, ceci entre nous, jây passe mes vacances Ă me soigner quand jâai augmentĂ© mes maux en me fatiguant trop Ă guĂ©rir ceux des autres. â Mais, Monsieur, devrais-je faire une cure semblable ? dit avec effroi ma grandâmĂšre. â Câest inutile, Madame. Les manifestations que vous accusez cĂ©deront devant ma parole. Et puis vous avez prĂšs de vous quelquâun de trĂšs puissant que je constitue dĂ©sormais votre mĂ©decin. Câest votre mal, votre suractivitĂ© nerveuse. Je saurais la maniĂšre de vous en guĂ©rir, je me garderais bien de le faire. Il me suffit de lui commander. Je vois sur votre table un ouvrage de Bergotte. GuĂ©rie de votre nervosisme, vous ne lâaimeriez plus. Or, me sentirais-je le droit dâĂ©changer les joies quâil procure contre une intĂ©gritĂ© nerveuse qui serait bien incapable de vous les donner ? Mais ces joies mĂȘmes, câest un puissant remĂšde, le plus puissant de tous peut-ĂȘtre. Non, je nâen veux pas Ă votre Ă©nergie nerveuse. Je lui demande seulement de mâĂ©couter ; je vous confie Ă elle. Quâelle fasse machine en arriĂšre. La force quâelle mettait pour vous empĂȘcher de vous promener, de prendre assez de nourriture, quâelle lâemploie Ă vous faire manger, Ă vous faire lire, Ă vous faire sortir, Ă vous distraire de toutes façons. Ne me dites pas que vous ĂȘtes fatiguĂ©e. La fatigue est la rĂ©alisation organique dâune idĂ©e prĂ©conçue. Commencez par ne pas la penser. Et si jamais vous avez une petite indisposition, ce qui peut arriver Ă tout le monde, ce sera comme si vous ne lâaviez pas, car elle aura fait de vous, selon un mot profond de M. de Talleyrand, un bien portant imaginaire. Tenez, elle a commencĂ© Ă vous guĂ©rir, vous mâĂ©coutez toute droite, sans vous ĂȘtre appuyĂ©e une fois, lâĆil vif, la mine bonne, et il y a de cela une demi-heure dâhorloge et vous ne vous en ĂȘtes pas aperçue. Madame, jâai bien lâhonneur de vous saluer. Quand, aprĂšs avoir reconduit le docteur du Boulbon, je rentrai dans la chambre oĂč ma mĂšre Ă©tait seule, le chagrin qui mâoppressait depuis plusieurs semaines sâenvola, je sentis que ma mĂšre allait laisser Ă©clater sa joie et quâelle allait voir la mienne, jâĂ©prouvai cette impossibilitĂ© de supporter lâattente de lâinstant prochain oĂč, prĂšs de nous, une personne va ĂȘtre Ă©mue qui, dans un autre ordre, est un peu comme la peur quâon Ă©prouve quand on sait que quelquâun va entrer pour vous effrayer par une porte qui est encore fermĂ©e ; je voulus dire un mot Ă maman, mais ma voix se brisa, et fondant en larmes, je restai longtemps, la tĂȘte sur son Ă©paule, Ă pleurer, Ă goĂ»ter, Ă accepter, Ă chĂ©rir la douleur, maintenant que je savais quâelle Ă©tait sortie de ma vie, comme nous aimons Ă nous exalter de vertueux projets que les circonstances ne nous permettent pas de mettre Ă exĂ©cution. Françoise mâexaspĂ©ra en ne prenant pas part Ă notre joie. Elle Ă©tait tout Ă©mue parce quâune scĂšne terrible avait Ă©clatĂ© entre le valet de pied et le concierge rapporteur. Il avait fallu que la duchesse, dans sa bontĂ©, intervĂźnt, rĂ©tablĂźt un semblant de paix et pardonnĂąt au valet de pied. Car elle Ă©tait bonne, et çâaurait Ă©tĂ© la place idĂ©ale si elle nâavait pas Ă©coutĂ© les racontages ». On commençait dĂ©jĂ depuis plusieurs jours Ă savoir ma grandâmĂšre souffrante et Ă prendre de ses nouvelles. Saint-Loup mâavait Ă©crit Je ne veux pas profiter de ces heures oĂč ta chĂšre grandâmĂšre nâest pas bien pour te faire ce qui est beaucoup plus que des reproches et oĂč elle nâest pour rien. Mais je mentirais en te disant, fĂ»t-ce par prĂ©tĂ©rition, que je nâoublierai jamais la perfidie de ta conduite et quâil nây aura jamais un pardon pour ta fourberie et ta trahison. » Mais des amis, jugeant ma grandâmĂšre peu souffrante on ignorait mĂȘme quâelle le fĂ»t du tout, mâavaient demandĂ© de les prendre le lendemain aux Champs-ĂlysĂ©es pour aller de lĂ faire une visite et assister, Ă la campagne, Ă un dĂźner qui mâamusait. Je nâavais plus aucune raison de renoncer Ă ces deux plaisirs. Quand on avait dit Ă ma grandâmĂšre quâil faudrait maintenant, pour obĂ©ir au docteur du Boulbon, quâelle se promenĂąt beaucoup, on a vu quâelle avait tout de suite parlĂ© des Champs-ĂlysĂ©es. Il me serait aisĂ© de lây conduire ; pendant quâelle serait assise Ă lire, de mâentendre avec mes amis sur le lieu oĂč nous retrouver, et jâaurais encore le temps, en me dĂ©pĂȘchant, de prendre avec eux le train pour Ville-dâAvray. Au moment convenu, ma grandâmĂšre ne voulut pas sortir, se trouvant fatiguĂ©e. Mais ma mĂšre, instruite par du Boulbon, eut lâĂ©nergie de se fĂącher et de se faire obĂ©ir. Elle pleurait presque Ă la pensĂ©e que ma grandâmĂšre allait retomber dans sa faiblesse nerveuse, et ne sâen relĂšverait plus. Jamais un temps aussi beau et chaud ne se prĂȘterait si bien Ă sa sortie. Le soleil changeant de place intercalait çà et lĂ dans la soliditĂ© rompue du balcon ses inconsistantes mousselines et donnait Ă la pierre de taille un tiĂšde Ă©piderme, un halo dâor imprĂ©cis. Comme Françoise nâavait pas eu le temps dâenvoyer un tube » Ă sa fille, elle nous quitta dĂšs aprĂšs le dĂ©jeuner. Ce fut dĂ©jĂ bien beau quâavant elle entrĂąt chez Jupien pour faire faire un point au mantelet que ma grandâmĂšre mettrait pour sortir. Rentrant moi-mĂȘme Ă ce moment-lĂ de ma promenade matinale, jâallai avec elle chez le giletier. Est-ce votre jeune maĂźtre qui vous amĂšne ici, dit Jupien Ă Françoise, est-ce vous qui me lâamenez, ou bien est-ce quelque bon vent et la fortune qui vous amĂšnent tous les deux ? » Bien quâil nâeĂ»t pas fait ses classes, Jupien respectait aussi naturellement la syntaxe que M. de Guermantes, malgrĂ© bien des efforts, la violait. Une fois Françoise partie et le mantelet rĂ©parĂ©, il fallut que ma grand-mĂšre sâhabillĂąt. Ayant refusĂ© obstinĂ©ment que maman restĂąt avec elle, elle mit, toute seule, un temps infini Ă sa toilette, et maintenant que je savais quâelle Ă©tait bien portante, et avec cette Ă©trange indiffĂ©rence que nous avons pour nos parents tant quâils vivent, qui fait que nous les faisons passer aprĂšs tout le monde, je la trouvais bien Ă©goĂŻste dâĂȘtre si longue, de risquer de me mettre en retard quand elle savait que jâavais rendez-vous avec des amis et devais dĂźner Ă Ville-dâAvray. Dâimpatience, je finis par descendre dâavance, aprĂšs quâon mâeut dit deux fois quâelle allait ĂȘtre prĂȘte. Enfin elle me rejoignit, sans me demander pardon de son retard comme elle faisait dâhabitude dans ces cas-lĂ , rouge et distraite comme une personne qui est pressĂ©e et qui a oubliĂ© la moitiĂ© de ses affaires, comme jâarrivais prĂšs de la porte vitrĂ©e entrâouverte qui, sans les en rĂ©chauffer le moins du monde, laissait entrer lâair liquide, gazouillant et tiĂšde du dehors, comme si on avait ouvert un rĂ©servoir, entre les glaciales parois de lâhĂŽtel. â Mon Dieu, puisque tu vas voir des amis, jâaurais pu mettre un autre mantelet. Jâai lâair un peu malheureux avec cela. Je fus frappĂ© comme elle Ă©tait congestionnĂ©e et compris que, sâĂ©tant mise en retard, elle avait dĂ» beaucoup se dĂ©pĂȘcher. Comme nous venions de quitter le fiacre Ă lâentrĂ©e de lâavenue Gabriel, dans les Champs-ĂlysĂ©es, je vis ma grandâmĂšre qui, sans me parler, sâĂ©tait dĂ©tournĂ©e et se dirigeait vers le petit pavillon ancien, grillagĂ© de vert, oĂč un jour jâavais attendu Françoise. Le mĂȘme garde forestier qui sây trouvait alors y Ă©tait encore auprĂšs de la marquise », quand, suivant ma grandâmĂšre qui, parce quâelle avait sans doute une nausĂ©e, tenait sa main devant sa bouche, je montai les degrĂ©s du petit théùtre rustique Ă©difiĂ© au milieu des jardins. Au contrĂŽle, comme dans ces cirques forains oĂč le clown, prĂȘt Ă entrer en scĂšne et tout enfarinĂ©, reçoit lui-mĂȘme Ă la porte le prix des places, la marquise », percevant les entrĂ©es, Ă©tait toujours lĂ avec son museau Ă©norme et irrĂ©gulier enduit de plĂątre grossier, et son petit bonnet de fleurs rouges et de dentelle noire surmontant sa perruque rousse. Mais je ne crois pas quâelle me reconnut. Le garde, dĂ©laissant la surveillance des verdures, Ă la couleur desquelles Ă©tait assorti son uniforme, causait, assis Ă cĂŽtĂ© dâelle. â Alors, disait-il, vous ĂȘtes toujours lĂ . Vous ne pensez pas Ă vous retirer. â Et pourquoi que je me retirerais, Monsieur ? Voulez-vous me dire oĂč je serais mieux quâici, oĂč jâaurais plus mes aises et tout le confortable ? Et puis toujours du va-et-vient, de la distraction ; câest ce que jâappelle mon petit Paris mes clients me tiennent au courant de ce qui se passe. Tenez, Monsieur, il y en a un qui est sorti il nây a pas plus de cinq minutes, câest un magistrat tout ce quâil y a de plus haut placĂ©. Eh bien ! Monsieur, sâĂ©cria-t-elle avec ardeur comme prĂȘte Ă soutenir cette assertion par la violence â si lâagent de lâautoritĂ© avait fait mine dâen contester lâexactitude, â depuis huit ans, vous mâentendez bien, tous les jours que Dieu a faits, sur le coup de 3 heures, il est ici, toujours poli, jamais un mot plus haut que lâautre, ne salissant jamais rien, il reste plus dâune demi-heure pour lire ses journaux en faisant ses petits besoins. Un seul jour il nâest pas venu. Sur le moment je ne mâen suis pas aperçue, mais le soir tout dâun coup je me suis dit Tiens, mais ce monsieur nâest pas venu, il est peut-ĂȘtre mort. » Ăa mâa fait quelque chose parce que je mâattache quand le monde est bien. Aussi jâai Ă©tĂ© bien contente quand je lâai revu le lendemain, je lui ai dit Monsieur, il ne vous Ă©tait rien arrivĂ© hier ? » Alors il mâa dit comme ça quâil ne lui Ă©tait rien arrivĂ© Ă lui, que câĂ©tait sa femme qui Ă©tait morte, et quâil avait Ă©tĂ© si retournĂ© quâil nâavait pas pu venir. Il avait lâair triste assurĂ©ment, vous comprenez, des gens qui Ă©taient mariĂ©s depuis vingt-cinq ans, mais il avait lâair content tout de mĂȘme de revenir. On sentait quâil avait Ă©tĂ© tout dĂ©rangĂ© dans ses petites habitudes. Jâai tĂąchĂ© de le remonter, je lui ai dit Il ne faut pas se laisser aller. Venez comme avant, dans votre chagrin ça vous fera une petite distraction. » La marquise » reprit un ton plus doux, car elle avait constatĂ© que le protecteur des massifs et des pelouses lâĂ©coutait avec bonhomie sans songer Ă la contredire, gardant inoffensive au fourreau une Ă©pĂ©e qui avait plutĂŽt lâair de quelque instrument de jardinage ou de quelque attribut horticole. â Et puis, dit-elle, je choisis mes clients, je ne reçois pas tout le monde dans ce que jâappelle mes salons. Est-ce que ça nâa pas lâair dâun salon, avec mes fleurs ? Comme jâai des clients trĂšs aimables, toujours lâun ou lâautre veut mâapporter une petite branche de beau lilas, de jasmin, ou des roses, ma fleur prĂ©fĂ©rĂ©e. LâidĂ©e que nous Ă©tions peut-ĂȘtre mal jugĂ©s par cette dame en ne lui apportant jamais ni lilas, ni belles roses me fit rougir, et pour tĂącher dâĂ©chapper physiquement â ou de nâĂȘtre jugĂ© par elle que par contumace â Ă un mauvais jugement, je mâavançai vers la porte de sortie. Mais ce ne sont pas toujours dans la vie les personnes qui apportent les belles roses pour qui on est le plus aimable, car la marquise », croyant que je mâennuyais, sâadressa Ă moi â Vous ne voulez pas que je vous ouvre une petite cabine ? Et comme je refusais â Non, vous ne voulez pas ? ajouta-t-elle avec un sourire ; câĂ©tait de bon cĆur, mais je sais bien que ce sont des besoins quâil ne suffit pas de ne pas payer pour les avoir. Ă ce moment une femme mal vĂȘtue entra prĂ©cipitamment qui semblait prĂ©cisĂ©ment les Ă©prouver. Mais elle ne faisait pas partie du monde de la marquise », car celle-ci, avec une fĂ©rocitĂ© de snob, lui dit sĂšchement â Il nây a rien de libre, Madame. â Est-ce que ce sera long ? demanda la pauvre dame, rouge sous ses fleurs jaunes. â Ah ! Madame, je vous conseille dâaller ailleurs, car, vous voyez, il y a encore ces deux messieurs qui attendent, dit-elle en nous montrant moi et le garde, et je nâai quâun cabinet, les autres sont en rĂ©paration. Ăa a une tĂȘte de mauvais payeur, dit la marquise ». Ce nâest pas le genre dâici, ça nâa pas de propretĂ©, pas de respect, il aurait fallu que ce soit moi qui passe une heure Ă nettoyer pour madame. Je ne regrette pas ses deux sous. » Enfin ma grandâmĂšre sortit, et songeant quâelle ne chercherait pas Ă effacer par un pourboire lâindiscrĂ©tion quâelle avait montrĂ©e en restant un temps pareil, je battis en retraite pour ne pas avoir une part du dĂ©dain que lui tĂ©moignerait sans doute la marquise », et je mâengageai dans une allĂ©e, mais lentement, pour que ma grandâmĂšre pĂ»t facilement me rejoindre et continuer avec moi. Câest ce qui arriva bientĂŽt. Je pensais que ma grandâmĂšre allait me dire Je tâai fait bien attendre, jâespĂšre que tu ne manqueras tout de mĂȘme pas tes amis », mais elle ne prononça pas une seule parole, si bien quâun peu déçu, je ne voulus pas lui parler le premier ; enfin levant les yeux vers elle, je vis que, tout en marchant auprĂšs de moi, elle tenait la tĂȘte tournĂ©e de lâautre cĂŽtĂ©. Je craignais quâelle nâeĂ»t encore mal au cĆur. Je la regardai mieux et fus frappĂ© de sa dĂ©marche saccadĂ©e. Son chapeau Ă©tait de travers, son manteau sale, elle avait lâaspect dĂ©sordonnĂ© et mĂ©content, la figure rouge et prĂ©occupĂ©e dâune personne qui vient dâĂȘtre bousculĂ©e par une voiture ou quâon a retirĂ©e dâun fossĂ©. â Jâai eu peur que tu nâaies eu une nausĂ©e, grandâmĂšre ; te sens-tu mieux ? lui dis-je. Sans doute pensa-t-elle quâil lui Ă©tait impossible, sans mâinquiĂ©ter, de ne pas me rĂ©pondre. â Jâai entendu toute la conversation entre la marquise » et le garde, me dit-elle. CâĂ©tait on ne peut plus Guermantes et petit noyau Verdurin. Dieu ! quâen termes galants ces choses-lĂ Ă©taient mises. Et elle ajouta encore, avec application, ceci de sa marquise Ă elle, Mme de SĂ©vignĂ© En les Ă©coutant je pensais quâils me prĂ©paraient les dĂ©lices dâun adieu. » VoilĂ le propos quâelle me tint et oĂč elle avait mis toute sa finesse, son goĂ»t des citations, sa mĂ©moire des classiques, un peu plus mĂȘme quâelle nâeĂ»t fait dâhabitude et comme pour montrer quâelle gardait bien tout cela en sa possession. Mais ces phrases, je les devinai plutĂŽt que je ne les entendis, tant elle les prononça dâune voix ronchonnante et en serrant les dents plus que ne pouvait lâexpliquer la peur de vomir. â Allons, lui dis-je assez lĂ©gĂšrement pour nâavoir pas lâair de prendre trop au sĂ©rieux son malaise, puisque tu as un peu mal au cĆur, si tu veux bien nous allons rentrer, je ne veux pas promener aux Champs-ĂlysĂ©es une grandâmĂšre qui a une indigestion. â Je nâosais pas te le proposer Ă cause de tes amis, me rĂ©pondit-elle. Pauvre petit ! Mais puisque tu le veux bien, câest plus sage. Jâeus peur quâelle ne remarquĂąt la façon dont elle prononçait ces mots. â Voyons, lui dis-je brusquement, ne te fatigue donc pas Ă parler, puisque tu as mal au cĆur ; câest absurde, attends au moins que nous soyons rentrĂ©s. Elle me sourit tristement et me serra la main. Elle avait compris quâil nây avait pas Ă me cacher ce que jâavais devinĂ© tout de suite quâelle venait dâavoir une petite attaque. CHAPITRE PREMIERMALADIE DE MA GRANDâMĂRE. MALADIE DE BERGOTTE. LE DUC ET LE MĂDECIN. DĂCLIN DE MA GRANDâMĂRE. SA MORT. Nous retraversĂąmes lâavenue Gabriel, au milieu de la foule des promeneurs. Je fis asseoir ma grandâmĂšre sur un banc et jâallai chercher un fiacre. Elle, au cĆur de qui je me plaçais toujours pour juger la personne la plus insignifiante, elle mâĂ©tait maintenant fermĂ©e, elle Ă©tait devenue une partie du monde extĂ©rieur, et plus quâĂ de simples passants, jâĂ©tais forcĂ© de lui taire ce que je pensais de son Ă©tat, de lui taire mon inquiĂ©tude. Je nâaurais pu lui en parler avec plus de confiance quâĂ une Ă©trangĂšre. Elle venait de me restituer les pensĂ©es, les chagrins que depuis mon enfance je lui avais confiĂ©s pour toujours. Elle nâĂ©tait pas morte encore. JâĂ©tais dĂ©jĂ seul. Et mĂȘme ces allusions quâelle avait faites aux Guermantes, Ă MoliĂšre, Ă nos conversations sur le petit noyau, prenaient un air sans appui, sans cause, fantastique, parce quâelles sortaient du nĂ©ant de ce mĂȘme ĂȘtre qui, demain peut-ĂȘtre, nâexisterait plus, pour lequel elles nâauraient plus aucun sens, de ce nĂ©ant â incapable de les concevoir â que ma grandâmĂšre serait bientĂŽt. â Monsieur, je ne dis pas, mais vous nâavez pas pris de rendez-vous avec moi, vous nâavez pas de numĂ©ro. Dâailleurs, ce nâest pas mon jour de consultation. Vous devez avoir votre mĂ©decin. Je ne peux pas me substituer, Ă moins quâil ne me fasse appeler en consultation. Câest une question de dĂ©ontologie⊠Au moment oĂč je faisais signe Ă un fiacre, jâavais rencontrĂ© le fameux professeur EâŠ, presque ami de mon pĂšre et de mon grand-pĂšre, en tout cas en relations avec eux, lequel demeurait avenue Gabriel, et, pris dâune inspiration subite, je lâavais arrĂȘtĂ© au moment oĂč il rentrait, pensant quâil serait peut-ĂȘtre dâun excellent conseil pour ma grandâmĂšre. Mais, pressĂ©, aprĂšs avoir pris ses lettres, il voulait mâĂ©conduire, et je ne pus lui parler quâen montant avec lui dans lâascenseur, dont il me pria de le laisser manĆuvrer les boutons, câĂ©tait chez lui une manie. â Mais, Monsieur, je ne demande pas que vous receviez ma grandâmĂšre, vous comprendrez aprĂšs ce que je vais vous dire, quâelle est peu en Ă©tat, je vous demande au contraire de passer dâici une demi-heure chez nous, oĂč elle sera rentrĂ©e. â Passer chez vous ? mais, Monsieur, vous nây pensez pas. Je dĂźne chez le Ministre du Commerce, il faut que je fasse une visite avant, je vais mâhabiller tout de suite ; pour comble de malheur mon habit a Ă©tĂ© dĂ©chirĂ© et lâautre nâa pas de boutonniĂšre pour passer les dĂ©corations. Je vous en prie, faites-moi le plaisir de ne pas toucher les boutons de lâascenseur, vous ne savez pas le manĆuvrer, il faut ĂȘtre prudent en tout. Cette boutonniĂšre va me retarder encore. Enfin, par amitiĂ© pour les vĂŽtres, si votre grandâmĂšre vient tout de suite je la recevrai. Mais je vous prĂ©viens que je nâaurai quâun quart dâheure bien juste Ă lui donner. JâĂ©tais reparti aussitĂŽt, nâĂ©tant mĂȘme pas sorti de lâascenseur que le professeur E⊠avait mis lui-mĂȘme en marche pour me faire descendre, non sans me regarder avec mĂ©fiance. Nous disons bien que lâheure de la mort est incertaine, mais quand nous disons cela, nous nous reprĂ©sentons cette heure comme situĂ©e dans un espace vague et lointain, nous ne pensons pas quâelle ait un rapport quelconque avec la journĂ©e dĂ©jĂ commencĂ©e et puisse signifier que la mort â ou sa premiĂšre prise de possession partielle de nous, aprĂšs laquelle elle ne nous lĂąchera plus â pourra se produire dans cet aprĂšs-midi mĂȘme, si peu incertain, cet aprĂšs-midi oĂč lâemploi de toutes les heures est rĂ©glĂ© dâavance. On tient Ă sa promenade pour avoir dans un mois le total de bon air nĂ©cessaire, on a hĂ©sitĂ© sur le choix dâun manteau Ă emporter, du cocher Ă appeler, on est en fiacre, la journĂ©e est tout entiĂšre devant vous, courte, parce quâon veut ĂȘtre rentrĂ© Ă temps pour recevoir une amie ; on voudrait quâil fĂźt aussi beau le lendemain ; et on ne se doute pas que la mort, qui cheminait en vous dans un autre plan, au milieu dâune impĂ©nĂ©trable obscuritĂ©, a choisi prĂ©cisĂ©ment ce jour-lĂ pour entrer en scĂšne, dans quelques minutes, Ă peu prĂšs Ă lâinstant oĂč la voiture atteindra les Champs-ĂlysĂ©es. Peut-ĂȘtre ceux que hante dâhabitude lâeffroi de la singularitĂ© particuliĂšre Ă la mort, trouveront-ils quelque chose de rassurant Ă ce genre de mort-lĂ â Ă ce genre de premier contact avec la mort â parce quâelle y revĂȘt une apparence connue, familiĂšre, quotidienne. Un bon dĂ©jeuner lâa prĂ©cĂ©dĂ©e et la mĂȘme sortie que font des gens bien portants. Un retour en voiture dĂ©couverte se superpose Ă sa premiĂšre atteinte ; si malade que fĂ»t ma grandâmĂšre, en somme plusieurs personnes auraient pu dire quâĂ six heures, quand nous revĂźnmes des Champs-ĂlysĂ©es, elles lâavaient saluĂ©e, passant en voiture dĂ©couverte, par un temps superbe. Legrandin, qui se dirigeait vers la place de la Concorde, nous donna un coup de chapeau, en sâarrĂȘtant, lâair Ă©tonnĂ©. Moi qui nâĂ©tais pas encore dĂ©tachĂ© de la vie, je demandai Ă ma grandâmĂšre si elle lui avait rĂ©pondu, lui rappelant quâil Ă©tait susceptible. Ma grandâmĂšre, me trouvant sans doute bien lĂ©ger, leva sa main en lâair comme pour dire Quâest-ce que cela fait ? cela nâa aucune importance. » Oui, on aurait pu dire tout Ă lâheure, pendant que je cherchais un fiacre, que ma grandâmĂšre Ă©tait assise sur un banc, avenue Gabriel, quâun peu aprĂšs elle avait passĂ© en voiture dĂ©couverte. Mais eĂ»t-ce Ă©tĂ© bien vrai ? Le banc, lui, pour quâil se tienne dans une avenue â bien quâil soit soumis aussi Ă certaines conditions dâĂ©quilibre â nâa pas besoin dâĂ©nergie. Mais pour quâun ĂȘtre vivant soit stable, mĂȘme appuyĂ© sur un banc ou dans une voiture, il faut une tension de forces que nous ne percevons pas, dâhabitude, plus que nous ne percevons parce quâelle sâexerce dans tous les sens la pression atmosphĂ©rique. Peut-ĂȘtre si on faisait le vide en nous et quâon nous laissĂąt supporter la pression de lâair, sentirions-nous, pendant lâinstant qui prĂ©cĂ©derait notre destruction, le poids terrible que rien ne neutraliserait plus. De mĂȘme, quand les abĂźmes de la maladie et de la mort sâouvrent en nous et que nous nâavons plus rien Ă opposer au tumulte avec lequel le monde et notre propre corps se ruent sur nous, alors soutenir mĂȘme la pesĂ©e de nos muscles, mĂȘme le frisson qui dĂ©vaste nos moelles, alors, mĂȘme nous tenir immobiles dans ce que nous croyons dâhabitude nâĂȘtre rien que la simple position nĂ©gative dâune chose, exige, si lâon veut que la tĂȘte reste droite et le regard calme, de lâĂ©nergie vitale, et devient lâobjet dâune lutte Ă©puisante. Et si Legrandin nous avait regardĂ©s de cet air Ă©tonnĂ©, câest quâĂ lui comme Ă ceux qui passaient alors, dans le fiacre oĂč ma grandâmĂšre semblait assise sur la banquette, elle Ă©tait apparue sombrant, glissant Ă lâabĂźme, se retenant dĂ©sespĂ©rĂ©ment aux coussins qui pouvaient Ă peine retenir son corps prĂ©cipitĂ©, les cheveux en dĂ©sordre, lâĆil Ă©garĂ©, incapable de plus faire face Ă lâassaut des images que ne rĂ©ussissait plus Ă porter sa prunelle. Elle Ă©tait apparue, bien quâĂ cĂŽtĂ© de moi, plongĂ©e dans ce monde inconnu au sein duquel elle avait dĂ©jĂ reçu les coups dont elle portait les traces quand je lâavais vue tout Ă lâheure aux Champs-ĂlysĂ©es, son chapeau, son visage, son manteau dĂ©rangĂ©s par la main de lâange invisible avec lequel elle avait luttĂ©. Jâai pensĂ©, depuis, que ce moment de son attaque nâavait pas dĂ» surprendre entiĂšrement ma grandâmĂšre, que peut-ĂȘtre mĂȘme elle lâavait prĂ©vu longtemps dâavance, avait vĂ©cu dans son attente. Sans doute, elle nâavait pas su quand ce moment fatal viendrait, incertaine, pareille aux amants quâun doute du mĂȘme genre porte tour Ă tour Ă fonder des espoirs dĂ©raisonnables et des soupçons injustifiĂ©s sur la fidĂ©litĂ© de leur maĂźtresse. Mais il est rare que ces grandes maladies, telles que celle qui venait enfin de la frapper en plein visage, nâĂ©lisent pas pendant longtemps domicile chez le malade avant de le tuer, et durant cette pĂ©riode ne se fassent pas assez vite, comme un voisin ou un locataire liant », connaĂźtre de lui. Câest une terrible connaissance, moins par les souffrances quâelle cause que par lâĂ©trange nouveautĂ© des restrictions dĂ©finitives quâelle impose Ă la vie. On se voit mourir, dans ce cas, non pas Ă lâinstant mĂȘme de la mort, mais des mois, quelquefois des annĂ©es auparavant, depuis quâelle est hideusement venue habiter chez nous. La malade fait la connaissance de lâĂ©tranger quâelle entend aller et venir dans son cerveau. Certes elle ne le connaĂźt pas de vue, mais des bruits quâelle lâentend rĂ©guliĂšrement faire elle dĂ©duit ses habitudes. Est-ce un malfaiteur ? Un matin, elle ne lâentend plus. Il est parti. Ah ! si câĂ©tait pour toujours ! Le soir, il est revenu. Quels sont ses desseins ? Le mĂ©decin consultant, soumis Ă la question, comme une maĂźtresse adorĂ©e, rĂ©pond par des serments tel jour crus, tel jour mis en doute. Au reste, plutĂŽt que celui de la maĂźtresse, le mĂ©decin joue le rĂŽle des serviteurs interrogĂ©s. Ils ne sont que des tiers. Celle que nous pressons, dont nous soupçonnons quâelle est sur le point de nous trahir, câest la vie elle-mĂȘme, et malgrĂ© que nous ne la sentions plus la mĂȘme, nous croyons encore en elle, nous demeurons en tout cas dans le doute jusquâau jour quâelle nous a enfin abandonnĂ©s. Je mis ma grandâmĂšre dans lâascenseur du professeur EâŠ, et au bout dâun instant il vint Ă nous et nous fit passer dans son cabinet. Mais lĂ , si pressĂ© quâil fĂ»t, son air rogue changea, tant les habitudes sont fortes, et il avait celle dâĂȘtre aimable, voire enjouĂ©, avec ses malades. Comme il savait ma grandâmĂšre trĂšs lettrĂ©e et quâil lâĂ©tait aussi, il se mit Ă lui citer pendant deux ou trois minutes de beaux vers sur lâĂtĂ© radieux quâil faisait. Il lâavait assise dans un fauteuil, lui Ă contre-jour, de maniĂšre Ă bien la voir. Son examen fut minutieux, nĂ©cessita mĂȘme que je sortisse un instant. Il le continua encore, puis ayant fini, se mit, bien que le quart dâheure touchĂąt Ă sa fin, Ă refaire quelques citations Ă ma grandâmĂšre. Il lui adressa mĂȘme quelques plaisanteries assez fines, que jâeusse prĂ©fĂ©rĂ© entendre un autre jour, mais qui me rassurĂšrent complĂštement par le ton amusĂ© du docteur. Je me rappelai alors que M. FalliĂšres, prĂ©sident du SĂ©nat, avait eu, il y avait nombre dâannĂ©es, une fausse attaque, et quâau dĂ©sespoir de ses concurrents, il sâĂ©tait mis trois jours aprĂšs Ă reprendre ses fonctions et prĂ©parait, disait-on, une candidature plus ou moins lointaine Ă la prĂ©sidence de la RĂ©publique. Ma confiance en un prompt rĂ©tablissement de ma grandâmĂšre fut dâautant plus complĂšte, que, au moment oĂč je me rappelais lâexemple de M. FalliĂšres, je fus tirĂ© de la pensĂ©e de ce rapprochement par un franc Ă©clat de rire qui termina une plaisanterie du professeur E⊠Sur quoi il tira sa montre, fronça fiĂ©vreusement le sourcil en voyant quâil Ă©tait en retard de cinq minutes, et tout en nous disant adieu sonna pour quâon apportĂąt immĂ©diatement son habit. Je laissai ma grandâmĂšre passer devant, refermai la porte et demandai la vĂ©ritĂ© au savant. â Votre grandâmĂšre est perdue, me dit-il. Câest une attaque provoquĂ©e par lâurĂ©mie. En soi, lâurĂ©mie nâest pas fatalement un mal mortel, mais le cas me paraĂźt dĂ©sespĂ©rĂ©. Je nâai pas besoin de vous dire que jâespĂšre me tromper. Du reste, avec Cottard, vous ĂȘtes en excellentes mains. Excusez-moi, me dit-il en voyant entrer une femme de chambre qui portait sur le bras lâhabit noir du professeur. Vous savez que je dĂźne chez le Ministre du Commerce, jâai une visite Ă faire avant. Ah ! la vie nâest pas que roses, comme on le croit Ă votre Ăąge. Et il me tendit gracieusement la main. Jâavais refermĂ© la porte et un valet nous guidait dans lâantichambre, ma grandâmĂšre et moi, quand nous entendĂźmes de grands cris de colĂšre. La femme de chambre avait oubliĂ© de percer la boutonniĂšre pour les dĂ©corations. Cela allait demander encore dix minutes. Le professeur tempĂȘtait toujours pendant que je regardais sur le palier ma grandâmĂšre qui Ă©tait perdue. Chaque personne est bien seule. Nous repartĂźmes vers la maison. Le soleil dĂ©clinait ; il enflammait un interminable mur que notre fiacre avait Ă longer avant dâarriver Ă la rue que nous habitions, mur sur lequel lâombre, projetĂ©e par le couchant, du cheval et de la voiture, se dĂ©tachait en noir sur le fond rougeĂątre, comme un char funĂšbre dans une terre cuite de PompĂ©i. Enfin nous arrivĂąmes. Je fis asseoir la malade en bas de lâescalier dans le vestibule, et je montai prĂ©venir ma mĂšre. Je lui dis que ma grandâmĂšre rentrait un peu souffrante, ayant eu un Ă©tourdissement. DĂšs mes premiers mots, le visage de ma mĂšre atteignit au paroxysme dâun dĂ©sespoir pourtant dĂ©jĂ si rĂ©signĂ©, que je compris que depuis bien des annĂ©es elle le tenait tout prĂȘt en elle pour un jour incertain et fatal. Elle ne me demanda rien ; il semblait, de mĂȘme que la mĂ©chancetĂ© aime Ă exagĂ©rer les souffrances des autres, que par tendresse elle ne voulĂ»t pas admettre que sa mĂšre fĂ»t trĂšs atteinte, surtout dâune maladie qui peut toucher lâintelligence. Maman frissonnait, son visage pleurait sans larmes, elle courut dire quâon allĂąt chercher le mĂ©decin, mais comme Françoise demandait qui Ă©tait malade, elle ne put rĂ©pondre, sa voix sâarrĂȘta dans sa gorge. Elle descendit en courant avec moi, effaçant de sa figure le sanglot qui la plissait. Ma grandâmĂšre attendait en bas sur le canapĂ© du vestibule, mais dĂšs quâelle nous entendit, se redressa, se tint debout, fit Ă maman des signes gais de la main. Je lui avais enveloppĂ© Ă demi la tĂȘte avec une mantille en dentelle blanche, lui disant que câĂ©tait pour quâelle nâeĂ»t pas froid dans lâescalier. Je ne voulais pas que ma mĂšre remarquĂąt trop lâaltĂ©ration du visage, la dĂ©viation de la bouche ; ma prĂ©caution Ă©tait inutile ma mĂšre sâapprocha de grandâmĂšre, embrassa sa main comme celle de son Dieu, la soutint, la souleva jusquâĂ lâascenseur, avec des prĂ©cautions infinies oĂč il y avait, avec la peur dâĂȘtre maladroite et de lui faire mal, lâhumilitĂ© de qui se sent indigne de toucher ce quâil connaĂźt de plus prĂ©cieux, mais pas une fois elle ne leva les yeux et ne regarda le visage de la malade. Peut-ĂȘtre fut-ce pour que celle-ci ne sâattristĂąt pas en pensant que sa vue avait pu inquiĂ©ter sa fille. Peut-ĂȘtre par crainte dâune douleur trop forte quâelle nâosa pas affronter. Peut-ĂȘtre par respect, parce quâelle ne croyait pas quâil lui fĂ»t permis sans impiĂ©tĂ© de constater la trace de quelque affaiblissement intellectuel dans le visage vĂ©nĂ©rĂ©. Peut-ĂȘtre pour mieux garder plus tard intacte lâimage du vrai visage de sa mĂšre, rayonnant dâesprit et de bontĂ©. Ainsi montĂšrent-elles lâune Ă cĂŽtĂ© de lâautre, ma grandâmĂšre Ă demi cachĂ©e dans sa mantille, ma mĂšre dĂ©tournant les yeux. Pendant ce temps il y avait une personne qui ne quittait pas des siens ce qui pouvait se deviner des traits modifiĂ©s de ma grandâmĂšre que sa fille nâosait pas voir, une personne qui attachait sur eux un regard Ă©bahi, indiscret et de mauvais augure câĂ©tait Françoise. Non quâelle nâaimĂąt sincĂšrement ma grandâmĂšre mĂȘme elle avait déçue et presque scandalisĂ©e par la froideur de maman quâelle aurait voulu voir se jeter en pleurant dans les bras de sa mĂšre, mais elle avait un certain penchant Ă envisager toujours le pire, elle avait gardĂ© de son enfance deux particularitĂ©s qui sembleraient devoir sâexclure, mais qui, quand elles sont assemblĂ©es, se fortifient le manque dâĂ©ducation des gens du peuple qui ne cherchent pas Ă dissimuler lâimpression, voire lâeffroi douloureux causĂ© en eux par la vue dâun changement physique quâil serait plus dĂ©licat de ne pas paraĂźtre remarquer, et la rudesse insensible de la paysanne qui arrache les ailes des libellules avant quâelle ait lâoccasion de tordre le cou aux poulets et manque de la pudeur qui lui ferait cacher lâintĂ©rĂȘt quâelle Ă©prouve Ă voir la chair qui souffre. Quand, grĂące aux soins parfaits de Françoise, ma grandâmĂšre fut couchĂ©e, elle se rendit compte quâelle parlait beaucoup plus facilement, le petit dĂ©chirement ou encombrement dâun vaisseau quâavait produit lâurĂ©mie avait sans doute Ă©tĂ© trĂšs lĂ©ger. Alors elle voulut ne pas faire faute Ă maman, lâassister dans les instants les plus cruels que celle-ci eĂ»t encore traversĂ©s. â Eh bien ! ma fille, lui dit-elle, en lui prenant la main, et en gardant lâautre devant sa bouche pour donner cette cause apparente Ă la lĂ©gĂšre difficultĂ© quâelle avait encore Ă prononcer certains mots, voilĂ comme tu plains ta mĂšre ! tu as lâair de croire que ce nâest pas dĂ©sagrĂ©able une indigestion ! Alors pour la premiĂšre fois les yeux de ma mĂšre se posĂšrent passionnĂ©ment sur ceux de ma grandâmĂšre, ne voulant pas voir le reste de son visage, et elle dit, commençant la liste de ces faux serments que nous ne pouvons pas tenir â Maman, tu seras bientĂŽt guĂ©rie, câest ta fille qui sây engage. Et enfermant son amour le plus fort, toute sa volontĂ© que sa mĂšre guĂ©rĂźt, dans un baiser Ă qui elle les confia et quâelle accompagna de sa pensĂ©e, de tout son ĂȘtre jusquâau bord de ses lĂšvres, elle alla le dĂ©poser humblement, pieusement sur le front adorĂ©. Ma grandâmĂšre se plaignait dâune espĂšce dâalluvion de couvertures qui se faisait tout le temps du mĂȘme cĂŽtĂ© sur sa jambe gauche et quâelle ne pouvait pas arriver Ă soulever. Mais elle ne se rendait pas compte quâelle en Ă©tait elle-mĂȘme la cause, de sorte que chaque jour elle accusa injustement Françoise de mal retaper » son lit. Par un mouvement convulsif, elle rejetait de ce cĂŽtĂ© tout le flot de ces Ă©cumantes couvertures de fine laine qui sây amoncelaient comme les sables dans une baie bien vite transformĂ©e en grĂšve si on nây construit une digue par les apports successifs du flux. Ma mĂšre et moi de qui le mensonge Ă©tait dâavance percĂ© Ă jour par Françoise, perspicace et offensante, nous ne voulions mĂȘme pas dire que ma grandâmĂšre fĂ»t trĂšs malade, comme si cela eĂ»t pu faire plaisir aux ennemis que dâailleurs elle nâavait pas, et eĂ»t Ă©tĂ© plus affectueux de trouver quâelle nâallait pas si mal que ça, en somme, par le mĂȘme sentiment instinctif qui mâavait fait supposer quâAndrĂ©e plaignait trop Albertine pour lâaimer beaucoup. Les mĂȘmes phĂ©nomĂšnes se reproduisent des particuliers Ă la masse, dans les grandes crises. Dans une guerre, celui qui nâaime pas son pays nâen dit pas de mal, mais le croit perdu, le plaint, voit les choses en noir. Françoise nous rendait un service infini par sa facultĂ© de se passer de sommeil, de faire les besognes les plus dures. Et si, Ă©tant allĂ©e se coucher aprĂšs plusieurs nuits passĂ©es debout, on Ă©tait obligĂ© de lâappeler un quart dâheure aprĂšs quâelle sâĂ©tait endormie, elle Ă©tait si heureuse de pouvoir faire des choses pĂ©nibles comme si elles eussent Ă©tĂ© les plus simples du monde que, loin de rechigner, elle montrait sur son visage de la satisfaction et de la modestie. Seulement quand arrivait lâheure de la messe, et lâheure du premier dĂ©jeuner, ma grandâmĂšre eĂ»t-elle Ă©tĂ© agonisante, Françoise se fĂ»t Ă©clipsĂ©e Ă temps pour ne pas ĂȘtre en retard. Elle ne pouvait ni ne voulait ĂȘtre suppléée par son jeune valet de pied. Certes elle avait apportĂ© de Combray une idĂ©e trĂšs haute des devoirs de chacun envers nous ; elle nâeĂ»t pas tolĂ©rĂ© quâun de nos gens nous manquĂąt ». Cela avait fait dâelle une si noble, si impĂ©rieuse, si efficace Ă©ducatrice, quâil nây avait jamais eu chez nous de domestiques si corrompus qui nâeussent vite modifiĂ©, Ă©purĂ© leur conception de la vie jusquâĂ ne plus toucher le sou du franc » et Ă se prĂ©cipiter â si peu serviables quâils eussent Ă©tĂ© jusquâalors â pour me prendre des mains et ne pas me laisser me fatiguer Ă porter le moindre paquet. Mais, Ă Combray aussi, Françoise avait contractĂ© â et importĂ© Ă Paris â lâhabitude de ne pouvoir supporter une aide quelconque dans son travail. Se voir prĂȘter un concours lui semblait recevoir une avanie, et des domestiques sont restĂ©s des semaines sans obtenir dâelle une rĂ©ponse Ă leur salut matinal, sont mĂȘme partis en vacances sans quâelle leur dĂźt adieu et quâils devinassent pourquoi, en rĂ©alitĂ© pour la seule raison quâils avaient voulu faire un peu de sa besogne, un jour quâelle Ă©tait souffrante. Et en ce moment oĂč ma grandâmĂšre Ă©tait si mal, la besogne de Françoise lui semblait particuliĂšrement sienne. Elle ne voulait pas, elle la titulaire, se laisser chiper son rĂŽle dans ces jours de gala. Aussi son jeune valet de pied, Ă©cartĂ© par elle, ne savait que faire, et non content dâavoir, Ă lâexemple de Victor, pris mon papier dans mon bureau, il sâĂ©tait mis, de plus, Ă emporter des volumes de vers de ma bibliothĂšque. Il les lisait, une bonne moitiĂ© de la journĂ©e, par admiration pour les poĂštes qui les avaient composĂ©s, mais aussi afin, pendant lâautre partie de son temps, dâĂ©mailler de citations les lettres quâil Ă©crivait Ă ses amis de village. Certes, il pensait ainsi les Ă©blouir. Mais, comme il avait peu de suite dans les idĂ©es, il sâĂ©tait formĂ© celle-ci que ces poĂšmes, trouvĂ©s dans ma bibliothĂšque, Ă©taient chose connue de tout le monde et Ă quoi il est courant de se reporter. Si bien quâĂ©crivant Ă ces paysans dont il escomptait la stupĂ©faction, il entremĂȘlait ses propres rĂ©flexions de vers de Lamartine, comme il eĂ»t dit qui vivra verra, ou mĂȘme bonjour. Ă cause des souffrances de ma grandâmĂšre on lui permit la morphine. Malheureusement si celle-ci les calmait, elle augmentait aussi la dose dâalbumine. Les coups que nous destinions au mal qui sâĂ©tait installĂ© en grandâmĂšre portaient toujours Ă faux ; câĂ©tait elle, câĂ©tait son pauvre corps interposĂ© qui les recevait, sans quâelle se plaignĂźt quâavec un faible gĂ©missement. Et les douleurs que nous lui causions nâĂ©taient pas compensĂ©es par un bien que nous ne pouvions lui faire. Le mal fĂ©roce que nous aurions voulu exterminer, câest Ă peine si nous lâavions frĂŽlĂ©, nous ne faisions que lâexaspĂ©rer davantage, hĂątant peut-ĂȘtre lâheure oĂč la captive serait dĂ©vorĂ©e. Les jours oĂč la dose dâalbumine avait Ă©tĂ© trop forte, Cottard aprĂšs une hĂ©sitation refusait la morphine. Chez cet homme si insignifiant, si commun, il y avait, dans ces courts moments oĂč il dĂ©libĂ©rait, oĂč les dangers dâun traitement et dâun autre se disputaient en lui jusquâĂ ce quâil sâarrĂȘtĂąt Ă lâun, la sorte de grandeur dâun gĂ©nĂ©ral qui, vulgaire dans le reste de la vie, est un grand stratĂšge, et, dans un moment pĂ©rilleux, aprĂšs avoir rĂ©flĂ©chi un instant, conclut pour ce qui militairement est le plus sage et dit Faites face Ă lâEst. » MĂ©dicalement, si peu dâespoir quâil y eĂ»t de mettre un terme Ă cette crise dâurĂ©mie, il ne fallait pas fatiguer le rein. Mais, dâautre part, quand ma grandâmĂšre nâavait pas de morphine, ses douleurs devenaient intolĂ©rables, elle recommençait perpĂ©tuellement un certain mouvement qui lui Ă©tait difficile Ă accomplir sans gĂ©mir ; pour une grande part, la souffrance est une sorte de besoin de lâorganisme de prendre conscience dâun Ă©tat nouveau qui lâinquiĂšte, de rendre la sensibilitĂ© adĂ©quate Ă cet Ă©tat. On peut discerner cette origine de la douleur dans le cas dâincommoditĂ©s qui nâen sont pas pour tout le monde. Dans une chambre remplie dâune fumĂ©e Ă lâodeur pĂ©nĂ©trante, deux hommes grossiers entreront et vaqueront Ă leurs affaires ; un troisiĂšme, dâorganisation plus fine, trahira un trouble incessant. Ses narines ne cesseront de renifler anxieusement lâodeur quâil devrait, semble-t-il, essayer de ne pas sentir et quâil cherchera chaque fois Ă faire adhĂ©rer, par une connaissance plus exacte, Ă son odorat incommodĂ©. De lĂ vient sans doute quâune vive prĂ©occupation empĂȘche de se plaindre dâune rage de dents. Quand ma grandâmĂšre souffrait ainsi, la sueur coulait sur son grand front mauve, y collant les mĂšches blanches, et si elle croyait que nous nâĂ©tions pas dans la chambre, elle poussait des cris Ah ! câest affreux ! », mais si elle apercevait ma mĂšre, aussitĂŽt elle employait toute son Ă©nergie Ă effacer de son visage les traces de douleur, ou, au contraire, rĂ©pĂ©tait les mĂȘmes plaintes en les accompagnant dâexplications qui donnaient rĂ©trospectivement un autre sens Ă celles que ma mĂšre avait pu entendre â Ah ! ma fille, câest affreux, rester couchĂ©e par ce beau soleil quand on voudrait aller se promener, je pleure de rage contre vos prescriptions. Mais elle ne pouvait empĂȘcher le gĂ©missement de ses regards, la sueur de son front, le sursaut convulsif, aussitĂŽt rĂ©primĂ©, de ses membres. â Je nâai pas mal, je me plains parce que je suis mal couchĂ©e, je me sens les cheveux en dĂ©sordre, jâai mal au cĆur, je me suis cognĂ©e contre le mur. Et ma mĂšre, au pied du lit, rivĂ©e Ă cette souffrance comme si, Ă force de percer de son regard ce front douloureux, ce corps qui recelait le mal, elle eĂ»t dĂ» finir par lâatteindre et lâemporter, ma mĂšre disait â Non, ma petite maman, nous ne te laisserons pas souffrir comme ça, on va trouver quelque chose, prends patience une seconde, me permets-tu de tâembrasser sans que tu aies Ă bouger ? Et penchĂ©e sur le lit, les jambes flĂ©chissantes, Ă demi agenouillĂ©e, comme si, Ă force dâhumilitĂ©, elle avait plus de chance de faire exaucer le don passionnĂ© dâelle-mĂȘme, elle inclinait vers ma grandâmĂšre toute sa vie dans son visage comme dans un ciboire quâelle lui tendait, dĂ©corĂ© en reliefs de fossettes et de plissements si passionnĂ©s, si dĂ©solĂ©s et si doux quâon ne savait pas sâils y Ă©taient creusĂ©s par le ciseau dâun baiser, dâun sanglot ou dâun sourire. Ma grandâmĂšre essayait, elle aussi, de tendre vers maman son visage. Il avait tellement changĂ© que sans doute, si elle eĂ»t eu la force de sortir, on ne lâeĂ»t reconnue quâĂ la plume de son chapeau. Ses traits, comme dans des sĂ©ances de modelage, semblaient sâappliquer, dans un effort qui la dĂ©tournait de tout le reste, Ă se conformer Ă certain modĂšle que nous ne connaissions pas. Ce travail de statuaire touchait Ă sa fin et, si la figure de ma grandâmĂšre avait diminuĂ©, elle avait Ă©galement durci. Les veines qui la traversaient semblaient celles, non pas dâun marbre, mais dâune pierre plus rugueuse. Toujours penchĂ©e en avant par la difficultĂ© de respirer, en mĂȘme temps que repliĂ©e sur elle-mĂȘme par la fatigue, sa figure fruste, rĂ©duite, atrocement expressive, semblait, dans une sculpture primitive, presque prĂ©historique, la figure rude, violĂątre, rousse, dĂ©sespĂ©rĂ©e de quelque sauvage gardienne de tombeau. Mais toute lâĆuvre nâĂ©tait pas accomplie. Ensuite, il faudrait la briser, et puis, dans ce tombeau â quâon avait si pĂ©niblement gardĂ©, avec cette dure contraction â descendre. Dans un de ces moments oĂč, selon lâexpression populaire, on ne sait plus Ă quel saint se vouer, comme ma grandâmĂšre toussait et Ă©ternuait beaucoup, on suivit le conseil dâun parent qui affirmait quâavec le spĂ©cialiste X⊠on Ă©tait hors dâaffaire en trois jours. Les gens du monde disent cela de leur mĂ©decin, et on les croit comme Françoise croyait les rĂ©clames des journaux. Le spĂ©cialiste vint avec sa trousse chargĂ©e de tous les rhumes de ses clients, comme lâoutre dâĂole. Ma grandâmĂšre refusa net de se laisser examiner. Et nous, gĂȘnĂ©s pour le praticien qui sâĂ©tait dĂ©rangĂ© inutilement, nous dĂ©fĂ©rĂąmes au dĂ©sir quâil exprima de visiter nos nez respectifs, lesquels pourtant nâavaient rien. Il prĂ©tendait que si, et que migraine ou colique, maladie de cĆur ou diabĂšte, câest une maladie du nez mal comprise. Ă chacun de nous il dit VoilĂ une petite cornĂ©e que je serais bien aise de revoir. Nâattendez pas trop. Avec quelques pointes de feu je vous dĂ©barrasserai. » Certes nous pensions Ă toute autre chose. Pourtant nous nous demandĂąmes Mais dĂ©barrasser de quoi ? » Bref tous nos nez Ă©taient malades ; il ne se trompa quâen mettant la chose au prĂ©sent. Car dĂšs le lendemain son examen et son pansement provisoire avaient accompli leur effet. Chacun de nous eut son catarrhe. Et comme il rencontrait dans la rue mon pĂšre secouĂ© par des quintes, il sourit Ă lâidĂ©e quâun ignorant pĂ»t croire le mal dĂ» Ă son intervention. Il nous avait examinĂ©s au moment oĂč nous Ă©tions dĂ©jĂ malades. La maladie de ma grandâmĂšre donna lieu Ă diverses personnes de manifester un excĂšs ou une insuffisance de sympathie qui nous surprirent tout autant que le genre de hasard par lequel les uns ou les autres nous dĂ©couvraient des chaĂźnons de circonstances, ou mĂȘme dâamitiĂ©s, que nous nâeussions pas soupçonnĂ©es. Et les marques dâintĂ©rĂȘt donnĂ©es par les personnes qui venaient sans cesse prendre des nouvelles nous rĂ©vĂ©laient la gravitĂ© dâun mal que jusque-lĂ nous nâavions pas assez isolĂ©, sĂ©parĂ© des mille impressions douloureuses ressenties auprĂšs ma grandâmĂšre. PrĂ©venues par dĂ©pĂȘche, ses sĆurs ne quittĂšrent pas Combray. Elles avaient dĂ©couvert un artiste qui leur donnait des sĂ©ances dâexcellente musique de chambre, dans lâaudition de laquelle elles pensaient trouver, mieux quâau chevet de la malade, un recueillement, une Ă©lĂ©vation douloureuse, desquels la forme ne laissa pas de paraĂźtre insolite. Madame Sazerat Ă©crivit Ă maman, mais comme une personne dont les fiançailles brusquement rompues la rupture Ă©tait le dreyfusisme nous ont Ă jamais sĂ©parĂ©s. En revanche Bergotte vint passer tous les jours plusieurs heures avec moi. Il avait toujours aimĂ© Ă venir se fixer pendant quelque temps dans une mĂȘme maison oĂč il nâeĂ»t pas de frais Ă faire. Mais autrefois câĂ©tait pour y parler sans ĂȘtre interrompu, maintenant pour garder longuement le silence sans quâon lui demandĂąt de parler. Car il Ă©tait trĂšs malade les uns disaient dâalbuminurie, comme ma grandâmĂšre ; selon dâautres il avait une tumeur. Il allait en sâaffaiblissant ; câest avec difficultĂ© quâil montait notre escalier, avec une plus grande encore quâil le descendait. Bien quâappuyĂ© Ă la rampe il trĂ©buchait souvent, et je crois quâil serait restĂ© chez lui sâil nâavait pas craint de perdre entiĂšrement lâhabitude, la possibilitĂ© de sortir, lui lâ homme Ă barbiche » que jâavais connu alerte, il nây avait pas si longtemps. Il nây voyait plus goutte, et sa parole mĂȘme sâembarrassait souvent. Mais en mĂȘme temps, tout au contraire, la somme de ses Ćuvres, connues seulement des lettrĂ©s Ă lâĂ©poque oĂč Mme Swann patronnait leurs timides efforts de dissĂ©mination, maintenant grandies et fortes aux yeux de tous, avait pris dans le grand public une extraordinaire puissance dâexpansion. Sans doute il arrive que câest aprĂšs sa mort seulement quâun Ă©crivain devient cĂ©lĂšbre. Mais câĂ©tait en vie encore et durant son lent acheminement vers la mort non encore atteinte, quâil assistait Ă celui de ses Ćuvres vers la RenommĂ©e. Un auteur mort est du moins illustre sans fatigue. Le rayonnement de son nom sâarrĂȘte Ă la pierre de sa tombe. Dans la surditĂ© du sommeil Ă©ternel, il nâest pas importunĂ© par la Gloire. Mais pour Bergotte lâantithĂšse nâĂ©tait pas entiĂšrement achevĂ©e. Il existait encore assez pour souffrir du tumulte. Il remuait encore, bien que pĂ©niblement, tandis que ses Ćuvres, bondissantes, comme des filles quâon aime mais dont lâimpĂ©tueuse jeunesse et les bruyants plaisirs vous fatiguent, entraĂźnaient chaque jour jusquâau pied de son lit des admirateurs nouveaux. Les visites quâil nous faisait maintenant venaient pour moi quelques annĂ©es trop tard, car je ne lâadmirais plus autant. Ce qui nâest pas en contradiction avec ce grandissement de sa renommĂ©e. Une Ćuvre est rarement tout Ă fait comprise et victorieuse, sans que celle dâun autre Ă©crivain, obscure encore, nâait commencĂ©, auprĂšs de quelques esprits plus difficiles, de substituer un nouveau culte Ă celui qui a presque fini de sâimposer. Dans les livres de Bergotte, que je relisais souvent, ses phrases Ă©taient aussi claires devant mes yeux que mes propres idĂ©es, les meubles dans ma chambre et les voitures dans la rue. Toutes choses sây voyaient aisĂ©ment, sinon telles quâon les avait toujours vues, du moins telles quâon avait lâhabitude de les voir maintenant. Or un nouvel Ă©crivain avait commencĂ© Ă publier des Ćuvres oĂč les rapports entre les choses Ă©taient si diffĂ©rents de ceux qui les liaient pour moi que je ne comprenais presque rien de ce quâil Ă©crivait. Il disait par exemple Les tuyaux dâarrosage admiraient le bel entretien des routes » et cela câĂ©tait facile, je glissais le long de ces routes qui partaient toutes les cinq minutes de Briand et de Claudel ». Alors je ne comprenais plus parce que jâavais attendu un nom de ville et quâil mâĂ©tait donnĂ© un nom de personne. Seulement je sentais que ce nâĂ©tait pas la phrase qui Ă©tait mal faite, mais moi pas assez fort et agile pour aller jusquâau bout. Je reprenais mon Ă©lan, mâaidais des pieds et des mains pour arriver Ă lâendroit dâoĂč je verrais les rapports nouveaux entre les choses. Chaque fois, parvenu Ă peu prĂšs Ă la moitiĂ© de la phrase, je retombais comme plus tard au rĂ©giment, dans lâexercice appelĂ© portique. Je nâen avais pas moins pour le nouvel Ă©crivain lâadmiration dâun enfant gauche et Ă qui on donne zĂ©ro pour la gymnastique, devant un autre enfant plus adroit. DĂšs lors jâadmirai moins Bergotte dont la limpiditĂ© me parut de lâinsuffisance. Il y eut un temps oĂč on reconnaissait bien les choses quand câĂ©tait Fromentin qui les peignait et oĂč on ne les reconnaissait plus quand câĂ©tait Renoir. Les gens de goĂ»t nous disent aujourdâhui que Renoir est un grand peintre du xviiie siĂšcle. Mais en disant cela ils oublient le Temps et quâil en a fallu beaucoup, mĂȘme en plein xixe, pour que Renoir fĂ»t saluĂ© grand artiste. Pour rĂ©ussir Ă ĂȘtre ainsi reconnus, le peintre original, lâartiste original procĂšdent Ă la façon des oculistes. Le traitement par leur peinture, par leur prose, nâest pas toujours agrĂ©able. Quand il est terminĂ©, le praticien nous dit Maintenant regardez. Et voici que le monde qui nâa pas Ă©tĂ© créé une fois, mais aussi souvent quâun artiste original est survenu nous apparaĂźt entiĂšrement diffĂ©rent de lâancien, mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, diffĂ©rentes de celles dâautrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir oĂč nous nous refusions jadis Ă voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir, et lâeau, et le ciel nous avons envie de nous promener dans la forĂȘt pareille Ă celle qui le premier jour nous semblait tout exceptĂ© une forĂȘt, et par exemple une tapisserie aux nuances nombreuses mais oĂč manquaient justement les nuances propres aux forĂȘts. Tel est lâunivers nouveau et pĂ©rissable qui vient dâĂȘtre créé. Il durera jusquâĂ la prochaine catastrophe gĂ©ologique que dĂ©chaĂźneront un nouveau peintre ou un nouvel Ă©crivain originaux. Celui qui avait remplacĂ© pour moi Bergotte me lassait non par lâincohĂ©rence mais par la nouveautĂ©, parfaitement cohĂ©rente, de rapports que je nâavais pas lâhabitude de suivre. Le point, toujours le mĂȘme, oĂč je me sentais retomber, indiquait lâidentitĂ© de chaque tour de force Ă faire. Du reste, quand une fois sur mille je pouvais suivre lâĂ©crivain jusquâau bout de sa phrase, ce que je voyais Ă©tait toujours dâune drĂŽlerie, dâune vĂ©ritĂ©, dâun charme, pareils Ă ceux que jâavais trouvĂ©s jadis dans la lecture de Bergotte, mais plus dĂ©licieux. Je songeais quâil nây avait pas tant dâannĂ©es quâun mĂȘme renouvellement du monde, pareil Ă celui que jâattendais de son successeur, câĂ©tait Bergotte qui me lâavait apportĂ©. Et jâarrivais Ă me demander sâil y avait quelque vĂ©ritĂ© en cette distinction que nous faisons toujours entre lâart, qui nâest pas plus avancĂ© quâau temps dâHomĂšre, et la science aux progrĂšs continus. Peut-ĂȘtre lâart ressemblait-il au contraire en cela Ă la science ; chaque nouvel Ă©crivain original me semblait en progrĂšs sur celui qui lâavait prĂ©cĂ©dĂ© ; et qui me disait que dans vingt ans, quand je saurais accompagner sans fatigue le nouveau dâaujourdâhui, un autre ne surviendrait pas devant qui lâactuel filerait rejoindre Bergotte ? Je parlai Ă ce dernier du nouvel Ă©crivain. Il me dĂ©goĂ»ta de lui moins en mâassurant que son art Ă©tait rugueux, facile et vide, quâen me racontant lâavoir vu, ressemblant, au point de sây mĂ©prendre, Ă Bloch. Cette image se profila dĂ©sormais sur les pages Ă©crites et je ne me crus plus astreint Ă la peine de comprendre. Si Bergotte mâavait mal parlĂ© de lui, câĂ©tait moins, je crois, par jalousie de son insuccĂšs que par ignorance de son Ćuvre. Il ne lisait presque rien. DĂ©jĂ la plus grande partie de sa pensĂ©e avait passĂ© de son cerveau dans ses livres. Il Ă©tait amaigri comme sâil avait Ă©tĂ© opĂ©rĂ© dâeux. Son instinct reproducteur ne lâinduisait plus Ă lâactivitĂ©, maintenant quâil avait produit au dehors presque tout ce quâil pensait. Il menait la vie vĂ©gĂ©tative dâun convalescent, dâune accouchĂ©e ; ses beaux yeux restaient immobiles, vaguement Ă©blouis, comme les yeux dâun homme Ă©tendu au bord de la mer qui dans une vague rĂȘverie regarde seulement chaque petit flot. Dâailleurs si jâavais moins dâintĂ©rĂȘt Ă causer avec lui que je nâaurais eu jadis, de cela je nâĂ©prouvais pas de remords. Il Ă©tait tellement homme dâhabitude que les plus simples comme les plus luxueuses, une fois quâil les avait prises, lui devenaient indispensables pendant un certain temps. Je ne sais ce qui le fit venir une premiĂšre fois, mais ensuite chaque jour ce fut pour la raison quâil Ă©tait venu la veille. Il arrivait Ă la maison comme il fĂ»t allĂ© au cafĂ©, pour quâon ne lui parlĂąt pas, pour quâil pĂ»t â bien rarement â parler, de sorte quâon aurait pu en somme trouver un signe quâil fĂ»t Ă©mu de notre chagrin ou prĂźt plaisir Ă se trouver avec moi, si lâon avait voulu induire quelque chose dâune telle assiduitĂ©. Elle nâĂ©tait pas indiffĂ©rente Ă ma mĂšre, sensible Ă tout ce qui pouvait ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un hommage Ă sa malade. Et tous les jours elle me disait Surtout nâoublie pas de bien le remercier. » Nous eĂ»mes â discrĂšte attention de femme, comme le goĂ»ter que nous sert entre deux sĂ©ances de pose la compagne dâun peintre, â supplĂ©ment Ă titre gracieux de celles que nous faisait son mari, la visite de Mme Cottard. Elle venait nous offrir sa camĂ©riste », si nous aimions le service dâun homme, allait se mettre en campagne » et mieux, devant nos refus, nous dit quâelle espĂ©rait du moins que ce nâĂ©tait pas lĂ de notre part une dĂ©faite », mot qui dans son monde signifie un faux prĂ©texte pour ne pas accepter une invitation. Elle nous assura que le professeur, qui ne parlait jamais chez lui de ses malades, Ă©tait aussi triste que sâil sâĂ©tait agi dâelle-mĂȘme. On verra plus tard que mĂȘme si cela eĂ»t Ă©tĂ© vrai, cela eĂ»t Ă©tĂ© Ă la fois bien peu et beaucoup, de la part du plus infidĂšle et plus reconnaissant des maris. Des offres aussi utiles, et infiniment plus touchantes par la maniĂšre qui Ă©tait un mĂ©lange de la plus haute intelligence, du plus grand cĆur, et dâun rare bonheur dâexpression, me furent adressĂ©es par le grand-duc hĂ©ritier de Luxembourg. Je lâavais connu Ă Balbec oĂč il Ă©tait venu voir une de ses tantes, la princesse de Luxembourg, alors quâil nâĂ©tait encore que comte de Nassau. Il avait Ă©pousĂ© quelques mois aprĂšs la ravissante fille dâune autre princesse de Luxembourg, excessivement riche parce quâelle Ă©tait la fille unique dâun prince Ă qui appartenait une immense affaire de farines. Sur quoi le grand-duc de Luxembourg, qui nâavait pas dâenfants et qui adorait son neveu Nassau, avait fait approuver par la Chambre quâil fĂ»t dĂ©clarĂ© grand-duc hĂ©ritier. Comme dans tous les mariages de ce genre, lâorigine de la fortune est lâobstacle, comme elle est aussi la cause efficiente. Je me rappelais ce comte de Nassau comme un des plus remarquables jeunes gens que jâaie rencontrĂ©s, dĂ©jĂ dĂ©vorĂ© alors dâun sombre et Ă©clatant amour pour sa fiancĂ©e. Je fus trĂšs touchĂ© des lettres quâil ne cessa de mâĂ©crire pendant la maladie de ma grandâmĂšre, et maman elle-mĂȘme, Ă©mue, reprenait tristement un mot de sa mĂšre SĂ©vignĂ© nâaurait pas mieux dit. Le sixiĂšme jour, maman, pour obĂ©ir aux priĂšres de grandâmĂšre, dut la quitter un moment et faire semblant dâaller se reposer. Jâaurais voulu, pour que ma grandâmĂšre sâendormĂźt, que Françoise restĂąt sans bouger. MalgrĂ© mes supplications, elle sortit de la chambre ; elle aimait ma grandâmĂšre ; avec sa clairvoyance et son pessimisme elle la jugeait perdue. Elle aurait donc voulu lui donner tous les soins possibles. Mais on venait de dire quâil y avait un ouvrier Ă©lectricien, trĂšs ancien dans sa maison, beau-frĂšre de son patron, estimĂ© dans notre immeuble oĂč il venait travailler depuis de longues annĂ©es, et surtout de Jupien. On avait commandĂ© cet ouvrier avant que ma grandâmĂšre tombĂąt malade. Il me semblait quâon eĂ»t pu le faire repartir ou le laisser attendre. Mais le protocole de Françoise ne le permettait pas, elle aurait manquĂ© de dĂ©licatesse envers ce brave homme, lâĂ©tat de ma grandâmĂšre ne comptait plus. Quand au bout dâun quart dâheure, exaspĂ©rĂ©, jâallai la chercher Ă la cuisine, je la trouvai causant avec lui sur le carrĂ© » de lâescalier de service, dont la porte Ă©tait ouverte, procĂ©dĂ© qui avait lâavantage de permettre, si lâun de nous arrivait, de faire semblant quâon allait se quitter, mais lâinconvĂ©nient dâenvoyer dâaffreux courants dâair. Françoise quitta donc lâouvrier, non sans lui avoir encore criĂ© quelques compliments, quâelle avait oubliĂ©s, pour sa femme et son beau-frĂšre. Souci caractĂ©ristique de Combray, de ne pas manquer Ă la dĂ©licatesse, que Françoise portait jusque dans la politique extĂ©rieure. Les niais sâimaginent que les grosses dimensions des phĂ©nomĂšnes sociaux sont une excellente occasion de pĂ©nĂ©trer plus avant dans lâĂąme humaine ; ils devraient au contraire comprendre que câest en descendant en profondeur dans une individualitĂ© quâils auraient chance de comprendre ces phĂ©nomĂšnes. Françoise avait mille fois rĂ©pĂ©tĂ© au jardinier de Combray que la guerre est le plus insensĂ© des crimes et que rien ne vaut sinon vivre. Or, quand Ă©clata la guerre russo-japonaise, elle Ă©tait gĂȘnĂ©e, vis-Ă -vis du czar, que nous ne nous fussions pas mis en guerre pour aider les pauvres Russes » puisquâon est alliancĂ© », disait-elle. Elle ne trouvait pas cela dĂ©licat envers Nicolas II qui avait toujours eu de si bonnes paroles pour nous » ; câĂ©tait un effet du mĂȘme code qui lâeĂ»t empĂȘchĂ©e de refuser Ă Jupien un petit verre, dont elle savait quâil allait contrarier sa digestion », et qui faisait que, si prĂšs de la mort de ma grandâmĂšre, la mĂȘme malhonnĂȘtetĂ© dont elle jugeait coupable la France, restĂ©e neutre Ă lâĂ©gard du Japon, elle eĂ»t cru la commettre, en nâallant pas sâexcuser elle-mĂȘme auprĂšs de ce bon ouvrier Ă©lectricien qui avait pris tant de dĂ©rangement. Nous fĂ»mes heureusement trĂšs vite dĂ©barrassĂ©s de la fille de Françoise qui eut Ă sâabsenter plusieurs semaines. Aux conseils habituels quâon donnait, Ă Combray, Ă la famille dâun malade Vous nâavez pas essayĂ© dâun petit voyage, le changement dâair, retrouver lâappĂ©tit, etc⊠» elle avait ajoutĂ© lâidĂ©e presque unique quâelle sâĂ©tait spĂ©cialement forgĂ©e et quâainsi elle rĂ©pĂ©tait chaque fois quâon la voyait, sans se lasser, et comme pour lâenfoncer dans la tĂȘte des autres Elle aurait dĂ» se soigner radicalement dĂšs le dĂ©but. » Elle ne prĂ©conisait pas un genre de cure plutĂŽt quâun autre, pourvu que cette cure fĂ»t radicale. Quant Ă Françoise, elle voyait quâon donnait peu de mĂ©dicaments Ă ma grandâmĂšre. Comme, selon elle, ils ne servent quâĂ vous abĂźmer lâestomac, elle en Ă©tait heureuse, mais plus encore humiliĂ©e. Elle avait dans le Midi des cousins â riches relativement â dont la fille, tombĂ©e malade en pleine adolescence, Ă©tait morte Ă vingt-trois ans ; pendant quelques annĂ©es le pĂšre et la mĂšre sâĂ©taient ruinĂ©s en remĂšdes, en docteurs diffĂ©rents, en pĂ©rĂ©grinations dâune station » thermale Ă une autre, jusquâau dĂ©cĂšs. Or cela paraissait Ă Françoise, pour ces parents-lĂ , une espĂšce de luxe, comme sâils avaient eu des chevaux de courses, un chĂąteau. Eux-mĂȘmes, si affligĂ©s quâils fussent, tiraient une certaine vanitĂ© de tant de dĂ©penses. Ils nâavaient plus rien, ni surtout le bien le plus prĂ©cieux, leur enfant, mais ils aimaient Ă rĂ©pĂ©ter quâils avaient fait pour elle autant et plus que les gens les plus riches. Les rayons ultra-violets, Ă lâaction desquels on avait, plusieurs fois par jour, pendant des mois, soumis la malheureuse, les flattaient particuliĂšrement. Le pĂšre, enorgueilli dans sa douleur par une espĂšce de gloire, en arrivait quelquefois Ă parler de sa fille comme dâune Ă©toile de lâOpĂ©ra pour laquelle il se fĂ»t ruinĂ©. Françoise nâĂ©tait pas insensible Ă tant de mise en scĂšne ; celle qui entourait la maladie de ma grandâmĂšre lui semblait un peu pauvre, bonne pour une maladie sur un petit théùtre de province. Il y eut un moment oĂč les troubles de lâurĂ©mie se portĂšrent sur les yeux de ma grandâmĂšre. Pendant quelques jours, elle ne vit plus du tout. Ses yeux nâĂ©taient nullement ceux dâune aveugle et restaient les mĂȘmes. Et je compris seulement quâelle ne voyait pas, Ă lâĂ©trangetĂ© dâun certain sourire dâaccueil quâelle avait dĂšs quâon ouvrait la porte, jusquâĂ ce quâon lui eĂ»t pris la main pour lui dire bonjour, sourire qui commençait trop tĂŽt et restait stĂ©rĂ©otypĂ© sur ses lĂšvres, fixe, mais toujours de face et tĂąchant Ă ĂȘtre vu de partout, parce quâil nây avait plus lâaide du regard pour le rĂ©gler, lui indiquer le moment, la direction, le mettre au point, le faire varier au fur et Ă mesure du changement de place ou dâexpression de la personne qui venait dâentrer ; parce quâil restait seul, sans sourire des yeux qui eĂ»t dĂ©tournĂ© un peu de lui lâattention du visiteur, et prenait par lĂ , dans sa gaucherie, une importance excessive, donnant lâimpression dâune amabilitĂ© exagĂ©rĂ©e. Puis la vue revint complĂštement, des yeux le mal nomade passa aux oreilles. Pendant quelques jours, ma grandâmĂšre fut sourde. Et comme elle avait peur dâĂȘtre surprise par lâentrĂ©e soudaine de quelquâun quâelle nâaurait pas entendu venir, Ă tout moment bien que couchĂ©e du cĂŽtĂ© du mur elle dĂ©tournait brusquement la tĂȘte vers la porte. Mais le mouvement de son cou Ă©tait maladroit, car on ne se fait pas en quelques jours Ă cette transposition, sinon de regarder les bruits, du moins dâĂ©couter avec les yeux. Enfin les douleurs diminuĂšrent, mais lâembarras de la parole augmenta. On Ă©tait obligĂ© de faire rĂ©pĂ©ter Ă ma grandâmĂšre Ă peu prĂšs tout ce quâelle disait. Maintenant ma grandâmĂšre, sentant quâon ne la comprenait plus, renonçait Ă prononcer un seul mot et restait immobile. Quand elle mâapercevait, elle avait une sorte de sursaut comme ceux qui tout dâun coup manquent dâair, elle voulait me parler, mais nâarticulait que des sons inintelligibles. Alors, domptĂ©e par son impuissance mĂȘme, elle laissait retomber sa tĂȘte, sâallongeait Ă plat sur le lit, le visage grave, de marbre, les mains immobiles sur le drap, ou sâoccupant dâune action toute matĂ©rielle comme de sâessuyer les doigts avec son mouchoir. Elle ne voulait pas penser. Puis elle commença Ă avoir une agitation constante. Elle dĂ©sirait sans cesse se lever. Mais on lâempĂȘchait, autant quâon pouvait, de le faire, de peur quâelle ne se rendĂźt compte de sa paralysie. Un jour quâon lâavait laissĂ©e un instant seule, je la trouvai, debout, en chemise de nuit, qui essayait dâouvrir la fenĂȘtre. Ă Balbec, un jour oĂč on avait sauvĂ© malgrĂ© elle une veuve qui sâĂ©tait jetĂ©e Ă lâeau, elle mâavait dit mue peut-ĂȘtre par un de ces pressentiments que nous lisons parfois dans le mystĂšre si obscur pourtant de notre vie organique, mais oĂč il semble que se reflĂšte lâavenir quâelle ne connaissait pas cruautĂ© pareille Ă celle dâarracher une dĂ©sespĂ©rĂ©e Ă la mort quâelle a voulue et de la rendre Ă son martyre. Nous nâeĂ»mes que le temps de saisir ma grandâmĂšre, elle soutint contre ma mĂšre une lutte presque brutale, puis vaincue, rassise de force dans un fauteuil, elle cessa de vouloir, de regretter, son visage redevint impassible et elle se mit Ă enlever soigneusement les poils de fourrure quâavait laissĂ©s sur sa chemise de nuit un manteau quâon avait jetĂ© sur elle. Son regard changea tout Ă fait, souvent inquiet, plaintif, hagard, ce nâĂ©tait plus son regard dâautrefois, câĂ©tait le regard maussade dâune vieille femme qui radote⊠à force de lui demander si elle ne dĂ©sirait pas ĂȘtre coiffĂ©e, Françoise finit par se persuader que la demande venait de ma grandâmĂšre. Elle apporta des brosses, des peignes, de lâeau de Cologne, un peignoir. Elle disait Cela ne peut pas fatiguer Madame AmĂ©dĂ©e, que je la peigne ; si faible quâon soit on peut toujours ĂȘtre peignĂ©e. » Câest-Ă -dire, on nâest jamais trop faible pour quâune autre personne ne puisse, en ce qui la concerne, vous peigner. Mais quand jâentrai dans la chambre, je vis entre les mains cruelles de Françoise, ravie comme si elle Ă©tait en train de rendre la santĂ© Ă ma grandâmĂšre, sous lâĂ©plorement dâune vieille chevelure qui nâavait pas la force de supporter le contact du peigne, une tĂȘte qui, incapable de garder la pose quâon lui donnait, sâĂ©croulait dans un tourbillon incessant oĂč lâĂ©puisement des forces alternait avec la douleur. Je sentis que le moment oĂč Françoise allait avoir terminĂ© sâapprochait et je nâosai pas la hĂąter en lui disant Câest assez », de peur quâelle ne me dĂ©sobéßt. Mais en revanche je me prĂ©cipitai quand, pour que ma grandâmĂšre vĂźt si elle se trouvait bien coiffĂ©e, Françoise, innocemment fĂ©roce, approcha une glace. Je fus dâabord heureux dâavoir pu lâarracher Ă temps de ses mains, avant que ma grandâmĂšre, de qui on avait soigneusement Ă©loignĂ© tout miroir, eĂ»t aperçu par mĂ©garde une image dâelle-mĂȘme quâelle ne pouvait se figurer. Mais, hĂ©las ! quand, un instant aprĂšs, je me penchai vers elle pour baiser ce beau front quâon avait tant fatiguĂ©, elle me regarda dâun air Ă©tonnĂ©, mĂ©fiant, scandalisĂ© elle ne mâavait pas reconnu. Selon notre mĂ©decin câĂ©tait un symptĂŽme que la congestion du cerveau augmentait. Il fallait le dĂ©gager. Cottard hĂ©sitait. Françoise espĂ©ra un instant quâon mettrait des ventouses clarifiĂ©es ». Elle en chercha les effets dans mon dictionnaire mais ne put les trouver. EĂ»t-elle bien dit scarifiĂ©es au lieu de clarifiĂ©es quâelle nâeĂ»t pas trouvĂ© davantage cet adjectif, car elle ne le cherchait pas plus Ă la lettre s quâĂ la lettre c ; elle disait en effet clarifiĂ©es mais Ă©crivait et par consĂ©quent croyait que câĂ©tait Ă©crit esclarifiĂ©es ». Cottard, ce qui la déçut, donna, sans beaucoup dâespoir, la prĂ©fĂ©rence aux sangsues. Quand, quelques heures aprĂšs, jâentrai chez ma grandâmĂšre, attachĂ©s Ă sa nuque, Ă ses tempes, Ă ses oreilles, les petits serpents noirs se tordaient dans sa chevelure ensanglantĂ©e, comme dans celle de MĂ©duse. Mais dans son visage pĂąle et pacifiĂ©, entiĂšrement immobile, je vis grands ouverts, lumineux et calmes, ses beaux yeux dâautrefois peut-ĂȘtre encore plus surchargĂ©s dâintelligence quâils nâĂ©taient avant sa maladie, parce que, comme elle ne pouvait pas parler, ne devait pas bouger, câest Ă ses yeux seuls quâelle confiait sa pensĂ©e, la pensĂ©e qui tantĂŽt tient en nous une place immense, nous offrant des trĂ©sors insoupçonnĂ©s, tantĂŽt semble rĂ©duite Ă rien, puis peut renaĂźtre comme par gĂ©nĂ©ration spontanĂ©e par quelques gouttes de sang quâon tire, ses yeux, doux et liquides comme de lâhuile, sur lesquels le feu rallumĂ© qui brĂ»lait Ă©clairait devant la malade lâunivers reconquis. Son calme nâĂ©tait plus la sagesse du dĂ©sespoir mais de lâespĂ©rance. Elle comprenait quâelle allait mieux, voulait ĂȘtre prudente, ne pas remuer, et me fit seulement le don dâun beau sourire pour que je susse quâelle se sentait mieux, et me pressa lĂ©gĂšrement la main. Je savais quel dĂ©goĂ»t ma grandâmĂšre avait de voir certaines bĂȘtes, Ă plus forte raison dâĂȘtre touchĂ©e par elles. Je savais que câĂ©tait en considĂ©ration dâune utilitĂ© supĂ©rieure quâelle supportait les sangsues. Aussi Françoise mâexaspĂ©rait-elle en lui rĂ©pĂ©tant avec ces petits rires quâon a avec un enfant quâon veut faire jouer Oh ! les petites bĂ©bĂȘtes qui courent sur Madame. » CâĂ©tait, de plus, traiter notre malade sans respect, comme si elle Ă©tait tombĂ©e en enfance. Mais ma grandâmĂšre, dont la figure avait pris la calme bravoure dâun stoĂŻcien, nâavait mĂȘme pas lâair dâentendre. HĂ©las ! aussitĂŽt les sangsues retirĂ©es, la congestion reprit de plus en plus grave. Je fus surpris quâĂ ce moment oĂč ma grandâmĂšre Ă©tait si mal, Françoise disparĂ»t Ă tout moment. Câest quâelle sâĂ©tait commandĂ© une toilette de deuil et ne voulait pas faire attendre la couturiĂšre. Dans la vie de la plupart des femmes, tout, mĂȘme le plus grand chagrin, aboutit Ă une question dâessayage. Quelques jours plus tard, comme je dormais, ma mĂšre vint mâappeler au milieu de la nuit. Avec les douces attentions que, dans les grandes circonstances, les gens quâune profonde douleur accable tĂ©moignent fĂ»t-ce aux petits ennuis des autres â Pardonne-moi de venir troubler ton sommeil, me dit-elle. â Je ne dormais pas, rĂ©pondis-je en mâĂ©veillant. Je le disais de bonne foi. La grande modification quâamĂšne en nous le rĂ©veil est moins de nous introduire dans la vie claire de la conscience que de nous faire perdre le souvenir de la lumiĂšre un peu plus tamisĂ©e oĂč reposait notre intelligence, comme au fond opalin des eaux. Les pensĂ©es Ă demi voilĂ©es sur lesquelles nous voguions il y a un instant encore entraĂźnaient en nous un mouvement parfaitement suffisant pour que nous ayons pu les dĂ©signer sous le nom de veille. Mais les rĂ©veils trouvent alors une interfĂ©rence de mĂ©moire. Peu aprĂšs, nous les qualifions sommeil parce que nous ne nous les rappelons plus. Et quand luit cette brillante Ă©toile, qui, Ă lâinstant du rĂ©veil, Ă©claire derriĂšre le dormeur son sommeil tout entier, elle lui fait croire pendant quelques secondes que câĂ©tait non du sommeil, mais de la veille ; Ă©toile filante Ă vrai dire, qui emporte avec sa lumiĂšre lâexistence mensongĂšre, mais les aspects aussi du songe et permet seulement Ă celui qui sâĂ©veille de se dire Jâai dormi. » Dâune voix si douce quâelle semblait craindre de me faire mal, ma mĂšre me demanda si cela ne me fatiguerait pas trop de me lever, et me caressant les mains â Mon pauvre petit, ce nâest plus maintenant que sur ton papa et sur ta maman que tu pourras compter. Nous entrĂąmes dans la chambre. CourbĂ©e en demi-cercle sur le lit, un autre ĂȘtre que ma grandâmĂšre, une espĂšce de bĂȘte qui se serait affublĂ©e de ses cheveux et couchĂ©e dans ses draps, haletait, geignait, de ses convulsions secouait les couvertures. Les paupiĂšres Ă©taient closes et câest parce quâelles fermaient mal plutĂŽt que parce quâelles sâouvraient quâelle laissaient voir un coin de prunelle, voilĂ©, chassieux, reflĂ©tant lâobscuritĂ© dâune vision organique et dâune souffrance interne. Toute cette agitation ne sâadressait pas Ă nous quâelle ne voyait pas, ni ne connaissait. Mais si ce nâĂ©tait plus quâune bĂȘte qui remuait lĂ , ma grandâmĂšre oĂč Ă©tait-elle ? On reconnaissait pourtant la forme de son nez, sans proportion maintenant avec le reste de la figure, mais au coin duquel un grain de beautĂ© restait attachĂ©, sa main qui Ă©cartait les couvertures dâun geste qui eĂ»t autrefois signifiĂ© que ces couvertures la gĂȘnaient et qui maintenant ne signifiait rien. Maman me demanda dâaller chercher un peu dâeau et de vinaigre pour imbiber le front de grandâmĂšre. CâĂ©tait la seule chose qui la rafraĂźchissait, croyait maman qui la voyait essayer dâĂ©carter ses cheveux. Mais on me fit signe par la porte de venir. La nouvelle que ma grandâmĂšre Ă©tait Ă toute extrĂ©mitĂ© sâĂ©tait immĂ©diatement rĂ©pandue dans la maison. Un de ces extras » quâon fait venir dans les pĂ©riodes exceptionnelles pour soulager la fatigue des domestiques, ce qui fait que les agonies ont quelque chose des fĂȘtes, venait dâouvrir au duc de Guermantes, lequel, restĂ© dans lâantichambre, me demandait ; je ne pus lui Ă©chapper. â Je viens, mon cher monsieur, dâapprendre ces nouvelles macabres. Je voudrais en signe de sympathie serrer la main Ă monsieur votre pĂšre. Je mâexcusai sur la difficultĂ© de le dĂ©ranger en ce moment. M. de Guermantes tombait comme au moment oĂč on part en voyage. Mais il sentait tellement lâimportance de la politesse quâil nous faisait, que cela lui cachait le reste et quâil voulait absolument entrer au salon. En gĂ©nĂ©ral, il avait lâhabitude de tenir Ă lâaccomplissement entier des formalitĂ©s dont il avait dĂ©cidĂ© dâhonorer quelquâun et il sâoccupait peu que les malles fussent faites ou le cercueil prĂȘt. â Avez-vous fait venir Dieulafoy ? Ah ! câest une grave erreur. Et si vous me lâaviez demandĂ©, il serait venu pour moi, il ne me refuse rien, bien quâil ait refusĂ© Ă la duchesse de Chartres. Vous voyez, je me mets carrĂ©ment au-dessus dâune princesse du sang. Dâailleurs devant la mort nous sommes tous Ă©gaux, ajouta-t-il, non pour me persuader que ma grandâmĂšre devenait son Ă©gale, mais ayant peut-ĂȘtre senti quâune conversation prolongĂ©e relativement Ă son pouvoir sur Dieulafoy et Ă sa prééminence sur la duchesse de Chartres ne serait pas de trĂšs bon goĂ»t. Son conseil du reste ne mâĂ©tonnait pas. Je savais que, chez les Guermantes, on citait toujours le nom de Dieulafoy avec un peu plus de respect seulement comme celui dâun fournisseur » sans rival. Et la vieille duchesse de Mortemart, nĂ©e Guermantes il est impossible de comprendre pourquoi dĂšs quâil sâagit dâune duchesse on dit presque toujours la vieille duchesse de » ou tout au contraire, dâun air fin et Watteau, si elle est jeune, la petite duchesse de », prĂ©conisait presque mĂ©caniquement, en clignant de lâĆil, dans les cas graves Dieulafoy, Dieulafoy », comme si on avait besoin dâun glacier PoirĂ© Blanche » ou pour des petits fours Rebattet, Rebattet ». Mais jâignorais que mon pĂšre venait prĂ©cisĂ©ment de faire demander Dieulafoy. Ă ce moment ma mĂšre, qui attendait avec impatience des ballons dâoxygĂšne qui devaient rendre plus aisĂ©e la respiration de ma grandâmĂšre, entra elle-mĂȘme dans lâantichambre oĂč elle ne savait guĂšre trouver M. de Guermantes. Jâaurais voulu le cacher nâimporte oĂč. Mais persuadĂ© que rien nâĂ©tait plus essentiel, ne pouvait dâailleurs la flatter davantage et nâĂ©tait plus indispensable Ă maintenir sa rĂ©putation de parfait gentilhomme, il me prit violemment par le bras et malgrĂ© que je me dĂ©fendisse comme contre un viol par des Monsieur, monsieur, monsieur » rĂ©pĂ©tĂ©s, il mâentraĂźna vers maman en me disant Voulez-vous me faire le grand honneur de me prĂ©senter Ă madame votre mĂšre ? » en dĂ©raillant un peu sur le mot mĂšre. Et il trouvait tellement que lâhonneur Ă©tait pour elle quâil ne pouvait sâempĂȘcher de sourire tout en faisant une figure de circonstance. Je ne pus faire autrement que de le nommer, ce qui dĂ©clancha aussitĂŽt de sa part des courbettes, des entrechats, et il allait commencer toute la cĂ©rĂ©monie complĂšte du salut. Il pensait mĂȘme entrer en conversation, mais ma mĂšre, noyĂ©e dans sa douleur, me dit de venir vite, et ne rĂ©pondit mĂȘme pas aux phrases de M. de Guermantes qui, sâattendant Ă ĂȘtre reçu en visite et se trouvant au contraire laissĂ© seul dans lâantichambre, eĂ»t fini par sortir si, au mĂȘme moment, il nâavait vu entrer Saint-Loup arrivĂ© le matin mĂȘme et accouru aux nouvelles. Ah ! elle est bien bonne ! » sâĂ©cria joyeusement le duc en attrapant son neveu par sa manche quâil faillit arracher, sans se soucier de la prĂ©sence de ma mĂšre qui retraversait lâantichambre. Saint-Loup nâĂ©tait pas fĂąchĂ©, je crois, malgrĂ© son sincĂšre chagrin, dâĂ©viter de me voir, Ă©tant donnĂ© ses dispositions pour moi. Il partit, entraĂźnĂ© par son oncle qui, ayant quelque chose de trĂšs important Ă lui dire et ayant failli pour cela partir Ă DonciĂšres, ne pouvait pas en croire sa joie dâavoir pu Ă©conomiser un tel dĂ©rangement. Ah ! si on mâavait dit que je nâavais quâĂ traverser la cour et que je te trouverais ici, jâaurais cru Ă une vaste blague ; comme dirait ton camarade M. Bloch, câest assez farce. » Et tout en sâĂ©loignant avec Robert, quâil tenait par lâĂ©paule Câest Ă©gal, rĂ©pĂ©tait-il, on voit bien que je viens de toucher de la corde de pendu ou tout comme ; jâai une sacrĂ©e veine. » Ce nâest pas que le duc de Guermantes fĂ»t mal Ă©levĂ©, au contraire. Mais il Ă©tait de ces hommes incapables de se mettre Ă la place des autres, de ces hommes ressemblant en cela Ă la plupart des mĂ©decins et aux croquemorts, et qui, aprĂšs avoir pris une figure de circonstance et dit ce sont des instants trĂšs pĂ©nibles », vous avoir au besoin embrassĂ© et conseillĂ© le repos, ne considĂšrent plus une agonie ou un enterrement que comme une rĂ©union mondaine plus ou moins restreinte oĂč, avec une jovialitĂ© comprimĂ©e un moment, ils cherchent des yeux la personne Ă qui ils peuvent parler de leurs petites affaires, demander de les prĂ©senter Ă une autre ou offrir une place » dans leur voiture pour les ramener ». Le duc de Guermantes, tout en se fĂ©licitant du bon vent » qui lâavait poussĂ© vers son neveu, resta si Ă©tonnĂ© de lâaccueil pourtant si naturel de ma mĂšre, quâil dĂ©clara plus tard quâelle Ă©tait aussi dĂ©sagrĂ©able que mon pĂšre Ă©tait poli, quâelle avait des absences » pendant lesquelles elle semblait mĂȘme ne pas entendre les choses quâon lui disait et quâĂ son avis elle nâĂ©tait pas dans son assiette et peut-ĂȘtre mĂȘme nâavait pas toute sa tĂȘte Ă elle. Il voulut bien cependant, Ă ce quâon me dit, mettre cela en partie sur le compte des circonstances et dĂ©clarer que ma mĂšre lui avait paru trĂšs affectĂ©e » par cet Ă©vĂ©nement. Mais il avait encore dans les jambes tout le reste des saluts et rĂ©vĂ©rences Ă reculons quâon lâavait empĂȘchĂ© de mener Ă leur fin et se rendait dâailleurs si peu compte de ce que câĂ©tait que le chagrin de maman, quâil demanda, la veille de lâenterrement, si je nâessayais pas de la distraire. Un beau-frĂšre de ma grandâmĂšre, qui Ă©tait religieux, et que je ne connaissais pas, tĂ©lĂ©graphia en Autriche oĂč Ă©tait le chef de son ordre, et ayant par faveur exceptionnelle obtenu lâautorisation, vint ce jour-lĂ . AccablĂ© de tristesse, il lisait Ă cĂŽtĂ© du lit des textes de priĂšres et de mĂ©ditations sans cependant dĂ©tacher ses yeux en vrille de la malade. Ă un moment oĂč ma grandâmĂšre Ă©tait sans connaissance, la vue de la tristesse de ce prĂȘtre me fit mal, et je le regardai. Il parut surpris de ma pitiĂ© et il se produisit alors quelque chose de singulier. Il joignit ses mains sur sa figure comme un homme absorbĂ© dans une mĂ©ditation douloureuse, mais, comprenant que jâallais dĂ©tourner de lui les yeux, je vis quâil avait laissĂ© un petit Ă©cart entre ses doigts. Et, au moment oĂč mes regards le quittaient, jâaperçus son Ćil aigu qui avait profitĂ© de cet abri de ses mains pour observer si ma douleur Ă©tait sincĂšre. Il Ă©tait embusquĂ© lĂ comme dans lâombre dâun confessionnal. Il sâaperçut que je le voyais et aussitĂŽt clĂŽtura hermĂ©tiquement le grillage quâil avait laissĂ© entrâouvert. Je lâai revu plus tard, et jamais entre nous il ne fut question de cette minute. Il fut tacitement convenu que je nâavais pas remarquĂ© quâil mâĂ©piait. Chez le prĂȘtre comme chez lâaliĂ©niste, il y a toujours quelque chose du juge dâinstruction. Dâailleurs quel est lâami, si cher soit-il, dans le passĂ©, commun avec le nĂŽtre, de qui il nây ait pas de ces minutes dont nous ne trouvions plus commode de nous persuader quâil a dĂ» les oublier ? Le mĂ©decin fit une piqĂ»re de morphine et pour rendre la respiration moins pĂ©nible demanda des ballons dâoxygĂšne. Ma mĂšre, le docteur, la sĆur les tenaient dans leurs mains ; dĂšs que lâun Ă©tait fini, on leur en passait un autre. JâĂ©tais sorti un moment de la chambre. Quand je rentrai je me trouvai comme devant un miracle. AccompagnĂ©e en sourdine par un murmure incessant, ma grandâmĂšre semblait nous adresser un long chant heureux qui remplissait la chambre, rapide et musical. Je compris bientĂŽt quâil nâĂ©tait guĂšre moins inconscient, quâil Ă©tait aussi purement mĂ©canique, que le rĂąle de tout Ă lâheure. Peut-ĂȘtre reflĂ©tait-il dans une faible mesure quelque bien-ĂȘtre apportĂ© par la morphine. Il rĂ©sultait surtout, lâair ne passant plus tout Ă fait de la mĂȘme façon dans les bronches, dâun changement de registre de la respiration. DĂ©gagĂ© par la double action de lâoxygĂšne et de la morphine, le souffle de ma grandâmĂšre ne peinait plus, ne geignait plus, mais vif, lĂ©ger, glissait, patineur, vers le fluide dĂ©licieux. Peut-ĂȘtre Ă lâhaleine, insensible comme celle du vent dans la flĂ»te dâun roseau, se mĂȘlait-il, dans ce chant, quelques-uns de ces soupirs plus humains qui, libĂ©rĂ©s Ă lâapproche de la mort, font croire Ă des impressions de souffrance ou de bonheur chez ceux qui dĂ©jĂ ne sentent plus, et venaient ajouter un accent plus mĂ©lodieux, mais sans changer son rythme, Ă cette longue phrase qui sâĂ©levait, montait encore, puis retombait pour sâĂ©lancer de nouveau de la poitrine allĂ©gĂ©e, Ă la poursuite de lâoxygĂšne. Puis, parvenu si haut, prolongĂ© avec tant de force, le chant, mĂȘlĂ© dâun murmure de supplication dans la voluptĂ©, semblait Ă certains moments sâarrĂȘter tout Ă fait comme une source sâĂ©puise. Françoise, quand elle avait un grand chagrin, Ă©prouvait le besoin si inutile, mais ne possĂ©dait pas lâart si simple, de lâexprimer. Jugeant ma grandâmĂšre tout Ă fait perdue, câĂ©tait ses impressions Ă elle, Françoise, quâelle tenait Ă nous faire connaĂźtre. Et elle ne savait que rĂ©pĂ©ter Cela me fait quelque chose », du mĂȘme ton dont elle disait, quand elle avait pris trop de soupe aux choux Jâai comme un poids sur lâestomac », ce qui dans les deux cas Ă©tait plus naturel quâelle ne semblait le croire. Si faiblement traduit, son chagrin nâen Ă©tait pas moins trĂšs grand, aggravĂ© dâailleurs par lâennui que sa fille, retenue Ă Combray que la jeune Parisienne appelait maintenant la cambrousse » et oĂč elle se sentait devenir pĂ©trousse », ne pĂ»t vraisemblablement revenir pour la cĂ©rĂ©monie mortuaire que Françoise sentait devoir ĂȘtre quelque chose de superbe. Sachant que nous nous Ă©panchions peu, elle avait Ă tout hasard convoquĂ© dâavance Jupien pour tous les soirs de la semaine. Elle savait quâil ne serait pas libre Ă lâheure de lâenterrement. Elle voulait du moins, au retour, le lui raconter ». Depuis plusieurs nuits mon pĂšre, mon grand-pĂšre, un de nos cousins veillaient et ne sortaient plus de la maison. Leur dĂ©vouement continu finissait par prendre un masque dâindiffĂ©rence, et lâinterminable oisivetĂ© autour de cette agonie leur faisait tenir ces mĂȘmes propos qui sont insĂ©parables dâun sĂ©jour prolongĂ© dans un wagon de chemin de fer. Dâailleurs ce cousin le neveu de ma grandâtante excitait chez moi autant dâantipathie quâil mĂ©ritait et obtenait gĂ©nĂ©ralement dâestime. On le trouvait » toujours dans les circonstances graves, et il Ă©tait si assidu auprĂšs des mourants que les familles, prĂ©tendant quâil Ă©tait dĂ©licat de santĂ©, malgrĂ© son apparence robuste, sa voix de basse-taille et sa barbe de sapeur, le conjuraient toujours avec les pĂ©riphrases dâusage de ne pas venir Ă lâenterrement. Je savais dâavance que maman, qui pensait aux autres au milieu de la plus immense douleur, lui dirait sous une tout autre forme ce quâil avait lâhabitude de sâentendre toujours dire â Promettez-moi que vous ne viendrez pas demain ». Faites-le pour elle ». Au moins nâallez pas lĂ -bas ». Elle vous avait demandĂ© de ne pas venir. Rien nây faisait ; il Ă©tait toujours le premier Ă la maison », Ă cause de quoi on lui avait donnĂ©, dans un autre milieu, le surnom, que nous ignorions, de ni fleurs ni couronnes ». Et avant dâaller Ă tout », il avait toujours pensĂ© Ă tout », ce qui lui valait ces mots Vous, on ne vous dit pas merci. » â Quoi ? demanda dâune voix forte mon grand-pĂšre qui Ă©tait devenu un peu sourd et qui nâavait pas entendu quelque chose que mon cousin venait de dire Ă mon pĂšre. â Rien, rĂ©pondit le cousin. Je disais seulement que jâavais reçu ce matin une lettre de Combray oĂč il fait un temps Ă©pouvantable et ici un soleil trop chaud. â Et pourtant le baromĂštre est trĂšs bas, dit mon pĂšre. â OĂč ça dites-vous quâil fait mauvais temps ? demanda mon grand-pĂšre. â Ă Combray. â Ah ! cela ne mâĂ©tonne pas, chaque fois quâil fait mauvais ici il fait beau Ă Combray, et vice versa. Mon Dieu ! vous parlez de Combray a-t-on pensĂ© Ă prĂ©venir Legrandin ? â Oui, ne vous tourmentez pas, câest fait, dit mon cousin dont les joues bronzĂ©es par une barbe trop forte sourirent imperceptiblement de la satisfaction dây avoir pensĂ©. Ă ce moment, mon pĂšre se prĂ©cipita, je crus quâil y avait du mieux ou du pire. CâĂ©tait seulement le docteur Dieulafoy qui venait dâarriver. Mon pĂšre alla le recevoir dans le salon voisin, comme lâacteur qui doit venir jouer. On lâavait fait demander non pour soigner, mais pour constater, en espĂšce de notaire. Le docteur Dieulafoy a pu en effet ĂȘtre un grand mĂ©decin, un professeur merveilleux ; Ă ces rĂŽles divers oĂč il excella, il en joignait un autre dans lequel il fut pendant quarante ans sans rival, un rĂŽle aussi original que le raisonneur, le scaramouche ou le pĂšre noble, et qui Ă©tait de venir constater lâagonie ou la mort. Son nom dĂ©jĂ prĂ©sageait la dignitĂ© avec laquelle il tiendrait lâemploi, et quand la servante disait M. Dieulafoy, on se croyait chez MoliĂšre. Ă la dignitĂ© de lâattitude concourait sans se laisser voir la souplesse dâune taille charmante. Un visage en soi-mĂȘme trop beau Ă©tait amorti par la convenance Ă des circonstances douloureuses. Dans sa noble redingote noire, le professeur entrait, triste sans affectation, ne donnait pas une seule condolĂ©ance quâon eĂ»t pu croire feinte et ne commettait pas non plus la plus lĂ©gĂšre infraction au tact. Aux pieds dâun lit de mort, câĂ©tait lui et non le duc de Guermantes qui Ă©tait le grand seigneur. AprĂšs avoir regardĂ© ma grandâmĂšre sans la fatiguer, et avec un excĂšs de rĂ©serve qui Ă©tait une politesse au mĂ©decin traitant, il dit Ă voix basse quelques mots Ă mon pĂšre, sâinclina respectueusement devant ma mĂšre, Ă qui je sentis que mon pĂšre se retenait pour ne pas dire Le professeur Dieulafoy ». Mais dĂ©jĂ celui-ci avait dĂ©tournĂ© la tĂȘte, ne voulant pas importuner, et sortit de la plus belle façon du monde, en prenant simplement le cachet quâon lui remit. Il nâavait pas eu lâair de le voir, et nous-mĂȘmes nous demandĂąmes un moment si nous le lui avions remis tant il avait mis de la souplesse dâun prestidigitateur Ă le faire disparaĂźtre, sans pour cela perdre rien de sa gravitĂ© plutĂŽt accrue de grand consultant Ă la longue redingote Ă revers de soie, Ă la belle tĂȘte pleine dâune noble commisĂ©ration. Sa lenteur et sa vivacitĂ© montraient que, si cent visites lâattendaient encore, il ne voulait pas avoir lâair pressĂ©. Car il Ă©tait le tact, lâintelligence et la bontĂ© mĂȘmes. Cet homme Ă©minent nâest plus. Dâautres mĂ©decins, dâautres professeurs ont pu lâĂ©galer, le dĂ©passer peut-ĂȘtre. Mais lâ emploi » oĂč son savoir, ses dons physiques, sa haute Ă©ducation le faisaient triompher, nâexiste plus, faute de successeurs qui aient su le tenir. Maman nâavait mĂȘme pas aperçu M. Dieulafoy, tout ce qui nâĂ©tait pas ma grandâmĂšre nâexistant pas. Je me souviens et jâanticipe ici quâau cimetiĂšre, oĂč on la vit, comme une apparition surnaturelle, sâapprocher timidement de la tombe et semblant regarder un ĂȘtre envolĂ© qui Ă©tait dĂ©jĂ loin dâelle, mon pĂšre lui ayant dit Le pĂšre Norpois est venu Ă la maison, Ă lâĂ©glise, au cimetiĂšre, il a manquĂ© une commission trĂšs importante pour lui, tu devrais lui dire un mot, cela le toucherait beaucoup », ma mĂšre, quand lâambassadeur sâinclina vers elle, ne put que pencher avec douceur son visage qui nâavait pas pleurĂ©. Deux jours plus tĂŽt â et pour anticiper encore avant de revenir Ă lâinstant mĂȘme auprĂšs du lit oĂč la malade agonisait â pendant quâon veillait ma grandâmĂšre morte, Françoise, qui, ne niant pas absolument les revenants, sâeffrayait au moindre bruit, disait Il me semble que câest elle. » Mais au lieu dâeffroi, câĂ©tait une douceur infinie que ces mots Ă©veillĂšrent chez ma mĂšre qui aurait tant voulu que les morts revinssent, pour avoir quelquefois sa mĂšre auprĂšs dâelle. Pour revenir maintenant Ă ces heures de lâagonie â Vous savez ce que ses sĆurs nous ont tĂ©lĂ©graphiĂ© ? demanda mon grand-pĂšre Ă mon cousin. â Oui, Beethoven, on mâa dit ; câest Ă encadrer, cela ne mâĂ©tonne pas. â Ma pauvre femme qui les aimait tant, dit mon grand-pĂšre en essuyant une larme. Il ne faut pas leur en vouloir. Elles sont folles Ă lier, je lâai toujours dit. Quâest-ce quâil y a, on ne donne plus dâoxygĂšne ? Ma mĂšre dit â Mais, alors, maman va recommencer Ă mal respirer. Le mĂ©decin rĂ©pondit â Oh ! non, lâeffet de lâoxygĂšne durera encore un bon moment, nous recommencerons tout Ă lâheure. Il me semblait quâon nâaurait pas dit cela pour une mourante ; que, si ce bon effet devait durer, câest quâon pouvait quelque chose sur sa vie. Le sifflement de lâoxygĂšne cessa pendant quelques instants. Mais la plainte heureuse de la respiration jaillissait toujours, lĂ©gĂšre, tourmentĂ©e, inachevĂ©e, sans cesse recommençante. Par moments, il semblait que tout fĂ»t fini, le souffle sâarrĂȘtait, soit par ces mĂȘmes changements dâoctaves quâil y a dans la respiration dâun dormeur, soit par une intermittence naturelle, un effet de lâanesthĂ©sie, le progrĂšs de lâasphyxie, quelque dĂ©faillance du cĆur. Le mĂ©decin reprit le pouls de ma grandâmĂšre, mais dĂ©jĂ , comme si un affluent venait apporter son tribut au courant assĂ©chĂ©, un nouveau chant sâembranchait Ă la phrase interrompue. Et celle-ci reprenait Ă un autre diapason, avec le mĂȘme Ă©lan inĂ©puisable. Qui sait si, sans mĂȘme que ma grandâmĂšre en eĂ»t conscience, tant dâĂ©tats heureux et tendres comprimĂ©s par la souffrance ne sâĂ©chappaient pas dâelle maintenant comme ces gaz plus lĂ©gers quâon refoula longtemps ? On aurait dit que tout ce quâelle avait Ă nous dire sâĂ©panchait, que câĂ©tait Ă nous quâelle sâadressait avec cette prolixitĂ©, cet empressement, cette effusion. Au pied du lit, convulsĂ©e par tous les souffles de cette agonie, ne pleurant pas mais par moments trempĂ©e de larmes, ma mĂšre avait la dĂ©solation sans pensĂ©e dâun feuillage que cingle la pluie et retourne le vent. On me fit mâessuyer les yeux avant que jâallasse embrasser ma grandâmĂšre. â Mais je croyais quâelle ne voyait plus, dit mon pĂšre. â On ne peut jamais savoir, rĂ©pondit le docteur. Quand mes lĂšvres la touchĂšrent, les mains de ma grandâmĂšre sâagitĂšrent, elle fut parcourue tout entiĂšre dâun long frisson, soit rĂ©flexe, soit que certaines tendresses aient leur hyperesthĂ©sie qui reconnaĂźt Ă travers le voile de lâinconscience ce quâelles nâont presque pas besoin des sens pour chĂ©rir. Tout dâun coup ma grandâmĂšre se dressa Ă demi, fit un effort violent, comme quelquâun qui dĂ©fend sa vie. Françoise ne put rĂ©sister Ă cette vue et Ă©clata en sanglots. Me rappelant ce que le mĂ©decin avait dit, je voulus la faire sortir de la chambre. Ă ce moment, ma grandâmĂšre ouvrit les yeux. Je me prĂ©cipitai sur Françoise pour cacher ses pleurs, pendant que mes parents parleraient Ă la malade. Le bruit de lâoxygĂšne sâĂ©tait tu, le mĂ©decin sâĂ©loigna du lit. Ma grandâmĂšre Ă©tait morte. Quelques heures plus tard, Françoise put une derniĂšre fois et sans les faire souffrir peigner ces beaux cheveux qui grisonnaient seulement et jusquâici avaient semblĂ© ĂȘtre moins ĂągĂ©s quâelle. Mais maintenant, au contraire, ils Ă©taient seuls Ă imposer la couronne de la vieillesse sur le visage redevenu jeune dâoĂč avaient disparu les rides, les contractions, les empĂątements, les tensions, les flĂ©chissements que, depuis tant dâannĂ©es, lui avait ajoutĂ©s la souffrance. Comme au temps lointain oĂč ses parents lui avaient choisi un Ă©poux, elle avait les traits dĂ©licatement tracĂ©s par la puretĂ© et la soumission, les joues brillantes dâune chaste espĂ©rance, dâun rĂȘve de bonheur, mĂȘme dâune innocente gaietĂ©, que les annĂ©es avaient peu Ă peu dĂ©truits. La vie en se retirant venait dâemporter les dĂ©sillusions de la vie. Un sourire semblait posĂ© sur les lĂšvres de ma grandâmĂšre. Sur ce lit funĂšbre, la mort, comme le sculpteur du moyen Ăąge, lâavait couchĂ©e sous lâapparence dâune jeune fille. CHAPITRE DEUXIĂMEVISITE DâALBERTINE. PERSPECTIVE DâUN RICHE MARIAGE POUR QUELQUES AMIS DE SAINT-LOUP. LâESPRIT DES GUERMANTES DEVANT LA PRINCESSE DE PARME. ĂTRANGE VISITE Ă M. DE CHARLUS. JE COMPRENDS DE MOINS EN MOINS SON CARACTĂRE. LES SOULIERS ROUGES DE LA DUCHESSE. Bien que ce fĂ»t simplement un dimanche dâautomne, je venais de renaĂźtre, lâexistence Ă©tait intacte devant moi, car dans la matinĂ©e, aprĂšs une sĂ©rie de jours doux, il avait fait un brouillard froid qui ne sâĂ©tait levĂ© que vers midi. Or, un changement de temps suffit Ă recrĂ©er le monde et nous-mĂȘme. Jadis, quand le vent soufflait dans ma cheminĂ©e, jâĂ©coutais les coups quâil frappait contre la trappe avec autant dâĂ©motion que si, pareils aux fameux coups dâarchet par lesquels dĂ©bute la Symphonie en ut mineur, ils avaient Ă©tĂ© les appels irrĂ©sistibles dâun mystĂ©rieux destin. Tout changement Ă vue de la nature nous offre une transformation semblable, en adaptant au mode nouveau des choses nos dĂ©sirs harmonisĂ©s. La brume, dĂšs le rĂ©veil, avait fait de moi, au lieu de lâĂȘtre centrifuge quâon est par les beaux jours, un homme repliĂ©, dĂ©sireux du coin du feu et du lit partagĂ©, Adam frileux en quĂȘte dâune Ăve sĂ©dentaire, dans ce monde diffĂ©rent. Entre la couleur grise et douce dâune campagne matinale et le goĂ»t dâune tasse de chocolat, je faisais tenir toute lâoriginalitĂ© de la vie physique, intellectuelle et morale que jâavais apportĂ©e une annĂ©e environ auparavant Ă DonciĂšres, et qui, blasonnĂ©e de la forme oblongue dâune colline pelĂ©e â toujours prĂ©sente mĂȘme quand elle Ă©tait invisible â formait en moi une sĂ©rie de plaisirs entiĂšrement distincts de tous autres, indicibles Ă des amis en ce sens que les impressions richement tissĂ©es les unes dans les autres qui les orchestraient les caractĂ©risaient bien plus pour moi et Ă mon insu que les faits que jâaurais pu raconter. Ă ce point de vue le monde nouveau dans lequel le brouillard de ce matin mâavait plongĂ© Ă©tait un monde dĂ©jĂ connu de moi ce qui ne lui donnait que plus de vĂ©ritĂ©, et oubliĂ© depuis quelque temps ce qui lui rendait toute sa fraĂźcheur. Et je pus regarder quelques-uns des tableaux de bruine que ma mĂ©moire avait acquis, notamment des Matin Ă DonciĂšres », soit le premier jour au quartier, soit, une autre fois, dans un chĂąteau voisin oĂč Saint-Loup mâavait emmenĂ© passer vingt-quatre heures, de la fenĂȘtre dont jâavais soulevĂ© les rideaux Ă lâaube, avant de me recoucher, dans le premier un cavalier, dans le second Ă la mince lisiĂšre dâun Ă©tang et dâun bois dont tout le reste Ă©tait englouti dans la douceur uniforme et liquide de la brume un cocher en train dâastiquer une courroie, mâĂ©taient apparus comme ces rares personnages, Ă peine distincts pour lâĆil obligĂ© de sâadapter au vague mystĂ©rieux des pĂ©nombres, qui Ă©mergent dâune fresque effacĂ©e. Câest de mon lit que je regardais aujourdâhui ces souvenirs, car je mâĂ©tais recouchĂ© pour attendre le moment oĂč, profitant de lâabsence de mes parents, partis pour quelques jours Ă Combray, je comptais ce soir mĂȘme aller entendre une petite piĂšce quâon jouait chez Mme de Villeparisis. Eux revenus, je nâaurais peut-ĂȘtre osĂ© le faire ; ma mĂšre, dans les scrupules de son respect pour le souvenir de ma grandâmĂšre, voulait que les marques de regret qui lui Ă©taient donnĂ©es le fussent librement, sincĂšrement ; elle ne mâaurait pas dĂ©fendu cette sortie, elle lâeĂ»t dĂ©sapprouvĂ©e. De Combray au contraire, consultĂ©e, elle ne mâeĂ»t pas rĂ©pondu par un triste Fais ce que tu veux, tu es assez grand pour savoir ce que tu dois faire », mais se reprochant de mâavoir laissĂ© seul Ă Paris, et jugeant mon chagrin dâaprĂšs le sien, elle eĂ»t souhaitĂ© pour lui des distractions quâelle se fĂ»t refusĂ©es Ă elle-mĂȘme et quâelle se persuadait que ma grandâmĂšre, soucieuse avant tout de ma santĂ© et de mon Ă©quilibre nerveux, mâeĂ»t conseillĂ©es. Depuis le matin on avait allumĂ© le nouveau calorifĂšre Ă eau. Son bruit dĂ©sagrĂ©able, qui poussait de temps Ă autre une sorte de hoquet, nâavait aucun rapport avec mes souvenirs de DonciĂšres. Mais sa rencontre prolongĂ©e avec eux en moi, cet aprĂšs-midi, allait lui faire contracter avec eux une affinitĂ© telle que, chaque fois que un peu dĂ©shabituĂ© de lui jâentendrais de nouveau le chauffage central, il me les rappellerait. Il nây avait Ă la maison que Françoise. Le jour gris, tombant comme une pluie fine, tissait sans arrĂȘt de transparents filets dans lesquels les promeneurs dominicaux semblaient sâargenter. Jâavais rejetĂ© Ă mes pieds le Figaro que tous les jours je faisais acheter consciencieusement depuis que jây avais envoyĂ© un article qui nây avait pas paru ; malgrĂ© lâabsence de soleil, lâintensitĂ© du jour mâindiquait que nous nâĂ©tions encore quâau milieu de lâaprĂšs-midi. Les rideaux de tulle de la fenĂȘtre, vaporeux et friables comme ils nâauraient pas Ă©tĂ© par un beau temps, avaient ce mĂȘme mĂ©lange de douceur et de cassant quâont les ailes de libellules et les verres de Venise. Il me pesait dâautant plus dâĂȘtre seul ce dimanche-lĂ que jâavais fait porter le matin une lettre Ă Mlle de Stermaria. Robert de Saint-Loup, que sa mĂšre avait rĂ©ussi Ă faire rompre, aprĂšs de douloureuses tentatives avortĂ©es, avec sa maĂźtresse, et qui depuis ce moment avait Ă©tĂ© envoyĂ© au Maroc pour oublier celle quâil nâaimait dĂ©jĂ plus depuis quelque temps, mâavait Ă©crit un mot, reçu la veille, oĂč il mâannonçait sa prochaine arrivĂ©e en France pour un congĂ© trĂšs court. Comme il ne ferait que toucher barre Ă Paris oĂč sa famille craignait sans doute de le voir renouer avec Rachel, il mâavertissait, pour me montrer quâil avait pensĂ© Ă moi, quâil avait rencontrĂ© Ă Tanger Mlle ou plutĂŽt Mme de Stermaria, car elle avait divorcĂ© aprĂšs trois mois de mariage. Et Robert se souvenant de ce que je lui avais dit Ă Balbec avait demandĂ© de ma part un rendez-vous Ă la jeune femme. Elle dĂźnerait trĂšs volontiers avec moi, lui avait-elle rĂ©pondu, un des jours que, avant de regagner la Bretagne, elle passerait Ă Paris. Il me disait de me hĂąter dâĂ©crire Ă Mme de Stermaria, car elle Ă©tait certainement arrivĂ©e. La lettre de Saint-Loup ne mâavait pas Ă©tonnĂ©, bien que je nâeusse pas reçu de nouvelles de lui depuis quâau moment de la maladie de ma grandâmĂšre il mâeĂ»t accusĂ© de perfidie et de trahison. Jâavais trĂšs bien compris alors ce qui sâĂ©tait passĂ©. Rachel, qui aimait Ă exciter sa jalousie â elle avait des raisons accessoires aussi de mâen vouloir â avait persuadĂ© Ă son amant que jâavais fait des tentatives sournoises pour avoir, pendant lâabsence de Robert, des relations avec elle. Il est probable quâil continuait Ă croire que câĂ©tait vrai, mais il avait cessĂ© dâĂȘtre Ă©pris dâelle, de sorte que, vrai ou non, ce lui Ă©tait devenu parfaitement Ă©gal et que notre amitiĂ© seule subsistait. Quand, une fois que je lâeus revu, je voulus essayer de lui parler de ses reproches, il eut seulement un bon et tendre sourire par lequel il avait lâair de sâexcuser, puis il changea de conversation. Ce nâest pas quâil ne dĂ»t un peu plus tard, Ă Paris, revoir quelquefois Rachel. Les crĂ©atures qui ont jouĂ© un grand rĂŽle dans notre vie, il est rare quâelles en sortent tout dâun coup dâune façon dĂ©finitive. Elles reviennent sây poser par moments au point que certains croient Ă un recommencement dâamour avant de la quitter Ă jamais. La rupture de Saint-Loup avec Rachel lui Ă©tait trĂšs vite devenue moins douloureuse, grĂące au plaisir apaisant que lui apportaient les incessantes demandes dâargent de son amie. La jalousie, qui prolonge lâamour, ne peut pas contenir beaucoup plus de choses que les autres formes de lâimagination. Si lâon emporte, quand on part en voyage, trois ou quatre images qui du reste se perdront en route les lys et les anĂ©mones du Ponte Vecchio, lâĂ©glise persane dans les brumes, etc., la malle est dĂ©jĂ bien pleine. Quand on quitte une maĂźtresse, on voudrait bien, jusquâĂ ce quâon lâait un peu oubliĂ©e, quâelle ne devĂźnt pas la possession de trois ou quatre entreteneurs possibles et quâon se figure, câest-Ă -dire dont on est jaloux tous ceux quâon ne se figure pas ne sont rien. Or, les demandes dâargent frĂ©quentes dâune maĂźtresse quittĂ©e ne vous donnent pas plus une idĂ©e complĂšte de sa vie que des feuilles de tempĂ©rature Ă©levĂ©e ne donneraient de sa maladie. Mais les secondes seraient tout de mĂȘme un signe quâelle est malade et les premiĂšres fournissent une prĂ©somption, assez vague il est vrai, que la dĂ©laissĂ©e ou dĂ©laisseuse nâa pas dĂ» trouver grandâchose comme riche protecteur. Aussi chaque demande est-elle accueillie avec la joie que produit une accalmie dans la souffrance du jaloux, et suivie immĂ©diatement dâenvois dâargent, car on veut quâelle ne manque de rien, sauf dâamants dâun des trois amants quâon se figure, le temps de se rĂ©tablir un peu soi-mĂȘme et de pouvoir apprendre sans faiblesse le nom du successeur. Quelquefois Rachel revint assez tard dans la soirĂ©e pour demander Ă son ancien amant la permission de dormir Ă cĂŽtĂ© de lui jusquâau matin. CâĂ©tait une grande douceur pour Robert, car il se rendait compte combien ils avaient tout de mĂȘme vĂ©cu intimement ensemble, rien quâĂ voir que, mĂȘme sâil prenait Ă lui seul une grande moitiĂ© du lit, il ne la dĂ©rangeait en rien pour dormir. Il comprenait quâelle Ă©tait prĂšs de son corps, plus commodĂ©ment quâelle nâeĂ»t Ă©tĂ© ailleurs, quâelle se retrouvait Ă son cĂŽtĂ© â fĂ»t-ce Ă lâhĂŽtel â comme dans une chambre anciennement connue oĂč lâon a ses habitudes, oĂč on dort mieux. Il sentait que ses Ă©paules, ses jambes, tout lui, Ă©taient pour elle, mĂȘme quand il remuait trop par insomnie ou travail Ă faire, de ces choses si parfaitement usuelles quâelles ne peuvent gĂȘner et que leur perception ajoute encore Ă la sensation du repos. Pour revenir en arriĂšre, jâavais Ă©tĂ© dâautant plus troublĂ© par la lettre de Robert que je lisais entre les lignes ce quâil nâavait pas osĂ© Ă©crire plus explicitement. Tu peux trĂšs bien lâinviter en cabinet particulier, me disait-il. Câest une jeune personne charmante, dâun dĂ©licieux caractĂšre, vous vous entendrez parfaitement et je suis certain dâavance que tu passeras une trĂšs bonne soirĂ©e. » Comme mes parents rentraient Ă la fin de la semaine, samedi ou dimanche, et quâaprĂšs je serais forcĂ© de dĂźner tous les soirs Ă la maison, jâavais aussitĂŽt Ă©crit Ă Mme de Stermaria pour lui proposer le jour quâelle voudrait, jusquâĂ vendredi. On avait rĂ©pondu que jâaurais une lettre, vers huit heures, ce soir mĂȘme. Je lâaurais atteint assez vite si jâavais eu pendant lâaprĂšs-midi qui me sĂ©parait de lui le secours dâune visite. Quand les heures sâenveloppent de causeries, on ne peut plus les mesurer, mĂȘme les voir, elles sâĂ©vanouissent, et tout dâun coup câest bien loin du point oĂč il vous avait Ă©chappĂ© que reparaĂźt devant votre attention le temps agile et escamotĂ©. Mais si nous sommes seuls, la prĂ©occupation, en ramenant devant nous le moment encore Ă©loignĂ© et sans cesse attendu, avec la frĂ©quence et lâuniformitĂ© dâun tic tac, divise ou plutĂŽt multiplie les heures par toutes les minutes quâentre amis nous nâaurions pas comptĂ©es. Et confrontĂ©e, par le retour incessant de mon dĂ©sir, Ă lâardent plaisir que je goĂ»terais dans quelques jours seulement, hĂ©las ! avec Mme de Stermaria, cette aprĂšs-midi, que jâallais achever seul, me paraissait bien vide et bien mĂ©lancolique. Par moments, jâentendais le bruit de lâascenseur qui montait, mais il Ă©tait suivi dâun second bruit, non celui que jâespĂ©rais lâarrĂȘt Ă mon Ă©tage, mais dâun autre fort diffĂ©rent que lâascenseur faisait pour continuer sa route Ă©lancĂ©e vers les Ă©tages supĂ©rieurs et qui, parce quâil signifia si souvent la dĂ©sertion du mien quand jâattendais une visite, est restĂ© pour moi plus tard, mĂȘme quand je nâen dĂ©sirais plus aucune, un bruit par lui-mĂȘme douloureux, oĂč rĂ©sonnait comme une sentence dâabandon. Lasse, rĂ©signĂ©e, occupĂ©e pour plusieurs heures encore Ă sa tĂąche immĂ©moriale, la grise journĂ©e filait sa passementerie de nacre et je mâattristais de penser que jâallais rester seul en tĂȘte Ă tĂȘte avec elle qui ne me connaissait pas plus quâune ouvriĂšre qui, installĂ©e prĂšs de la fenĂȘtre pour voir plus clair en faisant sa besogne, ne sâoccupe nullement de la personne prĂ©sente dans la chambre. Tout dâun coup, sans que jâeusse entendu sonner, Françoise vint ouvrir la porte, introduisant Albertine qui entra souriante, silencieuse, replĂšte, contenant dans la plĂ©nitude de son corps, prĂ©parĂ©s pour que je continuasse Ă les vivre, venus vers moi, les jours passĂ©s dans ce Balbec oĂč je nâĂ©tais jamais retournĂ©. Sans doute, chaque fois que nous revoyons une personne avec qui nos rapports â si insignifiants soient-ils â se trouvent changĂ©s, câest comme une confrontation de deux Ă©poques. Il nây a pas besoin pour cela quâune ancienne maĂźtresse vienne nous voir en amie, il suffit de la visite Ă Paris de quelquâun que nous avons connu dans lâau-jour-le-jour dâun certain genre de vie, et que cette vie ait cessĂ©, fĂ»t-ce depuis une semaine seulement. Sur chaque trait rieur, interrogatif et gĂȘnĂ© du visage dâAlbertine, je pouvais Ă©peler ces questions Et Madame de Villeparisis ? Et le maĂźtre de danse ? Et le pĂątissier ? » Quand elle sâassit, son dos eut lâair de dire Dame, il nây a pas de falaise ici, vous permettez que je mâasseye tout de mĂȘme prĂšs de vous, comme jâaurais fait Ă Balbec ? » Elle semblait une magicienne me prĂ©sentant un miroir du Temps. En cela elle Ă©tait pareille Ă tous ceux que nous revoyons rarement, mais qui jadis vĂ©curent plus intimement avec nous. Mais avec Albertine il nây avait que cela. Certes, mĂȘme Ă Balbec, dans nos rencontres quotidiennes jâĂ©tais toujours surpris en lâapercevant tant elle Ă©tait journaliĂšre. Mais maintenant on avait peine Ă la reconnaĂźtre. DĂ©gagĂ©s de la vapeur rose qui les baignait, ses traits avaient sailli comme une statue. Elle avait un autre visage, ou plutĂŽt elle avait enfin un visage ; son corps avait grandi. Il ne restait presque plus rien de la gaine oĂč elle avait Ă©tĂ© enveloppĂ©e et sur la surface de laquelle Ă Balbec sa forme future se dessinait Ă peine. Albertine, cette fois, rentrait Ă Paris plus tĂŽt que de coutume. Dâordinaire elle nây arrivait quâau printemps, de sorte que, dĂ©jĂ troublĂ© depuis quelques semaines par les orages sur les premiĂšres fleurs, je ne sĂ©parais pas, dans le plaisir que jâavais, le retour dâAlbertine et celui de la belle saison. Il suffisait quâon me dise quâelle Ă©tait Ă Paris et quâelle Ă©tait passĂ©e chez moi pour que je la revisse comme une rose au bord de la mer. Je ne sais trop si câĂ©tait le dĂ©sir de Balbec ou dâelle qui sâemparait de moi alors, peut-ĂȘtre le dĂ©sir dâelle Ă©tant lui-mĂȘme une forme paresseuse, lĂąche et incomplĂšte de possĂ©der Balbec, comme si possĂ©der matĂ©riellement une chose, faire sa rĂ©sidence dâune ville, Ă©quivalait Ă la possĂ©der spirituellement. Et dâailleurs, mĂȘme matĂ©riellement, quand elle Ă©tait non plus balancĂ©e par mon imagination devant lâhorizon marin, mais immobile auprĂšs de moi, elle me semblait souvent une bien pauvre rose devant laquelle jâaurais bien voulu fermer les yeux pour ne pas voir tel dĂ©faut des pĂ©tales et pour croire que je respirais sur la plage. Je peux le dire ici, bien que je ne susse pas alors ce qui ne devait arriver que dans la suite. Certes, il est plus raisonnable de sacrifier sa vie aux femmes quâaux timbres-poste, aux vieilles tabatiĂšres, mĂȘme aux tableaux et aux statues. Seulement lâexemple des autres collections devrait nous avertir de changer, de nâavoir pas une seule femme, mais beaucoup. Ces mĂ©langes charmants quâune jeune fille fait avec une plage, avec la chevelure tressĂ©e dâune statue dâĂ©glise, avec une estampe, avec tout ce Ă cause de quoi on aime en lâune dâelles, chaque fois quâelle entre, un tableau charmant, ces mĂ©langes ne sont pas trĂšs stables. Vivez tout Ă fait avec la femme et vous ne verrez plus rien de ce qui vous lâa fait aimer ; certes les deux Ă©lĂ©ments dĂ©sunis, la jalousie peut Ă nouveau les rejoindre. Si aprĂšs un long temps de vie commune je devais finir par ne plus voir en Albertine quâune femme ordinaire, quelque intrigue dâelle avec un ĂȘtre quâelle eĂ»t aimĂ© Ă Balbec eĂ»t peut-ĂȘtre suffi pour rĂ©incorporer en elle et amalgamer la plage et le dĂ©ferlement du flot. Seulement ces mĂ©langes secondaires ne ravissant plus nos yeux, câest Ă notre cĆur quâils sont sensibles et funestes. On ne peut sous une forme si dangereuse trouver souhaitable le renouvellement du miracle. Mais jâanticipe les annĂ©es. Et je dois seulement ici regretter de nâĂȘtre pas restĂ© assez sage pour avoir eu simplement ma collection de femmes comme on a des lorgnettes anciennes, jamais assez nombreuses derriĂšre une vitrine oĂč toujours une place vide attend une lorgnette nouvelle et plus rare. Contrairement Ă lâordre habituel de ses villĂ©giatures, cette annĂ©e elle venait directement de Balbec et encore y Ă©tait-elle restĂ©e bien moins tard que dâhabitude. Il y avait longtemps que je ne lâavais vue. Et comme je ne connaissais pas, mĂȘme de nom, les personnes quâelle frĂ©quentait Ă Paris, je ne savais rien dâelle pendant les pĂ©riodes oĂč elle restait sans venir me voir. Celles-ci Ă©taient souvent assez longues. Puis, un beau jour, surgissait brusquement Albertine dont les roses apparitions et les silencieuses visites me renseignaient assez peu sur ce quâelle avait pu faire dans leur intervalle, qui restait plongĂ© dans cette obscuritĂ© de sa vie que mes yeux ne se souciaient guĂšre de percer. Cette fois-ci pourtant, certains signes semblaient indiquer que des choses nouvelles avaient dĂ» se passer dans cette vie. Mais il fallait peut-ĂȘtre tout simplement induire dâeux quâon change trĂšs vite Ă lâĂąge quâavait Albertine. Par exemple, son intelligence se montrait mieux, et quand je lui reparlai du jour oĂč elle avait mis tant dâardeur Ă imposer son idĂ©e de faire Ă©crire par Sophocle Mon cher Racine », elle fut la premiĂšre Ă rire de bon cĆur. Câest AndrĂ©e qui avait raison, jâĂ©tais stupide, dit-elle, il fallait que Sophocle Ă©crive Monsieur ». Je lui rĂ©pondis que le monsieur » et le cher monsieur » dâAndrĂ©e nâĂ©taient pas moins comiques que son mon cher Racine » Ă elle et le mon cher ami » de GisĂšle, mais quâil nây avait, au fond, de stupides que des professeurs faisant encore adresser par Sophocle une lettre Ă Racine. LĂ , Albertine ne me suivit plus. Elle ne voyait pas ce que cela avait de bĂȘte ; son intelligence sâentrâouvrait, mais nâĂ©tait pas dĂ©veloppĂ©e. Il y avait des nouveautĂ©s plus attirantes en elle ; je sentais, dans la mĂȘme jolie fille qui venait de sâasseoir prĂšs de mon lit, quelque chose de diffĂ©rent ; et dans ces lignes qui dans le regard et les traits du visage expriment la volontĂ© habituelle, un changement de front, une demi-conversion comme si avaient Ă©tĂ© dĂ©truites ces rĂ©sistances contre lesquelles je mâĂ©tais brisĂ© Ă Balbec, un soir dĂ©jĂ lointain oĂč nous formions un couple symĂ©trique mais inverse de celui de lâaprĂšs-midi actuel, puisque alors câĂ©tait elle qui Ă©tait couchĂ©e et moi Ă cĂŽtĂ© de son lit. Voulant et nâosant mâassurer si maintenant elle se laisserait embrasser, chaque fois quâelle se levait pour partir, je lui demandais de rester encore. Ce nâĂ©tait pas trĂšs facile Ă obtenir, car bien quâelle nâeĂ»t rien Ă faire sans cela, elle eĂ»t bondi au dehors, elle Ă©tait une personne exacte et dâailleurs peu aimable avec moi, ne semblant guĂšre se plaire dans ma compagnie. Pourtant chaque fois, aprĂšs avoir regardĂ© sa montre, elle se rasseyait Ă ma priĂšre, de sorte quâelle avait passĂ© plusieurs heures avec moi et sans que je lui eusse rien demandĂ© ; les phrases que je lui disais se rattachaient Ă celles que je lui avais dites pendant les heures prĂ©cĂ©dentes, et ne rejoignaient en rien ce Ă quoi je pensais, ce que je dĂ©sirais, lui restaient indĂ©finiment parallĂšles. Il nây a rien comme le dĂ©sir pour empĂȘcher les choses quâon dit dâavoir aucune ressemblance avec ce quâon a dans la pensĂ©e. Le temps presse et pourtant il semble quâon veuille gagner du temps en parlant de sujets absolument Ă©trangers Ă celui qui nous prĂ©occupe. On cause, alors que la phrase quâon voudrait prononcer serait dĂ©jĂ accompagnĂ©e dâun geste, Ă supposer mĂȘme que, pour se donner le plaisir de lâimmĂ©diat et assouvir la curiositĂ© quâon Ă©prouve Ă lâĂ©gard des rĂ©actions quâil amĂšnera sans mot dire, sans demander aucune permission, on nâait pas fait ce geste. Certes je nâaimais nullement Albertine fille de la brume du dehors, elle pouvait seulement contenter le dĂ©sir imaginatif que le temps nouveau avait Ă©veillĂ© en moi et qui Ă©tait intermĂ©diaire entre les dĂ©sirs que peuvent satisfaire dâune part les arts de la cuisine et ceux de la sculpture monumentale, car il me faisait rĂȘver Ă la fois de mĂȘler Ă ma chair une matiĂšre diffĂ©rente et chaude, et dâattacher par quelque point Ă mon corps Ă©tendu un corps divergent comme le corps dâĂve tenait Ă peine par les pieds Ă la hanche dâAdam, au corps duquel elle est presque perpendiculaire, dans ces bas-reliefs romans de la cathĂ©drale de Balbec qui figurent dâune façon si noble et si paisible, presque encore comme une frise antique, la crĂ©ation de la femme ; Dieu y est partout suivi, comme par deux ministres, de deux petits anges dans lesquels on reconnaĂźt â telles ces crĂ©atures ailĂ©es et tourbillonnantes de lâĂ©tĂ© que lâhiver a surprises et Ă©pargnĂ©es â des Amours dâHerculanum encore en vie en plein xiiie siĂšcle, et traĂźnant leur dernier vol, las mais ne manquant pas Ă la grĂące quâon peut attendre dâeux, sur toute la façade du porche. Or, ce plaisir, qui en accomplissant mon dĂ©sir mâeĂ»t dĂ©livrĂ© de cette rĂȘverie, et que jâeusse tout aussi volontiers cherchĂ© en nâimporte quelle autre jolie femme, si lâon mâavait demandĂ© sur quoi â au cours de ce bavardage interminable oĂč je taisais Ă Albertine la seule chose Ă laquelle je pensasse â se basait mon hypothĂšse optimiste au sujet des complaisances possibles, jâaurais peut-ĂȘtre rĂ©pondu que cette hypothĂšse Ă©tait due tandis que les traits oubliĂ©s de la voix dâAlbertine redessinaient pour moi le contour de sa personnalitĂ© Ă lâapparition de certains mots qui ne faisaient pas partie de son vocabulaire, au moins dans lâacception quâelle leur donnait maintenant. Comme elle me disait quâElstir Ă©tait bĂȘte et que je me rĂ©criais â Vous ne me comprenez pas, rĂ©pliqua-t-elle en souriant, je veux dire quâil a Ă©tĂ© bĂȘte en cette circonstance, mais je sais parfaitement que câest quelquâun de tout Ă fait distinguĂ©. De mĂȘme pour dire du golf de Fontainebleau quâil Ă©tait Ă©lĂ©gant, elle dĂ©clara â Câest tout Ă fait une sĂ©lection. Ă propos dâun duel que jâavais eu, elle me dit de mes tĂ©moins Ce sont des tĂ©moins de choix », et regardant ma figure avoua quâelle aimerait me voir porter la moustache ». Elle alla mĂȘme, et mes chances me parurent alors trĂšs grandes, jusquâĂ prononcer, terme que, je lâeusse jurĂ©, elle ignorait lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente, que depuis quâelle avait vu GisĂšle il sâĂ©tait passĂ© un certain laps de temps ». Ce nâest pas quâAlbertine ne possĂ©dĂąt dĂ©jĂ quand jâĂ©tais Ă Balbec un lot trĂšs sortable de ces expressions qui dĂ©cĂšlent immĂ©diatement quâon est issu dâune famille aisĂ©e, et que dâannĂ©e en annĂ©e une mĂšre abandonne Ă sa fille comme elle lui donne au fur et Ă mesure quâelle grandit, dans les circonstances importantes, ses propres bijoux. On avait senti quâAlbertine avait cessĂ© dâĂȘtre une petite enfant quand un jour, pour remercier dâun cadeau quâune Ă©trangĂšre lui avait fait, elle avait rĂ©pondu Je suis confuse. » Mme Bontemps nâavait pu sâempĂȘcher de regarder son mari, qui avait rĂ©pondu â Dame, elle va sur ses quatorze ans. La nubilitĂ© plus accentuĂ©e sâĂ©tait marquĂ©e quand Albertine, parlant dâune jeune fille qui avait mauvaise façon, avait dit On ne peut mĂȘme pas distinguer si elle est jolie, elle a un pied de rouge sur la figure. » Enfin, quoique jeune fille encore, elle prenait dĂ©jĂ des façons de femme de son milieu et de son rang en disant, si quelquâun faisait des grimaces Je ne peux pas le voir parce que jâai envie dâen faire aussi », ou si on sâamusait Ă des imitations Le plus drĂŽle, quand vous la contrefaites, câest que vous lui ressemblez. » Tout cela est tirĂ© du trĂ©sor social. Mais justement le milieu dâAlbertine ne me paraissait pas pouvoir lui fournir distinguĂ© » dans le sens oĂč mon pĂšre disait de tel de ses collĂšgues quâil ne connaissait pas encore et dont on lui vantait la grande intelligence Il paraĂźt que câest quelquâun de tout Ă fait distinguĂ©. » SĂ©lection », mĂȘme pour le golf, me parut aussi incompatible avec la famille Simonet quâil le serait, accompagnĂ© de lâadjectif naturel », avec un texte antĂ©rieur de plusieurs siĂšcles aux travaux de Darwin. Laps de temps » me sembla de meilleur augure encore. Enfin mâapparut lâĂ©vidence de bouleversements que je ne connaissais pas mais propres Ă autoriser pour moi toutes les espĂ©rances, quand Albertine me dit, avec la satisfaction dâune personne dont lâopinion nâest pas indiffĂ©rente â Câest, Ă mon sens, ce qui pouvait arriver de mieux⊠Jâestime que câest la meilleure solution, la solution Ă©lĂ©gante. CâĂ©tait si nouveau, si visiblement une alluvion laissant soupçonner de si capricieux dĂ©tours Ă travers des terrains jadis inconnus dâelle que, dĂšs les mots Ă mon sens », jâattirai Albertine, et Ă jâestime » je lâassis sur mon lit. Sans doute il arrive que des femmes peu cultivĂ©es, Ă©pousant un homme fort lettrĂ©, reçoivent dans leur apport dotal de telles expressions. Et peu aprĂšs la mĂ©tamorphose qui suit la nuit de noces, quand elles font leurs visites et sont rĂ©servĂ©es avec leurs anciennes amies, on remarque avec Ă©tonnement quâelles sont devenues femmes si, en dĂ©crĂ©tant quâune personne est intelligente, elles mettent deux l au mot intelligente ; mais cela est justement le signe dâun changement, et il me semblait quâil y avait un monde entre les expressions actuelles et le vocabulaire de lâAlbertine que jâavais connue Ă Balbec â celui oĂč les plus grandes hardiesses Ă©taient de dire dâune personne bizarre Câest un type », ou, si on proposait Ă Albertine de jouer Je nâai pas dâargent Ă perdre », ou encore, si telle de ses amies lui faisait un reproche quâelle ne trouvait pas justifiĂ© Ah ! vraiment, je te trouve magnifique ! », phrases dictĂ©es dans ces cas-lĂ par une sorte de tradition bourgeoise presque aussi ancienne que le Magnificat lui-mĂȘme, et quâune jeune fille un peu en colĂšre et sĂ»re de son droit emploie ce quâon appelle tout naturellement », câest-Ă -dire parce quâelle les a apprises de sa mĂšre comme Ă faire sa priĂšre ou Ă saluer. Toutes celles-lĂ , Mme Bontemps les lui avait apprises en mĂȘme temps que la haine des Juifs et que lâestime pour le noir oĂč on est toujours convenable et comme il faut, mĂȘme sans que Mme Bontemps le lui eĂ»t formellement enseignĂ©, mais comme se modĂšle au gazouillement des parents chardonnerets celui des petits chardonnerets rĂ©cemment nĂ©s, de sorte quâils deviennent de vrais chardonnerets eux-mĂȘmes. MalgrĂ© tout, sĂ©lection » me parut allogĂšne et jâestime » encourageant. Albertine nâĂ©tait plus la mĂȘme, donc elle nâagirait peut-ĂȘtre pas, ne rĂ©agirait pas de mĂȘme. Non seulement je nâavais plus dâamour pour elle, mais je nâavais mĂȘme plus Ă craindre, comme jâaurais pu Ă Balbec, de briser en elle une amitiĂ© pour moi qui nâexistait plus. Il nây avait aucun doute que je lui fusse depuis longtemps devenu fort indiffĂ©rent. Je me rendais compte que pour elle je ne faisais plus du tout partie de la petite bande » Ă laquelle jâavais autrefois tant cherchĂ©, et jâavais ensuite Ă©tĂ© si heureux de rĂ©ussir Ă ĂȘtre agrĂ©gĂ©. Puis comme elle nâavait mĂȘme plus, comme Ă Balbec, un air de franchise et de bontĂ©, je nâĂ©prouvais pas de grands scrupules ; pourtant je crois que ce qui me dĂ©cida fut une derniĂšre dĂ©couverte philologique. Comme, continuant Ă ajouter un nouvel anneau Ă la chaĂźne extĂ©rieure de propos sous laquelle je cachais mon dĂ©sir intime, je parlais, tout en ayant maintenant Albertine au coin de mon lit, dâune des filles de la petite bande, plus menue que les autres, mais que je trouvais tout de mĂȘme assez jolie Oui, me rĂ©pondit Albertine, elle a lâair dâune petite mousmĂ©. » De toute Ă©vidence, quand jâavais connu Albertine, le mot de mousmĂ© » lui Ă©tait inconnu. Il est vraisemblable que, si les choses eussent suivi leur cours normal, elle ne lâeĂ»t jamais appris, et je nây aurais vu pour ma part aucun inconvĂ©nient car nul nâest plus horripilant. Ă lâentendre on se sent le mĂȘme mal de dents que si on a mis un trop gros morceau de glace dans sa bouche. Mais chez Albertine, jolie comme elle Ă©tait, mĂȘme mousmĂ© » ne pouvait mâĂȘtre dĂ©plaisant. En revanche, il me parut rĂ©vĂ©lateur sinon dâune initiation extĂ©rieure, au moins dâune Ă©volution interne. Malheureusement il Ă©tait lâheure oĂč il eĂ»t fallu que je lui dise au revoir si je voulais quâelle rentrĂąt Ă temps pour son dĂźner et aussi que je me levasse assez tĂŽt pour le mien. CâĂ©tait Françoise qui le prĂ©parait, elle nâaimait pas quâil attendĂźt et devait dĂ©jĂ trouver contraire Ă un des articles de son code quâAlbertine, en lâabsence de mes parents, mâeĂ»t fait une visite aussi prolongĂ©e et qui allait tout mettre en retard. Mais, devant mousmĂ© », ces raisons tombĂšrent et je me hĂątai de dire â Imaginez-vous que je ne suis pas chatouilleux du tout, vous pourriez me chatouiller pendant une heure que je ne le sentirais mĂȘme pas. â Vraiment ! â Je vous assure. Elle comprit sans doute que câĂ©tait lâexpression maladroite dâun dĂ©sir, car comme quelquâun qui vous offre une recommandation que vous nâosiez pas solliciter, mais dont vos paroles lui ont prouvĂ© quâelle pouvait vous ĂȘtre utile â Voulez-vous que jâessaye ? dit-elle avec lâhumilitĂ© de la femme. â Si vous voulez, mais alors ce serait plus commode que vous vous Ă©tendiez tout Ă fait sur mon lit. â Comme cela ? â Non, enfoncez-vous. â Mais je ne suis pas trop lourde ? Comme elle finissait cette phrase la porte sâouvrit, et Françoise portant une lampe entra. Albertine nâeut que le temps de se rasseoir sur la chaise. Peut-ĂȘtre Françoise avait-elle choisi cet instant pour nous confondre, Ă©tant Ă Ă©couter Ă la porte, ou mĂȘme Ă regarder par le trou de la serrure. Mais je nâavais pas besoin de faire une telle supposition, elle avait pu dĂ©daigner de sâassurer par les yeux de ce que son instinct avait dĂ» suffisamment flairer, car Ă force de vivre avec moi et mes parents, la crainte, la prudence, lâattention et la ruse avaient fini par lui donner de nous cette sorte de connaissance instinctive et presque divinatoire quâa de la mer le matelot, du chasseur le gibier, et de la maladie, sinon le mĂ©decin, du moins souvent le malade. Tout ce quâelle arrivait Ă savoir aurait pu stupĂ©fier Ă aussi bon droit que lâĂ©tat avancĂ© de certaines connaissances chez les anciens, vu les moyens presque nuls dâinformation quâils possĂ©daient les siens nâĂ©taient pas plus nombreux câĂ©tait quelques propos, formant Ă peine le vingtiĂšme de notre conversation Ă dĂźner, recueillis Ă la volĂ©e par le maĂźtre dâhĂŽtel et inexactement transmis Ă lâoffice. Encore ses erreurs tenaient-elles plutĂŽt, comme les leurs, comme les fables auxquelles Platon croyait, Ă une fausse conception du monde et Ă des idĂ©es prĂ©conçues quâĂ lâinsuffisance des ressources matĂ©rielles. Câest ainsi que, de nos jours encore, les plus grandes dĂ©couvertes dans les mĆurs des insectes ont pu ĂȘtre faites par un savant qui ne disposait dâaucun laboratoire, de nul appareil. Mais si les gĂȘnes qui rĂ©sultaient de sa position de domestique ne lâavaient pas empĂȘchĂ©e dâacquĂ©rir une science indispensable Ă lâart qui en Ă©tait le terme â et qui consistait Ă nous confondre en nous en communiquant les rĂ©sultats â la contrainte avait fait plus ; lĂ lâentrave ne sâĂ©tait pas contentĂ©e de ne pas paralyser lâessor, elle y avait puissamment aidĂ©. Sans doute Françoise ne nĂ©gligeait aucun adjuvant, celui de la diction et de lâattitude par exemple. Comme si elle ne croyait jamais ce que nous lui disions et que nous souhaitions quâelle crĂ»t elle admettait sans lâombre dâun doute ce que toute personne de sa condition lui racontait de plus absurde et qui pouvait en mĂȘme temps choquer nos idĂ©es, autant sa maniĂšre dâĂ©couter nos assertions tĂ©moignait de son incrĂ©dulitĂ©, autant lâaccent avec lequel elle rapportait car le discours indirect lui permettait de nous adresser les pires injures avec impunitĂ© le rĂ©cit dâune cuisiniĂšre qui lui avait racontĂ© quâelle avait menacĂ© ses maĂźtres et en avait obtenu, en les traitant devant tout le monde de fumier », mille faveurs, montrait que câĂ©tait pour elle parole dâĂ©vangile. Françoise ajoutait mĂȘme Moi, si jâavais Ă©tĂ© patronne je me serais trouvĂ©e vexĂ©e. » Nous avions beau, malgrĂ© notre peu de sympathie originelle pour la dame du quatriĂšme, hausser les Ă©paules, comme Ă une fable invraisemblable, Ă ce rĂ©cit dâun si mauvais exemple, en le faisant, la narratrice savait prendre le cassant, le tranchant de la plus indiscutable et plus exaspĂ©rante affirmation. Mais surtout, comme les Ă©crivains arrivent souvent Ă une puissance de concentration dont les eĂ»t dispensĂ©s le rĂ©gime de la libertĂ© politique ou de lâanarchie littĂ©raire, quand ils sont ligotĂ©s par la tyrannie dâun monarque ou dâune poĂ©tique, par les sĂ©vĂ©ritĂ©s des rĂšgles prosodiques ou dâune religion dâĂtat, ainsi Françoise, ne pouvant nous rĂ©pondre dâune façon explicite, parlait comme TirĂ©sias et eĂ»t Ă©crit comme Tacite. Elle savait faire tenir tout ce quâelle ne pouvait exprimer directement, dans une phrase que nous ne pouvions incriminer sans nous accuser, dans moins quâune phrase mĂȘme, dans un silence, dans la maniĂšre dont elle plaçait un objet. Ainsi, quand il mâarrivait de laisser, par mĂ©garde, sur ma table, au milieu dâautres lettres, une certaine quâil nâeĂ»t pas fallu quâelle vĂźt, par exemple parce quâil y Ă©tait parlĂ© dâelle avec une malveillance qui en supposait une aussi grande Ă son Ă©gard chez le destinataire que chez lâexpĂ©diteur, le soir, si je rentrais inquiet et allais droit Ă ma chambre, sur mes lettres rangĂ©es bien en ordre en une pile parfaite, le document compromettant frappait tout dâabord mes yeux comme il nâavait pas pu ne pas frapper ceux de Françoise, placĂ© par elle tout en dessus, presque Ă part, en une Ă©vidence qui Ă©tait un langage, avait son Ă©loquence, et dĂšs la porte me faisait tressaillir comme un cri. Elle excellait Ă rĂ©gler ces mises en scĂšne destinĂ©es Ă instruire si bien le spectateur, Françoise absente, quâil savait dĂ©jĂ quâelle savait tout quand ensuite elle faisait son entrĂ©e. Elle avait, pour faire parler ainsi un objet inanimĂ©, lâart Ă la fois gĂ©nial et patient dâIrving et de FrĂ©dĂ©ric LemaĂźtre. En ce moment, tenant au-dessus dâAlbertine et de moi la lampe allumĂ©e qui ne laissait dans lâombre aucune des dĂ©pressions encore visibles que le corps de la jeune fille avait creusĂ©es dans le couvre-pieds, Françoise avait lâair de la Justice Ă©clairant le Crime ». La figure dâAlbertine ne perdait pas Ă cet Ă©clairage. Il dĂ©couvrait sur les joues le mĂȘme vernis ensoleillĂ© qui mâavait charmĂ© Ă Balbec. Ce visage dâAlbertine, dont lâensemble avait quelquefois, dehors, une espĂšce de pĂąleur blĂȘme, montrait, au contraire, au fur et Ă mesure que la lampe les Ă©clairait, des surfaces si brillamment, si uniformĂ©ment colorĂ©es, si rĂ©sistantes et si lisses, quâon aurait pu les comparer aux carnations soutenues de certaines fleurs. Surpris pourtant par lâentrĂ©e inattendue de Françoise, je mâĂ©criai â Comment, dĂ©jĂ la lampe ? Mon Dieu que cette lumiĂšre est vive ! Mon but Ă©tait sans doute par la seconde de ces phrases de dissimuler mon trouble, par la premiĂšre dâexcuser mon retard. Françoise rĂ©pondit avec une ambiguĂŻtĂ© cruelle â Faut-il que jâĂ©teinde ? â Teigne ? glissa Ă mon oreille Albertine, me laissant charmĂ© par la vivacitĂ© familiĂšre avec laquelle, me prenant Ă la fois pour maĂźtre et pour complice, elle insinua cette affirmation psychologique dans le ton interrogatif dâune question grammaticale. Quand Françoise fut sortie de la chambre et Albertine rassise sur mon lit â Savez-vous ce dont jâai peur, lui dis-je, câest que si nous continuons comme cela, je ne puisse pas mâempĂȘcher de vous embrasser. â Ce serait un beau malheur. Je nâobĂ©is pas tout de suite Ă cette invitation, un autre lâeĂ»t mĂȘme pu trouver superflue, car Albertine avait une prononciation si charnelle et si douce que, rien quâen vous parlant, elle semblait vous embrasser. Une parole dâelle Ă©tait une faveur, et sa conversation vous couvrait de baisers. Et pourtant elle mâĂ©tait bien agrĂ©able, cette invitation. Elle me lâeĂ»t Ă©tĂ© mĂȘme dâune autre jolie fille du mĂȘme Ăąge ; mais quâAlbertine me fĂ»t maintenant si facile, cela me causait plus que du plaisir, une confrontation dâimages empreintes de beautĂ©. Je me rappelais Albertine dâabord devant la plage, presque peinte sur le fond de la mer, nâayant pas pour moi une existence plus rĂ©elle que ces visions de théùtre, oĂč on ne sait pas si on a affaire Ă lâactrice qui est censĂ©e apparaĂźtre, Ă une figurante qui la double Ă ce moment-lĂ , ou Ă une simple projection. Puis la femme vraie sâĂ©tait dĂ©tachĂ©e du faisceau lumineux, elle Ă©tait venue Ă moi, mais simplement pour que je pusse mâapercevoir quâelle nâavait nullement, dans le monde rĂ©el, cette facilitĂ© amoureuse quâon lui supposait empreinte dans le tableau magique. Jâavais appris quâil nâĂ©tait pas possible de la toucher, de lâembrasser, quâon pouvait seulement causer avec elle, que pour moi elle nâĂ©tait pas plus une femme que des raisins de jade, dĂ©coration incomestible des tables dâautrefois, ne sont des raisins. Et voici que dans un troisiĂšme plan elle mâapparaissait, rĂ©elle comme dans la seconde connaissance que jâavais eue dâelle, mais facile comme dans la premiĂšre ; facile, et dâautant plus dĂ©licieusement que jâavais cru si longtemps quâelle ne lâĂ©tait pas. Mon surplus de science sur la vie sur la vie moins unie, moins simple que je ne lâavais cru dâabord aboutissait provisoirement Ă lâagnosticisme. Que peut-on affirmer, puisque ce quâon avait cru probable dâabord sâest montrĂ© faux ensuite, et se trouve en troisiĂšme lieu ĂȘtre vrai ? Et hĂ©las, je nâĂ©tais pas au bout de mes dĂ©couvertes avec Albertine. En tout cas, mĂȘme sâil nây avait pas eu lâattrait romanesque de cet enseignement dâune plus grande richesse de plans dĂ©couverts lâun aprĂšs lâautre par la vie cet attrait inverse de celui que Saint-Loup goĂ»tait, pendant les dĂźners de Rivebelle, Ă retrouver, parmi les masques que lâexistence avait superposĂ©s dans une calme figure, des traits quâil avait jadis tenus sous ses lĂšvres, savoir quâembrasser les joues dâAlbertine Ă©tait une chose possible, câĂ©tait un plaisir peut-ĂȘtre plus grand encore que celui de les embrasser. Quelle diffĂ©rence entre possĂ©der une femme sur laquelle notre corps seul sâapplique parce quâelle nâest quâun morceau de chair, ou possĂ©der la jeune fille quâon apercevait sur la plage avec ses amies, certains jours, sans mĂȘme savoir pourquoi ces jours-lĂ plutĂŽt que tels autres, ce qui faisait quâon tremblait de ne pas la revoir. La vie vous avait complaisamment rĂ©vĂ©lĂ© tout au long le roman de cette petite fille, vous avait prĂȘtĂ© pour la voir un instrument dâoptique, puis un autre, et ajoutĂ© au dĂ©sir charnel un accompagnement, qui le centuple et le diversifie, de ces dĂ©sirs plus spirituels et moins assouvissables qui ne sortent pas de leur torpeur et le laissent aller seul quand il ne prĂ©tend quâĂ la saisie dâun morceau de chair, mais qui, pour la possession de toute une rĂ©gion de souvenirs dâoĂč ils se sentaient nostalgiquement exilĂ©s, sâĂ©lĂšvent en tempĂȘte Ă cĂŽtĂ© de lui, le grossissent, ne peuvent le suivre jusquâĂ lâaccomplissement, jusquâĂ lâassimilation, impossible sous la forme oĂč elle est souhaitĂ©e, dâune rĂ©alitĂ© immatĂ©rielle, mais attendent ce dĂ©sir Ă mi-chemin, et au moment du souvenir, du retour, lui font Ă nouveau escorte ; baiser, au lieu des joues de la premiĂšre venue, si fraĂźches soient-elles, mais anonymes, sans secret, sans prestige, celles auxquelles jâavais si longtemps rĂȘvĂ©, serait connaĂźtre le goĂ»t, la saveur, dâune couleur bien souvent regardĂ©e. On a vu une femme, simple image dans le dĂ©cor de la vie, comme Albertine, profilĂ©e sur la mer, et puis cette image on peut la dĂ©tacher, la mettre prĂšs de soi, et voir peu Ă peu son volume, ses couleurs, comme si on lâavait fait passer derriĂšre les verres dâun stĂ©rĂ©oscope. Câest pour cela que les femmes un peu difficiles, quâon ne possĂšde pas tout de suite, dont on ne sait mĂȘme pas tout de suite quâon pourra jamais les possĂ©der, sont les seules intĂ©ressantes. Car les connaĂźtre, les approcher, les conquĂ©rir, câest faire varier de forme, de grandeur, de relief lâimage humaine, câest une leçon de relativisme dans lâapprĂ©ciation, belle Ă rĂ©apercevoir quand elle a repris sa minceur de silhouette dans le dĂ©cor de la vie. Les femmes quâon connaĂźt dâabord chez lâentremetteuse nâintĂ©ressent pas parce quâelles restent invariables. Dâautre part Albertine tenait, liĂ©es autour dâelle, toutes les impressions dâune sĂ©rie maritime qui mâĂ©tait particuliĂšrement chĂšre. Il me semblait que jâaurais pu, sur les deux joues de la jeune fille, embrasser toute la plage de Balbec. â Si vraiment vous permettez que je vous embrasse, jâaimerais mieux remettre cela Ă plus tard et bien choisir mon moment. Seulement il ne faudrait pas que vous oubliiez alors que vous mâavez permis. Il me faut un bon pour un baiser ». â Faut-il que je le signe ? â Mais si je le prenais tout de suite, en aurais-je un tout de mĂȘme plus tard ? â Vous mâamusez avec vos bons, je vous en referai de temps en temps. â Dites-moi, encore un mot vous savez, Ă Balbec, quand je ne vous connaissais pas encore, vous aviez souvent un regard dur, rusĂ© ; vous ne pouvez pas me dire Ă quoi vous pensiez Ă ces moments-lĂ ? â Ah ! je nâai aucun souvenir. â Tenez, pour vous aider, un jour votre amie GisĂšle a sautĂ© Ă pieds joints par-dessus la chaise oĂč Ă©tait assis un vieux monsieur. TĂąchez de vous rappeler ce que vous avez pensĂ© Ă ce moment-lĂ . â GisĂšle Ă©tait celle que nous frĂ©quentions le moins, elle Ă©tait de la bande si vous voulez, mais pas tout Ă fait. Jâai dĂ» penser quâelle Ă©tait bien mal Ă©levĂ©e et commune. â Ah ! câest tout ? Jâaurais bien voulu, avant de lâembrasser, pouvoir la remplir Ă nouveau du mystĂšre quâelle avait pour moi sur la plage, avant que je la connusse, retrouver en elle le pays oĂč elle avait vĂ©cu auparavant ; Ă sa place du moins, si je ne le connaissais pas, je pouvais insinuer tous les souvenirs de notre vie Ă Balbec, le bruit du flot dĂ©ferlant sous ma fenĂȘtre, les cris des enfants. Mais en laissant mon regard glisser sur le beau globe rose de ses joues, dont les surfaces doucement incurvĂ©es venaient mourir aux pieds des premiers plissements de ses beaux cheveux noirs qui couraient en chaĂźnes mouvementĂ©es, soulevaient leurs contreforts escarpĂ©s et modelaient les ondulations de leurs vallĂ©es, je dus me dire Enfin, nây ayant pas rĂ©ussi Ă Balbec, je vais savoir le goĂ»t de la rose inconnue que sont les joues dâAlbertine. Et puisque les cercles que nous pouvons faire traverser aux choses et aux ĂȘtres, pendant le cours de notre existence, ne sont pas bien nombreux, peut-ĂȘtre pourrai-je considĂ©rer la mienne comme en quelque maniĂšre accomplie, quand, ayant fait sortir de son cadre lointain le visage fleuri que jâavais choisi entre tous, je lâaurai amenĂ© dans ce plan nouveau, oĂč jâaurai enfin de lui la connaissance par les lĂšvres. » Je me disais cela parce que je croyais quâil est une connaissance par les lĂšvres ; je me disais que jâallais connaĂźtre le goĂ»t de cette rose charnelle, parce que je nâavais pas songĂ© que lâhomme, crĂ©ature Ă©videmment moins rudimentaire que lâoursin ou mĂȘme la baleine, manque cependant encore dâun certain nombre dâorganes essentiels, et notamment nâen possĂšde aucun qui serve au baiser. Ă cet organe absent il supplĂ©e par les lĂšvres, et par lĂ arrive-t-il peut-ĂȘtre Ă un rĂ©sultat un peu plus satisfaisant que sâil Ă©tait rĂ©duit Ă caresser la bien-aimĂ©e avec une dĂ©fense de corne. Mais les lĂšvres, faites pour amener au palais la saveur de ce qui les tente, doivent se contenter, sans comprendre leur erreur et sans avouer leur dĂ©ception, de vaguer Ă la surface et de se heurter Ă la clĂŽture de la joue impĂ©nĂ©trable et dĂ©sirĂ©e. Dâailleurs Ă ce moment-lĂ , au contact mĂȘme de la chair, les lĂšvres, mĂȘme dans lâhypothĂšse oĂč elles deviendraient plus expertes et mieux douĂ©es, ne pourraient sans doute pas goĂ»ter davantage la saveur que la nature les empĂȘche actuellement de saisir, car, dans cette zone dĂ©solĂ©e oĂč elles ne peuvent trouver leur nourriture, elles sont seules, le regard, puis lâodorat les ont abandonnĂ©es depuis longtemps. Dâabord au fur et Ă mesure que ma bouche commença Ă sâapprocher des joues que mes regards lui avaient proposĂ© dâembrasser, ceux-ci se dĂ©plaçant virent des joues nouvelles ; le cou, aperçu de plus prĂšs et comme Ă la loupe, montra, dans ses gros grains, une robustesse qui modifia le caractĂšre de la figure. Les derniĂšres applications de la photographie â qui couchent aux pieds dâune cathĂ©drale toutes les maisons qui nous parurent si souvent de prĂšs, presque aussi hautes que les tours, font successivement manĆuvrer comme un rĂ©giment, par files, en ordre dispersĂ©, en masses serrĂ©es, les mĂȘmes monuments, rapprochent lâune contre lâautre les deux colonnes de la Piazzetta tout Ă lâheure si distantes, Ă©loignent la proche Salute et dans un fond pĂąle et dĂ©gradĂ© rĂ©ussissent Ă faire tenir un horizon immense sous lâarche dâun pont, dans lâembrasure dâune fenĂȘtre, entre les feuilles dâun arbre situĂ© au premier plan et dâun ton plus vigoureux, donnent successivement pour cadre Ă une mĂȘme Ă©glise les arcades de toutes les autres â je ne vois que cela qui puisse, autant que le baiser, faire surgir de ce que nous croyons une chose Ă aspect dĂ©fini, les cent autres choses quâelle est tout aussi bien, puisque chacune est relative Ă une perspective non moins lĂ©gitime. Bref, de mĂȘme quâĂ Balbec, Albertine mâavait souvent paru diffĂ©rente, maintenant â comme si, en accĂ©lĂ©rant prodigieusement la rapiditĂ© des changements de perspective et des changements de coloration que nous offre une personne dans nos diverses rencontres avec elle, jâavais voulu les faire tenir toutes en quelques secondes pour recrĂ©er expĂ©rimentalement le phĂ©nomĂšne qui diversifie lâindividualitĂ© dâun ĂȘtre et tirer les unes des autres, comme dâun Ă©tui, toutes les possibilitĂ©s quâil enferme â dans ce court trajet de mes lĂšvres vers sa joue, câest dix Albertines que je vis ; cette seule jeune fille Ă©tant comme une dĂ©esse Ă plusieurs tĂȘtes, celle que jâavais vue en dernier, si je tentais de mâapprocher dâelle, faisait place une autre. Du moins tant que je ne lâavais pas touchĂ©e, cette tĂȘte, je la voyais, un lĂ©ger parfum venait dâelle jusquâĂ moi. Mais hĂ©las ! â car pour le baiser, nos narines et nos yeux sont aussi mal placĂ©s que nos lĂšvres mal faites â tout dâun coup, mes yeux cessĂšrent de voir, Ă son tour mon nez sâĂ©crasant ne perçut plus aucune odeur, et sans connaĂźtre pour cela davantage le goĂ»t du rose dĂ©sirĂ©, jâappris Ă ces dĂ©testables signes, quâenfin jâĂ©tais en train dâembrasser la joue dâAlbertine. Ătait-ce parce que nous jouions figurĂ©e par la rĂ©volution dâun solide la scĂšne inverse de celle de Balbec, que jâĂ©tais, moi, couchĂ©, et elle levĂ©e, capable dâesquiver une attaque brutale et de diriger le plaisir Ă sa guise, quâelle me laissa prendre avec tant de facilitĂ© maintenant ce quâelle avait refusĂ© jadis avec une mine si sĂ©vĂšre ? Sans doute, de cette mine dâautrefois, lâexpression voluptueuse que prenait aujourdâhui son visage Ă lâapproche de mes lĂšvres ne diffĂ©rait que par une dĂ©viation de lignes infinitĂ©simales, mais dans lesquelles peut tenir toute la distance quâil y a entre le geste dâun homme qui achĂšve un blessĂ© et dâun qui le secourt, entre un portrait sublime ou affreux. Sans savoir si jâavais Ă faire honneur et savoir grĂ© de son changement dâattitude Ă quelque bienfaiteur involontaire qui, un de ces mois derniers, Ă Paris ou Ă Balbec, avait travaillĂ© pour moi, je pensai que la façon dont nous Ă©tions placĂ©s Ă©tait la principale cause de ce changement. Câen fut pourtant une autre que me fournit Albertine ; exactement celle-ci Ah ! câest quâĂ ce moment-lĂ , Ă Balbec, je ne vous connaissais pas, je pouvais croire que vous aviez de mauvaises intentions. » Cette raison me laissa perplexe. Albertine me la donna sans doute sincĂšrement. Une femme a tant de peine Ă reconnaĂźtre dans les mouvements de ses membres, dans les sensations Ă©prouvĂ©es par son corps, au cours dâun tĂȘte-Ă -tĂȘte avec un camarade, la faute inconnue oĂč elle tremblait quâun Ă©tranger prĂ©mĂ©ditĂąt de la faire tomber. En tout cas, quelles que fussent les modifications survenues depuis quelque temps dans sa vie, et qui eussent peut-ĂȘtre expliquĂ© quâelle eĂ»t accordĂ© aisĂ©ment Ă mon dĂ©sir momentanĂ© et purement physique ce quâĂ Balbec elle avait avec horreur refusĂ© Ă mon amour, une bien plus Ă©tonnante se produisit en Albertine, ce soir-lĂ mĂȘme, aussitĂŽt que ses caresses eurent amenĂ© chez moi la satisfaction dont elle dut bien sâapercevoir et dont jâavais mĂȘme craint quâelle ne lui causĂąt le petit mouvement de rĂ©pulsion et de pudeur offensĂ©e que Gilberte avait eu Ă un moment semblable, derriĂšre le massif de lauriers, aux Champs-ĂlysĂ©es. Ce fut tout le contraire. DĂ©jĂ , au moment oĂč je lâavais couchĂ©e sur mon lit et oĂč jâavais commencĂ© Ă la caresser, Albertine avait pris un air que je ne lui connaissais pas, de bonne volontĂ© docile, de simplicitĂ© presque puĂ©rile. Effaçant dâelle toutes prĂ©occupations, toutes prĂ©tentions habituelles, le moment qui prĂ©cĂšde le plaisir, pareil en cela Ă celui qui suit la mort, avait rendu Ă ses traits rajeunis comme lâinnocence du premier Ăąge. Et sans doute tout ĂȘtre dont le talent est soudain mis en jeu devient modeste, appliquĂ© et charmant ; surtout si, par ce talent, il sait nous donner un grand plaisir, il en est lui-mĂȘme heureux, veut nous le donner bien complet. Mais dans cette expression nouvelle du visage dâAlbertine il y avait plus que du dĂ©sintĂ©ressement et de la conscience, de la gĂ©nĂ©rositĂ© professionnels, une sorte de dĂ©vouement conventionnel et subit ; et câest plus loin quâĂ sa propre enfance, mais Ă la jeunesse de sa race quâelle Ă©tait revenue. Bien diffĂ©rente de moi qui nâavais rien souhaitĂ© de plus quâun apaisement physique, enfin obtenu, Albertine semblait trouver quâil y eĂ»t eu de sa part quelque grossiĂšretĂ© Ă croire que ce plaisir matĂ©riel allĂąt sans un sentiment moral et terminĂąt quelque chose. Elle, si pressĂ©e tout Ă lâheure, maintenant sans doute et parce quâelle trouvait que les baisers impliquent lâamour et que lâamour lâemporte sur tout autre devoir, disait, quand je lui rappelais son dĂźner â Mais ça ne fait rien du tout, voyons, jâai tout mon temps. Elle semblait gĂȘnĂ©e de se lever tout de suite aprĂšs ce quâelle venait de faire, gĂȘnĂ©e par biensĂ©ance, comme Françoise, quand elle avait cru, sans avoir soif, devoir accepter avec une gaietĂ© dĂ©cente le verre de vin que Jupien lui offrait, nâaurait pas osĂ© partir aussitĂŽt la derniĂšre gorgĂ©e bue, quelque devoir impĂ©rieux qui lâeĂ»t appelĂ©e. Albertine â et câĂ©tait peut-ĂȘtre, avec une autre que lâon verra plus tard, une des raisons qui mâavaient Ă mon insu fait la dĂ©sirer â Ă©tait une des incarnations de la petite paysanne française dont le modĂšle est en pierre Ă Saint-AndrĂ©-des-Champs. De Françoise, qui devait pourtant bientĂŽt devenir sa mortelle ennemie, je reconnus en elle la courtoisie envers lâhĂŽte et lâĂ©tranger, la dĂ©cence, le respect de la couche. Françoise, qui, aprĂšs la mort de ma tante, ne croyait pouvoir parler que sur un ton apitoyĂ©, dans les mois qui prĂ©cĂ©dĂšrent le mariage de sa fille, eĂ»t trouvĂ© choquant, quand celle-ci se promenait avec son fiancĂ©, quâelle ne le tĂźnt pas par le bras. Albertine, immobilisĂ©e auprĂšs de moi, me disait â Vous avez de jolis cheveux, vous avez de beaux yeux, vous ĂȘtes gentil. Comme, lui ayant fait remarquer quâil Ă©tait tard, jâajoutais Vous ne me croyez pas ? », elle me rĂ©pondit, ce qui Ă©tait peut-ĂȘtre vrai, mais seulement depuis deux minutes et pour quelques heures â Je vous crois toujours. Elle me parla de moi, de ma famille, de mon milieu social. Elle me dit Oh ! je sais que vos parents connaissent des gens trĂšs bien. Vous ĂȘtes ami de Robert Forestier et de Suzanne Delage. » Ă la premiĂšre minute, ces noms ne me dirent absolument rien. Mais tout dâun coup je me rappelai que jâavais en effet jouĂ© aux Champs-ĂlysĂ©es avec Robert Forestier que je nâavais jamais revu. Quant Ă Suzanne Delage, câĂ©tait la petite niĂšce de Mme Blandais, et jâavais dĂ» une fois aller Ă une leçon de danse, et mĂȘme tenir un petit rĂŽle dans une comĂ©die de salon, chez ses parents. Mais la peur dâavoir le fou rire, et des saignements de nez mâen avaient empĂȘchĂ©, de sorte que je ne lâavais jamais vue. Jâavais tout au plus cru comprendre autrefois que lâinstitutrice Ă plumet des Swann avait Ă©tĂ© chez ses parents, mais peut-ĂȘtre nâĂ©tait-ce quâune sĆur de cette institutrice ou une amie. Je protestai Ă Albertine que Robert Forestier et Suzanne Delage tenaient peu de place dans ma vie. Câest possible, vos mĂšres sont liĂ©es, cela permet de vous situer. Je croise souvent Suzanne Delage avenue de Messine, elle a du chic. » Nos mĂšres ne se connaissaient que dans lâimagination de Mme Bontemps qui, ayant su que jâavais jouĂ© jadis avec Robert Forestier auquel, paraĂźt-il, je rĂ©citais des vers, en avait conclu que nous Ă©tions liĂ©s par des relations de famille. Elle ne laissait jamais, mâa-t-on dit, passer le nom de maman sans dire Ah ! oui, câest le milieu des Delage, des Forestier, etc. », donnant Ă mes parents un bon point quâils ne mĂ©ritaient pas. Du reste les notions sociales dâAlbertine Ă©taient dâune sottise extrĂȘme. Elle croyait les Simonnet avec deux n infĂ©rieurs non seulement aux Simonet avec un seul n, mais Ă toutes les autres personnes possibles. Que quelquâun ait le mĂȘme nom que vous, sans ĂȘtre de votre famille, est une grande raison de le dĂ©daigner. Certes il y a des exceptions. Il peut arriver que deux Simonnet prĂ©sentĂ©s lâun Ă lâautre dans une de ces rĂ©unions oĂč lâon Ă©prouve le besoin de parler de nâimporte quoi et oĂč on se sent dâailleurs plein de dispositions optimistes, par exemple dans le cortĂšge dâun enterrement qui se rend au cimetiĂšre, voyant quâils sâappellent de mĂȘme, cherchent avec une bienveillance rĂ©ciproque, et sans rĂ©sultat, sâils nâont aucun lien de parentĂ©. Mais ce nâest quâune exception. Beaucoup dâhommes sont peu honorables, mais nous lâignorons ou nâen avons cure. Mais si lâhomonymie fait quâon nous remet des lettres Ă eux destinĂ©es, ou vice versa nous commençons par une mĂ©fiance, souvent justifiĂ©e, quant Ă ce quâils valent. Nous craignons des confusions, nous les prĂ©venons par une moue de dĂ©goĂ»t si lâon nous parle dâeux. En lisant notre nom portĂ© par eux, dans le journal, ils nous semblent lâavoir usurpĂ©. Les pĂ©chĂ©s des autres membres du corps social nous sont indiffĂ©rents. Nous en chargeons plus lourdement nos homonymes. La haine que nous portons aux autres Simonnet est dâautant plus forte quâelle nâest pas individuelle, mais se transmet hĂ©rĂ©ditairement. Au bout de deux gĂ©nĂ©rations on se souvient seulement de la moue insultante que les grands-parents avaient Ă lâĂ©gard des autres Simonnet ; on ignore la cause ; on ne serait pas Ă©tonnĂ© dâapprendre que cela a commencĂ© par un assassinat. Jusquâau jour frĂ©quent oĂč, entre une Simonnet et un Simonnet qui ne sont pas parents du tout, cela finit par un mariage. Non seulement Albertine me parla de Robert Forestier et de Suzanne Delage, mais spontanĂ©ment, par un devoir de confidence que le rapprochement des corps crĂ©e, au dĂ©but du moins, avant quâil ait engendrĂ© une duplicitĂ© spĂ©ciale et le secret envers le mĂȘme ĂȘtre, Albertine me raconta sur sa famille et un oncle dâAndrĂ©e une histoire dont elle avait, Ă Balbec, refusĂ© de me dire un seul mot, mais elle ne pensait pas quâelle dĂ»t paraĂźtre avoir encore des secrets Ă mon Ă©gard. Maintenant sa meilleure amie lui eĂ»t racontĂ© quelque chose contre moi quâelle se fĂ»t fait un devoir de me le rapporter. Jâinsistai pour quâelle rentrĂąt, elle finit par partir, mais si confuse pour moi de ma grossiĂšretĂ©, quâelle riait presque pour mâexcuser, comme une maĂźtresse de maison chez qui on va en veston, qui vous accepte ainsi mais Ă qui cela nâest pas indiffĂ©rent. â Vous riez ? lui dis-je. â Je ne ris pas, je vous souris, me rĂ©pondit-elle tendrement. Quand est-ce que je vous revois ? ajouta-t-elle comme nâadmettant pas que ce que nous venions de faire, puisque câen est dâhabitude le couronnement, ne fĂ»t pas au moins le prĂ©lude dâune amitiĂ© grande, dâune amitiĂ© prĂ©existante et que nous nous devions de dĂ©couvrir, de confesser et qui seule pouvait expliquer ce Ă quoi nous nous Ă©tions livrĂ©s. â Puisque vous mây autorisez, quand je pourrai je vous ferai chercher. Je nâosai lui dire que je voulais tout subordonner Ă la possibilitĂ© de voir Mme de Stermaria. â HĂ©las ! ce sera Ă lâimproviste, je ne sais jamais dâavance, lui dis-je. Serait-ce possible que je vous fisse chercher le soir quand je serai libre ? â Ce sera trĂšs possible bientĂŽt car jâaurai une entrĂ©e indĂ©pendante de celle de ma tante. Mais en ce moment câest impraticable. En tout cas je viendrai Ă tout hasard demain ou aprĂšs-demain dans lâaprĂšs-midi. Vous ne me recevrez que si vous le pouvez. ArrivĂ©e Ă la porte, Ă©tonnĂ©e que je ne lâeusse pas devancĂ©e, elle me tendit sa joue, trouvant quâil nây avait nul besoin dâun grossier dĂ©sir physique pour que maintenant nous nous embrassions. Comme les courtes relations que nous avions eues tout Ă lâheure ensemble Ă©taient de celles auxquelles conduisent parfois une intimitĂ© absolue et un choix du cĆur, Albertine avait cru devoir improviser et ajouter momentanĂ©ment aux baisers que nous avions Ă©changĂ©s sur mon lit, le sentiment dont ils eussent Ă©tĂ© le signe pour un chevalier et sa dame tels que pouvait les concevoir un jongleur gothique. Quand mâeut quittĂ© la jeune Picarde, quâaurait pu sculpter Ă son porche lâimagier de Saint-AndrĂ©-des-Champs, Françoise mâapporta une lettre qui me remplit de joie, car elle Ă©tait de Mme de Stermaria, laquelle acceptait Ă dĂźner. De Mme de Stermaria, câest-Ă -dire, pour moi, plus que de la Mme de Stermaria rĂ©elle, de celle Ă qui jâavais pensĂ© toute la journĂ©e avant lâarrivĂ©e dâAlbertine. Câest la terrible tromperie de lâamour quâil commence par nous faire jouer avec une femme non du monde extĂ©rieur, mais avec une poupĂ©e intĂ©rieure Ă notre cerveau, la seule dâailleurs que nous ayons toujours Ă notre disposition, la seule que nous possĂ©derons, que lâarbitraire du souvenir, presque aussi absolu que celui de lâimagination, peut avoir fait aussi diffĂ©rente de la femme rĂ©elle que du Balbec rĂ©el avait Ă©tĂ© pour moi le Balbec rĂȘvĂ© ; crĂ©ation factice Ă laquelle peu Ă peu, pour notre souffrance, nous forcerons la femme rĂ©elle Ă ressembler. Albertine mâavait tant retardĂ© que la comĂ©die venait de finir quand jâarrivai chez Mme de Villeparisis ; et peu dĂ©sireux de prendre Ă revers le flot des invitĂ©s qui sâĂ©coulait en commentant la grande nouvelle la sĂ©paration quâon disait dĂ©jĂ accomplie entre le duc et la duchesse de Guermantes, je mâĂ©tais, en attendant de pouvoir saluer la maĂźtresse de maison, assis sur une bergĂšre vide dans le deuxiĂšme salon, quand du premier, oĂč sans doute elle avait Ă©tĂ© assise tout Ă fait au premier rang de chaises, je vis dĂ©boucher, majestueuse, ample et haute dans une longue robe de satin jaune Ă laquelle Ă©taient attachĂ©s en relief dâĂ©normes pavots noirs, la duchesse. Sa vue ne me causait plus aucun trouble. Un certain jour, mâimposant les mains sur le front comme câĂ©tait son habitude quand elle avait peur de me faire de la peine, en me disant Ne continue pas tes sorties pour rencontrer Mme de Guermantes, tu es la fable de la maison. Dâailleurs, vois comme ta grandâmĂšre est souffrante, tu as vraiment des choses plus sĂ©rieuses Ă faire que de te poster sur le chemin dâune femme qui se moque de toi », dâun seul coup, comme un hypnotiseur qui vous fait revenir du lointain pays oĂč vous vous imaginiez ĂȘtre, et vous rouvre les yeux, ou comme le mĂ©decin qui, vous rappelant au sentiment du devoir et de la rĂ©alitĂ©, vous guĂ©rit dâun mal imaginaire dans lequel vous vous complaisiez, ma mĂšre mâavait rĂ©veillĂ© dâun trop long songe. La journĂ©e qui avait suivi avait Ă©tĂ© consacrĂ©e Ă dire un dernier adieu Ă ce mal auquel je renonçais ; jâavais chantĂ© des heures de suite en pleurant lâ Adieu » de Schubert ... Adieu, des voix Ă©trangesTâappellent loin de moi, cĂ©leste sĆur des Anges. Et puis çâavait Ă©tĂ© fini. Jâavais cessĂ© mes sorties du matin, et si facilement que je tirai alors le pronostic, quâon verra se trouver faux, plus tard, que je mâhabituerais aisĂ©ment, dans le cours de ma vie, Ă ne plus voir une femme. Et quand ensuite Françoise mâeut racontĂ© que Jupien, dĂ©sireux de sâagrandir, cherchait une boutique dans le quartier, dĂ©sireux de lui en trouver une tout heureux aussi, en flĂąnant dans la rue que dĂ©jĂ de mon lit jâentendais crier lumineusement comme une plage, de voir, sous le rideau de fer levĂ© des crĂ©meries, les petites laitiĂšres Ă manches blanches, jâavais pu recommencer ces sorties. Fort librement du reste ; car jâavais conscience de ne plus les faire dans le but de voir Mme de Guermantes ; telle une femme qui prend des prĂ©cautions infinies tant quâelle a un amant, du jour quâelle a rompu avec lui laisse traĂźner ses lettres, au risque de dĂ©couvrir Ă son mari le secret dâune faute dont elle a fini de sâeffrayer en mĂȘme temps que de la commettre. Ce qui me faisait de la peine câĂ©tait dâapprendre que presque toutes les maisons Ă©taient habitĂ©es par des gens malheureux. Ici la femme pleurait sans cesse parce que son mari la trompait. LĂ câĂ©tait lâinverse. Ailleurs une mĂšre travailleuse, rouĂ©e de coups par un fils ivrogne, tĂąchait de cacher sa souffrance aux yeux des voisins. Toute une moitiĂ© de lâhumanitĂ© pleurait. Et quand je la connus, je vis quâelle Ă©tait si exaspĂ©rante que je me demandai si ce nâĂ©tait pas le mari ou la femme adultĂšres, qui lâĂ©taient seulement parce que le bonheur lĂ©gitime leur avait Ă©tĂ© refusĂ©, et se montraient charmants et loyaux envers tout autre que leur femme ou leur mari, qui avaient raison. BientĂŽt je nâavais mĂȘme plus eu la raison dâĂȘtre utile Ă Jupien pour continuer mes pĂ©rĂ©grinations matinales. Car on apprit que lâĂ©bĂ©niste de notre cour, dont les ateliers nâĂ©taient sĂ©parĂ©s de la boutique de Jupien que par une cloison fort mince, allait recevoir congĂ© du gĂ©rant parce quâil frappait des coups trop bruyants. Jupien ne pouvait espĂ©rer mieux, les ateliers avaient un sous-sol oĂč mettre les boiseries, et qui communiquait avec nos caves. Jupien y mettrait son charbon, ferait abattre la cloison et aurait une seule et vaste boutique. Mais mĂȘme sans lâamusement de chercher pour lui, jâavais continuĂ© Ă sortir avant dĂ©jeuner. MĂȘme comme Jupien, trouvant le prix que M. de Guermantes faisait trĂšs Ă©levĂ©, laissait visiter pour que, dĂ©couragĂ© de ne pas trouver de locataire, le duc se rĂ©signĂąt Ă lui faire une diminution, Françoise, ayant remarquĂ© que, mĂȘme aprĂšs lâheure oĂč on ne visitait pas, le concierge laissait contre » la porte de la boutique Ă louer, flaira un piĂšge dressĂ© par le concierge pour attirer la fiancĂ©e du valet de pied des Guermantes ils y trouveraient une retraite dâamour, et ensuite les surprendre. Quoi quâil en fĂ»t, bien que nâayant plus Ă chercher une boutique pour Jupien, je continuai Ă sortir avant le dĂ©jeuner. Souvent, dans ces sorties, je rencontrais M. de Norpois. Il arrivait que, causant avec un collĂšgue, il jetait sur moi des regards qui, aprĂšs mâavoir entiĂšrement examinĂ©, se dĂ©tournaient vers son interlocuteur sans mâavoir plus souri ni saluĂ© que sâil ne mâavait pas connu du tout. Car chez ces importants diplomates, regarder dâune certaine maniĂšre nâa pas pour but de vous faire savoir quâils vous ont vu, mais quâils ne vous ont pas vu et quâils ont Ă parler avec leur collĂšgue de quelque question sĂ©rieuse. Une grande femme que je croisais souvent prĂšs de la maison Ă©tait moins discrĂšte avec moi. Car bien que je ne la connusse pas, elle se retournait vers moi, mâattendait â inutilement â devant les vitrines des marchands, me souriait, comme si elle allait mâembrasser, faisait le geste de sâabandonner. Elle reprenait un air glacial Ă mon Ă©gard si elle rencontrait quelquâun quâelle connĂ»t. Depuis longtemps dĂ©jĂ dans ces courses du matin, selon ce que jâavais Ă faire, fĂ»t-ce acheter le plus insignifiant journal, je choisissais le chemin le plus direct, sans regret sâil Ă©tait en dehors du parcours habituel que suivaient les promenades de la duchesse et, sâil en faisait au contraire partie, sans scrupules et sans dissimulation parce quâil ne me paraissait plus le chemin dĂ©fendu oĂč jâarrachais Ă une ingrate la faveur de la voir malgrĂ© elle. Mais je nâavais pas songĂ© que ma guĂ©rison, en me donnant Ă lâĂ©gard de Mme de Guermantes une attitude normale, accomplirait parallĂšlement la mĂȘme Ćuvre en ce qui la concernait et rendrait possible une amabilitĂ©, une amitiĂ© qui ne mâimportaient plus. Jusque-lĂ les efforts du monde entier liguĂ©s pour me rapprocher dâelle eussent expirĂ© devant le mauvais sort que jette un amour malheureux. Des fĂ©es plus puissantes que les hommes ont dĂ©crĂ©tĂ© que, dans ces cas-lĂ , rien ne pourra servir jusquâau jour oĂč nous aurons dit sincĂšrement dans notre cĆur la parole Je nâaime plus. » Jâen avais voulu Ă Saint-Loup de ne mâavoir pas menĂ© chez sa tante. Mais pas plus que nâimporte qui, il nâĂ©tait capable de briser un enchantement. Tandis que jâaimais Mme de Guermantes, les marques de gentillesse que je recevais des autres, les compliments, me faisaient de la peine, non seulement parce que cela ne venait pas dâelle, mais parce quâelle ne les apprenait pas. Or, les eĂ»t-elle sus que cela nâeĂ»t Ă©tĂ© dâaucune utilitĂ©. MĂȘme dans les dĂ©tails dâune affection, une absence, le refus dâun dĂźner, une rigueur involontaire, inconsciente, servent plus que tous les cosmĂ©tiques et les plus beaux habits. Il y aurait des parvenus, si on enseignait dans ce sens lâart de parvenir. Au moment oĂč elle traversait le salon oĂč jâĂ©tais assis, la pensĂ©e pleine du souvenir des amis que je ne connaissais pas et quâelle allait peut-ĂȘtre retrouver tout Ă lâheure dans une autre soirĂ©e, Mme de Guermantes mâaperçut sur ma bergĂšre, vĂ©ritable indiffĂ©rent qui ne cherchais quâĂ ĂȘtre aimable, alors que, tandis que jâaimais, jâavais tant essayĂ© de prendre, sans y rĂ©ussir, lâair dâindiffĂ©rence ; elle obliqua, vint Ă moi et retrouvant le sourire du soir de lâOpĂ©ra-Comique et que le sentiment pĂ©nible dâĂȘtre aimĂ©e par quelquâun quâelle nâaimait pas nâeffaçait plus â Non, ne vous dĂ©rangez pas, vous permettez que je mâasseye un instant Ă cĂŽtĂ© de vous ? me dit-elle en relevant gracieusement son immense jupe qui sans cela eĂ»t occupĂ© la bergĂšre dans son entier. Plus grande que moi et accrue encore de tout le volume de sa robe, jâĂ©tais presque effleurĂ© par son admirable bras nu autour duquel un duvet imperceptible et innombrable faisait fumer perpĂ©tuellement comme une vapeur dorĂ©e, et par la torsade blonde de ses cheveux qui mâenvoyaient leur odeur. Nâayant guĂšre de place, elle ne pouvait se tourner facilement vers moi et, obligĂ©e de regarder plutĂŽt devant elle que de mon cĂŽtĂ©, prenait une expression rĂȘveuse et douce, comme dans un portrait. â Avez-vous des nouvelles de Robert ? me dit-elle. Mme de Villeparisis passa Ă ce moment-lĂ . â Eh bien ! vous arrivez Ă une jolie heure, monsieur, pour une fois quâon vous voit. Et remarquant que je parlais avec sa niĂšce, supposant peut-ĂȘtre que nous Ă©tions plus liĂ©s quâelle ne savait â Mais je ne veux pas dĂ©ranger votre conversation avec Oriane, ajouta-t-elle car les bons offices de lâentremetteuse font partie des devoirs dâune maĂźtresse de maison. Vous ne voulez pas venir dĂźner mercredi avec elle ? CâĂ©tait le jour oĂč je devais dĂźner avec Mme de Stermaria, je refusai. â Et samedi ? Ma mĂšre revenant le samedi ou le dimanche, câeĂ»t Ă©tĂ© peu gentil de ne pas rester tous les soirs Ă dĂźner avec elle ; je refusai donc encore. â Ah ! vous nâĂȘtes pas un homme facile Ă avoir chez soi. â Pourquoi ne venez-vous jamais me voir ? me dit Mme de Guermantes quand Mme de Villeparisis se fut Ă©loignĂ©e pour fĂ©liciter les artistes et remettre Ă la diva un bouquet de roses dont la main qui lâoffrait faisait seule tout le prix, car il nâavait coĂ»tĂ© que vingt francs. CâĂ©tait du reste son prix maximum quand on nâavait chantĂ© quâune fois. Celles qui prĂȘtaient leur concours Ă toutes les matinĂ©es et soirĂ©es recevaient des roses peintes par la marquise. â Câest ennuyeux de ne jamais se voir que chez les autres. Puisque vous ne voulez pas dĂźner avec moi chez ma tante, pourquoi ne viendriez-vous pas dĂźner chez moi ? Certaines personnes, Ă©tant restĂ©es le plus longtemps possible, sous des prĂ©textes quelconques, mais qui sortaient enfin, voyant la duchesse assise pour causer avec un jeune homme, sur un meuble si Ă©troit quâon nây pouvait tenir que deux, pensĂšrent quâon les avait mal renseignĂ©es, que câĂ©tait la duchesse, non le duc, qui demandait la sĂ©paration, Ă cause de moi. Puis elles se hĂątĂšrent de rĂ©pandre cette nouvelle. JâĂ©tais plus Ă mĂȘme que personne dâen connaĂźtre la faussetĂ©. Mais jâĂ©tais surpris que, dans ces pĂ©riodes difficiles oĂč sâeffectue une sĂ©paration non encore consommĂ©e, la duchesse, au lieu de sâisoler, invitĂąt justement quelquâun quâelle connaissait aussi peu. Jâeus le soupçon que le duc avait Ă©tĂ© seul Ă ne pas vouloir quâelle me reçût et que, maintenant quâil la quittait, elle ne voyait plus dâobstacles Ă sâentourer des gens qui lui plaisaient. Deux minutes auparavant jâeusse Ă©tĂ© stupĂ©fait si on mâavait dit que Mme de Guermantes allait me demander dâaller la voir, encore plus de venir dĂźner. Jâavais beau savoir que le salon Guermantes ne pouvait pas prĂ©senter les particularitĂ©s que jâavais extraites de ce nom, le fait quâil mâavait Ă©tĂ© interdit dây pĂ©nĂ©trer, en mâobligeant Ă lui donner le mĂȘme genre dâexistence quâaux salons dont nous avons lu la description dans un roman, ou vu lâimage dans un rĂȘve, me le faisait, mĂȘme quand jâĂ©tais certain quâil Ă©tait pareil Ă tous les autres, imaginer tout diffĂ©rent ; entre moi et lui il y avait la barriĂšre oĂč finit le rĂ©el. DĂźner chez les Guermantes, câĂ©tait comme entreprendre un voyage longtemps dĂ©sirĂ©, faire passer un dĂ©sir de ma tĂȘte devant mes yeux et lier connaissance avec un songe. Du moins eussĂ©-je pu croire quâil sâagissait dâun de ces dĂźners auxquels les maĂźtres de maison invitent quelquâun en disant Venez, il nây aura absolument que nous », feignant dâattribuer au paria la crainte quâils Ă©prouvent de le voir mĂȘlĂ© Ă leurs autres amis, et cherchant mĂȘme Ă transformer en un enviable privilĂšge rĂ©servĂ© aux seuls intimes la quarantaine de lâexclu, malgrĂ© lui sauvage et favorisĂ©. Je sentis, au contraire, que Mme de Guermantes avait le dĂ©sir de me faire goĂ»ter Ă ce quâelle avait de plus agrĂ©able quand elle me dit, mettant dâailleurs devant mes yeux comme la beautĂ© violĂątre dâune arrivĂ©e chez la tante de Fabrice et le miracle dâune prĂ©sentation au comte Mosca â Vendredi vous ne seriez pas libre, en petit comitĂ© ? Ce serait gentil. Il y aura la princesse de Parme qui est charmante ; dâabord je ne vous inviterais pas si ce nâĂ©tait pas pour rencontrer des gens agrĂ©ables. DĂ©sertĂ©e dans les milieux mondains intermĂ©diaires qui sont livrĂ©s Ă un mouvement perpĂ©tuel dâascension, la famille joue au contraire un rĂŽle important dans les milieux immobiles comme la petite bourgeoisie et comme lâaristocratie princiĂšre, qui ne peut chercher Ă sâĂ©lever puisque, au-dessus dâelle, Ă son point de vue spĂ©cial, il nây a rien. LâamitiĂ© que me tĂ©moignaient la tante Villeparisis » et Robert avait peut-ĂȘtre fait de moi pour Mme de Guermantes et ses amis, vivant toujours sur eux-mĂȘmes et dans une mĂȘme coterie, lâobjet dâune attention curieuse que je ne soupçonnais pas. Elle avait de ces parents-lĂ une connaissance familiale, quotidienne, vulgaire, fort diffĂ©rente de ce que nous imaginons, et dans laquelle, si nous nous y trouvons compris, loin que nos actions en soient expulsĂ©es comme le grain de poussiĂšre de lâĆil ou la goutte dâeau de la trachĂ©e-artĂšre, elles peuvent rester gravĂ©es, ĂȘtre commentĂ©es, racontĂ©es encore des annĂ©es aprĂšs que nous les avons oubliĂ©es nous-mĂȘmes, dans le palais oĂč nous sommes Ă©tonnĂ©s de les retrouver comme une lettre de nous dans une prĂ©cieuse collection dâautographes. De simples gens Ă©lĂ©gants peuvent dĂ©fendre leur porte trop envahie. Mais celle des Guermantes ne lâĂ©tait pas. Un Ă©tranger nâavait presque jamais lâoccasion de passer devant elle. Pour une fois que la duchesse sâen voyait dĂ©signer un, elle ne songeait pas Ă se prĂ©occuper de la valeur mondaine quâil apporterait, puisque câĂ©tait chose quâelle confĂ©rait et ne pouvait recevoir. Elle ne pensait quâĂ ses qualitĂ©s rĂ©elles, Mme de Villeparisis et Saint-Loup lui avaient dit que jâen possĂ©dais. Et sans doute ne les eĂ»t-elle pas crus, si elle nâavait remarquĂ© quâils ne pouvaient jamais arriver Ă me faire venir quand ils le voulaient, donc que je ne tenais pas au monde, ce qui semblait Ă la duchesse le signe quâun Ă©tranger faisait partie des gens agrĂ©ables ». Il fallait voir, parlant de femmes quâelle nâaimait guĂšre, comme elle changeait de visage aussitĂŽt si on nommait, Ă propos de lâune, par exemple sa belle-sĆur. Oh ! elle est charmante », disait-elle dâun air de finesse et de certitude. La seule raison quâelle en donnĂąt Ă©tait que cette dame avait refusĂ© dâĂȘtre prĂ©sentĂ©e Ă la marquise de Chaussegros et Ă la princesse de Silistrie. Elle nâajoutait pas que cette dame avait refusĂ© de lui ĂȘtre prĂ©sentĂ©e Ă elle-mĂȘme, duchesse de Guermantes. Cela avait eu lieu pourtant, et depuis ce jour, lâesprit de la duchesse travaillait sur ce qui pouvait bien se passer chez la dame si difficile Ă connaĂźtre. Elle mourait dâenvie dâĂȘtre reçue chez elle. Les gens du monde ont tellement lâhabitude quâon les recherche que qui les fuit leur semble un phĂ©nix et accapare leur attention. Le motif vĂ©ritable de mâinviter Ă©tait-il, dans lâesprit de Mme de Guermantes depuis que je ne lâaimais plus, que je ne recherchais pas ses parents quoique Ă©tant recherchĂ© dâeux ? Je ne sais. En tout cas, sâĂ©tant dĂ©cidĂ©e Ă mâinviter, elle voulait me faire les honneurs de ce quâelle avait de meilleur chez elle, et Ă©loigner ceux de ses amis qui auraient pu mâempĂȘcher de revenir, ceux quâelle savait ennuyeux. Je nâavais pas su Ă quoi attribuer le changement de route de la duchesse quand je lâavais vue dĂ©vier de sa marche stellaire, venir sâasseoir Ă cĂŽtĂ© de moi et mâinviter Ă dĂźner, effet de causes ignorĂ©es, faute de sens spĂ©cial qui nous renseigne Ă cet Ă©gard. Nous nous figurons les gens que nous connaissons Ă peine â comme moi la duchesse â comme ne pensant Ă nous que dans les rares moments oĂč ils nous voient. Or, cet oubli idĂ©al oĂč nous nous figurons quâils nous tiennent est absolument arbitraire. De sorte que, pendant que dans le silence de la solitude pareil Ă celui dâune belle nuit nous nous imaginons les diffĂ©rentes reines de la sociĂ©tĂ© poursuivant leur route dans le ciel Ă une distance infinie, nous ne pouvons nous dĂ©fendre dâun sursaut de malaise ou de plaisir sâil nous tombe de lĂ -haut, comme un aĂ©rolithe portant gravĂ© notre nom, que nous croyions inconnu dans VĂ©nus ou CassiopĂ©e, une invitation Ă dĂźner ou un mĂ©chant potin. Peut-ĂȘtre parfois, quand, Ă lâimitation des princes persans qui, au dire du Livre dâEsther, se faisaient lire les registres oĂč Ă©taient inscrits les noms de ceux de leurs sujets qui leur avaient tĂ©moignĂ© du zĂšle, Mme de Guermantes consultait la liste des gens bien intentionnĂ©s, elle sâĂ©tait dit de moi Un Ă qui nous demanderons de venir dĂźner. » Mais dâautres pensĂ©es lâavaient distraite De soins tumultueux un prince environnĂ©Vers de nouveaux objets est sans cesse entraĂźnĂ© jusquâau moment oĂč elle mâavait aperçu seul comme MardochĂ©e Ă la porte du palais ; et ma vue ayant rafraĂźchi sa mĂ©moire elle voulait, tel AssuĂ©rus, me combler de ses dons. Cependant je dois dire quâune surprise dâun genre opposĂ© allait suivre celle que jâavais eue au moment oĂč Mme de Guermantes mâavait invitĂ©. Cette premiĂšre surprise, comme jâavais trouvĂ© plus modeste de ma part et plus reconnaissant de ne pas la dissimuler et dâexprimer au contraire avec exagĂ©ration ce quâelle avait de joyeux, Mme de Guermantes, qui se disposait Ă partir pour une derniĂšre soirĂ©e, venait de me dire, presque comme une justification, et par peur que je ne susse pas bien qui elle Ă©tait, pour avoir lâair si Ă©tonnĂ© dâĂȘtre invitĂ© chez elle Vous savez que je suis la tante de Robert de Saint-Loup qui vous aime beaucoup, et du reste nous nous sommes dĂ©jĂ vus ici. » En rĂ©pondant que je le savais, jâajoutai que je connaissais aussi M. de Charlus, lequel avait Ă©tĂ© trĂšs bon pour moi Ă Balbec et Ă Paris ». Mme de Guermantes parut Ă©tonnĂ©e et ses regards semblĂšrent se reporter, comme pour une vĂ©rification, Ă une page dĂ©jĂ plus ancienne du livre intĂ©rieur. Comment ! vous connaissez PalamĂšde ? » Ce prĂ©nom prenait dans la bouche de Mme de Guermantes une grande douceur Ă cause de la simplicitĂ© involontaire avec laquelle elle parlait dâun homme si brillant, mais qui nâĂ©tait pour elle que son beau-frĂšre et le cousin avec lequel elle avait Ă©tĂ© Ă©levĂ©e. Et dans le gris confus quâĂ©tait pour moi la vie de la duchesse de Guermantes, ce nom de PalamĂšde mettait comme la clartĂ© des longues journĂ©es dâĂ©tĂ© oĂč elle avait jouĂ© avec lui, jeune fille, Ă Guermantes, au jardin. De plus, dans cette partie depuis longtemps Ă©coulĂ©e de leur vie, Oriane de Guermantes et son cousin PalamĂšde avaient Ă©tĂ© fort diffĂ©rents de ce quâils Ă©taient devenus depuis ; M. de Charlus notamment, tout entier livrĂ© Ă des goĂ»ts dâart quâil avait si bien refrĂ©nĂ©s par la suite que je fus stupĂ©fait dâapprendre que câĂ©tait par lui quâavait Ă©tĂ© peint lâimmense Ă©ventail dâiris jaunes et noirs que dĂ©ployait en ce moment la duchesse. Elle eĂ»t pu aussi me montrer une petite sonatine quâil avait autrefois composĂ©e pour elle. Jâignorais absolument que le baron eĂ»t tous ces talents dont il ne parlait jamais. Disons en passant que M. de Charlus nâĂ©tait pas enchantĂ© que dans sa famille on lâappelĂąt PalamĂšde. Pour MĂ©mĂ©, on eĂ»t pu comprendre encore que cela ne lui plĂ»t pas. Ces stupides abrĂ©viations sont un signe de lâincomprĂ©hension que lâaristocratie a de sa propre poĂ©sie le judaĂŻsme a dâailleurs la mĂȘme puisquâun neveu de Lady Rufus IsraĂ«l, qui sâappelait MoĂŻse, Ă©tait couramment appelĂ© dans le monde Momo » en mĂȘme temps que de sa prĂ©occupation de ne pas avoir lâair dâattacher dâimportance Ă ce qui est aristocratique. Or M. de Charlus avait sur ce point plus dâimagination poĂ©tique et plus dâorgueil exhibĂ©. Mais la raison qui lui faisait peu goĂ»ter MĂ©mĂ© nâĂ©tait pas celle-lĂ puisquâelle sâĂ©tendait aussi au beau prĂ©nom de PalamĂšde. La vĂ©ritĂ© est que se jugeant, se sachant dâune famille princiĂšre, il aurait voulu que son frĂšre et sa belle-sĆur disent de lui Charlus », comme la reine Marie-AmĂ©lie ou le duc dâOrlĂ©ans pouvaient dire de leurs fils, petits-fils, neveux et frĂšres Joinville, Nemours, Chartres, Paris ». â Quel cachottier que ce MĂ©mĂ©, sâĂ©cria-t-elle. Nous lui avons parlĂ© longuement de vous, il nous a dit quâil serait trĂšs heureux de faire votre connaissance, absolument comme sâil ne vous avait jamais vu. Avouez quâil est drĂŽle ! et, ce qui nâest pas trĂšs gentil de ma part Ă dire dâun beau-frĂšre que jâadore et dont jâadmire la rare valeur, par moments un peu fou. Je fus trĂšs frappĂ© de ce mot appliquĂ© Ă M. de Charlus et je me dis que cette demi-folie expliquait peut-ĂȘtre certaines choses, par exemple quâil eĂ»t paru si enchantĂ© du projet de demander Ă Bloch de battre sa propre mĂšre. Je mâavisai que non seulement par les choses quâil disait, mais par la maniĂšre dont il les disait, M. de Charlus Ă©tait un peu fou. La premiĂšre fois quâon entend un avocat ou un acteur, on est surpris de leur ton tellement diffĂ©rent de la conversation. Mais comme on se rend compte que tout le monde trouve cela tout naturel, on ne dit rien aux autres, on ne se dit rien Ă soi-mĂȘme, on se contente dâapprĂ©cier le degrĂ© de talent. Tout au plus pense-t-on dâun acteur du Théùtre-Français Pourquoi au lieu de laisser retomber son bras levĂ© lâa-t-il fait descendre par petites saccades coupĂ©es de repos, pendant au moins dix minutes ? » ou dâun Labori Pourquoi, dĂšs quâil a ouvert la bouche, a-t-il Ă©mis ces sons tragiques, inattendus, pour dire la chose la plus simple ? » Mais comme tout le monde admet cela a priori, on nâest pas choquĂ©. De mĂȘme, en y rĂ©flĂ©chissant, on se disait que M. de Charlus parlait de soi avec emphase, sur un ton qui nâĂ©tait nullement celui du dĂ©bit ordinaire. Il semblait quâon eĂ»t dĂ» Ă toute minute lui dire Mais pourquoi criez-vous si fort ? pourquoi ĂȘtes-vous si insolent ? » Seulement tout le monde semblait bien avoir admis tacitement que câĂ©tait bien ainsi. Et on entrait dans la ronde qui lui faisait fĂȘte pendant quâil pĂ©rorait. Mais certainement Ă de certains moments un Ă©tranger eĂ»t cru entendre crier un dĂ©ment. â Mais vous ĂȘtes sĂ»r que vous ne confondez pas, que vous parlez bien de mon beau-frĂšre PalamĂšde ? ajouta la duchesse avec une lĂ©gĂšre impertinence qui se greffait chez elle sur la simplicitĂ©. Je rĂ©pondis que jâĂ©tais absolument sĂ»r et quâil fallait que M. de Charlus eĂ»t mal entendu mon nom. â Eh bien ! je vous quitte, me dit comme Ă regret Mme de Guermantes. Il faut que jâaille une seconde chez la princesse de Ligne. Vous nây allez pas ? Non, vous nâaimez pas le monde ? Vous avez bien raison, câest assommant. Si je nâĂ©tais pas obligĂ©e ! Mais câest ma cousine, ce ne serait pas gentil. Je regrette Ă©goĂŻstement, pour moi, parce que jâaurais pu vous conduire, mĂȘme vous ramener. Alors je vous dis au revoir et je me rĂ©jouis pour mercredi. Que M. de Charlus eĂ»t rougi de moi devant M. dâArgencourt, passe encore. Mais quâĂ sa propre belle-sĆur, et qui avait une si haute idĂ©e de lui, il niĂąt me connaĂźtre, fait si naturel puisque je connaissais Ă la fois sa tante et son neveu, câest ce que je ne pouvais comprendre. Je terminerai ceci en disant quâĂ un certain point de vue il y avait chez Mme de Guermantes une vĂ©ritable grandeur qui consistait Ă effacer entiĂšrement tout ce que dâautres nâeussent quâincomplĂštement oubliĂ©. Elle ne mâeĂ»t jamais rencontrĂ© la harcelant, la suivant, la pistant, dans ses promenades matinales, elle nâeĂ»t jamais rĂ©pondu Ă mon salut quotidien avec une impatience excĂ©dĂ©e, elle nâeĂ»t jamais envoyĂ© promener Saint-Loup quand il lâavait suppliĂ©e de mâinviter, quâelle nâaurait pas pu avoir avec moi des façons plus noblement et naturellement aimables. Non seulement elle ne sâattardait pas Ă des explications rĂ©trospectives, Ă des demi-mots, Ă des sourires ambigus, Ă des sous-entendus, non seulement elle avait dans son affabilitĂ© actuelle, sans retours en arriĂšre, sans rĂ©ticences, quelque chose dâaussi fiĂšrement rectiligne que sa majestueuse stature, mais les griefs quâelle avait pu ressentir contre quelquâun dans le passĂ© Ă©taient si entiĂšrement rĂ©duits en cendres, ces cendres Ă©taient elles-mĂȘmes rejetĂ©es si loin de sa mĂ©moire ou tout au moins de sa maniĂšre dâĂȘtre, quâĂ regarder son visage chaque fois quâelle avait Ă traiter par la plus belle des simplifications ce qui chez tant dâautres eĂ»t Ă©tĂ© prĂ©texte Ă des restes de froideur, Ă des rĂ©criminations, on avait lâimpression dâune sorte de purification. Mais si jâĂ©tais surpris de la modification qui sâĂ©tait opĂ©rĂ©e en elle Ă mon Ă©gard, combien je lâĂ©tais plus dâen trouver en moi une tellement plus grande au sien. Nây avait-il pas eu un moment oĂč je ne reprenais vie et force que si jâavais, Ă©chafaudant toujours de nouveaux projets, cherchĂ© quelquâun qui me ferait recevoir par elle et, aprĂšs ce premier bonheur, en procurerait bien dâautres Ă mon cĆur de plus en plus exigeant ? CâĂ©tait lâimpossibilitĂ© de rien trouver qui mâavait fait partir Ă DonciĂšres voir Robert de Saint-Loup. Et maintenant, câĂ©tait bien par les consĂ©quences dĂ©rivant dâune lettre de lui que jâĂ©tais agitĂ©, mais Ă cause de Mme de Stermaria et non de Mme de Guermantes. Ajoutons, pour en finir avec cette soirĂ©e, quâil sây passa un fait, dĂ©menti quelques jours aprĂšs, qui ne laissa pas de mâĂ©tonner, me brouilla pour quelque temps avec Bloch, et qui constitue en soi une de ces curieuses contradictions dont on va trouver lâexplication Ă la fin de ce volume[1] Sodome I. Donc, chez Mme de Villeparisis, Bloch ne cessa de me vanter lâair dâamabilitĂ© de M. de Charlus, lequel Charlus, quand il le rencontrait dans la rue, le regardait dans les yeux comme sâil le connaissait, avait envie de le connaĂźtre, savait trĂšs bien qui il Ă©tait. Jâen souris dâabord, Bloch sâĂ©tant exprimĂ© avec tant de violence Ă Balbec sur le compte du mĂȘme M. de Charlus. Et je pensai simplement que Bloch, Ă lâinstar de son pĂšre pour Bergotte, connaissait le baron sans le connaĂźtre ». Et que ce quâil prenait pour un regard aimable Ă©tait un regard distrait. Mais enfin Bloch vint Ă tant de prĂ©cisions, et sembla si certain quâĂ deux ou trois reprises M. de Charlus avait voulu lâaborder, que, me rappelant que jâavais parlĂ© de mon camarade au baron, lequel mâavait justement, en revenant dâune visite chez Mme de Villeparisis, posĂ© sur lui diverses questions, je fis la supposition que Bloch ne mentait pas, que M. de Charlus avait appris son nom, quâil Ă©tait mon ami, etc⊠Aussi quelque temps aprĂšs, au théùtre, je demandai Ă M. de Charlus de lui prĂ©senter Bloch, et sur son acquiescement allai le chercher. Mais dĂšs que M. de Charlus lâaperçut, un Ă©tonnement aussitĂŽt rĂ©primĂ© se peignit sur sa figure oĂč il fut remplacĂ© par une Ă©tincelante fureur. Non seulement il ne tendit pas la main Ă Bloch, mais chaque fois que celui-ci lui adressa la parole il lui rĂ©pondit de lâair le plus insolent, dâune voix irritĂ©e et blessante. De sorte que Bloch, qui, Ă ce quâil disait, nâavait eu jusque-lĂ du baron que des sourires, crut que je lâavais non pas recommandĂ© mais desservi, pendant le court entretien oĂč, sachant le goĂ»t de M. de Charlus pour les protocoles, je lui avais parlĂ© de mon camarade avant de lâamener Ă lui. Bloch nous quitta, Ă©reintĂ© comme qui a voulu monter un cheval tout le temps prĂȘt Ă prendre le mors aux dents, ou nager contre des vagues qui vous rejettent sans cesse sur le galet, et ne me reparla pas de six mois. Les jours qui prĂ©cĂ©dĂšrent mon dĂźner avec Mme de Stermaria me furent, non pas dĂ©licieux, mais insupportables. Câest quâen gĂ©nĂ©ral, plus le temps qui nous sĂ©pare de ce que nous nous proposons est court, plus il nous semble long, parce que nous lui appliquons des mesures plus brĂšves ou simplement parce que nous songeons Ă le mesurer. La papautĂ©, dit-on, compte par siĂšcles, et peut-ĂȘtre mĂȘme ne songe pas Ă compter, parce que son but est Ă lâinfini. Le mien Ă©tant seulement Ă la distance de trois jours, je comptais par secondes, je me livrais Ă ces imaginations qui sont des commencements de caresses, de caresses quâon enrage de ne pouvoir faire achever par la femme elle-mĂȘme ces caresses-lĂ prĂ©cisĂ©ment, Ă lâexclusion de toutes autres. Et en somme, sâil est vrai quâen gĂ©nĂ©ral la difficultĂ© dâatteindre lâobjet dâun dĂ©sir lâaccroĂźt la difficultĂ©, non lâimpossibilitĂ©, car cette derniĂšre le supprime, pourtant pour un dĂ©sir tout physique, la certitude quâil sera rĂ©alisĂ© Ă un moment prochain et dĂ©terminĂ© nâest guĂšre moins exaltante que lâincertitude ; presque autant que le doute anxieux, lâabsence de doute rend intolĂ©rable lâattente du plaisir infaillible parce quâelle fait de cette attente un accomplissement innombrable et, par la frĂ©quence des reprĂ©sentations anticipĂ©es, divise le temps en tranches aussi menues que ferait lâangoisse. Ce quâil me fallait, câĂ©tait possĂ©der Mme de Stermaria car depuis plusieurs jours, avec une activitĂ© incessante mes dĂ©sirs avaient prĂ©parĂ© ce plaisir-lĂ , dans mon imagination, et ce plaisir seul, un autre le plaisir avec une autre nâeĂ»t pas, lui, Ă©tĂ© prĂȘt, le plaisir nâĂ©tant que la rĂ©alisation dâune envie prĂ©alable et qui nâest pas toujours la mĂȘme, qui change selon les mille combinaisons de la rĂȘverie, les hasards du souvenir, lâĂ©tat du tempĂ©rament, lâordre de disponibilitĂ© des dĂ©sirs dont les derniers exaucĂ©s se reposent jusquâĂ ce quâait Ă©tĂ© un peu oubliĂ©e la dĂ©ception de lâaccomplissement ; je nâeusse pas Ă©tĂ© prĂȘt, jâavais dĂ©jĂ quittĂ© la grande route des dĂ©sirs gĂ©nĂ©raux et mâĂ©tais engagĂ© dans le sentier dâun dĂ©sir particulier ; il aurait fallu, pour dĂ©sirer un autre rendez-vous, revenir de trop loin pour rejoindre la grande route et prendre un autre sentier. PossĂ©der Mme de Stermaria dans lâĂźle du Bois de Boulogne oĂč je lâavais invitĂ©e Ă dĂźner, tel Ă©tait le plaisir que jâimaginais Ă toute minute. Il eĂ»t Ă©tĂ© naturellement dĂ©truit, si jâavais dĂźnĂ© dans cette Ăźle sans Mme de Stermaria ; mais peut-ĂȘtre aussi fort diminuĂ©, en dĂźnant, mĂȘme avec elle, ailleurs. Du reste, les attitudes selon lesquelles on se figure un plaisir sont prĂ©alables Ă la femme, au genre de femmes qui convient pour cela. Elles le commandent, et aussi le lieu ; et Ă cause de cela font revenir alternativement, dans notre capricieuse pensĂ©e, telle femme, tel site, telle chambre quâen dâautres semaines nous eussions dĂ©daignĂ©s. Filles de lâattitude, telles femmes ne vont pas sans le grand lit oĂč on trouve la paix Ă leur cĂŽtĂ©, et dâautres, pour ĂȘtre caressĂ©es avec une intention plus secrĂšte, veulent les feuilles au vent, les eaux dans la nuit, sont lĂ©gĂšres et fuyantes autant quâelles. Sans doute dĂ©jĂ , bien avant dâavoir reçu la lettre de Saint-Loup, et quand il ne sâagissait pas encore de Mme de Stermaria, lâĂźle du Bois mâavait semblĂ© faite pour le plaisir parce que je mâĂ©tais trouvĂ© aller y goĂ»ter la tristesse de nâen avoir aucun Ă y abriter. Câest aux bords du lac qui conduisent Ă cette Ăźle et le long desquels, dans les derniĂšres semaines de lâĂ©tĂ©, vont se promener les Parisiennes qui ne sont pas encore parties, que, ne sachant plus oĂč la retrouver, et si mĂȘme elle nâa pas dĂ©jĂ quittĂ© Paris, on erre avec lâespoir de voir passer la jeune fille dont on est tombĂ© amoureux dans le dernier bal de lâannĂ©e, quâon ne pourra plus retrouver dans aucune soirĂ©e avant le printemps suivant. Se sentant Ă la veille, peut-ĂȘtre au lendemain du dĂ©part de lâĂȘtre aimĂ©, on suit au bord de lâeau frĂ©missante ces belles allĂ©es oĂč dĂ©jĂ une premiĂšre feuille rouge fleurit comme une derniĂšre rose, on scrute cet horizon oĂč, par un artifice inverse Ă celui de ces panoramas sous la rotonde desquels les personnages en cire du premier plan donnent Ă la toile peinte du fond lâapparence illusoire de la profondeur et du volume, nos yeux passant sans transition du parc cultivĂ© aux hauteurs naturelles de Meudon et du mont ValĂ©rien ne savent pas oĂč mettre une frontiĂšre, et font entrer la vraie campagne dans lâĆuvre du jardinage dont ils projettent bien au delĂ dâelle-mĂȘme lâagrĂ©ment artificiel ; ainsi ces oiseaux rares Ă©levĂ©s en libertĂ© dans un jardin botanique et qui chaque jour, au grĂ© de leurs promenades ailĂ©es, vont poser jusque dans les bois limitrophes une note exotique. Entre la derniĂšre fĂȘte de lâĂ©tĂ© et lâexil de lâhiver, on parcourt anxieusement ce royaume romanesque des rencontres incertaines et des mĂ©lancolies amoureuses, et on ne serait pas plus surpris quâil fĂ»t situĂ© hors de lâunivers gĂ©ographique que si Ă Versailles, au haut de la terrasse, observatoire autour duquel les nuages sâaccumulent contre le ciel bleu dans le style de Van der Meulen, aprĂšs sâĂȘtre ainsi Ă©levĂ© en dehors de la nature, on apprenait que lĂ oĂč elle recommence, au bout du grand canal, les villages quâon ne peut distinguer, Ă lâhorizon Ă©blouissant comme la mer, sâappellent Fleurus ou NimĂšgue. Et le dernier Ă©quipage passĂ©, quand on sent avec douleur quâelle ne viendra plus, on va dĂźner dans lâĂźle ; au-dessus des peupliers tremblants, qui rappellent sans fin les mystĂšres du soir plus quâils nây rĂ©pondent, un nuage rose met une derniĂšre couleur de vie dans le ciel apaisĂ©. Quelques gouttes de pluie tombent sans bruit sur lâeau antique, mais dans sa divine enfance restĂ©e toujours couleur du temps et qui oublie Ă tout moment les images des nuages et des fleurs. Et aprĂšs que les gĂ©raniums ont inutilement, en intensifiant lâĂ©clairage de leurs couleurs, luttĂ© contre le crĂ©puscule assombri, une brume vient envelopper lâĂźle qui sâendort ; on se promĂšne dans lâhumide obscuritĂ© le long de lâeau oĂč tout au plus le passage silencieux dâun cygne vous Ă©tonne comme dans un lit nocturne les yeux un instant grands ouverts et le sourire dâun enfant quâon ne croyait pas rĂ©veillĂ©. Alors on voudrait dâautant plus avoir avec soi une amoureuse quâon se sent seul et quâon peut se croire loin. Mais dans cette Ăźle, oĂč mĂȘme lâĂ©tĂ© il y avait souvent du brouillard, combien je serais plus heureux dâemmener Mme de Stermaria maintenant que la mauvaise saison, que la fin de lâautomne Ă©tait venue. Si le temps quâil faisait depuis dimanche nâavait Ă lui seul rendu grisĂątres et maritimes les pays dans lesquels mon imagination vivait â comme dâautres saisons les faisaient embaumĂ©s, lumineux, italiens, â lâespoir de possĂ©der dans quelques jours Mme de Stermaria eĂ»t suffi pour faire se lever vingt fois par heure un rideau de brume dans mon imagination monotonement nostalgique. En tout cas, le brouillard qui depuis la veille sâĂ©tait Ă©levĂ© mĂȘme Ă Paris, non seulement me faisait songer sans cesse au pays natal de la jeune femme que je venais dâinviter, mais comme il Ă©tait probable que, bien plus Ă©pais encore que dans la ville, il devait le soir envahir le Bois, surtout au bord du lac, je pensais quâil ferait pour moi de lâĂźle des Cygnes un peu lâĂźle de Bretagne dont lâatmosphĂšre maritime et brumeuse avait toujours entourĂ© pour moi comme un vĂȘtement la pĂąle silhouette de Mme de Stermaria. Certes quand on est jeune, Ă lâĂąge que jâavais dans mes promenades du cĂŽtĂ© de MĂ©sĂ©glise, notre dĂ©sir, notre croyance confĂšre au vĂȘtement dâune femme une particularitĂ© individuelle, une irrĂ©ductible essence. On poursuit la rĂ©alitĂ©. Mais Ă force de la laisser Ă©chapper, on finit par remarquer quâĂ travers toutes ces vaines tentatives oĂč on a trouvĂ© le nĂ©ant, quelque chose de solide subsiste, câest ce quâon cherchait. On commence Ă dĂ©gager, Ă connaĂźtre ce quâon aime, on tĂąche Ă se le procurer, fĂ»t-ce au prix dâun artifice. Alors, Ă dĂ©faut de la croyance disparue, le costume signifie la supplĂ©ance Ă celle-ci par le moyen dâune illusion volontaire. Je savais bien quâĂ une demi-heure de la maison je ne trouverais pas la Bretagne. Mais en me promenant enlacĂ© Ă Mme de Stermaria, dans les tĂ©nĂšbres de lâĂźle, au bord de lâeau, je ferais comme dâautres qui, ne pouvant pĂ©nĂ©trer dans un couvent, du moins, avant de possĂ©der une femme, lâhabillent en religieuse. Je pouvais mĂȘme espĂ©rer dâĂ©couter avec la jeune femme quelque clapotis de vagues, car, la veille du dĂźner, une tempĂȘte se dĂ©chaĂźna. Je commençais Ă me raser pour aller dans lâĂźle retenir le cabinet bien quâĂ cette Ă©poque de lâannĂ©e lâĂźle fĂ»t vide et le restaurant dĂ©sert et arrĂȘter le menu pour le dĂźner du lendemain, quand Françoise mâannonça Albertine. Je fis entrer aussitĂŽt, indiffĂ©rent Ă ce quâelle me vĂźt enlaidi dâun menton noir, celle pour qui Ă Balbec je ne me trouvais jamais assez beau, et qui mâavait coĂ»tĂ© alors autant dâagitation et de peine que maintenant Mme de Stermaria. Je tenais Ă ce que celle-ci reçût la meilleure impression possible de la soirĂ©e du lendemain. Aussi je demandai Ă Albertine de mâaccompagner tout de suite jusquâĂ lâĂźle pour mâaider Ă faire le menu. Celle Ă qui on donne tout est si vite remplacĂ©e par une autre, quâon est Ă©tonnĂ© soi-mĂȘme de donner ce quâon a de nouveau, Ă chaque heure, sans espoir dâavenir. Ă ma proposition le visage souriant et rose dâAlbertine, sous un toquet plat qui descendait trĂšs bas, jusquâaux yeux, sembla hĂ©siter. Elle devait avoir dâautres projets ; en tout cas elle me les sacrifia aisĂ©ment, Ă ma grande satisfaction, car jâattachais beaucoup dâimportance Ă avoir avec moi une jeune mĂ©nagĂšre qui saurait bien mieux commander le dĂźner que moi. Il est certain quâelle avait reprĂ©sentĂ© tout autre chose pour moi, Ă Balbec. Mais notre intimitĂ©, mĂȘme quand nous ne la jugeons pas alors assez Ă©troite, avec une femme dont nous sommes Ă©pris crĂ©e entre elle et nous, malgrĂ© les insuffisances qui nous font souffrir alors, des liens sociaux qui survivent Ă notre amour et mĂȘme au souvenir de notre amour. Alors, dans celle qui nâest plus pour nous quâun moyen et un chemin vers dâautres, nous sommes tout aussi Ă©tonnĂ©s et amusĂ©s dâapprendre de notre mĂ©moire ce que son nom signifia dâoriginal pour lâautre ĂȘtre que nous avons Ă©tĂ© autrefois, que si, aprĂšs avoir jetĂ© Ă un cocher une adresse, boulevard des Capucines ou rue du Bac, en pensant seulement Ă la personne que nous allons y voir, nous nous avisons que ces noms furent jadis celui des religieuses capucines dont le couvent se trouvait lĂ et celui du bac qui traversait la Seine. Certes, mes dĂ©sirs de Balbec avaient si bien mĂ»ri le corps dâAlbertine, y avaient accumulĂ© des saveurs si fraĂźches et si douces que, pendant notre course au Bois, tandis que le vent, comme un jardinier soigneux, secouait les arbres, faisait tomber les fruits, balayait les feuilles mortes, je me disais que, sâil y avait eu un risque pour que Saint-Loup se fĂ»t trompĂ©, ou que jâeusse mal compris sa lettre et que mon dĂźner avec Mme de Stermaria ne me conduisĂźt Ă rien, jâeusse donnĂ© rendez-vous pour le mĂȘme soir trĂšs tard Ă Albertine, afin dâoublier pendant une heure purement voluptueuse, en tenant dans mes bras le corps dont ma curiositĂ© avait jadis supputĂ©, soupesĂ© tous les charmes dont il surabondait maintenant, les Ă©motions et peut-ĂȘtre les tristesses de ce commencement dâamour pour Mme de Stermaria. Et certes, si jâavais pu supposer que Mme de Stermaria ne mâaccorderait aucune faveur le premier soir, je me serais reprĂ©sentĂ© ma soirĂ©e avec elle dâune façon assez dĂ©cevante. Je savais trop bien par expĂ©rience comment les deux stades qui se succĂšdent en nous, dans ces commencements dâamour pour une femme que nous avons dĂ©sirĂ©e sans la connaĂźtre, aimant plutĂŽt en elle la vie particuliĂšre oĂč elle baigne quâelle-mĂȘme presque inconnue encore, â comment ces deux stades se reflĂštent bizarrement dans le domaine des faits, câest-Ă -dire non plus en nous-mĂȘme, mais dans nos rendez-vous avec elle. Nous avons, sans avoir jamais causĂ© avec elle, hĂ©sitĂ©, tentĂ©s que nous Ă©tions par la poĂ©sie quâelle reprĂ©sente pour nous. Sera-ce elle ou telle autre ? Et voici que les rĂȘves se fixent autour dâelle, ne font plus quâun avec elle. Le premier rendez-vous avec elle, qui suivra bientĂŽt, devrait reflĂ©ter cet amour naissant. Il nâen est rien. Comme sâil Ă©tait nĂ©cessaire que la vie matĂ©rielle eĂ»t aussi son premier stade, lâaimant dĂ©jĂ , nous lui parlons de la façon la plus insignifiante Je vous ai demandĂ© de venir dĂźner dans cette Ăźle parce que jâai pensĂ© que ce cadre vous plairait. Je nâai du reste rien de spĂ©cial Ă vous dire. Mais jâai peur quâil ne fasse bien humide et que vous nâayez froid. â Mais non. â Vous le dites par amabilitĂ©. Je vous permets, madame, de lutter encore un quart dâheure contre le froid, pour ne pas vous tourmenter, mais dans un quart dâheure, je vous ramĂšnerai de force. Je ne veux pas vous faire prendre un rhume. » Et sans lui avoir rien dit, nous la ramenons, ne nous rappelant rien dâelle, tout au plus une certaine façon de regarder, mais ne pensant quâĂ la revoir. Or, la seconde fois ne retrouvant mĂȘme plus le regard, seul souvenir, mais ne pensant plus malgrĂ© cela quâĂ la revoir le premier stade est dĂ©passĂ©. Rien nâa eu lieu dans lâintervalle. Et pourtant, au lieu de parler du confort du restaurant, nous disons, sans que cela Ă©tonne la personne nouvelle, que nous trouvons laide, mais Ă qui nous voudrions quâon parle de nous Ă toutes les minutes de sa vie Nous allons avoir fort Ă faire pour vaincre tous les obstacles accumulĂ©s entre nos cĆurs. Pensez-vous que nous y arriverons ? Vous figurez-vous que nous puissions avoir raison de nos ennemis, espĂ©rer un heureux avenir ? » Mais ces conversations, dâabord insignifiantes, puis faisant allusion Ă lâamour, nâauraient pas lieu, jâen pouvais croire la lettre de Saint-Loup. Mme de Stermaria se donnerait dĂšs le premier soir, je nâaurais donc pas besoin de convoquer Albertine chez moi, comme pis aller, pour la fin de la soirĂ©e. CâĂ©tait inutile, Robert nâexagĂ©rait jamais et sa lettre Ă©tait claire ! Albertine me parlait peu, car elle sentait que jâĂ©tais prĂ©occupĂ©. Nous fĂźmes quelques pas Ă pied, sous la grotte verdĂątre, quasi sous-marine, dâune Ă©paisse futaie sur le dĂŽme de laquelle nous entendions dĂ©ferler le vent et Ă©clabousser la pluie. JâĂ©crasais par terre des feuilles mortes, qui sâenfonçaient dans le sol comme des coquillages, et je poussais de ma canne des chĂątaignes piquantes comme des oursins. Aux branches les derniĂšres feuilles convulsĂ©es ne suivaient le vent que de la longueur de leur attache, mais quelquefois, celle-ci se rompant, elles tombaient Ă terre et le rattrapaient en courant. Je pensais avec joie combien, si ce temps durait, lâĂźle serait demain plus lointaine encore et en tout cas entiĂšrement dĂ©serte. Nous remontĂąmes en voiture, et comme la bourrasque sâĂ©tait calmĂ©e, Albertine me demanda de poursuivre jusquâĂ Saint-Cloud. Ainsi quâen bas les feuilles mortes, en haut les nuages suivaient le vent. Et des soirs migrateurs, dont une sorte de section conique pratiquĂ©e dans le ciel laissait voir la superposition rose, bleue et verte, Ă©taient tout prĂ©parĂ©s Ă destination de climats plus beaux. Pour voir de plus prĂšs une dĂ©esse de marbre qui sâĂ©lançait de son socle, et, toute seule dans un grand bois qui semblait lui ĂȘtre consacrĂ©, lâemplissait de la terreur mythologique, moitiĂ© animale, moitiĂ© sacrĂ©e de ses bonds furieux, Albertine monta sur un tertre, tandis que je lâattendais sur le chemin. Elle-mĂȘme, vue ainsi dâen bas, non plus grosse et rebondie comme lâautre jour sur mon lit oĂč les grains de son cou apparaissaient Ă la loupe de mes yeux approchĂ©s, mais ciselĂ©e et fine, semblait une petit statue sur laquelle les minutes heureuses de Balbec avaient passĂ© leur patine. Quand je me retrouvai seul chez moi, me rappelant que jâavais Ă©tĂ© faire une course lâaprĂšs-midi avec Albertine, que je dĂźnais le surlendemain chez Mme de Guermantes, et que jâavais Ă rĂ©pondre Ă une lettre de Gilberte, trois femmes que jâavais aimĂ©es, je me dis que notre vie sociale est, comme un atelier dâartiste, remplie des Ă©bauches dĂ©laissĂ©es oĂč nous avions cru un moment pouvoir fixer notre besoin dâun grand amour, mais je ne songeai pas que quelquefois, si lâĂ©bauche nâest pas trop ancienne, il peut arriver que nous la reprenions et que nous en fassions une Ćuvre toute diffĂ©rente, et peut-ĂȘtre mĂȘme plus importante que celle que nous avions projetĂ©e dâabord. Le lendemain, il fit froid et beau on sentait lâhiver et, de fait, la saison Ă©tait si avancĂ©e que câĂ©tait miracle si nous avions pu trouver dans le Bois dĂ©jĂ saccagĂ© quelques dĂŽmes dâor vert. En mâĂ©veillant je vis, comme de la fenĂȘtre de la caserne de DonciĂšres, la brume mate, unie et blanche qui pendait gaiement au soleil, consistante et douce comme du sucre filĂ©. Puis le soleil se cacha et elle sâĂ©paissit encore dans lâaprĂšs-midi. Le jour tomba de bonne heure, je fis ma toilette, mais il Ă©tait encore trop tĂŽt pour partir ; je dĂ©cidai dâenvoyer une voiture Ă Mme de Stermaria. Je nâosai pas y monter pour ne pas la forcer Ă faire la route avec moi, mais je remis au cocher un mot pour elle oĂč je lui demandais si elle permettait que je vinsse la prendre. En attendant, je mâĂ©tendis sur mon lit, je fermai les yeux un instant, puis les rouvris. Au-dessus des rideaux, il nây avait plus quâun mince lisĂ©rĂ© de jour qui allait sâobscurcissant. Je reconnaissais cette heure inutile, vestibule profond du plaisir, et dont jâavais appris Ă Balbec Ă connaĂźtre le vide sombre et dĂ©licieux, quand, seul dans ma chambre comme maintenant, pendant que tous les autres Ă©taient Ă dĂźner, je voyais sans tristesse le jour mourir au-dessus des rideaux, sachant que bientĂŽt, aprĂšs une nuit aussi courte que les nuits du pĂŽle, il allait ressusciter plus Ă©clatant dans le flamboiement de Rivebelle. Je sautai Ă bas de mon lit, je passai ma cravate noire, je donnai un coup de brosse Ă mes cheveux, gestes derniers dâune mise en ordre tardive, exĂ©cutĂ©s Ă Balbec en pensant non Ă moi mais aux femmes que je verrais Ă Rivebelle, tandis que je leur souriais dâavance dans la glace oblique de ma chambre, et restĂ©s Ă cause de cela les signes avant-coureurs dâun divertissement mĂȘlĂ© de lumiĂšres et de musique. Comme des signes magiques ils lâĂ©voquaient, bien plus le rĂ©alisaient dĂ©jĂ ; grĂące Ă eux jâavais de sa vĂ©ritĂ© une notion aussi certaine, de son charme enivrant et frivole une jouissance aussi complĂšte que celles que jâavais Ă Combray, au mois de juillet, quand jâentendais les coups de marteau de lâemballeur et que je jouissais, dans la fraĂźcheur de ma chambre noire, de la chaleur et du soleil. Aussi nâĂ©tait-ce plus tout Ă fait Mme de Stermaria que jâaurais dĂ©sirĂ© voir. ForcĂ© maintenant de passer avec elle ma soirĂ©e, jâaurais prĂ©fĂ©rĂ©, comme celle-ci Ă©tait ma derniĂšre avant le retour de mes parents, quâelle restĂąt libre et que je pusse chercher Ă revoir des femmes de Rivebelle. Je me relavai une derniĂšre fois les mains, et dans la promenade que le plaisir me faisait faire Ă travers lâappartement, je me les essuyai dans la salle Ă manger obscure. Elle me parut ouverte sur lâantichambre Ă©clairĂ©e, mais ce que jâavais pris pour la fente illuminĂ©e de la porte qui, au contraire, Ă©tait fermĂ©e, nâĂ©tait que le reflet blanc de ma serviette dans une glace posĂ©e le long du mur, en attendant quâon la plaçùt pour le retour de maman. Je repensai Ă tous les mirages que jâavais ainsi dĂ©couverts dans notre appartement et qui nâĂ©taient pas quâoptiques, car les premiers jours jâavais cru que la voisine avait un chien, Ă cause du jappement prolongĂ©, presque humain, quâavait pris un certain tuyau de cuisine chaque fois quâon ouvrait le robinet. Et la porte du palier ne se refermait dâelle-mĂȘme trĂšs lentement, sur les courants dâair de lâescalier, quâen exĂ©cutant les hachures de phrases voluptueuses et gĂ©missantes qui se superposent au chĆur des PĂšlerins, vers la fin de lâouverture de TannhĂ€user. Jâeus du reste, comme je venais de remettre ma serviette en place, lâoccasion dâavoir une nouvelle audition de cet Ă©blouissant morceau symphonique, car un coup de sonnette ayant retenti, je courus ouvrir la porte de lâantichambre au cocher qui me rapportait la rĂ©ponse. Je pensais que ce serait Cette dame est en bas », ou Cette dame vous attend. » Mais il tenait Ă la main une lettre. JâhĂ©sitai un instant Ă prendre connaissance de ce que Mme de Stermaria avait Ă©crit, qui tant quâelle avait la plume en main aurait pu ĂȘtre autre, mais qui maintenant Ă©tait, dĂ©tachĂ© dâelle, un destin qui poursuivait seul sa route et auquel elle ne pouvait plus rien changer. Je demandai au cocher de redescendre et dâattendre un instant, quoiquâil maugréùt contre la brume. DĂšs quâil fut parti, jâouvris lâenveloppe. Sur la carte Vicomtesse Alix de Stermaria, mon invitĂ©e avait Ă©crit Je suis dĂ©solĂ©e, un contretemps mâempĂȘche de dĂźner ce soir avec vous Ă lâĂźle du Bois. Je mâen faisais une fĂȘte. Je vous Ă©crirai plus longuement de Stermaria. Regrets. AmitiĂ©s. » Je restai immobile, Ă©tourdi par le choc que jâavais reçu. Ă mes pieds Ă©taient tombĂ©es la carte et lâenveloppe, comme la bourre dâune arme Ă feu quand le coup est parti. Je les ramassai, jâanalysai cette phrase. Elle me dit quâelle ne peut dĂźner avec moi Ă lâĂźle du Bois. On pourrait en conclure quâelle pourrait dĂźner avec moi ailleurs. Je nâaurai pas lâindiscrĂ©tion dâaller la chercher, mais enfin cela pourrait se comprendre ainsi. » Et cette Ăźle du Bois, comme depuis quatre jours ma pensĂ©e y Ă©tait installĂ©e dâavance avec Mme de Stermaria, je ne pouvais arriver Ă lâen faire revenir. Mon dĂ©sir reprenait involontairement la pente quâil suivait dĂ©jĂ depuis tant dâheures, et malgrĂ© cette dĂ©pĂȘche, trop rĂ©cente pour prĂ©valoir contre lui, je me prĂ©parais instinctivement encore Ă partir, comme un Ă©lĂšve refusĂ© Ă un examen voudrait rĂ©pondre Ă une question de plus. Je finis par me dĂ©cider Ă aller dire Ă Françoise de descendre payer le cocher. Je traversai le couloir, ne la trouvant pas, je passai par la salle Ă manger ; tout dâun coup mes pas cessĂšrent de retentir sur le parquet comme ils avaient fait jusque-lĂ et sâassourdirent en un silence qui, mĂȘme avant que jâen reconnusse la cause, me donna une sensation dâĂ©touffement et de claustration. CâĂ©taient les tapis que, pour le retour de mes parents, on avait commencĂ© de clouer, ces tapis qui sont si beaux par les heureuses matinĂ©es, quand parmi leur dĂ©sordre le soleil vous attend comme un ami venu pour vous emmener dĂ©jeuner Ă la campagne, et pose sur eux le regard de la forĂȘt, mais qui maintenant, au contraire, Ă©taient le premier amĂ©nagement de la prison hivernale dâoĂč, obligĂ© que jâallais ĂȘtre de vivre, de prendre mes repas en famille, je ne pourrais plus librement sortir. â Que Monsieur prenne garde de tomber, ils ne sont pas encore clouĂ©s, me cria Françoise. Jâaurais dĂ» allumer. On est dĂ©jĂ Ă la fin de sectembre, les beaux jours sont finis. BientĂŽt lâhiver ; au coin de la fenĂȘtre, comme sur un verre de GallĂ©, une veine de neige durcie ; et, mĂȘme aux Champs-ĂlysĂ©es, au lieu des jeunes filles quâon attend, rien que les moineaux tout seuls. Ce qui ajoutait Ă mon dĂ©sespoir de ne pas voir Mme de Stermaria, câĂ©tait que sa rĂ©ponse me faisait supposer que pendant quâheure par heure, depuis dimanche, je ne vivais que pour ce dĂźner, elle nây avait sans doute pas pensĂ© une fois. Plus tard, jâappris un absurde mariage dâamour quâelle fit avec un jeune homme quâelle devait dĂ©jĂ voir Ă ce moment-lĂ et qui lui avait fait sans doute oublier mon invitation. Car si elle se lâĂ©tait rappelĂ©e, elle nâeĂ»t pas sans doute attendu la voiture que je ne devais du reste pas, dâaprĂšs ce qui Ă©tait convenu, lui envoyer, pour mâavertir quâelle nâĂ©tait pas libre. Mes rĂȘves de jeune vierge fĂ©odale dans une Ăźle brumeuse avaient frayĂ© le chemin Ă un amour encore inexistant. Maintenant ma dĂ©ception, ma colĂšre, mon dĂ©sir dĂ©sespĂ©rĂ© de ressaisir celle qui venait de se refuser, pouvaient, en mettant ma sensibilitĂ© de la partie, fixer lâamour possible que jusque-lĂ mon imagination seule mâavait, mais plus mollement, offert. Combien y en a-t-il dans nos souvenirs, combien plus dans notre oubli, de ces visages de jeunes filles et de jeunes femmes, tous diffĂ©rents, et auxquels nous nâavons ajoutĂ© du charme et un furieux dĂ©sir de les revoir que parce quâils sâĂ©taient au dernier moment dĂ©robĂ©s ? Ă lâĂ©gard de Mme de Stermaria câĂ©tait bien plus et il me suffisait maintenant, pour lâaimer, de la revoir afin que fussent renouvelĂ©es ces impressions si vives mais trop brĂšves et que la mĂ©moire nâaurait pas sans cela la force de maintenir dans lâabsence. Les circonstances en dĂ©cidĂšrent autrement, je ne la revis pas. Ce ne fut pas elle que jâaimai, mais çâaurait pu ĂȘtre elle. Et une des choses qui me rendirent peut-ĂȘtre le plus cruel le grand amour que jâallais bientĂŽt avoir, ce fut, en me rappelant cette soirĂ©e, de me dire quâil aurait pu, si de trĂšs simples circonstances avaient Ă©tĂ© modifiĂ©es, se porter ailleurs, sur Mme de Stermaria ; appliquĂ© Ă celle qui me lâinspira si peu aprĂšs, il nâĂ©tait donc pas â comme jâaurais pourtant eu si envie, si besoin de le croire â absolument nĂ©cessaire et prĂ©destinĂ©. Françoise mâavait laissĂ© seul dans la salle Ă manger, en me disant que jâavais tort dây rester avant quâelle eĂ»t allumĂ© le feu. Elle allait faire Ă dĂźner, car avant mĂȘme lâarrivĂ©e de mes parents et dĂšs ce soir, ma rĂ©clusion commençait. Jâavisai un Ă©norme paquet de tapis encore tout enroulĂ©s, lequel avait Ă©tĂ© posĂ© au coin du buffet, et mây cachant la tĂȘte, avalant leur poussiĂšre et mes larmes, pareil aux Juifs qui se couvraient la tĂȘte de cendres dans le deuil, je me mis Ă sangloter. Je frissonnais, non pas seulement parce que la piĂšce Ă©tait froide, mais parce quâun notable abaissement thermique contre le danger et, faut-il le dire, le lĂ©ger agrĂ©ment duquel on ne cherche pas Ă rĂ©agir est causĂ© par certaines larmes qui pleurent de nos yeux, goutte Ă goutte, comme une pluie fine, pĂ©nĂ©trante, glaciale, semblant ne devoir jamais finir. Tout dâun coup jâentendis une voix â Peut-on entrer ? Françoise mâa dit que tu devais ĂȘtre dans la salle Ă manger. Je venais voir si tu ne voulais pas que nous allions dĂźner quelque part ensemble, si cela ne te fait pas mal, car il fait un brouillard Ă couper au couteau. CâĂ©tait, arrivĂ© du matin, quand je le croyais encore au Maroc ou en mer, Robert de Saint-Loup. Jâai dit et prĂ©cisĂ©ment câĂ©tait, Ă Balbec, Robert de Saint-Loup qui mâavait, bien malgrĂ© lui, aidĂ© Ă en prendre conscience ce que je pense de lâamitiĂ© Ă savoir quâelle est si peu de chose que jâai peine Ă comprendre que des hommes de quelque gĂ©nie, et par exemple un Nietzsche, aient eu la naĂŻvetĂ© de lui attribuer une certaine valeur intellectuelle et en consĂ©quence de se refuser Ă des amitiĂ©s auxquelles lâestime intellectuelle nâeĂ»t pas Ă©tĂ© liĂ©e. Oui, cela mâa toujours Ă©tĂ© un Ă©tonnement de voir quâun homme qui poussait la sincĂ©ritĂ© avec lui-mĂȘme jusquâĂ se dĂ©tacher, par scrupule de conscience, de la musique de Wagner, se soit imaginĂ© que la vĂ©ritĂ© peut se rĂ©aliser dans ce mode dâexpression par nature confus et inadĂ©quat que sont, en gĂ©nĂ©ral, des actions et, en particulier, des amitiĂ©s, et quâil puisse y avoir une signification quelconque dans le fait de quitter son travail pour aller voir un ami et pleurer avec lui en apprenant la fausse nouvelle de lâincendie du Louvre. Jâen Ă©tais arrivĂ©, Ă Balbec, Ă trouver le plaisir de jouer avec des jeunes filles moins funeste Ă la vie spirituelle, Ă laquelle du moins il reste Ă©tranger, que lâamitiĂ© dont tout lâeffort est de nous faire sacrifier la partie seule rĂ©elle et incommunicable autrement que par le moyen de lâart de nous-mĂȘme, Ă un moi superficiel, qui ne trouve pas comme lâautre de joie en lui-mĂȘme, mais trouve un attendrissement confus Ă se sentir soutenu sur des Ă©tais extĂ©rieurs, hospitalisĂ© dans une individualitĂ© Ă©trangĂšre, oĂč, heureux de la protection quâon lui donne, il fait rayonner son bien-ĂȘtre en approbation et sâĂ©merveille de qualitĂ©s quâil appellerait dĂ©fauts et chercherait Ă corriger chez soi-mĂȘme. Dâailleurs les contempteurs de lâamitiĂ© peuvent, sans illusions et non sans remords, ĂȘtre les meilleurs amis du monde, de mĂȘme quâun artiste portant en lui un chef-dâĆuvre et qui sent que son devoir serait de vivre pour travailler, malgrĂ© cela, pour ne pas paraĂźtre ou risquer dâĂȘtre Ă©goĂŻste, donne sa vie pour une cause inutile, et la donne dâautant plus bravement que les raisons pour lesquelles il eĂ»t prĂ©fĂ©rĂ© ne pas la donner Ă©taient des raisons dĂ©sintĂ©ressĂ©es. Mais quelle que fĂ»t mon opinion sur lâamitiĂ©, mĂȘme pour ne parler que du plaisir quâelle me procurait, dâune qualitĂ© si mĂ©diocre quâelle ressemblait Ă quelque chose dâintermĂ©diaire entre la fatigue et lâennui, il nâest breuvage si funeste qui ne puisse Ă certaines heures devenir prĂ©cieux et rĂ©confortant en nous apportant le coup de fouet qui nous Ă©tait nĂ©cessaire, la chaleur que nous ne pouvons pas trouver en nous-mĂȘme. JâĂ©tais bien Ă©loignĂ© certes de vouloir demander Ă Saint-Loup, comme je le dĂ©sirais il y a une heure, de me faire revoir des femmes de Rivebelle ; le sillage que laissait en moi le regret de Mme de Stermaria ne voulait pas ĂȘtre effacĂ© si vite, mais, au moment oĂč je ne sentais plus dans mon cĆur aucune raison de bonheur, Saint-Loup entrant, ce fut comme une arrivĂ©e de bontĂ©, de gaietĂ©, de vie, qui Ă©taient en dehors de moi sans doute mais sâoffraient Ă moi, ne demandaient quâĂ ĂȘtre Ă moi. Il ne comprit pas lui-mĂȘme mon cri de reconnaissance et mes larmes dâattendrissement. Quây a-t-il de plus paradoxalement affectueux dâailleurs quâun de ces amis â diplomate, explorateur, aviateur ou militaire â comme lâĂ©tait Saint-Loup, et qui, repartant le lendemain pour la campagne et de lĂ pour Dieu sait oĂč, semblent faire tenir pour eux-mĂȘmes, dans la soirĂ©e quâils nous consacrent, une impression quâon sâĂ©tonne de pouvoir, tant elle est rare et brĂšve, leur ĂȘtre si douce, et, du moment quâelle leur plaĂźt tant, de ne pas les voir prolonger davantage ou renouveler plus souvent. Un repas avec nous, chose si naturelle, donne Ă ces voyageurs le mĂȘme plaisir Ă©trange et dĂ©licieux que nos boulevards Ă un Asiatique. Nous partĂźmes ensemble pour aller dĂźner et tout en descendant lâescalier je me rappelai DonciĂšres, oĂč chaque soir jâallais retrouver Robert au restaurant, et les petites salles Ă manger oubliĂ©es. Je me souvins dâune Ă laquelle je nâavais jamais repensĂ© et qui nâĂ©tait pas Ă lâhĂŽtel oĂč Saint-Loup dĂźnait, mais dans un bien plus modeste, intermĂ©diaire entre lâhĂŽtellerie et la pension de famille, et oĂč on Ă©tait servi par la patronne et une de ses domestiques. La neige mâavait arrĂȘtĂ© lĂ . Dâailleurs Robert ne devait pas ce soir-lĂ dĂźner Ă lâhĂŽtel et je nâavais pas voulu aller plus loin. On mâapporta les plats, en haut, dans une petite piĂšce toute en bois. La lampe sâĂ©teignit pendant le dĂźner, la servante mâalluma deux bougies. Moi, feignant de ne pas voir trĂšs clair en lui tendant mon assiette, pendant quâelle y mettait des pommes de terre, je pris dans ma main son avant-bras nu comme pour la guider. Voyant quâelle ne le retirait pas, je le caressai, puis, sans prononcer un mot, lâattirai tout entiĂšre Ă moi, soufflai la bougie et alors lui dis de me fouiller, pour quâelle eĂ»t un peu dâargent. Pendant les jours qui suivirent, le plaisir physique me parut exiger, pour ĂȘtre goĂ»tĂ©, non seulement cette servante mais la salle Ă manger de bois, si isolĂ©e. Ce fut pourtant vers celle oĂč dĂźnaient Robert et ses amis que je retournai tous les soirs, par habitude, par amitiĂ©, jusquâĂ mon dĂ©part de DonciĂšres. Et pourtant, mĂȘme cet hĂŽtel oĂč il prenait pension avec ses amis, je nây songeais plus depuis longtemps. Nous ne profitons guĂšre de notre vie, nous laissons inachevĂ©es dans les crĂ©puscules dâĂ©tĂ© ou les nuits prĂ©coces dâhiver les heures oĂč il nous avait semblĂ© quâeĂ»t pu pourtant ĂȘtre enfermĂ© un peu de paix ou de plaisir. Mais ces heures ne sont pas absolument perdues. Quand chantent Ă leur tour de nouveaux moments de plaisir qui passeraient de mĂȘme aussi grĂȘles et linĂ©aires, elles viennent leur apporter le soubassement, la consistance dâune riche orchestration. Elles sâĂ©tendent ainsi jusquâĂ un de ces bonheurs types, quâon ne retrouve que de temps Ă autre mais qui continuent dâĂȘtre ; dans lâexemple prĂ©sent, câĂ©tait lâabandon de tout le reste pour dĂźner dans un cadre confortable qui par la vertu des souvenirs enferme dans un tableau de nature des promesses de voyage, avec un ami qui va remuer notre vie dormante de toute son Ă©nergie, de toute son affection, nous communiquer un plaisir Ă©mu, bien diffĂ©rent de celui que nous pourrions devoir Ă notre propre effort ou Ă des distractions mondaines ; nous allons ĂȘtre rien quâĂ lui, lui faire des serments dâamitiĂ© qui, nĂ©s dans les cloisons de cette heure, restant enfermĂ©s en elle, ne seraient peut-ĂȘtre pas tenus le lendemain, mais que je pouvais faire sans scrupule Ă Saint-Loup, puisque, avec un courage oĂč il entrait beaucoup de sagesse et le pressentiment que lâamitiĂ© ne se peut approfondir, le lendemain il serait reparti. Si en descendant lâescalier je revivais les soirs de DonciĂšres, quand nous fĂ»mes arrivĂ©s dans la rue brusquement, la nuit presque complĂšte oĂč le brouillard semblait avoir Ă©teint les rĂ©verbĂšres, quâon ne distinguait, bien faibles, que de tout prĂšs, me ramena Ă je ne sais quelle arrivĂ©e, le soir, Ă Combray, quand la ville nâĂ©tait encore Ă©clairĂ©e que de loin en loin, et quâon y tĂątonnait dans une obscuritĂ© humide, tiĂšde et sainte de CrĂšche, Ă peine Ă©toilĂ©e çà et lĂ dâun lumignon qui ne brillait pas plus quâun cierge. Entre cette annĂ©e, dâailleurs incertaine, de Combray, et les soirs Ă Rivebelle revus tout Ă lâheure au-dessus des rideaux, quelles diffĂ©rences ! JâĂ©prouvais Ă les percevoir un enthousiasme qui aurait pu ĂȘtre fĂ©cond si jâĂ©tais restĂ© seul, et mâaurait Ă©vitĂ© ainsi le dĂ©tour de bien des annĂ©es inutiles par lesquelles jâallais encore passer avant que se dĂ©clarĂąt la vocation invisible dont cet ouvrage est lâhistoire. Si cela fĂ»t advenu ce soir-lĂ , cette voiture eĂ»t mĂ©ritĂ© de demeurer plus mĂ©morable pour moi que celle du docteur Percepied sur le siĂšge de laquelle jâavais composĂ© cette petite description â prĂ©cisĂ©ment retrouvĂ©e il y avait peu de temps, arrangĂ©e, et vainement envoyĂ©e au Figaro â des cloches de Martainville. Est-ce parce que nous ne revivons pas nos annĂ©es dans leur suite continue jour par jour, mais dans le souvenir figĂ© dans la fraĂźcheur ou lâinsolation dâune matinĂ©e ou dâun soir, recevant lâombre de tel site isolĂ©, enclos, immobile, arrĂȘtĂ© et perdu, loin de tout le reste, et quâainsi, les changements graduĂ©s non seulement au dehors, mais dans nos rĂȘves et notre caractĂšre Ă©voluant, lesquels nous ont insensiblement conduit dans la vie dâun temps Ă tel autre trĂšs diffĂ©rent, se trouvant supprimĂ©s, si nous revivons un autre souvenir prĂ©levĂ© sur une annĂ©e diffĂ©rente, nous trouvons entre eux, grĂące Ă des lacunes, Ă dâimmenses pans dâoubli, comme lâabĂźme dâune diffĂ©rence dâaltitude, comme lâincompatibilitĂ© de deux qualitĂ©s incomparables dâatmosphĂšre respirĂ©e et de colorations ambiantes ? Mais entre les souvenirs que je venais dâavoir, successivement, de Combray, de DonciĂšres et de Rivebelle, je sentais en ce moment bien plus quâune distance de temps, la distance quâil y aurait entre des univers diffĂ©rents oĂč la matiĂšre ne serait pas la mĂȘme. Si jâavais voulu dans un ouvrage imiter celle dans laquelle mâapparaissaient ciselĂ©s mes plus insignifiants souvenirs de Rivebelle, il mâeĂ»t fallu veiner de rose, rendre tout dâun coup translucide, compacte, fraĂźchissante et sonore, la substance jusque-lĂ analogue au grĂšs sombre et rude de Combray. Mais Robert, ayant fini de donner ses explications au cocher, me rejoignit dans la voiture. Les idĂ©es qui mâĂ©taient apparues sâenfuirent. Ce sont des dĂ©esses qui daignent quelquefois se rendre visibles Ă un mortel solitaire, au dĂ©tour dâun chemin, mĂȘme dans sa chambre pendant quâil dort, alors que debout dans le cadre de la porte elles lui apportent leur annonciation. Mais dĂšs quâon est deux elles disparaissent, les hommes en sociĂ©tĂ© ne les aperçoivent jamais. Et je me trouvai rejetĂ© dans lâamitiĂ©. Robert en arrivant mâavait bien averti quâil faisait beaucoup de brouillard, mais tandis que nous causions il nâavait cessĂ© dâĂ©paissir. Ce nâĂ©tait plus seulement la brume lĂ©gĂšre que jâavais souhaitĂ© voir sâĂ©lever de lâĂźle et nous envelopper Mme de Stermaria et moi. Ă deux pas les rĂ©verbĂšres sâĂ©teignaient et alors câĂ©tait la nuit, aussi profonde quâen pleins champs, dans une forĂȘt, ou plutĂŽt dans une molle Ăźle de Bretagne vers laquelle jâeusse voulu aller, je me sentis perdu comme sur la cĂŽte de quelque mer septentrionale oĂč on risque vingt fois la mort avant dâarriver Ă lâauberge solitaire ; cessant dâĂȘtre un mirage quâon recherche, le brouillard devenait un de ces dangers contre lesquels on lutte, de sorte que nous eĂ»mes, Ă trouver notre chemin et Ă arriver Ă bon port, les difficultĂ©s, lâinquiĂ©tude et enfin la joie que donne la sĂ©curitĂ© â si insensible Ă celui qui nâest pas menacĂ© de la perdre â au voyageur perplexe et dĂ©paysĂ©. Une seule chose faillit compromettre mon plaisir pendant notre aventureuse randonnĂ©e, Ă cause de lâĂ©tonnement irritĂ© oĂč elle me jeta un instant. Tu sais, jâai racontĂ© Ă Bloch, me dit Saint-Loup, que tu ne lâaimais pas du tout tant que ça, que tu lui trouvais des vulgaritĂ©s. VoilĂ comme je suis, jâaime les situations tranchĂ©es », conclut-il dâun air satisfait et sur un ton qui nâadmettait pas de rĂ©plique. JâĂ©tais stupĂ©fait. Non seulement jâavais la confiance la plus absolue en Saint-Loup, en la loyautĂ© de son amitiĂ©, et il lâavait trahie par ce quâil avait dit Ă Bloch, mais il me semblait que de plus il eĂ»t dĂ» ĂȘtre empĂȘchĂ© de le faire par ses dĂ©fauts autant que par ses qualitĂ©s, par cet extraordinaire acquis dâĂ©ducation qui pouvait pousser la politesse jusquâĂ un certain manque de franchise. Son air triomphant Ă©tait-il celui que nous prenons pour dissimuler quelque embarras en avouant une chose que nous savons que nous nâaurions pas dĂ» faire ? traduisait-il de lâinconscience ? de la bĂȘtise Ă©rigeant en vertu un dĂ©faut que je ne lui connaissais pas ? un accĂšs de mauvaise humeur passagĂšre contre moi le poussant Ă me quitter, ou lâenregistrement dâun accĂšs de mauvaise humeur passagĂšre vis-Ă -vis de Bloch Ă qui il avait voulu dire quelque chose de dĂ©sagrĂ©able mĂȘme en me compromettant ? Du reste sa figure Ă©tait stigmatisĂ©e, pendant quâil me disait ces paroles vulgaires, par une affreuse sinuositĂ© que je ne lui ai vue quâune fois ou deux dans la vie, et qui, suivant dâabord Ă peu prĂšs le milieu de la figure, une fois arrivĂ©e aux lĂšvres les tordait, leur donnait une expression hideuse de bassesse, presque de bestialitĂ© toute passagĂšre et sans doute ancestrale. Il devait y avoir dans ces moments-lĂ , qui sans doute ne revenaient quâune fois tous les deux ans, Ă©clipse partielle de son propre moi, par le passage sur lui de la personnalitĂ© dâun aĂŻeul qui sây reflĂ©tait. Tout autant que lâair de satisfaction de Robert, ses paroles Jâaime les situations tranchĂ©es » prĂȘtaient au mĂȘme doute, et auraient dĂ» encourir le mĂȘme blĂąme. Je voulais lui dire que si lâon aime les situations tranchĂ©es, il faut avoir de ces accĂšs de franchise en ce qui vous concerne et ne point faire de trop facile vertu aux dĂ©pens des autres. Mais dĂ©jĂ la voiture sâĂ©tait arrĂȘtĂ©e devant le restaurant dont la vaste façade vitrĂ©e et flamboyante arrivait seule Ă percer lâobscuritĂ©. Le brouillard lui-mĂȘme, par les clartĂ©s confortables de lâintĂ©rieur, semblait jusque sur le trottoir mĂȘme vous indiquer lâentrĂ©e avec la joie de ces valets qui reflĂštent les dispositions du maĂźtre ; il sâirisait des nuances les plus dĂ©licates et montrait lâentrĂ©e comme la colonne lumineuse qui guida les HĂ©breux. Il y en avait dâailleurs beaucoup dans la clientĂšle. Car câĂ©tait dans ce restaurant que Bloch et ses amis Ă©taient venus longtemps, ivres dâun jeĂ»ne aussi affamant que le jeĂ»ne rituel, lequel du moins nâa lieu quâune fois par an, de cafĂ© et de curiositĂ© politique, se retrouver le soir. Toute excitation mentale donnant une valeur qui prime, une qualitĂ© supĂ©rieure aux habitudes qui sây rattachent, il nây a pas de goĂ»t un peu vif qui ne compose ainsi autour de lui une sociĂ©tĂ© quâil unit, et oĂč la considĂ©ration des autres membres est celle que chacun recherche principalement dans la vie. Ici, fĂ»t-ce dans une petite ville de province, vous trouverez des passionnĂ©s de musique ; le meilleur de leur temps, le plus clair de leur argent se passe aux sĂ©ances de musique de chambre, aux rĂ©unions oĂč on cause musique, au cafĂ© oĂč lâon se retrouve entre amateurs et oĂč on coudoie les musiciens de lâorchestre. Dâautres Ă©pris dâaviation tiennent Ă ĂȘtre bien vus du vieux garçon du bar vitrĂ© perchĂ© au haut de lâaĂ©rodrome ; Ă lâabri du vent, comme dans la cage en verre dâun phare, il pourra suivre, en compagnie dâun aviateur qui ne vole pas en ce moment, les Ă©volutions dâun pilote exĂ©cutant des loopings, tandis quâun autre, invisible lâinstant dâavant, vient atterrir brusquement, sâabattre avec le grand bruit dâailes de lâoiseau Roch. La petite coterie qui se retrouvait pour tĂącher de perpĂ©tuer, dâapprofondir, les Ă©motions fugitives du procĂšs Zola, attachait de mĂȘme une grande importance Ă ce cafĂ©. Mais elle y Ă©tait mal vue des jeunes nobles qui formaient lâautre partie de la clientĂšle et avaient adoptĂ© une seconde salle du cafĂ©, sĂ©parĂ©e seulement de lâautre par un lĂ©ger parapet dĂ©corĂ© de verdure. Ils considĂ©raient Dreyfus et ses partisans comme des traĂźtres, bien que vingt-cinq ans plus tard, les idĂ©es ayant eu le temps de se classer et le dreyfusisme de prendre dans lâhistoire une certaine Ă©lĂ©gance, les fils, bolchevisants et valseurs, de ces mĂȘmes jeunes nobles dussent dĂ©clarer aux intellectuels » qui les interrogeaient que sĂ»rement, sâils avaient vĂ©cu en ce temps-lĂ , ils eussent Ă©tĂ© pour Dreyfus, sans trop savoir beaucoup plus ce quâavait Ă©tĂ© lâAffaire que la comtesse Edmond de PourtalĂšs ou la marquise de Galliffet, autres splendeurs dĂ©jĂ Ă©teintes au jour de leur naissance. Car, le soir du brouillard, les nobles du cafĂ© qui devaient ĂȘtre plus tard les pĂšres de ces jeunes intellectuels rĂ©trospectivement dreyfusards Ă©taient encore garçons. Certes, un riche mariage Ă©tait envisagĂ© par les familles de tous, mais nâĂ©tait encore rĂ©alisĂ© pour aucun. Encore virtuel, il se contentait, ce riche mariage dĂ©sirĂ© Ă la fois par plusieurs il y avait bien plusieurs riches partis » en vue, mais enfin le nombre des fortes dots Ă©tait beaucoup moindre que le nombre des aspirants, de mettre entre ces jeunes gens quelque rivalitĂ©. Le malheur voulut pour moi que, Saint-Loup Ă©tant restĂ© quelques minutes Ă sâadresser au cocher afin quâil revĂźnt nous prendre aprĂšs avoir dĂźnĂ©, il me fallut entrer seul. Or, pour commencer, une fois engagĂ© dans la porte tournante dont je nâavais pas lâhabitude, je crus que je ne pourrais pas arriver Ă en sortir. Disons en passant, pour les amateurs dâun vocabulaire plus prĂ©cis, que cette porte tambour, malgrĂ© ses apparences pacifiques, sâappelle porte revolver, de lâanglais revolving door. Ce soir-lĂ le patron, nâosant pas se mouiller en allant dehors ni quitter ses clients, restait cependant prĂšs de lâentrĂ©e pour avoir le plaisir dâentendre les joyeuses dolĂ©ances des arrivants tout illuminĂ©s par la satisfaction de gens qui avaient eu du mal Ă arriver et la crainte de se perdre. Pourtant la rieuse cordialitĂ© de son accueil fut dissipĂ©e par la vue dâun inconnu qui ne savait pas se dĂ©gager des volants de verre. Cette marque flagrante dâignorance lui fit froncer le sourcil comme Ă un examinateur qui a bonne envie de ne pas prononcer le dignus es intrare. Pour comble de malchance jâallai mâasseoir dans la salle rĂ©servĂ©e Ă lâaristocratie dâoĂč il vint rudement me tirer en mâindiquant, avec une grossiĂšretĂ© Ă laquelle se conformĂšrent immĂ©diatement tous les garçons, une place dans lâautre salle. Elle me plut dâautant moins que la banquette oĂč elle se trouvait Ă©tait dĂ©jĂ pleine de monde et que jâavais en face de moi la porte rĂ©servĂ©e aux HĂ©breux qui, non tournante celle-lĂ , sâouvrant et se fermant Ă chaque instant, mâenvoyait un froid horrible. Mais le patron mâen refusa une autre en me disant Non, monsieur, je ne peux pas gĂȘner tout le monde pour vous. » Il oublia dâailleurs bientĂŽt le dĂźneur tardif et gĂȘnant que jâĂ©tais, captivĂ© quâil Ă©tait par lâarrivĂ©e de chaque nouveau venu, qui, avant de demander son bock, son aile de poulet froid ou son grog lâheure du dĂźner Ă©tait depuis longtemps passĂ©e, devait, comme dans les vieux romans, payer son Ă©cot en disant son aventure au moment oĂč il pĂ©nĂ©trait dans cet asile de chaleur et de sĂ©curitĂ©, oĂč le contraste avec ce Ă quoi on avait Ă©chappĂ© faisait rĂ©gner la gaietĂ© et la camaraderie qui plaisantent de concert devant le feu dâun bivouac. Lâun racontait que sa voiture, se croyant arrivĂ©e au pont de la Concorde, avait fait trois fois le tour des Invalides ; un autre que la sienne, essayant de descendre lâavenue des Champs-ĂlysĂ©es, Ă©tait entrĂ©e dans un massif du Rond-Point, dâoĂč elle avait mis trois quarts dâheure Ă sortir. Puis suivaient des lamentations sur le brouillard, sur le froid, sur le silence de mort des rues, qui Ă©taient dites et Ă©coutĂ©es de lâair exceptionnellement joyeux quâexpliquaient la douce atmosphĂšre de la salle oĂč exceptĂ© Ă ma place il faisait chaud, la vive lumiĂšre qui faisait cligner les yeux dĂ©jĂ habituĂ©s Ă ne pas voir et le bruit des causeries qui rendait aux oreilles leur activitĂ©. Les arrivants avaient peine Ă garder le silence. La singularitĂ© des pĂ©ripĂ©ties, quâils croyaient uniques, leur brĂ»laient la langue, et ils cherchaient des yeux quelquâun avec qui engager la conversation. Le patron lui-mĂȘme perdait le sentiment des distances M. le prince de Foix sâest perdu trois fois en venant de la porte Saint-Martin », ne craignit-il pas de dire en riant, non sans dĂ©signer, comme dans une prĂ©sentation, le cĂ©lĂšbre aristocrate Ă un avocat israĂ©lite qui, tout autre jour, eĂ»t Ă©tĂ© sĂ©parĂ© de lui par une barriĂšre bien plus difficile Ă franchir que la baie ornĂ©e de verdures. Trois fois ! voyez-vous ça », dit lâavocat en touchant son chapeau. Le prince ne goĂ»ta pas la phrase de rapprochement. Il faisait partie dâun groupe aristocratique pour qui lâexercice de lâimpertinence, mĂȘme Ă lâĂ©gard de la noblesse quand elle nâĂ©tait pas de tout premier rang, semblait ĂȘtre la seule occupation. Ne pas rĂ©pondre Ă un salut ; si lâhomme poli rĂ©cidivait, ricaner dâun air narquois ou rejeter la tĂȘte en arriĂšre dâun air furieux ; faire semblant de ne pas connaĂźtre un homme ĂągĂ© qui leur aurait rendu service ; rĂ©server leur poignĂ©e de main et leur salut aux ducs et aux amis tout Ă fait intimes des ducs que ceux-ci leur prĂ©sentaient, telle Ă©tait lâattitude de ces jeunes gens et en particulier du prince de Foix. Une telle attitude Ă©tait favorisĂ©e par le dĂ©sordre de la prime jeunesse oĂč, mĂȘme dans la bourgeoisie, on paraĂźt ingrat et on se montre mufle parce quâayant oubliĂ© pendant des mois dâĂ©crire Ă un bienfaiteur qui vient de perdre sa femme, ensuite on ne le salue plus pour simplifier, mais elle Ă©tait surtout inspirĂ©e par un snobisme de caste suraigu. Il est vrai que, Ă lâinstar de certaines affections nerveuses dont les manifestations sâattĂ©nuent dans lâĂąge mĂ»r, ce snobisme devait gĂ©nĂ©ralement cesser de se traduire dâune façon aussi hostile chez ceux qui avaient Ă©tĂ© de si insupportables jeunes gens. La jeunesse une fois passĂ©e, il est rare quâon reste confinĂ© dans lâinsolence. On avait cru quâelle seule existait, on dĂ©couvre tout dâun coup, si prince quâon soit, quâil y a aussi la musique, la littĂ©rature, voire la dĂ©putation. Lâordre des valeurs humaines sâen trouvera modifiĂ©, et on entre en conversation avec les gens quâon foudroyait du regard autrefois. Bonne chance Ă ceux de ces gens-lĂ qui ont eu la patience dâattendre et de qui le caractĂšre est assez bien fait â si lâon doit ainsi dire â pour quâils Ă©prouvent du plaisir Ă recevoir vers la quarantaine la bonne grĂące et lâaccueil quâon leur avait sĂšchement refusĂ©s Ă vingt ans. Ă propos du prince de Foix il convient de dire, puisque lâoccasion sâen prĂ©sente, quâil appartenait Ă une coterie de douze Ă quinze jeunes gens et Ă un groupe plus restreint de quatre. La coterie de douze Ă quinze avait cette caractĂ©ristique, Ă laquelle Ă©chappait, je crois, le prince, que ces jeunes gens prĂ©sentaient chacun un double aspect. Pourris de dettes, ils semblaient des rien-du-tout aux yeux de leurs fournisseurs, malgrĂ© tout le plaisir que ceux-ci avaient Ă leur dire Monsieur le Comte, monsieur le Marquis, monsieur le Duc⊠» Ils espĂ©raient se tirer dâaffaire au moyen du fameux riche mariage », dit encore gros sac », et comme les grosses dots quâils convoitaient nâĂ©taient quâau nombre de quatre ou cinq, plusieurs dressaient sourdement leurs batteries pour la mĂȘme fiancĂ©e. Et le secret Ă©tait si bien gardĂ© que, quand lâun dâeux venant au cafĂ© disait Mes excellents bons, je vous aime trop pour ne pas vous annoncer mes fiançailles avec Mlle dâAmbresac », plusieurs exclamations retentissaient, nombre dâentre eux, croyant dĂ©jĂ la chose faite pour eux-mĂȘmes avec elle, nâayant pas le sang-froid nĂ©cessaire pour Ă©touffer au premier moment le cri de leur rage et de leur stupĂ©faction Alors ça te fait plaisir de te marier, Bibi ? » ne pouvait sâempĂȘcher de sâexclamer le prince de ChĂątellerault, qui laissait tomber sa fourchette dâĂ©tonnement et de dĂ©sespoir, car il avait cru que les mĂȘmes fiançailles de Mlle dâAmbresac allaient bientĂŽt ĂȘtre rendues publiques, mais avec lui, ChĂątellerault. Et pourtant, Dieu sait tout ce que son pĂšre avait adroitement contĂ© aux Ambresac contre la mĂšre de Bibi. Alors ça tâamuse de te marier ? » ne pouvait-il sâempĂȘcher de demander une seconde fois Ă Bibi, lequel, mieux prĂ©parĂ© puisquâil avait eu tout le temps de choisir son attitude depuis que câĂ©tait presque officiel », rĂ©pondait en souriant Je suis content non pas de me marier, ce dont je nâavais guĂšre envie, mais dâĂ©pouser Daisy dâAmbresac que je trouve dĂ©licieuse. » Le temps quâavait durĂ© cette rĂ©ponse, M. de ChĂątellerault sâĂ©tait ressaisi, mais il songeait quâil fallait au plus vite faire volte-face en direction de Mlle de la Canourque ou de Miss Foster, les grands partis no 2 et no 3, demander patience aux crĂ©anciers qui attendaient le mariage Ambresac, et enfin expliquer aux gens auxquels il avait dit aussi que Mlle dâAmbresac Ă©tait charmante que ce mariage Ă©tait bon pour Bibi, mais que lui se serait brouillĂ© avec toute sa famille sâil lâavait Ă©pousĂ©e. Mme de SolĂ©on avait Ă©tĂ©, allait-il prĂ©tendre, jusquâĂ dire quâelle ne les recevrait pas. Mais si, aux yeux des fournisseurs, patrons de restaurants, etcâŠ, ils semblaient des gens de peu, en revanche, ĂȘtres doubles, dĂšs quâils se trouvaient dans le monde, ils nâĂ©taient plus jugĂ©s dâaprĂšs le dĂ©labrement de leur fortune et les tristes mĂ©tiers auxquels ils se livraient pour essayer de le rĂ©parer. Ils redevenaient M. le Prince, M. le Duc un tel, et nâĂ©taient comptĂ©s que dâaprĂšs leurs quartiers. Un duc presque milliardaire et qui semblait tout rĂ©unir en soi passait aprĂšs eux parce que, chefs de famille, ils Ă©taient anciennement princes souverains dâun petit pays oĂč ils avaient le droit de battre monnaie, etc⊠Souvent, dans ce cafĂ©, lâun baissait les yeux quand un autre entrait, de façon Ă ne pas forcer lâarrivant Ă le saluer. Câest quâil avait, dans sa poursuite imaginative de la richesse, invitĂ© Ă dĂźner un banquier. Chaque fois quâun homme entre, dans ces conditions, en rapports avec un banquier, celui-ci lui fait perdre une centaine de mille francs, ce qui nâempĂȘche pas lâhomme du monde de recommencer avec un autre. On continue de brĂ»ler des cierges et de consulter les mĂ©decins. Mais le prince de Foix, riche lui-mĂȘme, appartenait non seulement Ă cette coterie Ă©lĂ©gante dâune quinzaine de jeunes gens, mais Ă un groupe plus fermĂ© et insĂ©parable de quatre, dont faisait partie Saint-Loup. On ne les invitait jamais lâun sans lâautre, on les appelait les quatre gigolos, on les voyait toujours ensemble Ă la promenade, dans les chĂąteaux on leur donnait des chambres communicantes, de sorte que, dâautant plus quâils Ă©taient tous trĂšs beaux, des bruits couraient sur leur intimitĂ©. Je pus les dĂ©mentir de la façon la plus formelle en ce qui concernait Saint-Loup. Mais ce qui est curieux, câest que plus tard, si lâon apprit que ces bruits Ă©taient vrais pour tous les quatre, en revanche chacun dâeux lâavait entiĂšrement ignorĂ© des trois autres. Et pourtant chacun dâeux avait bien cherchĂ© Ă sâinstruire sur les autres, soit pour assouvir un dĂ©sir, ou plutĂŽt une rancune, empĂȘcher un mariage, avoir barre sur lâami dĂ©couvert. Un cinquiĂšme car dans les groupes de quatre on est toujours plus de quatre sâĂ©tait joint aux quatre platoniciens qui lâĂ©taient plus que tous les autres. Mais des scrupules religieux le retinrent jusque bien aprĂšs que le groupe des quatre fĂ»t dĂ©suni et lui-mĂȘme mariĂ©, pĂšre de famille, implorant Ă Lourdes que le prochain enfant fĂ»t un garçon ou une fille, et dans lâintervalle se jetant sur les militaires. MalgrĂ© la maniĂšre dâĂȘtre du prince, le fait que le propos fut tenu devant lui sans lui ĂȘtre directement adressĂ© rendit sa colĂšre moins forte quâelle nâeĂ»t Ă©tĂ© sans cela. De plus, cette soirĂ©e avait quelque chose dâexceptionnel. Enfin lâavocat nâavait pas plus de chance dâentrer en relations avec le prince de Foix que le cocher qui avait conduit ce noble seigneur. Aussi ce dernier crut-il pouvoir rĂ©pondre dâun air rogue et Ă la cantonade Ă cet interlocuteur qui, Ă la faveur du brouillard, Ă©tait comme un compagnon de voyage rencontrĂ© dans quelque plage situĂ©e aux confins du monde, battue des vents ou ensevelie dans les brumes. Ce nâest pas tout de se perdre, mais câest quâon ne se retrouve pas. » La justesse de cette pensĂ©e frappa le patron parce quâil lâavait dĂ©jĂ entendu exprimer plusieurs fois ce soir. En effet, il avait lâhabitude de comparer toujours ce quâil entendait ou lisait Ă un certain texte dĂ©jĂ connu et sentait sâĂ©veiller son admiration sâil ne voyait pas de diffĂ©rences. Cet Ă©tat dâesprit nâest pas nĂ©gligeable car, appliquĂ© aux conversations politiques, Ă la lecture des journaux, il forme lâopinion publique, et par lĂ rend possibles les plus grands Ă©vĂ©nements. Beaucoup de patrons de cafĂ©s allemands admirant seulement leur consommateur ou leur journal, quand ils disaient que la France, lâAngleterre et la Russie cherchaient » lâAllemagne, ont rendu possible, au moment dâAgadir, une guerre qui dâailleurs nâa pas Ă©clatĂ©. Les historiens, sâils nâont pas eu tort de renoncer Ă expliquer les actes des peuples par la volontĂ© des rois, doivent la remplacer par la psychologie de lâindividu mĂ©diocre. En politique, le patron du cafĂ© oĂč je venais dâarriver nâappliquait depuis quelque temps sa mentalitĂ© de professeur de rĂ©citation quâĂ un certain nombre de morceaux sur lâaffaire Dreyfus. Sâil ne retrouvait pas les termes connus dans les propos dâun client oĂč les colonnes dâun journal, il dĂ©clarait lâarticle assommant, ou le client pas franc. Le prince de Foix lâĂ©merveilla au contraire au point quâil laissa Ă peine Ă son interlocuteur le temps de finir sa phrase. Bien dit, mon prince, bien dit ce qui voulait dire, en somme, rĂ©citĂ© sans faute, câest ça, câest ça », sâĂ©cria-t-il, dilatĂ©, comme sâexpriment les Mille et une nuits, Ă la limite de la satisfaction ». Mais le prince avait dĂ©jĂ disparu dans la petite salle. Puis, comme la vie reprend mĂȘme aprĂšs les Ă©vĂ©nements les plus singuliers, ceux qui sortaient de la mer de brouillard commandaient les uns leur consommation, les autres leur souper ; et parmi ceux-ci des jeunes gens du Jockey qui, Ă cause du caractĂšre anormal du jour, nâhĂ©sitĂšrent pas Ă sâinstaller Ă deux tables dans la grande salle, et se trouvĂšrent ainsi fort prĂšs de moi. Tel le cataclysme avait Ă©tabli mĂȘme de la petite salle Ă la grande, entre tous ces gens stimulĂ©s par le confort du restaurant, aprĂšs leurs longues erreurs dans lâocĂ©an de brume, une familiaritĂ© dont jâĂ©tais seul exclu, et Ă laquelle devait ressembler celle qui rĂ©gnait dans lâarche de NoĂ©. Tout Ă coup, je vis le patron sâinflĂ©chir en courbettes, les maĂźtres dâhĂŽtel accourir au grand complet, ce qui fit tourner les yeux Ă tous les clients. Vite, appelez-moi Cyprien, une table pour M. le marquis de Saint-Loup », sâĂ©criait le patron, pour qui Robert nâĂ©tait pas seulement un grand seigneur jouissant dâun vĂ©ritable prestige, mĂȘme aux yeux du prince de Foix, mais un client qui menait la vie Ă grandes guides et dĂ©pensait dans ce restaurant beaucoup dâargent. Les clients de la grande salle regardaient avec curiositĂ©, ceux de la petite hĂ©laient Ă qui mieux mieux leur ami qui finissait de sâessuyer les pieds. Mais au moment oĂč il allait pĂ©nĂ©trer dans la petite salle, il mâaperçut dans la grande. Bon Dieu, cria-t-il, quâest-ce que tu fais lĂ , et avec la porte ouverte devant toi », dit-il, non sans jeter un regard furieux au patron qui courut la fermer en sâexcusant sur les garçons Je leur dis toujours de la tenir fermĂ©e. » Jâavais Ă©tĂ© obligĂ© de dĂ©ranger ma table et dâautres qui Ă©taient devant la mienne, pour aller Ă lui. Pourquoi as-tu bougĂ© ? Tu aimes mieux dĂźner lĂ que dans la petite salle ? Mais, mon pauvre petit, tu vas geler. Vous allez me faire le plaisir de condamner cette porte, dit-il au patron. â Ă lâinstant mĂȘme, M. le Marquis, les clients qui viendront Ă partir de maintenant passeront par la petite salle, voilĂ tout. » Et pour mieux montrer son zĂšle, il commanda pour cette opĂ©ration un maĂźtre dâhĂŽtel et plusieurs garçons, et tout en faisant sonner trĂšs haut de terribles menaces si elle nâĂ©tait pas menĂ©e Ă bien. Il me donnait des marques de respect excessives pour que jâoubliasse quâelles nâavaient pas commencĂ© dĂšs mon arrivĂ©e, mais seulement aprĂšs celle de Saint-Loup, et pour que je ne crusse pas cependant quâelles Ă©taient dues Ă lâamitiĂ© que me montrait son riche et aristocratique client, il mâadressait Ă la dĂ©robĂ©e de petits sourires oĂč semblait se dĂ©clarer une sympathie toute personnelle. DerriĂšre moi le propos dâun consommateur me fit tourner une seconde la tĂȘte. Jâavais entendu au lieu des mots Aile de poulet, trĂšs bien, un peu de champagne, mais pas trop sec », ceux-ci Jâaimerais mieux de la glycĂ©rine. Oui, chaude, trĂšs bien. » Jâavais voulu voir quel Ă©tait lâascĂšte qui sâinfligeait un tel menu. Je retournai vivement la tĂȘte vers Saint-Loup pour ne pas ĂȘtre reconnu de lâĂ©trange gourmet. CâĂ©tait tout simplement un docteur, que je connaissais, Ă qui un client, profitant du brouillard pour le chambrer dans ce cafĂ©, demandait une consultation. Les mĂ©decins comme les boursiers disent je ». Cependant je regardais Robert et je songeais Ă ceci. Il y avait dans ce cafĂ©, jâavais connu dans la vie, bien des Ă©trangers, intellectuels, rapins de toute sorte, rĂ©signĂ©s au rire quâexcitaient leur cape prĂ©tentieuse, leurs cravates 1830 et bien plus encore leurs mouvements maladroits, allant jusquâĂ le provoquer pour montrer quâils ne sâen souciaient pas, et qui Ă©taient des gens dâune rĂ©elle valeur intellectuelle et morale, dâune profonde sensibilitĂ©. Ils dĂ©plaisaient â les Juifs principalement, les Juifs non assimilĂ©s bien entendu, il ne saurait ĂȘtre question des autres â aux personnes qui ne peuvent souffrir un aspect Ă©trange, loufoque comme Bloch Ă Albertine. GĂ©nĂ©ralement on reconnaissait ensuite que, sâils avaient contre eux dâavoir les cheveux trop longs, le nez et les yeux trop grands, des gestes théùtraux et saccadĂ©s, il Ă©tait puĂ©ril de les juger lĂ -dessus, ils avaient beaucoup dâesprit, de cĆur et Ă©taient, Ă lâuser, des gens quâon pouvait profondĂ©ment aimer. Pour les Juifs en particulier, il en Ă©tait peu dont les parents nâeussent une gĂ©nĂ©rositĂ© de cĆur, une largeur dâesprit, une sincĂ©ritĂ©, Ă cĂŽtĂ© desquelles la mĂšre de Saint-Loup et le duc de Guermantes ne fissent piĂštre figure morale par leur sĂ©cheresse, leur religiositĂ© superficielle qui ne flĂ©trissait que les scandales, et leur apologie dâun christianisme aboutissant infailliblement par les voies imprĂ©vues de lâintelligence uniquement prisĂ©e Ă un colossal mariage dâargent. Mais enfin chez Saint-Loup, de quelque façon que les dĂ©fauts des parents se fussent combinĂ©s en une crĂ©ation nouvelle de qualitĂ©s, rĂ©gnait la plus charmante ouverture dâesprit et de cĆur. Et alors, il faut bien le dire Ă la gloire immortelle de la France, quand ces qualitĂ©s-lĂ se trouvent chez un pur Français, quâil soit de lâaristocratie ou du peuple, elles fleurissent â sâĂ©panouissent serait trop dire car la mesure y persiste et la restriction â avec une grĂące que lâĂ©tranger, si estimable soit-il, ne nous offre pas. Les qualitĂ©s intellectuelles et morales, certes les autres les possĂšdent aussi, et sâil faut dâabord traverser ce qui dĂ©plaĂźt et ce qui choque et ce qui fait sourire, elles ne sont pas moins prĂ©cieuses. Mais câest tout de mĂȘme une jolie chose et qui est peut-ĂȘtre exclusivement française, que ce qui est beau au jugement de lâĂ©quitĂ©, ce qui vaut selon lâesprit et le cĆur, soit dâabord charmant aux yeux, colorĂ© avec grĂące, ciselĂ© avec justesse, rĂ©alise aussi dans sa matiĂšre et dans sa forme la perfection intĂ©rieure. Je regardais Saint-Loup, et je me disais que câest une jolie chose quand il nây a pas de disgrĂące physique pour servir de vestibule aux grĂąces intĂ©rieures, et que les ailes du nez soient dĂ©licates et dâun dessin parfait comme celles des petits papillons qui se posent sur les fleurs des prairies, autour de Combray ; et que le vĂ©ritable opus francigenum, dont le secret nâa pas Ă©tĂ© perdu depuis le xiiie siĂšcle, et qui ne pĂ©rirait pas avec nos Ă©glises, ce ne sont pas tant les anges de pierre de Saint-AndrĂ©-des-Champs que les petits Français, nobles, bourgeois ou paysans, au visage sculptĂ© avec cette dĂ©licatesse et cette franchise restĂ©es aussi traditionnelles quâau porche fameux, mais encore crĂ©atrices. AprĂšs ĂȘtre parti un instant pour veiller lui-mĂȘme Ă la fermeture de la porte et Ă la commande du dĂźner il insista beaucoup pour que nous prissions de la viande de boucherie », les volailles nâĂ©tant sans doute pas fameuses, le patron revint nous dire que M. le prince de Foix aurait bien voulu que M. le marquis lui permĂźt de venir dĂźner Ă une table prĂšs de lui. Mais elles sont toutes prises, rĂ©pondit Robert en voyant les tables qui bloquaient la mienne. â Pour cela, cela ne fait rien, si ça pouvait ĂȘtre agrĂ©able Ă M. le marquis, il me serait bien facile de prier ces personnes de changer de place. Ce sont des choses quâon peut faire pour M. le marquis ! â Mais câest Ă toi de dĂ©cider, me dit Saint-Loup, Foix est un bon garçon, je ne sais pas sâil tâennuiera, il est moins bĂȘte que beaucoup. » Je rĂ©pondis Ă Robert quâil me plairait certainement, mais que pour une fois oĂč je dĂźnais avec lui et oĂč je mâen sentais si heureux, jâaurais autant aimĂ© que nous fussions seuls. Ah ! il a un manteau bien joli, M. le prince », dit le patron pendant notre dĂ©libĂ©ration. Oui, je le connais », rĂ©pondit Saint-Loup. Je voulais raconter Ă Robert que M. de Charlus avait dissimulĂ© Ă sa belle-sĆur quâil me connĂ»t et lui demander quelle pouvait en ĂȘtre la raison, mais jâen fus empĂȘchĂ© par lâarrivĂ©e de M. de Foix. Venant pour voir si sa requĂȘte Ă©tait accueillie, nous lâaperçûmes qui se tenait Ă deux pas. Robert nous prĂ©senta, mais ne cacha pas Ă son ami quâayant Ă causer avec moi, il prĂ©fĂ©rait quâon nous laissĂąt tranquilles. Le prince sâĂ©loigna en ajoutant au salut dâadieu quâil me fit, un sourire qui montrait Saint-Loup et semblait sâexcuser sur la volontĂ© de celui-ci de la briĂšvetĂ© dâune prĂ©sentation quâil eĂ»t souhaitĂ©e plus longue. Mais Ă ce moment Robert semblant frappĂ© dâune idĂ©e subite sâĂ©loigna avec son camarade, aprĂšs mâavoir dit Assieds-toi toujours et commence Ă dĂźner, jâarrive », et il disparut dans la petite salle. Je fus peinĂ© dâentendre les jeunes gens chics, que je ne connaissais pas, raconter les histoires les plus ridicules et les plus malveillantes sur le jeune grand-duc hĂ©ritier de Luxembourg ex-comte de Nassau que jâavais connu Ă Balbec et qui mâavait donnĂ© des preuves si dĂ©licates de sympathie pendant la maladie de ma grandâmĂšre. Lâun prĂ©tendait quâil avait dit Ă la duchesse de Guermantes Jâexige que tout le monde se lĂšve quand ma femme passe » et que la duchesse avait rĂ©pondu ce qui eĂ»t Ă©tĂ© non seulement dĂ©nuĂ© dâesprit mais dâexactitude, la grandâmĂšre de la jeune princesse ayant toujours Ă©tĂ© la plus honnĂȘte femme du monde Il faut quâon se lĂšve quand passe ta femme, cela changera de sa grandâmĂšre car pour elle les hommes se couchaient. » Puis on raconta quâĂ©tant allĂ© voir cette annĂ©e sa tante la princesse de Luxembourg, Ă Balbec, et Ă©tant descendu au Grand HĂŽtel, il sâĂ©tait plaint au directeur mon ami quâil nâeĂ»t pas hissĂ© le fanion de Luxembourg au-dessus de la digue. Or, ce fanion Ă©tant moins connu et de moins dâusage que les drapeaux dâAngleterre ou dâItalie, il avait fallu plusieurs jours pour se le procurer, au vif mĂ©contentement du jeune grand-duc. Je ne crus pas un mot de cette histoire, mais me promis, dĂšs que jâirais Ă Balbec, dâinterroger le directeur de lâhĂŽtel de façon Ă mâassurer quâelle Ă©tait une invention pure. En attendant Saint-Loup, je demandai au patron du restaurant de me faire donner du pain. Tout de suite, monsieur le baron. â Je ne suis pas baron, lui rĂ©pondis-je. â Oh ! pardon, monsieur le comte ! » Je nâeus pas le temps de faire entendre une seconde protestation, aprĂšs laquelle je fusse sĂ»rement devenu monsieur le marquis » ; aussi vite quâil lâavait annoncĂ©, Saint-Loup rĂ©apparut dans lâentrĂ©e tenant Ă la main le grand manteau de vigogne du prince Ă qui je compris quâil lâavait demandĂ© pour me tenir chaud. Il me fit signe de loin de ne pas me dĂ©ranger, il avança, il aurait fallu quâon bougeĂąt encore ma table ou que je changeasse de place pour quâil pĂ»t sâasseoir. DĂšs quâil entra dans la grande salle, il monta lĂ©gĂšrement sur les banquettes de velours rouge qui en faisaient le tour en longeant le mur et oĂč en dehors de moi nâĂ©taient assis que trois ou quatre jeunes gens du Jockey, connaissances Ă lui qui nâavaient pu trouver place dans la petite salle. Entre les tables, des fils Ă©lectriques Ă©taient tendus Ă une certaine hauteur ; sans sây embarrasser Saint-Loup les sauta adroitement comme un cheval de course un obstacle ; confus quâelle sâexerçùt uniquement pour moi et dans le but de mâĂ©viter un mouvement bien simple, jâĂ©tais en mĂȘme temps Ă©merveillĂ© de cette sĂ»retĂ© avec laquelle mon ami accomplissait cet exercice de voltige ; et je nâĂ©tais pas le seul ; car encore quâils lâeussent sans doute mĂ©diocrement goĂ»tĂ© de la part dâun moins aristocratique et moins gĂ©nĂ©reux client, le patron et les garçons restaient fascinĂ©s, comme des connaisseurs au pesage ; un commis, comme paralysĂ©, restait immobile avec un plat que des dĂźneurs attendaient Ă cĂŽtĂ© ; et quand Saint-Loup, ayant Ă passer derriĂšre ses amis, grimpa sur le rebord du dossier et sây avança en Ă©quilibre, des applaudissements discrets Ă©clatĂšrent dans le fond de la salle. Enfin arrivĂ© Ă ma hauteur, il arrĂȘta net son Ă©lan avec la prĂ©cision dâun chef devant la tribune dâun souverain, et sâinclinant, me tendit avec un air de courtoisie et de soumission le manteau de vigogne, quâaussitĂŽt aprĂšs, sâĂ©tant assis Ă cĂŽtĂ© de moi, sans que jâeusse eu un mouvement Ă faire, il arrangea, en chĂąle lĂ©ger et chaud, sur mes Ă©paules. â Dis-moi pendant que jây pense, me dit Robert, mon oncle Charlus a quelque chose Ă te dire. Je lui ai promis que je tâenverrais chez lui demain soir. â Justement jâallais te parler de lui. Mais demain soir je dĂźne chez ta tante Guermantes. â Oui, il y a un gueuleton Ă tout casser, demain, chez Oriane. Je ne suis pas conviĂ©. Mais mon oncle PalamĂšde voudrait que tu nây ailles pas. Tu ne peux pas te dĂ©commander ? En tout cas, va chez mon oncle PalamĂšde aprĂšs. Je crois quâil tient Ă te voir. Voyons, tu peux bien y ĂȘtre vers onze heures. Onze heures, nâoublie pas, je me charge de le prĂ©venir. Il est trĂšs susceptible. Si tu nây vas pas, il tâen voudra. Et cela finit toujours de bonne heure chez Oriane. Si tu ne fais quây dĂźner, tu peux trĂšs bien ĂȘtre Ă onze heures chez mon oncle. Du reste, moi, il aurait fallu que je visse Oriane, pour mon poste au Maroc que je voudrais changer. Elle est si gentille pour ces choses-lĂ et elle peut tout sur le gĂ©nĂ©ral de Saint-Joseph de qui ça dĂ©pend. Mais ne lui en parle pas. Jâai dit un mot Ă la princesse de Parme, ça marchera tout seul. Ah ! le Maroc, trĂšs intĂ©ressant. Il y aurait beaucoup Ă te parler. Hommes trĂšs fins lĂ -bas. On sent la paritĂ© dâintelligence. â Tu ne crois pas que les Allemands puissent aller jusquâĂ la guerre Ă propos de cela ? â Non, cela les ennuie, et au fond câest trĂšs juste. Mais lâempereur est pacifique. Ils nous font toujours croire quâils veulent la guerre pour nous forcer Ă cĂ©der. Cf. Poker. Le prince de Monaco, agent de Guillaume II, vient nous dire en confidence que lâAllemagne se jette sur nous si nous ne cĂ©dons pas. Alors nous cĂ©dons. Mais si nous ne cĂ©dions pas, il nây aurait aucune espĂšce de guerre. Tu nâas quâĂ penser quelle chose comique serait une guerre aujourdâhui. Ce serait plus catastrophique que le DĂ©luge et le Götter DĂ€mmerung. Seulement cela durerait moins longtemps. Il me parla dâamitiĂ©, de prĂ©dilection, de regret, bien que, comme tous les voyageurs de sa sorte, il allĂąt repartir le lendemain pour quelques mois quâil devait passer Ă la campagne et dĂ»t revenir seulement quarante-huit heures Ă Paris avant de retourner au Maroc ou ailleurs ; mais les mots quâil jeta ainsi dans la chaleur de cĆur que jâavais ce soir-lĂ y allumaient une douce rĂȘverie. Nos rares tĂȘte-Ă -tĂȘte, et celui-lĂ surtout, ont fait depuis Ă©poque dans ma mĂ©moire. Pour lui, comme pour moi, ce fut le soir de lâamitiĂ©. Pourtant celle que je ressentais en ce moment et Ă cause de cela non sans quelque remords nâĂ©tait guĂšre, je le craignais, celle quâil lui eĂ»t plu dâinspirer. Tout rempli encore du plaisir que jâavais eu Ă le voir sâavancer au petit galop et toucher gracieusement au but, je sentais que ce plaisir tenait Ă ce que chacun des mouvements dĂ©veloppĂ©s le long du mur, sur la banquette, avait sa signification, sa cause, dans la nature individuelle de Saint-Loup peut-ĂȘtre, mais plus encore dans celle que par la naissance et par lâĂ©ducation il avait hĂ©ritĂ©e de sa race. Une certitude du goĂ»t dans lâordre non du beau mais des maniĂšres, et qui en prĂ©sence dâune circonstance nouvelle faisait saisir tout de suite Ă lâhomme Ă©lĂ©gant â comme Ă un musicien Ă qui on demande de jouer un morceau inconnu â le sentiment, le mouvement quâelle rĂ©clame et y adapter le mĂ©canisme, la technique qui conviennent le mieux ; puis permettait Ă ce goĂ»t de sâexercer sans la contrainte dâaucune autre considĂ©ration, dont tant de jeunes bourgeois eussent Ă©tĂ© paralysĂ©s, aussi bien par peur dâĂȘtre ridicules aux yeux des autres en manquant aux convenances, que de paraĂźtre trop empressĂ©s Ă ceux de leurs amis, et que remplaçait chez Robert un dĂ©dain que certes il nâavait jamais Ă©prouvĂ© dans son cĆur, mais quâil avait reçu par hĂ©ritage en son corps, et qui avait pliĂ© les façons de ses ancĂȘtres Ă une familiaritĂ© quâils croyaient ne pouvoir que flatter et ravir celui Ă qui elle sâadressait ; enfin une noble libĂ©ralitĂ© qui, ne tenant aucun compte de tant dâavantages matĂ©riels des dĂ©penses Ă profusion dans ce restaurant avaient achevĂ© de faire de lui, ici comme ailleurs, le client le plus Ă la mode et le grand favori, situation que soulignait lâempressement envers lui non pas seulement de la domesticitĂ© mais de toute la jeunesse la plus brillante, les lui faisait fouler aux pieds, comme ces banquettes de pourpre effectivement et symboliquement trĂ©pignĂ©es, pareilles Ă un chemin somptueux qui ne plaisait Ă mon ami quâen lui permettant de venir vers moi avec plus de grĂące et de rapiditĂ© ; telles Ă©taient les qualitĂ©s, toutes essentielles Ă lâaristocratie, qui derriĂšre ce corps non pas opaque et obscur comme eĂ»t Ă©tĂ© le mien, mais significatif et limpide, transparaissaient comme Ă travers une Ćuvre dâart la puissance industrieuse, efficiente qui lâa créée, et rendaient les mouvements de cette course lĂ©gĂšre que Robert avait dĂ©roulĂ©e le long du mur, intelligibles et charmants ainsi que ceux de cavaliers sculptĂ©s sur une frise. HĂ©las, eĂ»t pensĂ© Robert, est-ce la peine que jâaie passĂ© ma jeunesse Ă mĂ©priser la naissance, Ă honorer seulement la justice et lâesprit, Ă choisir, en dehors des amis qui mâĂ©taient imposĂ©s, des compagnons gauches et mal vĂȘtus sâils avaient de lâĂ©loquence, pour que le seul ĂȘtre qui apparaisse en moi, dont on garde un prĂ©cieux souvenir, soit non celui que ma volontĂ©, en sâefforçant et en mĂ©ritant, a modelĂ© Ă ma ressemblance, mais un ĂȘtre qui nâest pas mon Ćuvre, qui nâest mĂȘme pas moi, que jâai toujours mĂ©prisĂ© et cherchĂ© Ă vaincre ; est-ce la peine que jâaie aimĂ© mon ami prĂ©fĂ©rĂ© comme je lâai fait, pour que le plus grand plaisir quâil trouve en moi soit celui dây dĂ©couvrir quelque chose de bien plus gĂ©nĂ©ral que moi-mĂȘme, un plaisir qui nâest pas du tout, comme il le dit et comme il ne peut sincĂšrement le croire, un plaisir dâamitiĂ©, mais un plaisir intellectuel et dĂ©sintĂ©ressĂ©, une sorte de plaisir dâart ? » VoilĂ ce que je crains aujourdâhui que Saint-Loup ait quelquefois pensĂ©. Il sâest trompĂ©, dans ce cas. Sâil nâavait pas, comme il avait fait, aimĂ© quelque chose de plus Ă©levĂ© que la souplesse innĂ©e de son corps, sâil nâavait pas Ă©tĂ© si longtemps dĂ©tachĂ© de lâorgueil nobiliaire, il y eĂ»t eu plus dâapplication et de lourdeur dans son agilitĂ© mĂȘme, une vulgaritĂ© importante dans ses maniĂšres. Comme Ă Mme de Villeparisis il avait fallu beaucoup de sĂ©rieux pour quâelle donnĂąt dans sa conversation et dans ses MĂ©moires le sentiment de la frivolitĂ©, lequel est intellectuel, de mĂȘme, pour que le corps de Saint-Loup fĂ»t habitĂ© par tant dâaristocratie, il fallait que celle-ci eĂ»t dĂ©sertĂ© sa pensĂ©e tendue vers de plus hauts objets, et, rĂ©sorbĂ©e dans son corps, sây fĂ»t fixĂ©e en lignes inconscientes et nobles. Par lĂ sa distinction dâesprit nâĂ©tait pas absente dâune distinction physique qui, la premiĂšre faisant dĂ©faut, nâeĂ»t pas Ă©tĂ© complĂšte. Un artiste nâa pas besoin dâexprimer directement sa pensĂ©e dans son ouvrage pour que celui-ci en reflĂšte la qualitĂ© ; on a mĂȘme pu dire que la louange la plus haute de Dieu est dans la nĂ©gation de lâathĂ©e qui trouve la crĂ©ation assez parfaite pour se passer dâun crĂ©ateur. Et je savais bien aussi que ce nâĂ©tait pas quâune Ćuvre dâart que jâadmirais en ce jeune cavalier dĂ©roulant le long du mur la frise de sa course ; le jeune prince descendant de Catherine de Foix, reine de Navarre et petite-fille de Charles VII quâil venait de quitter Ă mon profit, la situation de naissance et de fortune quâil inclinait devant moi, les ancĂȘtres dĂ©daigneux et souples qui survivaient dans lâassurance et lâagilitĂ©, la courtoisie avec laquelle il venait disposer autour de mon corps frileux le manteau de vigogne, tout cela nâĂ©tait-ce pas comme des amis plus anciens que moi dans sa vie, par lesquels jâeusse cru que nous dussions toujours ĂȘtre sĂ©parĂ©s, et quâil me sacrifiait au contraire par un choix que lâon ne peut faire que dans les hauteurs de lâintelligence, avec cette libertĂ© souveraine dont les mouvements de Robert Ă©taient lâimage et dans laquelle se rĂ©alise la parfaite amitiĂ© ? Ce que la familiaritĂ© dâun Guermantes â au lieu de la distinction quâelle avait chez Robert, parce que le dĂ©dain hĂ©rĂ©ditaire nây Ă©tait que le vĂȘtement, devenu grĂące inconsciente, dâune rĂ©elle humilitĂ© morale â eĂ»t dĂ©celĂ© de morgue vulgaire, jâavais pu en prendre conscience, non en M. de Charlus chez lequel les dĂ©fauts de caractĂšre que jusquâici je comprenais mal sâĂ©taient superposĂ©s aux habitudes aristocratiques, mais chez le duc de Guermantes. Lui aussi pourtant, dans lâensemble commun qui avait tant dĂ©plu Ă ma grandâmĂšre quand autrefois elle lâavait rencontrĂ© chez Mme de Villeparisis, offrait des parties de grandeur ancienne, et qui me furent sensibles quand jâallai dĂźner chez lui, le lendemain de la soirĂ©e que jâavais passĂ©e avec Saint-Loup. Elles ne mâĂ©taient apparues ni chez lui ni chez la duchesse, quand je les avais vus dâabord chez leur tante, pas plus que je nâavais vu le premier jour les diffĂ©rences qui sĂ©paraient la Berma de ses camarades, encore que chez celle-ci les particularitĂ©s fussent infiniment plus saisissantes que chez des gens du monde, puisquâelles deviennent plus marquĂ©es au fur et Ă mesure que les objets sont plus rĂ©els, plus concevables Ă lâintelligence. Mais enfin si lĂ©gĂšres que soient les nuances sociales et au point que lorsquâun peintre vĂ©ridique comme Sainte-Beuve veut marquer successivement les nuances quâil y eut entre le salon de Mme Geoffrin, de Mme RĂ©camier et de Mme de Boigne, ils apparaissent tous si semblables que la principale vĂ©ritĂ© qui, Ă lâinsu de lâauteur, ressort de ses Ă©tudes, câest le nĂ©ant de la vie de salon, pourtant, en vertu de la mĂȘme raison que pour la Berma, quand les Guermantes me furent devenus indiffĂ©rents et que la gouttelette de leur originalitĂ© ne fut plus vaporisĂ©e par mon imagination, je pus la recueillir, tout impondĂ©rable quâelle fĂ»t. La duchesse ne mâayant pas parlĂ© de son mari, Ă la soirĂ©e de sa tante, je me demandais si, avec les bruits de divorce qui couraient, il assisterait au dĂźner. Mais je fus bien vite fixĂ© car parmi les valets de pied qui se tenaient debout dans lâantichambre et qui puisquâils avaient dĂ» jusquâici me considĂ©rer Ă peu prĂšs comme les enfants de lâĂ©bĂ©niste, câest-Ă -dire peut-ĂȘtre avec plus de sympathie que leur maĂźtre mais comme incapable dâĂȘtre reçu chez lui devaient chercher la cause de cette rĂ©volution, je vis se glisser M. de Guermantes qui guettait mon arrivĂ©e pour me recevoir sur le seuil et mâĂŽter lui-mĂȘme mon pardessus. â Mme de Guermantes va ĂȘtre tout ce quâil y a de plus heureuse, me dit-il dâun ton habilement persuasif. Permettez-moi de vous dĂ©barrasser de vos frusques il trouvait Ă la fois bon enfant et comique de parler le langage du peuple. Ma femme craignait un peu une dĂ©fection de votre part, bien que vous eussiez donnĂ© votre jour. Depuis ce matin nous nous disions lâun Ă lâautre Vous verrez quâil ne viendra pas. » Je dois dire que Mme de Guermantes a vu plus juste que moi. Vous nâĂȘtes pas un homme commode Ă avoir et jâĂ©tais persuadĂ© que vous nous feriez faux bond. Et le duc Ă©tait si mauvais mari, si brutal mĂȘme, disait-on, quâon lui savait grĂ©, comme on sait grĂ© de leur douceur aux mĂ©chants, de ces mots Mme de Guermantes » avec lesquels il avait lâair dâĂ©tendre sur la duchesse une aile protectrice pour quâelle ne fasse quâun avec lui. Cependant me saisissant familiĂšrement par la main, il se mit en devoir de me guider et de mâintroduire dans les salons. Telle expression courante peu claire dans la bouche dâun paysan si elle montre la survivance dâune tradition locale, la trace dâun Ă©vĂ©nement historique, peut-ĂȘtre ignorĂ©s de celui qui y fait allusion ; de mĂȘme cette politesse de M. de Guermantes, et quâil allait me tĂ©moigner pendant toute la soirĂ©e, me charma comme un reste dâhabitudes plusieurs fois sĂ©culaires, dâhabitudes en particulier du xviiie siĂšcle. Les gens des temps passĂ©s nous semblent infiniment loin de nous. Nous nâosons pas leur supposer dâintentions profondes au delĂ de ce quâils expriment formellement ; nous sommes Ă©tonnĂ©s quand nous rencontrons un sentiment Ă peu prĂšs pareil Ă ceux que nous Ă©prouvons chez un hĂ©ros dâHomĂšre ou une habile feinte tactique chez Hannibal pendant la bataille de Cannes, oĂč il laissa enfoncer son flanc pour envelopper son adversaire par surprise ; on dirait que nous nous imaginons ce poĂšte Ă©pique et ce gĂ©nĂ©ral aussi Ă©loignĂ©s de nous quâun animal vu dans un jardin zoologique. MĂȘme chez tels personnages de la cour de Louis XIV, quand nous trouvons des marques de courtoisie dans des lettres Ă©crites par eux Ă quelque homme de rang infĂ©rieur et qui ne peut leur ĂȘtre utile Ă rien, elles nous laissent surpris parce quâelles nous rĂ©vĂšlent tout Ă coup chez ces grands seigneurs tout un monde de croyances quâils nâexpriment jamais directement mais qui les gouvernent, et en particulier la croyance quâil faut par politesse feindre certains sentiments et exercer avec le plus grand scrupule certaines fonctions dâamabilitĂ©. Cet Ă©loignement imaginaire du passĂ© est peut-ĂȘtre une des raisons qui permettront de comprendre que mĂȘme de grands Ă©crivains aient trouvĂ© une beautĂ© gĂ©niale aux Ćuvres de mĂ©diocres mystificateurs comme Ossian. Nous sommes si Ă©tonnĂ©s que des bardes lointains puissent avoir des idĂ©es modernes, que nous nous Ă©merveillons si, dans ce que nous croyons un vieux chant gaĂ©lique, nous en rencontrons une que nous nâeussions trouvĂ©e quâingĂ©nieuse chez un contemporain. Un traducteur de talent nâa quâĂ ajouter Ă un Ancien quâil restitue plus ou moins fidĂšlement, des morceaux qui, signĂ©s dâun nom contemporain et publiĂ©s Ă part, paraĂźtraient seulement agrĂ©ables aussitĂŽt il donne une Ă©mouvante grandeur Ă son poĂšte, lequel joue ainsi sur le clavier de plusieurs siĂšcles. Ce traducteur nâĂ©tait capable que dâun livre mĂ©diocre, si ce livre eĂ»t Ă©tĂ© publiĂ© comme un original de lui. DonnĂ© pour une traduction, il semble celle dâun chef-dâĆuvre. Le passĂ© non seulement nâest pas fugace, il reste sur place. Ce nâest pas seulement des mois aprĂšs le commencement dâune guerre que des lois votĂ©es sans hĂąte peuvent agir efficacement sur elle, ce nâest pas seulement quinze ans aprĂšs un crime restĂ© obscur quâun magistrat peut encore trouver les Ă©lĂ©ments qui serviront Ă lâĂ©claircir ; aprĂšs des siĂšcles et des siĂšcles, le savant qui Ă©tudie dans une rĂ©gion lointaine la toponymie, les coutumes des habitants, pourra saisir encore en elles telle lĂ©gende bien antĂ©rieure au christianisme, dĂ©jĂ incomprise, sinon mĂȘme oubliĂ©e au temps dâHĂ©rodote et qui dans lâappellation donnĂ©e Ă une roche, dans un rite religieux, demeure au milieu du prĂ©sent comme une Ă©manation plus dense, immĂ©moriale et stable. Il y en avait une aussi, bien moins antique, Ă©manation de la vie de cour, sinon dans les maniĂšres souvent vulgaires de M. de Guermantes, du moins dans lâesprit qui les dirigeait. Je devais la goĂ»ter encore, comme une odeur ancienne, quand je la retrouvai un peu plus tard au salon. Car je nây Ă©tais pas allĂ© tout de suite. En quittant le vestibule, jâavais dit Ă M. de Guermantes que jâavais un grand dĂ©sir de voir ses Elstir. Je suis Ă vos ordres, M. Elstir est-il donc de vos amis ? Je suis fort marri car je le connais un peu, câest un homme aimable, ce que nos pĂšres appelaient lâhonnĂȘte homme, jâaurais pu lui demander de me faire la grĂące de venir, et le prier Ă dĂźner. Il aurait certainement Ă©tĂ© trĂšs flattĂ© de passer la soirĂ©e en votre compagnie. » Fort peu ancien rĂ©gime quand il sâefforçait ainsi de lâĂȘtre, le duc le redevenait ensuite sans le vouloir. Mâayant demandĂ© si je dĂ©sirais quâil me montrĂąt ces tableaux, il me conduisit, sâeffaçant gracieusement devant chaque porte, sâexcusant quand, pour me montrer le chemin, il Ă©tait obligĂ© de passer devant, petite scĂšne qui depuis le temps oĂč Saint-Simon raconte quâun ancĂȘtre des Guermantes lui fit les honneurs de son hĂŽtel avec les mĂȘmes scrupules dans lâaccomplissement des devoirs frivoles du gentilhomme avait dĂ», avant de glisser jusquâĂ nous, ĂȘtre jouĂ©e par bien dâautres Guermantes pour bien dâautres visiteurs. Et comme jâavais dit au duc que je serais bien aise dâĂȘtre seul un moment devant les tableaux, il sâĂ©tait retirĂ© discrĂštement en me disant que je nâaurais quâĂ venir le retrouver au salon. Seulement une fois en tĂȘte Ă tĂȘte avec les Elstir, jâoubliai tout Ă fait lâheure du dĂźner ; de nouveau comme Ă Balbec jâavais devant moi les fragments de ce monde aux couleurs inconnues qui nâĂ©tait que la projection, la maniĂšre de voir particuliĂšre Ă ce grand peintre et que ne traduisaient nullement ses paroles. Les parties du mur couvertes de peintures de lui, toutes homogĂšnes les unes aux autres, Ă©taient comme les images lumineuses dâune lanterne magique laquelle eĂ»t Ă©tĂ©, dans le cas prĂ©sent, la tĂȘte de lâartiste et dont on nâeĂ»t pu soupçonner lâĂ©trangetĂ© tant quâon nâaurait fait que connaĂźtre lâhomme, câest-Ă -dire tant quâon nâeĂ»t fait que voir la lanterne coiffant la lampe, avant quâaucun verre colorĂ© eĂ»t encore Ă©tĂ© placĂ©. Parmi ces tableaux, quelques-uns de ceux qui semblaient les plus ridicules aux gens du monde mâintĂ©ressaient plus que les autres en ce quâils recrĂ©aient ces illusions dâoptique qui nous prouvent que nous nâidentifierions pas les objets si nous ne faisions pas intervenir le raisonnement. Que de fois en voiture ne dĂ©couvrons-nous pas une longue rue claire qui commence Ă quelques mĂštres de nous, alors que nous nâavons devant nous quâun pan de mur violemment Ă©clairĂ© qui nous a donnĂ© le mirage de la profondeur. DĂšs lors nâest-il pas logique, non par artifice de symbolisme mais par retour sincĂšre Ă la racine mĂȘme de lâimpression, de reprĂ©senter une chose par cette autre que dans lâĂ©clair dâune illusion premiĂšre nous avons prise pour elle ? Les surfaces et les volumes sont en rĂ©alitĂ© indĂ©pendants des noms dâobjets que notre mĂ©moire leur impose quand nous les avons reconnus. Elstir tĂąchait dâarracher Ă ce quâil venait de sentir ce quâil savait, son effort avait souvent Ă©tĂ© de dissoudre cet agrĂ©gat de raisonnements que nous appelons vision. Les gens qui dĂ©testaient ces horreurs » sâĂ©tonnaient quâElstir admirĂąt Chardin, Perroneau, tant de peintres quâeux, les gens du monde, aimaient. Ils ne se rendaient pas compte quâElstir avait pour son compte refait devant le rĂ©el avec lâindice particulier de son goĂ»t pour certaines recherches le mĂȘme effort quâun Chardin ou un Perroneau, et quâen consĂ©quence, quand il cessait de travailler pour lui-mĂȘme, il admirait en eux des tentatives du mĂȘme genre, des sortes de fragments anticipĂ©s dâĆuvres de lui. Mais les gens du monde nâajoutaient pas par la pensĂ©e Ă lâĆuvre dâElstir cette perspective du Temps qui leur permettait dâaimer ou tout au moins de regarder sans gĂȘne la peinture de Chardin. Pourtant les plus vieux auraient pu se dire quâau cours de leur vie ils avaient vu, au fur et Ă mesure que les annĂ©es les en Ă©loignaient, la distance infranchissable entre ce quâils jugeaient un chef-dâĆuvre dâIngres et ce quâils croyaient devoir rester Ă jamais une horreur par exemple lâOlympia de Manet diminuer jusquâĂ ce que les deux toiles eussent lâair jumelles. Mais on ne profite dâaucune leçon parce quâon ne sait pas descendre jusquâau gĂ©nĂ©ral et quâon se figure toujours se trouver en prĂ©sence dâune expĂ©rience qui nâa pas de prĂ©cĂ©dents dans le passĂ©. Je fus Ă©mus de retrouver dans deux tableaux plus rĂ©alistes, ceux-lĂ , et dâune maniĂšre antĂ©rieure un mĂȘme monsieur, une fois en frac dans son salon, une autre fois en veston et en chapeau haut de forme dans une fĂȘte populaire au bord de lâeau oĂč il nâavait Ă©videmment que faire, et qui prouvait que pour Elstir il nâĂ©tait pas seulement un modĂšle habituel, mais un ami, peut-ĂȘtre un protecteur, quâil aimait, comme autrefois Carpaccio tels seigneurs notoires â et parfaitement ressemblants â de Venise, Ă faire figurer dans ses peintures ; de mĂȘme encore que Beethoven trouvait du plaisir Ă inscrire en tĂȘte dâune Ćuvre prĂ©fĂ©rĂ©e le nom chĂ©ri de lâarchiduc Rodolphe. Cette fĂȘte au bord de lâeau avait quelque chose dâenchanteur. La riviĂšre, les robes des femmes, les voiles des barques, les reflets innombrables des unes et des autres voisinaient parmi ce carrĂ© de peinture quâElstir avait dĂ©coupĂ© dans une merveilleuse aprĂšs-midi. Ce qui ravissait dans la robe dâune femme cessant un moment de danser, Ă cause de la chaleur et de lâessoufflement, Ă©tait chatoyant aussi, et de la mĂȘme maniĂšre, dans la toile dâune voile arrĂȘtĂ©e, dans lâeau du petit port, dans le ponton de bois, dans les feuillages et dans le ciel. Comme dans un des tableaux que jâavais vus Ă Balbec, lâhĂŽpital, aussi beau sous son ciel de lapis que la cathĂ©drale elle-mĂȘme, semblait, plus hardi quâElstir thĂ©oricien, quâElstir homme de goĂ»t et amoureux du moyen Ăąge, chanter Il nây a pas de gothique, il nây a pas de chef-dâĆuvre, lâhĂŽpital sans style vaut le glorieux portail », de mĂȘme jâentendais La dame un peu vulgaire quâun dilettante en promenade Ă©viterait de regarder, excepterait du tableau poĂ©tique que la nature compose devant lui, cette femme est belle aussi, sa robe reçoit la mĂȘme lumiĂšre que la voile du bateau, et il nây a pas de choses plus ou moins prĂ©cieuses, la robe commune et la voile en elle-mĂȘme jolie sont deux miroirs du mĂȘme reflet, tout le prix est dans les regards du peintre. » Or celui-ci avait su immortellement arrĂȘter le mouvement des heures Ă cet instant lumineux oĂč la dame avait eu chaud et avait cessĂ© de danser, oĂč lâarbre Ă©tait cernĂ© dâun pourtour dâombre, oĂč les voiles semblaient glisser sur un vernis dâor. Mais justement parce que lâinstant pesait sur nous avec tant de force, cette toile si fixĂ©e donnait lâimpression la plus fugitive, on sentait que la dame allait bientĂŽt sâen retourner, les bateaux disparaĂźtre, lâombre changer de place, la nuit venir, que le plaisir finit, que la vie passe et que les instants, montrĂ©s Ă la fois par tant de lumiĂšres qui y voisinent ensemble, ne se retrouvent pas. Je reconnaissais encore un aspect, tout autre il est vrai, de ce quâest lâinstant, dans quelques aquarelles Ă sujets mythologiques, datant des dĂ©buts dâElstir et dont Ă©tait aussi ornĂ© ce salon. Les gens du monde avancĂ©s » allaient jusquâà » cette maniĂšre-lĂ , mais pas plus loin. Ce nâĂ©tait certes pas ce quâElstir avait fait de mieux, mais dĂ©jĂ la sincĂ©ritĂ© avec laquelle le sujet avait Ă©tĂ© pensĂ© ĂŽtait sa froideur. Câest ainsi que, par exemple, les Muses Ă©taient reprĂ©sentĂ©es comme le seraient des ĂȘtres appartenant Ă une espĂšce fossile mais quâil nâeĂ»t pas Ă©tĂ© rare, aux temps mythologiques, de voir passer le soir, par deux ou par trois, le long de quelque sentier montagneux. Quelquefois un poĂšte, dâune race ayant aussi une individualitĂ© particuliĂšre pour un zoologiste caractĂ©risĂ©e par une certaine insexualitĂ©, se promenait avec une Muse, comme, dans la nature, des crĂ©atures dâespĂšces diffĂ©rentes mais amies et qui vont de compagnie. Dans une de ces aquarelles, on voyait un poĂšte Ă©puisĂ© dâune longue course en montagne, quâun Centaure, quâil a rencontrĂ©, touchĂ© de sa fatigue, prend sur son dos et ramĂšne. Dans plus dâune autre, lâimmense paysage oĂč la scĂšne mythique, les hĂ©ros fabuleux tiennent une place minuscule et sont comme perdus est rendu, des sommets Ă la mer, avec une exactitude qui donne plus que lâheure, jusquâĂ la minute quâil est, grĂące au degrĂ© prĂ©cis du dĂ©clin du soleil, Ă la fidĂ©litĂ© fugitive des ombres. Par lĂ lâartiste donne, en lâinstantanĂ©isant, une sorte de rĂ©alitĂ© historique vĂ©cue au symbole de la fable, le peint, et le relate au passĂ© dĂ©fini. Pendant que je regardais les peintures dâElstir, les coups de sonnette des invitĂ©s qui arrivaient avaient tintĂ©, ininterrompus, et mâavaient bercĂ© doucement. Mais le silence qui leur succĂ©da et qui durait dĂ©jĂ depuis trĂšs longtemps finit â moins rapidement il est vrai â par mâĂ©veiller de ma rĂȘverie, comme celui qui succĂšde Ă la musique de Lindor tire Bartholo de son sommeil. Jâeus peur quâon mâeĂ»t oubliĂ©, quâon fĂ»t Ă table et jâallai rapidement vers le salon. Ă la porte du cabinet des Elstir je trouvai un domestique qui attendait, vieux ou poudrĂ©, je ne sais, lâair dâun ministre espagnol, mais me tĂ©moignant du mĂȘme respect quâil eĂ»t mis aux pieds dâun roi. Je sentis Ă son air quâil mâeĂ»t attendu une heure encore, et je pensai avec effroi au retard que jâavais apportĂ© au dĂźner, alors surtout que jâavais promis dâĂȘtre Ă onze heures chez M. de Charlus. Le ministre espagnol non sans que je rencontrasse, en route, le valet de pied persĂ©cutĂ© par le concierge, et qui, rayonnant de bonheur quand je lui demandai des nouvelles de sa fiancĂ©e, me dit que justement demain Ă©tait le jour de sortie dâelle et de lui, quâil pourrait passer toute la journĂ©e avec elle, et cĂ©lĂ©bra la bontĂ© de Madame la duchesse me conduisit au salon oĂč je craignais de trouver M. de Guermantes de mauvaise humeur. Il mâaccueillit au contraire avec une joie Ă©videmment en partie factice et dictĂ©e par la politesse, mais par ailleurs sincĂšre, inspirĂ©e et par son estomac quâun tel retard avait affamĂ©, et par la conscience dâune impatience pareille chez tous ses invitĂ©s lesquels remplissaient complĂštement le salon. Je sus, en effet, plus tard, quâon mâavait attendu prĂšs de trois quarts dâheure. Le duc de Guermantes pensa sans doute que prolonger le supplice gĂ©nĂ©ral de deux minutes ne lâaggraverait pas, et que la politesse lâayant poussĂ© Ă reculer si longtemps le moment de se mettre Ă table, cette politesse serait plus complĂšte si en ne faisant pas servir immĂ©diatement il rĂ©ussissait Ă me persuader que je nâĂ©tais pas en retard et quâon nâavait pas attendu pour moi. Aussi me demanda-t-il, comme si nous avions une heure avant le dĂźner et si certains invitĂ©s nâĂ©taient pas encore lĂ , comment je trouvais les Elstir. Mais en mĂȘme temps et sans laisser apercevoir ses tiraillements dâestomac, pour ne pas perdre une seconde de plus, de concert avec la duchesse il procĂ©dait aux prĂ©sentations. Alors seulement je mâaperçus que venait de se produire autour de moi, de moi qui jusquâĂ ce jour â sauf le stage dans le salon de Mme Swann â avais Ă©tĂ© habituĂ© chez ma mĂšre, Ă Combray et Ă Paris, aux façons ou protectrices ou sur la dĂ©fensive de bourgeoises rechignĂ©es qui me traitaient en enfant, un changement de dĂ©cor comparable Ă celui qui introduit tout Ă coup Parsifal au milieu des filles fleurs. Celles qui mâentouraient, entiĂšrement dĂ©colletĂ©es leur chair apparaissait des deux cĂŽtĂ©s dâune sinueuse branche de mimosa ou sous les larges pĂ©tales dâune rose, ne me dirent bonjour quâen coulant vers moi de longs regards caressants comme si la timiditĂ© seule les eĂ»t empĂȘchĂ©es de mâembrasser. Beaucoup nâen Ă©taient pas moins fort honnĂȘtes au point de vue des mĆurs ; beaucoup, non toutes, car les plus vertueuses nâavaient pas pour celles qui Ă©taient lĂ©gĂšres cette rĂ©pulsion quâeĂ»t Ă©prouvĂ©e ma mĂšre. Les caprices de la conduite, niĂ©s par de saintes amies, malgrĂ© lâĂ©vidence, semblaient, dans le monde des Guermantes, importer beaucoup moins que les relations quâon avait su conserver. On feignait dâignorer que le corps dâune maĂźtresse de maison Ă©tait maniĂ© par qui voulait, pourvu que le salon » fĂ»t demeurĂ© intact. Comme le duc se gĂȘnait fort peu avec ses invitĂ©s de qui et Ă qui il nâavait plus dĂšs longtemps rien Ă apprendre, mais beaucoup avec moi dont le genre de supĂ©rioritĂ©, lui Ă©tant inconnu, lui causait un peu le mĂȘme genre de respect quâaux grands seigneurs de la cour de Louis XIV les ministres bourgeois, il considĂ©rait Ă©videmment que le fait de ne pas connaĂźtre ses convives nâavait aucune importance, sinon pour eux, du moins pour moi, et, tandis que je me prĂ©occupais Ă cause de lui de lâeffet que je ferais sur eux, il se souciait seulement de celui quâils feraient sur moi. Tout dâabord, dâailleurs, se produisit un double petit imbroglio. Au moment mĂȘme, en effet, oĂč jâĂ©tais entrĂ© dans le salon, M. de Guermantes, sans mĂȘme me laisser le temps de dire bonjour Ă la duchesse, mâavait menĂ©, comme pour faire une bonne surprise Ă cette personne Ă laquelle il semblait dire Voici votre ami, vous voyez je vous lâamĂšne par la peau du cou », vers une dame assez petite. Or, bien avant que, poussĂ© par le duc, je fusse arrivĂ© devant elle, cette dame nâavait cessĂ© de mâadresser avec ses larges et doux yeux noirs les mille sourires entendus que nous adressons Ă une vieille connaissance qui peut-ĂȘtre ne nous reconnaĂźt pas. Comme câĂ©tait justement mon cas et que je ne parvenais pas Ă me rappeler qui elle Ă©tait, je dĂ©tournais la tĂȘte tout en mâavançant de façon Ă ne pas avoir Ă rĂ©pondre jusquâĂ ce que la prĂ©sentation mâeĂ»t tirĂ© dâembarras. Pendant ce temps, la dame continuait Ă tenir en Ă©quilibre instable son sourire destinĂ© Ă moi. Elle avait lâair dâĂȘtre pressĂ©e de sâen dĂ©barrasser et que je dise enfin Ah ! madame, je crois bien ! Comme maman sera heureuse que nous nous soyons retrouvĂ©s ! » JâĂ©tais aussi impatient de savoir son nom quâelle dâavoir vu que je la saluais enfin en pleine connaissance de cause et que son sourire indĂ©finiment prolongĂ©, comme un sol diĂšse, pouvait enfin cesser. Mais M. de Guermantes sây prit si mal, au moins Ă mon avis, quâil me sembla quâil nâavait nommĂ© que moi et que jâignorais toujours qui Ă©tait la pseudo-inconnue, laquelle nâeut pas le bon esprit de se nommer tant les raisons de notre intimitĂ©, obscures pour moi, lui paraissaient claires. En effet, dĂšs que je fus auprĂšs dâelle elle ne me tendit pas sa main, mais prit familiĂšrement la mienne et me parla sur le mĂȘme ton que si jâeusse Ă©tĂ© aussi au courant quâelle des bons souvenirs Ă quoi elle se reportait mentalement. Elle me dit combien Albert, que je compris ĂȘtre son fils, allait regretter de nâavoir pu venir. Je cherchai parmi mes anciens camarades lequel sâappelait Albert, je ne trouvai que Bloch, mais ce ne pouvait ĂȘtre Mme Bloch mĂšre que jâavais devant moi puisque celle-ci Ă©tait morte depuis de longues annĂ©es. Je mâefforçais vainement Ă deviner le passĂ© commun Ă elle et Ă moi auquel elle se reportait en pensĂ©e. Mais je ne lâapercevais pas mieux, Ă travers le jais translucide des larges et douces prunelles qui ne laissaient passer que le sourire, quâon ne distingue un paysage situĂ© derriĂšre une vitre noire mĂȘme enflammĂ©e de soleil. Elle me demanda si mon pĂšre ne se fatiguait pas trop, si je ne voudrais pas un jour aller au théùtre avec Albert, si jâĂ©tais moins souffrant, et comme mes rĂ©ponses, titubant dans lâobscuritĂ© mentale oĂč je me trouvais, ne devinrent distinctes que pour dire que je nâĂ©tais pas bien ce soir, elle avança elle-mĂȘme une chaise pour moi en faisant mille frais auxquels ne mâavaient jamais habituĂ© les autres amis de mes parents. Enfin le mot de lâĂ©nigme me fut donnĂ© par le duc Elle vous trouve charmant », murmura-t-il Ă mon oreille, laquelle fut frappĂ©e comme si ces mots ne lui Ă©taient pas inconnus. CâĂ©taient ceux que Mme de Villeparisis nous avait dits, Ă ma grandâmĂšre et Ă moi, quand nous avions fait la connaissance de la princesse de Luxembourg. Alors je compris tout, la dame prĂ©sente nâavait rien de commun avec Mme de Luxembourg, mais au langage de celui qui me la servait je discernai lâespĂšce de la bĂȘte. CâĂ©tait une Altesse. Elle ne connaissait nullement ma famille ni moi-mĂȘme, mais issue de la race la plus noble et possĂ©dant la plus grande fortune du monde, car, fille du prince de Parme, elle avait Ă©pousĂ© un cousin Ă©galement princier, elle dĂ©sirait, dans sa gratitude au CrĂ©ateur, tĂ©moigner au prochain, de si pauvre ou de si humble extraction fĂ»t-il, quâelle ne le mĂ©prisait pas. Ă vrai dire, les sourires auraient pu me le faire deviner, jâavais vu la princesse de Luxembourg acheter des petits pains de seigle sur la plage pour en donner Ă ma grandâmĂšre, comme Ă une biche du Jardin dâacclimatation. Mais ce nâĂ©tait encore que la seconde princesse du sang Ă qui jâĂ©tais prĂ©sentĂ©, et jâĂ©tais excusable de ne pas avoir dĂ©gagĂ© les traits gĂ©nĂ©raux de lâamabilitĂ© des grands. Dâailleurs eux-mĂȘmes nâavaient-ils pas pris la peine de mâavertir de ne pas trop compter sur cette amabilitĂ©, puisque la duchesse de Guermantes, qui mâavait fait tant de bonjours avec la main Ă lâOpĂ©ra-comique, avait eu lâair furieux que je la saluasse dans la rue, comme les gens qui, ayant une fois donnĂ© un louis Ă quelquâun, pensent quâavec celui-lĂ ils sont en rĂšgle pour toujours. Quant Ă M. de Charlus, ses hauts et ses bas Ă©taient encore plus contrastĂ©s. Enfin jâai connu, on le verra, des altesses et des majestĂ©s dâune autre sorte, reines qui jouent Ă la reine, et parlent non selon les habitudes de leurs congĂ©nĂšres, mais comme les reines dans Sardou. Si M. de Guermantes avait mis tant de hĂąte Ă me prĂ©senter, câest que le fait quâil y ait dans une rĂ©union quelquâun dâinconnu Ă une Altesse royale est intolĂ©rable et ne peut se prolonger une seconde. CâĂ©tait cette mĂȘme hĂąte que Saint-Loup avait mise Ă se faire prĂ©senter Ă ma grandâmĂšre. Dâailleurs, par un reste hĂ©ritĂ© de la vie des cours qui sâappelle la politesse mondaine et qui nâest pas superficiel, mais oĂč, par un retournement du dehors au dedans, câest la superficie qui devient essentielle et profonde, le duc et la duchesse de Guermantes considĂ©raient comme un devoir plus essentiel que ceux, assez souvent nĂ©gligĂ©s, au moins par lâun dâeux, de la charitĂ©, de la chastetĂ©, de la pitiĂ© et de la justice, celui, plus inflexible, de ne guĂšre parler Ă la princesse de Parme quâĂ la troisiĂšme personne. Ă dĂ©faut dâĂȘtre encore jamais de ma vie allĂ© Ă Parme ce que je dĂ©sirais depuis de lointaines vacances de PĂąques, en connaĂźtre la princesse, qui, je le savais, possĂ©dait le plus beau palais de cette citĂ© unique oĂč tout dâailleurs devait ĂȘtre homogĂšne, isolĂ©e quâelle Ă©tait du reste du monde, entre les parois polies, dans lâatmosphĂšre, Ă©touffante comme un soir dâĂ©tĂ© sans air sur une place de petite ville italienne, de son nom compact et trop doux, cela aurait dĂ» substituer tout dâun coup Ă ce que je tĂąchais de me figurer ce qui existait rĂ©ellement Ă Parme, en une sorte dâarrivĂ©e fragmentaire et sans avoir bougĂ© ; câĂ©tait, dans lâalgĂšbre du voyage Ă la ville de Giorgione, comme une premiĂšre Ă©quation Ă cette inconnue. Mais si jâavais depuis des annĂ©es â comme un parfumeur Ă un bloc uni de matiĂšre grasse â fait absorber Ă ce nom de princesse de Parme le parfum de milliers de violettes, en revanche, dĂšs que je vis la princesse, que jâaurais Ă©tĂ© jusque-lĂ convaincu ĂȘtre au moins la Sanseverina, une seconde opĂ©ration commença, laquelle ne fut, Ă vrai dire, parachevĂ©e que quelques mois plus tard, et qui consista, Ă lâaide de nouvelles malaxations chimiques, Ă expulser toute huile essentielle de violettes et tout parfum stendhalien du nom de la princesse et Ă y incorporer Ă la place lâimage dâune petite femme noire, occupĂ©e dâĆuvres, dâune amabilitĂ© tellement humble quâon comprenait tout de suite dans quel orgueil altier cette amabilitĂ© prenait son origine. Du reste, pareille, Ă quelques diffĂ©rences prĂšs, aux autres grandes dames, elle Ă©tait aussi peu stendhalienne que, par exemple, Ă Paris, dans le quartier de lâEurope, la rue de Parme, qui ressemble beaucoup moins au nom de Parme quâĂ toutes les rues avoisinantes, et fait moins penser Ă la Chartreuse oĂč meurt Fabrice quâĂ la salle des pas perdus de la gare Saint-Lazare. Son amabilitĂ© tenait Ă deux causes. Lâune, gĂ©nĂ©rale, Ă©tait lâĂ©ducation que cette fille de souverains avait reçue. Sa mĂšre non seulement alliĂ©e Ă toutes les familles royales de lâEurope, mais encore â contraste avec la maison ducale de Parme â plus riche quâaucune princesse rĂ©gnante lui avait, dĂšs son Ăąge le plus tendre, inculquĂ© les prĂ©ceptes orgueilleusement humbles dâun snobisme Ă©vangĂ©lique ; et maintenant chaque trait du visage de la fille, la courbe de ses Ă©paules, les mouvements de ses bras semblaient rĂ©pĂ©ter Rappelle-toi que si Dieu tâa fait naĂźtre sur les marches dâun trĂŽne, tu ne dois pas en profiter pour mĂ©priser ceux Ă qui la divine Providence a voulu quâelle en soit louĂ©e ! que tu fusses supĂ©rieure par la naissance et par les richesses. Au contraire, sois bonne pour les petits. Tes aĂŻeux Ă©taient princes de ClĂšves et de Juliers dĂšs 647 ; Dieu a voulu dans sa bontĂ© que tu possĂ©dasses presque toutes les actions du canal de Suez et trois fois autant de Royal Dutch quâEdmond de Rothschild ; ta filiation en ligne directe est Ă©tablie par les gĂ©nĂ©alogistes depuis lâan 63 de lâĂšre chrĂ©tienne ; tu as pour belles-sĆurs deux impĂ©ratrices. Aussi nâaie jamais lâair en parlant de te rappeler de si grands privilĂšges, non quâils soient prĂ©caires car on ne peut rien changer Ă lâanciennetĂ© de la race et on aura toujours besoin de pĂ©trole, mais il est inutile dâenseigner que tu es mieux nĂ©e que quiconque et que tes placements sont de premier ordre, puisque tout le monde le sait. Sois secourable aux malheureux. Fournis Ă tous ceux que la bontĂ© cĂ©leste tâa fait la grĂące de placer au-dessous de toi ce que tu peux leur donner sans dĂ©choir de ton rang, câest-Ă -dire des secours en argent, mĂȘme des soins dâinfirmiĂšre, mais bien entendu jamais dâinvitations Ă tes soirĂ©es, ce qui ne leur ferait aucun bien, mais, en diminuant ton prestige, ĂŽterait de son efficacitĂ© Ă ton action bienfaisante. » Aussi, mĂȘme dans les moments oĂč elle ne pouvait pas faire de bien, la princesse cherchait Ă montrer, ou plutĂŽt Ă faire croire par tous les signes extĂ©rieurs du langage muet, quâelle ne se croyait pas supĂ©rieure aux personnes au milieu de qui elle se trouvait. Elle avait avec chacun cette charmante politesse quâont avec les infĂ©rieurs les gens bien Ă©levĂ©s et Ă tout moment, pour se rendre utile, poussait sa chaise dans le but de laisser plus de place, tenait mes gants, mâoffrait tous ces services, indignes des fiĂšres bourgeoises, et que rendent bien volontiers les souveraines, ou, instinctivement et par pli professionnel, les anciens domestiques. DĂ©jĂ , en effet, le duc, qui semblait pressĂ© dâachever les prĂ©sentations, mâavait entraĂźnĂ© vers une autre des filles fleurs. En entendant son nom je lui dis que jâavais passĂ© devant son chĂąteau, non loin de Balbec. Oh ! comme jâaurais Ă©tĂ© heureuse de vous le montrer », dit-elle presque Ă voix basse comme pour se montrer plus modeste, mais dâun ton senti, tout pĂ©nĂ©trĂ© du regret de lâoccasion manquĂ©e dâun plaisir tout spĂ©cial, et elle ajouta avec un regard insinuant JâespĂšre que tout nâest pas perdu. Et je dois dire que ce qui vous aurait intĂ©ressĂ© davantage câeĂ»t Ă©tĂ© le chĂąteau de ma tante Brancas ; il a Ă©tĂ© construit par Mansard ; câest la perle de la province. » Ce nâĂ©tait pas seulement elle qui eĂ»t Ă©tĂ© contente de montrer son chĂąteau, mais sa tante Brancas nâeĂ»t pas Ă©tĂ© moins ravie de me faire les honneurs du sien, Ă ce que mâassura cette dame qui pensait Ă©videmment que, surtout dans un temps oĂč la terre tend Ă passer aux mains de financiers qui ne savent pas vivre, il importe que les grands maintiennent les hautes traditions de lâhospitalitĂ© seigneuriale, par des paroles qui nâengagent Ă rien. CâĂ©tait aussi parce quâelle cherchait, comme toutes les personnes de son milieu, Ă dire les choses qui pouvaient faire le plus de plaisir Ă lâinterlocuteur, Ă lui donner la plus haute idĂ©e de lui-mĂȘme, Ă ce quâil crĂ»t quâil flattait ceux Ă qui il Ă©crivait, quâil honorait ses hĂŽtes, quâon brĂ»lait de le connaĂźtre. Vouloir donner aux autres cette idĂ©e agrĂ©able dâeux-mĂȘmes existe Ă vrai dire quelquefois mĂȘme dans la bourgeoisie elle-mĂȘme. On y rencontre cette disposition bienveillante, Ă titre de qualitĂ© individuelle compensatrice dâun dĂ©faut, non pas, hĂ©las, chez les amis les plus sĂ»rs, mais du moins chez les plus agrĂ©ables compagnes. Elle fleurit en tout cas tout isolĂ©ment. Dans une partie importante de lâaristocratie, au contraire, ce trait de caractĂšre a cessĂ© dâĂȘtre individuel ; cultivĂ© par lâĂ©ducation, entretenu par lâidĂ©e dâune grandeur propre qui ne peut craindre de sâhumilier, qui ne connaĂźt pas de rivales, sait que par amĂ©nitĂ© elle peut faire des heureux et se complaĂźt Ă en faire, il est devenu le caractĂšre gĂ©nĂ©rique dâune classe. Et mĂȘme ceux que des dĂ©fauts personnels trop opposĂ©s empĂȘchent de le garder dans leur cĆur en portent la trace inconsciente dans leur vocabulaire ou leur gesticulation. â Câest une trĂšs bonne femme, me dit M. de Guermantes de la princesse de Parme, et qui sait ĂȘtre grande dame » comme personne. Pendant que jâĂ©tais prĂ©sentĂ© aux femmes, il y avait un monsieur qui donnait de nombreux signes dâagitation câĂ©tait le comte Hannibal de BrĂ©autĂ©-Consalvi. ArrivĂ© tard, il nâavait pas eu le temps de sâinformer des convives et quand jâĂ©tais entrĂ© au salon, voyant en moi un invitĂ© qui ne faisait pas partie de la sociĂ©tĂ© de la duchesse et devait par consĂ©quent avoir des titres tout Ă fait extraordinaires pour y pĂ©nĂ©trer, il installa son monocle sous lâarcade cintrĂ©e de ses sourcils, pensant que celui-ci lâaiderait beaucoup Ă discerner quelle espĂšce dâhomme jâĂ©tais. Il savait que Mme de Guermantes avait, apanage prĂ©cieux des femmes vraiment supĂ©rieures, ce quâon appelle un salon », câest-Ă -dire ajoutait parfois aux gens de son monde quelque notabilitĂ© que venait de mettre en vue la dĂ©couverte dâun remĂšde ou la production dâun chef-dâĆuvre. Le faubourg Saint-Germain restait encore sous lâimpression dâavoir appris quâĂ la rĂ©ception pour le roi et la reine dâAngleterre, la duchesse nâavait pas craint de convier M. Detaille. Les femmes dâesprit du faubourg se consolaient malaisĂ©ment de nâavoir pas Ă©tĂ© invitĂ©es tant elles eussent Ă©tĂ© dĂ©licieusement intĂ©ressĂ©es dâapprocher ce gĂ©nie Ă©trange. Mme de Courvoisier prĂ©tendait quâil y avait aussi M. Ribot, mais câĂ©tait une invention destinĂ©e Ă faire croire quâOriane cherchait Ă faire nommer son mari ambassadeur. Enfin, pour comble de scandale, M. de Guermantes, avec une galanterie digne du marĂ©chal de Saxe, sâĂ©tait prĂ©sentĂ© au foyer de la ComĂ©die-Française et avait priĂ© Mlle Reichenberg de venir rĂ©citer des vers devant le roi, ce qui avait eu lieu et constituait un fait sans prĂ©cĂ©dent dans les annales des raouts. Au souvenir de tant dâimprĂ©vu, quâil approuvait dâailleurs pleinement, Ă©tant lui-mĂȘme autant quâun ornement et, de la mĂȘme façon que la duchesse de Guermantes, mais dans le sexe masculin, une consĂ©cration pour un salon, M. de BrĂ©autĂ© se demandant qui je pouvais bien ĂȘtre sentait un champ trĂšs vaste ouvert Ă ses investigations. Un instant le nom de M. Widor passa devant son esprit ; mais il jugea que jâĂ©tais bien jeune pour ĂȘtre organiste, et M. Widor trop peu marquant pour ĂȘtre reçu ». Il lui parut plus vraisemblable de voir tout simplement en moi le nouvel attachĂ© de la lĂ©gation de SuĂšde duquel on lui avait parlĂ© ; et il se prĂ©parait Ă me demander des nouvelles du roi Oscar par qui il avait Ă©tĂ© Ă plusieurs reprises fort bien accueilli ; mais quand le duc, pour me prĂ©senter, eut dit mon nom Ă M. de BrĂ©autĂ©, celui-ci, voyant que ce nom lui Ă©tait absolument inconnu, ne douta plus dĂšs lors que, me trouvant lĂ , je ne fusse quelque cĂ©lĂ©britĂ©. Oriane dĂ©cidĂ©ment nâen faisait pas dâautres et savait lâart dâattirer les hommes en vue dans son salon, au pourcentage de un pour cent bien entendu, sans quoi elle lâeĂ»t dĂ©classĂ©. M. de BrĂ©autĂ© commença donc Ă se pourlĂ©cher les babines et Ă renifler de ses narines friandes, mis en appĂ©tit non seulement par le bon dĂźner quâil Ă©tait sĂ»r de faire, mais par le caractĂšre de la rĂ©union que ma prĂ©sence ne pouvait manquer de rendre intĂ©ressante et qui lui fournirait un sujet de conversation piquant le lendemain au dĂ©jeuner du duc de Chartres. Il nâĂ©tait pas encore fixĂ© sur le point de savoir si câĂ©tait moi dont on venait dâexpĂ©rimenter le sĂ©rum contre le cancer ou de mettre en rĂ©pĂ©tition le prochain lever de rideau au Théùtre-Français, mais grand intellectuel, grand amateur de rĂ©cits de voyages », il ne cessait pas de multiplier devant moi les rĂ©vĂ©rences, les signes dâintelligence, les sourires filtrĂ©s par son monocle ; soit dans lâidĂ©e fausse quâun homme de valeur lâestimerait davantage sâil parvenait Ă lui inculquer lâillusion que pour lui, comte de BrĂ©autĂ©-Consalvi, les privilĂšges de la pensĂ©e nâĂ©taient pas moins dignes de respect que ceux de la naissance ; soit tout simplement par besoin et difficultĂ© dâexprimer sa satisfaction, dans lâignorance de la langue quâil devait me parler, en somme comme sâil se fĂ»t trouvĂ© en prĂ©sence de quelquâun des naturels » dâune terre inconnue oĂč aurait atterri son radeau et avec lesquels, par espoir du profit, il tĂącherait, tout en observant curieusement leurs coutumes et sans interrompre les dĂ©monstrations dâamitiĂ© ni pousser comme eux de grands cris, de troquer des Ćufs dâautruche et des Ă©pices contre des verroteries. AprĂšs avoir rĂ©pondu de mon mieux Ă sa joie, je serrai la main du duc de ChĂątellerault que jâavais dĂ©jĂ rencontrĂ© chez Mme de Villeparisis, de laquelle il me dit que câĂ©tait une fine mouche. Il Ă©tait extrĂȘmement Guermantes par la blondeur des cheveux, le profil busquĂ©, les points oĂč la peau de la joue sâaltĂšre, tout ce qui se voit dĂ©jĂ dans les portraits de cette famille que nous ont laissĂ©s le xvie et le xviie siĂšcle. Mais comme je nâaimais plus la duchesse, sa rĂ©incarnation en un jeune homme Ă©tait sans attrait pour moi. Je lisais le crochet que faisait le nez du duc de ChĂątellerault comme la signature dâun peintre que jâaurais longtemps Ă©tudiĂ©, mais qui ne mâintĂ©ressait plus du tout. Puis je dis aussi bonjour au prince de Foix, et, pour le malheur de mes phalanges qui nâen sortirent que meurtries, je les laissai sâengager dans lâĂ©tau quâĂ©tait une poignĂ©e de mains Ă lâallemande, accompagnĂ©e dâun sourire ironique ou bonhomme du prince de Faffenheim, lâami de M. de Norpois, et que, par la manie de surnoms propre Ă ce milieu, on appelait si universellement le prince Von, que lui-mĂȘme signait prince Von, ou, quand il Ă©crivait Ă des intimes, Von. Encore cette abrĂ©viation-lĂ se comprenait-elle Ă la rigueur, Ă cause de la longueur dâun nom composĂ©. On se rendait moins compte des raisons qui faisaient remplacer Ălisabeth tantĂŽt par Lili, tantĂŽt par Bebeth, comme dans un autre monde pullulaient les Kikim. On sâexplique que des hommes, cependant assez oisifs et frivoles en gĂ©nĂ©ral, eussent adoptĂ© Quiou » pour ne pas perdre, en disant Montesquiou, leur temps. Mais on voit moins ce quâils en gagnaient Ă prĂ©nommer un de leurs cousins Dinand au lieu de Ferdinand. Il ne faudrait pas croire du reste que pour donner des prĂ©noms les Guermantes procĂ©dassent invariablement par la rĂ©pĂ©tition dâune syllabe. Ainsi deux sĆurs, la comtesse de Montpeyroux et la vicomtesse de VĂ©lude, lesquelles Ă©taient toutes deux dâune Ă©norme grosseur, ne sâentendaient jamais appeler, sans sâen fĂącher le moins du monde et sans que personne songeĂąt Ă en sourire, tant lâhabitude Ă©tait ancienne, que Petite » et Mignonne ». Mme de Guermantes, qui adorait Mme de Montpeyroux, eĂ»t, si celle-ci eĂ»t Ă©tĂ© gravement atteinte, demandĂ© avec des larmes Ă sa sĆur On me dit que Petite » est trĂšs mal. » Mme de lâĂclin portant les cheveux en bandeaux qui lui cachaient entiĂšrement les oreilles, on ne lâappelait jamais que ventre affamĂ© ». Quelquefois on se contentait dâajouter un a au nom ou au prĂ©nom du mari pour dĂ©signer la femme. Lâhomme le plus avare, le plus sordide, le plus inhumain du faubourg ayant pour prĂ©nom RaphaĂ«l, sa charmante, sa fleur sortant aussi du rocher signait toujours RaphaĂ«la ; mais ce sont lĂ seulement simples Ă©chantillons de rĂšgles innombrables dont nous pourrons toujours, si lâoccasion sâen prĂ©sente, expliquer quelques-unes. Ensuite je demandai au duc de me prĂ©senter au prince dâAgrigente. Comment, vous ne connaissez pas cet excellent Gri-gri », sâĂ©cria M. de Guermantes, et il dit mon nom Ă M. dâAgrigente. Celui de ce dernier, si souvent citĂ© par Françoise, mâĂ©tait toujours apparu comme une transparente verrerie, sous laquelle je voyais, frappĂ©s au bord de la mer violette par les rayons obliques dâun soleil dâor, les cubes roses dâune citĂ© antique dont je ne doutais pas que le prince â de passage Ă Paris par un bref miracle â ne fĂ»t lui-mĂȘme, aussi lumineusement sicilien et glorieusement patinĂ©, le souverain effectif. HĂ©las, le vulgaire hanneton auquel on me prĂ©senta, et qui pirouetta pour me dire bonjour avec une lourde dĂ©sinvolture quâil croyait Ă©lĂ©gante, Ă©tait aussi indĂ©pendant de son nom que dâune Ćuvre dâart quâil eĂ»t possĂ©dĂ©e, sans porter sur soi aucun reflet dâelle, sans peut-ĂȘtre lâavoir jamais regardĂ©e. Le prince dâAgrigente Ă©tait si entiĂšrement dĂ©pourvu de quoi que ce fĂ»t de princier et qui pĂ»t faire penser Ă Agrigente, que câen Ă©tait Ă supposer que son nom, entiĂšrement distinct de lui, reliĂ© par rien Ă sa personne, avait eu le pouvoir dâattirer Ă soi tout ce quâil aurait pu y avoir de vague poĂ©sie en cet homme comme chez tout autre, et de lâenfermer aprĂšs cette opĂ©ration dans les syllabes enchantĂ©es. Si lâopĂ©ration avait eu lieu, elle avait Ă©tĂ© en tout cas bien faite, car il ne restait plus un atome de charme Ă retirer de ce parent des Guermantes. De sorte quâil se trouvait Ă la fois le seul homme au monde qui fĂ»t prince dâAgrigente et peut-ĂȘtre lâhomme au monde qui lâĂ©tait le moins. Il Ă©tait dâailleurs fort heureux de lâĂȘtre, mais comme un banquier est heureux dâavoir de nombreuses actions dâune mine, sans se soucier dâailleurs si cette mine rĂ©pond au joli nom de mine Ivanhoe et de mine Primerose, ou si elle sâappelle seulement la mine Premier. Cependant, tandis que sâachevaient les prĂ©sentations si longues Ă raconter mais qui, commencĂ©es dĂšs mon entrĂ©e au salon, nâavaient durĂ© que quelques instants, et que Mme de Guermantes, dâun ton presque suppliant, me disait Je suis sĂ»re que Basin vous fatigue Ă vous mener ainsi de lâune Ă lâautre, nous voulons que vous connaissiez nos amis, mais nous voulons surtout ne pas vous fatiguer pour que vous reveniez souvent », le duc, dâun mouvement assez gauche et timorĂ©, donna ce quâil aurait bien voulu faire depuis une heure remplie pour moi par la contemplation des Elstir le signe quâon pouvait servir. Il faut ajouter quâun des invitĂ©s manquait, M. de Grouchy, dont la femme, nĂ©e Guermantes, Ă©tait venue seule de son cĂŽtĂ©, le mari devant arriver directement de la chasse oĂč il avait passĂ© la journĂ©e. Ce M. de Grouchy, descendant de celui du Premier Empire et duquel on a dit faussement que son absence au dĂ©but de Waterloo avait Ă©tĂ© la cause principale de la dĂ©faite de NapolĂ©on, Ă©tait dâune excellente famille, insuffisante pourtant aux yeux de certains entichĂ©s de noblesse. Ainsi le prince de Guermantes, qui devait ĂȘtre bien des annĂ©es plus tard moins difficile pour lui-mĂȘme, avait-il coutume de dire Ă ses niĂšces Quel malheur pour cette pauvre Mme de Guermantes la vicomtesse de Guermantes, mĂšre de Mme de Grouchy quâelle nâait jamais pu marier ses enfants. â Mais, mon oncle, lâaĂźnĂ©e a Ă©pousĂ© M. de Grouchy. â Je nâappelle pas cela un mari ! Enfin, on prĂ©tend que lâoncle François a demandĂ© la cadette, cela fera quâelles ne seront pas toutes restĂ©es filles. » AussitĂŽt lâordre de servir donnĂ©, dans un vaste dĂ©clic giratoire, multiple et simultanĂ©, les portes de la salle Ă manger sâouvrirent Ă deux battants ; un maĂźtre dâhĂŽtel qui avait lâair dâun maĂźtre des cĂ©rĂ©monies sâinclina devant la princesse de Parme et annonça la nouvelle Madame est servie », dâun ton pareil Ă celui dont il aurait dit Madame se meurt », mais qui ne jeta aucune tristesse dans lâassemblĂ©e, car ce fut dâun air folĂątre, et comme lâĂ©tĂ© Ă Robinson, que les couples sâavancĂšrent lâun derriĂšre lâautre vers la salle Ă manger, se sĂ©parant quand ils avaient gagnĂ© leur place oĂč des valets de pied poussaient derriĂšre eux leur chaise ; la derniĂšre, Mme de Guermantes sâavança vers moi, pour que je la conduisisse Ă table et sans que jâĂ©prouvasse lâombre de la timiditĂ© que jâaurais pu craindre, car, en chasseresse Ă qui une grande adresse musculaire a rendu la grĂące facile, voyant sans doute que je mâĂ©tais mis du cĂŽtĂ© quâil ne fallait pas, elle pivota avec tant de justesse autour de moi que je trouvai son bras sur le mien et le plus naturellement encadrĂ© dans un rythme de mouvements prĂ©cis et nobles. Je leur obĂ©is avec dâautant plus dâaisance que les Guermantes nây attachaient pas plus dâimportance quâau savoir un vrai savant, chez qui on est moins intimidĂ© que chez un ignorant ; dâautres portes sâouvrirent par oĂč entra la soupe fumante, comme si le dĂźner avait lieu dans un théùtre de pupazzi habilement machinĂ© et oĂč lâarrivĂ©e tardive du jeune invitĂ© mettait, sur un signe du maĂźtre, tous les rouages en action. Câest timide et non majestueusement souverain quâavait Ă©tĂ© ce signe du duc, auquel avait rĂ©pondu le dĂ©clanchement de cette vaste, ingĂ©nieuse, obĂ©issante et fastueuse horlogerie mĂ©canique et humaine. LâindĂ©cision du geste ne nuisit pas pour moi Ă lâeffet du spectacle qui lui Ă©tait subordonnĂ©. Car je sentais que ce qui lâavait rendu hĂ©sitant et embarrassĂ© Ă©tait la crainte de me laisser voir quâon nâattendait que moi pour dĂźner et quâon mâavait attendu longtemps, de mĂȘme que Mme de Guermantes avait peur quâayant regardĂ© tant de tableaux, on ne me fatiguĂąt et ne mâempĂȘchĂąt de prendre mes aises en me prĂ©sentant Ă jet continu. De sorte que câĂ©tait le manque de grandeur dans le geste qui dĂ©gageait la grandeur vĂ©ritable. De mĂȘme que cette indiffĂ©rence du duc Ă son propre luxe, ses Ă©gards au contraire pour un hĂŽte, insignifiant en lui-mĂȘme mais quâil voulait honorer. Ce nâest pas que M. de Guermantes ne fĂ»t par certains cĂŽtĂ©s fort ordinaire, et nâeĂ»t mĂȘme des ridicules dâhomme trop riche, lâorgueil dâun parvenu quâil nâĂ©tait pas. Mais de mĂȘme quâun fonctionnaire ou quâun prĂȘtre voient leur mĂ©diocre talent multipliĂ© Ă lâinfini comme une vague par toute la mer qui se presse derriĂšre elle par ces forces auxquelles ils sâappuient, lâadministration française et lâĂ©glise catholique, de mĂȘme M. de Guermantes Ă©tait portĂ© par cette autre force, la politesse aristocratique la plus vraie. Cette politesse exclut bien des gens. Mme de Guermantes nâeĂ»t pas reçu Mme de Cambremer ou M. de Forcheville. Mais du moment que quelquâun, comme câĂ©tait mon cas, paraissait susceptible dâĂȘtre agrĂ©gĂ© au milieu Guermantes, cette politesse dĂ©couvrait des trĂ©sors de simplicitĂ© hospitaliĂšre plus magnifiques encore sâil est possible que ces vieux salons, ces merveilleux meubles restĂ©s lĂ . Quand il voulait faire plaisir Ă quelquâun, M. de Guermantes avait ainsi pour faire de lui, ce jour-lĂ , le personnage principal, un art qui savait mettre Ă profit la circonstance et le lieu. Sans doute Ă Guermantes ses distinctions » et ses grĂąces » eussent pris une autre forme. Il eĂ»t fait atteler pour mâemmener faire seul avec lui une promenade avant dĂźner. Telles quâelles Ă©taient, on se sentait touchĂ© par ses façons comme on lâest, en lisant des MĂ©moires du temps, par celles de Louis XIV quand il rĂ©pond avec bontĂ©, dâun air riant et avec une demi-rĂ©vĂ©rence, Ă quelquâun qui vient le solliciter. Encore faut-il, dans les deux cas, comprendre que cette politesse nâallait pas au delĂ de ce que ce mot signifie. Louis XIV auquel les entichĂ©s de noblesse de son temps reprochent pourtant son peu de souci de lâĂ©tiquette, si bien, dit Saint-Simon, quâil nâa Ă©tĂ© quâun fort petit roi pour le rang en comparaison de Philippe de Valois, Charles V, etc. fait rĂ©diger les instructions les plus minutieuses pour que les princes du sang et les ambassadeurs sachent Ă quels souverains ils doivent laisser la main. Dans certains cas, devant lâimpossibilitĂ© dâarriver Ă une entente, on prĂ©fĂšre convenir que le fils de Louis XIV, Monseigneur, ne recevra chez lui tel souverain Ă©tranger que dehors, en plein air, pour quâil ne soit pas dit quâen entrant dans le chĂąteau lâun a prĂ©cĂ©dĂ© lâautre ; et lâĂlecteur palatin, recevant le duc de Chevreuse Ă dĂźner, feint, pour ne pas lui laisser la main, dâĂȘtre malade et dĂźne avec lui mais couchĂ©, ce qui tranche la difficultĂ©. M. le Duc Ă©vitant les occasions de rendre le service Ă Monsieur, celui-ci, sur le conseil du roi son frĂšre dont il est du reste tendrement aimĂ©, prend un prĂ©texte pour faire monter son cousin Ă son lever et le forcer Ă lui passer sa chemise. Mais dĂšs quâil sâagit dâun sentiment profond, des choses du cĆur, le devoir, si inflexible tant quâil sâagit de politesse, change entiĂšrement. Quelques heures aprĂšs la mort de ce frĂšre, une des personnes quâil a le plus aimĂ©es, quand Monsieur, selon lâexpression du duc de Montfort, est encore tout chaud », Louis XIV chante des airs dâopĂ©ras, sâĂ©tonne que la duchesse de Bourgogne, laquelle a peine Ă dissimuler sa douleur, ait lâair si mĂ©lancolique, et voulant que la gaietĂ© recommence aussitĂŽt, pour que les courtisans se dĂ©cident Ă se remettre au jeu ordonne au duc de Bourgogne de commencer une partie de brelan. Or, non seulement dans les actions mondaines et concentrĂ©es, mais dans le langage le plus involontaire, dans les prĂ©occupations, dans lâemploi du temps de M. de Guermantes, on retrouvait le mĂȘme contraste les Guermantes nâĂ©prouvaient pas plus de chagrin que les autres mortels, on peut mĂȘme dire que leur sensibilitĂ© vĂ©ritable Ă©tait moindre ; en revanche, on voyait tous les jours leur nom dans les mondanitĂ©s du Gaulois Ă cause du nombre prodigieux dâenterrements oĂč ils eussent trouvĂ© coupable de ne pas se faire inscrire. Comme le voyageur retrouve, presque semblables, les maisons couvertes de terre, les terrasses que purent connaĂźtre XĂ©nophon ou saint Paul, de mĂȘme dans les maniĂšres de M. de Guermantes, homme attendrissant de gentillesse et rĂ©voltant de duretĂ©, esclave des plus petites obligations et dĂ©liĂ© des pactes les plus sacrĂ©s, je retrouvais encore intacte aprĂšs plus de deux siĂšcles Ă©coulĂ©s cette dĂ©viation particuliĂšre Ă la vie de cour sous Louis XIV et qui transporte les scrupules de conscience du domaine des affections et de la moralitĂ© aux questions de pure forme. Lâautre raison de lâamabilitĂ© que me montra la princesse de Parme Ă©tait plus particuliĂšre. Câest quâelle Ă©tait persuadĂ©e dâavance que tout ce quâelle voyait chez la duchesse de Guermantes, choses et gens, Ă©tait dâune qualitĂ© supĂ©rieure Ă tout ce quâelle avait chez elle. Chez toutes les autres personnes, elle agissait, il est vrai, comme sâil en avait Ă©tĂ© ainsi ; pour le plat le plus simple, pour les fleurs les plus ordinaires, elle ne se contentait pas de sâextasier, elle demandait la permission dâenvoyer dĂšs le lendemain chercher la recette ou regarder lâespĂšce par son cuisinier ou son jardinier en chef, personnages Ă gros appointements, ayant leur voiture Ă eux et surtout leurs prĂ©tentions professionnelles, et qui se trouvaient fort humiliĂ©s de venir sâinformer dâun plat dĂ©daignĂ© ou prendre modĂšle sur une variĂ©tĂ© dâĆillets laquelle nâĂ©tait pas moitiĂ© aussi belle, aussi panachĂ©e » de chinages », aussi grande quant aux dimensions des fleurs, que celles quâils avaient obtenues depuis longtemps chez la princesse. Mais si de la part de celle-ci, chez tout le monde, cet Ă©tonnement devant les moindres choses Ă©tait factice et destinĂ© Ă montrer quâelle ne tirait pas de la supĂ©rioritĂ© de son rang et de ses richesses un orgueil dĂ©fendu par ses anciens prĂ©cepteurs, dissimulĂ© par sa mĂšre et insupportable Ă Dieu, en revanche, câest en toute sincĂ©ritĂ© quâelle regardait le salon de la duchesse de Guermantes comme un lieu privilĂ©giĂ© oĂč elle ne pouvait marcher que de surprises en dĂ©lices. Dâune façon gĂ©nĂ©rale dâailleurs, mais qui serait bien insuffisante Ă expliquer cet Ă©tat dâesprit, les Guermantes Ă©taient assez diffĂ©rents du reste de la sociĂ©tĂ© aristocratique, ils Ă©taient plus prĂ©cieux et plus rares. Ils mâavaient donnĂ© au premier aspect lâimpression contraire, je les avais trouvĂ©s vulgaires, pareils Ă tous les hommes et Ă toutes les femmes, mais parce que prĂ©alablement jâavais vu en eux, comme en Balbec, en Florence, en Parme, des noms. Ăvidemment, dans ce salon, toutes les femmes que jâavais imaginĂ©es comme des statuettes de Saxe ressemblaient tout de mĂȘme davantage Ă la grande majoritĂ© des femmes. Mais de mĂȘme que Balbec ou Florence, les Guermantes, aprĂšs avoir déçu lâimagination parce quâils ressemblaient plus Ă leurs pareils quâĂ leur nom, pouvaient ensuite, quoique Ă un moindre degrĂ©, offrir Ă lâintelligence certaines particularitĂ©s qui les distinguaient. Leur physique mĂȘme, la couleur dâun rose spĂ©cial, allant quelquefois jusquâau violet, de leur chair, une certaine blondeur quasi Ă©clairante des cheveux dĂ©licats, mĂȘme chez les hommes, massĂ©s en touffes dorĂ©es et douces, moitiĂ© de lichens pariĂ©taires et de pelage fĂ©lin Ă©clat lumineux Ă quoi correspondait un certain brillant de lâintelligence, car, si lâon disait le teint et les cheveux des Guermantes, on disait aussi lâesprit des Guermantes comme lâesprit des Mortemart â une certaine qualitĂ© sociale plus fine dĂšs avant Louis XIV, et dâautant plus reconnue de tous quâils la promulguaient eux-mĂȘmes, tout cela faisait que, dans la matiĂšre mĂȘme, si prĂ©cieuse fĂ»t-elle, de la sociĂ©tĂ© aristocratique oĂč on les trouvait engainĂ©s çà et lĂ , les Guermantes restaient reconnaissables, faciles Ă discerner et Ă suivre, comme les filons dont la blondeur veine le jaspe et lâonyx, ou plutĂŽt encore comme le souple ondoiement de cette chevelure de clartĂ© dont les crins dĂ©peignĂ©s courent comme de flexibles rayons dans les flancs de lâagate-mousse. Les Guermantes â du moins ceux qui Ă©taient dignes du nom â nâĂ©taient pas seulement dâune qualitĂ© de chair, de cheveu, de transparent regard, exquise, mais avaient une maniĂšre de se tenir, de marcher, de saluer, de regarder avant de serrer la main, de serrer la main, par quoi ils Ă©taient aussi diffĂ©rents en tout cela dâun homme du monde quelconque que celui-ci dâun fermier en blouse. Et malgrĂ© leur amabilitĂ© on se disait nâont-ils pas vraiment le droit, quoiquâils le dissimulent, quand ils nous voient marcher, saluer, sortir, toutes ces choses qui, accomplies par eux, devenaient aussi gracieuses que le vol de lâhirondelle ou lâinclinaison de la rose, de penser ils sont dâune autre race que nous et nous sommes, nous, les princes de la terre ? Plus tard je compris que les Guermantes me croyaient en effet dâune race autre, mais qui excitait leur envie, parce que je possĂ©dais des mĂ©rites que jâignorais et quâils faisaient profession de tenir pour seuls importants. Plus tard encore jâai senti que cette profession de foi nâĂ©tait quâĂ demi sincĂšre et que chez eux le dĂ©dain ou lâĂ©tonnement coexistaient avec lâadmiration et lâenvie. La flexibilitĂ© physique essentielle aux Guermantes Ă©tait double ; grĂące Ă lâune, toujours en action, Ă tout moment, et si par exemple un Guermantes mĂąle allait saluer une dame, il obtenait une silhouette de lui-mĂȘme, faite de lâĂ©quilibre instable de mouvements asymĂ©triques et nerveusement compensĂ©s, une jambe traĂźnant un peu soit exprĂšs, soit parce quâayant Ă©tĂ© souvent cassĂ©e Ă la chasse elle imprimait au torse, pour rattraper lâautre jambe, une dĂ©viation Ă laquelle la remontĂ©e dâune Ă©paule faisait contrepoids, pendant que le monocle sâinstallait dans lâĆil, haussait un sourcil au mĂȘme moment oĂč le toupet des cheveux sâabaissait pour le salut ; lâautre flexibilitĂ©, comme la forme de la vague, du vent ou du sillage que garde Ă jamais la coquille ou le bateau, sâĂ©tait pour ainsi dire stylisĂ©e en une sorte de mobilitĂ© fixĂ©e, incurvant le nez busquĂ© qui sous les yeux bleus Ă fleur de tĂȘte, au-dessus des lĂšvres trop minces, dâoĂč sortait, chez les femmes, une voix rauque, rappelait lâorigine fabuleuse enseignĂ©e au xvie siĂšcle par le bon vouloir de gĂ©nĂ©alogistes parasites et hellĂ©nisants Ă cette race, ancienne sans doute, mais pas au point quâils prĂ©tendaient quand ils lui donnaient pour origine la fĂ©condation mythologique dâune nymphe par un divin Oiseau. Les Guermantes nâĂ©taient pas moins spĂ©ciaux au point de vue intellectuel quâau point de vue physique. Sauf le prince Gilbert lâĂ©poux aux idĂ©es surannĂ©es de Marie Gilbert » et qui faisait asseoir sa femme Ă gauche quand ils se promenaient en voiture parce quâelle Ă©tait de moins bon sang, pourtant royal, que lui, mais il Ă©tait une exception et faisait, absent, lâobjet des railleries de la famille et dâanecdotes toujours nouvelles, les Guermantes, tout en vivant dans le pur gratin » de lâaristocratie, affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse. Les thĂ©ories de la duchesse de Guermantes, laquelle Ă vrai dire Ă force dâĂȘtre Guermantes devenait dans une certaine mesure quelque chose dâautre et de plus agrĂ©able, mettaient tellement au-dessus de tout lâintelligence et Ă©taient en politique si socialistes quâon se demandait oĂč dans son hĂŽtel se cachait le gĂ©nie chargĂ© dâassurer le maintien de la vie aristocratique, et qui toujours invisible, mais Ă©videmment tapi tantĂŽt dans lâantichambre, tantĂŽt dans le salon, tantĂŽt dans le cabinet de toilette, rappelait aux domestiques de cette femme qui ne croyait pas aux titres de lui dire Madame la duchesse », Ă cette personne qui nâaimait que la lecture et nâavait point de respect humain, dâaller dĂźner chez sa belle-sĆur quand sonnaient huit heures et de se dĂ©colleter pour cela. Le mĂȘme gĂ©nie de la famille prĂ©sentait Ă Mme de Guermantes la situation des duchesses, du moins des premiĂšres dâentre elles, et comme elle multimillionnaires, le sacrifice Ă dâennuyeux thĂ©s-dĂźners en ville, raouts, dâheures oĂč elle eĂ»t pu lire des choses intĂ©ressantes, comme des nĂ©cessitĂ©s dĂ©sagrĂ©ables analogues Ă la pluie, et que Mme de Guermantes acceptait en exerçant sur elles sa verve frondeuse mais sans aller jusquâĂ rechercher les raisons de son acceptation. Ce curieux effet du hasard que le maĂźtre dâhĂŽtel de Mme de Guermantes dĂźt toujours Madame la duchesse » Ă cette femme qui ne croyait quâĂ lâintelligence, ne paraissait pourtant pas la choquer. Jamais elle nâavait pensĂ© Ă le prier de lui dire Madame » tout simplement. En poussant la bonne volontĂ© jusquâĂ ses extrĂȘmes limites, on eĂ»t pu croire que, distraite, elle entendait seulement Madame » et que lâappendice verbal qui y Ă©tait ajoutĂ© nâĂ©tait pas perçu. Seulement, si elle faisait la sourde, elle nâĂ©tait pas muette. Or, chaque fois quâelle avait une commission Ă donner Ă son mari, elle disait au maĂźtre dâhĂŽtel Vous rappellerez Ă Monsieur le duc⊠» Le gĂ©nie de la famille avait dâailleurs dâautres occupations, par exemple de faire parler de morale. Certes il y avait des Guermantes plus particuliĂšrement intelligents, des Guermantes plus particuliĂšrement moraux, et ce nâĂ©taient pas dâhabitude les mĂȘmes. Mais les premiers â mĂȘme un Guermantes qui avait fait des faux et trichait au jeu et Ă©tait le plus dĂ©licieux de tous, ouvert Ă toutes les idĂ©es neuves et justes â traitaient encore mieux de la morale que les seconds, et de la mĂȘme façon que Mme de Villeparisis, dans les moments oĂč le gĂ©nie de la famille sâexprimait par la bouche de la vieille dame. Dans des moments identiques on voyait tout dâun coup les Guermantes prendre un ton presque aussi vieillot, aussi bonhomme, et Ă cause de leur charme plus grand, plus attendrissant que celui de la marquise pour dire dâune domestique On sent quâelle a un bon fond, câest une fille qui nâest pas commune, elle doit ĂȘtre la fille de gens bien, elle est certainement restĂ©e toujours dans le droit chemin. » Ă ces moments-lĂ le gĂ©nie de la famille se faisait intonation. Mais parfois il Ă©tait aussi tournure, air de visage, le mĂȘme chez la duchesse que chez son grand-pĂšre le marĂ©chal, une sorte dâinsaisissable convulsion pareille Ă celle du Serpent, gĂ©nie carthaginois de la famille Barca, et par quoi jâavais Ă©tĂ© plusieurs fois saisi dâun battement de cĆur, dans mes promenades matinales, quand, avant dâavoir reconnu Mme de Guermantes, je me sentais regardĂ© par elle du fond dâune petite crĂ©merie. Ce gĂ©nie Ă©tait intervenu dans une circonstance qui avait Ă©tĂ© loin dâĂȘtre indiffĂ©rente non seulement aux Guermantes, mais aux Courvoisier, partie adverse de la famille et, quoique dâaussi bon sang que les Guermantes, tout lâopposĂ© dâeux câest mĂȘme par sa grandâmĂšre Courvoisier que les Guermantes expliquaient le parti pris du prince de Guermantes de toujours parler naissance et noblesse comme si câĂ©tait la seule chose qui importĂąt. Non seulement les Courvoisier nâassignaient pas Ă lâintelligence le mĂȘme rang que les Guermantes, mais ils ne possĂ©daient pas dâelle la mĂȘme idĂ©e. Pour un Guermantes fĂ»t-il bĂȘte, ĂȘtre intelligent, câĂ©tait avoir la dent dure, ĂȘtre capable de dire des mĂ©chancetĂ©s, dâemporter le morceau, câĂ©tait aussi pouvoir vous tenir tĂȘte aussi bien sur la peinture, sur la musique, sur lâarchitecture, parler anglais. Les Courvoisier se faisaient de lâintelligence une idĂ©e moins favorable et, pour peu quâon ne fĂ»t pas de leur monde, ĂȘtre intelligent nâĂ©tait pas loin de signifier avoir probablement assassinĂ© pĂšre et mĂšre ». Pour eux lâintelligence Ă©tait lâespĂšce de pince monseigneur » grĂące Ă laquelle des gens quâon ne connaissait ni dâĂve ni dâAdam forçaient les portes des salons les plus respectĂ©s, et on savait chez les Courvoisier quâil finissait toujours par vous en cuire dâavoir reçu de telles espĂšces ». Aux insignifiantes assertions des gens intelligents qui nâĂ©taient pas du monde, les Courvoisier opposaient une mĂ©fiance systĂ©matique. Quelquâun ayant dit une fois Mais Swann est plus jeune que PalamĂšde. â Du moins il vous le dit ; et sâil vous le dit soyez sĂ»r que câest quâil y trouve son intĂ©rĂȘt », avait rĂ©pondu Mme de Gallardon. Bien plus, comme on disait de deux Ă©trangĂšres trĂšs Ă©lĂ©gantes que les Guermantes recevaient, quâon avait fait passer dâabord celle-ci puisquâelle Ă©tait lâaĂźnĂ©e Mais est-elle mĂȘme lâaĂźnĂ©e ? » avait demandĂ© Mme de Gallardon, non pas positivement comme si ce genre de personnes nâavaient pas dâĂąge, mais comme si, vraisemblablement dĂ©nuĂ©es dâĂ©tat civil et religieux, de traditions certaines, elles fussent plus ou moins jeunes comme les petites chattes dâune mĂȘme corbeille entre lesquelles un vĂ©tĂ©rinaire seul pourrait se reconnaĂźtre. Les Courvoisier, mieux que les Guermantes, maintenaient dâailleurs en un sens lâintĂ©gritĂ© de la noblesse Ă la fois grĂące Ă lâĂ©troitesse de leur esprit et Ă la mĂ©chancetĂ© de leur cĆur. De mĂȘme que les Guermantes pour qui, au-dessous des familles royales et de quelques autres comme les de Ligne, les La TrĂ©moille, etc., tout le reste se confondait dans un vague fretin Ă©taient insolents avec des gens de race ancienne qui habitaient autour de Guermantes, prĂ©cisĂ©ment parce quâils ne faisaient pas attention Ă ces mĂ©rites de second ordre dont sâoccupaient Ă©normĂ©ment les Courvoisier, le manque de ces mĂ©rites leur importait peu. Certaines femmes qui nâavaient pas un rang trĂšs Ă©levĂ© dans leur province mais brillamment mariĂ©es, riches, jolies, aimĂ©es des duchesses, Ă©taient pour Paris, oĂč lâon est peu au courant des pĂšre et mĂšre », un excellent et Ă©lĂ©gant article dâimportation. Il pouvait arriver, quoique rarement, que de telles femmes fussent, par le canal de la princesse de Parme, ou en vertu de leur agrĂ©ment propre, reçues chez certaines Guermantes. Mais, Ă leur Ă©gard, lâindignation des Courvoisier ne dĂ©sarmait jamais. Rencontrer entre cinq et six, chez leur cousine, des gens avec les parents de qui leurs parents nâaimaient pas Ă frayer dans le Perche, devenait pour eux un motif de rage croissante et un thĂšme dâinĂ©puisables dĂ©clamations. DĂšs le moment, par exemple, oĂč la charmante comtesse G⊠entrait chez les Guermantes, le visage de Mme de Villebon prenait exactement lâexpression quâil eĂ»t dĂ» prendre si elle avait eu Ă rĂ©citer le vers Et sâil nâen reste quâun, je serai celui-lĂ , vers qui lui Ă©tait du reste inconnu. Cette Courvoisier avait avalĂ© presque tous les lundis un Ă©clair chargĂ© de crĂšme Ă quelques pas de la comtesse GâŠ, mais sans rĂ©sultat. Et Mme de Villebon confessait en cachette quâelle ne pouvait concevoir comment sa cousine Guermantes recevait une femme qui nâĂ©tait mĂȘme pas de la deuxiĂšme sociĂ©tĂ©, Ă ChĂąteaudun. Ce nâest vraiment pas la peine que ma cousine soit si difficile sur ses relations, câest Ă se moquer du monde », concluait Mme de Villebon avec une autre expression de visage, celle-lĂ souriante et narquoise dans le dĂ©sespoir, sur laquelle un petit jeu de devinettes eĂ»t plutĂŽt mis un autre vers que la comtesse ne connaissait naturellement pas davantage GrĂące aux dieux mon malheur passe mon espĂ©rance. Au reste, anticipons sur les Ă©vĂ©nements en disant que la persĂ©vĂ©rance », rime dâespĂ©rance dans le vers suivant, de Mme de Villebon Ă snober Mme G⊠ne fut pas tout Ă fait inutile. Aux yeux de Mme G⊠elle doua Mme de Villebon dâun prestige tel, dâailleurs purement imaginaire, que, quand la fille de Mme GâŠ, qui Ă©tait la plus jolie et la plus riche des bals de lâĂ©poque, fut Ă marier, on sâĂ©tonna de lui voir refuser tous les ducs. Câest que sa mĂšre, se souvenant des avanies hebdomadaires quâelle avait essuyĂ©es rue de Grenelle en souvenir de ChĂąteaudun, ne souhaitait vĂ©ritablement quâun mari pour sa fille un fils Villebon. Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient Ă©tait dans lâart, infiniment variĂ© dâailleurs, de marquer les distances. Les maniĂšres des Guermantes nâĂ©taient pas entiĂšrement uniformes chez tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui lâĂ©taient vraiment, quand on vous prĂ©sentait Ă eux, procĂ©daient Ă une sorte de cĂ©rĂ©monie, Ă peu prĂšs comme si le fait quâils vous eussent tendu la main eĂ»t Ă©tĂ© aussi considĂ©rable que sâil sâĂ©tait agi de vous sacrer chevalier. Au moment oĂč un Guermantes, nâeĂ»t-il que vingt ans, mais marchant dĂ©jĂ sur les traces de ses aĂźnĂ©s, entendait votre nom prononcĂ© par le prĂ©sentateur, il laissait tomber sur vous, comme sâil nâĂ©tait nullement dĂ©cidĂ© Ă vous dire bonjour, un regard gĂ©nĂ©ralement bleu, toujours de la froideur dâun acier quâil semblait prĂȘt Ă vous plonger dans les plus profonds replis du cĆur. Câest du reste ce que les Guermantes croyaient faire en effet, se jugeant tous des psychologues de premier ordre. Ils pensaient de plus accroĂźtre par cette inspection lâamabilitĂ© du salut qui allait suivre et qui ne vous serait dĂ©livrĂ© quâĂ bon escient. Tout ceci se passait Ă une distance de vous qui, petite sâil se fĂ»t agi dâune passe dâarmes, semblait Ă©norme pour une poignĂ©e de main et glaçait dans le deuxiĂšme cas comme elle eĂ»t fait dans le premier, de sorte que quand le Guermantes, aprĂšs une rapide tournĂ©e accomplie dans les derniĂšres cachettes de votre Ăąme et de votre honorabilitĂ©, vous avait jugĂ© digne de vous rencontrer dĂ©sormais avec lui, sa main, dirigĂ©e vers vous au bout dâun bras tendu dans toute sa longueur, avait lâair de vous prĂ©senter un fleuret pour un combat singulier, et cette main Ă©tait en somme placĂ©e si loin du Guermantes Ă ce moment-lĂ que, quand il inclinait alors la tĂȘte, il Ă©tait difficile de distinguer si câĂ©tait vous ou sa propre main quâil saluait. Certains Guermantes nâayant pas le sentiment de la mesure, ou incapables de ne pas se rĂ©pĂ©ter sans cesse, exagĂ©raient en recommençant cette cĂ©rĂ©monie chaque fois quâils vous rencontraient. Ătant donnĂ© quâils nâavaient plus Ă procĂ©der Ă lâenquĂȘte psychologique prĂ©alable pour laquelle le gĂ©nie de la famille » leur avait dĂ©lĂ©guĂ© ses pouvoirs dont ils devaient se rappeler les rĂ©sultats, lâinsistance du regard perforateur prĂ©cĂ©dant la poignĂ©e de main ne pouvait sâexpliquer que par lâautomatisme quâavait acquis leur regard ou par quelque don de fascination quâils pensaient possĂ©der. Les Courvoisier, dont le physique Ă©tait diffĂ©rent, avaient vainement essayĂ© de sâassimiler ce salut scrutateur et sâĂ©taient rabattus sur la raideur hautaine ou la nĂ©gligence rapide. En revanche, câĂ©tait aux Courvoisier que certaines trĂšs rares Guermantes du sexe fĂ©minin semblaient avoir empruntĂ© le salut des dames. En effet, au moment oĂč on vous prĂ©sentait Ă une de ces Guermantes-lĂ , elle vous faisait un grand salut dans lequel elle approchait de vous, Ă peu prĂšs selon un angle de quarante-cinq degrĂ©s, la tĂȘte et le buste, le bas du corps quâelle avait fort haut jusquâĂ la ceinture, qui faisait pivot restant immobile. Mais Ă peine avait-elle projetĂ© ainsi vers vous la partie supĂ©rieure de sa personne, quâelle la rejetait en arriĂšre de la verticale par un brusque retrait dâune longueur Ă peu prĂšs Ă©gale. Le renversement consĂ©cutif neutralisait ce qui vous avait paru ĂȘtre concĂ©dĂ©, le terrain que vous aviez cru gagner ne restait mĂȘme pas acquis comme en matiĂšre de duel, les positions primitives Ă©taient gardĂ©es. Cette mĂȘme annulation de lâamabilitĂ© par la reprise des distances qui Ă©tait dâorigine Courvoisier et destinĂ©e Ă montrer que les avances faites dans le premier mouvement nâĂ©taient quâune feinte dâun instant se manifestait aussi clairement, chez les Courvoisier comme chez les Guermantes, dans les lettres quâon recevait dâelles, au moins pendant les premiers temps de leur connaissance. Le corps » de la lettre pouvait contenir des phrases quâon nâĂ©crirait, semble-t-il, quâĂ un ami, mais câest en vain que vous eussiez cru pouvoir vous vanter dâĂȘtre celui de la dame, car la lettre commençait par monsieur » et finissait par Croyez, monsieur, Ă mes sentiments distinguĂ©s. » DĂšs lors, entre ce froid dĂ©but et cette fin glaciale qui changeaient le sens de tout le reste, pouvaient se succĂ©der si câĂ©tait une rĂ©ponse Ă une lettre de condolĂ©ance de vous les plus touchantes peintures du chagrin que la Guermantes avait eu Ă perdre sa sĆur, de lâintimitĂ© qui existait entre elles, des beautĂ©s du pays oĂč elle villĂ©giaturait, des consolations quâelle trouvait dans le charme de ses petits enfants, tout cela nâĂ©tait plus quâune lettre comme on en trouve dans des recueils et dont le caractĂšre intime nâentraĂźnait pourtant pas plus dâintimitĂ© entre vous et lâĂ©pistoliĂšre que si celle-ci avait Ă©tĂ© Pline le Jeune ou Mme de Simiane. Il est vrai que certaines Guermantes vous Ă©crivaient dĂšs les premiĂšres fois mon cher ami », mon ami », ce nâĂ©taient pas toujours les plus simples dâentre elles, mais plutĂŽt celles qui, ne vivant quâau milieu des rois et, dâautre part, Ă©tant lĂ©gĂšres », prenaient dans leur orgueil la certitude que tout ce qui venait dâelles faisait plaisir et dans leur corruption lâhabitude de ne marchander aucune des satisfactions quâelles pouvaient offrir. Du reste, comme il suffisait quâon eĂ»t eu une trisaĂŻeule commune sous Louis XIII pour quâun jeune Guermantes dit en parlant de la marquise de Guermantes la tante Adam », les Guermantes Ă©taient si nombreux que mĂȘme pour ces simples rites, celui du salut de prĂ©sentation par exemple, il existait bien des variĂ©tĂ©s. Chaque sous-groupe un peu raffinĂ© avait le sien, quâon se transmettait des parents aux enfants comme une recette de vulnĂ©raire et une maniĂšre particuliĂšre de prĂ©parer les confitures. Câest ainsi quâon a vu la poignĂ©e de main de Saint-Loup se dĂ©clancher comme malgrĂ© lui au moment oĂč il entendait votre nom, sans participation de regard, sans adjonction de salut. Tout malheureux roturier qui pour une raison spĂ©ciale â ce qui arrivait du reste assez rarement â Ă©tait prĂ©sentĂ© Ă quelquâun du sous-groupe Saint-Loup, se creusait la tĂȘte, devant ce minimum si brusque de bonjour, revĂȘtant volontairement les apparences de lâinconscience, pour savoir ce que le ou la Guermantes pouvait avoir contre lui. Et il Ă©tait bien Ă©tonnĂ© dâapprendre quâil ou elle avait jugĂ© Ă propos dâĂ©crire tout spĂ©cialement au prĂ©sentateur pour lui dire combien vous lui aviez plu et quâil ou elle espĂ©rait bien vous revoir. Aussi particularisĂ©s que le geste mĂ©canique de Saint-Loup Ă©taient les entrechats compliquĂ©s et rapides jugĂ©s ridicules par M. de Charlus du marquis de Fierbois, les pas graves et mesurĂ©s du prince de Guermantes. Mais il est impossible de dĂ©crire ici la richesse de cette chorĂ©graphie des Guermantes Ă cause de lâĂ©tendue mĂȘme du corps de ballet. Pour en revenir Ă lâantipathie qui animait les Courvoisier contre la duchesse de Guermantes, les premiers auraient pu avoir la consolation de la plaindre tant quâelle fut jeune fille, car elle Ă©tait alors peu fortunĂ©e. Malheureusement, de tout temps une sorte dâĂ©manation fuligineuse et sui generis enfouissait, dĂ©robait aux yeux, la richesse des Courvoisier qui, si grande quâelle fĂ»t, demeurait obscure. Une Courvoisier fort riche avait beau Ă©pouser un gros parti, il arrivait toujours que le jeune mĂ©nage nâavait pas de domicile personnel Ă Paris, y descendait » chez ses beaux-parents, et pour le reste de lâannĂ©e vivait en province au milieu dâune sociĂ©tĂ© sans mĂ©lange mais sans Ă©clat. Pendant que Saint-Loup, qui nâavait guĂšre plus que des dettes, Ă©blouissait DonciĂšres par ses attelages, un Courvoisier fort riche nây prenait jamais que le tram. Inversement et dâailleurs bien des annĂ©es auparavant Mlle de Guermantes Oriane, qui nâavait pas grandâchose, faisait plus parler de ses toilettes que toutes les Courvoisier rĂ©unies des leurs. Le scandale mĂȘme de ses propos faisait une espĂšce de rĂ©clame Ă sa maniĂšre de sâhabiller et de se coiffer. Elle avait osĂ© dire au grand-duc de Russie Eh bien ! Monseigneur, il paraĂźt que vous voulez faire assassiner TolstoĂŻ ? » dans un dĂźner auquel on nâavait point conviĂ© les Courvoisier, dâailleurs peu renseignĂ©s sur TolstoĂŻ. Ils ne lâĂ©taient pas beaucoup plus sur les auteurs grecs, si lâon en juge par la duchesse de Gallardon douairiĂšre belle-mĂšre de la princesse de Gallardon, alors encore jeune fille qui, nâayant pas Ă©tĂ© en cinq ans honorĂ©e dâune seule visite dâOriane, rĂ©pondit Ă quelquâun qui lui demandait la raison de son absence Il paraĂźt quâelle rĂ©cite de lâAristote elle voulait dire de lâAristophane dans le monde. Je ne tolĂšre pas ça chez moi ! » On peut imaginer combien cette sortie » de Mlle de Guermantes sur TolstoĂŻ, si elle indignait les Courvoisier, Ă©merveillait les Guermantes, et, par delĂ , tout ce qui leur tenait non seulement de prĂšs, mais de loin. La comtesse douairiĂšre dâArgencourt, nĂ©e Seineport, qui recevait un peu tout le monde parce quâelle Ă©tait bas bleu et quoique son fils fĂ»t un terrible snob, racontait le mot devant des gens de lettres en disant Oriane de Guermantes qui est fine comme lâambre, maligne comme un singe, douĂ©e pour tout, qui fait des aquarelles dignes dâun grand peintre et des vers comme en font peu de grands poĂštes, et vous savez, comme famille, câest tout ce quâil y a de plus haut, sa grandâmĂšre Ă©tait Mlle de Montpensier, et elle est la dix-huitiĂšme Oriane de Guermantes sans une mĂ©salliance, câest le sang le plus pur, le plus vieux de France. » Aussi les faux hommes de lettres, ces demi-intellectuels que recevait Mme dâArgencourt, se reprĂ©sentant Oriane de Guermantes, quâils nâauraient jamais lâoccasion de connaĂźtre personnellement, comme quelque chose de plus merveilleux et de plus extraordinaire que la princesse Badroul Boudour, non seulement se sentaient prĂȘts Ă mourir pour elle en apprenant quâune personne si noble glorifiait par-dessus tout TolstoĂŻ, mais sentaient aussi que reprenaient dans leur esprit une nouvelle force leur propre amour de TolstoĂŻ, leur dĂ©sir de rĂ©sistance au tsarisme. Ces idĂ©es libĂ©rales avaient pu sâanĂ©mier entre eux, ils avaient pu douter de leur prestige, nâosant plus les confesser, quand soudain de Mlle de Guermantes elle-mĂȘme, câest-Ă -dire dâune jeune fille si indiscutablement prĂ©cieuse et autorisĂ©e, portant les cheveux Ă plat sur le front ce que jamais une Courvoisier nâeĂ»t consenti Ă faire leur venait un tel secours. Un certain nombre de rĂ©alitĂ©s bonnes ou mauvaises gagnent ainsi beaucoup Ă recevoir lâadhĂ©sion de personnes qui ont autoritĂ© sur nous. Par exemple chez les Courvoisier, les rites de lâamabilitĂ© dans la rue se composaient dâun certain salut, fort laid et peu aimable en lui-mĂȘme, mais dont on savait que câĂ©tait la maniĂšre distinguĂ©e de dire bonjour, de sorte que tout le monde, effaçant de soi le sourire, le bon accueil, sâefforçait dâimiter cette froide gymnastique. Mais les Guermantes, en gĂ©nĂ©ral, et particuliĂšrement Oriane, tout en connaissant mieux que personne ces rites, nâhĂ©sitaient pas, si elles vous apercevaient dâune voiture, Ă vous faire un gentil bonjour de la main, et dans un salon, laissant les Courvoisier faire leurs saluts empruntĂ©s et raides, esquissaient de charmantes rĂ©vĂ©rences, vous tendaient la main comme Ă un camarade en souriant de leurs yeux bleus, de sorte que tout dâun coup, grĂące aux Guermantes, entraient dans la substance du chic, jusque-lĂ un peu creuse et sĂšche, tout ce que naturellement on eĂ»t aimĂ© et quâon sâĂ©tait efforcĂ© de proscrire, la bienvenue, lâĂ©panchement dâune amabilitĂ© vraie, la spontanĂ©itĂ©. Câest de la mĂȘme maniĂšre, mais par une rĂ©habilitation cette fois peu justifiĂ©e, que les personnes qui portent le plus en elles le goĂ»t instinctif de la mauvaise musique et des mĂ©lodies, si banales soient-elles, qui ont quelque chose de caressant et de facile, arrivent, grĂące Ă la culture symphonique, Ă mortifier en elles ce goĂ»t. Mais une fois arrivĂ©es Ă ce point, quand, Ă©merveillĂ©es avec raison par lâĂ©blouissant coloris orchestral de Richard Strauss, elles voient ce musicien accueillir avec une indulgence digne dâAuber les motifs plus vulgaires, ce que ces personnes aimaient trouve soudain dans une autoritĂ© si haute une justification qui les ravit et elles sâenchantent sans scrupules et avec une double gratitude, en Ă©coutant SalomĂ©, de ce qui leur Ă©tait interdit dâaimer dans Les Diamants de la Couronne. Authentique ou non, lâapostrophe de Mlle de Guermantes au grand-duc, colportĂ©e de maison en maison, Ă©tait une occasion de raconter avec quelle Ă©lĂ©gance excessive Oriane Ă©tait arrangĂ©e Ă ce dĂźner. Mais si le luxe ce qui prĂ©cisĂ©ment le rendait inaccessible aux Courvoisier ne naĂźt pas de la richesse, mais de la prodigalitĂ©, encore la seconde dure-t-elle plus longtemps si elle est enfin soutenue par la premiĂšre, laquelle lui permet alors de jeter tous ses feux. Or, Ă©tant donnĂ© les principes affichĂ©s ouvertement non seulement par Oriane, mais par Mme de Villeparisis, Ă savoir que la noblesse ne compte pas, quâil est ridicule de se prĂ©occuper du rang, que la fortune ne fait pas le bonheur, que seuls lâintelligence, le cĆur, le talent ont de lâimportance, les Courvoisier pouvaient espĂ©rer quâen vertu de cette Ă©ducation quâelle avait reçue de la marquise, Oriane Ă©pouserait quelquâun qui ne serait pas du monde, un artiste, un repris de justice, un va-nu-pieds, un libre penseur, quâelle entrerait dĂ©finitivement dans la catĂ©gorie de ce que les Courvoisier appelaient les dĂ©voyĂ©s ». Ils pouvaient dâautant plus lâespĂ©rer que, Mme de Villeparisis traversant en ce moment au point de vue social une crise difficile aucune des rares personnes brillantes que je rencontrai chez elle ne lui Ă©taient encore revenues, elle affichait une horreur profonde Ă lâĂ©gard de la sociĂ©tĂ© qui la tenait Ă lâĂ©cart. MĂȘme quand elle parlait de son neveu le prince de Guermantes quâelle voyait, elle nâavait pas assez de railleries pour lui parce quâil Ă©tait fĂ©ru de sa naissance. Mais au moment mĂȘme oĂč il sâĂ©tait agi de trouver un mari Ă Oriane, ce nâĂ©taient plus les principes affichĂ©s par la tante et la niĂšce qui avaient menĂ© lâaffaire ; çâavait Ă©tĂ© le mystĂ©rieux GĂ©nie de la famille ». Aussi infailliblement que si Mme de Villeparisis et Oriane nâeussent jamais parlĂ© que titres de rente et gĂ©nĂ©alogies au lieu de mĂ©rite littĂ©raire et de qualitĂ©s du cĆur, et comme si la marquise, pour quelques jours avait Ă©tĂ© â comme elle serait plus tard â morte et en biĂšre, dans lâĂ©glise de Combray, oĂč chaque membre de la famille nâĂ©tait plus quâun Guermantes, avec une privation dâindividualitĂ© et de prĂ©noms quâattestait sur les grandes tentures noires le seul G⊠de pourpre, surmontĂ© de la couronne ducale, câĂ©tait sur lâhomme le plus riche et le mieux nĂ©, sur le plus grand parti du faubourg Saint-Germain, sur le fils aĂźnĂ© du duc de Guermantes, le prince des Laumes, que le GĂ©nie de la famille avait portĂ© le choix de lâintellectuelle, de la frondeuse, de lâĂ©vangĂ©lique Mme de Villeparisis. Et pendant deux heures, le jour du mariage, Mme de Villeparisis eut chez elle toutes les nobles personnes dont elle se moquait, dont elle se moqua mĂȘme avec les quelques bourgeois intimes quâelle avait conviĂ©s et auxquels le prince des Laumes mit alors des cartes avant de couper le cĂąble » dĂšs lâannĂ©e suivante. Pour mettre le comble au malheur des Courvoisier, les maximes qui font de lâintelligence et du talent les seules supĂ©rioritĂ©s sociales recommencĂšrent Ă se dĂ©biter chez la princesse des Laumes, aussitĂŽt aprĂšs le mariage. Et Ă cet Ă©gard, soit dit en passant, le point de vue que dĂ©fendait Saint-Loup quand il vivait avec Rachel, frĂ©quentait les amis de Rachel, aurait voulu Ă©pouser Rachel, comportait â quelque horreur quâil inspirĂąt dans la famille â moins de mensonge que celui des demoiselles Guermantes en gĂ©nĂ©ral, prĂŽnant lâintelligence, nâadmettant presque pas quâon mĂźt en doute lâĂ©galitĂ© des hommes, alors que tout cela aboutissait Ă point nommĂ© au mĂȘme rĂ©sultat que si elles eussent professĂ© des maximes contraires, câest-Ă -dire Ă Ă©pouser un duc richissime. Saint-Loup agissait, au contraire, conformĂ©ment Ă ses thĂ©ories, ce qui faisait dire quâil Ă©tait dans une mauvaise voie. Certes, du point de vue moral, Rachel Ă©tait en effet peu satisfaisante. Mais il nâest pas certain que si une personne ne valait pas mieux, mais eĂ»t Ă©tĂ© duchesse ou eĂ»t possĂ©dĂ© beaucoup de millions, Mme de Marsantes nâeĂ»t pas Ă©tĂ© favorable au mariage. Or, pour en revenir Ă Mme des Laumes bientĂŽt aprĂšs duchesse de Guermantes par la mort de son beau-pĂšre ce fut un surcroĂźt de malheur infligĂ© aux Courvoisier que les thĂ©ories de la jeune princesse, en restant ainsi dans son langage, nâeussent dirigĂ© en rien sa conduite ; car ainsi cette philosophie si lâon peut ainsi dire ne nuisit nullement Ă lâĂ©lĂ©gance aristocratique du salon Guermantes. Sans doute toutes les personnes que Mme de Guermantes ne recevait pas se figuraient que câĂ©tait parce quâelles nâĂ©taient pas assez intelligentes, et telle riche AmĂ©ricaine qui nâavait jamais possĂ©dĂ© dâautre livre quâun petit exemplaire ancien, et jamais ouvert, des poĂ©sies de Parny, posĂ©, parce quâil Ă©tait du temps », sur un meuble de son petit salon, montrait quel cas elle faisait des qualitĂ©s de lâesprit par les regards dĂ©vorants quâelle attachait sur la duchesse de Guermantes quand celle-ci entrait Ă lâOpĂ©ra. Sans doute aussi Mme de Guermantes Ă©tait sincĂšre quand elle Ă©lisait une personne Ă cause de son intelligence. Quand elle disait dâune femme, il paraĂźt quâelle est charmante », ou dâun homme quâil Ă©tait tout ce quâil y a de plus intelligent, elle ne croyait pas avoir dâautres raisons de consentir Ă les recevoir que ce charme ou cette intelligence, le gĂ©nie des Guermantes nâintervenant pas Ă cette derniĂšre minute plus profond, situĂ© Ă lâentrĂ©e obscure de la rĂ©gion oĂč les Guermantes jugeaient, ce gĂ©nie vigilant empĂȘchait les Guermantes de trouver lâhomme intelligent ou de trouver la femme charmante sâils nâavaient pas de valeur mondaine, actuelle ou future. Lâhomme Ă©tait dĂ©clarĂ© savant, mais comme un dictionnaire, ou au contraire commun avec un esprit de commis voyageur, la femme jolie avait un genre terrible, ou parlait trop. Quant aux gens qui nâavaient pas de situation, quelle horreur, câĂ©taient des snobs. M. de BrĂ©autĂ©, dont le chĂąteau Ă©tait tout voisin de Guermantes, ne frĂ©quentait que des altesses. Mais il se moquait dâelles et ne rĂȘvait que vivre dans les musĂ©es. Aussi Mme de Guermantes Ă©tait-elle indignĂ©e quand on traitait M. de BrĂ©autĂ© de snob. Snob, Babal ! Mais vous ĂȘtes fou, mon pauvre ami, câest tout le contraire, il dĂ©teste les gens brillants, on ne peut pas lui faire faire une connaissance. MĂȘme chez moi ! si je lâinvite avec quelquâun de nouveau, il ne vient quâen gĂ©missant. » Ce nâest pas que, mĂȘme en pratique, les Guermantes ne fissent pas de lâintelligence un tout autre cas que les Courvoisier. Dâune façon positive cette diffĂ©rence entre les Guermantes et les Courvoisier donnait dĂ©jĂ dâassez beaux fruits. Ainsi la duchesse de Guermantes, du reste enveloppĂ©e dâun mystĂšre devant lequel rĂȘvaient de loin tant de poĂštes, avait donnĂ© cette fĂȘte dont nous avons dĂ©jĂ parlĂ©, oĂč le roi dâAngleterre sâĂ©tait plu mieux que nulle part ailleurs, car elle avait eu lâidĂ©e, qui ne serait jamais venue Ă lâesprit, et la hardiesse, qui eĂ»t fait reculer le courage de tous les Courvoisier, dâinviter, en dehors des personnalitĂ©s que nous avons citĂ©es, le musicien Gaston Lemaire et lâauteur dramatique Grandmougin. Mais câest surtout au point de vue nĂ©gatif que lâintellectualitĂ© se faisait sentir. Si le coefficient nĂ©cessaire dâintelligence et de charme allait en sâabaissant au fur et Ă mesure que sâĂ©levait le rang de la personne qui dĂ©sirait ĂȘtre invitĂ©e chez la princesse de Guermantes, jusquâĂ approcher de zĂ©ro quand il sâagissait des principales tĂȘtes couronnĂ©es, en revanche plus on descendait au-dessous de ce niveau royal, plus le coefficient sâĂ©levait. Par exemple, chez la princesse de Parme, il y avait une quantitĂ© de personnes que lâAltesse recevait parce quâelle les avait connues enfant, ou parce quâelles Ă©taient alliĂ©es Ă telle duchesse, ou attachĂ©es Ă la personne de tel souverain, ces personnes fussent-elles laides, dâailleurs, ennuyeuses ou sottes ; or, pour un Courvoisier la raison aimĂ© de la princesse de Parme », sĆur de mĂšre avec la duchesse dâArpajon », passant tous les ans trois mois chez la reine dâEspagne », aurait suffi Ă leur faire inviter de telles gens, mais Mme de Guermantes, qui recevait poliment leur salut depuis dix ans chez la princesse de Parme, ne leur avait jamais laissĂ© passer son seuil, estimant quâil en est dâun salon au sens social du mot comme au sens matĂ©riel oĂč il suffit de meubles quâon ne trouve pas jolis, mais quâon laisse comme remplissage et preuve de richesse, pour le rendre affreux. Un tel salon ressemble Ă un ouvrage oĂč on ne sait pas sâabstenir des phrases qui dĂ©montrent du savoir, du brillant, de la facilitĂ©. Comme un livre, comme une maison, la qualitĂ© dâun salon », pensait avec raison Mme de Guermantes, a pour pierre angulaire le sacrifice. Beaucoup des amies de la princesse de Parme et avec qui la duchesse de Guermantes se contentait depuis des annĂ©es du mĂȘme bonjour convenable, ou de leur rendre des cartes, sans jamais les inviter, ni aller Ă leurs fĂȘtes, sâen plaignaient discrĂštement Ă lâAltesse, laquelle, les jours oĂč M. de Guermantes venait seul la voir, lui en touchait un mot. Mais le rusĂ© seigneur, mauvais mari pour la duchesse en tant quâil avait des maĂźtresses, mais compĂšre Ă toute Ă©preuve en ce qui touchait le bon fonctionnement de son salon et lâesprit dâOriane, qui en Ă©tait lâattrait principal, rĂ©pondait Mais est-ce que ma femme la connaĂźt ? Ah ! alors, en effet, elle aurait dĂ». Mais je vais dire la vĂ©ritĂ© Ă Madame, Oriane au fond nâaime pas la conversation des femmes. Elle est entourĂ©e dâune cour dâesprits supĂ©rieurs â moi je ne suis pas son mari, je ne suis que son premier valet de chambre. Sauf un tout petit nombre qui sont, elles, trĂšs spirituelles, les femmes lâennuient. Voyons, Madame, votre Altesse, qui a tant de finesse, ne me dira pas que la marquise de SouvrĂ© ait de lâesprit. Oui, je comprends bien, la princesse la reçoit par bontĂ©. Et puis elle la connaĂźt. Vous dites quâOriane lâa vue, câest possible, mais trĂšs peu je vous assure. Et puis je vais dire Ă la princesse, il y a aussi un peu de ma faute. Ma femme est trĂšs fatiguĂ©e, et elle aime tant ĂȘtre aimable que, si je la laissais faire, ce serait des visites Ă nâen plus finir. Pas plus tard quâhier soir, elle avait de la tempĂ©rature, elle avait peur de faire de la peine Ă la duchesse de Bourbon en nâallant pas chez elle. Jâai dĂ» montrer les dents, jâai dĂ©fendu quâon attelĂąt. Tenez, savez-vous, Madame, jâai bien envie de ne pas mĂȘme dire Ă Oriane que vous mâavez parlĂ© de Mme de SouvrĂ©. Oriane aime tant votre Altesse quâelle ira aussitĂŽt inviter Mme de SouvrĂ©, ce sera une visite de plus, cela nous forcera Ă entrer en relations avec la sĆur dont je connais trĂšs bien le mari. Je crois que je ne dirai rien du tout Ă Oriane, si la princesse mây autorise. Nous lui Ă©viterons comme cela beaucoup de fatigue et dâagitation. Et je vous assure que cela ne privera pas Mme de SouvrĂ©. Elle va partout, dans les endroits les plus brillants. Nous, nous ne recevons mĂȘme pas, de petits dĂźners de rien, Mme de SouvrĂ© sâennuierait Ă pĂ©rir. » La princesse de Parme, naĂŻvement persuadĂ©e que le duc de Guermantes ne transmettrait pas sa demande Ă la duchesse et dĂ©solĂ©e de nâavoir pu obtenir lâinvitation que dĂ©sirait Mme de SouvrĂ©, Ă©tait dâautant plus flattĂ©e dâĂȘtre une des habituĂ©es dâun salon si peu accessible. Sans doute cette satisfaction nâallait pas sans ennuis. Ainsi chaque fois que la princesse de Parme invitait Mme de Guermantes, elle avait Ă se mettre lâesprit Ă la torture pour nâavoir personne qui pĂ»t dĂ©plaire Ă la duchesse et lâempĂȘcher de revenir. Les jours habituels aprĂšs le dĂźner oĂč elle avait toujours de trĂšs bonne heure, ayant gardĂ© les habitudes anciennes, quelques convives, le salon de la princesse de Parme Ă©tait ouvert aux habituĂ©s, et dâune façon gĂ©nĂ©rale Ă toute la grande aristocratie française et Ă©trangĂšre. La rĂ©ception consistait en ceci quâau sortir de la salle Ă manger, la princesse sâasseyait sur un canapĂ© devant une grande table ronde, causait avec deux des femmes les plus importantes qui avaient dĂźnĂ©, ou bien jetait les yeux sur un magazine », jouait aux cartes ou feignait dây jouer, suivant une habitude de cour allemande, soit en faisant une patience, soit en prenant pour partenaire vrai ou supposĂ© un personnage marquant. Vers neuf heures la porte du grand salon ne cessant plus de sâouvrir Ă deux battants, de se refermer, de se rouvrir de nouveau, pour laisser passage aux visiteurs qui avaient dĂźnĂ© quatre Ă quatre ou sâils dĂźnaient en ville escamotaient le cafĂ© en disant quâils allaient revenir, comptant en effet entrer par une porte et sortir par lâautre » pour se plier aux heures de la princesse. Celle-ci cependant, attentive Ă son jeu ou Ă la causerie, faisait semblant de ne pas voir les arrivantes et ce nâest quâau moment oĂč elles Ă©taient Ă deux pas dâelle, quâelle se levait gracieusement en souriant avec bontĂ© pour les femmes. Celles-ci cependant faisaient devant lâAltesse debout une rĂ©vĂ©rence qui allait jusquâĂ la gĂ©nuflexion, de maniĂšre Ă mettre leurs lĂšvres Ă la hauteur de la belle main qui pendait trĂšs bas et Ă la baiser. Mais Ă ce moment la princesse, de mĂȘme que si elle eĂ»t chaque fois Ă©tĂ© surprise par un protocole quâelle connaissait pourtant trĂšs bien, relevait lâagenouillĂ©e comme de vive force avec une grĂące et une douceur sans Ă©gales, et lâembrassait sur les joues. GrĂące et douceur qui avaient pour condition, dira-t-on, lâhumilitĂ© avec laquelle lâarrivante pliait le genou. Sans doute, et il semble que dans une sociĂ©tĂ© Ă©galitaire la politesse disparaĂźtrait, non, comme on croit, par le dĂ©faut de lâĂ©ducation, mais parce que, chez les uns disparaĂźtrait la dĂ©fĂ©rence due au prestige qui doit ĂȘtre imaginaire pour ĂȘtre efficace, et surtout chez les autres lâamabilitĂ© quâon prodigue et quâon affine quand on sent quâelle a pour celui qui la reçoit un prix infini, lequel dans un monde fondĂ© sur lâĂ©galitĂ© tomberait subitement Ă rien, comme tout ce qui nâavait quâune valeur fiduciaire. Mais cette disparition de la politesse dans une sociĂ©tĂ© nouvelle nâest pas certaine et nous sommes quelquefois trop disposĂ©s Ă croire que les conditions actuelles dâun Ă©tat de choses en sont les seules possibles. De trĂšs bons esprits ont cru quâune rĂ©publique ne pourrait avoir de diplomatie et dâalliances, et que la classe paysanne ne supporterait pas la sĂ©paration de lâĂglise et de lâĂtat. AprĂšs tout, la politesse dans une sociĂ©tĂ© Ă©galitaire ne serait pas un miracle plus grand que le succĂšs des chemins de fer et lâutilisation militaire de lâaĂ©roplane. Puis, si mĂȘme la politesse disparaissait, rien ne prouve que ce serait un malheur. Enfin une sociĂ©tĂ© ne serait-elle pas secrĂštement hiĂ©rarchisĂ©e au fur et Ă mesure quâelle serait en fait plus dĂ©mocratique ? Câest fort possible. Le pouvoir politique des papes a beaucoup grandi depuis quâils nâont plus ni Ătats, ni armĂ©e ; les cathĂ©drales exerçaient un prestige bien moins grand sur un dĂ©vot du xviie siĂšcle que sur un athĂ©e du xxe, et si la princesse de Parme avait Ă©tĂ© souveraine dâun Ătat, sans doute eussĂ©-je eu lâidĂ©e dâen parler Ă peu prĂšs autant que dâun prĂ©sident de la rĂ©publique, câest-Ă -dire pas du tout. Une fois lâimpĂ©trante relevĂ©e et embrassĂ©e par la princesse, celle-ci se rasseyait, se remettait Ă sa patience non sans avoir, si la nouvelle venue Ă©tait dâimportance, causĂ© un moment avec elle en la faisant asseoir sur un fauteuil. Quand le salon devenait trop plein, la dame dâhonneur chargĂ©e du service dâordre donnait de lâespace en guidant les habituĂ©s dans un immense hall sur lequel donnait le salon et qui Ă©tait rempli de portraits, de curiositĂ©s relatives Ă la maison de Bourbon. Les convives habituels de la princesse jouaient alors volontiers le rĂŽle de cicĂ©rone et disaient des choses intĂ©ressantes, que nâavaient pas la patience dâĂ©couter les jeunes gens, plus attentifs Ă regarder les Altesses vivantes et au besoin Ă se faire prĂ©senter Ă elles par la dame dâhonneur et les filles dâhonneur quâĂ considĂ©rer les reliques des souveraines mortes. Trop occupĂ©s des connaissances quâils pourraient faire et des invitations quâils pĂȘcheraient peut-ĂȘtre, ils ne savaient absolument rien, mĂȘme aprĂšs des annĂ©es, de ce quâil y avait dans ce prĂ©cieux musĂ©e des archives de la monarchie, et se rappelaient seulement confusĂ©ment quâil Ă©tait ornĂ© de cactus et de palmiers gĂ©ants qui faisaient ressembler ce centre des Ă©lĂ©gances au Palmarium du Jardin dâAcclimatation. Sans doute la duchesse de Guermantes, par mortification, venait parfois faire, ces soirs-lĂ , une visite de digestion Ă la princesse, qui la gardait tout le temps Ă cĂŽtĂ© dâelle, tout en badinant avec le duc. Mais quand la duchesse venait dĂźner, la princesse se gardait bien dâavoir ses habituĂ©s et fermait sa porte en sortant de table, de peur que des visiteurs trop peu choisis dĂ©plussent Ă lâexigeante duchesse. Ces soirs-lĂ , si des fidĂšles non prĂ©venus se prĂ©sentaient Ă la porte de lâAltesse, le concierge rĂ©pondait Son Altesse Royale ne reçoit pas ce soir », et on repartait. Dâavance, dâailleurs, beaucoup dâamis de la princesse savaient que, Ă cette date-lĂ , ils ne seraient pas invitĂ©s. CâĂ©tait une sĂ©rie particuliĂšre, une sĂ©rie fermĂ©e Ă tant de ceux qui eussent souhaitĂ© dây ĂȘtre compris. Les exclus pouvaient, avec une quasi-certitude, nommer les Ă©lus, et se disaient entre eux dâun ton piquĂ© Vous savez bien quâOriane de Guermantes ne se dĂ©place jamais sans tout son Ă©tat-major. » Ă lâaide de celui-ci, la princesse de Parme cherchait Ă entourer la duchesse comme dâune muraille protectrice contre les personnes desquelles le succĂšs auprĂšs dâelle serait plus douteux. Mais Ă plusieurs des amis prĂ©fĂ©rĂ©s de la duchesse, Ă plusieurs membres de ce brillant Ă©tat-major », la princesse de Parme Ă©tait gĂȘnĂ©e de faire des amabilitĂ©s, vu quâils en avaient fort peu pour elle. Sans doute la princesse de Parme admettait fort bien quâon pĂ»t se plaire davantage dans la sociĂ©tĂ© de Mme de Guermantes que dans la sienne propre. Elle Ă©tait bien obligĂ©e de constater quâon sâĂ©crasait aux jours » de la duchesse et quâelle-mĂȘme y rencontrait souvent trois ou quatre altesses qui se contentaient de mettre leur carte chez elle. Et elle avait beau retenir les mots dâOriane, imiter ses robes, servir, Ă ses thĂ©s, les mĂȘmes tartes aux fraises, il y avait des fois oĂč elle restait seule toute la journĂ©e avec une dame dâhonneur et un conseiller de lĂ©gation Ă©tranger. Aussi, lorsque comme çâavait Ă©tĂ© par exemple le cas pour Swann jadis quelquâun ne finissait jamais la journĂ©e sans ĂȘtre allĂ© passer deux heures chez la duchesse et faisait une visite une fois tous les deux ans Ă la princesse de Parme, celle-ci nâavait pas grande envie, mĂȘme pour amuser Oriane, de faire Ă ce Swann quelconque les avances » de lâinviter Ă dĂźner. Bref, convier la duchesse Ă©tait pour la princesse de Parme une occasion de perplexitĂ©s, tant elle Ă©tait rongĂ©e par la crainte quâOriane trouvĂąt tout mal. Mais en revanche, et pour la mĂȘme raison, quand la princesse de Parme venait dĂźner chez Mme de Guermantes, elle Ă©tait sĂ»re dâavance que tout serait bien, dĂ©licieux, elle nâavait quâune peur, câĂ©tait de ne pas savoir comprendre, retenir, plaire, de ne pas savoir assimiler les idĂ©es et les gens. Ă ce titre ma prĂ©sence excitait son attention et sa cupiditĂ© aussi bien que lâeĂ»t fait une nouvelle maniĂšre de dĂ©corer la table avec des guirlandes de fruits, incertaine quâelle Ă©tait si câĂ©tait lâune ou lâautre, la dĂ©coration de la table ou ma prĂ©sence, qui Ă©tait plus particuliĂšrement lâun de ces charmes, secret du succĂšs des rĂ©ceptions dâOriane, et, dans le doute, bien dĂ©cidĂ©e Ă tenter dâavoir Ă son prochain dĂźner lâun et lâautre. Ce qui justifiait du reste pleinement la curiositĂ© ravie que la princesse de Parme apportait chez la duchesse, câĂ©tait cet Ă©lĂ©ment comique, dangereux, excitant, oĂč la princesse se plongeait avec une sorte de crainte, de saisissement et de dĂ©lices comme au bord de la mer dans un de ces bains de vagues » dont les guides baigneurs signalent le pĂ©ril, tout simplement parce quâaucun dâeux ne sait nager, dâoĂč elle sortait tonifiĂ©e, heureuse, rajeunie, et quâon appelait lâesprit des Guermantes. Lâesprit des Guermantes â entitĂ© aussi inexistante que la quadrature du cercle, selon la duchesse, qui se jugeait la seule Guermantes Ă le possĂ©der â Ă©tait une rĂ©putation comme les rillettes de Tours ou les biscuits de Reims. Sans doute une particularitĂ© intellectuelle nâusant pas pour se propager des mĂȘmes modes que la couleur des cheveux ou du teint certains intimes de la duchesse, et qui nâĂ©taient pas de son sang, possĂ©daient pourtant cet esprit, lequel en revanche nâavait pu envahir certains Guermantes par trop rĂ©fractaires Ă nâimporte quelle sorte dâesprit. Les dĂ©tenteurs non apparentĂ©s Ă la duchesse de lâesprit des Guermantes avaient gĂ©nĂ©ralement pour caractĂ©ristique dâavoir Ă©tĂ© des hommes brillants, douĂ©s pour une carriĂšre Ă laquelle, que ce fĂ»t les arts, la diplomatie, lâĂ©loquence parlementaire, lâarmĂ©e, ils avaient prĂ©fĂ©rĂ© la vie de coterie. Peut-ĂȘtre cette prĂ©fĂ©rence aurait-elle pu ĂȘtre expliquĂ©e par un certain manque dâoriginalitĂ©, ou dâinitiative, ou de vouloir, ou de santĂ©, ou de chance, ou par le snobisme. Chez certains il faut dâailleurs reconnaĂźtre que câĂ©tait lâexception, si le salon Guermantes avait Ă©tĂ© la pierre dâachoppement de leur carriĂšre, câĂ©tait contre leur grĂ©. Ainsi un mĂ©decin, un peintre et un diplomate de grand avenir nâavaient pu rĂ©ussir dans leur carriĂšre, pour laquelle ils Ă©taient pourtant plus brillamment douĂ©s que beaucoup, parce que leur intimitĂ© chez les Guermantes faisait que les deux premiers passaient pour des gens du monde, et le troisiĂšme pour un rĂ©actionnaire, ce qui les avait empĂȘchĂ©s tous trois dâĂȘtre reconnus par leurs pairs. Lâantique robe et la toque rouge que revĂȘtent et coiffent encore les collĂšges Ă©lectoraux des facultĂ©s nâest pas, ou du moins nâĂ©tait pas, il nây a pas encore si longtemps, que la survivance purement extĂ©rieure dâun passĂ© aux idĂ©es Ă©troites, dâun sectarisme fermĂ©. Sous la toque Ă glands dâor comme les grands-prĂȘtres sous le bonnet conique des Juifs, les professeurs » Ă©taient encore, dans les annĂ©es qui prĂ©cĂ©dĂšrent lâaffaire Dreyfus, enfermĂ©s dans des idĂ©es rigoureusement pharisiennes. Du Boulbon Ă©tait au fond un artiste, mais il Ă©tait sauvĂ© parce quâil nâaimait pas le monde. Cottard frĂ©quentait les Verdurin. Mais Mme Verdurin Ă©tait une cliente, puis il Ă©tait protĂ©gĂ© par sa vulgaritĂ©, enfin chez lui il ne recevait que la FacultĂ©, dans des agapes sur lesquelles flottait une odeur dâacide phĂ©nique. Mais dans les corps fortement constituĂ©s, oĂč dâailleurs la rigueur des prĂ©jugĂ©s nâest que la rançon de la plus belle intĂ©gritĂ©, des idĂ©es morales les plus Ă©levĂ©es, qui flĂ©chissent dans des milieux plus tolĂ©rants, plus libres et bien vite dissolus, un professeur, dans sa robe rouge en satin Ă©carlate doublĂ© dâhermine comme celle dâun Doge câest-Ă -dire un duc de Venise enfermĂ© dans le palais ducal, Ă©tait aussi vertueux, aussi attachĂ© Ă de nobles principes, mais aussi impitoyable pour tout Ă©lĂ©ment Ă©tranger, que cet autre duc, excellent mais terrible, quâĂ©tait M. de Saint-Simon. LâĂ©tranger, câĂ©tait le mĂ©decin mondain, ayant dâautres maniĂšres, dâautres relations. Pour bien faire, le malheureux dont nous parlons ici, afin de ne pas ĂȘtre accusĂ© par ses collĂšgues de les mĂ©priser quelles idĂ©es dâhomme du monde ! sâil leur cachait la duchesse de Guermantes, espĂ©rait les dĂ©sarmer en donnant les dĂźners mixtes oĂč lâĂ©lĂ©ment mĂ©dical Ă©tait noyĂ© dans lâĂ©lĂ©ment mondain. Il ne savait pas quâil signait ainsi sa perte, ou plutĂŽt il lâapprenait quand le conseil des dix un peu plus Ă©levĂ© en nombre avait Ă pourvoir Ă la vacance dâune chaire, et que câĂ©tait toujours le nom dâun mĂ©decin plus normal, fĂ»t-il plus mĂ©diocre, qui sortait de lâurne fatale, et que le veto » retentissait dans lâantique FacultĂ©, aussi solennel, aussi ridicule, aussi terrible que le juro » sur lequel mourut MoliĂšre. Ainsi encore du peintre Ă jamais Ă©tiquetĂ© homme du monde, quand des gens du monde qui faisaient de lâart avaient rĂ©ussi Ă se faire Ă©tiqueter artistes, ainsi pour le diplomate ayant trop dâattaches rĂ©actionnaires. Mais ce cas Ă©tait le plus rare. Le type des hommes distinguĂ©s qui formaient le fond du salon Guermantes Ă©tait celui des gens ayant renoncĂ© volontairement ou le croyant du moins au reste, Ă tout ce qui Ă©tait incompatible avec lâesprit des Guermantes, la politesse des Guermantes, avec ce charme indĂ©finissable odieux Ă tout corps » tant soit peu centralisĂ©. Et les gens qui savaient quâautrefois lâun de ces habituĂ©s du salon de la duchesse avait eu la mĂ©daille dâor au Salon, que lâautre, secrĂ©taire de la ConfĂ©rence des avocats, avait fait des dĂ©buts retentissants Ă la Chambre, quâun troisiĂšme avait habilement servi la France comme chargĂ© dâaffaires, auraient pu considĂ©rer comme des ratĂ©s les gens qui nâavaient plus rien fait depuis vingt ans. Mais ces renseignĂ©s » Ă©taient peu nombreux, et les intĂ©ressĂ©s eux-mĂȘmes auraient Ă©tĂ© les derniers Ă le rappeler, trouvant ces anciens titres de nulle valeur, en vertu mĂȘme de lâesprit des Guermantes celui-ci ne faisait-il pas taxer de raseur, de pion, ou bien au contraire de garçon de magasin, tels ministres Ă©minents, lâun un peu solennel, lâautre amateur de calembours, dont les journaux chantaient les louanges, mais Ă cĂŽtĂ© de qui Mme de Guermantes bĂąillait et donnait des signes dâimpatience si lâimprudence dâune maĂźtresse de maison lui avait donnĂ© lâun ou lâautre pour voisin ? Puisque ĂȘtre un homme dâĂtat de premier ordre nâĂ©tait nullement une recommandation auprĂšs de la duchesse, ceux de ses amis qui avaient donnĂ© leur dĂ©mission de la carriĂšre » ou de lâarmĂ©e, qui ne sâĂ©taient pas reprĂ©sentĂ©s Ă la Chambre, jugeaient, en venant tous les jours dĂ©jeuner et causer avec leur grande amie, en la retrouvant chez des Altesses, dâailleurs peu apprĂ©ciĂ©es dâeux, du moins le disaient-ils, quâils avaient choisi la meilleure part, encore que leur air mĂ©lancolique, mĂȘme au milieu de la gaĂźtĂ©, contredĂźt un peu le bien-fondĂ© de ce jugement. Encore faut-il reconnaĂźtre que la dĂ©licatesse de vie sociale, la finesse des conversations chez les Guermantes avait, si mince cela fĂ»t-il, quelque chose de rĂ©el. Aucun titre officiel nây valait lâagrĂ©ment de certains des prĂ©fĂ©rĂ©s de Mme de Guermantes que les ministres les plus puissants nâauraient pu rĂ©ussir Ă attirer chez eux. Si dans ce salon tant dâambitions intellectuelles et mĂȘme de nobles efforts avaient Ă©tĂ© enterrĂ©s pour jamais, du moins, de leur poussiĂšre, la plus rare floraison de mondanitĂ© avait pris naissance. Certes, des hommes dâesprit, comme Swann par exemple, se jugeaient supĂ©rieurs Ă des hommes de valeur, quâils dĂ©daignaient, mais câest que ce que la duchesse de Guermantes plaçait au-dessus de tout, ce nâĂ©tait pas lâintelligence, câĂ©tait, selon elle, cette forme supĂ©rieure, plus exquise, de lâintelligence Ă©levĂ©e jusquâĂ une variĂ©tĂ© verbale de talent â lâesprit. Et autrefois chez les Verdurin, quand Swann jugeait Brichot et Elstir, lâun comme un pĂ©dant, lâautre comme un mufle, malgrĂ© tout le savoir de lâun et tout le gĂ©nie de lâautre, câĂ©tait lâinfiltration de lâesprit Guermantes qui lâavait fait les classer ainsi. Jamais il nâeĂ»t osĂ© prĂ©senter ni lâun ni lâautre Ă la duchesse, sentant dâavance de quel air elle eĂ»t accueilli les tirades de Brichot, les calembredaines dâElstir, lâesprit des Guermantes rangeant les propos prĂ©tentieux et prolongĂ©s du genre sĂ©rieux ou du genre farceur dans la plus intolĂ©rable imbĂ©cillitĂ©. Quant aux Guermantes selon la chair, selon le sang, si lâesprit des Guermantes ne les avait pas gagnĂ©s aussi complĂštement quâil arrive, par exemple, dans les cĂ©nacles littĂ©raires, oĂč tout le monde a une mĂȘme maniĂšre de prononcer, dâĂ©noncer, et par voie de consĂ©quence de penser, ce nâest pas certes que lâoriginalitĂ© soit plus forte dans les milieux mondains et y mette obstacle Ă lâimitation. Mais lâimitation a pour conditions, non pas seulement lâabsence dâune originalitĂ© irrĂ©ductible, mais encore une finesse relative dâoreilles qui permette de discerner dâabord ce quâon imite ensuite. Or, il y avait quelques Guermantes auxquels ce sens musical faisait aussi entiĂšrement dĂ©faut quâaux Courvoisier. Pour prendre comme exemple lâexercice quâon appelle, dans une autre acception du mot imitation, faire des imitations » ce qui se disait chez les Guermantes faire des charges », Mme de Guermantes avait beau le rĂ©ussir Ă ravir, les Courvoisier Ă©taient aussi incapables de sâen rendre compte que sâils eussent Ă©tĂ© une bande de lapins, au lieu dâhommes et femmes, parce quâils nâavaient jamais su remarquer le dĂ©faut ou lâaccent que la duchesse cherchait Ă contrefaire. Quand elle imitait » le duc de Limoges, les Courvoisier protestaient Oh ! non, il ne parle tout de mĂȘme pas comme cela, jâai encore dĂźnĂ© hier soir avec lui chez Bebeth, il mâa parlĂ© toute la soirĂ©e, il ne parlait pas comme cela », tandis que les Guermantes un peu cultivĂ©s sâĂ©criaient Dieu quâOriane est drolatique ! Le plus fort câest que pendant quâelle lâimite elle lui ressemble ! Je crois lâentendre. Oriane, encore un peu Limoges ! » Or, ces Guermantes-lĂ sans mĂȘme aller jusquâĂ ceux tout Ă fait remarquables qui, lorsque la duchesse imitait le duc de Limoges, disaient avec admiration Ah ! on peut dire que vous le tenez » ou que tu le tiens » avaient beau ne pas avoir dâesprit, selon Mme de Guermantes en quoi elle Ă©tait dans le vrai, Ă force dâentendre et de raconter les mots de la duchesse ils Ă©taient arrivĂ©s Ă imiter tant bien que mal sa maniĂšre de sâexprimer, de juger, ce que Swann eĂ»t appelĂ©, comme le duc, sa maniĂšre de rĂ©diger », jusquâĂ prĂ©senter dans leur conversation quelque chose qui pour les Courvoisier paraissait affreusement similaire Ă lâesprit dâOriane et Ă©tait traitĂ© par eux dâesprit des Guermantes. Comme ces Guermantes Ă©taient pour elle non seulement des parents, mais des admirateurs, Oriane qui tenait fort le reste de sa famille Ă lâĂ©cart, et vengeait maintenant par ses dĂ©dains les mĂ©chancetĂ©s que celle-ci lui avait faites quand elle Ă©tait jeune fille allait les voir quelquefois, et gĂ©nĂ©ralement en compagnie du duc, Ă la belle saison, quand elle sortait avec lui. Ces visites Ă©taient un Ă©vĂ©nement. Le cĆur battait un peu plus vite Ă la princesse dâĂpinay qui recevait dans son grand salon du rez-de-chaussĂ©e, quand elle apercevait de loin, telles les premiĂšres lueurs dâun inoffensif incendie ou les reconnaissances » dâune invasion non espĂ©rĂ©e, traversant lentement la cour, dâune dĂ©marche oblique, la duchesse coiffĂ©e dâun ravissant chapeau et inclinant une ombrelle dâoĂč pleuvait une odeur dâĂ©tĂ©. Tiens, Oriane », disait-elle comme un garde-Ă -vous » qui cherchait Ă avertir ses visiteuses avec prudence, et pour quâon eĂ»t le temps de sortir en ordre, quâon Ă©vacuĂąt les salons sans panique. La moitiĂ© des personnes prĂ©sentes nâosait pas rester, se levait. Mais non, pourquoi ? rasseyez-vous donc, je suis charmĂ©e de vous garder encore un peu », disait la princesse dâun air dĂ©gagĂ© et Ă lâaise pour faire la grande dame, mais dâune voix devenue factice. Vous pourriez avoir Ă vous parler. â Vraiment, vous ĂȘtes pressĂ©e ? eh bien, jâirai chez vous », rĂ©pondait la maĂźtresse de maison Ă celles quâelle aimait autant voir partir. Le duc et la duchesse saluaient fort poliment des gens quâils voyaient lĂ depuis des annĂ©es sans les connaĂźtre pour cela davantage, et qui leur disaient Ă peine bonjour, par discrĂ©tion. Ă peine Ă©taient-ils partis que le duc demandait aimablement des renseignements sur eux, pour avoir lâair de sâintĂ©resser Ă la qualitĂ© intrinsĂšque des personnes quâil ne recevait pas par la mĂ©chancetĂ© du destin ou Ă cause de lâĂ©tat nerveux dâOriane. Quâest-ce que câĂ©tait que cette petite dame en chapeau rose ? â Mais, mon cousin, vous lâavez vue souvent, câest la vicomtesse de Tours, nĂ©e Lamarzelle. â Mais savez-vous quâelle est jolie, elle a lâair spirituel ; sâil nây avait pas un petit dĂ©faut dans la lĂšvre supĂ©rieure, elle serait tout bonnement ravissante. Sâil y a un vicomte de Tours, il ne doit pas sâembĂȘter. Oriane ? savez-vous Ă quoi ses sourcils et la plantation de ses cheveux mâont fait penser ? Ă votre cousine Hedwige de Ligne. » La duchesse de Guermantes, qui languissait dĂšs quâon parlait de la beautĂ© dâune autre femme quâelle, laissait tomber la conversation. Elle avait comptĂ© sans le goĂ»t quâavait son mari pour faire voir quâil Ă©tait parfaitement au fait des gens quâil ne recevait pas, par quoi il croyait se montrer plus sĂ©rieux que sa femme. Mais, disait-il tout dâun coup avec force, vous avez prononcĂ© le nom de Lamarzelle. Je me rappelle que, quand jâĂ©tais Ă la Chambre, un discours tout Ă fait remarquable fut prononcé⊠â CâĂ©tait lâoncle de la jeune femme que vous venez de voir. â Ah ! quel talent ! Non, mon petit », disait-il Ă la vicomtesse dâĂgremont, que Mme de Guermantes ne pouvait souffrir mais qui, ne bougeant pas de chez la princesse dâĂpinay, oĂč elle sâabaissait volontairement Ă un rĂŽle de soubrette quitte Ă battre la sienne en rentrant, restait confuse, Ă©plorĂ©e, mais restait quand le couple ducal Ă©tait lĂ , dĂ©barrassait des manteaux, tĂąchait de se rendre utile, par discrĂ©tion offrait de passer dans la piĂšce voisine, ne faites pas de thĂ© pour nous, causons tranquillement, nous sommes des gens simples, Ă la bonne franquette. Du reste, ajoutait-il en se tournant vers Mme dâĂpinay en laissant lâĂgremont rougissante, humble, ambitieuse et zĂ©lĂ©e, nous nâavons quâun quart dâheure Ă vous donner. » Ce quart dâheure Ă©tait occupĂ© tout entier Ă une sorte dâexposition des mots que la duchesse avait eus pendant la semaine et quâelle-mĂȘme nâeĂ»t certainement pas citĂ©s, mais que fort habilement le duc, en ayant lâair de la gourmander Ă propos des incidents qui les avaient provoquĂ©s, lâamenait comme involontairement Ă redire. La princesse dâĂpinay, qui aimait sa cousine et savait quâelle avait un faible pour les compliments, sâextasiait sur son chapeau, son ombrelle, son esprit. Parlez-lui de sa toilette tant que vous voudrez », disait le duc du ton bourru quâil avait adoptĂ© et quâil tempĂ©rait dâun malicieux sourire pour quâon ne prĂźt pas son mĂ©contentement au sĂ©rieux, mais, au nom du ciel, pas de son esprit, je me passerais fort dâavoir une femme aussi spirituelle. Vous faites probablement allusion au mauvais calembour quâelle a fait sur mon frĂšre PalamĂšde, ajoutait-il sachant fort bien que la princesse et le reste de la famille ignoraient encore ce calembour et enchantĂ© de faire valoir sa femme. Dâabord je trouve indigne dâune personne qui a dit quelquefois, je le reconnais, dâassez jolies choses, de faire de mauvais calembours, mais surtout sur mon frĂšre qui est trĂšs susceptible, et si cela doit avoir pour rĂ©sultat de me fĂącher avec lui, câest vraiment bien la peine. » â Mais nous ne savons pas ! Un calembour dâOriane ? Cela doit ĂȘtre dĂ©licieux. Oh ! dites-le. â Mais non, mais non, reprenait le duc encore boudeur quoique plus souriant, je suis ravi que vous ne lâayez pas appris. SĂ©rieusement jâaime beaucoup mon frĂšre. â Ăcoutez, Basin, disait la duchesse dont le moment de donner la rĂ©plique Ă son mari Ă©tait venu, je ne sais pourquoi vous dites que cela peut fĂącher PalamĂšde, vous savez trĂšs bien le contraire. Il est beaucoup trop intelligent pour se froisser de cette plaisanterie stupide qui nâa quoi que ce soit de dĂ©sobligeant. Vous allez faire croire que jâai dit une mĂ©chancetĂ©, jâai tout simplement rĂ©pondu quelque chose de pas drĂŽle, mais câest vous qui y donnez de lâimportance par votre indignation. Je ne vous comprends pas. â Vous nous intriguez horriblement, de quoi sâagit-il ? â Oh ! Ă©videmment de rien de grave ! sâĂ©criait M. de Guermantes. Vous avez peut-ĂȘtre entendu dire que mon frĂšre voulait donner BrĂ©zĂ©, le chĂąteau de sa femme, Ă sa sĆur Marsantes. â Oui, mais on nous a dit quâelle ne le dĂ©sirait pas, quâelle nâaimait pas le pays oĂč il est, que le climat ne lui convenait pas. â Eh bien, justement quelquâun disait tout cela Ă ma femme et que si mon frĂšre donnait ce chĂąteau Ă notre sĆur, ce nâĂ©tait pas pour lui faire plaisir, mais pour la taquiner. Câest quâil est si taquin, Charlus, disait cette personne. Or, vous savez que BrĂ©zĂ©, câest royal, cela peut valoir plusieurs millions, câest une ancienne terre du roi, il y a lĂ une des plus belles forĂȘts de France. Il y a beaucoup de gens qui voudraient quâon leur fĂźt des taquineries de ce genre. Aussi en entendant ce mot de taquin appliquĂ© Ă Charlus parce quâil donnait un si beau chĂąteau, Oriane nâa pu sâempĂȘcher de sâĂ©crier, involontairement, je dois le confesser, elle nây a pas mis de mĂ©chancetĂ©, car câest venu vite comme lâĂ©clair, Taquin⊠taquin⊠Alors câest Taquin le Superbe ! » Vous comprenez, ajoutait en reprenant son ton bourru et non sans avoir jetĂ© un regard circulaire pour juger de lâesprit de sa femme, le duc qui Ă©tait dâailleurs assez sceptique quant Ă la connaissance que Mme dâĂpinay avait de lâhistoire ancienne, vous comprenez, câest Ă cause de Tarquin le Superbe, le roi de Rome ; câest stupide, câest un mauvais jeu de mots, indigne dâOriane. Et puis moi qui suis plus circonspect que ma femme, si jâai moins dâesprit, je pense aux suites, si le malheur veut quâon rĂ©pĂšte cela Ă mon frĂšre, ce sera toute une histoire. Dâautant plus, ajouta-t-il, que comme justement PalamĂšde est trĂšs hautain, trĂšs haut et aussi trĂšs pointilleux, trĂšs enclin aux commĂ©rages, mĂȘme en dehors de la question du chĂąteau, il faut reconnaĂźtre que Taquin le Superbe lui convient assez bien. Câest ce qui sauve les mots de Madame, câest que mĂȘme quand elle veut sâabaisser Ă de vulgaires Ă peu prĂšs, elle reste spirituelle malgrĂ© tout et elle peint assez bien les gens. Ainsi grĂące, une fois, Ă Taquin le Superbe, une autre fois Ă un autre mot, ces visites du duc et de la duchesse Ă leur famille renouvelaient la provision des rĂ©cits, et lâĂ©moi quâelles avaient causĂ© durait bien longtemps aprĂšs le dĂ©part de la femme dâesprit et de son impresario. On se rĂ©galait dâabord, avec les privilĂ©giĂ©s qui avaient Ă©tĂ© de la fĂȘte les personnes qui Ă©taient restĂ©es lĂ , des mots quâOriane avait dits. Vous ne connaissiez pas Taquin le Superbe ? » demandait la princesse dâĂpinay. â Si, rĂ©pondait en rougissant la marquise de Baveno, la princesse de Sarsina La Rochefoucauld mâen avait parlĂ©, pas tout Ă fait dans les mĂȘmes termes. Mais cela a dĂ» ĂȘtre bien plus intĂ©ressant de lâentendre raconter ainsi devant ma cousine, ajoutait-elle comme elle aurait dit de lâentendre accompagner par lâauteur. Nous parlions du dernier mot dâOriane qui Ă©tait ici tout Ă lâheure », disait-on Ă une visiteuse qui allait se trouver dĂ©solĂ©e de ne pas ĂȘtre venue une heure auparavant. â Comment, Oriane Ă©tait ici ? â Mais oui, vous seriez venue un peu plus tĂŽt, lui rĂ©pondait la princesse dâĂpinay, sans reproche, mais en laissant comprendre tout ce que la maladroite avait ratĂ©. CâĂ©tait sa faute si elle nâavait pas assistĂ© Ă la crĂ©ation du monde ou Ă la derniĂšre reprĂ©sentation de Mme Carvalho. Quâest-ce que vous dites du dernier mot dâOriane ? jâavoue que jâapprĂ©cie beaucoup Taquin le Superbe », et le mot » se mangeait encore froid le lendemain Ă dĂ©jeuner, entre intimes quâon invitait pour cela, et repassait sous diverses sauces pendant la semaine. MĂȘme la princesse faisant cette semaine-lĂ sa visite annuelle Ă la princesse de Parme en profitait pour demander Ă lâAltesse si elle connaissait le mot et le lui racontait. Ah ! Taquin le Superbe », disait la princesse de Parme, les yeux Ă©carquillĂ©s par une admiration a priori, mais qui implorait un supplĂ©ment dâexplications auquel ne se refusait pas la princesse dâĂpinay. Jâavoue que Taquin le Superbe me plaĂźt infiniment comme rĂ©daction » concluait la princesse. En rĂ©alitĂ©, le mot de rĂ©daction ne convenait nullement pour ce calembour, mais la princesse dâĂpinay, qui avait la prĂ©tention dâavoir assimilĂ© lâesprit des Guermantes, avait pris Ă Oriane les expressions rĂ©digĂ©, rĂ©daction » et les employait sans beaucoup de discernement. Or la princesse de Parme, qui nâaimait pas beaucoup Mme dâĂpinay quâelle trouvait laide, savait avare et croyait mĂ©chante, sur la foi des Courvoisier, reconnut ce mot de rĂ©daction » quâelle avait entendu prononcer par Mme de Guermantes et quâelle nâeĂ»t pas su appliquer toute seule. Elle eut lâimpression que câĂ©tait, en effet, la rĂ©daction qui faisait le charme de Taquin le Superbe, et sans oublier tout Ă fait son antipathie pour la dame laide et avare, elle ne put se dĂ©fendre dâun tel sentiment dâadmiration pour une femme qui possĂ©dait Ă ce point lâesprit des Guermantes quâelle voulut inviter la princesse dâĂpinay Ă lâOpĂ©ra. Seule la retint la pensĂ©e quâil conviendrait peut-ĂȘtre de consulter dâabord Mme de Guermantes. Quant Ă Mme dâĂpinay qui, bien diffĂ©rente des Courvoisier, faisait mille grĂąces Ă Oriane et lâaimait, mais Ă©tait jalouse de ses relations et un peu agacĂ©e des plaisanteries que la duchesse lui faisait devant tout le monde sur son avarice, elle raconta en rentrant chez elle combien la princesse de Parme avait eu de peine Ă comprendre Taquin le Superbe et combien il fallait quâOriane fĂ»t snob pour avoir dans son intimitĂ© une pareille dinde. Je nâaurais jamais pu frĂ©quenter la princesse de Parme si jâavais voulu, dit-elle aux amis quâelle avait Ă dĂźner, parce que M. dâĂpinay ne me lâaurait jamais permis Ă cause de son immoralitĂ©, faisant allusion Ă certains dĂ©bordements purement imaginaires de la princesse. Mais mĂȘme si jâavais eu un mari moins sĂ©vĂšre, jâavoue que je nâaurais pas pu. Je ne sais pas comment Oriane fait pour la voir constamment. Moi jây vais une fois par an et jâai bien de la peine Ă arriver au bout de la visite. » Quant Ă ceux des Courvoisier qui se trouvaient chez Victurnienne au moment de la visite de Mme de Guermantes, lâarrivĂ©e de la duchesse les mettait gĂ©nĂ©ralement en fuite Ă cause de lâexaspĂ©ration que leur causaient les salamalecs exagĂ©rĂ©s » quâon faisait pour Oriane. Un seul resta le jour de Taquin le Superbe. Il ne comprit pas complĂštement la plaisanterie, mais tout de mĂȘme Ă moitiĂ©, car il Ă©tait instruit. Et les Courvoisier allĂšrent rĂ©pĂ©tant quâOriane avait appelĂ© lâoncle PalamĂšde Tarquin le Superbe », ce qui le peignait selon eux assez bien. Mais pourquoi faire tant dâhistoires avec Oriane ? ajoutaient-ils. On nâen aurait pas fait davantage pour une reine. En somme, quâest-ce quâOriane ? Je ne dis pas que les Guermantes ne soient pas de vieille souche, mais les Courvoisier ne le leur cĂšdent en rien, ni comme illustration, ni comme anciennetĂ©, ni comme alliances. Il ne faut pas oublier quâau Camp du drap dâor, comme le roi dâAngleterre demandait Ă François Ier quel Ă©tait le plus noble des seigneurs lĂ prĂ©sents Sire, rĂ©pondit le roi de France, câest Courvoisier. » Dâailleurs tous les Courvoisier fussent-ils restĂ©s que les mots les eussent laissĂ©s dâautant plus insensibles que les incidents qui les faisaient gĂ©nĂ©ralement naĂźtre auraient Ă©tĂ© considĂ©rĂ©s par eux dâun point de vue tout Ă fait diffĂ©rent. Si, par exemple, une Courvoisier se trouvait manquer de chaises, dans une rĂ©ception quâelle donnait, ou si elle se trompait de nom en parlant Ă une visiteuse quâelle nâavait pas reconnue, ou si un de ses domestiques lui adressait une phrase ridicule, la Courvoisier, ennuyĂ©e Ă lâextrĂȘme, rougissante, frĂ©missant dâagitation, dĂ©plorait un pareil contretemps. Et quand elle avait un visiteur et quâOriane devait venir, elle disait sur un ton anxieusement et impĂ©rieusement interrogatif Est-ce que vous la connaissez ? » craignant, si le visiteur ne la connaissait pas, que sa prĂ©sence donnĂąt une mauvaise impression Ă Oriane. Mais Mme de Guermantes tirait, au contraire, de tels incidents, lâoccasion de rĂ©cits qui faisaient rire les Guermantes aux larmes, de sorte quâon Ă©tait obligĂ© de lâenvier dâavoir manquĂ© de chaises, dâavoir fait ou laissĂ© faire Ă son domestique une gaffe, dâavoir eu chez soi quelquâun que personne ne connaissait, comme on est obligĂ© de se fĂ©liciter que les grands Ă©crivains aient Ă©tĂ© tenus Ă distance par les hommes et trahis par les femmes quand leurs humiliations et leurs souffrances ont Ă©tĂ©, sinon lâaiguillon de leur gĂ©nie, du moins la matiĂšre de leurs Ćuvres. Les Courvoisier nâĂ©taient pas davantage capables de sâĂ©lever jusquâĂ lâesprit dâinnovation que la duchesse de Guermantes introduisait dans la vie mondaine et qui, en lâadaptant selon un sĂ»r instinct aux nĂ©cessitĂ©s du moment, en faisait quelque chose dâartistique, lĂ oĂč lâapplication purement raisonnĂ©e de rĂšgles rigides eĂ»t donnĂ© dâaussi mauvais rĂ©sultats quâĂ quelquâun qui, voulant rĂ©ussir en amour ou dans la politique, reproduirait Ă la lettre dans sa propre vie les exploits de Bussy dâAmboise. Si les Courvoisier donnaient un dĂźner de famille, ou un dĂźner pour un prince, lâadjonction dâun homme dâesprit, dâun ami de leur fils, leur semblait une anomalie capable de produire le plus mauvais effet. Une Courvoisier dont le pĂšre avait Ă©tĂ© ministre de lâempereur, ayant Ă donner une matinĂ©e en lâhonneur de la princesse Mathilde, dĂ©duisit par esprit de gĂ©omĂ©trie quâelle ne pouvait inviter que des bonapartistes. Or elle nâen connaissait presque pas. Toutes les femmes Ă©lĂ©gantes de ses relations, tous les hommes agrĂ©ables furent impitoyablement bannis, parce que, dâopinion ou dâattaches lĂ©gitimistes, ils auraient, selon la logique des Courvoisier, pu dĂ©plaire Ă lâAltesse ImpĂ©riale. Celle-ci, qui recevait chez elle la fleur du faubourg Saint-Germain, fut assez Ă©tonnĂ©e quand elle trouva seulement chez Mme de Courvoisier une pique-assiette cĂ©lĂšbre, veuve dâun ancien prĂ©fet de lâEmpire, la veuve du directeur des postes et quelques personnes connues pour leur fidĂ©litĂ© Ă NapolĂ©on, leur bĂȘtise et leur ennui. La princesse Mathilde nâen rĂ©pandit pas moins le ruissellement gĂ©nĂ©reux et doux de sa grĂące souveraine sur les laiderons calamiteux que la duchesse de Guermantes se garda bien, elle, de convier, quand ce fut son tour de recevoir la princesse, et quâelle remplaça, sans raisonnements a priori sur le bonapartisme, par le plus riche bouquet de toutes les beautĂ©s, de toutes les valeurs, de toutes les cĂ©lĂ©britĂ©s quâune sorte de flair, de tact et de doigtĂ© lui faisait sentir devoir ĂȘtre agrĂ©ables Ă la niĂšce de lâempereur, mĂȘme quand elles Ă©taient de la propre famille du roi. Il nây manqua mĂȘme pas le duc dâAumale, et quand, en se retirant, la princesse, relevant Mme de Guermantes qui lui faisait la rĂ©vĂ©rence et voulait lui baiser la main, lâembrassa sur les deux joues, ce fut du fond du cĆur quâelle put assurer Ă la duchesse quâelle nâavait jamais passĂ© une meilleure journĂ©e ni assistĂ© Ă une fĂȘte plus rĂ©ussie. La princesse de Parme Ă©tait Courvoisier par lâincapacitĂ© dâinnover en matiĂšre sociale, mais, Ă la diffĂ©rence des Courvoisier, la surprise que lui causait perpĂ©tuellement la duchesse de Guermantes engendrait non comme chez eux lâantipathie, mais lâĂ©merveillement. Cet Ă©tonnement Ă©tait encore accru du fait de la culture infiniment arriĂ©rĂ©e de la princesse. Mme de Guermantes Ă©tait elle-mĂȘme beaucoup moins avancĂ©e quâelle ne le croyait. Mais il suffisait quâelle le fĂ»t plus que Mme de Parme pour stupĂ©fier celle-ci, et comme chaque gĂ©nĂ©ration de critiques se borne Ă prendre le contrepied des vĂ©ritĂ©s admises par leurs prĂ©dĂ©cesseurs, elle nâavait quâĂ dire que Flaubert, cet ennemi des bourgeois, Ă©tait avant tout un bourgeois, ou quâil y avait beaucoup de musique italienne dans Wagner, pour procurer Ă la princesse, au prix dâun surmenage toujours nouveau, comme Ă quelquâun qui nage dans la tempĂȘte, des horizons qui lui paraissaient inouĂŻs et lui restaient confus. StupĂ©faction dâailleurs devant les paradoxes, profĂ©rĂ©s non seulement au sujet des Ćuvres artistiques, mais mĂȘme des personnes de leur connaissance, et aussi des actions mondaines. Sans doute lâincapacitĂ© oĂč Ă©tait Mme de Parme de sĂ©parer le vĂ©ritable esprit des Guermantes des formes rudimentairement apprises de cet esprit ce qui la faisait croire Ă la haute valeur intellectuelle de certains et surtout de certaines Guermantes dont ensuite elle Ă©tait confondue dâentendre la duchesse lui dire en souriant que câĂ©tait de simples cruches, telle Ă©tait une des causes de lâĂ©tonnement que la princesse avait toujours Ă entendre Mme de Guermantes juger les personnes. Mais il y en avait une autre et que, moi qui connaissais Ă cette Ă©poque plus de livres que de gens et mieux la littĂ©rature que le monde, je mâexpliquai en pensant que la duchesse, vivant de cette vie mondaine dont le dĂ©sĆuvrement et la stĂ©rilitĂ© sont Ă une activitĂ© sociale vĂ©ritable ce quâest en art la critique Ă la crĂ©ation, Ă©tendait aux personnes de son entourage lâinstabilitĂ© de points de vue, la soif malsaine du raisonneur qui pour Ă©tancher son esprit trop sec va chercher nâimporte quel paradoxe encore un peu frais et ne se gĂȘnera point de soutenir lâopinion dĂ©saltĂ©rante que la plus belle IphigĂ©nie est celle de Piccini et non celle de Gluck, au besoin la vĂ©ritable PhĂšdre celle de Pradon. Quand une femme intelligente, instruite, spirituelle, avait Ă©pousĂ© un timide butor quâon voyait rarement et quâon nâentendait jamais, Mme de Guermantes sâinventait un beau jour une voluptĂ© spirituelle non pas seulement en dĂ©crivant la femme, mais en dĂ©couvrant » le mari. Dans le mĂ©nage Cambremer par exemple, si elle eĂ»t vĂ©cu alors dans ce milieu, elle eĂ»t dĂ©crĂ©tĂ© que Mme de Cambremer Ă©tait stupide, et en revanche, que la personne intĂ©ressante, mĂ©connue, dĂ©licieuse, vouĂ©e au silence par une femme jacassante, mais la valant mille fois, Ă©tait le marquis, et la duchesse eĂ»t Ă©prouvĂ© Ă dĂ©clarer cela le mĂȘme genre de rafraĂźchissement que le critique qui, depuis soixante-dix ans quâon admire Hernani, confesse lui prĂ©fĂ©rer le Lion amoureux. Ă cause du mĂȘme besoin maladif de nouveautĂ©s arbitraires, si depuis sa jeunesse on plaignait une femme modĂšle, une vraie sainte, dâavoir Ă©tĂ© mariĂ©e Ă un coquin, un beau jour Mme de Guermantes affirmait que ce coquin Ă©tait un homme lĂ©ger, mais plein de cĆur, que la duretĂ© implacable de sa femme avait poussĂ© Ă de vraies inconsĂ©quences. Je savais que ce nâĂ©tait pas seulement entre les Ćuvres, dans la longue sĂ©rie des siĂšcles, mais jusquâau sein dâune mĂȘme Ćuvre que la critique joue Ă replonger dans lâombre ce qui depuis trop longtemps Ă©tait radieux et Ă en faire sortir ce qui semblait vouĂ© Ă lâobscuritĂ© dĂ©finitive. Je nâavais pas seulement vu Bellini, Winterhalter, les architectes jĂ©suites, un Ă©bĂ©niste de la Restauration, venir prendre la place de gĂ©nies quâon avait dits fatiguĂ©s simplement parce que les oisifs intellectuels sâen Ă©taient fatiguĂ©s, comme sont toujours fatiguĂ©s et changeants les neurasthĂ©niques. Jâavais vu prĂ©fĂ©rer en Sainte-Beuve tour Ă tour le critique et le poĂšte, Musset reniĂ© quant Ă ses vers sauf pour de petites piĂšces fort insignifiantes. Sans doute certains essayistes ont tort de mettre au-dessus des scĂšnes les plus cĂ©lĂšbres du Cid ou de Polyeucte telle tirade du Menteur qui donne, comme un plan ancien, des renseignements sur le Paris de lâĂ©poque, mais leur prĂ©dilection, justifiĂ©e sinon par des motifs de beautĂ©, du moins par un intĂ©rĂȘt documentaire, est encore trop rationnelle pour la critique folle. Elle donne tout MoliĂšre pour un vers de lâĂtourdi, et, mĂȘme en trouvant le Tristan de Wagner assommant, en sauvera une jolie note de cor », au moment oĂč passe la chasse. Cette dĂ©pravation mâaida Ă comprendre celle dont faisait preuve Mme de Guermantes quand elle dĂ©cidait quâun homme de leur monde reconnu pour un brave cĆur, mais sot, Ă©tait un monstre dâĂ©goĂŻsme, plus fin quâon ne croyait, quâun autre connu pour sa gĂ©nĂ©rositĂ© pouvait symboliser lâavarice, quâune bonne mĂšre ne tenait pas Ă ses enfants, et quâune femme quâon croyait vicieuse avait les plus nobles sentiments. Comme gĂątĂ©es par la nullitĂ© de la vie mondaine, lâintelligence et la sensibilitĂ© de Mme de Guermantes Ă©taient trop vacillantes pour que le dĂ©goĂ»t ne succĂ©dĂąt pas assez vite chez elle Ă lâengouement quitte Ă se sentir de nouveau attirĂ©e vers le genre dâesprit quâelle avait tour Ă tour recherchĂ© et dĂ©laissĂ© et pour que le charme quâelle avait trouvĂ© Ă un homme de cĆur ne se changeĂąt pas, sâil la frĂ©quentait trop, cherchait trop en elle des directions quâelle Ă©tait incapable de lui donner, en un agacement quâelle croyait produit par son admirateur et qui ne lâĂ©tait que par lâimpuissance oĂč on est de trouver du plaisir quand on se contente de le chercher. Les variations de jugement de la duchesse nâĂ©pargnaient personne, exceptĂ© son mari. Lui seul ne lâavait jamais aimĂ©e ; en lui elle avait senti toujours un de ces caractĂšres de fer, indiffĂ©rent aux caprices quâelle avait, dĂ©daigneux de sa beautĂ©, violent, dâune volontĂ© Ă ne plier jamais et sous la seule loi desquels les nerveux savent trouver le calme. Dâautre part M. de Guermantes poursuivant un mĂȘme type de beautĂ© fĂ©minine, mais le cherchant dans des maĂźtresses souvent renouvelĂ©es, nâavait, une fois quâils les avait quittĂ©es, et pour se moquer dâelles, quâune associĂ©e durable, identique, qui lâirritait souvent par son bavardage, mais dont il savait que tout le monde la tenait pour la plus belle, la plus vertueuse, la plus intelligente, la plus instruite de lâaristocratie, pour une femme que lui M. de Guermantes Ă©tait trop heureux dâavoir trouvĂ©e, qui couvrait tous ses dĂ©sordres, recevait comme personne, et maintenait Ă leur salon son rang de premier salon du faubourg Saint-Germain. Cette opinion des autres, il la partageait lui-mĂȘme ; souvent de mauvaise humeur contre sa femme, il Ă©tait fier dâelle. Si, aussi avare que fastueux, il lui refusait le plus lĂ©ger argent pour des charitĂ©s, pour les domestiques, il tenait Ă ce quâelle eĂ»t les toilettes les plus magnifiques et les plus beaux attelages. Chaque fois que Mme de Guermantes venait dâinventer, relativement aux mĂ©rites et aux dĂ©fauts, brusquement intervertis par elle, dâun de leurs amis, un nouveau et friand paradoxe, elle brĂ»lait dâen faire lâessai devant des personnes capables de le goĂ»ter, dâen faire savourer lâoriginalitĂ© psychologique et briller la malveillance lapidaire. Sans doute ces opinions nouvelles ne contenaient pas dâhabitude plus de vĂ©ritĂ© que les anciennes, souvent moins ; mais justement ce quâelles avaient dâarbitraire et dâinattendu leur confĂ©rait quelque chose dâintellectuel qui les rendait Ă©mouvantes Ă communiquer. Seulement le patient sur qui venait de sâexercer la psychologie de la duchesse Ă©tait gĂ©nĂ©ralement un intime dont ceux Ă qui elle souhaitait de transmettre sa dĂ©couverte ignoraient entiĂšrement quâil ne fĂ»t plus au comble de la faveur ; aussi la rĂ©putation quâavait Mme de Guermantes dâincomparable amie sentimentale, douce et dĂ©vouĂ©e, rendait difficile de commencer lâattaque ; elle pouvait tout au plus intervenir ensuite comme contrainte et forcĂ©e, en donnant la rĂ©plique pour apaiser, pour contredire en apparence, pour appuyer en fait un partenaire qui avait pris sur lui de la provoquer ; câĂ©tait justement le rĂŽle oĂč excellait M. de Guermantes. Quant aux actions mondaines, câĂ©tait encore un autre plaisir arbitrairement théùtral que Mme de Guermantes Ă©prouvait Ă Ă©mettre sur elles de ces jugements imprĂ©vus qui fouettaient de surprises incessantes et dĂ©licieuses la princesse de Parme. Mais ce plaisir de la duchesse, ce fut moins Ă lâaide de la critique littĂ©raire que dâaprĂšs la vie politique et la chronique parlementaire, que jâessayai de comprendre quel il pouvait ĂȘtre. Les Ă©dits successifs et contradictoires par lesquels Mme de Guermantes renversait sans cesse lâordre des valeurs chez les personnes de son milieu ne suffisant plus Ă la distraire, elle cherchait aussi, dans la maniĂšre dont elle dirigeait sa propre conduite sociale, dont elle rendait compte de ses moindres dĂ©cisions mondaines, Ă goĂ»ter ces Ă©motions artificielles, Ă obĂ©ir Ă ces devoirs factices qui stimulent la sensibilitĂ© des assemblĂ©es et sâimposent Ă lâesprit des politiciens. On sait que quand un ministre explique Ă la Chambre quâil a cru bien faire en suivant une ligne de conduite qui semble en effet toute simple Ă lâhomme de bon sens qui le lendemain dans son journal lit le compte rendu de la sĂ©ance, ce lecteur de bon sens se sent pourtant remuĂ© tout dâun coup, et commence Ă douter dâavoir eu raison dâapprouver le ministre, en voyant que le discours de celui-ci a Ă©tĂ© Ă©coutĂ© au milieu dâune vive agitation et ponctuĂ© par des expressions de blĂąme telles que Câest trĂšs grave », prononcĂ©es par un dĂ©putĂ© dont le nom et les titres sont si longs et suivis de mouvements si accentuĂ©s que, dans lâinterruption tout entiĂšre, les mots câest trĂšs grave ! » tiennent moins de place quâun hĂ©mistiche dans un alexandrin. Par exemple autrefois, quand M. de Guermantes, prince des Laumes, siĂ©geait Ă la Chambre, on lisait quelquefois dans les journaux de Paris, bien que ce fĂ»t surtout destinĂ© Ă la circonscription de MĂ©sĂ©glise et afin de montrer aux Ă©lecteurs quâils nâavaient pas portĂ© leurs votes sur un mandataire inactif ou muet Monsieur de Guermantes-Bouillon, prince des Laumes Ceci est grave ! » TrĂšs bien ! au centre et sur quelques bancs Ă droite, vives exclamations Ă lâextrĂȘme gauche. » Le lecteur de bon sens garde encore une lueur de fidĂ©litĂ© au sage ministre, mais son cĆur est Ă©branlĂ© de nouveaux battements par les premiers mots du nouvel orateur qui rĂ©pond au ministre LâĂ©tonnement, la stupeur, ce nâest pas trop dire vive sensation dans la partie droite de lâhĂ©micycle, que mâont causĂ©s les paroles de celui qui est encore, je suppose, membre du Gouvernement tonnerre dâapplaudissements⊠Quelques dĂ©putĂ©s sâempressent vers le banc des ministres ; M. le Sous-SecrĂ©taire dâĂtat aux Postes et TĂ©lĂ©graphes fait de sa place avec la tĂȘte un signe affirmatif. » Ce tonnerre dâapplaudissements », emporte les derniĂšres rĂ©sistances du lecteur de bon sens, il trouve insultante pour la Chambre, monstrueuse, une façon de procĂ©der qui en soi-mĂȘme est insignifiante ; au besoin, quelque fait normal, par exemple vouloir faire payer les riches plus que les pauvres, la lumiĂšre sur une iniquitĂ©, prĂ©fĂ©rer la paix Ă la guerre, il le trouvera scandaleux et y verra une offense Ă certains principes auxquels il nâavait pas pensĂ© en effet, qui ne sont pas inscrits dans le cĆur de lâhomme, mais qui Ă©meuvent fortement Ă cause des acclamations quâils dĂ©chaĂźnent et des compactes majoritĂ©s quâils rassemblent. Il faut dâailleurs reconnaĂźtre que cette subtilitĂ© des hommes politiques, qui me servit Ă mâexpliquer le milieu Guermantes et plus tard dâautres milieux, nâest que la perversion dâune certaine finesse dâinterprĂ©tation souvent dĂ©signĂ©e par lire entre les lignes ». Si dans les assemblĂ©es il y a absurditĂ© par perversion de cette finesse, il y a stupiditĂ© par manque de cette finesse dans le public qui prend tout Ă la lettre », qui ne soupçonne pas une rĂ©vocation quand un haut dignitaire est relevĂ© de ses fonctions sur sa demande » et qui se dit Il nâest pas rĂ©voquĂ© puisque câest lui qui lâa demandĂ© », une dĂ©faite quand les Russes par un mouvement stratĂ©gique se replient devant les Japonais sur des positions plus fortes et prĂ©parĂ©es Ă lâavance, un refus quand une province ayant demandĂ© lâindĂ©pendance Ă lâempereur dâAllemagne, celui-ci lui accorde lâautonomie religieuse. Il est possible dâailleurs, pour revenir Ă ces sĂ©ances de la Chambre, que, quand elles sâouvrent, les dĂ©putĂ©s eux-mĂȘmes soient pareils Ă lâhomme de bon sens qui en lira le compte rendu. Apprenant que des ouvriers en grĂšve ont envoyĂ© leurs dĂ©lĂ©guĂ©s auprĂšs dâun ministre, peut-ĂȘtre se demandent-ils naĂŻvement Ah ! voyons, que se sont-ils dit ? espĂ©rons que tout sâest arrangĂ© », au moment oĂč le ministre monte Ă la tribune dans un profond silence qui dĂ©jĂ met en goĂ»t dâĂ©motions artificielles. Les premiers mots du ministre Je nâai pas besoin de dire Ă la Chambre que jâai un trop haut sentiment des devoirs du gouvernement pour avoir reçu cette dĂ©lĂ©gation dont lâautoritĂ© de ma charge nâavait pas Ă connaĂźtre », sont un coup de théùtre, car câĂ©tait la seule hypothĂšse que le bon sens des dĂ©putĂ©s nâeĂ»t pas faite. Mais justement parce que câest un coup de théùtre, il est accueilli par de tels applaudissements que ce nâest quâau bout de quelques minutes que peut se faire entendre le ministre, le ministre qui recevra, en retournant Ă son banc, les fĂ©licitations de ses collĂšgues. On est aussi Ă©mu que le jour oĂč il a nĂ©gligĂ© dâinviter Ă une grande fĂȘte officielle le prĂ©sident du Conseil municipal qui lui faisait opposition, et on dĂ©clare que dans lâune comme dans lâautre circonstance il a agi en vĂ©ritable homme dâĂtat. M. de Guermantes, Ă cette Ă©poque de sa vie, avait, au grand scandale des Courvoisier, fait souvent partie des collĂšgues qui venaient fĂ©liciter le ministre. Jâai entendu plus tard raconter que, mĂȘme Ă un moment oĂč il joua un assez grand rĂŽle Ă la Chambre et oĂč on songeait Ă lui pour un ministĂšre ou une ambassade, il Ă©tait, quand un ami venait lui demander un service, infiniment plus simple, jouait politiquement beaucoup moins au grand personnage politique que tout autre qui nâeĂ»t pas Ă©tĂ© le duc de Guermantes. Car sâil disait que la noblesse Ă©tait peu de chose, quâil considĂ©rait ses collĂšgues comme des Ă©gaux, il nâen pensait pas un mot. Il recherchait, feignait dâestimer, mais mĂ©prisait les situations politiques, et comme il restait pour lui-mĂȘme M. de Guermantes, elles ne mettaient pas autour de sa personne cet empesĂ© des grands emplois qui rend dâautres inabordables. Et par lĂ , son orgueil protĂ©geait contre toute atteinte non pas seulement ses façons dâune familiaritĂ© affichĂ©e, mais ce quâil pouvait avoir de simplicitĂ© vĂ©ritable. Pour en revenir Ă ces dĂ©cisions artificielles et Ă©mouvantes comme celles des politiciens, Mme de Guermantes ne dĂ©concertait pas moins les Guermantes, les Courvoisier, tout le faubourg et plus que personne la princesse de Parme, par des dĂ©crets inattendus sous lesquels on sentait des principes qui frappaient dâautant plus quâon sâen Ă©tait moins avisĂ©. Si le nouveau ministre de GrĂšce donnait un bal travesti, chacun choisissait un costume, et on se demandait quel serait celui de la duchesse. Lâune pensait quâelle voudrait ĂȘtre en Duchesse de Bourgogne, une autre donnait comme probable le travestissement en princesse de Dujabar, une troisiĂšme en PsychĂ©. Enfin une Courvoisier ayant demandĂ© En quoi te mettras-tu, Oriane ? » provoquait la seule rĂ©ponse Ă quoi lâon nâeĂ»t pas pensĂ© Mais en rien du tout ! » et qui faisait beaucoup marcher les langues comme dĂ©voilant lâopinion dâOriane sur la vĂ©ritable position mondaine du nouveau ministre de GrĂšce et sur la conduite Ă tenir Ă son Ă©gard, câest-Ă -dire lâopinion quâon aurait dĂ» prĂ©voir, Ă savoir quâune duchesse nâavait pas Ă se rendre » au bal travesti de ce nouveau ministre. Je ne vois pas quâil y ait nĂ©cessitĂ© Ă aller chez le ministre de GrĂšce, que je ne connais pas, je ne suis pas Grecque, pourquoi irais-je lĂ -bas, je nâai rien Ă y faire », disait la duchesse. â Mais tout le monde y va, il paraĂźt que ce sera charmant, sâĂ©criait Mme de Gallardon. â Mais câest charmant aussi de rester au coin de son feu, rĂ©pondait Mme de Guermantes. Les Courvoisier nâen revenaient pas, mais les Guermantes, sans imiter, approuvaient. Naturellement tout le monde nâest pas en position comme Oriane de rompre avec tous les usages. Mais dâun cĂŽtĂ© on ne peut pas dire quâelle ait tort de vouloir montrer que nous exagĂ©rons en nous mettant Ă plat ventre devant ces Ă©trangers dont on ne sait pas toujours dâoĂč ils viennent. » Naturellement, sachant les commentaires que ne manqueraient pas de provoquer lâune ou lâautre attitude, Mme de Guermantes avait autant de plaisir Ă entrer dans une fĂȘte oĂč on nâosait pas compter sur elle, quâĂ rester chez soi ou Ă passer la soirĂ©e avec son mari au théùtre, le soir dâune fĂȘte oĂč tout le monde allait », ou bien, quand on pensait quâelle Ă©clipserait les plus beaux diamants par un diadĂšme historique, dâentrer sans un seul bijou et dans une autre tenue que celle quâon croyait Ă tort de rigueur. Bien quâelle fĂ»t antidreyfusarde tout en croyant Ă lâinnocence de Dreyfus, de mĂȘme quâelle passait sa vie dans le monde tout en ne croyant quâaux idĂ©es, elle avait produit une Ă©norme sensation Ă une soirĂ©e chez la princesse de Ligne, dâabord en restant assise quand toutes les dames sâĂ©taient levĂ©es Ă lâentrĂ©e du gĂ©nĂ©ral Mercier, et ensuite en se levant et en demandant ostensiblement ses gens quand un orateur nationaliste avait commencĂ© une confĂ©rence, montrant par lĂ quâelle ne trouvait pas que le monde fĂ»t fait pour parler politique ; toutes les tĂȘtes sâĂ©taient tournĂ©es vers elle Ă un concert du Vendredi Saint oĂč, quoique voltairienne, elle nâĂ©tait pas restĂ©e parce quâelle avait trouvĂ© indĂ©cent quâon mĂźt en scĂšne le Christ. On sait ce quâest, mĂȘme pour les plus grandes mondaines, le moment de lâannĂ©e oĂč les fĂȘtes commencent au point que la marquise dâAmoncourt, laquelle, par besoin de parler, manie psychologique, et aussi manque de sensibilitĂ©, finissait souvent par dire des sottises, avait pu rĂ©pondre Ă quelquâun qui Ă©tait venu la condolĂ©ancer sur la mort de son pĂšre, M. de Montmorency Câest peut-ĂȘtre encore plus triste quâil vous arrive un chagrin pareil au moment oĂč on a Ă sa glace des centaines de cartes dâinvitations. » Eh bien, Ă ce moment de lâannĂ©e, quand on invitait Ă dĂźner la duchesse de Guermantes en se pressant pour quâelle ne fĂ»t pas dĂ©jĂ retenue, elle refusait pour la seule raison Ă laquelle un mondain nâeĂ»t jamais pensĂ© elle allait partir en croisiĂšre pour visiter les fjords de la NorvĂšge, qui lâintĂ©ressaient. Les gens du monde en furent stupĂ©faits, et sans se soucier dâimiter la duchesse Ă©prouvĂšrent pourtant de son action lâespĂšce de soulagement quâon a dans Kant quand, aprĂšs la dĂ©monstration la plus rigoureuse du dĂ©terminisme, on dĂ©couvre quâau-dessus du monde de la nĂ©cessitĂ© il y a celui de la libertĂ©. Toute invention dont on ne sâĂ©tait jamais avisĂ© excite lâesprit, mĂȘme des gens qui ne savent pas en profiter. Celle de la navigation Ă vapeur Ă©tait peu de chose auprĂšs dâuser de la navigation Ă vapeur Ă lâĂ©poque sĂ©dentaire de la season. LâidĂ©e quâon pouvait volontairement renoncer Ă cent dĂźners ou dĂ©jeuners en ville, au double de thĂ©s », au triple de soirĂ©es, aux plus brillants lundis de lâOpĂ©ra et mardis des Français pour aller visiter les fjords de la NorvĂšge ne parut pas aux Courvoisier plus explicable que Vingt mille lieues sous les Mers, mais leur communiqua la mĂȘme sensation dâindĂ©pendance et de charme. Aussi nây avait-il pas de jour oĂč lâon nâentendĂźt dire, non seulement vous connaissez le dernier mot dâOriane ? », mais vous savez la derniĂšre dâOriane ? » Et de la derniĂšre dâOriane », comme du dernier mot » dâOriane, on rĂ©pĂ©tait Câest bien dâOriane » ; câest de lâOriane tout pur. » La derniĂšre dâOriane, câĂ©tait, par exemple, quâayant Ă rĂ©pondre au nom dâune sociĂ©tĂ© patriotique au cardinal XâŠ, Ă©vĂȘque de MĂącon que dâhabitude M. de Guermantes, quand il parlait de lui, appelait Monsieur de Mascon », parce que le duc trouvait cela vieille France, comme chacun cherchait Ă imaginer comment la lettre serait tournĂ©e, et trouvait bien les premiers mots Ăminence » ou Monseigneur », mais Ă©tait embarrassĂ© devant le reste, la lettre dâOriane, Ă lâĂ©tonnement de tous, dĂ©butait par Monsieur le cardinal » Ă cause dâun vieil usage acadĂ©mique, ou par Mon cousin », ce terme Ă©tant usitĂ© entre les princes de lâĂglise, les Guermantes et les souverains qui demandaient Ă Dieu dâavoir les uns et les autres dans sa sainte et digne garde ». Pour quâon parlĂąt dâune derniĂšre dâOriane », il suffisait quâĂ une reprĂ©sentation oĂč il y avait tout Paris et oĂč on jouait une fort jolie piĂšce, comme on cherchait Mme de Guermantes dans la loge de la princesse de Parme, de la princesse de Guermantes, de tant dâautres qui lâavaient invitĂ©e, on la trouvĂąt seule, en noir, avec un tout petit chapeau, Ă un fauteuil oĂč elle Ă©tait arrivĂ©e pour le lever du rideau. On entend mieux pour une piĂšce qui en vaut la peine », expliquait-elle, au scandale des Courvoisier et Ă lâĂ©merveillement des Guermantes et de la princesse de Parme, qui dĂ©couvraient subitement que le genre » dâentendre le commencement dâune piĂšce Ă©tait plus nouveau, marquait plus dâoriginalitĂ© et dâintelligence ce qui nâĂ©tait pas pour Ă©tonner de la part dâOriane que dâarriver pour le dernier acte aprĂšs un grand dĂźner et une apparition dans une soirĂ©e. Tels Ă©taient les diffĂ©rents genres dâĂ©tonnement auxquels la princesse de Parme savait quâelle pouvait se prĂ©parer si elle posait une question littĂ©raire ou mondaine Ă Mme de Guermantes, et qui faisaient que, pendant ces dĂźners chez la duchesse, lâAltesse ne sâaventurait sur le moindre sujet quâavec la prudence inquiĂšte et ravie de la baigneuse Ă©mergeant entre deux lames ». Parmi les Ă©lĂ©ments qui, absents des deux ou trois autres salons Ă peu prĂšs Ă©quivalents qui Ă©taient Ă la tĂȘte du faubourg Saint-Germain, diffĂ©renciaient dâeux le salon de la duchesse de Guermantes, comme Leibniz admet que chaque monade en reflĂ©tant tout lâunivers y ajoute quelque chose de particulier, un des moins sympathiques Ă©tait habituellement fourni par une ou deux trĂšs belles femmes qui nâavaient de titre Ă ĂȘtre lĂ que leur beautĂ©, lâusage quâavait fait dâelles M. de Guermantes, et desquelles la prĂ©sence rĂ©vĂ©lait aussitĂŽt, comme dans dâautres salons tels tableaux inattendus, que dans celui-ci le mari Ă©tait un ardent apprĂ©ciateur des grĂąces fĂ©minines. Elles se ressemblaient toutes un peu ; car le duc avait le goĂ»t des femmes grandes, Ă la fois majestueuses et dĂ©sinvoltes, dâun genre intermĂ©diaire entre la VĂ©nus de Milo et la Victoire de Samothrace ; souvent blondes, rarement brunes, quelquefois rousses, comme la plus rĂ©cente, laquelle Ă©tait Ă ce dĂźner, cette vicomtesse dâArpajon quâil avait tant aimĂ©e quâil la força longtemps Ă lui envoyer jusquâĂ dix tĂ©lĂ©grammes par jour ce qui agaçait un peu la duchesse, correspondait avec elle par pigeons voyageurs quand il Ă©tait Ă Guermantes, et de laquelle enfin il avait Ă©tĂ© pendant longtemps si incapable de se passer, quâun hiver quâil avait dĂ» passer Ă Parme, il revenait chaque semaine Ă Paris, faisant deux jours de voyage pour la voir. Dâordinaire, ces belles figurantes avaient Ă©tĂ© ses maĂźtresses mais ne lâĂ©taient plus câĂ©tait le cas pour Mme dâArpajon ou Ă©taient sur le point de cesser de lâĂȘtre. Peut-ĂȘtre cependant le prestige quâexerçaient sur elle la duchesse et lâespoir dâĂȘtre reçues dans son salon, quoiquâelles appartinssent elles-mĂȘmes Ă des milieux fort aristocratiques mais de second plan, les avaient-elles dĂ©cidĂ©es, plus encore que la beautĂ© et la gĂ©nĂ©rositĂ© de celui-ci, Ă cĂ©der aux dĂ©sirs du duc. Dâailleurs la duchesse nâeĂ»t pas opposĂ© Ă ce quâelles pĂ©nĂ©trassent chez elle une rĂ©sistance absolue ; elle savait quâen plus dâune, elle avait trouvĂ© une alliĂ©e, grĂące Ă laquelle, elle avait obtenu mille choses dont elle avait envie et que M. de Guermantes refusait impitoyablement Ă sa femme tant quâil nâĂ©tait pas amoureux dâune autre. Aussi ce qui expliquait quâelles ne fussent reçues chez la duchesse que quand leur liaison Ă©tait dĂ©jĂ fort avancĂ©e tenait plutĂŽt dâabord Ă ce que le duc, chaque fois quâil sâĂ©tait embarquĂ© dans un grand amour, avait cru seulement Ă une simple passade en Ă©change de laquelle il estimait que câĂ©tait beaucoup que dâĂȘtre invitĂ© chez sa femme. Or, il se trouvait lâoffrir pour beaucoup moins, pour un premier baiser, parce que des rĂ©sistances, sur lesquelles il nâavait pas comptĂ©, se produisaient, ou au contraire quâil nây avait pas eu de rĂ©sistance. En amour, souvent, la gratitude, le dĂ©sir de faire plaisir, font donner au delĂ de ce que lâespĂ©rance et lâintĂ©rĂȘt avaient promis. Mais alors la rĂ©alisation de cette offre Ă©tait entravĂ©e par dâautres circonstances. Dâabord toutes les femmes qui avaient rĂ©pondu Ă lâamour de M. de Guermantes, et quelquefois mĂȘme quand elles ne lui avaient pas encore cĂ©dĂ©, avaient Ă©tĂ© tour Ă tour sĂ©questrĂ©es par lui. Il ne leur permettait plus de voir personne, il passait auprĂšs dâelles presque toutes ses heures, il sâoccupait de lâĂ©ducation de leurs enfants, auxquels quelquefois, si lâon doit en juger plus tard sur de criantes ressemblances, il lui arriva de donner un frĂšre ou une sĆur. Puis si, au dĂ©but de la liaison, la prĂ©sentation Ă Mme de Guermantes, nullement envisagĂ©e par le duc, avait jouĂ© un rĂŽle dans lâesprit de la maĂźtresse, la liaison elle-mĂȘme avait transformĂ© les points de vue de cette femme ; le duc nâĂ©tait plus seulement pour elle le mari de la plus Ă©lĂ©gante femme de Paris, mais un homme que sa nouvelle maĂźtresse aimait, un homme aussi qui souvent lui avait donnĂ© les moyens et le goĂ»t de plus de luxe et qui avait interverti lâordre antĂ©rieur dâimportance des questions de snobisme et des questions dâintĂ©rĂȘt ; enfin quelquefois, une jalousie de tous genres contre Mme de Guermantes animait les maĂźtresses du duc. Mais ce cas Ă©tait le plus rare ; dâailleurs, quand le jour de la prĂ©sentation arrivait enfin Ă un moment oĂč elle Ă©tait dâordinaire dĂ©jĂ assez indiffĂ©rente au duc, dont les actions, comme celles de tout le monde, Ă©taient plus souvent commandĂ©es par les actions antĂ©rieures, dont le mobile premier nâexistait plus il se trouvait souvent que çâavait Ă©tĂ© Mme de Guermantes qui avait cherchĂ© Ă recevoir la maĂźtresse en qui elle espĂ©rait et avait si grand besoin de rencontrer, contre son terrible Ă©poux, une prĂ©cieuse alliĂ©e. Ce nâest pas que, sauf Ă de rares moments, chez lui, oĂč, quand la duchesse parlait trop, il laissait Ă©chapper des paroles et surtout des silences qui foudroyaient, M. de Guermantes manquĂąt vis-Ă -vis de sa femme de ce quâon appelle les formes. Les gens qui ne les connaissaient pas pouvaient sây tromper. Quelquefois, Ă lâautomne, entre les courses de Deauville, les eaux et le dĂ©part pour Guermantes et les chasses, dans les quelques semaines quâon passe Ă Paris, comme la duchesse aimait le cafĂ©-concert, le duc allait avec elle y passer une soirĂ©e. Le public remarquait tout de suite, dans une de ces petites baignoires dĂ©couvertes oĂč lâon ne tient que deux, cet Hercule en smoking » puisquâen France on donne Ă toute chose plus ou moins britannique le nom quâelle ne porte pas en Angleterre, le monocle Ă lâĆil, dans sa grosse mais belle main, Ă lâannulaire de laquelle brillait un saphir, un gros cigare dont il tirait de temps Ă autre une bouffĂ©e, les regards habituellement tournĂ©s vers la scĂšne, mais, quand il les laissait tomber sur le parterre oĂč il ne connaissait dâailleurs absolument personne, les Ă©moussant dâun air de douceur, de rĂ©serve, de politesse, de considĂ©ration. Quand un couplet lui semblait drĂŽle et pas trop indĂ©cent, le duc se retournait en souriant vers sa femme, partageait avec elle, dâun signe dâintelligence et de bontĂ©, lâinnocente gaĂźtĂ© que lui procurait la chanson nouvelle. Et les spectateurs pouvaient croire quâil nâĂ©tait pas de meilleur mari que lui ni de personne plus enviable que la duchesse â cette femme en dehors de laquelle Ă©taient pour le duc tous les intĂ©rĂȘts de la vie, cette femme quâil nâaimait pas, quâil nâavait jamais cessĂ© de tromper ; â quand la duchesse se sentait fatiguĂ©e, ils voyaient M. de Guermantes se lever, lui passer lui-mĂȘme son manteau en arrangeant ses colliers pour quâils ne se prissent pas dans la doublure, et lui frayer un chemin jusquâĂ la sortie avec des soins empressĂ©s et respectueux quâelle recevait avec la froideur de la mondaine qui ne voit lĂ que du simple savoir-vivre, et parfois mĂȘme avec lâamertume un peu ironique de lâĂ©pouse dĂ©sabusĂ©e qui nâa plus aucune illusion Ă perdre. Mais malgrĂ© ces dehors, autre partie de cette politesse qui a fait passer les devoirs des profondeurs Ă la superficie, Ă une certaine Ă©poque dĂ©jĂ ancienne, mais qui dure encore pour ses survivants, la vie de la duchesse Ă©tait difficile. M. de Guermantes ne redevenait gĂ©nĂ©reux, humain que pour une nouvelle maĂźtresse, qui prenait, comme il arrivait le plus souvent, le parti de la duchesse ; celle-ci voyait redevenir possibles pour elle des gĂ©nĂ©rositĂ©s envers des infĂ©rieurs, des charitĂ©s pour les pauvres, mĂȘme pour elle-mĂȘme, plus tard, une nouvelle et magnifique automobile. Mais de lâirritation qui naissait dâhabitude assez vite, pour Mme de Guermantes, des personnes qui lui Ă©taient trop soumises, les maĂźtresses du duc nâĂ©taient pas exceptĂ©es. BientĂŽt la duchesse se dĂ©goĂ»tait dâelles. Or, Ă ce moment aussi, la liaison du duc avec Mme dâArpajon touchait Ă sa fin. Une autre maĂźtresse pointait. Sans doute lâamour que M. de Guermantes avait eu successivement pour toutes recommençait un jour Ă se faire sentir dâabord cet amour en mourant les lĂ©guait, comme de beaux marbres â des marbres beaux pour le duc, devenu ainsi partiellement artiste, parce quâil les avait aimĂ©es, et Ă©tait sensible maintenant Ă des lignes quâil nâeĂ»t pas apprĂ©ciĂ©es sans lâamour â qui juxtaposaient, dans le salon de la duchesse, leurs formes longtemps ennemies, dĂ©vorĂ©es par les jalousies et les querelles, et enfin rĂ©conciliĂ©es dans la paix de lâamitiĂ© ; puis cette amitiĂ© mĂȘme Ă©tait un effet de lâamour qui avait fait remarquer Ă M. de Guermantes, chez celles qui Ă©taient ses maĂźtresses, des vertus qui existent chez tout ĂȘtre humain mais sont perceptibles Ă la seule voluptĂ©, si bien que lâex-maĂźtresse, devenue un excellent camarade » qui ferait nâimporte quoi pour nous, est un clichĂ© comme le mĂ©decin ou comme le pĂšre qui ne sont pas un mĂ©decin ou un pĂšre, mais un ami. Mais pendant une premiĂšre pĂ©riode, la femme que M. de Guermantes commençait Ă dĂ©laisser se plaignait, faisait des scĂšnes, se montrait exigeante, paraissait indiscrĂšte, tracassiĂšre. Le duc commençait Ă la prendre en grippe. Alors Mme de Guermantes avait lieu de mettre en lumiĂšre les dĂ©fauts vrais ou supposĂ©s dâune personne qui lâagaçait. Connue pour bonne, Mme de Guermantes recevait les tĂ©lĂ©phonages, les confidences, les larmes de la dĂ©laissĂ©e, et ne sâen plaignait pas. Elle en riait avec son mari, puis avec quelques intimes. Et croyant, par cette pitiĂ© quâelle montrait Ă lâinfortunĂ©e, avoir le droit dâĂȘtre taquine avec elle, en sa prĂ©sence mĂȘme, quoique celle-ci dĂźt, pourvu que cela pĂ»t rentrer dans le cadre du caractĂšre ridicule que le duc et la duchesse lui avaient rĂ©cemment fabriquĂ©, Mme de Guermantes ne se gĂȘnait pas dâĂ©changer avec son mari des regards dâironique intelligence. Cependant, en se mettant Ă table, la princesse de Parme se rappela quâelle voulait inviter Ă lâOpĂ©ra la princesse deâŠ, et dĂ©sirant savoir si cela ne serait pas dĂ©sagrĂ©able Ă Mme de Guermantes, elle chercha Ă la sonder. Ă ce moment entra M. de Grouchy, dont le train, Ă cause dâun dĂ©raillement, avait eu une panne dâune heure. Il sâexcusa comme il put. Sa femme, si elle avait Ă©tĂ© Courvoisier, fĂ»t morte de honte. Mais Mme de Grouchy nâĂ©tait pas Guermantes pour des prunes ». Comme son mari sâexcusait du retard â Je vois, dit-elle en prenant la parole, que mĂȘme pour les petites choses, ĂȘtre en retard câest une tradition dans votre famille. â Asseyez-vous, Grouchy, et ne vous laissez pas dĂ©monter, dit le duc. â Tout en marchant avec mon temps, je suis forcĂ©e de reconnaĂźtre que la bataille de Waterloo a eu du bon puisquâelle a permis la restauration des Bourbons, et encore mieux dâune façon qui les a rendus impopulaires. Mais je vois que vous ĂȘtes un vĂ©ritable Nemrod ! â Jâai en effet rapportĂ© quelques belles piĂšces. Je me permettrai dâenvoyer demain Ă la duchesse une douzaine de faisans. Une idĂ©e sembla passer dans les yeux de Mme de Guermantes. Elle insista pour que M. de Grouchy ne prĂźt pas la peine dâenvoyer les faisans. Et faisant signe au valet de pied fiancĂ©, avec qui jâavais causĂ© en quittant la salle des Elstir â Poullein, dit-elle, vous irez chercher les faisans de M. le comte et vous les rapporterez de suite, car, nâest-ce pas, Grouchy, vous permettez que je fasse quelques politesses ? Nous ne mangerons pas douze faisans Ă nous deux, Basin et moi. â Mais aprĂšs-demain serait assez tĂŽt, dit M. de Grouchy. â Non, je prĂ©fĂšre demain, insista la duchesse. Poullein Ă©tait devenu blanc ; son rendez-vous avec sa fiancĂ©e Ă©tait manquĂ©. Cela suffisait pour la distraction de la duchesse qui tenait Ă ce que tout gardĂąt un air humain. â Je sais que câest votre jour de sortie, dit-elle Ă Poullein, vous nâaurez quâĂ changer avec Georges qui sortira demain et restera aprĂšs-demain. Mais le lendemain la fiancĂ©e de Poullein ne serait pas libre. Il lui Ă©tait bien Ă©gal de sortir. DĂšs que Poullein eut quittĂ© la piĂšce, chacun complimenta la duchesse de sa bontĂ© avec ses gens. â Mais je ne fais quâĂȘtre avec eux comme je voudrais quâon fĂ»t avec moi. â Justement ! ils peuvent dire quâils ont chez vous une bonne place. â Pas si extraordinaire que ça. Mais je crois quâils mâaiment bien. Celui-lĂ est un peu agaçant parce quâil est amoureux, il croit devoir prendre des airs mĂ©lancoliques. Ă ce moment Poullein rentra. â En effet, dit M. de Grouchy, il nâa pas lâair dâavoir le sourire. Avec eux il faut ĂȘtre bon, mais pas trop bon. â Je reconnais que je ne suis pas terrible ; dans toute sa journĂ©e il nâaura quâĂ aller chercher vos faisans, Ă rester ici Ă ne rien faire et Ă en manger sa part. â Beaucoup de gens voudraient ĂȘtre Ă sa place, dit M. de Grouchy, car lâenvie est aveugle. â Oriane, dit la princesse de Parme, jâai eu lâautre jour la visite de votre cousine dâHeudicourt ; Ă©videmment câest une femme dâune intelligence supĂ©rieure ; câest une Guermantes, câest tout dire, mais on dit quâelle est mĂ©disante⊠Le duc attacha sur sa femme un long regard de stupĂ©faction voulue. Mme de Guermantes se mit Ă rire. La princesse finit par sâen apercevoir. â Mais⊠est-ce que vous nâĂȘtes pas⊠de mon avis ?⊠demanda-t-elle avec inquiĂ©tude. â Mais Madame est trop bonne de sâoccuper des mines de Basin. Allons, Basin, nâayez pas lâair dâinsinuer du mal de nos parents. â Il la trouve trop mĂ©chante ? demanda vivement la princesse. â Oh ! pas du tout, rĂ©pliqua la duchesse. Je ne sais pas qui a dit Ă Votre Altesse quâelle Ă©tait mĂ©disante. Câest au contraire une excellente crĂ©ature qui nâa jamais dit du mal de personne, ni fait de mal Ă personne. â Ah ! dit Mme de Parme soulagĂ©e, je ne mâen Ă©tais pas aperçue non plus. Mais comme je sais quâil est souvent difficile de ne pas avoir un peu de malice quand on a beaucoup dâesprit⊠â Ah ! cela par exemple elle en a encore moins. â Moins dâesprit ?⊠demanda la princesse stupĂ©faite. â Voyons, Oriane, interrompit le duc dâun ton plaintif en lançant autour de lui Ă droite et Ă gauche des regards amusĂ©s, vous entendez que la princesse vous dit que câest une femme supĂ©rieure. â Elle ne lâest pas ? â Elle est au moins supĂ©rieurement grosse. â Ne lâĂ©coutez pas, Madame, il nâest pas sincĂšre ; elle est bĂȘte comme un heun oie, dit dâune voix forte et enrouĂ©e Mme de Guermantes, qui, bien plus vieille France encore que le duc quand il nây tĂąchait pas, cherchait souvent Ă lâĂȘtre, mais dâune maniĂšre opposĂ©e au genre jabot de dentelles et dĂ©liquescent de son mari et en rĂ©alitĂ© bien plus fine, par une sorte de prononciation presque paysanne qui avait une Ăąpre et dĂ©licieuse saveur terrienne. Mais câest la meilleure femme du monde. Et puis je ne sais mĂȘme pas si Ă ce degrĂ©-lĂ cela peut sâappeler de la bĂȘtise. Je ne crois pas que jâaie jamais connu une crĂ©ature pareille ; câest un cas pour un mĂ©decin, cela a quelque chose de pathologique, câest une espĂšce dâ innocente », de crĂ©tine, de demeurĂ©e » comme dans les mĂ©lodrames ou comme dans lâArlĂ©sienne. Je me demande toujours, quand elle est ici, si le moment nâest pas venu oĂč son intelligence va sâĂ©veiller, ce qui fait toujours un peu peur. » La princesse sâĂ©merveillait de ces expressions tout en restant stupĂ©faite du verdict. Elle mâa citĂ©, ainsi que Mme dâĂpinay, votre mot sur Taquin le Superbe. Câest dĂ©licieux », rĂ©pondit-elle. M. de Guermantes mâexpliqua le mot. Jâavais envie de lui dire que son frĂšre, qui prĂ©tendait ne pas me connaĂźtre, mâattendait le soir mĂȘme Ă onze heures. Mais je nâavais pas demandĂ© Ă Robert si je pouvais parler de ce rendez-vous et, comme le fait que M. de Charlus me lâeĂ»t presque fixĂ© Ă©tait en contradiction avec ce quâil avait dit Ă la duchesse, je jugeai plus dĂ©licat de me taire. Taquin le Superbe nâest pas mal, dit M. de Guermantes, mais Mme dâHeudicourt ne vous a probablement pas racontĂ© un bien plus joli mot quâOriane lui a dit lâautre jour, en rĂ©ponse Ă une invitation Ă dĂ©jeuner ? » â Oh ! non ! dites-le ! â Voyons, Basin, taisez-vous, dâabord ce mot est stupide et va me faire juger par la princesse comme encore infĂ©rieure Ă ma cruche de cousine. Et puis je ne sais pas pourquoi je dis ma cousine. Câest une cousine Ă Basin. Elle est tout de mĂȘme un peu parente avec moi. â Oh ! sâĂ©cria la princesse de Parme Ă la pensĂ©e quâelle pourrait trouver Mme de Guermantes bĂȘte, et protestant Ă©perdument que rien ne pouvait faire dĂ©choir la duchesse du rang quâelle occupait dans son admiration. â Et puis nous lui avons dĂ©jĂ retirĂ© les qualitĂ©s de lâesprit ; comme ce mot tend Ă lui en dĂ©nier certaines du cĆur, il me semble inopportun. â DĂ©nier ! inopportun ! comme elle sâexprime bien ! dit le duc avec une ironie feinte et pour faire admirer la duchesse. â Allons, Basin, ne vous moquez pas de votre femme. â Il faut dire Ă Votre Altesse Royale, reprit le duc, que la cousine dâOriane est supĂ©rieure, bonne, grosse, tout ce quâon voudra, mais nâest pas prĂ©cisĂ©ment, comment dirai-je⊠prodigue. â Oui, je sais, elle est trĂšs rapiate, interrompit la princesse. â Je ne me serais pas permis lâexpression, mais vous avez trouvĂ© le mot juste. Cela se traduit dans son train de maison et particuliĂšrement dans la cuisine, qui est excellente mais mesurĂ©e. â Cela donne mĂȘme lieu Ă des scĂšnes assez comiques, interrompit M. de BrĂ©autĂ©. Ainsi, mon cher Basin, jâai Ă©tĂ© passer Ă Heudicourt un jour oĂč vous Ă©tiez attendus, Oriane et vous. On avait fait de somptueux prĂ©paratifs, quand, dans lâaprĂšs-midi, un valet de pied apporta une dĂ©pĂȘche que vous ne viendriez pas. â Cela ne mâĂ©tonne pas ! dit la duchesse qui non seulement Ă©tait difficile Ă avoir, mais aimait quâon le sĂ»t. â Votre cousine lit le tĂ©lĂ©gramme, se dĂ©sole, puis aussitĂŽt, sans perdre la carte, et se disant quâil ne fallait pas de dĂ©penses inutiles envers un seigneur sans importance comme moi, elle rappelle le valet de pied Dites au chef de retirer le poulet », lui crie-t-elle. Et le soir je lâai entendue qui demandait au maĂźtre dâhĂŽtel Eh bien ? et les restes du bĆuf dâhier ? Vous ne les servez pas ? » â Du reste, il faut reconnaĂźtre que la chĂšre y est parfaite, dit le duc, qui croyait en employant cette expression se montrer ancien rĂ©gime. Je ne connais pas de maison oĂč lâon mange mieux. â Et moins, interrompit la duchesse. â Câest trĂšs sain et trĂšs suffisant pour ce quâon appelle un vulgaire pedzouille comme moi, reprit le duc ; on reste sur sa faim. â Ah ! si câest comme cure, câest Ă©videmment plus hygiĂ©nique que fastueux. Dâailleurs ce nâest pas tellement bon que cela, ajouta Mme de Guermantes, qui nâaimait pas beaucoup quâon dĂ©cernĂąt le titre de meilleure table de Paris Ă une autre quâĂ la sienne. Avec ma cousine, il arrive la mĂȘme chose quâavec les auteurs constipĂ©s qui pondent tous les quinze ans une piĂšce en un acte ou un sonnet. Câest ce quâon appelle des petits chefs-dâĆuvre, des riens qui sont des bijoux, en un mot, la chose que jâai le plus en horreur. La cuisine chez ZĂ©naĂŻde nâest pas mauvaise, mais on la trouverait plus quelconque si elle Ă©tait moins parcimonieuse. Il y a des choses que son chef fait bien, et puis il y a des choses quâil rate. Jây ai fait comme partout de trĂšs mauvais dĂźners, seulement ils mâont fait moins mal quâailleurs parce que lâestomac est au fond plus sensible Ă la quantitĂ© quâĂ la qualitĂ©. â Enfin, pour finir, conclut le duc, ZĂ©naĂŻde insistait pour quâOriane vĂźnt dĂ©jeuner, et comme ma femme nâaime pas beaucoup sortir de chez elle, elle rĂ©sistait, sâinformait si, sous prĂ©texte de repas intime, on ne lâembarquait pas dĂ©loyalement dans un grand tralala, et tĂąchait vainement de savoir quels convives il y aurait Ă dĂ©jeuner. Viens, viens, insistait ZĂ©naĂŻde en vantant les bonnes choses quâil y aurait Ă dĂ©jeuner. Tu mangeras une purĂ©e de marrons, je ne te dis que ça, et il y aura sept petites bouchĂ©es Ă la reine. â Sept petites bouchĂ©es, sâĂ©cria Oriane. Alors câest que nous serons au moins huit ! » Au bout de quelques instants, la princesse ayant compris laissa Ă©clater son rire comme un roulement de tonnerre. Ah ! nous serons donc huit, câest ravissant ! Comme câest bien rĂ©digĂ© ! » dit-elle, ayant dans un suprĂȘme effort retrouvĂ© lâexpression dont sâĂ©tait servie Mme dâĂpinay et qui sâappliquait mieux cette fois. â Oriane, câest trĂšs joli ce que dit la princesse, elle dit que câest bien rĂ©digĂ©. â Mais, mon ami, vous ne mâapprenez rien, je sais que la princesse est trĂšs spirituelle, rĂ©pondit Mme de Guermantes qui goĂ»tait facilement un mot quand Ă la fois il Ă©tait prononcĂ© par une Altesse et louangeait son propre esprit. Je suis trĂšs fiĂšre que Madame apprĂ©cie mes modestes rĂ©dactions. Dâailleurs, je ne me rappelle pas avoir dit cela. Et si je lâai dit, câĂ©tait pour flatter ma cousine, car si elle avait sept bouchĂ©es, les bouches, si jâose mâexprimer ainsi, eussent dĂ©passĂ© la douzaine. » â Elle possĂ©dait tous les manuscrits de M. de Bornier, reprit, en parlant de Mme dâHeudicourt, la princesse, qui voulait tĂącher de faire valoir les bonnes raisons quâelle pouvait avoir de se lier avec elle. â Elle a dĂ» le rĂȘver, je crois quâelle ne le connaissait mĂȘme pas, dit la duchesse. â Ce qui est surtout intĂ©ressant, câest que ces correspondances sont de gens Ă la fois des divers pays, continua la comtesse dâArpajon qui, alliĂ©e aux principales maisons ducales et mĂȘme souveraines de lâEurope, Ă©tait heureuse de le rappeler. â Mais si, Oriane, dit M. de Guermantes non sans intention. Vous vous rappelez bien ce dĂźner oĂč vous aviez M. de Bornier comme voisin ! â Mais, Basin, interrompit la duchesse, si vous voulez me dire que jâai connu M. de Bornier, naturellement, il est mĂȘme venu plusieurs fois pour me voir, mais je nâai jamais pu me rĂ©soudre Ă lâinviter parce que jâaurais Ă©tĂ© obligĂ©e chaque fois de faire dĂ©sinfecter au formol. Quant Ă ce dĂźner, je ne me le rappelle que trop bien, ce nâĂ©tait pas du tout chez ZĂ©naĂŻde, qui nâa pas vu Bornier de sa vie et qui doit croire, si on lui parle de la Fille de Roland, quâil sâagit dâune princesse Bonaparte quâon prĂ©tendait fiancĂ©e au fils du roi de GrĂšce ; non, câĂ©tait Ă lâambassade dâAutriche. Le charmant Hoyos avait cru me faire plaisir en flanquant sur une chaise Ă cĂŽtĂ© de moi cet acadĂ©micien empestĂ©. Je croyais avoir pour voisin un escadron de gendarmes. Jâai Ă©tĂ© obligĂ©e de me boucher le nez comme je pouvais pendant tout le dĂźner, je nâai osĂ© respirer quâau gruyĂšre ! M. de Guermantes, qui avait atteint son but secret, examina Ă la dĂ©robĂ©e sur la figure des convives lâimpression produite par le mot de la duchesse. â Vous parlez de correspondances, je trouve admirable celle de Gambetta, dit la duchesse de Guermantes pour montrer quâelle ne craignait pas de sâintĂ©resser Ă un prolĂ©taire et Ă un radical. M. de BrĂ©autĂ© comprit tout lâesprit de cette audace, regarda autour de lui dâun Ćil Ă la fois Ă©mĂ©chĂ© et attendri, aprĂšs quoi il essuya son monocle. â Mon Dieu, câĂ©tait bougrement embĂȘtant la Fille de Roland, dit M. de Guermantes, avec la satisfaction que lui donnait le sentiment de sa supĂ©rioritĂ© sur une Ćuvre Ă laquelle il sâĂ©tait tant ennuyĂ©, peut-ĂȘtre aussi par le suave mari magno que nous Ă©prouvons, au milieu dâun bon dĂźner, Ă nous souvenir dâaussi terribles soirĂ©es. Mais il y avait quelques beaux vers, un sentiment patriotique. Jâinsinuai que je nâavais aucune admiration pour M. de Bornier. Ah ! vous avez quelque chose Ă lui reprocher ? » me demanda curieusement le duc qui croyait toujours, quand on disait du mal dâun homme, que cela devait tenir Ă un ressentiment personnel, et du bien dâune femme que câĂ©tait le commencement dâune amourette. â Je vois que vous avez une dent contre lui. Quâest-ce quâil vous a fait ? Racontez-nous ça ! Mais si, vous devez avoir quelque cadavre entre vous, puisque vous le dĂ©nigrez. Câest long la Fille de Roland, mais câest assez senti. â Senti est trĂšs juste pour un auteur aussi odorant, interrompit ironiquement Mme de Guermantes. Si ce pauvre petit sâest jamais trouvĂ© avec lui, il est assez comprĂ©hensible quâil lâait dans le nez ! â Je dois du reste avouer Ă Madame, reprit le duc en sâadressant Ă la princesse de Parme, que, Fille de Roland Ă part, en littĂ©rature et mĂȘme en musique je suis terriblement vieux jeu, il nây a pas de si vieux rossignol qui ne me plaise. Vous ne me croiriez peut-ĂȘtre pas, mais le soir, si ma femme se met au piano, il mâarrive de lui demander un vieil air dâAuber, de BoĂŻeldieu, mĂȘme de Beethoven ! VoilĂ ce que jâaime. En revanche, pour Wagner, cela mâendort immĂ©diatement. â Vous avez tort, dit Mme de Guermantes, avec des longueurs insupportables Wagner avait du gĂ©nie. Lohengrin est un chef-dâĆuvre. MĂȘme dans Tristan il y a çà et lĂ une page curieuse. Et le ChĆur des fileuses du Vaisseau fantĂŽme est une pure merveille. â Nâest-ce pas, Babal, dit M. de Guermantes en sâadressant Ă M. de BrĂ©autĂ©, nous prĂ©fĂ©rons Les rendez-vous de noble compagnie se donnent tous en ce charmant sĂ©jour. » Câest dĂ©licieux. Et Fra Diavolo, et la FlĂ»te enchantĂ©e, et le Chalet, et les Noces de Figaro, et les Diamants de la Couronne, voilĂ de la musique ! En littĂ©rature, câest la mĂȘme chose. Ainsi jâadore Balzac, le Bal de Sceaux, les Mohicans de Paris. â Ah ! mon cher, si vous partez en guerre sur Balzac, nous ne sommes pas prĂȘts dâavoir fini, attendez, gardez cela pour un jour oĂč MĂ©mĂ© sera lĂ . Lui, câest encore mieux, il le sait par cĆur. IrritĂ© de lâinterruption de sa femme, le duc la tint quelques instants sous le feu dâun silence menaçant. Et ses yeux de chasseur avaient lâair de deux pistolets chargĂ©s. Cependant Mme dâArpajon avait Ă©changĂ© avec la princesse de Parme, sur la poĂ©sie tragique et autre, des propos qui ne me parvinrent pas distinctement, quand jâentendis celui-ci prononcĂ© par Mme dâArpajon Oh ! tout ce que Madame voudra, je lui accorde quâil nous fait voir le monde en laid parce quâil ne sait pas distinguer entre le laid et le beau, ou plutĂŽt parce que son insupportable vanitĂ© lui fait croire que tout ce quâil dit est beau, je reconnais avec Votre Altesse que, dans la piĂšce en question, il y a des choses ridicules, inintelligibles, des fautes de goĂ»t, que câest difficile Ă comprendre, que cela donne Ă lire autant de peine que si câĂ©tait Ă©crit en russe ou en chinois, car Ă©videmment câest tout exceptĂ© du français, mais quand on a pris cette peine, comme on est rĂ©compensĂ©, il y a tant dâimagination ! » De ce petit discours je nâavais pas entendu le dĂ©but. Je finis par comprendre non seulement que le poĂšte incapable de distinguer le beau du laid Ă©tait Victor Hugo, mais encore que la poĂ©sie qui donnait autant de peine Ă comprendre que du russe ou du chinois Ă©tait Lorsque lâenfant paraĂźt, le cercle de famille applaudit Ă grands cris », piĂšce de la premiĂšre Ă©poque du poĂšte et qui est peut-ĂȘtre encore plus prĂšs de Mme DeshouliĂšres que du Victor Hugo de la LĂ©gende des SiĂšcles. Loin de trouver Mme dâArpajon ridicule, je la vis la premiĂšre, de cette table si rĂ©elle, si quelconque, oĂč je mâĂ©tais assis avec tant de dĂ©ception, je la vis par les yeux de lâesprit sous ce bonnet de dentelles, dâoĂč sâĂ©chappent les boucles rondes de longs repentirs, que portĂšrent Mme de RĂ©musat, Mme de Broglie, Mme de Saint-Aulaire, toutes les femmes si distinguĂ©es qui dans leurs ravissantes lettres citent avec tant de savoir et dâĂ propos Sophocle, Schiller et lâImitation, mais Ă qui les premiĂšres poĂ©sies des romantiques causaient cet effroi et cette fatigue insĂ©parables pour ma grandâmĂšre des derniers vers de StĂ©phane MallarmĂ©. Mme dâArpajon aime beaucoup la poĂ©sie », dit Ă Mme de Guermantes la princesse de Parme, impressionnĂ©e par le ton ardent avec lequel le discours avait Ă©tĂ© prononcĂ©. â Non, elle nây comprend absolument rien, rĂ©pondit Ă voix basse Mme de Guermantes, qui profita de ce que Mme dâArpajon, rĂ©pondant Ă une objection du gĂ©nĂ©ral de Beautreillis, Ă©tait trop occupĂ©e de ses propres paroles pour entendre celles que chuchota la duchesse. Elle devient littĂ©raire depuis quâelle est abandonnĂ©e. Je dirai Ă Votre Altesse que câest moi qui porte le poids de tout ça, parce que câest auprĂšs de moi quâelle vient gĂ©mir chaque fois que Basin nâest pas allĂ© la voir, câest-Ă -dire presque tous les jours. Ce nâest tout de mĂȘme pas ma faute si elle lâennuie, et je ne peux pas le forcer Ă aller chez elle, quoique jâaimerais mieux quâil lui fĂ»t un peu plus fidĂšle, parce que je la verrais un peu moins. Mais elle lâassomme et ce nâest pas extraordinaire. Ce nâest pas une mauvaise personne, mais elle est ennuyeuse Ă un degrĂ© que vous ne pouvez pas imaginer. Elle me donne tous les jours de tels maux de tĂȘte que je suis obligĂ©e de prendre chaque fois un cachet de pyramidon. Et tout cela parce quâil a plu Ă Basin pendant un an de me trompailler avec elle. Et avoir avec cela un valet de pied qui est amoureux dâune petite grue et qui fait des tĂȘtes si je ne demande pas Ă cette jeune personne de quitter un instant son fructueux trottoir pour venir prendre le thĂ© avec moi ! Oh ! la vie est assommante », conclut langoureusement la duchesse. Mme dâArpajon assommait surtout M. de Guermantes parce quâil Ă©tait depuis peu lâamant dâune autre que jâappris ĂȘtre la marquise de Surgis-le-Duc. Justement le valet de pied privĂ© de son jour de sortie Ă©tait en train de servir. Et je pensai que, triste encore, il le faisait avec beaucoup de trouble, car je remarquai quâen passant les plats Ă M. de ChĂątellerault, il sâacquittait si maladroitement de sa tĂąche que le coude du duc se trouva cogner Ă plusieurs reprises le coude du servant. Le jeune duc ne se fĂącha nullement contre le valet de pied rougissant et le regarda au contraire en riant de son Ćil bleu clair. La bonne humeur me sembla ĂȘtre, de la part du convive, une preuve de bontĂ©. Mais lâinsistance de son rire me fit croire quâau courant de la dĂ©ception du domestique il Ă©prouvait peut-ĂȘtre au contraire une joie mĂ©chante. Mais, ma chĂšre, vous savez que ce nâest pas une dĂ©couverte que vous faites en nous parlant de Victor Hugo, continua la duchesse en sâadressant cette fois Ă Mme dâArpajon quâelle venait de voir tourner la tĂȘte dâun air inquiet. NâespĂ©rez pas lancer ce dĂ©butant. Tout le monde sait quâil a du talent. Ce qui est dĂ©testable câest le Victor Hugo de la fin, la LĂ©gende des SiĂšcles, je ne sais plus les titres. Mais les Feuilles dâAutomne, les Chants du CrĂ©puscule, câest souvent dâun poĂšte, dâun vrai poĂšte. MĂȘme dans les Contemplations, ajouta la duchesse, que ses interlocuteurs nâosĂšrent pas contredire et pour cause, il y a encore de jolies choses. Mais jâavoue que jâaime autant ne pas mâaventurer aprĂšs le CrĂ©puscule ! Et puis dans les belles poĂ©sies de Victor Hugo, et il y en a, on rencontre souvent une idĂ©e, mĂȘme une idĂ©e profonde. » Et avec un sentiment juste, faisant sortir la triste pensĂ©e de toutes les forces de son intonation, la posant au delĂ de sa voix, et fixant devant elle un regard rĂȘveur et charmant, la duchesse dit lentement Tenez La douleur est un fruit, Dieu ne le fait pas croĂźtreSur la branche trop faible encor pour le porter, ou bien encore Les morts durent bien peu,HĂ©las, dans le cercueil ils tombent en poussiĂšreMoins vite quâen nos cĆurs ! » Et tandis quâun sourire dĂ©senchantĂ© fronçait dâune gracieuse sinuositĂ© sa bouche douloureuse, la duchesse fixa sur Mme dâArpajon le regard rĂȘveur de ses yeux clairs et charmants. Je commençais Ă les connaĂźtre, ainsi que sa voix, si lourdement traĂźnante, si Ăąprement savoureuse. Dans ces yeux et dans cette voix je retrouvais beaucoup de la nature de Combray. Certes, dans lâaffectation avec laquelle cette voix faisait apparaĂźtre par moments une rudesse de terroir, il y avait bien des choses lâorigine toute provinciale dâun rameau de la famille de Guermantes, restĂ© plus longtemps localisĂ©, plus hardi, plus sauvageon, plus provocant ; puis lâhabitude de gens vraiment distinguĂ©s et de gens dâesprit qui savent que la distinction nâest pas de parler du bout des lĂšvres, et aussi de nobles fraternisant plus volontiers avec leurs paysans quâavec des bourgeois ; toutes particularitĂ©s que la situation de reine de Mme de Guermantes lui avait permis dâexhiber plus facilement, de faire sortir toutes voiles dehors. Il paraĂźt que cette mĂȘme voix existait chez des sĆurs Ă elle, quâelle dĂ©testait, et qui, moins intelligentes et presque bourgeoisement mariĂ©es, si on peut se servir de cet adverbe quand il sâagit dâunions avec des nobles obscurs, terrĂ©s dans leur province ou Ă Paris, dans un faubourg Saint-Germain sans Ă©clat, possĂ©daient aussi cette voix mais lâavaient refrĂ©nĂ©e, corrigĂ©e, adoucie autant quâelles pouvaient, de mĂȘme quâil est bien rare quâun dâentre nous ait le toupet de son originalitĂ© et ne mette pas son application Ă ressembler aux modĂšles les plus vantĂ©s. Mais Oriane Ă©tait tellement plus intelligente, tellement plus riche, surtout tellement plus Ă la mode que ses sĆurs, elle avait si bien, comme princesse des Laumes, fait la pluie et le beau temps auprĂšs du prince de Galles, quâelle avait compris que cette voix discordante câĂ©tait un charme, et quâelle en avait fait, dans lâordre du monde, avec lâaudace de lâoriginalitĂ© et du succĂšs, ce que, dans lâordre du théùtre, une RĂ©jane, une Jeanne Granier sans comparaison du reste naturellement entre la valeur et le talent de ces deux artistes ont fait de la leur, quelque chose dâadmirable et de distinctif que peut-ĂȘtre des sĆurs RĂ©jane et Granier, que personne nâa jamais connues, essayĂšrent de masquer comme un dĂ©faut. Ă tant de raisons de dĂ©ployer son originalitĂ© locale, les Ă©crivains prĂ©fĂ©rĂ©s de Mme de Guermantes MĂ©rimĂ©e, Meilhac et HalĂ©vy, Ă©taient venus ajouter, avec le respect du naturel, un dĂ©sir de prosaĂŻsme par oĂč elle atteignait Ă la poĂ©sie et un esprit purement de sociĂ©tĂ© qui ressuscitait devant moi des paysages. Dâailleurs la duchesse Ă©tait fort capable, ajoutant Ă ces influences une recherche artiste, dâavoir choisi pour la plupart des mots la prononciation qui lui semblait le plus Ăle-de-France, le plus Champenoise, puisque, sinon tout Ă fait au degrĂ© de sa belle-sĆur Marsantes, elle nâusait guĂšre que du pur vocabulaire dont eĂ»t pu se servir un vieil auteur français. Et quand on Ă©tait fatiguĂ© du composite et bigarrĂ© langage moderne, câĂ©tait, tout en sachant quâelle exprimait bien moins de choses, un grand repos dâĂ©couter la causerie de Mme de Guermantes, â presque le mĂȘme, si lâon Ă©tait seul avec elle et quâelle restreignĂźt et clarifiĂąt encore son flot, que celui quâon Ă©prouve Ă entendre une vieille chanson. Alors en regardant, en Ă©coutant Mme de Guermantes, je voyais, prisonnier dans la perpĂ©tuelle et quiĂšte aprĂšs-midi de ses yeux, un ciel dâĂle-de-France ou de Champagne se tendre, bleuĂątre, oblique, avec le mĂȘme angle dâinclinaison quâil avait chez Saint-Loup. Ainsi, par ces diverses formations, Mme de Guermantes exprimait Ă la fois la plus ancienne France aristocratique, puis, beaucoup plus tard, la façon dont la duchesse de Broglie aurait pu goĂ»ter et blĂąmer Victor Hugo sous la monarchie de juillet, enfin un vif goĂ»t de la littĂ©rature issue de MĂ©rimĂ©e et de Meilhac. La premiĂšre de ces formations me plaisait mieux que la seconde, mâaidait davantage Ă rĂ©parer la dĂ©ception du voyage et de lâarrivĂ©e dans ce faubourg Saint-Germain, si diffĂ©rent de ce que jâavais cru, mais je prĂ©fĂ©rais encore la seconde Ă la troisiĂšme. Or, tandis que Mme de Guermantes Ă©tait Guermantes presque sans le vouloir, son Pailleronisme, son goĂ»t pour Dumas fils Ă©taient rĂ©flĂ©chis et voulus. Comme ce goĂ»t Ă©tait Ă lâopposĂ© du mien, elle fournissait Ă mon esprit de la littĂ©rature quand elle me parlait du faubourg Saint-Germain, et ne me paraissait jamais si stupidement faubourg Saint-Germain que quand elle me parlait littĂ©rature. Ămue par les derniers vers, Mme dâArpajon sâĂ©cria â Ces reliques du cĆur ont aussi leur poussiĂšre ! Monsieur, il faudra que vous mâĂ©criviez cela sur mon Ă©ventail, dit-elle Ă M. de Guermantes. â Pauvre femme, elle me fait de la peine ! dit la princesse de Parme Ă Mme de Guermantes. â Non, que madame ne sâattendrisse pas, elle nâa que ce quâelle mĂ©rite. â Mais⊠pardon de vous dire cela Ă vous⊠cependant elle lâaime vraiment ! â Mais pas du tout, elle en est incapable, elle croit quâelle lâaime comme elle croit en ce moment quâelle cite du Victor Hugo parce quâelle dit un vers de Musset. Tenez, ajouta la duchesse sur un ton mĂ©lancolique, personne plus que moi ne serait touchĂ©e par un sentiment vrai. Mais je vais vous donner un exemple. Hier, elle a fait une scĂšne terrible Ă Basin. Votre Altesse croit peut-ĂȘtre que câĂ©tait parce quâil en aime dâautres, parce quâil ne lâaime plus ; pas du tout, câĂ©tait parce quâil ne veut pas prĂ©senter ses fils au Jockey ! Madame trouve-t-elle que ce soit dâune amoureuse ? Non ! Je vous dirai plus, ajouta Mme de Guermantes avec prĂ©cision, câest une personne dâune rare insensibilitĂ©. Cependant câest lâĆil brillant de satisfaction que M. de Guermantes avait Ă©coutĂ© sa femme parler de Victor Hugo Ă brĂ»le-pourpoint » et en citer ces quelques vers. La duchesse avait beau lâagacer souvent, dans des moments comme ceux-ci il Ă©tait fier dâelle. Oriane est vraiment extraordinaire. Elle peut parler de tout, elle a tout lu. Elle ne pouvait pas deviner que la conversation tomberait ce soir sur Victor Hugo. Sur quelque sujet quâon lâentreprenne, elle est prĂȘte, elle peut tenir tĂȘte aux plus savants. Ce jeune homme doit ĂȘtre subjuguĂ©. â Mais changeons de conversation, ajouta Mme de Guermantes, parce quâelle est trĂšs susceptible. Vous devez me trouver bien dĂ©modĂ©e, reprit-elle en sâadressant Ă moi, je sais quâaujourdâhui câest considĂ©rĂ© comme une faiblesse dâaimer les idĂ©es en poĂ©sie, la poĂ©sie oĂč il y a une pensĂ©e. â Câest dĂ©modĂ© ? dit la princesse de Parme avec le lĂ©ger saisissement que lui causait cette vague nouvelle Ă laquelle elle ne sâattendait pas, bien quâelle sĂ»t que la conversation de la duchesse de Guermantes lui rĂ©servĂąt toujours ces chocs successifs et dĂ©licieux, cet essoufflant effroi, cette saine fatigue aprĂšs lesquels elle pensait instinctivement Ă la nĂ©cessitĂ© de prendre un bain de pieds dans une cabine et de marcher vite pour faire la rĂ©action ». â Pour ma part, non, Oriane, dit Mme de Brissac, je nâen veux pas Ă Victor Hugo dâavoir des idĂ©es, bien au contraire, mais de les chercher dans ce qui est monstrueux. Au fond câest lui qui nous a habituĂ©s au laid en littĂ©rature. Il y a dĂ©jĂ bien assez de laideurs dans la vie. Pourquoi au moins ne pas les oublier pendant que nous lisons ? Un spectacle pĂ©nible dont nous nous dĂ©tournerions dans la vie, voilĂ ce qui attire Victor Hugo. â Victor Hugo nâest pas aussi rĂ©aliste que Zola, tout de mĂȘme ? demanda la princesse de Parme. Le nom de Zola ne fit pas bouger un muscle dans le visage de M. de Beautreillis. Lâantidreyfusisme du gĂ©nĂ©ral Ă©tait trop profond pour quâil cherchĂąt Ă lâexprimer. Et son silence bienveillant quand on abordait ces sujets touchait les profanes par la mĂȘme dĂ©licatesse quâun prĂȘtre montre en Ă©vitant de vous parler de vos devoirs religieux, un financier en sâappliquant Ă ne pas recommander les affaires quâil dirige, un hercule en se montrant doux et en ne vous donnant pas de coups de poings. â Je sais que vous ĂȘtes parent de lâamiral Jurien de la GraviĂšre, me dit dâun air entendu Mme de Varambon, la dame dâhonneur de la princesse de Parme, femme excellente mais bornĂ©e, procurĂ©e Ă la princesse de Parme jadis par la mĂšre du duc. Elle ne mâavait pas encore adressĂ© la parole et je ne pus jamais dans la suite, malgrĂ© les admonestations de la princesse de Parme et mes propres protestations, lui ĂŽter de lâesprit lâidĂ©e que je nâavais quoi que ce fĂ»t Ă voir avec lâamiral acadĂ©micien, lequel mâĂ©tait totalement inconnu. Lâobstination de la dame dâhonneur de la princesse de Parme Ă voir en moi un neveu de lâamiral Jurien de la GraviĂšre avait en soi quelque chose de vulgairement risible. Mais lâerreur quâelle commettait nâĂ©tait que le type excessif et dessĂ©chĂ© de tant dâerreurs plus lĂ©gĂšres, mieux nuancĂ©es, involontaires ou voulues, qui accompagnent notre nom dans la fiche » que le monde Ă©tablit relativement Ă nous. Je me souviens quâun ami des Guermantes, ayant vivement manifestĂ© son dĂ©sir de me connaĂźtre, me donna comme raison que je connaissais trĂšs bien sa cousine, Mme de Chaussegros, elle est charmante, elle vous aime beaucoup ». Je me fis un scrupule, bien vain, dâinsister sur le fait quâil y avait erreur, que je ne connaissais pas Mme de Chaussegros. Alors câest sa sĆur que vous connaissez, câest la mĂȘme chose. Elle vous a rencontrĂ© en Ăcosse. » Je nâĂ©tais jamais allĂ© en Ăcosse et pris la peine inutile dâen avertir par honnĂȘtetĂ© mon interlocuteur. CâĂ©tait Mme de Chaussegros elle-mĂȘme qui avait dit me connaĂźtre, et le croyait sans doute de bonne foi, Ă la suite dâune confusion premiĂšre, car elle ne cessa jamais plus de me tendre la main quand elle mâapercevait. Et comme, en somme, le milieu que je frĂ©quentais Ă©tait exactement celui de Mme de Chaussegros, mon humilitĂ© ne rimait Ă rien. Que je fusse intime avec les Chaussegros Ă©tait, littĂ©ralement, une erreur, mais, au point de vue social, un Ă©quivalent de ma situation, si on peut parler de situation pour un aussi jeune homme que jâĂ©tais. Lâami des Guermantes eut donc beau ne me dire que des choses fausses sur moi, il ne me rabaissa ni ne me surĂ©leva au point de vue mondain dans lâidĂ©e quâil continua Ă se faire de moi. Et somme toute, pour ceux qui ne jouent pas la comĂ©die, lâennui de vivre toujours dans le mĂȘme personnage est dissipĂ© un instant, comme si lâon montait sur les planches, quand une autre personne se fait de vous une idĂ©e fausse, croit que nous sommes liĂ©s avec une dame que nous ne connaissons pas et que nous sommes notĂ©s pour avoir connue au cours dâun charmant voyage que nous nâavons jamais fait. Erreurs multiplicatrices et aimables quand elles nâont pas lâinflexible rigiditĂ© de celle que commettait et commit toute sa vie, malgrĂ© mes dĂ©nĂ©gations, lâimbĂ©cile dame dâhonneur de Mme de Parme, fixĂ©e pour toujours Ă la croyance que jâĂ©tais parent de lâennuyeux amiral Jurien de la GraviĂšre. Elle nâest pas trĂšs forte, me dit le duc, et puis il ne lui faut pas trop de libations, je la crois lĂ©gĂšrement sous lâinfluence de Bacchus. » En rĂ©alitĂ© Mme de Varambon nâavait bu que de lâeau, mais le duc aimait Ă placer ses locutions favorites. Mais Zola nâest pas un rĂ©aliste, madame ! câest un poĂšte ! » dit Mme de Guermantes, sâinspirant des Ă©tudes critiques quâelle avait lues dans ces derniĂšres annĂ©es et les adaptant Ă son gĂ©nie personnel. AgrĂ©ablement bousculĂ©e jusquâici, au cours du bain dâesprit, un bain agitĂ© pour elle, quâelle prenait ce soir, et quâelle jugeait devoir lui ĂȘtre particuliĂšrement salutaire, se laissant porter par les paradoxes qui dĂ©ferlaient lâun aprĂšs lâautre, devant celui-ci, plus Ă©norme que les autres, la princesse de Parme sauta par peur dâĂȘtre renversĂ©e. Et ce fut dâune voix entrecoupĂ©e, comme si elle perdait sa respiration, quâelle dit â Zola un poĂšte ! â Mais oui, rĂ©pondit en riant la duchesse, ravie par cet effet de suffocation. Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce quâil touche. Vous me direz quâil ne touche justement quâĂ ce qui⊠porte bonheur ! Mais il en fait quelque chose dâimmense ; il a le fumier Ă©pique ! Câest lâHomĂšre de la vidange ! Il nâa pas assez de majuscules pour Ă©crire le mot de Cambronne. MalgrĂ© lâextrĂȘme fatigue quâelle commençait Ă Ă©prouver, la princesse Ă©tait ravie, jamais elle ne sâĂ©tait sentie mieux. Elle nâaurait pas Ă©changĂ© contre un sĂ©jour Ă SchĆnbrunn, la seule chose pourtant qui la flattĂąt, ces divins dĂźners de Mme de Guermantes rendus tonifiants par tant de sel. â Il lâĂ©crit avec un grand C, sâĂ©cria Mme dâArpajon. â PlutĂŽt avec un grand M, je pense, ma petite, rĂ©pondit Mme de Guermantes, non sans avoir Ă©changĂ© avec son mari un regard gai qui voulait dire Est-elle assez idiote ! » â Tenez, justement, me dit Mme de Guermantes en attachant sur moi un regard souriant et doux et parce quâen maĂźtresse de maison accomplie elle voulait, sur lâartiste qui mâintĂ©ressait particuliĂšrement, laisser paraĂźtre son savoir et me donner au besoin lâoccasion de faire montre du mien, tenez, me dit-elle en agitant lĂ©gĂšrement son Ă©ventail de plumes tant elle Ă©tait consciente Ă ce moment-lĂ quâelle exerçait pleinement les devoirs de lâhospitalitĂ© et, pour ne manquer Ă aucun, faisant signe aussi quâon me redonnĂąt des asperges sauce mousseline, tenez, je crois justement que Zola a Ă©crit une Ă©tude sur Elstir, ce peintre dont vous avez Ă©tĂ© regarder quelques tableaux tout Ă lâheure, les seuls du reste que jâaime de lui, ajouta-t-elle. En rĂ©alitĂ©, elle dĂ©testait la peinture dâElstir, mais trouvait dâune qualitĂ© unique tout ce qui Ă©tait chez elle. Je demandai Ă M. de Guermantes sâil savait le nom du monsieur qui figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que jâavais reconnu pour le mĂȘme dont les Guermantes possĂ©daient tout Ă cĂŽtĂ© le portrait dâapparat, datant Ă peu prĂšs de cette mĂȘme pĂ©riode oĂč la personnalitĂ© dâElstir nâĂ©tait pas encore complĂštement dĂ©gagĂ©e et sâinspirait un peu de Manet. Mon Dieu, me rĂ©pondit-il, je sais que câest un homme qui nâest pas un inconnu ni un imbĂ©cile dans sa spĂ©cialitĂ©, mais je suis brouillĂ© avec les noms. Je lâai lĂ sur le bout de la langue, monsieur⊠monsieur⊠enfin peu importe, je ne sais plus. Swann vous dirait cela, câest lui qui a fait acheter ces machines Ă Mme de Guermantes, qui est toujours trop aimable, qui a toujours trop peur de contrarier si elle refuse quelque chose ; entre nous, je crois quâil nous a collĂ© des croĂ»tes. Ce que je peux vous dire, câest que ce monsieur est pour M. Elstir une espĂšce de MĂ©cĂšne qui lâa lancĂ©, et lâa souvent tirĂ© dâembarras en lui commandant des tableaux. Par reconnaissance â si vous appelez cela de la reconnaissance, ça dĂ©pend des goĂ»ts â il lâa peint dans cet endroit-lĂ oĂč avec son air endimanchĂ© il fait un assez drĂŽle dâeffet. Ăa peut ĂȘtre un pontife trĂšs calĂ©, mais il ignore Ă©videmment dans quelles circonstances on met un chapeau haut de forme. Avec le sien, au milieu de toutes ces filles en cheveux, il a lâair dâun petit notaire de province en goguette. Mais dites donc, vous me semblez tout Ă fait fĂ©ru de ces tableaux. Si jâavais su ça, je me serais tuyautĂ© pour vous rĂ©pondre. Du reste, il nây a pas lieu de se mettre autant martel en tĂȘte pour creuser la peinture de M. Elstir que sâil sâagissait de la Source dâIngres ou des Enfants dâĂdouard de Paul Delaroche. Ce quâon apprĂ©cie lĂ dedans, câest que câest finement observĂ©, amusant, parisien, et puis on passe. Il nây a pas besoin dâĂȘtre un Ă©rudit pour regarder ça. Je sais bien que ce sont de simples pochades, mais je ne trouve pas que ce soit assez travaillĂ©. Swann avait le toupet de vouloir nous faire acheter une Botte dâAsperges. Elles sont mĂȘme restĂ©es ici quelques jours. Il nây avait que cela dans le tableau, une botte dâasperges prĂ©cisĂ©ment semblables Ă celles que vous ĂȘtes en train dâavaler. Mais moi je me suis refusĂ© Ă avaler les asperges de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs une botte dâasperges ! Un louis, voilĂ ce que ça vaut, mĂȘme en primeurs ! Je lâai trouvĂ©e roide. DĂšs quâĂ ces choses-lĂ il ajoute des personnages, cela a un cĂŽtĂ© canaille, pessimiste, qui me dĂ©plaĂźt. Je suis Ă©tonnĂ© de voir un esprit fin, un cerveau distinguĂ© comme vous, aimer cela. » â Mais je ne sais pas pourquoi vous dites cela, Basin, dit la duchesse qui nâaimait pas quâon dĂ©prĂ©ciĂąt ce que ses salons contenaient. Je suis loin de tout admettre sans distinction dans les tableaux dâElstir. Il y a Ă prendre et Ă laisser. Mais ce nâest toujours pas sans talent. Et il faut avouer que ceux que jâai achetĂ©s sont dâune beautĂ© rare. â Oriane, dans ce genre-lĂ je prĂ©fĂšre mille fois la petite Ă©tude de M. Vibert que nous avons vue Ă lâExposition des aquarellistes. Ce nâest rien si vous voulez, cela tiendrait dans le creux de la main, mais il y a de lâesprit jusquâau bout des ongles ce missionnaire dĂ©charnĂ©, sale, devant ce prĂ©lat douillet qui fait jouer son petit chien, câest tout un petit poĂšme de finesse et mĂȘme de profondeur. â Je crois que vous connaissez M. Elstir, me dit la duchesse. Lâhomme est agrĂ©able. â Il est intelligent, dit le duc, on est Ă©tonnĂ©, quand on cause avec lui, que sa peinture soit si vulgaire. â Il est plus quâintelligent, il est mĂȘme assez spirituel, dit la duchesse de lâair entendu et dĂ©gustateur dâune personne qui sây connaĂźt. â Est-ce quâil nâavait pas commencĂ© un portrait de vous, Oriane ? demanda la princesse de Parme. â Si, en rouge Ă©crevisse, rĂ©pondit Mme de Guermantes, mais ce nâest pas cela qui fera passer son nom Ă la postĂ©ritĂ©. Câest une horreur, Basin voulait le dĂ©truire. Cette phrase-lĂ , Mme de Guermantes la disait souvent. Mais dâautres fois, son apprĂ©ciation Ă©tait autre Je nâaime pas sa peinture, mais il a fait autrefois un beau portrait de moi. » Lâun de ces jugements sâadressait dâhabitude aux personnes qui parlaient Ă la duchesse de son portrait, lâautre Ă ceux qui ne lui en parlaient pas et Ă qui elle dĂ©sirait en apprendre lâexistence. Le premier lui Ă©tait inspirĂ© par la coquetterie, le second par la vanitĂ©. â Faire une horreur avec un portrait de vous ! Mais alors ce nâest pas un portrait, câest un mensonge moi qui sais Ă peine tenir un pinceau, il me semble que si je vous peignais, rien quâen reprĂ©sentant ce que je vois je ferais un chef-dâĆuvre, dit naĂŻvement la princesse de Parme. â Il me voit probablement comme je me vois, câest-Ă -dire dĂ©pourvue dâagrĂ©ment, dit Mme de Guermantes avec le regard Ă la fois mĂ©lancolique, modeste et cĂąlin qui lui parut le plus propre Ă la faire paraĂźtre autre que ne lâavait montrĂ©e Elstir. â Ce portrait ne doit pas dĂ©plaire Ă Mme de Gallardon, dit le duc. â Parce quâelle ne sây connaĂźt pas en peinture ? demanda la princesse de Parme qui savait que Mme de Guermantes mĂ©prisait infiniment sa cousine. Mais câest une trĂšs bonne femme nâest-ce pas ? Le duc prit un air dâĂ©tonnement profond. Mais voyons, Basin, vous ne voyez pas que la princesse se moque de vous la princesse nây songeait pas. Elle sait aussi bien que vous que Gallardonette est une vieille poison », reprit Mme de Guermantes, dont le vocabulaire, habituellement limitĂ© Ă toutes ces vieilles expressions, Ă©tait savoureux comme ces plats possibles Ă dĂ©couvrir dans les livres dĂ©licieux de Pampille, mais dans la rĂ©alitĂ© devenus si rares, oĂč les gelĂ©es, le beurre, le jus, les quenelles sont authentiques, ne comportent aucun alliage, et mĂȘme oĂč on fait venir le sel des marais salants de Bretagne Ă lâaccent, au choix des mots on sentait que le fond de conversation de la duchesse venait directement de Guermantes. Par lĂ , la duchesse diffĂ©rait profondĂ©ment de son neveu Saint-Loup, envahi par tant dâidĂ©es et dâexpressions nouvelles ; il est difficile, quand on est troublĂ© par les idĂ©es de Kant et la nostalgie de Baudelaire, dâĂ©crire le français exquis dâHenri IV, de sorte que la puretĂ© mĂȘme du langage de la duchesse Ă©tait un signe de limitation, et quâen elle, et lâintelligence et la sensibilitĂ© Ă©taient restĂ©es fermĂ©es Ă toutes les nouveautĂ©s. LĂ encore lâesprit de Mme de Guermantes me plaisait justement par ce quâil excluait et qui composait prĂ©cisĂ©ment la matiĂšre de ma propre pensĂ©e et tout ce quâĂ cause de cela mĂȘme il avait pu conserver, cette sĂ©duisante vigueur des corps souples quâaucune Ă©puisante rĂ©flexion, nul souci moral ou trouble nerveux nâont altĂ©rĂ©e. Son esprit dâune formation si antĂ©rieure au mien, Ă©tait pour moi lâĂ©quivalent de ce que mâavait offert la dĂ©marche des jeunes filles de la petite bande au bord de la mer. Mme de Guermantes mâoffrait, domestiquĂ©e et soumise par lâamabilitĂ©, par le respect envers les valeurs spirituelles, lâĂ©nergie et le charme dâune cruelle petite fille de lâaristocratie des environs de Combray, qui, dĂšs son enfance, montait Ă cheval, cassait les reins aux chats, arrachait lâĆil aux lapins et, aussi bien quâelle Ă©tait restĂ©e une fleur de vertu, aurait pu, tant elle avait les mĂȘmes Ă©lĂ©gances, pas mal dâannĂ©es auparavant, ĂȘtre la plus brillante maĂźtresse du prince de Sagan. Seulement elle Ă©tait incapable de comprendre ce que jâavais cherchĂ© en elle â le charme du nom de Guermantes â et le petit peu que jây avais trouvĂ©, un reste provincial de Guermantes. Nos relations Ă©taient-elles fondĂ©es sur un malentendu qui ne pouvait manquer de se manifester dĂšs que mes hommages, au lieu de sâadresser Ă la femme relativement supĂ©rieure quâelle se croyait ĂȘtre, iraient vers quelque autre femme aussi mĂ©diocre et exhalant le mĂȘme charme involontaire ? Malentendu si naturel et qui existera toujours entre un jeune homme rĂȘveur et une femme du monde, mais qui le trouble profondĂ©ment, tant quâil nâa pas encore reconnu la nature de ses facultĂ©s dâimagination et nâa pas pris son parti des dĂ©ceptions inĂ©vitables quâil doit Ă©prouver auprĂšs des ĂȘtres, comme au théùtre, en voyage et mĂȘme en amour. M. de Guermantes ayant dĂ©clarĂ© suite aux asperges dâElstir et Ă celles qui venaient dâĂȘtre servies aprĂšs le poulet financiĂšre que les asperges vertes poussĂ©es Ă lâair et qui, comme dit si drĂŽlement lâauteur exquis qui signe E. de Clermont-Tonnerre, nâont pas la rigiditĂ© impressionnante de leurs sĆurs » devraient ĂȘtre mangĂ©es avec des Ćufs Ce qui plaĂźt aux uns dĂ©plaĂźt aux autres, et vice versa », rĂ©pondit M. de BrĂ©autĂ©. Dans la province de Canton, en Chine, on ne peut pas vous offrir un plus fin rĂ©gal que des Ćufs dâortolan complĂštement pourris. » M. de BrĂ©autĂ©, auteur dâune Ă©tude sur les Mormons, parue dans la Revue des Deux-Mondes, ne frĂ©quentait que les milieux les plus aristocratiques, mais parmi eux seulement ceux qui avaient un certain renom dâintelligence. De sorte quâĂ sa prĂ©sence, du moins assidue, chez une femme, on reconnaissait si celle-ci avait un salon. Il prĂ©tendait dĂ©tester le monde et assurait sĂ©parĂ©ment Ă chaque duchesse que câĂ©tait Ă cause de son esprit et de sa beautĂ© quâil la recherchait. Toutes en Ă©taient persuadĂ©es. Chaque fois que, la mort dans lâĂąme, il se rĂ©signait Ă aller Ă une grande soirĂ©e chez la princesse de Parme, il les convoquait toutes pour lui donner du courage et ne paraissait ainsi quâau milieu dâun cercle intime. Pour que sa rĂ©putation dâintellectuel survĂ©cĂ»t Ă sa mondanitĂ©, appliquant certaines maximes de lâesprit des Guermantes, il partait avec des dames Ă©lĂ©gantes faire de longs voyages scientifiques Ă lâĂ©poque des bals, et quand une personne snob, par consĂ©quent sans situation encore, commençait Ă aller partout, il mettait une obstination fĂ©roce Ă ne pas vouloir la connaĂźtre, Ă ne pas se laisser prĂ©senter. Sa haine des snobs dĂ©coulait de son snobisme, mais faisait croire aux naĂŻfs, câest-Ă -dire Ă tout le monde, quâil en Ă©tait exempt. Babal sait toujours tout ! sâĂ©cria la duchesse de Guermantes. Je trouve charmant un pays oĂč on veut ĂȘtre sĂ»r que votre crĂ©mier vous vende des Ćufs bien pourris, des Ćufs de lâannĂ©e de la comĂšte. Je me vois dâici y trempant ma mouillette beurrĂ©e. Je dois dire que cela arrive chez la tante Madeleine Mme de Villeparisis quâon serve des choses en putrĂ©faction, mĂȘme des Ćufs et comme Mme dâArpajon se rĂ©criait Mais voyons, Phili, vous le savez aussi bien que moi. Le poussin est dĂ©jĂ dans lâĆuf. Je ne sais mĂȘme pas comment ils ont la sagesse de sây tenir. Ce nâest pas une omelette, câest un poulailler, mais au moins ce nâest pas indiquĂ© sur le menu. Vous avez bien fait de ne pas venir dĂźner avant-hier, il y avait une barbue Ă lâacide phĂ©nique ! Ăa nâavait pas lâair dâun service de table, mais dâun service de contagieux. Vraiment Norpois pousse la fidĂ©litĂ© jusquâĂ lâhĂ©roĂŻsme il en a repris ! » â Je crois vous avoir vu Ă dĂźner chez elle le jour oĂč elle a fait cette sortie Ă ce M. Bloch M. de Guermantes, peut-ĂȘtre pour donner Ă un nom israĂ©lite lâair plus Ă©tranger, ne prononça pas le ch de Bloch comme un k, mais comme dans hoch en allemand qui avait dit de je ne sais plus quel poite poĂšte quâil Ă©tait sublime. ChĂątellerault avait beau casser les tibias de M. Bloch, celui-ci ne comprenait pas et croyait les coups de genou de mon neveu destinĂ©s Ă une jeune femme assise tout contre lui ici M. de Guermantes rougit lĂ©gĂšrement. Il ne se rendait pas compte quâil agaçait notre tante avec ses sublimes » donnĂ©s en veux-tu en voilĂ . Bref, la tante Madeleine, qui nâa pas sa langue dans sa poche, lui a ripostĂ© HĂ©, monsieur, que garderez-vous alors pour M. de Bossuet. » M. de Guermantes croyait que devant un nom cĂ©lĂšbre, monsieur et une particule Ă©taient essentiellement ancien rĂ©gime. CâĂ©tait Ă payer sa place. â Et quâa rĂ©pondu ce M. Bloch ? demanda distraitement Mme de Guermantes, qui, Ă court dâoriginalitĂ© Ă ce moment-lĂ , crut devoir copier la prononciation germanique de son mari. â Ah ! je vous assure que M. Bloch nâa pas demandĂ© son reste, il court encore. â Mais oui, je me rappelle trĂšs bien vous avoir vu ce jour-lĂ , me dit dâun ton marquĂ© Mme de Guermantes, comme si de sa part ce souvenir avait quelque chose qui dĂ»t beaucoup me flatter. Câest toujours trĂšs intĂ©ressant chez ma tante. Ă la derniĂšre soirĂ©e oĂč je vous ai justement rencontrĂ©, je voulais vous demander si ce vieux monsieur qui a passĂ© prĂšs de nous nâĂ©tait pas François CoppĂ©e. Vous devez savoir tous les noms, me dit-elle avec une envie sincĂšre pour mes relations poĂ©tiques et aussi par amabilitĂ© Ă mon Ă©gard », pour poser davantage aux yeux de ses invitĂ©s un jeune homme aussi versĂ© dans la littĂ©rature. Jâassurai Ă la duchesse que je nâavais vu aucune figure cĂ©lĂšbre Ă la soirĂ©e de Mme de Villeparisis. Comment ! me dit Ă©tourdiment Mme de Guermantes, avouant par lĂ que son respect pour les gens de lettres et son dĂ©dain du monde Ă©taient plus superficiels quâelle ne disait et peut-ĂȘtre mĂȘme quâelle ne croyait, comment ! il nây avait pas de grands Ă©crivains ! Vous mâĂ©tonnez, il y avait pourtant des tĂȘtes impossibles ! » Je me souvenais trĂšs bien de ce soir-lĂ , Ă cause dâun incident absolument insignifiant. Mme de Villeparisis avait prĂ©sentĂ© Bloch Ă Mme Alphonse de Rothschild, mais mon camarade nâavait pas entendu le nom et, croyant avoir affaire Ă une vieille Anglaise un peu folle, nâavait rĂ©pondu que par monosyllabes aux prolixes paroles de lâancienne BeautĂ© quand Mme de Villeparisis, la prĂ©sentant Ă quelquâun dâautre, avait prononcĂ©, trĂšs distinctement cette fois la baronne Alphonse de Rothschild ». Alors Ă©taient entrĂ©es subitement dans les artĂšres de Bloch et dâun seul coup tant dâidĂ©es de millions et de prestige, lesquelles eussent dĂ» ĂȘtre prudemment subdivisĂ©es, quâil avait eu comme un coup au cĆur, un transport au cerveau et sâĂ©tait Ă©criĂ© en prĂ©sence de lâaimable vieille dame Si jâavais su ! » exclamation dont la stupiditĂ© lâavait empĂȘchĂ© de dormir pendant huit jours. Ce mot de Bloch avait peu dâintĂ©rĂȘt, mais je mâen souvenais comme preuve que parfois dans la vie, sous le coup dâune Ă©motion exceptionnelle, on dit ce que lâon pense. Je crois que Mme de Villeparisis nâest pas absolument⊠morale », dit la princesse de Parme, qui savait quâon nâallait pas chez la tante de la duchesse et, par ce que celle-ci venait de dire, voyait quâon pouvait en parler librement. Mais Mme de Guermantes ayant lâair de ne pas approuver, elle ajouta â Mais Ă ce degrĂ©-lĂ , lâintelligence fait tout passer. â Mais vous vous faites de ma tante lâidĂ©e quâon sâen fait gĂ©nĂ©ralement, rĂ©pondit la duchesse, et qui est, en somme, trĂšs fausse. Câest justement ce que me disait MĂ©mĂ© pas plus tard quâhier. Elle rougit, un souvenir inconnu de moi embua ses yeux. Je fis la supposition que M. de Charlus lui avait demandĂ© de me dĂ©sinviter, comme il mâavait fait prier par Robert de ne pas aller chez elle. Jâeus lâimpression que la rougeur â dâailleurs incomprĂ©hensible pour moi â quâavait eue le duc en parlant Ă un moment de son frĂšre ne pouvait pas ĂȘtre attribuĂ©e Ă la mĂȘme cause Ma pauvre tante ! elle gardera la rĂ©putation dâune personne de lâancien rĂ©gime, dâun esprit Ă©blouissant et dâun dĂ©vergondage effrĂ©nĂ©. Il nây a pas dâintelligence plus bourgeoise, plus sĂ©rieuse, plus terne ; elle passera pour une protectrice des arts, ce qui veut dire quâelle a Ă©tĂ© la maĂźtresse dâun grand peintre, mais il nâa jamais pu lui faire comprendre ce que câĂ©tait quâun tableau ; et quant Ă sa vie, bien loin dâĂȘtre une personne dĂ©pravĂ©e, elle Ă©tait tellement faite pour le mariage, elle Ă©tait tellement nĂ©e conjugale, que nâayant pu conserver un Ă©poux, qui Ă©tait du reste une canaille, elle nâa jamais eu une liaison quâelle nâait pris aussi au sĂ©rieux que si câĂ©tait une union lĂ©gitime, avec les mĂȘmes susceptibilitĂ©s, les mĂȘmes colĂšres, la mĂȘme fidĂ©litĂ©. Remarquez que ce sont quelquefois les plus sincĂšres, il y a en somme plus dâamants que de maris inconsolables. » â Pourtant, Oriane, regardez justement votre beau-frĂšre PalamĂšde dont vous ĂȘtes en train de parler ; il nây a pas de maĂźtresse qui puisse rĂȘver dâĂȘtre pleurĂ©e comme lâa Ă©tĂ© cette pauvre Mme de Charlus. â Ah ! rĂ©pondit la duchesse, que Votre Altesse me permette de ne pas ĂȘtre tout Ă fait de son avis. Tout le monde nâaime pas ĂȘtre pleurĂ© de la mĂȘme maniĂšre, chacun a ses prĂ©fĂ©rences. â Enfin il lui a vouĂ© un vrai culte depuis sa mort. Il est vrai quâon fait quelquefois pour les morts des choses quâon nâaurait pas faites pour les vivants. â Dâabord, rĂ©pondit Mme de Guermantes sur un ton rĂȘveur qui contrastait avec son intention gouailleuse, on va Ă leur enterrement, ce quâon ne fait jamais pour les vivants ! M. de Guermantes regarda dâun air malicieux M. de BrĂ©autĂ© comme pour le provoquer Ă rire de lâesprit de la duchesse. Mais enfin jâavoue franchement, reprit Mme de Guermantes, que la maniĂšre dont je souhaiterais dâĂȘtre pleurĂ©e par un homme que jâaimerais, nâest pas celle de mon beau-frĂšre. » La figure du duc se rembrunit. Il nâaimait pas que sa femme portĂąt des jugements Ă tort et Ă travers, surtout sur M. de Charlus. Vous ĂȘtes difficile. Son regret a Ă©difiĂ© tout le monde », dit-il dâun ton rogue. Mais la duchesse avait avec son mari cette espĂšce de hardiesse des dompteurs ou des gens qui vivent avec un fou et qui ne craignent pas de lâirriter Eh bien, non, quâest-ce que vous voulez, câest Ă©difiant, je ne dis pas, il va tous les jours au cimetiĂšre lui raconter combien de personnes il a eues Ă dĂ©jeuner, il la regrette Ă©normĂ©ment, mais comme une cousine, comme une grandâmĂšre, comme une sĆur. Ce nâest pas un deuil de mari. Il est vrai que câĂ©tait deux saints, ce qui rend le deuil un peu spĂ©cial. » M. de Guermantes, agacĂ© du caquetage de sa femme, fixait sur elle avec une immobilitĂ© terrible des prunelles toutes chargĂ©es. Ce nâest pas pour dire du mal du pauvre MĂ©mĂ©, qui, entre parenthĂšses, nâĂ©tait pas libre ce soir, reprit la duchesse, je reconnais quâil est bon comme personne, il est dĂ©licieux, il a une dĂ©licatesse, un cĆur comme les hommes nâen ont pas gĂ©nĂ©ralement. Câest un cĆur de femme, MĂ©mĂ© ! » â Ce que vous dites est absurde, interrompit vivement M. de Guermantes, MĂ©mĂ© nâa rien dâeffĂ©minĂ©, personne nâest plus viril que lui. â Mais je ne vous dis pas quâil soit effĂ©minĂ© le moins du monde. Comprenez au moins ce que je dis, reprit la duchesse. Ah ! celui-lĂ , dĂšs quâil croit quâon veut toucher Ă son frĂšreâŠ, ajouta-t-elle en se tournant vers la princesse de Parme. â Câest trĂšs gentil, câest dĂ©licieux Ă entendre. Il nây a rien de si beau que deux frĂšres qui sâaiment, dit la princesse de Parme, comme lâauraient fait beaucoup de gens du peuple, car on peut appartenir Ă une famille princiĂšre, et Ă une famille par le sang, par lâesprit fort populaire. â Puisque nous parlions de votre famille, Oriane, dit la princesse, jâai vu hier votre neveu Saint-Loup ; je crois quâil voudrait vous demander un service. Le duc de Guermantes fronça son sourcil jupitĂ©rien. Quand il nâaimait pas rendre un service, il ne voulait pas que sa femme sâen chargeĂąt, sachant que cela reviendrait au mĂȘme et que les personnes Ă qui la duchesse avait Ă©tĂ© obligĂ©e de le demander lâinscriraient au dĂ©bit commun de mĂ©nage, tout aussi bien que sâil avait Ă©tĂ© demandĂ© par le mari seul. â Pourquoi ne me lâa-t-il pas demandĂ© lui-mĂȘme ? dit la duchesse, il est restĂ© deux heures ici, hier, et Dieu sait ce quâil a pu ĂȘtre ennuyeux. Il ne serait pas plus stupide quâun autre sâil avait eu, comme tant de gens du monde, lâintelligence de savoir rester bĂȘte. Seulement, câest ce badigeon de savoir qui est terrible. Il veut avoir une intelligence ouverte⊠ouverte Ă toutes les choses quâil ne comprend pas. Il vous parle du Maroc, câest affreux. â Il ne veut pas y retourner, Ă cause de Rachel, dit le prince de Foix. â Mais puisquâils ont rompu, interrompit M. de BrĂ©autĂ©. â Ils ont si peu rompu que je lâai trouvĂ©e il y a deux jours dans la garçonniĂšre de Robert ; ils nâavaient pas lâair de gens brouillĂ©s, je vous assure, rĂ©pondit le prince de Foix qui aimait Ă rĂ©pandre tous les bruits pouvant faire manquer un mariage Ă Robert et qui dâailleurs pouvait ĂȘtre trompĂ© par les reprises intermittentes dâune liaison en effet finie. â Cette Rachel mâa parlĂ© de vous, je la vois comme ça en passant le matin aux Champs-ĂlysĂ©es, câest une espĂšce dâĂ©vaporĂ©e comme vous dites, ce que vous appelez une dĂ©grafĂ©e, une sorte de Dame aux CamĂ©lias », au figurĂ© bien entendu. Ce discours mâĂ©tait tenu par le prince Von qui tenait Ă avoir lâair au courant de la littĂ©rature française et des finesses parisiennes. â Justement câest Ă propos du Maroc⊠sâĂ©cria la princesse saisissant prĂ©cipitamment ce joint. â Quâest-ce quâil peut vouloir pour le Maroc ? demanda sĂ©vĂšrement M. de Guermantes ; Oriane ne peut absolument rien dans cet ordre-lĂ , il le sait bien. â Il croit quâil a inventĂ© la stratĂ©gie, poursuivit Mme de Guermantes, et puis il emploie des mots impossibles pour les moindres choses, ce qui nâempĂȘche pas quâil fait des pĂątĂ©s dans ses lettres. Lâautre jour, il a dit quâil avait mangĂ© des pommes de terre sublimes, et quâil avait trouvĂ© Ă louer une baignoire sublime. â Il parle latin, enchĂ©rit le duc. â Comment, latin ? demanda la princesse. â Ma parole dâhonneur ! que Madame demande Ă Oriane si jâexagĂšre. â Mais comment, madame, lâautre jour il a dit dans une seule phrase, dâun seul trait Je ne connais pas dâexemple de Sic transit gloria mundi plus touchant » ; je dis la phrase Ă Votre Altesse parce quâaprĂšs vingt questions et en faisant appel Ă des linguistes, nous sommes arrivĂ©s Ă la reconstituer, mais Robert a jetĂ© cela sans reprendre haleine, on pouvait Ă peine distinguer quâil y avait du latin lĂ dedans, il avait lâair dâun personnage du Malade imaginaire ! Et tout ça sâappliquait Ă la mort de lâimpĂ©ratrice dâAutriche ! â Pauvre femme ! sâĂ©cria la princesse, quelle dĂ©licieuse crĂ©ature câĂ©tait. â Oui, rĂ©pondit la duchesse, un peu folle, un peu insensĂ©e, mais câĂ©tait une trĂšs bonne femme, une gentille folle trĂšs aimable, je nâai seulement jamais compris pourquoi elle nâavait jamais achetĂ© un rĂątelier qui tĂźnt, le sien se dĂ©crochait toujours avant la fin de ses phrases et elle Ă©tait obligĂ©e de les interrompre pour ne pas lâavaler. â Cette Rachel mâa parlĂ© de vous, elle mâa dit que le petit Saint-Loup vous adorait, vous prĂ©fĂ©rait mĂȘme Ă elle, me dit le prince Von, tout en mangeant comme un ogre, le teint vermeil, et dont le rire perpĂ©tuel dĂ©couvrait toutes les dents. â Mais alors elle doit ĂȘtre jalouse de moi et me dĂ©tester, rĂ©pondis-je. â Pas du tout, elle mâa dit beaucoup de bien de vous. La maĂźtresse du prince de Foix serait peut-ĂȘtre jalouse sâil vous prĂ©fĂ©rait Ă elle. Vous ne comprenez pas ? Revenez avec moi, je vous expliquerai tout cela. â Je ne peux pas, je vais chez M. de Charlus Ă onze heures. â Tiens, il mâa fait demander hier de venir dĂźner ce soir, mais de ne pas venir aprĂšs onze heures moins le quart. Mais si vous tenez Ă aller chez lui, venez au moins avec moi jusquâau Théùtre-Français, vous serez dans la pĂ©riphĂ©rie, dit le prince qui croyait sans doute que cela signifiait Ă proximitĂ© » ou peut-ĂȘtre le centre ». Mais ses yeux dilatĂ©s dans sa grosse et belle figure rouge me firent peur et je refusai en disant quâun ami devait venir me chercher. Cette rĂ©ponse ne me semblait pas blessante. Le prince en reçut sans doute une impression diffĂ©rente, car jamais il ne mâadressa plus la parole. Il faut justement que jâaille voir la reine de Naples, quel chagrin elle doit avoir ! » dit, ou du moins me parut avoir dit, la princesse de Parme. Car ces paroles ne mâĂ©taient arrivĂ©es quâindistinctes Ă travers celles, plus proches, que mâavait adressĂ©es pourtant fort bas le prince Von, qui avait craint sans doute, sâil parlait plus haut, dâĂȘtre entendu de M. de Foix. â Ah ! non, rĂ©pondit la duchesse, ça, je crois quâelle nâen a aucun. â Aucun ? vous ĂȘtes toujours dans les extrĂȘmes, Oriane, dit M. de Guermantes reprenant son rĂŽle de falaise qui, en sâopposant Ă la vague, la force Ă lancer plus haut son panache dâĂ©cume. â Basin sait encore mieux que moi que je dis la vĂ©ritĂ©, rĂ©pondit la duchesse, mais il se croit obligĂ© de prendre des airs sĂ©vĂšres Ă cause de votre prĂ©sence et il a peur que je vous scandalise. â Oh ! non, je vous en prie, sâĂ©cria la princesse de Parme, craignant quâĂ cause dâelle on nâaltĂ©rĂąt en quelque chose ces dĂ©licieux mercredis de la duchesse de Guermantes, ce fruit dĂ©fendu auquel la reine de SuĂšde elle-mĂȘme nâavait pas encore eu le droit de goĂ»ter. â Mais câest Ă lui-mĂȘme quâelle a rĂ©pondu, comme il lui disait, dâun air banalement triste Mais la reine est en deuil ; de qui donc ? est-ce un chagrin pour votre MajestĂ© ? Non, ce nâest pas un grand deuil, câest un petit deuil, un tout petit deuil, câest ma sĆur. » La vĂ©ritĂ© câest quâelle est enchantĂ©e comme cela, Basin le sait trĂšs bien, elle nous a invitĂ©s Ă une fĂȘte le jour mĂȘme et mâa donnĂ© deux perles. Je voudrais quâelle perdĂźt une sĆur tous les jours ! Elle ne pleure pas la mort de sa sĆur, elle la rit aux Ă©clats. Elle se dit probablement, comme Robert, que sic transit, enfin je ne sais plus, ajouta-t-elle par modestie, quoiquâelle sĂ»t trĂšs bien. Dâailleurs Mme de Guermantes faisait seulement en ceci de lâesprit, et du plus faux, car la reine de Naples, comme la duchesse dâAlençon, morte tragiquement aussi, avait un grand cĆur et a sincĂšrement pleurĂ© les siens. Mme de Guermantes connaissait trop les nobles sĆurs bavaroises, ses cousines, pour lâignorer. â Il aurait voulu ne pas retourner au Maroc, dit la princesse de Parme en saisissant Ă nouveau ce nom de Robert que lui tendait bien involontairement comme une perche Mme de Guermantes. Je crois que vous connaissez le gĂ©nĂ©ral de Monserfeuil. â TrĂšs peu, rĂ©pondit la duchesse qui Ă©tait intimement liĂ©e avec cet officier. La princesse expliqua ce que dĂ©sirait Saint-Loup. â Mon Dieu, si je le vois, cela peut arriver que je le rencontre, rĂ©pondit, pour ne pas avoir lâair de refuser, la duchesse dont les relations avec le gĂ©nĂ©ral de Monserfeuil semblaient sâĂȘtre rapidement espacĂ©es depuis quâil sâagissait de lui demander quelque chose. Cette incertitude ne suffit pourtant pas au duc, qui, interrompant sa femme Vous savez bien que vous ne le verrez pas, Oriane, dit-il, et puis vous lui avez dĂ©jĂ demandĂ© deux choses quâil nâa pas faites. Ma femme a la rage dâĂȘtre aimable, reprit-il de plus en plus furieux pour forcer la princesse Ă retirer sa demande sans que cela pĂ»t faire douter de lâamabilitĂ© de la duchesse et pour que Mme de Parme rejetĂąt la chose sur son propre caractĂšre Ă lui, essentiellement quinteux. Robert pourrait ce quâil voudrait sur Monserfeuil. Seulement, comme il ne sait pas ce quâil veut, il le fait demander par nous, parce quâil sait quâil nây a pas de meilleure maniĂšre de faire Ă©chouer la chose. Oriane a trop demandĂ© de choses Ă Monserfeuil. Une demande dâelle maintenant, câest une raison pour quâil refuse. » â Ah ! dans ces conditions, il vaut mieux que la duchesse ne fasse rien, dit Mme de Parme. â Naturellement, conclut le duc. â Ce pauvre gĂ©nĂ©ral, il a encore Ă©tĂ© battu aux Ă©lections, dit la princesse de Parme pour changer de conversation. â Oh ! ce nâest pas grave, ce nâest que la septiĂšme fois, dit le duc qui, ayant dĂ» lui-mĂȘme renoncer Ă la politique, aimait assez les insuccĂšs Ă©lectoraux des autres. â Il sâest consolĂ© en voulant faire un nouvel enfant Ă sa femme. â Comment ! Cette pauvre Mme de Monserfeuil est encore enceinte, sâĂ©cria la princesse. â Mais parfaitement, rĂ©pondit la duchesse, câest le seul arrondissement oĂč le pauvre gĂ©nĂ©ral nâa jamais Ă©chouĂ©. Je ne devais plus cesser par la suite dâĂȘtre continuellement invitĂ©, fĂ»t-ce avec quelques personnes seulement, Ă ces repas dont je mâĂ©tais autrefois figurĂ© les convives comme les apĂŽtres de la Sainte-Chapelle. Ils se rĂ©unissaient lĂ en effet, comme les premiers chrĂ©tiens, non pour partager seulement une nourriture matĂ©rielle, dâailleurs exquise, mais dans une sorte de CĂšne sociale ; de sorte quâen peu de dĂźners jâassimilai la connaissance de tous les amis de mes hĂŽtes, amis auxquels ils me prĂ©sentaient avec une nuance de bienveillance si marquĂ©e comme quelquâun quâils auraient de tout temps paternellement prĂ©fĂ©rĂ©, quâil nâest pas un dâentre eux qui nâeĂ»t cru manquer au duc et Ă la duchesse sâil avait donnĂ© un bal sans me faire figurer sur sa liste, et en mĂȘme temps, tout en buvant un des Yquem que recelaient les caves des Guermantes, je savourais des ortolans accommodĂ©s selon les diffĂ©rentes recettes que le duc Ă©laborait et modifiait prudemment. Cependant, pour qui sâĂ©tait dĂ©jĂ assis plus dâune fois Ă la table mystique, la manducation de ces derniers nâĂ©tait pas indispensable. De vieux amis de M. et de Mme de Guermantes venaient les voir aprĂšs dĂźner, en cure-dents » aurait dit Mme Swann, sans ĂȘtre attendus, et prenaient lâhiver une tasse de tilleul aux lumiĂšres du grand salon, lâĂ©tĂ© un verre dâorangeade dans la nuit du petit bout de jardin rectangulaire. On nâavait jamais connu, des Guermantes, dans ces aprĂšs-dĂźners au jardin, que lâorangeade. Elle avait quelque chose de rituel. Y ajouter dâautres rafraĂźchissements eĂ»t semblĂ© dĂ©naturer la tradition, de mĂȘme quâun grand raout dans le faubourg Saint-Germain nâest plus un raout sâil y a une comĂ©die ou de la musique. Il faut quâon soit censĂ© venir simplement â y eĂ»t-il cinq cents personnes â faire une visite Ă la princesse de Guermantes, par exemple. On admira mon influence parce que je pus Ă lâorangeade faire ajouter une carafe contenant du jus de cerise cuite, de poire cuite. Je pris en inimitiĂ©, Ă cause de cela, le prince dâAgrigente qui, comme tous les gens dĂ©pourvus dâimagination, mais non dâavarice, sâĂ©merveillent de ce que vous buvez et vous demandent la permission dâen prendre un peu. De sorte que chaque fois M. dâAgrigente, en diminuant ma ration, gĂątait mon plaisir. Car ce jus de fruit nâest jamais en assez grande quantitĂ© pour quâil dĂ©saltĂšre. Rien ne lasse moins que cette transposition en saveur, de la couleur dâun fruit, lequel cuit semble rĂ©trograder vers la saison des fleurs. EmpourprĂ© comme un verger au printemps, ou bien incolore et frais comme le zĂ©phir sous les arbres fruitiers, le jus se laisse respirer et regarder goutte Ă goutte, et M. dâAgrigente mâempĂȘchait, rĂ©guliĂšrement, de mâen rassasier. MalgrĂ© ces compotes, lâorangeade traditionnelle subsista comme le tilleul. Sous ces modestes espĂšces, la communion sociale nâen avait pas moins lieu. En cela, sans doute, les amis de M. et de Mme de Guermantes Ă©taient tout de mĂȘme, comme je me les Ă©tais dâabord figurĂ©s, restĂ©s plus diffĂ©rents que leur aspect dĂ©cevant ne mâeĂ»t portĂ© Ă le croire. Maints vieillards venaient recevoir chez la duchesse, en mĂȘme temps que lâinvariable boisson, un accueil souvent assez peu aimable. Or, ce ne pouvait ĂȘtre par snobisme, Ă©tant eux-mĂȘmes dâun rang auquel nul autre nâĂ©tait supĂ©rieur ; ni par amour du luxe ils lâaimaient peut-ĂȘtre, mais, dans de moindres conditions sociales, eussent pu en connaĂźtre un splendide, car, ces mĂȘmes soirs, la femme charmante dâun richissime financier eĂ»t tout fait pour les avoir Ă des chasses Ă©blouissantes quâelle donnerait pendant deux jours pour le roi dâEspagne. Ils avaient refusĂ© nĂ©anmoins et Ă©taient venus Ă tout hasard voir si Mme de Guermantes Ă©tait chez elle. Ils nâĂ©taient mĂȘme pas certains de trouver lĂ des opinions absolument conformes aux leurs, ou des sentiments spĂ©cialement chaleureux ; Mme de Guermantes lançait parfois sur lâaffaire Dreyfus, sur la RĂ©publique, sur les lois antireligieuses, ou mĂȘme, Ă mi-voix, sur eux-mĂȘmes, sur leurs infirmitĂ©s, sur le caractĂšre ennuyeux de leur conversation, des rĂ©flexions quâils devaient faire semblant de ne pas remarquer. Sans doute, sâils gardaient lĂ leurs habitudes, Ă©tait-ce par Ă©ducation affinĂ©e du gourmet mondain, par claire connaissance de la parfaite et premiĂšre qualitĂ© du mets social, au goĂ»t familier, rassurant et sapide, sans mĂ©lange, non frelatĂ©, dont ils savaient lâorigine et lâhistoire aussi bien que celle qui la leur servait, restĂ©s plus nobles » en cela quâils ne le savaient eux-mĂȘmes. Or, parmi ces visiteurs auxquels je fus prĂ©sentĂ© aprĂšs dĂźner, le hasard fit quâil y eut ce gĂ©nĂ©ral de Monserfeuil dont avait parlĂ© la princesse de Parme et que Mme de Guermantes, du salon de qui il Ă©tait un des habituĂ©s, ne savait pas devoir venir ce soir-lĂ . Il sâinclina devant moi, en entendant mon nom, comme si jâeusse Ă©tĂ© prĂ©sident du Conseil supĂ©rieur de la guerre. Jâavais cru que câĂ©tait simplement par quelque inserviabilitĂ© fonciĂšre, et pour laquelle le duc, comme pour lâesprit, sinon pour lâamour, Ă©tait le complice de sa femme, que la duchesse avait presque refusĂ© de recommander son neveu Ă M. de Monserfeuil. Et je voyais lĂ une indiffĂ©rence dâautant plus coupable que jâavais cru comprendre par quelques mots Ă©chappĂ©s Ă la princesse de Parme que le poste de Robert Ă©tait dangereux et quâil Ă©tait prudent de lâen faire changer. Mais ce fut par la vĂ©ritable mĂ©chancetĂ© de Mme de Guermantes que je fus rĂ©voltĂ© quand, la princesse de Parme ayant timidement proposĂ© dâen parler dâelle-mĂȘme et pour son compte au gĂ©nĂ©ral, la duchesse fit tout ce quâelle put pour en dĂ©tourner lâAltesse. â Mais Madame, sâĂ©cria-t-elle, Monserfeuil nâa aucune espĂšce de crĂ©dit ni de pouvoir avec le nouveau gouvernement. Ce serait un coup dâĂ©pĂ©e dans lâeau. â Je crois quâil pourrait nous entendre, murmura la princesse en invitant la duchesse Ă parler plus bas. â Que Votre Altesse ne craigne rien, il est sourd comme un pot, dit sans baisser la voix la duchesse, que le gĂ©nĂ©ral entendit parfaitement. â Câest que je crois que M. de Saint-Loup nâest pas dans un endroit trĂšs rassurant, dit la princesse. â Que voulez-vous, rĂ©pondit la duchesse, il est dans le cas de tout le monde, avec la diffĂ©rence que câest lui qui a demandĂ© Ă y aller. Et puis, non, ce nâest pas dangereux ; sans cela vous pensez bien que je mâen occuperais. Jâen aurais parlĂ© Ă Saint-Joseph pendant le dĂźner. Il est beaucoup plus influent, et dâun travailleur ! Vous voyez, il est dĂ©jĂ parti. Du reste ce serait moins dĂ©licat quâavec celui-ci, qui a justement trois de ses fils au Maroc et nâa pas voulu demander leur changement ; il pourrait objecter cela. Puisque Votre Altesse y tient, jâen parlerai Ă Saint-Joseph⊠si je le vois, ou Ă Beautreillis. Mais si je ne les vois pas, ne plaignez pas trop Robert. On nous a expliquĂ© lâautre jour oĂč câĂ©tait. Je crois quâil ne peut ĂȘtre nulle part mieux que lĂ . Quelle jolie fleur, je nâen avais jamais vu de pareille, il nây a que vous, Oriane, pour avoir de telles merveilles ! » dit la princesse de Parme qui, de peur que le gĂ©nĂ©ral de Monserfeuil nâeĂ»t entendu la duchesse, cherchait Ă changer de conversation. Je reconnus une plante de lâespĂšce de celles quâElstir avait peintes devant moi. â Je suis enchantĂ©e quâelle vous plaise ; elles sont ravissantes, regardez leur petit tour de cou de velours mauve ; seulement, comme il peut arriver Ă des personnes trĂšs jolies et trĂšs bien habillĂ©es, elles ont un vilain nom et elles sentent mauvais. MalgrĂ© cela, je les aime beaucoup. Mais ce qui est un peu triste, câest quâelles vont mourir. â Mais elles sont en pot, ce ne sont pas des fleurs coupĂ©es, dit la princesse. â Non, rĂ©pondit la duchesse en riant, mais ça revient au mĂȘme, comme ce sont des dames. Câest une espĂšce de plantes oĂč les dames et les messieurs ne se trouvent pas sur le mĂȘme pied. Je suis comme les gens qui ont une chienne. Il me faudrait un mari pour mes fleurs. Sans cela je nâaurai pas de petits ! â Comme câest curieux. Mais alors dans la nature⊠â Oui ! il y a certains insectes qui se chargent dâeffectuer le mariage, comme pour les souverains, par procuration, sans que le fiancĂ© et la fiancĂ©e se soient jamais vus. Aussi je vous jure que je recommande Ă mon domestique de mettre ma plante Ă la fenĂȘtre le plus quâil peut, tantĂŽt du cĂŽtĂ© cour, tantĂŽt du cĂŽtĂ© jardin, dans lâespoir que viendra lâinsecte indispensable. Mais cela exigerait un tel hasard. Pensez, il faudrait quâil ait justement Ă©tĂ© voir une personne de la mĂȘme espĂšce et dâun autre sexe, et quâil ait lâidĂ©e de venir mettre des cartes dans la maison. Il nâest pas venu jusquâici, je crois que ma plante est toujours digne dâĂȘtre rosiĂšre, jâavoue quâun peu plus de dĂ©vergondage me plairait mieux. Tenez, câest comme ce bel arbre qui est dans la cour, il mourra sans enfants parce que câest une espĂšce trĂšs rare dans nos pays. Lui, câest le vent qui est chargĂ© dâopĂ©rer lâunion, mais le mur est un peu haut. â En effet, dit M. de BrĂ©autĂ©, vous auriez dĂ» le faire abattre de quelques centimĂštres seulement, cela aurait suffi. Ce sont des opĂ©rations quâil faut savoir pratiquer. Le parfum de vanille quâil y avait dans lâexcellente glace que vous nous avez servie tout Ă lâheure, duchesse, vient dâune plante qui sâappelle le vanillier. Celle-lĂ produit bien des fleurs Ă la fois masculines et fĂ©minines, mais une sorte de paroi dure, placĂ©e entre elles, empĂȘche toute communication. Aussi ne pouvait-on jamais avoir de fruits jusquâau jour oĂč un jeune nĂšgre natif de la RĂ©union et nommĂ© Albins, ce qui, entre parenthĂšses, est assez comique pour un noir puisque cela veut dire blanc, eut lâidĂ©e, Ă lâaide dâune petite pointe, de mettre en rapport les organes sĂ©parĂ©s. â Babal, vous ĂȘtes divin, vous savez tout, sâĂ©cria la duchesse. â Mais vous-mĂȘme, Oriane, vous mâavez appris des choses dont je ne me doutais pas, dit la princesse. â Je dirai Ă Votre Altesse que câest Swann qui mâa toujours beaucoup parlĂ© de botanique. Quelquefois, quand cela nous embĂȘtait trop dâaller Ă un thĂ© ou Ă une matinĂ©e, nous partions pour la campagne et il me montrait des mariages extraordinaires de fleurs, ce qui est beaucoup plus amusant que les mariages de gens, sans lunch et sans sacristie. On nâavait jamais le temps dâaller bien loin. Maintenant quâil y a lâautomobile, ce serait charmant. Malheureusement dans lâintervalle il a fait lui-mĂȘme un mariage encore beaucoup plus Ă©tonnant et qui rend tout difficile. Ah ! madame, la vie est une chose affreuse, on passe son temps Ă faire des choses qui vous ennuient, et quand, par hasard, on connaĂźt quelquâun avec qui on pourrait aller en voir dâintĂ©ressantes, il faut quâil fasse le mariage de Swann. PlacĂ©e entre le renoncement aux promenades botaniques et lâobligation de frĂ©quenter une personne dĂ©shonorante, jâai choisi la premiĂšre de ces deux calamitĂ©s. Dâailleurs, au fond, il nây aurait pas besoin dâaller si loin. Il paraĂźt que, rien que dans mon petit bout de jardin, il se passe en plein jour plus de choses inconvenantes que la nuit⊠dans le bois de Boulogne ! Seulement cela ne se remarque pas parce quâentre fleurs cela se fait trĂšs simplement, on voit une petite pluie orangĂ©e, ou bien une mouche trĂšs poussiĂ©reuse qui vient essuyer ses pieds ou prendre une douche avant dâentrer dans une fleur. Et tout est consommĂ© ! â La commode sur laquelle la plante est posĂ©e est splendide aussi, câest Empire, je crois, dit la princesse qui, nâĂ©tant pas familiĂšre avec les travaux de Darwin et de ses successeurs, comprenait mal la signification des plaisanteries de la duchesse. â Nâest-ce pas, câest beau ? Je suis ravie que Madame lâaime, rĂ©pondit la duchesse. Câest une piĂšce magnifique. Je vous dirai que jâai toujours adorĂ© le style Empire, mĂȘme au temps oĂč cela nâĂ©tait pas Ă la mode. Je me rappelle quâĂ Guermantes je mâĂ©tais fait honnir de ma belle-mĂšre parce que jâavais dit de descendre du grenier tous les splendides meubles Empire que Basin avait hĂ©ritĂ©s des Montesquiou, et que jâen avais meublĂ© lâaile que jâhabitais. M. de Guermantes sourit. Il devait pourtant se rappeler que les choses sâĂ©taient passĂ©es dâune façon fort diffĂ©rente. Mais les plaisanteries de la princesse des Laumes sur le mauvais goĂ»t de sa belle-mĂšre ayant Ă©tĂ© de tradition pendant le peu de temps oĂč le prince avait Ă©tĂ© Ă©pris de sa femme, Ă son amour pour la seconde avait survĂ©cu un certain dĂ©dain pour lâinfĂ©rioritĂ© dâesprit de la premiĂšre, dĂ©dain qui sâalliait dâailleurs Ă beaucoup dâattachement et de respect. Les IĂ©na ont le mĂȘme fauteuil avec incrustations de Wetgwood, il est beau, mais jâaime mieux le mien, dit la duchesse du mĂȘme air dâimpartialitĂ© que si elle nâavait possĂ©dĂ© aucun de ces deux meubles ; je reconnais du reste quâils ont des choses merveilleuses que je nâai pas. » La princesse de Parme garda le silence. Mais câest vrai, Votre Altesse ne connaĂźt pas leur collection. Oh ! elle devrait absolument y venir une fois avec moi. Câest une des choses les plus magnifiques de Paris, câest un musĂ©e qui serait vivant. » Et comme cette proposition Ă©tait une des audaces les plus Guermantes de la duchesse, parce que les IĂ©na Ă©taient pour la princesse de Parme de purs usurpateurs, leur fils portant, comme le sien, le titre de duc de Guastalla, Mme de Guermantes en la lançant ainsi ne se retint pas tant lâamour quâelle portait Ă sa propre originalitĂ© lâemportait encore sur sa dĂ©fĂ©rence pour la princesse de Parme de jeter sur les autres convives des regards amusĂ©s et souriants. Eux aussi sâefforçaient de sourire, Ă la fois effrayĂ©s, Ă©merveillĂ©s, et surtout ravis de penser quâils Ă©taient tĂ©moins de la derniĂšre » dâOriane et pourraient la raconter tout chaud ». Ils nâĂ©taient quâĂ demi stupĂ©faits, sachant que la duchesse avait lâart de faire litiĂšre de tous les prĂ©jugĂ©s Courvoisier pour une rĂ©ussite de vie plus piquante et plus agrĂ©able. Nâavait-elle pas, au cours de ces derniĂšres annĂ©es, rĂ©uni Ă la princesse Mathilde le duc dâAumale qui avait Ă©crit au propre frĂšre de la princesse la fameuse lettre Dans ma famille tous les hommes sont braves et toutes les femmes sont chastes ? » Or, les princes le restant mĂȘme au moment oĂč ils paraissent vouloir oublier quâils le sont, le duc dâAumale et la princesse Mathilde sâĂ©taient tellement plu chez Mme de Guermantes quâils Ă©taient ensuite allĂ©s lâun chez lâautre, avec cette facultĂ© dâoublier le passĂ© que tĂ©moigna Louis XVIII quand il prit pour ministre FouchĂ© qui avait votĂ© la mort de son frĂšre. Mme de Guermantes nourrissait le mĂȘme projet de rapprochement entre la princesse Murat et la reine de Naples. En attendant, la princesse de Parme paraissait aussi embarrassĂ©e quâauraient pu lâĂȘtre les hĂ©ritiers de la couronne des Pays-Bas et de Belgique, respectivement prince dâOrange et duc de Brabant, si on avait voulu leur prĂ©senter M. de Mailly Nesle, prince dâOrange, et M. de Charlus, duc de Brabant. Mais dâabord la duchesse, Ă qui Swann et M. de Charlus bien que ce dernier fĂ»t rĂ©solu Ă ignorer les IĂ©na avaient Ă grandâpeine fini par faire aimer le style Empire, sâĂ©cria â Madame, sincĂšrement, je ne peux pas vous dire Ă quel point vous trouverez cela beau ! Jâavoue que le style Empire mâa toujours impressionnĂ©e. Mais, chez les IĂ©na, lĂ , câest vraiment comme une hallucination. Cette espĂšce, comment vous dire, de⊠reflux de lâexpĂ©dition dâĂgypte, et puis aussi de remontĂ©e jusquâĂ nous de lâAntiquitĂ©, tout cela qui envahit nos maisons, les Sphinx qui viennent se mettre aux pieds des fauteuils, les serpents qui sâenroulent aux candĂ©labres, une Muse Ă©norme qui vous tend un petit flambeau pour jouer Ă la bouillotte ou qui est tranquillement montĂ©e sur votre cheminĂ©e et sâaccoude Ă votre pendule, et puis toutes les lampes pompĂ©iennes, les petits lits en bateau qui ont lâair dâavoir Ă©tĂ© trouvĂ©s sur le Nil et dâoĂč on sâattend Ă voir sortir MoĂŻse, ces quadriges antiques qui galopent le long des tables de nuit⊠â On nâest pas trĂšs bien assis dans les meubles Empire, hasarda la princesse. â Non, rĂ©pondit la duchesse, mais, ajouta Mme de Guermantes en insistant avec un sourire, jâaime ĂȘtre mal assise sur ces siĂšges dâacajou recouverts de velours grenat ou de soie verte. Jâaime cet inconfort de guerriers qui ne comprennent que la chaise curule et, au milieu du grand salon, croisaient les faisceaux et entassaient les lauriers. Je vous assure que, chez les IĂ©na, on ne pense pas un instant Ă la maniĂšre dont on est assis, quand on voit devant soi une grande gredine de Victoire peinte Ă fresque sur le mur. Mon Ă©poux va me trouver bien mauvaise royaliste, mais je suis trĂšs mal pensante, vous savez, je vous assure que chez ces gens-lĂ on en arrive Ă aimer tous ces N, toutes ces abeilles. Mon Dieu, comme sous les rois, depuis pas mal de temps, on nâa pas Ă©tĂ© trĂšs gĂątĂ© du cĂŽtĂ© gloire, ces guerriers qui rapportaient tant de couronnes quâils en mettaient jusque sur les bras des fauteuils, je trouve que ça a un certain chic ! Votre Altesse devrait⊠â Mon Dieu, si vous croyez, dit la princesse, mais il me semble que ce ne sera pas facile. â Mais Madame verra que tout sâarrangera trĂšs bien. Ce sont de trĂšs bonnes gens, pas bĂȘtes. Nous y avons menĂ© Mme de Chevreuse, ajouta la duchesse sachant la puissance de lâexemple, elle a Ă©tĂ© ravie. Le fils est mĂȘme trĂšs agrĂ©able⊠Ce que je vais dire nâest pas trĂšs convenable, ajouta-t-elle, mais il a une chambre et surtout un lit oĂč on voudrait dormir â sans lui ! Ce qui est encore moins convenable, câest que jâai Ă©tĂ© le voir une fois pendant quâil Ă©tait malade et couchĂ©. Ă cĂŽtĂ© de lui, sur le rebord du lit, il y avait sculptĂ©e une longue SirĂšne allongĂ©e, ravissante, avec une queue en nacre, et qui tient dans la main des espĂšces de lotus. Je vous assure, ajouta Mme de Guermantes, â en ralentissant son dĂ©bit pour mettre encore mieux en relief les mots quâelle avait lâair de modeler avec la moue de ses belles lĂšvres, le fuselage de ses longues mains expressives, et tout en attachant sur la princesse un regard doux, fixe et profond, â quâavec les palmettes et la couronne dâor qui Ă©tait Ă cĂŽtĂ©, câĂ©tait Ă©mouvant ; câĂ©tait tout Ă fait lâarrangement du jeune Homme et la Mort de Gustave Moreau Votre Altesse connaĂźt sĂ»rement ce chef-dâĆuvre. La princesse de Parme, qui ignorait mĂȘme le nom du peintre, fit de violents mouvements de tĂȘte et sourit avec ardeur afin de manifester son admiration pour ce tableau. Mais lâintensitĂ© de sa mimique ne parvint pas Ă remplacer cette lumiĂšre qui reste absente de nos yeux tant que nous ne savons pas de quoi on veut nous parler. â Il est joli garçon, je crois ? demanda-t-elle. â Non, car il a lâair dâun tapir. Les yeux sont un peu ceux dâune reine Hortense pour abat-jour. Mais il a probablement pensĂ© quâil serait un peu ridicule pour un homme de dĂ©velopper cette ressemblance, et cela se perd dans des joues encaustiquĂ©es qui lui donnent un air assez mameluck. On sent que le frotteur doit passer tous les matins. Swann, ajouta-t-elle, revenant au lit du jeune duc, a Ă©tĂ© frappĂ© de la ressemblance de cette SirĂšne avec la Mort de Gustave Moreau. Mais dâailleurs, ajouta-t-elle dâun ton plus rapide et pourtant sĂ©rieux, afin de faire rire davantage, il nây a pas Ă nous frapper, car câĂ©tait un rhume de cerveau, et le jeune homme se porte comme un charme. â On dit quâil est snob ? demanda M. de BrĂ©autĂ© dâun air malveillant, allumĂ© et en attendant dans la rĂ©ponse la mĂȘme prĂ©cision que sâil avait dit On mâa dit quâil nâavait que quatre doigts Ă la main droite, est-ce vrai ? » â MâŠon Dieu, nâŠon, rĂ©pondit Mme de Guermantes avec un sourire de douce indulgence. Peut-ĂȘtre un tout petit peu snob dâapparence, parce quâil est extrĂȘmement jeune, mais cela mâĂ©tonnerait quâil le fĂ»t en rĂ©alitĂ©, car il est intelligent, ajouta-t-elle, comme sâil y eĂ»t eu Ă son avis incompatibilitĂ© absolue entre le snobisme et lâintelligence. Il est fin, je lâai vu drĂŽle », dit-elle encore en riant dâun air gourmet et connaisseur, comme si porter le jugement de drĂŽlerie sur quelquâun exigeait une certaine expression de gaĂźtĂ©, ou comme si les saillies du duc de Guastalla lui revenaient Ă lâesprit en ce moment. Du reste, comme il nâest pas reçu, ce snobisme nâaurait pas Ă sâexercer », reprit-elle sans songer quâelle nâencourageait pas beaucoup de la sorte la princesse de Parme. â Je me demande ce que dira le prince de Guermantes, qui lâappelle Mme IĂ©na, sâil apprend que je suis allĂ©e chez elle. â Mais comment, sâĂ©cria avec une extraordinaire vivacitĂ© la duchesse, vous savez que câest nous qui avons cĂ©dĂ© Ă Gilbert elle sâen repentait amĂšrement aujourdâhui ! toute une salle de jeu Empire qui nous venait de Quiou-Quiou et qui est une splendeur ! Il nây avait pas la place ici oĂč pourtant je trouve que ça faisait mieux que chez lui. Câest une chose de toute beautĂ©, moitiĂ© Ă©trusque, moitiĂ© Ă©gyptienne⊠â Ăgyptienne ? demanda la princesse Ă qui Ă©trusque disait peu de chose. â Mon Dieu, un peu les deux, Swann nous disait cela, il me lâa expliquĂ©, seulement, vous savez, je suis une pauvre ignorante. Et puis au fond, Madame, ce quâil faut se dire, câest que lâĂgypte du style Empire nâa aucun rapport avec la vraie Ăgypte, ni leurs Romains avec les Romains, ni leur Ătrurie⊠â Vraiment ! dit la princesse. â Mais non, câest comme ce quâon appelait un costume Louis XV sous le second Empire, dans la jeunesse dâAnna de Mouchy ou de la mĂšre du cher Brigode. Tout Ă lâheure Basin vous parlait de Beethoven. On nous jouait lâautre jour de lui une chose, trĂšs belle dâailleurs, un peu froide, oĂč il y a un thĂšme russe. Câen est touchant de penser quâil croyait cela russe. Et de mĂȘme les peintres chinois ont cru copier Bellini. Dâailleurs mĂȘme dans le mĂȘme pays, chaque fois que quelquâun regarde les choses dâune façon un peu nouvelle, les quatre quarts des gens ne voient goutte Ă ce quâil leur montre. Il faut au moins quarante ans pour quâils arrivent Ă distinguer. â Quarante ans ! sâĂ©cria la princesse effrayĂ©e. â Mais oui, reprit la duchesse, en ajoutant de plus en plus aux mots qui Ă©taient presque des mots de moi, car jâavais justement Ă©mis devant elle une idĂ©e analogue, grĂące Ă sa prononciation, lâĂ©quivalent de ce que pour les caractĂšres imprimĂ©s on appelle italiques, câest comme une espĂšce de premier individu isolĂ© dâune espĂšce qui nâexiste pas encore et qui pullulera, un individu douĂ© dâune espĂšce de sens que lâespĂšce humaine Ă son Ă©poque ne possĂšde pas. Je ne peux guĂšre me citer, parce que moi, au contraire, jâai toujours aimĂ© dĂšs le dĂ©but toutes les manifestations intĂ©ressantes, si nouvelles quâelles fussent. Mais enfin lâautre jour jâai Ă©tĂ© avec la grande-duchesse au Louvre, nous avons passĂ© devant lâOlympia de Manet. Maintenant personne ne sâen Ă©tonne plus. Ăâa lâair dâune chose dâIngres ! Et pourtant Dieu sait ce que jâai eu Ă rompre de lances pour ce tableau que je nâaime pas tout, mais qui est sĂ»rement de quelquâun. Sa place nâest peut-ĂȘtre pas tout Ă fait au Louvre. â Elle va bien, la grande-duchesse ? demanda la princesse de Parme Ă qui la tante du tsar Ă©tait infiniment plus familiĂšre que le modĂšle de Manet. â Oui, nous avons parlĂ© de vous. Au fond, reprit la duchesse, qui tenait Ă son idĂ©e, la vĂ©ritĂ© câest que, comme dit mon beau-frĂšre PalamĂšde, lâon a entre soi et chaque personne le mur dâune langue Ă©trangĂšre. Du reste je reconnais que ce nâest exact de personne autant que de Gilbert. Si cela vous amuse dâaller chez les IĂ©na, vous avez trop dâesprit pour faire dĂ©pendre vos actes de ce que peut penser ce pauvre homme, qui est une chĂšre crĂ©ature innocente, mais enfin qui a des idĂ©es de lâautre monde. Je me sens plus rapprochĂ©e, plus consanguine de mon cocher, de mes chevaux, que de cet homme qui se rĂ©fĂšre tout le temps Ă ce quâon aurait pensĂ© sous Philippe le Hardi ou sous Louis le Gros. Songez que, quand il se promĂšne dans la campagne, il Ă©carte les paysans dâun air bonasse, avec sa canne, en disant Allez, manants ! » Je suis au fond aussi Ă©tonnĂ©e quand il me parle que si je mâentendais adresser la parole par les gisants » des anciens tombeaux gothiques. Cette pierre vivante a beau ĂȘtre mon cousin, elle me fait peur et je nâai quâune idĂ©e, câest de la laisser dans son moyen Ăąge. Ă part ça, je reconnais quâil nâa jamais assassinĂ© personne. â Je viens justement de dĂźner avec lui chez Mme de Villeparisis, dit le gĂ©nĂ©ral, mais sans sourire ni adhĂ©rer aux plaisanteries de la duchesse. â Est-ce que M. de Norpois Ă©tait lĂ , demanda le prince Von, qui pensait toujours Ă lâAcadĂ©mie des Sciences morales. â Oui, dit le gĂ©nĂ©ral. Il a mĂȘme parlĂ© de votre empereur. â Il paraĂźt que lâempereur Guillaume est trĂšs intelligent, mais il nâaime pas la peinture dâElstir. Je ne dis du reste pas cela contre lui, rĂ©pondit la duchesse, je partage sa maniĂšre de voir. Quoique Elstir ait fait un beau portrait de moi. Ah ! vous ne le connaissez pas ? Ce nâest pas ressemblant mais câest curieux. Il est intĂ©ressant pendant les poses. Il mâa fait comme une espĂšce de vieillarde. Cela imite les RĂ©gentes de lâhĂŽpital de Hals. Je pense que vous connaissez ces sublimitĂ©s, pour prendre une expression chĂšre Ă mon neveu, dit en se tournant vers moi la duchesse qui faisait battre lĂ©gĂšrement son Ă©ventail de plumes noires. Plus que droite sur sa chaise, elle rejetait noblement sa tĂȘte en arriĂšre, car tout en Ă©tant toujours grande dame, elle jouait un petit peu Ă la grande dame. Je dis que jâĂ©tais allĂ© autrefois Ă Amsterdam et Ă La Haye, mais que, pour ne pas tout mĂȘler, comme mon temps Ă©tait limitĂ©, jâavais laissĂ© de cĂŽtĂ© Haarlem. â Ah ! La Haye, quel musĂ©e ! sâĂ©cria M. de Guermantes. Je lui dis quâil y avait sans doute admirĂ© la Vue de Delft de Vermeer. Mais le duc Ă©tait moins instruit quâorgueilleux. Aussi se contenta-t-il de me rĂ©pondre dâun air de suffisance, comme chaque fois quâon lui parlait dâune Ćuvre dâun musĂ©e, ou bien du Salon, et quâil ne se rappelait pas Si câest Ă voir, je lâai vu ! » â Comment ! vous avez fait le voyage de Hollande et vous nâĂȘtes pas allĂ© Ă Haarlem ? sâĂ©cria la duchesse. Mais quand mĂȘme vous nâauriez eu quâun quart dâheure câest une chose extraordinaire Ă avoir vue que les Hals. Je dirais volontiers que quelquâun qui ne pourrait les voir que du haut dâune impĂ©riale de tramway sans sâarrĂȘter, sâils Ă©taient exposĂ©s dehors, devrait ouvrir les yeux tout grands. Cette parole me choqua comme mĂ©connaissant la façon dont se forment en nous les impressions artistiques, et parce quâelle semblait impliquer que notre Ćil est dans ce cas un simple appareil enregistreur qui prend des instantanĂ©s. M. de Guermantes, heureux quâelle me parlĂąt avec une telle compĂ©tence des sujets qui mâintĂ©ressaient, regardait la prestance cĂ©lĂšbre de sa femme, Ă©coutait ce quâelle disait de Frans Hals et pensait Elle est ferrĂ©e Ă glace sur tout. Mon jeune invitĂ© peut se dire quâil a devant lui une grande dame dâautrefois dans toute lâacception du mot, et comme il nây en a pas aujourdâhui une deuxiĂšme. » Tels je les voyais tous deux, retirĂ©s de ce nom de Guermantes dans lequel, jadis, je les imaginais menant une inconcevable vie, maintenant pareils aux autres hommes et aux autres femmes, retardant seulement un peu sur leurs contemporains, mais inĂ©galement, comme tant de mĂ©nages du faubourg Saint-Germain oĂč la femme a eu lâart de sâarrĂȘter Ă lâĂąge dâor, lâhomme, la mauvaise chance de descendre Ă lâĂąge ingrat du passĂ©, lâune restant encore Louis XV quand le mari est pompeusement Louis-Philippe. Que Mme de Guermantes fĂ»t pareille aux autres femmes, çâavait Ă©tĂ© pour moi dâabord une dĂ©ception, câĂ©tait presque, par rĂ©action, et tant de bons vins aidant, un Ă©merveillement. Un Don Juan dâAutriche, une Isabelle dâEste, situĂ©s pour nous dans le monde des noms, communiquent aussi peu avec la grande histoire que le cĂŽtĂ© de MĂ©sĂ©glise avec le cĂŽtĂ© de Guermantes. Isabelle dâEste fut sans doute, dans la rĂ©alitĂ©, une fort petite princesse, semblable Ă celles qui sous Louis XIV nâobtenaient aucun rang particulier Ă la cour. Mais, nous semblant dâune essence unique et, par suite, incomparable, nous ne pouvons la concevoir dâune moindre grandeur, de sorte quâun souper avec Louis XIV nous paraĂźtrait seulement offrir quelque intĂ©rĂȘt, tandis quâen Isabelle dâEste nous nous trouverions, par une rencontre, voir de nos yeux une surnaturelle hĂ©roĂŻne de roman. Or, aprĂšs avoir, en Ă©tudiant Isabelle dâEste, en la transplantant patiemment de ce monde fĂ©erique dans celui de lâhistoire, constatĂ© que sa vie, sa pensĂ©e, ne contenaient rien de cette Ă©trangetĂ© mystĂ©rieuse que nous avait suggĂ©rĂ©e son nom, une fois cette dĂ©ception consommĂ©e, nous savons un grĂ© infini Ă cette princesse dâavoir eu, de la peinture de Mantegna, des connaissances presque Ă©gales Ă celles, jusque-lĂ mĂ©prisĂ©es par nous et mises, comme eĂ»t dit Françoise, plus bas que terre », de M. Lafenestre. AprĂšs avoir gravi les hauteurs inaccessibles du nom de Guermantes, en descendant le versant interne de la vie de la duchesse, jâĂ©prouvais Ă y trouver les noms, familiers ailleurs, de Victor Hugo, de Frans Hals et, hĂ©las, de Vibert, le mĂȘme Ă©tonnement quâun voyageur, aprĂšs avoir tenu compte, pour imaginer la singularitĂ© des mĆurs dans un vallon sauvage de lâAmĂ©rique Centrale ou de lâAfrique du Nord, de lâĂ©loignement gĂ©ographique, de lâĂ©trangetĂ© des dĂ©nominations de la flore, Ă©prouve Ă dĂ©couvrir, une fois traversĂ© un rideau dâaloĂšs gĂ©ants ou de mancenilliers, des habitants qui parfois mĂȘme devant les ruines dâun théùtre romain et dâune colonne dĂ©diĂ©e Ă VĂ©nus sont en train de lire MĂ©rope ou Alzire. Et si loin, si Ă lâĂ©cart, si au-dessus des bourgeoises instruites que jâavais connues, la culture similaire par laquelle Mme de Guermantes sâĂ©tait efforcĂ©e, sans intĂ©rĂȘt, sans raison dâambition, de descendre au niveau de celles quâelle ne connaĂźtrait jamais, avait le caractĂšre mĂ©ritoire, presque touchant Ă force dâĂȘtre inutilisable, dâune Ă©rudition en matiĂšre dâantiquitĂ©s phĂ©niciennes chez un homme politique ou un mĂ©decin. Jâen aurais pu vous montrer un trĂšs beau, me dit aimablement Mme de Guermantes en me parlant de Hals, le plus beau, prĂ©tendent certaines personnes, et que jâai hĂ©ritĂ© dâun cousin allemand. Malheureusement il sâest trouvĂ© fieffĂ© » dans le chĂąteau ; vous ne connaissiez pas cette expression ? moi non plus, » ajouta-t-elle par ce goĂ»t quâelle avait de faire des plaisanteries par lesquelles elle se croyait moderne sur les coutumes anciennes, mais auxquelles elle Ă©tait inconsciemment et Ăąprement attachĂ©e. Je suis contente que vous ayez vu mes Elstir, mais jâavoue que je lâaurais Ă©tĂ© encore bien plus, si jâavais pu vous faire les honneurs de mon Hals, de ce tableau fieffĂ© ». â Je le connais, dit le prince Von, câest celui du grand-duc de Hesse. â Justement, son frĂšre avait Ă©pousĂ© ma sĆur, dit M. de Guermantes, et dâailleurs sa mĂšre Ă©tait cousine germaine de la mĂšre dâOriane. â Mais en ce qui concerne M. Elstir, ajouta le prince, je me permettrai de dire que, sans avoir dâopinion sur ses Ćuvres, que je ne connais pas, la haine dont le poursuit lâempereur ne me paraĂźt pas devoir ĂȘtre retenue contre lui. Lâempereur est dâune merveilleuse intelligence. â Oui, jâai dĂźnĂ© deux fois avec lui, une fois chez ma tante Sagan, une fois chez ma tante Radziwill, et je dois dire que je lâai trouvĂ© curieux. Je ne lâai pas trouvĂ© simple ! Mais il a quelque chose dâamusant, dâ obtenu », dit-elle en dĂ©tachant le mot, comme un Ćillet vert, câest-Ă -dire une chose qui mâĂ©tonne et ne me plaĂźt pas infiniment, une chose quâil est Ă©tonnant quâon ait pu faire, mais que je trouve quâon aurait fait aussi bien de ne pas pouvoir. JâespĂšre que je ne vous choque » pas ? â Lâempereur est dâune intelligence inouĂŻe, reprit le prince, il aime passionnĂ©ment les arts ; il a sur les Ćuvres dâart un goĂ»t en quelque sorte infaillible, il ne se trompe jamais ; si quelque chose est beau, il le reconnaĂźt tout de suite, il le prend en haine. Sâil dĂ©teste quelque chose, il nây a aucun doute Ă avoir, câest que câest excellent. Tout le monde sourit. â Vous me rassurez, dit la princesse. â Je comparerai volontiers lâempereur, reprit le prince qui, ne sachant pas prononcer le mot archĂ©ologue câest-Ă -dire comme si câĂ©tait Ă©crit kĂ©ologue, ne perdait jamais une occasion de sâen servir, Ă un vieil archĂ©ologue et le prince dit arshĂ©ologue que nous avons Ă Berlin. Devant les anciens monuments assyriens le vieil arshĂ©ologue pleure. Mais si câest du moderne truquĂ©, si ce nâest pas vraiment ancien, il ne pleure pas. Alors, quand on veut savoir si une piĂšce arshĂ©ologique est vraiment ancienne, on la porte au vieil arshĂ©ologue. Sâil pleure, on achĂšte la piĂšce pour le musĂ©e. Si ses yeux restent secs, on la renvoie au marchand et on le poursuit pour faux. Eh bien, chaque fois que je dĂźne Ă Potsdam, toutes les piĂšces dont lâempereur me dit Prince, il faut que vous voyiez cela, câest plein de gĂ©nialitĂ© », jâen prends note pour me garder dây aller, et quand je lâentends fulminer contre une exposition, dĂšs que cela mâest possible jây cours. â Est-ce que Norpois nâest pas pour un rapprochement anglo-français ? dit M. de Guermantes. â Ă quoi ça vous servirait ? demanda dâun air Ă la fois irritĂ© et finaud le prince Von qui ne pouvait pas souffrir les Anglais. Ils sont tellement pĂȘtes. Je sais bien que ce nâest pas comme militaires quâils vous aideraient. Mais on peut tout de mĂȘme les juger sur la stupiditĂ© de leurs gĂ©nĂ©raux. Un de mes amis a causĂ© rĂ©cemment avec Botha, vous savez, le chef boer. Il lui disait Câest effrayant une armĂ©e comme ça. Jâaime, dâailleurs, plutĂŽt les Anglais, mais enfin pensez que moi, qui ne suis quâun paysan, je les ai rossĂ©s dans toutes les batailles. Et Ă la derniĂšre, comme je succombais sous un nombre dâennemis vingt fois supĂ©rieur, tout en me rendant parce que jây Ă©tais obligĂ©, jâai encore trouvĂ© le moyen de faire deux mille prisonniers ! Ăâa Ă©tĂ© bien parce que je nâĂ©tais quâun chef de paysans, mais si jamais ces imbĂ©ciles-lĂ avaient Ă se mesurer avec une vraie armĂ©e europĂ©enne, on tremble pour eux de penser Ă ce qui arriverait ! Du reste, vous nâavez quâĂ voir que leur roi, que vous connaissez comme moi, passe pour un grand homme en Angleterre. » JâĂ©coutais Ă peine ces histoires, du genre de celles que M. de Norpois racontait Ă mon pĂšre ; elles ne fournissaient aucun aliment aux rĂȘveries que jâaimais ; et dâailleurs, eussent-elles possĂ©dĂ© ceux dont elles Ă©taient dĂ©pourvues, quâil les eĂ»t fallu dâune qualitĂ© bien excitante pour que ma vie intĂ©rieure pĂ»t se rĂ©veiller durant ces heures mondaines oĂč jâhabitais mon Ă©piderme, mes cheveux bien coiffĂ©s, mon plastron de chemise, câest-Ă -dire oĂč je ne pouvais rien Ă©prouver de ce qui Ă©tait pour moi dans la vie le plaisir. â Ah ! je ne suis pas de votre avis, dit Mme de Guermantes, qui trouvait que le prince allemand manquait de tact, je trouve le roi Ădouard charmant, si simple, et bien plus fin quâon ne croit. Et la reine est, mĂȘme encore maintenant, ce que je connais de plus beau au monde. â Mais, madame la duchesse, dit le prince irritĂ© et qui ne sâapercevait pas quâil dĂ©plaisait, cependant si le prince de Galles avait Ă©tĂ© un simple particulier, il nây a pas un cercle qui ne lâaurait rayĂ© et personne nâaurait consenti Ă lui serrer la main. La reine est ravissante, excessivement douce et bornĂ©e. Mais enfin il y a quelque chose de choquant dans ce couple royal qui est littĂ©ralement entretenu par ses sujets, qui se fait payer par les gros financiers juifs toutes les dĂ©penses que lui devrait faire, et les nomme baronnets en Ă©change. Câest comme le prince de Bulgarie⊠â Câest notre cousin, dit la duchesse, il a de lâesprit. â Câest le mien aussi, dit le prince, mais nous ne pensons pas pour cela que ce soit un brave homme. Non, câest de nous quâil faudrait vous rapprocher, câest le plus grand dĂ©sir de lâempereur, mais il veut que ça vienne du cĆur ; il dit ce que je veux câest une poignĂ©e de mains, ce nâest pas un coup de chapeau ! Ainsi vous seriez invincibles. Ce serait plus pratique que le rapprochement anglo-français que prĂȘche M. de Norpois. â Vous le connaissez, je sais, me dit la duchesse de Guermantes pour ne pas me laisser en dehors de la conversation. Me rappelant que M. de Norpois avait dit que jâavais eu lâair de vouloir lui baiser la main, pensant quâil avait sans doute racontĂ© cette histoire Ă Mme de Guermantes et, en tout cas, nâavait pu lui parler de moi que mĂ©chamment, puisque, malgrĂ© son amitiĂ© avec mon pĂšre, il nâavait pas hĂ©sitĂ© Ă me rendre si ridicule, je ne fis pas ce quâeĂ»t fait un homme du monde. Il aurait dit quâil dĂ©testait M. de Norpois et le lui avait fait sentir ; il lâaurait dit pour avoir lâair dâĂȘtre la cause volontaire des mĂ©disances de lâambassadeur, qui nâeussent plus Ă©tĂ© que des reprĂ©sailles mensongĂšres et intĂ©ressĂ©es. Je dis, au contraire, quâĂ mon grand regret, je croyais que M. de Norpois ne mâaimait pas. Vous vous trompez bien, me rĂ©pondit Mme de Guermantes. Il vous aime beaucoup. Vous pouvez demander Ă Basin, si on me fait la rĂ©putation dâĂȘtre trop aimable, lui ne lâest pas. Il vous dira que nous nâavons jamais entendu parler Norpois de quelquâun aussi gentiment que de vous. Et il a derniĂšrement voulu vous faire donner au ministĂšre une situation charmante. Comme il a su que vous Ă©tiez souffrant et ne pourriez pas lâaccepter, il a eu la dĂ©licatesse de ne pas mĂȘme parler de sa bonne intention Ă votre pĂšre quâil apprĂ©cie infiniment. » M. de Norpois Ă©tait bien la derniĂšre personne de qui jâeusse attendu un bon office. La vĂ©ritĂ© est quâĂ©tant moqueur et mĂȘme assez malveillant, ceux qui sâĂ©taient laissĂ© prendre comme moi Ă ses apparences de saint Louis rendant la justice sous un chĂȘne, aux sons de voix facilement apitoyĂ©s qui sortaient de sa bouche un peu trop harmonieuse, croyaient Ă une vĂ©ritable perfidie quand ils apprenaient une mĂ©disance Ă leur Ă©gard venant dâun homme qui avait semblĂ© mettre son cĆur dans ses paroles. Ces mĂ©disances Ă©taient assez frĂ©quentes chez lui. Mais cela ne lâempĂȘchait pas dâavoir des sympathies, de louer ceux quâil aimait et dâavoir plaisir Ă se montrer serviable pour eux. Cela ne mâĂ©tonne du reste pas quâil vous apprĂ©cie, me dit Mme de Guermantes, il est intelligent. Et je comprends trĂšs bien, ajouta-t-elle pour les autres, et faisant allusion Ă un projet de mariage que jâignorais, que ma tante, qui ne lâamuse pas dĂ©jĂ beaucoup comme vieille maĂźtresse, lui paraisse inutile comme nouvelle Ă©pouse. Dâautant plus que je crois que, mĂȘme maĂźtresse, elle ne lâest plus depuis longtemps, elle est plus confite en dĂ©votion. Booz-Norpois peut dire comme dans les vers de Victor Hugo VoilĂ longtemps que celle avec qui jâai dormi, ĂŽ Seigneur, a quittĂ© ma couche pour la vĂŽtre ! » Vraiment, ma pauvre tante est comme ces artistes dâavant-garde, qui ont tapĂ© toute leur vie contre lâAcadĂ©mie et qui, sur le tard, fondent leur petite acadĂ©mie Ă eux ; ou bien les dĂ©froquĂ©s qui se refabriquent une religion personnelle. Alors, autant valait garder lâhabit, ou ne pas se coller. Et qui sait, ajouta la duchesse dâun air rĂȘveur, câest peut-ĂȘtre en prĂ©vision du veuvage. Il nây a rien de plus triste que les deuils quâon ne peut pas porter. » â Ah ! si Mme de Villeparisis devenait Mme de Norpois, je crois que notre cousin Gilbert en ferait une maladie, dit le gĂ©nĂ©ral de Saint-Joseph. â Le prince de Guermantes est charmant, mais il est, en effet, trĂšs attachĂ© aux questions de naissance et dâĂ©tiquette, dit la princesse de Parme. Jâai Ă©tĂ© passer deux jours chez lui Ă la campagne pendant que malheureusement la princesse Ă©tait malade. JâĂ©tais accompagnĂ©e de Petite câĂ©tait un surnom quâon donnait Ă Mme dâHunolstein parce quâelle Ă©tait Ă©norme. Le prince est venu mâattendre au bas du perron, mâa offert le bras et a fait semblant de ne pas voir Petite. Nous sommes montĂ©s au premier jusquâĂ lâentrĂ©e des salons et alors lĂ , en sâĂ©cartant pour me laisser passer, il a dit Ah ! bonjour, madame dâHunolstein » il ne lâappelle jamais que comme cela, depuis sa sĂ©paration, en feignant dâapercevoir seulement alors Petite, afin de montrer quâil nâavait pas Ă venir la saluer en bas. â Cela ne mâĂ©tonne pas du tout. Je nâai pas besoin de vous dire, dit le duc qui se croyait extrĂȘmement moderne, contempteur plus que quiconque de la naissance, et mĂȘme rĂ©publicain, que je nâai pas beaucoup dâidĂ©es communes avec mon cousin. Madame peut se douter que nous nous entendons Ă peu prĂšs sur toutes choses comme le jour avec la nuit. Mais je dois dire que si ma tante Ă©pousait Norpois, pour une fois je serais de lâavis de Gilbert. Ătre la fille de Florimond de Guise et faire un tel mariage, ce serait, comme on dit, Ă faire rire les poules, que voulez-vous que je vous dise ? Ces derniers mots, que le duc prononçait gĂ©nĂ©ralement au milieu dâune phrase, Ă©taient lĂ tout Ă fait inutiles. Mais il avait un besoin perpĂ©tuel de les dire, qui les lui faisait rejeter Ă la fin dâune pĂ©riode sâils nâavaient pas trouvĂ© de place ailleurs. CâĂ©tait pour lui, entre autre choses, comme une question de mĂ©trique. Notez, ajouta-t-il, que les Norpois sont de braves gentilshommes de bon lieu, de bonne souche. » â Ăcoutez, Basin ce nâest pas la peine de se moquer de Gilbert pour parler comme lui, dit Mme de Guermantes pour qui la bontĂ© » dâune naissance, non moins que celle dâun vin, consistait exactement, comme pour le prince et pour le duc de Guermantes, dans son anciennetĂ©. Mais moins franche que son cousin et plus fine que son mari, elle tenait Ă ne pas dĂ©mentir en causant lâesprit des Guermantes et mĂ©prisait le rang dans ses paroles quitte Ă lâhonorer par ses actions. Mais est-ce que vous nâĂȘtes mĂȘme pas un peu cousins ? demanda le gĂ©nĂ©ral de Saint-Joseph. Il me semble que Norpois avait Ă©pousĂ© une La Rochefoucauld. » â Pas du tout de cette maniĂšre-lĂ , elle Ă©tait de la branche des ducs de La Rochefoucauld, ma grandâmĂšre est des ducs de Doudeauville. Câest la propre grandâmĂšre dâĂdouard Coco, lâhomme le plus sage de la famille, rĂ©pondit le duc qui avait, sur la sagesse, des vues un peu superficielles, et les deux rameaux ne se sont pas rĂ©unis depuis Louis XIV ; ce serait un peu Ă©loignĂ©. â Tiens, câest intĂ©ressant, je ne le savais pas, dit le gĂ©nĂ©ral. â Dâailleurs, reprit M. de Guermantes, sa mĂšre Ă©tait, je crois, la sĆur du duc de Montmorency et avait Ă©pousĂ© dâabord un La Tour dâAuvergne. Mais comme ces Montmorency sont Ă peine Montmorency, et que ces La Tour dâAuvergne ne sont pas La Tour dâAuvergne du tout, je ne vois pas que cela lui donne une grande position. Il dit, ce qui serait le plus important, quâil descend de Saintrailles, et comme nous en descendons en ligne directe⊠Il y avait Ă Combray une rue de Saintrailles Ă laquelle je nâavais jamais repensĂ©. Elle conduisait de la rue de la Bretonnerie Ă la rue de lâOiseau. Et comme Saintrailles, ce compagnon de Jeanne dâArc, avait en Ă©pousant une Guermantes fait entrer dans cette famille le comtĂ© de Combray, ses armes Ă©cartelaient celles de Guermantes au bas dâun vitrail de Saint-Hilaire. Je revis des marches de grĂšs noirĂątre pendant quâune modulation ramenait ce nom de Guermantes dans le ton oubliĂ© oĂč je lâentendais jadis, si diffĂ©rent de celui oĂč il signifiait les hĂŽtes aimables chez qui je dĂźnais ce soir. Si le nom de duchesse de Guermantes Ă©tait pour moi un nom collectif, ce nâĂ©tait pas que dans lâhistoire, par lâaddition de toutes les femmes qui lâavaient portĂ©, mais aussi au long de ma courte jeunesse qui avait dĂ©jĂ vu, en cette seule duchesse de Guermantes, tant de femmes diffĂ©rentes se superposer, chacune disparaissant quand la suivante avait pris assez de consistance. Les mots ne changent pas tant de signification pendant des siĂšcles que pour nous les noms dans lâespace de quelques annĂ©es. Notre mĂ©moire et notre cĆur ne sont pas assez grands pour pouvoir ĂȘtre fidĂšles. Nous nâavons pas assez de place, dans notre pensĂ©e actuelle, pour garder les morts Ă cĂŽtĂ© des vivants. Nous sommes obligĂ©s de construire sur ce qui a prĂ©cĂ©dĂ© et que nous ne retrouvons quâau hasard dâune fouille, du genre de celle que le nom de Saintrailles venait de pratiquer. Je trouvai inutile dâexpliquer tout cela, et mĂȘme, un peu auparavant, jâavais implicitement menti en ne rĂ©pondant pas quand M. de Guermantes mâavait dit Vous ne connaissez pas notre patelin ? » Peut-ĂȘtre savait-il mĂȘme que je le connaissais, et ne fut-ce que par bonne Ă©ducation quâil nâinsista pas. Mme de Guermantes me tira de ma rĂȘverie. Moi, je trouve tout cela assommant. Ăcoutez, ce nâest pas toujours aussi ennuyeux chez moi. JâespĂšre que vous allez vite revenir dĂźner pour une compensation, sans gĂ©nĂ©alogies cette fois », me dit Ă mi-voix la duchesse incapable de comprendre le genre de charme que je pouvais trouver chez elle et dâavoir lâhumilitĂ© de ne me plaire que comme un herbier, plein de plantes dĂ©modĂ©es. Ce que Mme de Guermantes croyait dĂ©cevoir mon attente Ă©tait, au contraire, ce qui, sur la fin â car le duc et le gĂ©nĂ©ral ne cessĂšrent plus de parler gĂ©nĂ©alogies â sauvait ma soirĂ©e dâune dĂ©ception complĂšte. Comment nâen eussĂ©-je pas Ă©prouvĂ© une jusquâici ? Chacun des convives du dĂźner, affublant le nom mystĂ©rieux sous lequel je lâavais seulement connu et rĂȘvĂ© Ă distance, dâun corps et dâune intelligence pareils ou infĂ©rieurs Ă ceux de toutes les personnes que je connaissais, mâavait donnĂ© lâimpression de plate vulgaritĂ© que peut donner lâentrĂ©e dans le port danois dâElseneur Ă tout lecteur enfiĂ©vrĂ© dâHamlet. Sans doute ces rĂ©gions gĂ©ographiques et ce passĂ© ancien, qui mettaient des futaies et des clochers gothiques dans leur nom, avaient, dans une certaine mesure, formĂ© leur visage, leur esprit et leurs prĂ©jugĂ©s, mais nây subsistaient que comme la cause dans lâeffet, câest-Ă -dire peut-ĂȘtre possibles Ă dĂ©gager pour lâintelligence, mais nullement sensibles Ă lâimagination. Et ces prĂ©jugĂ©s dâautrefois rendirent tout Ă coup aux amis de M. et Mme de Guermantes leur poĂ©sie perdue. Certes, les notions possĂ©dĂ©es par les nobles et qui font dâeux les lettrĂ©s, les Ă©tymologistes de la langue, non des mots mais des noms et encore seulement relativement Ă la moyenne ignorante de la bourgeoisie, car si, Ă mĂ©diocritĂ© Ă©gale, un dĂ©vot sera plus capable de vous rĂ©pondre sur la liturgie quâun libre penseur, en revanche un archĂ©ologue anticlĂ©rical pourra souvent en remontrer Ă son curĂ© sur tout ce qui concerne mĂȘme lâĂ©glise de celui-ci, ces notions, si nous voulons rester dans le vrai, câest-Ă -dire dans lâesprit, nâavaient mĂȘme pas pour ces grands seigneurs le charme quâelles auraient eu pour un bourgeois. Ils savaient peut-ĂȘtre mieux que moi que la duchesse de Guise Ă©tait princesse de ClĂšves, dâOrlĂ©ans et de Porcien, etc., mais ils avaient connu, avant mĂȘme tous ces noms, le visage de la duchesse de Guise que, dĂšs lors, ce nom leur reflĂ©tait. Jâavais commencĂ© par la fĂ©e, dĂ»t-elle bientĂŽt pĂ©rir ; eux par la femme. Dans les familles bourgeoises on voit parfois naĂźtre des jalousies si la sĆur cadette se marie avant lâaĂźnĂ©e. Tel le monde aristocratique, des Courvoisier surtout, mais aussi des Guermantes, rĂ©duisait sa grandeur nobiliaire Ă de simples supĂ©rioritĂ©s domestiques, en vertu dâun enfantillage que jâavais connu dâabord câĂ©tait pour moi son seul charme dans les livres. Tallemant des RĂ©aux nâa-t-il pas lâair de parler des Guermantes au lieu des Rohan, quand il raconte avec une Ă©vidente satisfaction que M. de GuĂ©mĂ©nĂ© criait Ă son frĂšre Tu peux entrer ici, ce nâest pas le Louvre ! » et disait du chevalier de Rohan parce quâil Ă©tait fils naturel du duc de Clermont Lui, du moins, il est prince ! » La seule chose qui me fĂźt de la peine dans cette conversation, câest de voir que les absurdes histoires touchant le charmant grand-duc hĂ©ritier de Luxembourg trouvaient crĂ©ance dans ce salon aussi bien quâauprĂšs des camarades de Saint-Loup. DĂ©cidĂ©ment câĂ©tait une Ă©pidĂ©mie, qui ne durerait peut-ĂȘtre que deux ans, mais qui sâĂ©tendait Ă tous. On reprit les mĂȘmes faux rĂ©cits, on en ajouta dâautres. Je compris que la princesse de Luxembourg elle-mĂȘme, en ayant lâair de dĂ©fendre son neveu, fournissait des armes pour lâattaquer. Vous avez tort de le dĂ©fendre, me dit M. de Guermantes comme avait fait Saint-Loup. Tenez, laissons mĂȘme lâopinion de nos parents, qui est unanime, parlez de lui Ă ses domestiques, qui sont au fond les gens qui nous connaissent le mieux. M. de Luxembourg avait donnĂ© son petit nĂšgre Ă son neveu. Le nĂšgre est revenu en pleurant Grand-duc battu moi, moi pas canaille, grand-duc mĂ©chant, câest Ă©patant. » Et je peux en parler sciemment, câest un cousin Ă Oriane. » Je ne peux, du reste, pas dire combien de fois pendant cette soirĂ©e jâentendis les mots de cousin et cousine. Dâune part, M. de Guermantes, presque Ă chaque nom quâon prononçait, sâĂ©criait Mais câest un cousin dâOriane ! » avec la mĂȘme joie quâun homme qui, perdu dans une forĂȘt, lit au bout de deux flĂšches, disposĂ©es en sens contraire sur une plaque indicatrice et suivies dâun chiffre fort petit de kilomĂštres BelvĂ©dĂšre Casimir-Perier » et Croix du Grand-Veneur », et comprend par lĂ quâil est dans le bon chemin. Dâautre part, ces mots cousin et cousine Ă©taient employĂ©s dans une intention tout autre qui faisait ici exception par lâambassadrice de Turquie, laquelle Ă©tait venue aprĂšs le dĂźner. DĂ©vorĂ©e dâambition mondaine et douĂ©e dâune rĂ©elle intelligence assimilatrice, elle apprenait avec la mĂȘme facilitĂ© lâhistoire de la retraite des Dix mille ou la perversion sexuelle chez les oiseaux. Il aurait Ă©tĂ© impossible de la prendre en faute sur les plus rĂ©cents travaux allemands, quâils traitassent dâĂ©conomie politique, des vĂ©sanies, des diverses formes de lâonanisme, ou de la philosophie dâĂpicure. CâĂ©tait du reste une femme dangereuse Ă Ă©couter, car, perpĂ©tuellement dans lâerreur, elle vous dĂ©signait comme des femmes ultra-lĂ©gĂšres dâirrĂ©prochables vertus, vous mettait en garde contre un monsieur animĂ© des intentions les plus pures, et racontait de ces histoires qui semblent sortir dâun livre, non Ă cause de leur sĂ©rieux, mais de leur invraisemblance. Elle Ă©tait, Ă cette Ă©poque, peu reçue. Elle frĂ©quentait quelques semaines des femmes tout Ă fait brillantes comme la duchesse de Guermantes, mais, en gĂ©nĂ©ral, en Ă©tait restĂ©e, par force, pour les familles trĂšs nobles, Ă des rameaux obscurs que les Guermantes ne frĂ©quentaient plus. Elle espĂ©rait avoir lâair tout Ă fait du monde en citant les plus grands noms de gens peu reçus qui Ă©taient ses amis. AussitĂŽt M. de Guermantes, croyant quâil sâagissait de gens qui dĂźnaient souvent chez lui, frĂ©missait joyeusement de se retrouver en pays de connaissance et poussait un cri de ralliement Mais câest un cousin dâOriane ! Je le connais comme ma poche. Il demeure rue Vaneau. Sa mĂšre Ă©tait Mlle dâUzĂšs. » Lâambassadrice Ă©tait obligĂ©e dâavouer que son exemple Ă©tait tirĂ© dâanimaux plus petits. Elle tĂąchait de rattacher ses amis Ă ceux de M. de Guermantes en rattrapant celui-ci de biais Je sais trĂšs bien qui vous voulez dire. Non, ce nâest pas ceux-lĂ , ce sont des cousins. » Mais cette phrase de reflux jetĂ©e par la pauvre ambassadrice expirait bien vite. Car M. de Guermantes, dĂ©sappointĂ© Ah ! alors, je ne vois pas qui vous voulez dire. » Lâambassadrice ne rĂ©pliquait rien, car si elle ne connaissait jamais que les cousins » de ceux quâil aurait fallu, bien souvent ces cousins nâĂ©taient mĂȘme pas parents. Puis, de la part de M. de Guermantes, câĂ©tait un flux nouveau de Mais câest une cousine dâOriane », mots qui semblaient avoir pour M. de Guermantes, dans chacune de ses phrases, la mĂȘme utilitĂ© que certaines Ă©pithĂštes commodes aux poĂštes latins, parce quâelles leur fournissaient pour leurs hexamĂštres un dactyle ou un spondĂ©e. Du moins lâexplosion de Mais câest une cousine dâOriane » me parut-elle toute naturelle appliquĂ©e Ă la princesse de Guermantes, laquelle Ă©tait en effet fort proche parente de la duchesse. Lâambassadrice nâavait pas lâair dâaimer cette princesse. Elle me dit tout bas Elle est stupide. Mais non, elle nâest pas si belle. Câest une rĂ©putation usurpĂ©e. Du reste, ajouta-t-elle dâun air Ă la fois rĂ©flĂ©chi, rĂ©pulsif et dĂ©cidĂ©, elle mâest fortement antipathique. » Mais souvent le cousinage sâĂ©tendait beaucoup plus loin, Mme de Guermantes se faisant un devoir de dire ma tante » Ă des personnes avec qui on ne lui eĂ»t pas trouvĂ© un ancĂȘtre commun sans remonter au moins jusquâĂ Louis XV, tout aussi bien que, chaque fois que le malheur des temps faisait quâune milliardaire Ă©pousait quelque prince dont le trisaĂŻeul avait Ă©pousĂ©, comme celui de Mme de Guermantes, une fille de Louvois, une des joies de lâAmĂ©ricaine Ă©tait de pouvoir, dĂšs une premiĂšre visite Ă lâhĂŽtel de Guermantes, oĂč elle Ă©tait dâailleurs plus ou moins mal reçue et plus ou moins bien Ă©pluchĂ©e, dire ma tante » Ă Mme de Guermantes, qui la laissait faire avec un sourire maternel. Mais peu mâimportait ce quâĂ©tait la naissance » pour M. de Guermantes et M. de Beauserfeuil ; dans les conversations quâils avaient Ă ce sujet, je ne cherchais quâun plaisir poĂ©tique. Sans le connaĂźtre eux-mĂȘmes, ils me le procuraient comme eussent fait des laboureurs ou des matelots parlant de culture et de marĂ©es, rĂ©alitĂ©s trop peu dĂ©tachĂ©es dâeux-mĂȘmes pour quâils puissent y goĂ»ter la beautĂ© que personnellement je me chargeais dâen extraire. Parfois, plus que dâune race, câĂ©tait dâun fait particulier, dâune date, que faisait souvenir un nom. En entendant M. de Guermantes rappeler que la mĂšre de M. de BrĂ©autĂ© Ă©tait Choiseul et sa grandâmĂšre Lucinge, je crus voir, sous la chemise banale aux simples boutons de perle, saigner dans deux globes de cristal ces augustes reliques le cĆur de Mme de Praslin et du duc de Berri ; dâautres Ă©taient plus voluptueuses, les fins et longs cheveux de Mme Tallien ou de Mme de Sabran. Plus instruit que sa femme de ce quâavaient Ă©tĂ© leurs ancĂȘtres, M. de Guermantes se trouvait possĂ©der des souvenirs qui donnaient Ă sa conversation un bel air dâancienne demeure dĂ©pourvue de chefs-dâĆuvre vĂ©ritables, mais pleine de tableaux authentiques, mĂ©diocres et majestueux, dont lâensemble a grand air. Le prince dâAgrigente ayant demandĂ© pourquoi le prince X⊠avait dit, en parlant du duc dâAumale, mon oncle », M. de Guermantes rĂ©pondit Parce que le frĂšre de sa mĂšre, le duc de Wurtemberg, avait Ă©pousĂ© une fille de Louis-Philippe. » Alors je contemplai toute une chĂąsse, pareille Ă celles que peignaient Carpaccio ou Memling, depuis le premier compartiment oĂč la princesse, aux fĂȘtes des noces de son frĂšre le duc dâOrlĂ©ans, apparaissait habillĂ©e dâune simple robe de jardin pour tĂ©moigner de sa mauvaise humeur dâavoir vu repousser ses ambassadeurs qui Ă©taient allĂ©s demander pour elle la main du prince de Syracuse, jusquâau dernier oĂč elle vient dâaccoucher dâun garçon, le duc de Wurtemberg le propre oncle du prince avec lequel je venais de dĂźner, dans ce chĂąteau de Fantaisie, un de ces lieux aussi aristocratiques que certaines familles. Eux aussi, durant au delĂ dâune gĂ©nĂ©ration, voient se rattacher Ă eux plus dâune personnalitĂ© historique. Dans celui-lĂ notamment vivent cĂŽte Ă cĂŽte les souvenirs de la margrave de Bayreuth, de cette autre princesse un peu fantasque la sĆur du duc dâOrlĂ©ans Ă qui on disait que le nom du chĂąteau de son Ă©poux plaisait, du roi de BaviĂšre, et enfin du prince XâŠ, dont il Ă©tait prĂ©cisĂ©ment lâadresse Ă laquelle il venait de demander au duc de Guermantes de lui Ă©crire, car il en avait hĂ©ritĂ© et ne le louait que pendant les reprĂ©sentations de Wagner, au prince de Polignac, autre fantaisiste » dĂ©licieux. Quand M. de Guermantes, pour expliquer comment il Ă©tait parent de Mme dâArpajon, Ă©tait obligĂ©, si loin et si simplement, de remonter, par la chaĂźne et les mains unies de trois ou de cinq aĂŻeules, Ă Marie-Louise ou Ă Colbert, câĂ©tait encore la mĂȘme chose dans tous ces cas un grand Ă©vĂ©nement historique nâapparaissait au passage que masquĂ©, dĂ©naturĂ©, restreint, dans le nom dâune propriĂ©tĂ©, dans les prĂ©noms dâune femme, choisis tels parce quâelle est la petite-fille de Louis-Philippe et Marie-AmĂ©lie considĂ©rĂ©s non plus comme roi et reine de France, mais seulement dans la mesure oĂč, en tant que grands-parents, ils laissĂšrent un hĂ©ritage. On voit, pour dâautres raisons, dans un dictionnaire de lâĆuvre de Balzac oĂč les personnages les plus illustres ne figurent que selon leurs rapports avec la ComĂ©die humaine, NapolĂ©on tenir une place bien moindre que Rastignac et la tenir seulement parce quâil a parlĂ© aux demoiselles de Cinq-Cygne. Telle lâaristocratie, en sa construction lourde, percĂ©e de rares fenĂȘtres, laissant entrer peu de jour, montrant le mĂȘme manque dâenvolĂ©e, mais aussi la mĂȘme puissance massive et aveuglĂ©e que lâarchitecture romane, enferme toute lâhistoire, lâemmure, la renfrogne. Ainsi les espaces de ma mĂ©moire se couvraient peu Ă peu de noms qui, en sâordonnant, en se composant les uns relativement aux autres, en nouant entre eux des rapports de plus en plus nombreux, imitaient ces Ćuvres dâart achevĂ©es oĂč il nây a pas une seule touche qui soit isolĂ©e, oĂč chaque partie tour Ă tour reçoit des autres sa raison dâĂȘtre comme elle leur impose la sienne. Le nom de M. de Luxembourg Ă©tant revenu sur le tapis, lâambassadrice de Turquie raconta que le grand-pĂšre de la jeune femme celui qui avait cette immense fortune venue des farines et des pĂątes ayant invitĂ© M. de Luxembourg Ă dĂ©jeuner, celui-ci avait refusĂ© en faisant mettre sur lâenveloppe M. de ***, meunier », Ă quoi le grand-pĂšre avait rĂ©pondu Je suis dâautant plus dĂ©solĂ© que vous nâayez pas pu venir, mon cher ami, que jâaurais pu jouir de vous dans lâintimitĂ©, car nous Ă©tions dans lâintimitĂ©, nous Ă©tions en petit comitĂ© et il nây aurait eu au repas que le meunier, son fils et vous. » Cette histoire Ă©tait non seulement odieuse pour moi, qui savais lâimpossibilitĂ© morale que mon cher M. de Nassau Ă©crivĂźt au grand-pĂšre de sa femme duquel du reste il savait devoir hĂ©riter en le qualifiant de meunier » ; mais encore la stupiditĂ© Ă©clatait dĂšs les premiers mots, lâappellation de meunier Ă©tant trop Ă©videmment placĂ©e pour amener le titre de la fable de La Fontaine. Mais il y a dans le faubourg Saint-Germain une niaiserie telle, quand la malveillance lâaggrave, que chacun trouva que câĂ©tait envoyĂ© et que le grand-pĂšre, dont tout le monde dĂ©clara aussitĂŽt de confiance que câĂ©tait un homme remarquable, avait montrĂ© plus dâesprit que son petit-gendre. Le duc de ChĂątellerault voulut profiter de cette histoire pour raconter celle que jâavais entendue au cafĂ© Tout le monde se couchait », mais dĂšs les premiers mots et quand il eut dit la prĂ©tention de M. de Luxembourg que, devant sa femme, M. de Guermantes se levĂąt, la duchesse lâarrĂȘta et protesta Non, il est bien ridicule, mais tout de mĂȘme pas Ă ce point. » JâĂ©tais intimement persuadĂ© que toutes les histoires relatives Ă M. de Luxembourg Ă©taient pareillement fausses et que, chaque fois que je me trouverais en prĂ©sence dâun des acteurs ou des tĂ©moins, jâentendrais le mĂȘme dĂ©menti. Je me demandai cependant si celui de Mme de Guermantes Ă©tait dĂ» au souci de la vĂ©ritĂ© ou Ă lâamour-propre. En tout cas, ce dernier cĂ©da devant la malveillance, car elle ajouta en riant Du reste, jâai eu ma petite avanie aussi, car il mâa invitĂ©e Ă goĂ»ter, dĂ©sirant me faire connaĂźtre la grande-duchesse de Luxembourg ; câest ainsi quâil a le bon goĂ»t dâappeler sa femme en Ă©crivant Ă sa tante. Je lui ai rĂ©pondu mes regrets et jâai ajoutĂ© Quant Ă la grande-duchesse de Luxembourg », entre guillemets, dis-lui que si elle vient me voir je suis chez moi aprĂšs 5 heures tous les jeudis. » Jâai mĂȘme eu une seconde avanie. Ătant Ă Luxembourg je lui ai tĂ©lĂ©phonĂ© de venir me parler Ă lâappareil. Son Altesse allait dĂ©jeuner, venait de dĂ©jeuner, deux heures se passĂšrent sans rĂ©sultat et jâai usĂ© alors dâun autre moyen Voulez-vous dire au comte de Nassau de venir me parler ? » PiquĂ© au vif, il accourut Ă la minute mĂȘme. » Tout le monde rit du rĂ©cit de la duchesse et dâautres analogues, câest-Ă -dire, jâen suis convaincu, de mensonges, car dâhomme plus intelligent, meilleur, plus fin, tranchons le mot, plus exquis que ce Luxembourg-Nassau, je nâen ai jamais rencontrĂ©. La suite montrera que câĂ©tait moi qui avais raison. Je dois reconnaĂźtre quâau milieu de toutes ses rosseries », Mme de Guermantes eut pourtant une phrase gentille. Il nâa pas toujours Ă©tĂ© comme cela, dit-elle. Avant de perdre la raison, dâĂȘtre, comme dans les livres, lâhomme qui se croit devenu roi, il nâĂ©tait pas bĂȘte, et mĂȘme, dans les premiers temps de ses fiançailles, il en parlait dâune façon assez sympathique comme dâun bonheur inespĂ©rĂ© Câest un vrai conte de fĂ©es, il faudra que je fasse mon entrĂ©e au Luxembourg dans un carrosse de fĂ©erie », disait-il Ă son oncle dâOrnessan qui lui rĂ©pondit, car, vous savez, câest pas grand le Luxembourg Un carrosse de fĂ©erie, je crains que tu ne puisses pas entrer. Je te conseille plutĂŽt la voiture aux chĂšvres. » Non seulement cela ne fĂącha pas Nassau, mais il fut le premier Ă nous raconter le mot et Ă en rire. » Ornessan est plein dâesprit, il a de qui tenir, sa mĂšre est Montjeu. Il va bien mal, le pauvre Ornessan. » Ce nom eut la vertu dâinterrompre les fades mĂ©chancetĂ©s qui se seraient dĂ©roulĂ©es Ă lâinfini. En effet M. de Guermantes expliqua que lâarriĂšre-grandâmĂšre de M. dâOrnessan Ă©tait la sĆur de Marie de Castille Montjeu, femme de TimolĂ©on de Lorraine, et par consĂ©quent tante dâOriane. De sorte que la conversation retourna aux gĂ©nĂ©alogies, cependant que lâimbĂ©cile ambassadrice de Turquie me soufflait Ă lâoreille Vous avez lâair dâĂȘtre trĂšs bien dans les papiers du duc de Guermantes, prenez garde », et comme je demandais lâexplication Je veux dire, vous comprendrez Ă demi-mot, que câest un homme Ă qui on pourrait confier sans danger sa fille, mais non son fils. » Or, si jamais homme au contraire aima passionnĂ©ment et exclusivement les femmes, ce fut bien le duc de Guermantes. Mais lâerreur, la contre-vĂ©ritĂ© naĂŻvement crue Ă©taient pour lâambassadrice comme un milieu vital hors duquel elle ne pouvait se mouvoir. Son frĂšre MĂ©mĂ©, qui mâest, du reste, pour dâautres raisons il ne la saluait pas, fonciĂšrement antipathique, a un vrai chagrin des mĆurs du duc. De mĂȘme leur tante Villeparisis. Ah ! je lâadore. VoilĂ une sainte femme, le vrai type des grandes dames dâautrefois. Ce nâest pas seulement la vertu mĂȘme, mais la rĂ©serve. Elle dit encore Monsieur » Ă lâambassadeur Norpois quâelle voit tous les jours et qui, entre parenthĂšses, a laissĂ© un excellent souvenir en Turquie. » Je ne rĂ©pondis mĂȘme pas Ă lâambassadrice afin dâentendre les gĂ©nĂ©alogies. Elles nâĂ©taient pas toutes importantes. Il arriva mĂȘme, au cours de la conversation, quâune des alliances inattendues, que mâapprit M. de Guermantes, Ă©tait une mĂ©salliance, mais non sans charme, car, unissant, sous la monarchie de juillet, le duc de Guermantes et le duc de Fezensac aux deux ravissantes filles dâun illustre navigateur elle donnait ainsi aux deux duchesses le piquant imprĂ©vu dâune grĂące exotiquement bourgeoise, louisphilippement indienne. Ou bien, sous Louis XIV, un Norpois avait Ă©pousĂ© la fille du duc de Mortemart, dont le titre illustre frappait, dans le lointain de cette Ă©poque, le nom que je trouvais terne et pouvais croire rĂ©cent de Noirpois, y ciselait profondĂ©ment la beautĂ© dâune mĂ©daille. Et dans ces cas-lĂ dâailleurs, ce nâĂ©tait pas seulement le nom moins connu qui bĂ©nĂ©ficiait du rapprochement lâautre, devenu banal Ă force dâĂ©clat, me frappait davantage sous cet aspect nouveau et plus obscur, comme, parmi les portraits dâun Ă©blouissant coloriste, le plus saisissant est parfois un portrait tout en noir. La mobilitĂ© nouvelle dont me semblaient douĂ©s tous ces noms, venant se placer Ă cĂŽtĂ© dâautres dont je les aurais crus si loin, ne tenait pas seulement Ă mon ignorance ; ces chassĂ©s-croisĂ©s quâils faisaient dans mon esprit, ils ne les avaient pas effectuĂ©s moins aisĂ©ment dans ces Ă©poques oĂč un titre, Ă©tant toujours attachĂ© Ă une terre, la suivait dâune famille dans une autre, si bien que, par exemple, dans la belle construction fĂ©odale quâest le titre de duc de Nemours ou de duc de Chevreuse, je pouvais dĂ©couvrir successivement, blottis comme dans la demeure hospitaliĂšre dâun Bernard-lâermite, un Guise, un prince de Savoie, un OrlĂ©ans, un Luynes. Parfois plusieurs restaient en compĂ©tition pour une mĂȘme coquille ; pour la principautĂ© dâOrange, la famille royale des Pays-Bas et MM. de Mailly-Nesle ; pour le duchĂ© de Brabant, le baron de Charlus et la famille royale de Belgique ; tant dâautres pour les titres de prince de Naples, de duc de Parme, de duc de Reggio. Quelquefois câĂ©tait le contraire, la coquille Ă©tait depuis si longtemps inhabitĂ©e par les propriĂ©taires morts depuis longtemps, que je ne mâĂ©tais jamais avisĂ© que tel nom de chĂąteau eĂ»t pu ĂȘtre, Ă une Ă©poque en somme trĂšs peu reculĂ©e, un nom de famille. Aussi, comme M. de Guermantes rĂ©pondait Ă une question de M. de Beauserfeuil Non, ma cousine Ă©tait une royaliste enragĂ©e, câĂ©tait la fille du marquis de FĂ©terne, qui joua un certain rĂŽle dans la guerre des Chouans », Ă voir ce nom de FĂ©terne, qui depuis mon sĂ©jour Ă Balbec Ă©tait pour moi un nom de chĂąteau, devenir ce que je nâavais jamais songĂ© quâil eĂ»t pu ĂȘtre, un nom de famille, jâeus le mĂȘme Ă©tonnement que dans une fĂ©erie oĂč des tourelles et un perron sâaniment et deviennent des personnes. Dans cette acception-lĂ , on peut dire que lâhistoire, mĂȘme simplement gĂ©nĂ©alogique, rend la vie aux vieilles pierres. Il y eut dans la sociĂ©tĂ© parisienne des hommes qui y jouĂšrent un rĂŽle aussi considĂ©rable, qui y furent plus recherchĂ©s par leur Ă©lĂ©gance ou par leur esprit, et eux-mĂȘmes dâune aussi haute naissance que le duc de Guermantes ou le duc de La TrĂ©moille. Ils sont aujourdâhui tombĂ©s dans lâoubli, parce que, comme ils nâont pas eu de descendants, leur nom, quâon nâentend plus jamais, rĂ©sonne comme un nom inconnu ; tout au plus un nom de chose, sous lequel nous ne songeons pas Ă dĂ©couvrir le nom dâhommes, survit-il en quelque chĂąteau, quelque village lointain. Un jour prochain le voyageur qui, au fond de la Bourgogne, sâarrĂȘtera dans le petit village de Charlus pour visiter son Ă©glise, sâil nâest pas assez studieux ou se trouve trop pressĂ© pour en examiner les pierres tombales, ignorera que ce nom de Charlus fut celui dâun homme qui allait de pair avec les plus grands. Cette rĂ©flexion me rappela quâil fallait partir et que, tandis que jâĂ©coutais M. de Guermantes parler gĂ©nĂ©alogies, lâheure approchait oĂč jâavais rendez-vous avec son frĂšre. Qui sait, continuais-je Ă penser, si un jour Guermantes lui-mĂȘme paraĂźtra autre chose quâun nom de lieu, sauf aux archĂ©ologues arrĂȘtĂ©s par hasard Ă Combray, et qui devant le vitrail de Gilbert le Mauvais auront la patience dâĂ©couter les discours du successeur de ThĂ©odore ou de lire le guide du curĂ©. Mais tant quâun grand nom nâest pas Ă©teint, il maintient en pleine lumiĂšre ceux qui le portĂšrent ; et câest sans doute, pour une part, lâintĂ©rĂȘt quâoffrait Ă mes yeux lâillustration de ces familles, quâon peut, en partant dâaujourdâhui, les suivre en remontant degrĂ© par degrĂ© jusque bien au delĂ du xive siĂšcle, retrouver des MĂ©moires et des correspondances de tous les ascendants de M. de Charlus, du prince dâAgrigente, de la princesse de Parme, dans un passĂ© oĂč une nuit impĂ©nĂ©trable couvrirait les origines dâune famille bourgeoise, et oĂč nous distinguons, sous la projection lumineuse et rĂ©trospective dâun nom, lâorigine et la persistance de certaines caractĂ©ristiques nerveuses, de certains vices, des dĂ©sordres de tels ou tels Guermantes. Presque pathologiquement pareils Ă ceux dâaujourdâhui, ils excitent de siĂšcle en siĂšcle lâintĂ©rĂȘt alarmĂ© de leurs correspondants, quâils soient antĂ©rieurs Ă la princesse Palatine et Ă Mme de Motteville, ou postĂ©rieurs au prince de Ligne. Dâailleurs, ma curiositĂ© historique Ă©tait faible en comparaison du plaisir esthĂ©tique. Les noms citĂ©s avaient pour effet de dĂ©sincarner les invitĂ©s de la duchesse, lesquels avaient beau sâappeler le prince dâAgrigente ou de Cystira, que leur masque de chair et dâinintelligence ou dâintelligence communes avait changĂ© en hommes quelconques, si bien quâen somme jâavais atterri au paillasson du vestibule, non pas comme au seuil, ainsi que je lâavais cru, mais au terme du monde enchantĂ© des noms. Le prince dâAgrigente lui-mĂȘme, dĂšs que jâeus entendu que sa mĂšre Ă©tait Damas, petite-fille du duc de ModĂšne, fut dĂ©livrĂ©, comme dâun compagnon chimique instable, de la figure et des paroles qui empĂȘchaient de le reconnaĂźtre, et alla former avec Damas et ModĂšne, qui eux nâĂ©taient que des titres, une combinaison infiniment plus sĂ©duisante. Chaque nom dĂ©placĂ© par lâattirance dâun autre avec lequel je ne lui avais soupçonnĂ© aucune affinitĂ©, quittait la place immuable quâil occupait dans mon cerveau, oĂč lâhabitude lâavait terni, et, allant rejoindre les Mortemart, les Stuarts ou les Bourbons, dessinait avec eux des rameaux du plus gracieux effet et dâun coloris changeant. Le nom mĂȘme de Guermantes recevait de tous les beaux noms Ă©teints et dâautant plus ardemment rallumĂ©s, auxquels jâapprenais seulement quâil Ă©tait attachĂ©, une dĂ©termination nouvelle, purement poĂ©tique. Tout au plus, Ă lâextrĂ©mitĂ© de chaque renflement de la tige altiĂšre, pouvais-je la voir sâĂ©panouir en quelque figure de sage roi ou dâillustre princesse, comme le pĂšre dâHenri IV ou la duchesse de Longueville. Mais comme ces faces, diffĂ©rentes en cela de celles des convives, nâĂ©taient empĂątĂ©es pour moi dâaucun rĂ©sidu dâexpĂ©rience matĂ©rielle et de mĂ©diocritĂ© mondaine, elles restaient, en leur beau dessin et leurs changeants reflets, homogĂšnes Ă ces noms, qui, Ă intervalles rĂ©guliers, chacun dâune couleur diffĂ©rente, se dĂ©tachaient de lâarbre gĂ©nĂ©alogique de Guermantes, et ne troublaient dâaucune matiĂšre Ă©trangĂšre et opaque les bourgeons translucides, alternants et multicolores, qui, tels quâaux antiques vitraux de JessĂ© les ancĂȘtres de JĂ©sus, fleurissaient de lâun et lâautre cĂŽtĂ© de lâarbre de verre. Ă plusieurs reprises dĂ©jĂ jâavais voulu me retirer et, plus que pour toute autre raison, Ă cause de lâinsignifiance que ma prĂ©sence imposait Ă cette rĂ©union, lâune pourtant de celles que jâavais longtemps imaginĂ©es si belles, et qui sans doute lâeĂ»t Ă©tĂ© si elle nâavait pas eu de tĂ©moin gĂȘnant. Du moins mon dĂ©part allait permettre aux invitĂ©s, une fois que le profane ne serait plus lĂ , de se constituer enfin en comitĂ© secret. Ils allaient pouvoir cĂ©lĂ©brer les mystĂšres pour la cĂ©lĂ©bration desquels ils sâĂ©taient rĂ©unis, car ce nâĂ©tait pas Ă©videmment pour parler de Frans Hals ou de lâavarice et pour en parler de la mĂȘme façon que font les gens de la bourgeoisie. On ne disait que des riens, sans doute parce que jâĂ©tais lĂ , et jâavais des remords, en voyant toutes ces jolies femmes sĂ©parĂ©es, de les empĂȘcher, par ma prĂ©sence, de mener, dans le plus prĂ©cieux de ses salons, la vie mystĂ©rieuse du faubourg Saint-Germain. Mais ce dĂ©part que je voulais Ă tout instant effectuer, M. et Mme de Guermantes poussaient lâesprit de sacrifice jusquâĂ le reculer en me retenant. Chose plus curieuse encore, plusieurs des dames qui Ă©taient venues, empressĂ©es, ravies, parĂ©es, constellĂ©es de pierreries, pour nâassister, par ma faute, quâĂ une fĂȘte qui ne diffĂ©rait pas plus essentiellement de celles qui se donnent ailleurs que dans le faubourg Saint-Germain, quâon ne se sent Ă Balbec dans une ville qui diffĂšre de ce que nos yeux ont coutume de voir â plusieurs de ces dames se retirĂšrent, non pas déçues, comme elles auraient dĂ» lâĂȘtre, mais remerciant avec effusion Mme de Guermantes de la dĂ©licieuse soirĂ©e quâelles avaient passĂ©e, comme si, les autres jours, ceux oĂč je nâĂ©tais pas lĂ , il ne se passait pas autre chose. Ătait-ce vraiment Ă cause de dĂźners tels que celui-ci que toutes ces personnes faisaient toilette et refusaient de laisser pĂ©nĂ©trer des bourgeoises dans leurs salons si fermĂ©s, pour des dĂźners tels que celui-ci ? pareils si jâavais Ă©tĂ© absent ? Jâen eus un instant le soupçon, mais il Ă©tait trop absurde. Le simple bon sens me permettait de lâĂ©carter. Et puis, si je lâavais accueilli, que serait-il restĂ© du nom de Guermantes, dĂ©jĂ si dĂ©gradĂ© depuis Combray ? Au reste ces filles fleurs Ă©taient, Ă un degrĂ© Ă©trange, faciles Ă ĂȘtre contentĂ©es par une autre personne, ou dĂ©sireuses de la contenter, car plus dâune, Ă laquelle je nâavais tenu pendant toute la soirĂ©e que deux ou trois propos dont la stupiditĂ© mâavait fait rougir, tint, avant de quitter le salon, Ă venir me dire, en fixant sur moi ses beaux yeux caressants, tout en redressant la guirlande dâorchidĂ©es qui contournait sa poitrine, quel plaisir intense elle avait eu Ă me connaĂźtre, et me parler â allusion voilĂ©e Ă une invitation Ă dĂźner â de son dĂ©sir dâarranger quelque chose », aprĂšs quâelle aurait pris jour » avec Mme de Guermantes. Aucune de ces dames fleurs ne partit avant la princesse de Parme. La prĂ©sence de celle-ci â on ne doit pas sâen aller avant une Altesse â Ă©tait une des deux raisons, non devinĂ©es par moi, pour lesquelles la duchesse avait mis tant dâinsistance Ă ce que je restasse. DĂšs que Mme de Parme fut levĂ©e, ce fut comme une dĂ©livrance. Toutes les dames ayant fait une gĂ©nuflexion devant la princesse, qui les releva, reçurent dâelle dans un baiser, et comme une bĂ©nĂ©diction quâelles eussent demandĂ©e Ă genou, la permission de demander son manteau et ses gens. De sorte que ce fut, devant la porte, comme une rĂ©citation criĂ©e de grands noms de lâHistoire de France. La princesse de Parme avait dĂ©fendu Ă Mme de Guermantes de descendre lâaccompagner jusquâau vestibule de peur quâelle ne prĂźt froid, et le duc avait ajoutĂ© Voyons, Oriane, puisque Madame le permet, rappelez-vous ce que vous a dit le docteur. » Je crois que la princesse de Parme a Ă©tĂ© trĂšs contente de dĂźner avec vous. » Je connaissais la formule. Le duc avait traversĂ© tout le salon pour venir la prononcer devant moi, dâun air obligeant et pĂ©nĂ©trĂ©, comme sâil me remettait un diplĂŽme ou mâoffrait des petits fours. Et je sentis au plaisir quâil paraissait Ă©prouver Ă ce moment-lĂ , et qui donnait une expression momentanĂ©ment si douce Ă son visage, que le genre de soins que cela reprĂ©sentait pour lui Ă©tait de ceux dont il sâacquitterait jusquâĂ la fin extrĂȘme de sa vie, comme de ces fonctions honorifiques et aisĂ©es que, mĂȘme gĂąteux, on conserve encore. Au moment oĂč jâallais partir, la dame dâhonneur de la princesse rentra dans le salon, ayant oubliĂ© dâemporter de merveilleux Ćillets, venus de Guermantes, que la duchesse avait donnĂ©s Ă Mme de Parme. La dame dâhonneur Ă©tait assez rouge, on sentait quâelle avait Ă©tĂ© bousculĂ©e, car la princesse, si bonne envers tout le monde, ne pouvait retenir son impatience devant la niaiserie de sa suivante. Aussi celle-ci courait-elle vite en emportant les Ćillets, mais, pour garder son air Ă lâaise et mutin, elle jeta en passant devant moi La princesse trouve que je suis en retard, elle voudrait que nous fussions parties et avoir les Ćillets tout de mĂȘme. Dame ! je ne suis pas un petit oiseau, je ne peux pas ĂȘtre Ă plusieurs endroits Ă la fois. » HĂ©las ! la raison de ne pas se lever avant une Altesse nâĂ©tait pas la seule. Je ne pus pas partir immĂ©diatement, car il y en avait une autre câĂ©tait que ce fameux luxe, inconnu aux Courvoisier, dont les Guermantes, opulents ou Ă demi ruinĂ©s, excellaient Ă faire jouir leurs amis, nâĂ©tait pas quâun luxe matĂ©riel et comme je lâavais expĂ©rimentĂ© souvent avec Robert de Saint-Loup, mais aussi un luxe de paroles charmantes, dâactions gentilles, toute une Ă©lĂ©gance verbale, alimentĂ©e par une vĂ©ritable richesse intĂ©rieure. Mais comme celle-ci, dans lâoisivetĂ© mondaine, reste sans emploi, elle sâĂ©panchait parfois, cherchait un dĂ©rivatif en une sorte dâeffusion fugitive, dâautant plus anxieuse, et qui aurait pu, de la part de Mme de Guermantes, faire croire Ă de lâaffection. Elle lâĂ©prouvait dâailleurs au moment oĂč elle la laissait dĂ©border, car elle trouvait alors, dans la sociĂ©tĂ© de lâami ou de lâamie avec qui elle se trouvait, une sorte dâivresse, nullement sensuelle, analogue Ă celle que la musique donne Ă certaines personnes ; il lui arrivait de dĂ©tacher une fleur de son corsage, un mĂ©daillon et de les donner Ă quelquâun avec qui elle eĂ»t souhaitĂ© de faire durer la soirĂ©e, tout en sentant avec mĂ©lancolie quâun tel prolongement nâaurait pu mener Ă autre chose quâĂ de vaines causeries oĂč rien nâaurait passĂ© du plaisir nerveux de lâĂ©motion passagĂšre, semblables aux premiĂšres chaleurs du printemps par lâimpression quâelles laissent de lassitude et de tristesse. Quant Ă lâami, il ne fallait pas quâil fĂ»t trop dupe des promesses, plus grisantes quâaucune quâil eĂ»t jamais entendue, profĂ©rĂ©es par ces femmes, qui, parce quâelles ressentent avec tant de force la douceur dâun moment, font de lui, avec une dĂ©licatesse, une noblesse ignorĂ©es des crĂ©atures normales, un chef-dâĆuvre attendrissant de grĂące et de bontĂ©, et nâont plus rien Ă donner dâelles-mĂȘmes aprĂšs quâun autre moment est venu. Leur affection ne survit pas Ă lâexaltation qui la dicte ; et la finesse dâesprit qui les avait amenĂ©es alors Ă deviner toutes les choses que vous dĂ©siriez entendre et Ă vous les dire, leur permettra tout aussi bien, quelques jours plus tard, de saisir vos ridicules et dâen amuser un autre de leurs visiteurs avec lequel elles seront en train de goĂ»ter un de ces moments musicaux » qui sont si brefs. Dans le vestibule oĂč je demandai Ă un valet de pied mes snow-boots, que jâavais pris par prĂ©caution contre la neige, dont il Ă©tait tombĂ© quelques flocons vite changĂ©s en boue, ne me rendant pas compte que câĂ©tait peu Ă©lĂ©gant, jâĂ©prouvai, du sourire dĂ©daigneux de tous, une honte qui atteignit son plus haut degrĂ© quand je vis que Mme de Parme nâĂ©tait pas partie et me voyait chaussant mes caoutchoucs amĂ©ricains. La princesse revint vers moi. Oh ! quelle bonne idĂ©e, sâĂ©cria-t-elle, comme câest pratique ! voilĂ un homme intelligent. Madame, il faudra que nous achetions cela », dit-elle Ă sa dame dâhonneur, tandis que lâironie des valets se changeait en respect et que les invitĂ©s sâempressaient autour de moi pour sâenquĂ©rir oĂč jâavais pu trouver ces merveilles. GrĂące Ă cela, vous nâaurez rien Ă craindre, mĂȘme sâil reneige et si vous allez loin ; il nây a plus de saison », me dit la princesse. â Oh ! Ă ce point de vue, Votre Altesse Royale peut se rassurer, interrompit la dame dâhonneur dâun air fin, il ne reneigera pas. â Quâen savez-vous, madame ? demanda aigrement lâexcellente princesse de Parme, que seule rĂ©ussissait Ă agacer la bĂȘtise de sa dame dâhonneur. â Je peux lâaffirmer Ă Votre Altesse Royale, il ne peut pas reneiger, câest matĂ©riellement impossible. â Mais pourquoi ? â Il ne peut plus neiger, on a fait le nĂ©cessaire pour cela on a jetĂ© du sel ! La naĂŻve dame ne sâaperçut pas de la colĂšre de la princesse et de la gaietĂ© des autres personnes, car, au lieu de se taire, elle me dit avec un sourire amĂšne, sans tenir compte de mes dĂ©nĂ©gations au sujet de lâamiral Jurien de la GraviĂšre Dâailleurs quâimporte ? Monsieur doit avoir le pied marin. Bon sang ne peut mentir. » Et ayant reconduit la princesse de Parme, M. de Guermantes me dit en prenant mon pardessus Je vais vous aider Ă entrer votre pelure. » Il ne souriait mĂȘme plus en employant cette expression, car celles qui sont le plus vulgaires Ă©taient, par cela mĂȘme, Ă cause de lâaffectation de simplicitĂ© des Guermantes, devenues aristocratiques. Une exaltation nâaboutissant quâĂ la mĂ©lancolie, parce quâelle Ă©tait artificielle, ce fut aussi, quoique tout autrement que Mme de Guermantes, ce que je ressentis une fois sorti enfin de chez elle, dans la voiture qui allait me conduire Ă lâhĂŽtel de M. de Charlus. Nous pouvons Ă notre choix nous livrer Ă lâune ou lâautre de deux forces, lâune sâĂ©lĂšve de nous-mĂȘme, Ă©mane de nos impressions profondes ; lâautre nous vient du dehors. La premiĂšre porte naturellement avec elle une joie, celle que dĂ©gage la vie des crĂ©ateurs. Lâautre courant, celui qui essaye dâintroduire en nous le mouvement dont sont agitĂ©es des personnes extĂ©rieures, nâest pas accompagnĂ© de plaisir ; mais nous pouvons lui en ajouter un, par choc en retour, en une ivresse si factice quâelle tourne vite Ă lâennui, Ă la tristesse, dâoĂč le visage morne de tant de mondains, et chez eux tant dâĂ©tats nerveux qui peuvent aller jusquâau suicide. Or, dans la voiture qui me menait chez M. de Charlus, jâĂ©tais en proie Ă cette seconde sorte dâexaltation, bien diffĂ©rente de celle qui nous est donnĂ©e par une impression personnelle, comme celle que jâavais eue dans dâautres voitures, une fois Ă Combray, dans la carriole du Dr Percepied, dâoĂč jâavais vu se peindre sur le couchant les clochers de Martainville ; un jour, Ă Balbec, dans la calĂšche de Mme de Villeparisis, en cherchant Ă dĂ©mĂȘler la rĂ©miniscence que mâoffrait une allĂ©e dâarbres. Mais dans cette troisiĂšme voiture, ce que jâavais devant les yeux de lâesprit, câĂ©taient ces conversations qui mâavaient paru si ennuyeuses au dĂźner de Mme de Guermantes, par exemple les rĂ©cits du prince Von sur lâempereur dâAllemagne, sur le gĂ©nĂ©ral Botha et lâarmĂ©e anglaise. Je venais de les glisser dans le stĂ©rĂ©oscope intĂ©rieur Ă travers lequel, dĂšs que nous ne sommes plus nous-mĂȘme, dĂšs que, douĂ©s dâune Ăąme mondaine, nous ne voulons plus recevoir notre vie que des autres, nous donnons du relief Ă ce quâils ont dit, Ă ce quâils ont fait. Comme un homme ivre plein de tendres dispositions pour le garçon de cafĂ© qui lâa servi, je mâĂ©merveillais de mon bonheur, non ressenti par moi, il est vrai, au moment mĂȘme, dâavoir dĂźnĂ© avec quelquâun qui connaissait si bien Guillaume II et avait racontĂ© sur lui des anecdotes, ma foi, fort spirituelles. Et en me rappelant, avec lâaccent allemand du prince, lâhistoire du gĂ©nĂ©ral Botha, je riais tout haut, comme si ce rire, pareil Ă certains applaudissements qui augmentent lâadmiration intĂ©rieure, Ă©tait nĂ©cessaire Ă ce rĂ©cit pour en corroborer le comique. DerriĂšre les verres grossissants, mĂȘme ceux des jugements de Mme de Guermantes qui mâavaient paru bĂȘtes par exemple sur Frans Hals quâil aurait fallu voir dâun tramway prenaient une vie, une profondeur extraordinaires. Et je dois dire que si cette exaltation tomba vite elle nâĂ©tait pas absolument insensĂ©e. De mĂȘme que nous pouvons un beau jour ĂȘtre heureux de connaĂźtre la personne que nous dĂ©daignions le plus, parce quâelle se trouve ĂȘtre liĂ©e avec une jeune fille que nous aimons, Ă qui elle peut nous prĂ©senter, et nous offre ainsi de lâutilitĂ© et de lâagrĂ©ment, choses dont nous lâaurions crue Ă jamais dĂ©nuĂ©e, il nây a pas de propos, pas plus que de relations, dont on puisse ĂȘtre certain quâon ne tirera pas un jour quelque chose. Ce que mâavait dit Mme de Guermantes sur les tableaux qui seraient intĂ©ressants Ă voir, mĂȘme dâun tramway, Ă©tait faux, mais contenait une part de vĂ©ritĂ© qui me fut prĂ©cieuse dans la suite. De mĂȘme les vers de Victor Hugo quâelle mâavait citĂ©s Ă©taient, il faut lâavouer, dâune Ă©poque antĂ©rieure Ă celle oĂč il est devenu plus quâun homme nouveau, oĂč il a fait apparaĂźtre dans lâĂ©volution une espĂšce littĂ©raire encore inconnue, douĂ©e dâorganes plus complexes. Dans ces premiers poĂšmes, Victor Hugo pense encore, au lieu de se contenter, comme la nature, de donner Ă penser. Des pensĂ©es », il en exprimait alors sous la forme la plus directe, presque dans le sens oĂč le duc prenait le mot, quand, trouvant vieux jeu et encombrant que les invitĂ©s de ses grandes fĂȘtes, Ă Guermantes, fissent, sur lâalbum du chĂąteau, suivre leur signature dâune rĂ©flexion philosophico-poĂ©tique, il avertissait les nouveaux venus dâun ton suppliant Votre nom, mon cher, mais pas de pensĂ©e ! » Or, câĂ©taient ces pensĂ©es » de Victor Hugo presque aussi absentes de la LĂ©gende des SiĂšcles que les airs », les mĂ©lodies » dans la deuxiĂšme maniĂšre wagnĂ©rienne que Mme de Guermantes aimait dans le premier Hugo. Mais pas absolument Ă tort. Elles Ă©taient touchantes, et dĂ©jĂ autour dâelles, sans que la forme eĂ»t encore la profondeur oĂč elle ne devait parvenir que plus tard, le dĂ©ferlement des mots nombreux et des rimes richement articulĂ©es les rendait inassimilables Ă ces vers quâon peut dĂ©couvrir dans un Corneille, par exemple, et oĂč un romantisme intermittent, contenu, et qui nous Ă©meut dâautant plus, nâa point pourtant pĂ©nĂ©trĂ© jusquâaux sources physiques de la vie, modifiĂ© lâorganisme inconscient et gĂ©nĂ©ralisable oĂč sâabrite lâidĂ©e. Aussi avais-je eu tort de me confiner jusquâici dans les derniers recueils dâHugo. Des premiers, certes, câĂ©tait seulement dâune part infime que sâornait la conversation de Mme de Guermantes. Mais justement, en citant ainsi un vers isolĂ© on dĂ©cuple sa puissance attractive. Ceux qui Ă©taient entrĂ©s ou rentrĂ©s dans ma mĂ©moire, au cours de ce dĂźner, aimantaient Ă leur tour, appelaient Ă eux avec une telle force les piĂšces au milieu desquelles ils avaient lâhabitude dâĂȘtre enclavĂ©s, que mes mains Ă©lectrisĂ©es ne purent pas rĂ©sister plus de quarante-huit heures Ă la force qui les conduisait vers le volume oĂč Ă©taient reliĂ©s les Orientales et les Chants du CrĂ©puscule. Je maudis le valet de pied de Françoise dâavoir fait don Ă son pays natal de mon exemplaire des Feuilles dâAutomne, et je lâenvoyai sans perdre un instant en acheter un autre. Je relus ces volumes dâun bout Ă lâautre, et ne retrouvai la paix que quand jâaperçus tout dâun coup, mâattendant dans la lumiĂšre oĂč elle les avait baignĂ©s, les vers que mâavait citĂ©s Mme de Guermantes. Pour toutes ces raisons, les causeries avec la duchesse ressemblaient Ă ces connaissances quâon puise dans une bibliothĂšque de chĂąteau, surannĂ©e, incomplĂšte, incapable de former une intelligence, dĂ©pourvue de presque tout ce que nous aimons, mais nous offrant parfois quelque renseignement curieux, voire la citation dâune belle page que nous ne connaissions pas, et dont nous sommes heureux dans la suite de nous rappeler que nous en devons la connaissance Ă une magnifique demeure seigneuriale. Nous sommes alors, pour avoir trouvĂ© la prĂ©face de Balzac Ă la Chartreuse ou des lettres inĂ©dites de Joubert, tentĂ©s de nous exagĂ©rer le prix de la vie que nous y avons menĂ©e et dont nous oublions, pour cette aubaine dâun soir, la frivolitĂ© stĂ©rile. Ă ce point de vue, si le monde nâavait pu au premier moment rĂ©pondre Ă ce quâattendait mon imagination, et devait par consĂ©quent me frapper dâabord par ce quâil avait de commun avec tous les mondes plutĂŽt que par ce quâil en avait de diffĂ©rent, pourtant il se rĂ©vĂ©la Ă moi peu Ă peu comme bien distinct. Les grands seigneurs sont presque les seules gens de qui on apprenne autant que des paysans ; leur conversation sâorne de tout ce qui concerne la terre, les demeures telles quâelles Ă©taient habitĂ©es autrefois, les anciens usages, tout ce que le monde de lâargent ignore profondĂ©ment. Ă supposer que lâaristocrate le plus modĂ©rĂ© par ses aspirations ait fini par rattraper lâĂ©poque oĂč il vit, sa mĂšre, ses oncles, ses grandâtantes le mettent en rapport, quand il se rappelle son enfance, avec ce que pouvait ĂȘtre une vie presque inconnue aujourdâhui. Dans la chambre mortuaire dâun mort dâaujourdâhui, Mme de Guermantes nâeĂ»t pas fait remarquer, mais eĂ»t saisi immĂ©diatement tous les manquements faits aux usages. Elle Ă©tait choquĂ©e de voir Ă un enterrement des femmes mĂȘlĂ©es aux hommes alors quâil y a une cĂ©rĂ©monie particuliĂšre qui doit ĂȘtre cĂ©lĂ©brĂ©e pour les femmes. Quant au poĂȘle dont Bloch eĂ»t cru sans doute que lâusage Ă©tait rĂ©servĂ© aux enterrements, Ă cause des cordons du poĂȘle dont on parle dans les comptes rendus dâobsĂšques, M. de Guermantes pouvait se rappeler le temps oĂč, encore enfant, il lâavait vu tenir au mariage de M. de Mailly-Nesle. Tandis que Saint-Loup avait vendu son prĂ©cieux Arbre gĂ©nĂ©alogique », dâanciens portraits des Bouillon, des lettres de Louis XIII, pour acheter des CarriĂšre et des meubles modern style, M. et Mme de Guermantes, Ă©mus par un sentiment oĂč lâamour ardent de lâart jouait peut-ĂȘtre un moindre rĂŽle et qui les laissait eux-mĂȘmes plus mĂ©diocres, avaient gardĂ© leurs merveilleux meubles de Boule, qui offraient un ensemble autrement sĂ©duisant pour un artiste. Un littĂ©rateur eĂ»t de mĂȘme Ă©tĂ© enchantĂ© de leur conversation, qui eĂ»t Ă©tĂ© pour lui â car lâaffamĂ© nâa pas besoin dâun autre affamĂ© â un dictionnaire vivant de toutes ces expressions qui chaque jour sâoublient davantage des cravates Ă la Saint-Joseph, des enfants vouĂ©s au bleu, etc., et quâon ne trouve plus que chez ceux qui se font les aimables et bĂ©nĂ©voles conservateurs du passĂ©. Le plaisir que ressent parmi eux, beaucoup plus que parmi dâautres Ă©crivains, un Ă©crivain, ce plaisir nâest pas sans danger, car il risque de croire que les choses du passĂ© ont un charme par elles-mĂȘmes, de les transporter telles quelles dans son Ćuvre, mort-nĂ©e dans ce cas, dĂ©gageant un ennui dont il se console en se disant Câest joli parce que câest vrai, cela se dit ainsi. » Ces conversations aristocratiques avaient du reste, chez Mme de Guermantes, le charme de se tenir dans un excellent français. Ă cause de cela elles rendaient lĂ©gitime, de la part de la duchesse, son hilaritĂ© devant les mots vatique », cosmique », pythique », surĂ©minent », quâemployait Saint-Loup, â de mĂȘme que devant ses meubles de chez Bing. MalgrĂ© tout, bien diffĂ©rentes en cela de ce que jâavais pu ressentir devant des aubĂ©pines ou en goĂ»tant Ă une madeleine, les histoires que jâavais entendues chez Mme de Guermantes mâĂ©taient Ă©trangĂšres. EntrĂ©es un instant en moi, qui nâen Ă©tais que physiquement possĂ©dĂ©, on aurait dit que de nature sociale, et non individuelle elles Ă©taient impatientes dâen sortir⊠Je mâagitais dans la voiture, comme une pythonisse. Jâattendais un nouveau dĂźner oĂč je pusse devenir moi-mĂȘme une sorte de prince XâŠ, de Mme de Guermantes, et les raconter. En attendant, elles faisaient trĂ©pider mes lĂšvres qui les balbutiaient et jâessayais en vain de ramener Ă moi mon esprit vertigineusement emportĂ© par une force centrifuge. Aussi est-ce avec une fiĂ©vreuse impatience de ne pas porter plus longtemps leur poids tout seul dans une voiture, oĂč dâailleurs je trompais le manque de conversation en parlant tout haut, que je sonnai Ă la porte de M. de Charlus, et ce fut en longs monologues avec moi-mĂȘme, oĂč je me rĂ©pĂ©tais tout ce que jâallais lui narrer et ne pensais plus guĂšre Ă ce quâil pouvait avoir Ă me dire, que je passai tout le temps que je restai dans un salon oĂč un valet de pied me fit entrer, et que jâĂ©tais dâailleurs trop agitĂ© pour regarder. Jâavais un tel besoin que M. de Charlus Ă©coutĂąt les rĂ©cits que je brĂ»lais de lui faire, que je fus cruellement déçu en pensant que le maĂźtre de la maison dormait peut-ĂȘtre et quâil me faudrait rentrer cuver chez moi mon ivresse de paroles. Je venais en effet de mâapercevoir quâil y avait vingt-cinq minutes que jâĂ©tais, quâon mâavait peut-ĂȘtre oubliĂ©, dans ce salon, dont, malgrĂ© cette longue attente, jâaurais tout au plus pu dire quâil Ă©tait immense, verdĂątre, avec quelques portraits. Le besoin de parler nâempĂȘche pas seulement dâĂ©couter, mais de voir, et dans ce cas lâabsence de toute description du milieu extĂ©rieur est dĂ©jĂ une description dâun Ă©tat interne. Jâallais sortir du salon pour tĂącher dâappeler quelquâun et, si je ne trouvais personne, de retrouver mon chemin jusquâaux antichambres et me faire ouvrir, quand, au moment mĂȘme oĂč je venais de me lever et de faire quelques pas sur le parquet mosaĂŻquĂ©, un valet de chambre entra, lâair prĂ©occupĂ© Monsieur le baron a eu des rendez-vous jusquâĂ maintenant, me dit-il. Il y a encore plusieurs personnes qui lâattendent. Je vais faire tout mon possible pour quâil reçoive monsieur, jâai dĂ©jĂ fait tĂ©lĂ©phoner deux fois au secrĂ©taire. » â Non, ne vous dĂ©rangez pas, jâavais rendez-vous avec monsieur le baron, mais il est dĂ©jĂ bien tard, et, du moment quâil est occupĂ© ce soir, je reviendrai un autre jour. â Oh ! non, que monsieur ne sâen aille pas, sâĂ©cria le valet de chambre. M. le baron pourrait ĂȘtre mĂ©content. Je vais de nouveau essayer. Je me rappelai ce que jâavais entendu raconter des domestiques de M. de Charlus et de leur dĂ©vouement Ă leur maĂźtre. On ne pouvait pas tout Ă fait dire de lui comme du prince de Conti quâil cherchait Ă plaire aussi bien au valet quâau ministre, mais il avait si bien su faire des moindres choses quâil demandait une espĂšce de faveur, que, le soir, quand, ses valets assemblĂ©s autour de lui Ă distance respectueuse, aprĂšs les avoir parcourus du regard, il disait Coignet, le bougeoir ! » ou Ducret, la chemise ! », câest en ronchonnant dâenvie que les autres se retiraient, envieux de celui qui venait dâĂȘtre distinguĂ© par le maĂźtre. Deux, mĂȘme, lesquels sâexĂ©craient, essayaient chacun de ravir la faveur Ă lâautre, en allant, sous le plus absurde prĂ©texte, faire une commission au baron, sâil Ă©tait montĂ© plus tĂŽt, dans lâespoir dâĂȘtre investi pour ce soir-lĂ de la charge du bougeoir ou de la chemise. Sâil adressait directement la parole Ă lâun dâeux pour quelque chose qui ne fĂ»t pas du service, bien plus, si, lâhiver, au jardin, sachant un de ses cochers enrhumĂ©, il lui disait au bout de dix minutes Couvrez-vous », les autres ne lui reparlaient pas de quinze jours, par jalousie, Ă cause de la grĂące qui lui avait Ă©tĂ© faite. Jâattendis encore dix minutes et, aprĂšs mâavoir demandĂ© de ne pas rester trop longtemps, parce que M. le baron fatiguĂ© avait dĂ» faire Ă©conduire plusieurs personnes des plus importantes, qui avaient pris rendez-vous depuis de longs jours, on mâintroduisit auprĂšs de lui. Cette mise en scĂšne autour de M. de Charlus me paraissait empreinte de beaucoup moins de grandeur que la simplicitĂ© de son frĂšre Guermantes, mais dĂ©jĂ la porte sâĂ©tait ouverte, je venais dâapercevoir le baron, en robe de chambre chinoise, le cou nu, Ă©tendu sur un canapĂ©. Je fus frappĂ© au mĂȘme instant par la vue dâun chapeau haut de forme huit reflets » sur une chaise avec une pelisse, comme si le baron venait de rentrer. Le valet de chambre se retira. Je croyais que M. de Charlus allait venir Ă moi. Sans faire un seul mouvement, il fixa sur moi des yeux implacables. Je mâapprochai de lui, lui dis bonjour, il ne me tendit pas la main, ne me rĂ©pondit pas, ne me demanda pas de prendre une chaise. Au bout dâun instant je lui demandai, comme on ferait Ă un mĂ©decin mal Ă©levĂ©, sâil Ă©tait nĂ©cessaire que je restasse debout. Je le fis sans mĂ©chante intention, mais lâair de colĂšre froide quâavait M. de Charlus sembla sâaggraver encore. Jâignorais, du reste, que chez lui, Ă la campagne, au chĂąteau de Charlus, il avait lâhabitude aprĂšs dĂźner, tant il aimait Ă jouer au roi, de sâĂ©taler dans un fauteuil au fumoir, en laissant ses invitĂ©s debout autour de lui. Il demandait Ă lâun du feu, offrait Ă lâautre un cigare, puis au bout de quelques instants disait Mais, Argencourt, asseyez-vous donc, prenez une chaise, mon cher, etc. », ayant tenu Ă prolonger leur station debout, seulement pour leur montrer que câĂ©tait de lui que leur venait la permission de sâasseoir. Mettez-vous dans le siĂšge Louis XIV », me rĂ©pondit-il dâun air impĂ©rieux et plutĂŽt pour me forcer Ă mâĂ©loigner de lui que pour mâinviter Ă mâasseoir. Je pris un fauteuil qui nâĂ©tait pas loin. Ah ! voilĂ ce que vous appelez un siĂšge Louis XIV ! je vois que vous ĂȘtes instruit », sâĂ©cria-t-il avec dĂ©rision. JâĂ©tais tellement stupĂ©fait que je ne bougeai pas, ni pour mâen aller comme je lâaurais dĂ», ni pour changer de siĂšge comme il le voulait. Monsieur, me dit-il, en pesant tous les termes, dont il faisait prĂ©cĂ©der les plus impertinents dâune double paire de consonnes, lâentretien que jâai condescendu Ă vous accorder, Ă la priĂšre dâune personne qui dĂ©sire que je ne la nomme pas, marquera pour nos relations le point final. Je ne vous cacherai pas que jâavais espĂ©rĂ© mieux ; je forcerais peut-ĂȘtre un peu le sens des mots, ce quâon ne doit pas faire, mĂȘme avec qui ignore leur valeur, et par simple respect pour soi-mĂȘme, en vous disant que jâavais eu pour vous de la sympathie. Je crois pourtant que bienveillance », dans son sens le plus efficacement protecteur, nâexcĂ©derait ni ce que je ressentais, ni ce que je me proposais de manifester. Je vous avais, dĂšs mon retour Ă Paris, fait savoir Ă Balbec mĂȘme que vous pouviez compter sur moi. » Moi qui me rappelais sur quelle incartade M. de Charlus sâĂ©tait sĂ©parĂ© de moi Ă Balbec, jâesquissai un geste de dĂ©nĂ©gation. Comment ! sâĂ©cria-t-il avec colĂšre, et en effet son visage convulsĂ© et blanc diffĂ©rait autant de son visage ordinaire que la mer quand, un matin de tempĂȘte, on aperçoit, au lieu de la souriante surface habituelle, mille serpents dâĂ©cume et de bave, vous prĂ©tendez que vous nâavez pas reçu mon message â presque une dĂ©claration â dâavoir Ă vous souvenir de moi ? Quây avait-il comme dĂ©coration autour du livre que je vous fis parvenir ? » â De trĂšs jolis entrelacs historiĂ©s, lui dis-je. â Ah ! rĂ©pondit-il dâun air mĂ©prisant, les jeunes Français connaissent peu les chefs-dâĆuvre de notre pays. Que dirait-on dâun jeune Berlinois qui ne connaĂźtrait pas la Walkyrie ? Il faut dâailleurs que vous ayez des yeux pour ne pas voir, puisque ce chef-dâĆuvre-lĂ vous mâavez dit que vous aviez passĂ© deux heures devant. Je vois que vous ne vous y connaissez pas mieux en fleurs quâen styles ; ne protestez pas pour les styles, cria-t-il, dâun ton de rage suraigu, vous ne savez mĂȘme pas sur quoi vous vous asseyez. Vous offrez Ă votre derriĂšre une chauffeuse Directoire pour une bergĂšre Louis XIV. Un de ces jours vous prendrez les genoux de Mme de Villeparisis pour le lavabo, et on ne sait pas ce que vous y ferez. Pareillement, vous nâavez mĂȘme pas reconnu dans la reliure du livre de Bergotte le linteau de myosotis de lâĂ©glise de Balbec. Y avait-il une maniĂšre plus limpide de vous dire Ne mâoubliez pas ! » Je regardais M. de Charlus. Certes sa tĂȘte magnifique, et qui rĂ©pugnait, lâemportait pourtant sur celle de tous les siens ; on eĂ»t dit Apollon vieilli ; mais un jus olivĂątre, hĂ©patique, semblait prĂȘt Ă sortir de sa bouche mauvaise ; pour lâintelligence, on ne pouvait nier que la sienne, par un vaste Ă©cart de compas, avait vue sur beaucoup de choses qui resteraient toujours inconnues au duc de Guermantes. Mais de quelques belles paroles quâil colorĂąt ses haines, on sentait que, mĂȘme sâil y avait tantĂŽt de lâorgueil offensĂ©, tantĂŽt un amour déçu, ou une rancune, du sadisme, une taquinerie, une idĂ©e fixe, cet homme Ă©tait capable dâassassiner et de prouver Ă force de logique et de beau langage quâil avait eu raison de le faire et nâen Ă©tait pas moins supĂ©rieur de cent coudĂ©es Ă son frĂšre, sa belle-sĆur, etc., etc. â Comme dans les Lances de VĂ©lasquez, continua-t-il, le vainqueur sâavance vers celui qui est le plus humble, comme le doit tout ĂȘtre noble, puisque jâĂ©tais tout et que vous nâĂ©tiez rien, câest moi qui ai fait les premiers pas vers vous. Vous avez sottement rĂ©pondu Ă ce que ce nâest pas Ă moi Ă appeler de la grandeur. Mais je ne me suis pas laissĂ© dĂ©courager. Notre religion prĂȘche la patience. Celle que jâai eue envers vous me sera comptĂ©e, je lâespĂšre, et de nâavoir fait que sourire de ce qui pourrait ĂȘtre taxĂ© dâimpertinence, sâil Ă©tait Ă votre portĂ©e dâen avoir envers qui vous dĂ©passe de tant de coudĂ©es ; mais enfin, monsieur, de tout cela il nâest plus question. Je vous ai soumis Ă lâĂ©preuve que le seul homme Ă©minent de notre monde appelle avec esprit lâĂ©preuve de la trop grande amabilitĂ© et quâil dĂ©clare Ă bon droit la plus terrible de toutes, la seule qui puisse sĂ©parer le bon grain de lâivraie. Je vous reprocherais Ă peine de lâavoir subie sans succĂšs, car ceux qui en triomphent sont bien rares. Mais du moins, et câest la conclusion que je prĂ©tends tirer des derniĂšres paroles que nous Ă©changerons sur terre, jâentends ĂȘtre Ă lâabri de vos inventions calomniatrices. » Je nâavais pas songĂ© jusquâici que la colĂšre de M. de Charlus pĂ»t ĂȘtre causĂ©e par un propos dĂ©sobligeant quâon lui eĂ»t rĂ©pĂ©tĂ© ; jâinterrogeai ma mĂ©moire ; je nâavais parlĂ© de lui Ă personne. Quelque mĂ©chant lâavait fabriquĂ© de toutes piĂšces. Je protestai Ă M. de Charlus que je nâavais absolument rien dit de lui. Je ne pense pas que jâaie pu vous fĂącher en disant Ă Mme de Guermantes que jâĂ©tais liĂ© avec vous. » Il sourit avec dĂ©dain, fit monter sa voix jusquâaux plus extrĂȘmes registres, et lĂ , attaquant avec douceur la note la plus aiguĂ« et la plus insolente Oh ! monsieur, dit-il en revenant avec une extrĂȘme lenteur Ă une intonation naturelle, et comme sâenchantant, au passage, des bizarreries de cette gamme descendante, je pense que vous vous faites tort Ă vous-mĂȘme en vous accusant dâavoir dit que nous Ă©tions liĂ©s ». Je nâattends pas une trĂšs grande exactitude verbale de quelquâun qui prendrait facilement un meuble de Chippendale pour une chaise rococo, mais enfin je ne pense pas, ajouta-t-il, avec des caresses vocales de plus en plus narquoises et qui faisaient flotter sur ses lĂšvres jusquâĂ un charmant sourire, je ne pense pas que vous ayez dit, ni cru, que nous Ă©tions liĂ©s ! Quant Ă vous ĂȘtre vantĂ© de mâavoir Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©, dâavoir causĂ© avec moi, de me connaĂźtre un peu, dâavoir obtenu, presque sans sollicitation, de pouvoir ĂȘtre un jour mon protĂ©gĂ©, je trouve au contraire fort naturel et intelligent que vous lâayez fait. LâextrĂȘme diffĂ©rence dâĂąge quâil y a entre nous me permet de reconnaĂźtre, sans ridicule, que cette prĂ©sentation, ces causeries, cette vague amorce de relations Ă©taient pour vous, ce nâest pas Ă moi de dire un honneur, mais enfin Ă tout le moins un avantage dont je trouve que votre sottise fut non point de lâavoir divulguĂ©, mais de nâavoir pas su le conserver. Jâajouterai mĂȘme, dit-il, en passant brusquement et pour un instant de la colĂšre hautaine Ă une douceur tellement empreinte de tristesse que je croyais quâil allait se mettre Ă pleurer, que, quand vous avez laissĂ© sans rĂ©ponse la proposition que je vous ai faite Ă Paris, cela mâa paru tellement inouĂŻ de votre part Ă vous, qui mâaviez semblĂ© bien Ă©levĂ© et dâune bonne famille bourgeoise sur cet adjectif seul sa voix eut un petit sifflement dâimpertinence, que jâeus la naĂŻvetĂ© de croire Ă toutes les blagues qui nâarrivent jamais, aux lettres perdues, aux erreurs dâadresses. Je reconnais que câĂ©tait de ma part une grande naĂŻvetĂ©, mais saint Bonaventure prĂ©fĂ©rait croire quâun bĆuf pĂ»t voler plutĂŽt que son frĂšre mentir. Enfin tout cela est terminĂ©, la chose ne vous a pas plu, il nâen est plus question. Il me semble seulement que vous auriez pu et il y avait vraiment des pleurs dans sa voix, ne fĂ»t-ce que par considĂ©ration pour mon Ăąge, mâĂ©crire. Jâavais conçu pour vous des choses infiniment sĂ©duisantes que je mâĂ©tais bien gardĂ© de vous dire. Vous avez prĂ©fĂ©rĂ© refuser sans savoir, câest votre affaire. Mais, comme je vous le dis, on peut toujours Ă©crire. Moi Ă votre place, et mĂȘme dans la mienne, je lâaurais fait. Jâaime mieux Ă cause de cela la mienne que la vĂŽtre, je dis Ă cause de cela, parce que je crois que toutes les places sont Ă©gales, et jâai plus de sympathie pour un intelligent ouvrier que pour bien des ducs. Mais je peux dire que je prĂ©fĂšre ma place, parce que ce que vous avez fait, dans ma vie tout entiĂšre qui commence Ă ĂȘtre assez longue, je sais que je ne lâai jamais fait. Sa tĂȘte Ă©tait tournĂ©e dans lâombre, je ne pouvais pas voir si ses yeux laissaient tomber des larmes comme sa voix donnait Ă le croire. Je vous disais que jâai fait cent pas au-devant de vous, cela a eu pour effet de vous en faire faire deux cents en arriĂšre. Maintenant câest Ă moi de mâĂ©loigner et nous ne nous connaĂźtrons plus. Je ne retiendrai pas votre nom, mais votre cas, afin que, les jours oĂč je serais tentĂ© de croire que les hommes ont du cĆur, de la politesse, ou seulement lâintelligence de ne pas laisser Ă©chapper une chance sans seconde, je me rappelle que câest les situer trop haut. Non, que vous ayez dit que vous me connaissiez quand câĂ©tait vrai â car maintenant cela va cesser de lâĂȘtre â je ne puis trouver cela que naturel et je le tiens pour un hommage, câest-Ă -dire pour agrĂ©able. Malheureusement, ailleurs et en dâautres circonstances, vous avez tenu des propos fort diffĂ©rents. â Monsieur, je vous jure que je nâai rien dit qui pĂ»t vous offenser. â Et qui vous dit que jâen suis offensĂ© ? sâĂ©cria-t-il avec fureur en se redressant violemment sur la chaise longue oĂč il Ă©tait restĂ© jusque-lĂ immobile, cependant que, tandis que se crispaient les blĂȘmes serpents Ă©cumeux de sa face, sa voix devenait tour Ă tour aiguĂ« et grave comme une tempĂȘte assourdissante et dĂ©chaĂźnĂ©e. La force avec laquelle il parlait dâhabitude, et qui faisait se retourner les inconnus dehors, Ă©tait centuplĂ©e, comme lâest un forte, si, au lieu dâĂȘtre jouĂ© au piano, il lâest Ă lâorchestre, et de plus se change en un fortissime. M. de Charlus hurlait. Pensez-vous quâil soit Ă votre portĂ©e de mâoffenser ? Vous ne savez donc pas Ă qui vous parlez ? Croyez-vous que la salive envenimĂ©e de cinq cents petits bonshommes de vos amis, juchĂ©s les uns sur les autres, arriverait Ă baver seulement jusquâĂ mes augustes orteils ? Depuis un moment, au dĂ©sir de persuader M. de Charlus que je nâavais jamais dit ni entendu dire de mal de lui avait succĂ©dĂ© une rage folle, causĂ©e par les paroles que lui dictait uniquement, selon moi, son immense orgueil. Peut-ĂȘtre Ă©taient-elles du reste lâeffet, pour une partie du moins, de cet orgueil. Presque tout le reste venait dâun sentiment que jâignorais encore et auquel je ne fus donc pas coupable de ne pas faire sa part. Jâaurais pu au moins, Ă dĂ©faut du sentiment inconnu, mĂȘler Ă lâorgueil, si je mâĂ©tais souvenu des paroles de Mme de Guermantes, un peu de folie. Mais Ă ce moment-lĂ lâidĂ©e de folie ne me vint mĂȘme pas Ă lâesprit. Il nây avait en lui, selon moi, que de lâorgueil, en moi il nây avait que de la fureur. Celle-ci au moment oĂč M. de Charlus cessant de hurler pour parler de ses augustes orteils, avec une majestĂ© quâaccompagnaient une moue, un vomissement de dĂ©goĂ»t Ă lâĂ©gard de ses obscurs blasphĂ©mateurs, cette fureur ne se contint plus. Dâun mouvement impulsif je voulus frapper quelque chose, et un reste de discernement me faisant respecter un homme tellement plus ĂągĂ© que moi, et mĂȘme, Ă cause de leur dignitĂ© artistique, les porcelaines allemandes placĂ©es autour de lui, je me prĂ©cipitai sur le chapeau haut de forme neuf du baron, je le jetai par terre, je le piĂ©tinai, je mâacharnai Ă le disloquer entiĂšrement, jâarrachai la coiffe, dĂ©chirai en deux la couronne, sans Ă©couter les vocifĂ©rations de M. de Charlus qui continuaient et, traversant la piĂšce pour mâen aller, jâouvris la porte. Des deux cĂŽtĂ©s dâelle, Ă ma grande stupĂ©faction, se tenaient deux valets de pied qui sâĂ©loignĂšrent lentement pour avoir lâair de sâĂȘtre trouvĂ©s lĂ seulement en passant pour leur service. Jâai su depuis leurs noms, lâun sâappelait Burnier et lâautre Charmel. Je ne fus pas dupe un instant de cette explication que leur dĂ©marche nonchalante semblait me proposer. Elle Ă©tait invraisemblable ; trois autres me le semblĂšrent moins lâune que le baron recevait quelquefois des hĂŽtes, contre lesquels pouvant avoir besoin dâaide mais pourquoi ?, il jugeait nĂ©cessaire dâavoir un poste de secours voisin ; lâautre, quâattirĂ©s par la curiositĂ©, ils sâĂ©taient mis aux Ă©coutes, ne pensant pas que je sortirais si vite ; la troisiĂšme, que toute la scĂšne que mâavait faite M. de Charlus Ă©tant prĂ©parĂ©e et jouĂ©e, il leur avait lui-mĂȘme demandĂ© dâĂ©couter, par amour du spectacle joint peut-ĂȘtre Ă un nunc erudimini » dont chacun ferait son profit. Ma colĂšre nâavait pas calmĂ© celle du baron, ma sortie de la chambre parut lui causer une vive douleur, il me rappela, me fit rappeler, et enfin, oubliant quâun instant auparavant, en parlant de ses augustes orteils », il avait cru me faire le tĂ©moin de sa propre dĂ©ification, il courut Ă toutes jambes, me rattrapa dans le vestibule et me barra la porte. Allons, me dit-il, ne faites pas lâenfant, rentrez une minute ; qui aime bien chĂątie bien, et si je vous ai bien chĂątiĂ©, câest que je vous aime bien. » Ma colĂšre Ă©tait passĂ©e, je laissai passer le mot chĂątier et suivis le baron qui, appelant un valet de pied, fit sans aucun amour-propre emporter les miettes du chapeau dĂ©truit quâon remplaça par un autre. â Si vous voulez me dire, monsieur, qui mâa perfidement calomniĂ©, dis-je Ă M. de Charlus, je reste pour lâapprendre et confondre lâimposteur. â Qui ? ne le savez-vous pas ? Ne gardez-vous pas le souvenir de ce que vous dites ? Pensez-vous que les personnes qui me rendent le service de mâavertir de ces choses ne commencent pas par me demander le secret ? Et croyez-vous que je vais manquer Ă celui que jâai promis ? â Monsieur, câest impossible que vous me le disiez ? demandai-je en cherchant une derniĂšre fois dans ma tĂȘte oĂč je ne trouvais personne Ă qui jâavais pu parler de M. de Charlus. â Vous nâavez pas entendu que jâai promis le secret Ă mon indicateur, me dit-il dâune voix claquante. Je vois quâau goĂ»t des propos abjects vous joignez celui des insistances vaines. Vous devriez avoir au moins lâintelligence de profiter dâun dernier entretien et de parler pour dire quelque chose qui ne soit pas exactement rien. â Monsieur, rĂ©pondis-je en mâĂ©loignant, vous mâinsultez, je suis dĂ©sarmĂ© puisque vous avez plusieurs fois mon Ăąge, la partie nâest pas Ă©gale ; dâautre part je ne peux pas vous convaincre, je vous ai jurĂ© que je nâavais rien dit. â Alors je mens ! sâĂ©cria-t-il dâun ton terrible, et en faisant un tel bond quâil se trouva debout Ă deux pas de moi. â On vous a trompĂ©. Alors dâune voix douce, affectueuse, mĂ©lancolique, comme dans ces symphonies quâon joue sans interruption entre les divers morceaux, et oĂč un gracieux scherzo aimable, idyllique, succĂšde aux coups de foudre du premier morceau. Câest trĂšs possible, me dit-il. En principe, un propos rĂ©pĂ©tĂ© est rarement vrai. Câest votre faute si, nâayant pas profitĂ© des occasions de me voir que je vous avais offertes, vous ne mâavez pas fourni, par ces paroles ouvertes et quotidiennes qui crĂ©ent la confiance, le prĂ©servatif unique et souverain contre une parole qui vous reprĂ©sentait comme un traĂźtre. En tout cas, vrai ou faux, le propos a fait son Ćuvre. Je ne peux plus me dĂ©gager de lâimpression quâil mâa produite. Je ne peux mĂȘme pas dire que qui aime bien chĂątie bien, car je vous ai bien chĂątiĂ©, mais je ne vous aime plus. » Tout en disant ces mots, il mâavait forcĂ© Ă me rasseoir et avait sonnĂ©. Un nouveau valet de pied entra. Apportez Ă boire, et dites dâatteler le coupĂ©. » Je dis que je nâavais pas soif, quâil Ă©tait bien tard et que dâailleurs jâavais une voiture. On lâa probablement payĂ©e et renvoyĂ©e, me dit-il, ne vous en occupez pas. Je fais atteler pour quâon vous ramĂšne⊠Si vous craignez quâil ne soit trop tard⊠jâaurais pu vous donner une chambre ici⊠» Je dis que ma mĂšre serait inquiĂšte. Ah ! oui, vrai ou faux, le propos a fait son Ćuvre. Ma sympathie un peu prĂ©maturĂ©e avait fleuri trop tĂŽt ; et comme ces pommiers dont vous parliez poĂ©tiquement Ă Balbec, elle nâa pu rĂ©sister Ă une premiĂšre gelĂ©e. » Si la sympathie de M. de Charlus nâavait pas Ă©tĂ© dĂ©truite, il nâaurait pourtant pas pu agir autrement, puisque, tout en me disant que nous Ă©tions brouillĂ©s, il me faisait rester, boire, me demandait de coucher et allait me faire reconduire. Il avait mĂȘme lâair de redouter lâinstant de me quitter et de se retrouver seul, cette espĂšce de crainte un peu anxieuse que sa belle-sĆur et cousine Guermantes mâavait paru Ă©prouver, il y avait une heure, quand elle avait voulu me forcer Ă rester encore un peu, avec une espĂšce de mĂȘme goĂ»t passager pour moi, de mĂȘme effort pour faire prolonger une minute. Malheureusement, reprit-il, je nâai pas le don de faire refleurir ce qui a Ă©tĂ© une fois dĂ©truit. Ma sympathie pour vous est bien morte. Rien ne peut la ressusciter. Je crois quâil nâest pas indigne de moi de confesser que je le regrette. Je me sens toujours un peu comme le Booz de Victor Hugo Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe. » Je traversai avec lui le grand salon verdĂątre. Je lui dis, tout Ă fait au hasard, combien je le trouvais beau. Nâest-ce pas ? me rĂ©pondit-il. Il faut bien aimer quelque chose. Les boiseries sont de Bagard. Ce qui est assez gentil, voyez-vous, câest quâelles ont Ă©tĂ© faites pour les siĂšges de Beauvais et pour les consoles. Vous remarquez, elles rĂ©pĂštent le mĂȘme motif dĂ©coratif quâeux. Il nâexistait plus que deux demeures oĂč cela soit ainsi le Louvre et la maison de M. dâHinnisdal. Mais naturellement, dĂšs que jâai voulu venir habiter dans cette rue, il sâest trouvĂ© un vieil hĂŽtel Chimay que personne nâavait jamais vu puisquâil nâest venu ici que pour moi. En somme, câest bien. Ăa pourrait peut-ĂȘtre ĂȘtre mieux, mais enfin ce nâest pas mal. Nâest-ce pas, il y a de jolies choses le portrait de mes oncles, le roi de Pologne et le roi dâAngleterre, par Mignard. Mais quâest-ce que je vous dis, vous le savez aussi bien que moi puisque vous avez attendu dans ce salon. Non ? Ah ! Câest quâon vous aura mis dans le salon bleu, dit-il dâun air soit dâimpertinence Ă lâendroit de mon incuriositĂ©, soit de supĂ©rioritĂ© personnelle et de nâavoir pas demandĂ© oĂč on mâavait fait attendre. Tenez, dans ce cabinet, il y a tous les chapeaux portĂ©s par Mme Elisabeth, la princesse de Lamballe, et par la Reine. Cela ne vous intĂ©resse pas, on dirait que vous ne voyez pas. Peut-ĂȘtre ĂȘtes-vous atteint dâune affection du nerf optique. Si vous aimez davantage ce genre de beautĂ©, voici un arc-en-ciel de Turner qui commence Ă briller entre ces deux Rembrandt, en signe de notre rĂ©conciliation. Vous entendez Beethoven se joint Ă lui. » Et en effet on distinguait les premiers accords de la troisiĂšme partie de la Symphonie pastorale, la joie aprĂšs lâorage », exĂ©cutĂ©s non loin de nous, au premier Ă©tage sans doute, par des musiciens. Je demandai naĂŻvement par quel hasard on jouait cela et qui Ă©taient les musiciens. Eh bien ! on ne sait pas. On ne sait jamais. Ce sont des musiques invisibles. Câest joli, nâest-ce pas, me dit-il dâun ton lĂ©gĂšrement impertinent et qui pourtant rappelait un peu lâinfluence et lâaccent de Swann. Mais vous vous en fichez comme un poisson dâune pomme. Vous voulez rentrer, quitte Ă manquer de respect Ă Beethoven et Ă moi. Vous portez contre vous-mĂȘme jugement et condamnation », ajouta-t-il dâun air affectueux et triste, quand le moment fut venu que je mâen allasse. Vous mâexcuserez de ne pas vous reconduire comme les bonnes façons mâobligeraient Ă le faire, me dit-il. DĂ©sireux de ne plus vous revoir, il nâimporte peu de passer cinq minutes de plus avec vous. Mais je suis fatiguĂ© et jâai fort Ă faire. » Cependant, remarquant que le temps Ă©tait beau Eh bien ! si, je vais monter en voiture. Il fait un clair de lune superbe, que jâirai regarder au Bois aprĂšs vous avoir reconduit. Comment ! vous ne savez pas vous raser, mĂȘme un soir oĂč vous dĂźnez en ville vous gardez quelques poils, me dit-il en me prenant le menton entre deux doigts pour ainsi dire magnĂ©tisĂ©s, qui, aprĂšs avoir rĂ©sistĂ© un instant, remontĂšrent jusquâĂ mes oreilles comme les doigts dâun coiffeur. Ah ! ce serait agrĂ©able de regarder ce clair de lune bleu » au Bois avec quelquâun comme vous », me dit-il avec une douceur subite et comme involontaire, puis, lâair triste Car vous ĂȘtes gentil tout de mĂȘme, vous pourriez lâĂȘtre plus que personne, ajouta-t-il en me touchant paternellement lâĂ©paule. Autrefois, je dois dire que je vous trouvais bien insignifiant. » Jâaurais dĂ» penser quâil me trouvait tel encore. Je nâavais quâĂ me rappeler la rage avec laquelle il mâavait parlĂ©, il y avait Ă peine une demi-heure. MalgrĂ© cela jâavais lâimpression quâil Ă©tait, en ce moment, sincĂšre, que son bon cĆur lâemportait sur ce que je considĂ©rais comme un Ă©tat presque dĂ©lirant de susceptibilitĂ© et dâorgueil. La voiture Ă©tait devant nous et il prolongeait encore la conversation. Allons, dit-il brusquement, montez ; dans cinq minutes nous allons ĂȘtre chez vous. Et je vous dirai un bonsoir qui coupera court et pour jamais Ă nos relations. Câest mieux, puisque nous devons nous quitter pour toujours, que nous le fassions comme en musique, sur un accord parfait. » MalgrĂ© ces affirmations solennelles que nous ne nous reverrions jamais, jâaurais jurĂ© que M. de Charlus, ennuyĂ© de sâĂȘtre oubliĂ© tout Ă lâheure et craignant de mâavoir fait de la peine, nâeĂ»t pas Ă©tĂ© fĂąchĂ© de me revoir encore une fois. Je ne me trompais pas, car au bout dâun moment Allons bon ! dit-il, voilĂ que jâai oubliĂ© le principal. En souvenir de madame votre grand-mĂšre, jâavais fait relier pour vous une Ă©dition curieuse de Mme de SĂ©vignĂ©. VoilĂ qui va empĂȘcher cette entrevue dâĂȘtre la derniĂšre. Il faut sâen consoler en se disant quâon liquide rarement en un jour des affaires compliquĂ©es. Regardez combien de temps a durĂ© le CongrĂšs de Vienne. » â Mais je pourrais la faire chercher sans vous dĂ©ranger, dis-je obligeamment. â Voulez-vous vous taire, petit sot, rĂ©pondit-il avec colĂšre, et ne pas avoir lâair grotesque de considĂ©rer comme peu de chose lâhonneur dâĂȘtre probablement je ne dis pas certainement, car câest peut-ĂȘtre un valet de chambre qui vous remettra les volumes reçu par moi. Il se ressaisit Je ne veux pas vous quitter sur ces mots. Pas de dissonance avant le silence Ă©ternel de lâaccord de dominante ! » Câest pour ses propres nerfs quâil semblait redouter son retour immĂ©diatement aprĂšs dâĂącres paroles de brouille. Vous ne vouliez pas venir jusquâau Bois », me dit-il dâun ton non pas interrogatif mais affirmatif, et, Ă ce quâil me sembla, non pas parce quâil ne voulait pas me lâoffrir, mais parce quâil craignait que son amour-propre nâessuyĂąt un refus. Eh bien voilĂ , me dit-il en traĂźnant encore, câest le moment oĂč, comme dit Whistler, les bourgeois rentrent peut-ĂȘtre voulait-il me prendre par lâamour-propre et oĂč il convient de commencer Ă regarder. Mais vous ne savez mĂȘme pas qui est Whistler. » Je changeai de conversation et lui demandai si la princesse dâIĂ©na Ă©tait une personne intelligente. M. de Charlus mâarrĂȘta, et prenant le ton le plus mĂ©prisant que je lui connusse Ah ! monsieur, vous faites allusion ici Ă un ordre de nomenclature oĂč je nâai rien Ă voir. Il y a peut-ĂȘtre une aristocratie chez les Tahitiens, mais jâavoue que je ne la connais pas. Le nom que vous venez de prononcer, câest Ă©trange, a cependant rĂ©sonnĂ©, il y a quelques jours, Ă mes oreilles. On me demandait si je condescendrais Ă ce que me fĂ»t prĂ©sentĂ© le jeune duc de Guastalla. La demande mâĂ©tonna, car le duc de Guastalla nâa nul besoin de se faire prĂ©senter Ă moi, pour la raison quâil est mon cousin et me connaĂźt de tout temps ; câest le fils de la princesse de Parme, et en jeune parent bien Ă©levĂ©, il ne manque jamais de venir me rendre ses devoirs le jour de lâan. Mais, informations prises, il ne sâagissait pas de mon parent, mais dâun fils de la personne qui vous intĂ©resse. Comme il nâexiste pas de princesse de ce nom, jâai supposĂ© quâil sâagissait dâune pauvresse couchant sous le pont dâIĂ©na et qui avait pris pittoresquement le titre de princesse dâIĂ©na, comme on dit la PanthĂšre des Batignolles ou le Roi de lâAcier. Mais non, il sâagissait dâune personne riche dont jâavais admirĂ© Ă une exposition des meubles fort beaux et qui ont sur le nom du propriĂ©taire la supĂ©rioritĂ© de ne pas ĂȘtre faux. Quant au prĂ©tendu duc de Guastalla, ce devait ĂȘtre lâagent de change de mon secrĂ©taire, lâargent procure tant de choses. Mais non ; câest lâEmpereur, paraĂźt-il, qui sâest amusĂ© Ă donner Ă ces gens un titre prĂ©cisĂ©ment indisponible. Câest peut-ĂȘtre une preuve de puissance, ou dâignorance, ou de malice, je trouve surtout que câest un fort mauvais tour quâil a jouĂ© ainsi Ă ces usurpateurs malgrĂ© eux. Mais enfin je ne puis vous donner dâĂ©claircissements sur tout cela, ma compĂ©tence sâarrĂȘte au faubourg Saint-Germain oĂč, entre tous les Courvoisier et Gallardon, vous trouverez, si vous parvenez Ă dĂ©couvrir un introducteur, de vieilles gales tirĂ©es tout exprĂšs de Balzac et qui vous amuseront. Naturellement tout cela nâa rien Ă voir avec le prestige de la princesse de Guermantes, mais, sans moi et mon SĂ©same, la demeure de celle-ci est inaccessible. » â Câest vraiment trĂšs beau, monsieur, Ă lâhĂŽtel de la princesse de Guermantes. â Oh ! ce nâest pas trĂšs beau. Câest ce quâil y a de plus beau ; aprĂšs la princesse toutefois. â La princesse de Guermantes est supĂ©rieure Ă la duchesse de Guermantes ? â Oh ! cela nâa pas de rapport. Il est Ă remarquer que, dĂšs que les gens du monde ont un peu dâimagination, ils couronnent ou dĂ©trĂŽnent, au grĂ© de leurs sympathies ou de leurs brouilles, ceux dont la situation paraissait la plus solide et la mieux fixĂ©e. La duchesse de Guermantes peut-ĂȘtre en ne lâappelant pas Oriane voulait-il mettre plus de distance entre elle et moi est dĂ©licieuse, trĂšs supĂ©rieure Ă ce que vous avez pu deviner. Mais enfin elle est incommensurable avec sa cousine. Celle-ci est exactement ce que les personnes des Halles peuvent sâimaginer quâĂ©tait la princesse de Metternich, mais la Metternich croyait avoir lancĂ© Wagner parce quâelle connaissait Victor Maurel. La princesse de Guermantes, ou plutĂŽt sa mĂšre, a connu le vrai. Ce qui est un prestige, sans parler de lâincroyable beautĂ© de cette femme. Et rien que les jardins dâEsther ! â On ne peut pas les visiter ? â Mais non, il faudrait ĂȘtre invitĂ©, mais on nâinvite jamais personne Ă moins que jâintervienne. Mais aussitĂŽt, retirant, aprĂšs lâavoir jetĂ©, lâappĂąt de cette offre, il me tendit la main, car nous Ă©tions arrivĂ©s chez moi. Mon rĂŽle est terminĂ©, monsieur ; jây ajoute simplement ces quelques paroles. Un autre vous offrira peut-ĂȘtre un jour sa sympathie comme jâai fait. Que lâexemple actuel vous serve dâenseignement. Ne le nĂ©gligez pas. Une sympathie est toujours prĂ©cieuse. Ce quâon ne peut pas faire seul dans la vie, parce quâil y a des choses quâon ne peut demander, ni faire, ni vouloir, ni apprendre par soi-mĂȘme, on le peut Ă plusieurs et sans avoir besoin dâĂȘtre treize comme dans le roman de Balzac, ni quatre comme dans les Trois Mousquetaires. Adieu. » Il devait ĂȘtre fatiguĂ© et avoir renoncĂ© Ă lâidĂ©e dâaller voir le clair de lune car il me demanda de dire au cocher de rentrer. AussitĂŽt il fit un brusque mouvement comme sâil voulait se reprendre. Mais jâavais dĂ©jĂ transmis lâordre et, pour ne pas me retarder davantage, jâallai sonner Ă ma porte, sans avoir plus pensĂ© que jâavais affaire Ă M. de Charlus, relativement Ă lâempereur dâAllemagne, au gĂ©nĂ©ral Botha, des rĂ©cits tout Ă lâheure si obsĂ©dants, mais que son accueil inattendu et foudroyant avait fait sâenvoler bien loin de moi. En rentrant, je vis sur mon bureau une lettre que le jeune valet de pied de Françoise avait Ă©crite Ă un de ses amis et quâil y avait oubliĂ©e. Depuis que ma mĂšre Ă©tait absente, il ne reculait devant aucun sans-gĂȘne ; je fus plus coupable dâavoir celui de lire la lettre sans enveloppe, largement Ă©talĂ©e et qui, câĂ©tait ma seule excuse, avait lâair de sâoffrir Ă moi. Cher ami et cousin, JâespĂšre que la santĂ© va toujours bien et quâil en est de mĂȘme pour toute la petite famille particuliĂšrement pour mon jeune filleul Joseph dont je nâai pas encore le plaisir de connaĂźtre mais dont je prĂ©fĂšre Ă vous tous comme Ă©tant mon filleul, ces reliques du cĆur ont aussi leur poussiĂšre, sur leurs restes sacrĂ©s ne portons pas les mains. Dâailleurs cher ami et cousin qui te dit que demain toi et ta chĂšre femme ma cousine Marie, vous ne serez pas prĂ©cipitĂ©s tous deux jusquâau fond de la mer, comme le matelot attachĂ© en haut du grand mĂąt, car cette vie nâest quâune vallĂ©e obscure. Cher ami il faut te dire que ma principale occupation, de ton Ă©tonnement jâen suis certain, est maintenant la poĂ©sie que jâaime avec dĂ©lices, car il faut bien passĂ© le temps. Aussi cher ami ne sois pas trop surpris si je ne suis pas encore rĂ©pondu Ă ta derniĂšre lettre, Ă dĂ©faut du pardon laisse venir lâoubli. Comme tu le sais, la mĂšre de Madame a trĂ©passĂ© dans des souffrances inexprimables qui lâont assez fatiguĂ©e car elle a vu jusquâĂ trois mĂ©decins. Le jour de ses obsĂšques fut un beau jour car toutes les relations de Monsieur Ă©taient venues en foule ainsi que plusieurs ministres. On a mis plus de deux heures pour aller au cimetiĂšre, ce qui vous fera tous ouvrir de grands yeux dans votre village car on nâen fera certainement pas autant pour la mĂšre Michu. Aussi ma vie ne sera plus quâun long sanglot. Je mâamuse Ă©normĂ©ment Ă la motocyclette dont jâai appris derniĂšrement. Que diriez-vous, mes chers amis, si jâarrivais ainsi Ă toute vitesse aux Ăcorces. Mais lĂ -dessus je ne me tairai pas plus car je sens que lâivresse du malheur emporte sa raison. Je frĂ©quente la duchesse de Guermantes, des personnes que tu as jamais entendu mĂȘme le nom dans nos ignorants pays. Aussi câest avec plaisir que jâenverrai les livres de Racine, de Victor Hugo, de Pages choisies de ChĂȘnedollĂ©, dâAlfred de Musset, car je voudrais guĂ©rir le pays qui ma donner le jour de lâignorance qui mĂšne fatalement jusquâau crime. Je ne vois plus rien Ă te dire et tanvoye comme le pĂ©lican lassĂ© dâun long voyage mes bonnes salutations ainsi quâĂ ta femme Ă mon filleul et Ă ta sĆur Rose. Puisse-t-on ne pas dire dâelle Et Rose elle nâa vĂ©cu que ce que vivent les roses, comme lâa dit Victor Hugo, le sonnet dâArvers, Alfred de Musset, tous ces grands gĂ©nies quâon a fait Ă cause de cela mourir sur les flammes du bĂ»cher comme Jeanne dâArc. Ă bientĂŽt ta prochaine missive, reçois mes baisers comme ceux dâun frĂšre. PĂ©rigot Joseph. » Nous sommes attirĂ©s par toute vie qui nous reprĂ©sente quelque chose dâinconnu, par une derniĂšre illusion Ă dĂ©truire. MalgrĂ© cela les mystĂ©rieuses paroles, grĂące auxquelles M. de Charlus mâavait amenĂ© Ă imaginer la princesse de Guermantes comme un ĂȘtre extraordinaire et diffĂ©rent de ce que je connaissais, ne suffisent pas Ă expliquer la stupĂ©faction oĂč je fus, bientĂŽt suivie de la crainte dâĂȘtre victime dâune mauvaise farce machinĂ©e par quelquâun qui eĂ»t voulu me faire jeter Ă la porte dâune demeure oĂč jâirais sans ĂȘtre invitĂ©, quand, environ deux mois aprĂšs mon dĂźner chez la duchesse et tandis que celle-ci Ă©tait Ă Cannes, ayant ouvert une enveloppe dont lâapparence ne mâavait averti de rien dâextraordinaire, je lus ces mots imprimĂ©s sur une carte La princesse de Guermantes, nĂ©e duchesse en BaviĂšre, sera chez elle le ***. » Sans doute ĂȘtre invitĂ© chez la princesse de Guermantes nâĂ©tait peut-ĂȘtre pas, au point de vue mondain, quelque chose de plus difficile que dĂźner chez la duchesse, et mes faibles connaissances hĂ©raldiques mâavaient appris que le titre de prince nâest pas supĂ©rieur Ă celui de duc. Puis je me disais que lâintelligence dâune femme du monde ne peut pas ĂȘtre dâune essence aussi hĂ©tĂ©rogĂšne Ă celle de ses congĂ©nĂšres que le prĂ©tendait M. de Charlus, et dâune essence si hĂ©tĂ©rogĂšne Ă celle dâune autre femme. Mais mon imagination, semblable Ă Elstir en train de rendre un effet de perspective sans tenir compte des notions de physique quâil pouvait par ailleurs possĂ©der, me peignait non ce que je savais, mais ce quâelle voyait ; ce quâelle voyait, câest-Ă -dire ce que lui montrait le nom. Or, mĂȘme quand je ne connaissais pas la duchesse, le nom de Guermantes prĂ©cĂ©dĂ© du titre de princesse, comme une note ou une couleur ou une quantitĂ©, profondĂ©ment modifiĂ©e des valeurs environnantes par le signe » mathĂ©matique ou esthĂ©tique qui lâaffecte, mâavait toujours Ă©voquĂ© quelque chose de tout diffĂ©rent. Avec ce titre on se trouve surtout dans les MĂ©moires du temps de Louis XIII et de Louis XIV, de la Cour dâAngleterre, de la reine dâĂcosse, de la duchesse dâAumale ; et je me figurais lâhĂŽtel de la princesse de Guermantes comme plus ou moins frĂ©quentĂ© par la duchesse de Longueville et par le grand CondĂ©, desquels la prĂ©sence rendait bien peu vraisemblable que jây pĂ©nĂ©trasse jamais. Beaucoup de choses que M. de Charlus mâavait dites avaient donnĂ© un vigoureux coup de fouet Ă mon imagination et, faisant oublier Ă celle-ci combien la rĂ©alitĂ© lâavait déçue chez la duchesse de Guermantes il en est des noms des personnes comme des noms des pays, lâavaient aiguillĂ©e vers la cousine dâOriane. Au reste, M. de Charlus ne me trompa quelque temps sur la valeur et la variĂ©tĂ© imaginaires des gens du monde que parce quâil sây trompait lui-mĂȘme. Et cela peut-ĂȘtre parce quâil ne faisait rien, nâĂ©crivait pas, ne peignait pas, ne lisait mĂȘme rien dâune maniĂšre sĂ©rieuse et approfondie. Mais, supĂ©rieur aux gens du monde de plusieurs degrĂ©s, si câest dâeux et de leur spectacle quâil tirait la matiĂšre de sa conversation, il nâĂ©tait pas pour cela compris par eux. Parlant en artiste, il pouvait tout au plus dĂ©gager le charme fallacieux des gens du monde. Mais le dĂ©gager pour les artistes seulement, Ă lâĂ©gard desquels il eĂ»t pu jouer le rĂŽle du renne envers les Esquimaux ; ce prĂ©cieux animal arrache pour eux, sur des roches dĂ©sertiques, des lichens, des mousses quâils ne sauraient ni dĂ©couvrir, ni utiliser, mais qui, une fois digĂ©rĂ©s par le renne, deviennent pour les habitants de lâextrĂȘme Nord un aliment assimilable. Ă quoi jâajouterai que ces tableaux que M. de Charlus faisait du monde Ă©taient animĂ©s de beaucoup de vie par le mĂ©lange de ses haines fĂ©roces et de ses dĂ©votes sympathies. Les haines dirigĂ©es surtout contre les jeunes gens, lâadoration excitĂ©e principalement par certaines femmes. Si parmi celles-ci, la princesse de Guermantes Ă©tait placĂ©e par M. de Charlus sur le trĂŽne le plus Ă©levĂ©, ses mystĂ©rieuses paroles sur lâinaccessible palais dâAladin » quâhabitait sa cousine ne suffisent pas Ă expliquer ma stupĂ©faction. MalgrĂ© ce qui tient aux divers points de vue subjectifs, dont jâaurai Ă parler, dans les grossissements artificiels, il nâen reste pas moins quâil y a quelque rĂ©alitĂ© objective dans tous ces ĂȘtres, et par consĂ©quent diffĂ©rence entre eux. Comment dâailleurs en serait-il autrement ? LâhumanitĂ© que nous frĂ©quentons et qui ressemble si peu Ă nos rĂȘves est pourtant la mĂȘme que, dans les MĂ©moires, dans les Lettres de gens remarquables, nous avons vue dĂ©crite et que nous avons souhaitĂ© de connaĂźtre. Le vieillard le plus insignifiant avec qui nous dĂźnons est celui dont, dans un livre sur la guerre de 70, nous avons lu avec Ă©motion la fiĂšre lettre au prince FrĂ©dĂ©ric-Charles. On sâennuie Ă dĂźner parce que lâimagination est absente, et, parce quâelle nous y tient compagnie, on sâamuse avec un livre. Mais câest des mĂȘmes personnes quâil est question. Nous aimerions avoir connu Mme de Pompadour qui protĂ©gea si bien les arts, et nous nous serions autant ennuyĂ©s auprĂšs dâelle quâauprĂšs des modernes ĂgĂ©ries, chez qui nous ne pouvons nous dĂ©cider Ă retourner tant elles sont mĂ©diocres. Il nâen reste pas moins que ces diffĂ©rences subsistent. Les gens ne sont jamais tout Ă fait pareils les uns aux autres, leur maniĂšre de se comporter Ă notre Ă©gard, on pourrait dire Ă amitiĂ© Ă©gale, trahit des diffĂ©rences qui, en fin de compte, font compensation. Quand je connus Mme de Montmorency, elle aima Ă me dire des choses dĂ©sagrĂ©ables, mais si jâavais besoin dâun service, elle jetait pour lâobtenir avec efficacitĂ© tout ce quâelle possĂ©dait de crĂ©dit, sans rien mĂ©nager. Tandis que telle autre, comme Mme de Guermantes, nâeĂ»t jamais voulu me faire de peine, ne disait de moi que ce qui pouvait me faire plaisir, me comblait de toutes les amabilitĂ©s qui formaient le riche train de vie moral des Guermantes, mais, si je lui avais demandĂ© un rien en dehors de cela, nâeĂ»t pas fait un pas pour me le procurer, comme en ces chĂąteaux oĂč on a Ă sa disposition une automobile, un valet de chambre, mais oĂč il est impossible dâobtenir un verre de cidre, non prĂ©vu dans lâordonnance des fĂȘtes. Laquelle Ă©tait pour moi la vĂ©ritable amie, de Mme de Montmorency, si heureuse de me froisser et toujours prĂȘte Ă me servir, de Mme de Guermantes, souffrant du moindre dĂ©plaisir quâon mâeĂ»t causĂ© et incapable du moindre effort pour mâĂȘtre utile ? Dâautre part, on disait que la duchesse de Guermantes parlait seulement de frivolitĂ©s, et sa cousine, avec lâesprit le plus mĂ©diocre, de choses toujours intĂ©ressantes. Les formes dâesprit sont si variĂ©es, si opposĂ©es, non seulement dans la littĂ©rature, mais dans le monde, quâil nây a pas que Baudelaire et MĂ©rimĂ©e qui ont le droit de se mĂ©priser rĂ©ciproquement. Ces particularitĂ©s forment, chez toutes les personnes, un systĂšme de regards, de discours, dâactions, si cohĂ©rent, si despotique, que quand nous sommes en leur prĂ©sence il nous semble supĂ©rieur au reste. Chez Mme de Guermantes, ses paroles, dĂ©duites comme un thĂ©orĂšme de son genre dâesprit, me paraissaient les seules quâon aurait dĂ» dire. Et jâĂ©tais, au fond, de son avis, quand elle me disait que Mme de Montmorency Ă©tait stupide et avait lâesprit ouvert Ă toutes les choses quâelle ne comprenait pas, ou quand, apprenant une mĂ©chancetĂ© dâelle, la duchesse me disait Câest cela que vous appelez une bonne femme, câest ce que jâappelle un monstre. » Mais cette tyrannie de la rĂ©alitĂ© qui est devant nous, cette Ă©vidence de la lumiĂšre de la lampe qui fait pĂąlir lâaurore dĂ©jĂ lointaine comme un simple souvenir, disparaissaient quand jâĂ©tais loin de Mme de Guermantes, et quâune dame diffĂ©rente me disait, en se mettant de plain-pied avec moi et jugeant la duchesse placĂ©e fort au-dessous de nous Oriane ne sâintĂ©resse au fond Ă rien, ni Ă personne », et mĂȘme ce qui en prĂ©sence de Mme de Guermantes eĂ»t semblĂ© impossible Ă croire tant elle-mĂȘme proclamait le contraire Oriane est snob. » Aucune mathĂ©matique ne nous permettant de convertir Mme dâArpajon et Mme de Montpensier en quantitĂ©s homogĂšnes, il mâeĂ»t Ă©tĂ© impossible de rĂ©pondre si on me demandait laquelle me semblait supĂ©rieure Ă lâautre. Or, parmi les traits particuliers au salon de la princesse de Guermantes, le plus habituellement citĂ© Ă©tait un certain exclusivisme, dĂ» en partie Ă la naissance royale de la princesse, et surtout le rigorisme presque fossile des prĂ©jugĂ©s aristocratiques du prince, prĂ©jugĂ©s que dâailleurs le duc et la duchesse ne sâĂ©taient pas fait faute de railler devant moi, et qui, naturellement, devait me faire considĂ©rer comme plus invraisemblable encore que mâeĂ»t invitĂ© cet homme qui ne comptait que les altesses et les ducs et Ă chaque dĂźner, faisait une scĂšne parce quâil nâavait pas eu Ă table la place Ă laquelle il aurait eu droit sous Louis XIV, place que, grĂące Ă son extrĂȘme Ă©rudition en matiĂšre dâhistoire et de gĂ©nĂ©alogie, il Ă©tait seul Ă connaĂźtre. Ă cause de cela, beaucoup de gens du monde tranchaient en faveur du duc et de la duchesse les diffĂ©rences qui les sĂ©paraient de leurs cousins. Le duc et la duchesse sont beaucoup plus modernes, beaucoup plus intelligents, ils ne sâoccupent pas, comme les autres, que du nombre de quartiers, leur salon est de trois cents ans en avance sur celui de leur cousin », Ă©taient des phrases usuelles dont le souvenir me faisait maintenant frĂ©mir en regardant la carte dâinvitation Ă laquelle ils donnaient beaucoup plus de chances de mâavoir Ă©tĂ© envoyĂ©e par un mystificateur. Si encore le duc et la duchesse de Guermantes nâavaient pas Ă©tĂ© Ă Cannes, jâaurais pu tĂącher de savoir par eux si lâinvitation que jâavais reçue Ă©tait vĂ©ritable. Ce doute oĂč jâĂ©tais nâest pas mĂȘme dĂ», comme je mâen Ă©tais un moment flattĂ©, au sentiment quâun homme du monde nâĂ©prouverait pas et quâen consĂ©quence un Ă©crivain, appartĂźnt-il en dehors de cela Ă la caste des gens du monde, devrait reproduire afin dâĂȘtre bien objectif » et de peindre chaque classe diffĂ©remment. Jâai, en effet, trouvĂ© derniĂšrement, dans un charmant volume de MĂ©moires, la notation dâincertitudes analogues Ă celles par lesquelles me faisait passer la carte dâinvitation de la princesse. Georges et moi ou HĂ©ly et moi, je nâai pas le livre sous la main pour vĂ©rifier, nous grillions si fort dâĂȘtre admis dans le salon de Mme Delessert, quâayant reçu dâelle une invitation, nous crĂ»mes prudent, chacun de notre cĂŽtĂ©, de nous assurer que nous nâĂ©tions pas les dupes de quelque poisson dâavril. » Or le narrateur nâest autre que le comte dâHaussonville celui qui Ă©pousa la fille du duc de Broglie, et lâautre jeune homme qui de son cĂŽtĂ© » va sâassurer sâil nâest pas le jouet dâune mystification est, selon quâil sâappelle Georges ou HĂ©ly, lâun ou lâautre des deux insĂ©parables amis de M. dâHaussonville, M. dâHarcourt ou le prince de Chalais. Le jour oĂč devait avoir lieu la soirĂ©e chez la princesse de Guermantes, jâappris que le duc et la duchesse Ă©taient revenus Ă Paris depuis la veille. Le bal de la princesse ne les eĂ»t pas fait revenir, mais un de leurs cousins Ă©tait fort malade, et puis le duc tenait beaucoup Ă une redoute qui avait lieu cette nuit-lĂ et oĂč lui-mĂȘme devait paraĂźtre en Louis XI et sa femme en Isabeau de BaviĂšre. Et je rĂ©solus dâaller la voir le matin. Mais, sortis de bonne heure, ils nâĂ©taient pas encore rentrĂ©s ; je guettai dâabord dâune petite piĂšce, que je croyais un bon poste de vigie, lâarrivĂ©e de la voiture. En rĂ©alitĂ© jâavais fort mal choisi mon observatoire, dâoĂč je distinguai Ă peine notre cour, mais jâen aperçus plusieurs autres ce qui, sans utilitĂ© pour moi, me divertit un moment. Ce nâest pas Ă Venise seulement quâon a de ces points de vue sur plusieurs maisons Ă la fois qui ont tentĂ© les peintres, mais Ă Paris tout aussi bien. Je ne dis pas Venise au hasard. Câest Ă ses quartiers pauvres que font penser certains quartiers pauvres de Paris, le matin, avec leurs hautes cheminĂ©es Ă©vasĂ©es, auxquelles le soleil donne les roses les plus vifs, les rouges les plus clairs ; câest tout un jardin qui fleurit au-dessus des maisons, et qui fleurit en nuances si variĂ©es, quâon dirait, plantĂ© sur la ville, le jardin dâun amateur de tulipes de Delft ou de Haarlem. Dâailleurs lâextrĂȘme proximitĂ© des maisons aux fenĂȘtres opposĂ©es sur une mĂȘme cour y fait de chaque croisĂ©e le cadre oĂč une cuisiniĂšre rĂȘvasse en regardant Ă terre, oĂč plus loin une jeune fille se laisse peigner les cheveux par une vieille Ă figure, Ă peine distincte dans lâombre, de sorciĂšre ; ainsi chaque cour fait pour le voisin de la maison, en supprimant le bruit par son intervalle, en laissant voir les gestes silencieux dans un rectangle placĂ© sous verre par la clĂŽture des fenĂȘtres, une exposition de cent tableaux hollandais juxtaposĂ©s. Certes, de lâhĂŽtel de Guermantes on nâavait pas le mĂȘme genre de vues, mais de curieuses aussi, surtout de lâĂ©trange point trigonomĂ©trique oĂč je mâĂ©tais placĂ© et oĂč le regard nâĂ©tait arrĂȘtĂ© par rien jusquâaux hauteurs lointaines que formait, les terrains relativement vagues qui prĂ©cĂ©daient Ă©tant fort en pente, lâhĂŽtel de la princesse de Silistrie et de la marquise de Plassac, cousines trĂšs nobles de M. de Guermantes, et que je ne connaissais pas. JusquâĂ cet hĂŽtel qui Ă©tait celui de leur pĂšre, M. de BrĂ©quigny, rien que des corps de bĂątiments peu Ă©levĂ©s, orientĂ©s des façons les plus diverses et qui, sans arrĂȘter la vue, prolongeaient la distance de leurs plans obliques. La tourelle en tuiles rouges de la remise oĂč le marquis de FrĂ©court garait ses voitures se terminait bien par une aiguille plus haute, mais si mince quâelle ne cachait rien, et faisait penser Ă ces jolies constructions anciennes de la Suisse, qui sâĂ©lancent isolĂ©es au pied dâune montagne. Tous ces points vagues et divergents, oĂč se reposaient les yeux, faisaient paraĂźtre plus Ă©loignĂ© que sâil avait Ă©tĂ© sĂ©parĂ© de nous par plusieurs rues ou de nombreux contreforts lâhĂŽtel de Mme de Plassac, en rĂ©alitĂ© assez voisin mais chimĂ©riquement Ă©loignĂ© comme un paysage alpestre. Quand ses larges fenĂȘtres carrĂ©es, Ă©blouies de soleil comme des feuilles de cristal de roche, Ă©taient ouvertes pour le mĂ©nage, on avait, Ă suivre aux diffĂ©rents Ă©tages les valets de pied impossibles Ă bien distinguer, mais qui battaient des tapis, le mĂȘme plaisir quâĂ voir, dans un paysage de Turner ou dâElstir, un voyageur en diligence, ou un guide, Ă diffĂ©rents degrĂ©s dâaltitude du Saint-Gothard. Mais de ce point de vue » oĂč je mâĂ©tais placĂ©, jâaurais risquĂ© de ne pas voir rentrer M. ou Mme de Guermantes, de sorte que, lorsque dans lâaprĂšs-midi je fus libre de reprendre mon guet, je me mis simplement sur lâescalier, dâoĂč lâouverture de la porte cochĂšre ne pouvait passer inaperçue pour moi, et ce fut dans lâescalier que je me postai, bien que nây apparussent pas, si Ă©blouissantes avec leurs valets de pied rendus minuscules par lâĂ©loignement et en train de nettoyer, les beautĂ©s alpestres de lâhĂŽtel de BrĂ©quigny et Tresmes. Or cette attente sur lâescalier devait avoir pour moi des consĂ©quences si considĂ©rables et me dĂ©couvrir un paysage, non plus turnĂ©rien, mais moral si important, quâil est prĂ©fĂ©rable dâen retarder le rĂ©cit de quelques instants, en le faisant prĂ©cĂ©der dâabord par celui de ma visite aux Guermantes quand je sus quâils Ă©taient rentrĂ©s. Ce fut le duc seul qui me reçut dans sa bibliothĂšque. Au moment oĂč jây entrais, sortit un petit homme aux cheveux tout blancs, lâair pauvre, avec une petite cravate noire comme en avaient le notaire de Combray et plusieurs amis de mon grand-pĂšre, mais dâun aspect plus timide et qui, mâadressant de grands saluts, ne voulut jamais descendre avant que je fusse passĂ©. Le duc lui cria de la bibliothĂšque quelque chose que je ne compris pas, et lâautre rĂ©pondit avec de nouveaux saluts adressĂ©s Ă la muraille, car le duc ne pouvait le voir, mais rĂ©pĂ©tĂ©s tout de mĂȘme sans fin, comme ces inutiles sourires des gens qui causent avec vous par le tĂ©lĂ©phone ; il avait une voix de fausset, et me resalua avec une humilitĂ© dâhomme dâaffaires. Et ce pouvait dâailleurs ĂȘtre un homme dâaffaires de Combray, tant il avait le genre provincial, surannĂ© et doux des petites gens, des vieillards modestes de lĂ -bas. Vous verrez Oriane tout Ă lâheure, me dit le duc quand je fus entrĂ©. Comme Swann doit venir tout Ă lâheure lui apporter les Ă©preuves de son Ă©tude sur les monnaies de lâOrdre de Malte, et, ce qui est pis, une photographie immense oĂč il a fait reproduire les deux faces de ces monnaies, Oriane a prĂ©fĂ©rĂ© sâhabiller dâabord, pour pouvoir rester avec lui jusquâau moment dâaller dĂźner. Nous sommes dĂ©jĂ encombrĂ©s dâaffaires Ă ne pas savoir oĂč les mettre et je me demande oĂč nous allons fourrer cette photographie. Mais jâai une femme trop aimable, qui aime trop Ă faire plaisir. Elle a cru que câĂ©tait gentil de demander Ă Swann de pouvoir regarder les uns Ă cĂŽtĂ© des autres tous ces grands maĂźtres de lâOrdre dont il a trouvĂ© les mĂ©dailles Ă Rhodes. Car je vous disais Malte, câest Rhodes, mais câest le mĂȘme Ordre de Saint-Jean de JĂ©rusalem. Dans le fond elle ne sâintĂ©resse Ă cela que parce que Swann sâen occupe. Notre famille est trĂšs mĂȘlĂ©e Ă toute cette histoire ; mĂȘme encore aujourdâhui, mon frĂšre que vous connaissez est un des plus hauts dignitaires de lâOrdre de Malte. Mais jâaurais parlĂ© de tout cela Ă Oriane, elle ne mâaurait seulement pas Ă©coutĂ©. En revanche, il a suffi que les recherches de Swann sur les Templiers car câest inouĂŻ la rage des gens dâune religion Ă Ă©tudier celle des autres lâaient conduit Ă lâHistoire des Chevaliers de Rhodes, hĂ©ritiers des Templiers, pour quâaussitĂŽt Oriane veuille voir les tĂȘtes de ces chevaliers. Ils Ă©taient de forts petits garçons Ă cĂŽtĂ© des Lusignan, rois de Chypre, dont nous descendons en ligne directe. Mais comme jusquâici Swann ne sâest pas occupĂ© dâeux, Oriane ne veut rien savoir sur les Lusignan. » Je ne pus tout de suite dire au duc pourquoi jâĂ©tais venu. En effet, quelques parentes ou amies, comme Mme de Silistrie et la duchesse de Montrose, vinrent pour faire une visite Ă la duchesse, qui recevait souvent avant le dĂźner, et ne la trouvant pas, restĂšrent un moment avec le duc. La premiĂšre de ces dames la princesse de Silistrie, habillĂ©e avec simplicitĂ©, sĂšche, mais lâair aimable, tenait Ă la main une canne. Je craignis dâabord quâelle ne fĂ»t blessĂ©e ou infirme. Elle Ă©tait au contraire fort alerte. Elle parla avec tristesse au duc dâun cousin germain Ă lui â pas du cĂŽtĂ© Guermantes, mais plus brillant encore sâil Ă©tait possible â dont lâĂ©tat de santĂ©, trĂšs atteint depuis quelque temps, sâĂ©tait subitement aggravĂ©. Mais il Ă©tait visible que le duc, tout en compatissant au sort de son cousin et en rĂ©pĂ©tant Pauvre Mama ! câest un si bon garçon », portait un diagnostic favorable. En effet le dĂźner auquel devait assister le duc lâamusait, la grande soirĂ©e chez la princesse de Guermantes ne lâennuyait pas, mais surtout il devait aller Ă une heure du matin, avec sa femme, Ă un grand souper et bal costumĂ© en vue duquel un costume de Louis XI pour lui et dâIsabeau de BaviĂšre pour la duchesse Ă©taient tout prĂȘts. Et le duc entendait ne pas ĂȘtre troublĂ© dans ces divertissements multiples par la souffrance du bon Amanien dâOsmond. Deux autres dames porteuses de canne, Mme de Plassac et Mme de Tresmes, toutes deux filles du comte de BrĂ©quigny, vinrent ensuite faire visite Ă Basin et dĂ©clarĂšrent que lâĂ©tat du cousin Mama ne laissait plus dâespoir. AprĂšs avoir haussĂ© les Ă©paules, et pour changer de conversation, le duc leur demanda si elles allaient le soir chez Marie-Gilbert. Elles rĂ©pondirent que non, Ă cause de lâĂ©tat dâAmanien qui Ă©tait Ă toute extrĂ©mitĂ©, et mĂȘme elles sâĂ©taient dĂ©commandĂ©es du dĂźner oĂč allait le duc, et duquel elles lui Ă©numĂ©rĂšrent les convives, le frĂšre du roi ThĂ©odose, lâinfante Marie-Conception, etc. Comme le marquis dâOsmond Ă©tait leur parent Ă un degrĂ© moins proche quâil nâĂ©tait de Basin, leur dĂ©fection » parut au duc une espĂšce de blĂąme indirect de sa conduite. Aussi, bien que descendues des hauteurs de lâhĂŽtel de BrĂ©quigny pour voir la duchesse ou plutĂŽt pour lui annoncer le caractĂšre alarmant, et incompatible pour les parents avec les rĂ©unions mondaines, de la maladie de leur cousin, ne restĂšrent-elles pas longtemps, et, munies de leur bĂąton dâalpiniste, Walpurge et DorothĂ©e tels Ă©taient les prĂ©noms des deux sĆurs reprirent la route escarpĂ©e de leur faĂźte. Je nâai jamais pensĂ© Ă demander aux Guermantes Ă quoi correspondaient ces cannes, si frĂ©quentes dans un certain faubourg Saint-Germain. Peut-ĂȘtre, considĂ©rant toute la paroisse comme leur domaine et nâaimant pas prendre de fiacres, faisaient-elles de longues courses, pour lesquelles quelque ancienne fracture, due Ă lâusage immodĂ©rĂ© de la chasse et des chutes de cheval quâil comporte souvent, ou simplement des rhumatismes provenant de lâhumiditĂ© de la rive gauche et des vieux chĂąteaux, leur rendaient la canne nĂ©cessaire. Peut-ĂȘtre nâĂ©taient-elles pas parties, dans le quartier, en expĂ©dition si lointaine. Et, seulement descendues dans leur jardin peu Ă©loignĂ© de celui de la duchesse pour faire la cueillette des fruits nĂ©cessaires aux compotes, venaient-elles, avant de rentrer chez elles, dire bonsoir Ă Mme de Guermantes chez laquelle elles nâallaient pourtant pas jusquâĂ apporter un sĂ©cateur ou un arrosoir. Le duc parut touchĂ© que je fusse venu chez eux le jour mĂȘme de son retour. Mais sa figure se rembrunit quand je lui eus dit que je venais demander Ă sa femme de sâinformer si sa cousine mâavait rĂ©ellement invitĂ©. Je venais dâeffleurer une de ces sortes de services que M. et Mme de Guermantes nâaimaient pas rendre. Le duc me dit quâil Ă©tait trop tard, que si la princesse ne mâavait pas envoyĂ© dâinvitation, il aurait lâair dâen demander une, que dĂ©jĂ ses cousins lui en avaient refusĂ© une, une fois, et quâil ne voulait plus, ni de prĂšs, ni de loin, avoir lâair de se mĂȘler de leurs listes, de sâimmiscer », enfin quâil ne savait mĂȘme pas si lui et sa femme, qui dĂźnaient en ville, ne rentreraient pas aussitĂŽt aprĂšs chez eux, que dans ce cas leur meilleure excuse de nâĂȘtre pas allĂ©s Ă la soirĂ©e de la princesse Ă©tait de lui cacher leur retour Ă Paris, que, certainement sans cela, ils se seraient au contraire empressĂ©s de lui faire connaĂźtre en lui envoyant un mot ou un coup de tĂ©lĂ©phone Ă mon sujet, et certainement trop tard, car en toute hypothĂšse les listes de la princesse Ă©taient certainement closes. Vous nâĂȘtes pas mal avec elle », me dit-il dâun air soupçonneux, les Guermantes craignant toujours de ne pas ĂȘtre au courant des derniĂšres brouilles et quâon ne cherchĂąt Ă se raccommoder sur leur dos. Enfin comme le duc avait lâhabitude de prendre sur lui toutes les dĂ©cisions qui pouvaient sembler peu aimables Tenez, mon petit, me dit-il tout Ă coup, comme si lâidĂ©e lui en venait brusquement Ă lâesprit, jâai mĂȘme envie de ne pas dire du tout Ă Oriane que vous mâavez parlĂ© de cela. Vous savez comme elle est aimable, de plus elle vous aime Ă©normĂ©ment, elle voudrait envoyer chez sa cousine malgrĂ© tout ce que je pourrais lui dire, et si elle est fatiguĂ©e aprĂšs dĂźner, il nây aura plus dâexcuse, elle sera forcĂ©e dâaller Ă la soirĂ©e. Non, dĂ©cidĂ©ment, je ne lui en dirai rien. Du reste vous allez la voir tout Ă lâheure. Pas un mot de cela, je vous prie. Si vous vous dĂ©cidez Ă aller Ă la soirĂ©e je nâai pas besoin de vous dire quelle joie nous aurons de passer la soirĂ©e avec vous. » Les motifs dâhumanitĂ© sont trop sacrĂ©s pour que celui devant qui on les invoque ne sâincline pas devant eux, quâil les croie sincĂšres ou non ; je ne voulus pas avoir lâair de mettre un instant en balance mon invitation et la fatigue possible de Mme de Guermantes, et je promis de ne pas lui parler du but de ma visite, exactement comme si jâavais Ă©tĂ© dupe de la petite comĂ©die que mâavait jouĂ©e M. de Guermantes. Je demandai au duc sâil croyait que jâavais chance de voir chez la princesse Mme de Stermaria. Mais non, me dit-il dâun air de connaisseur ; je sais le nom que vous dites pour le voir dans les annuaires des clubs, ce nâest pas du tout le genre de monde qui va chez Gilbert. Vous ne verrez lĂ que des gens excessivement comme il faut et trĂšs ennuyeux, des duchesses portant des titres quâon croyait Ă©teints et quâon a ressortis pour la circonstance, tous les ambassadeurs, beaucoup de Cobourg, altesses Ă©trangĂšres, mais nâespĂ©rez pas lâombre de Stermaria. Gilbert serait malade, mĂȘme de votre supposition. » Tenez, vous qui aimez la peinture, il faut que je vous montre un superbe tableau que jâai achetĂ© Ă mon cousin, en partie en Ă©change des Elstir, que dĂ©cidĂ©ment nous nâaimions pas. On me lâa vendu pour un Philippe de Champagne, mais moi je crois que câest encore plus grand. Voulez-vous ma pensĂ©e ? Je crois que câest un VĂ©lasquez et de la plus belle Ă©poque », me dit le duc en me regardant dans les yeux, soit pour connaĂźtre mon impression, soit pour lâaccroĂźtre. Un valet de pied entra. Mme la duchesse fait demander Ă M. le duc si M. le duc veut bien recevoir M. Swann, parce que Mme la duchesse nâest pas encore prĂȘte. â Faites entrer M. Swann », dit le duc aprĂšs avoir regardĂ© et vu Ă sa montre quâil avait lui-mĂȘme quelques minutes encore avant dâaller sâhabiller. Naturellement ma femme, qui lui a dit de venir, nâest pas prĂȘte. Inutile de parler devant Swann de la soirĂ©e de Marie-Gilbert, me dit le duc. Je ne sais pas sâil est invitĂ©. Gilbert lâaime beaucoup, parce quâil le croit petit-fils naturel du duc de Berri, câest toute une histoire. Sans ça, vous pensez ! mon cousin qui tombe en attaque quand il voit un Juif Ă cent mĂštres. Mais enfin maintenant ça sâaggrave de lâaffaire Dreyfus, Swann aurait dĂ» comprendre quâil devait, plus que tout autre, couper tout cĂąble avec ces gens-lĂ , or, tout au contraire, il tient des propos fĂącheux. » Le duc rappela le valet de pied pour savoir si celui quâil avait envoyĂ© chez le cousin dâOsmond Ă©tait revenu. En effet le plan du duc Ă©tait le suivant comme il croyait avec raison son cousin mourant, il tenait Ă faire prendre des nouvelles avant la mort, câest-Ă -dire avant le deuil forcĂ©. Une fois couvert par la certitude officielle quâAmanien Ă©tait encore vivant, il ficherait le camp Ă son dĂźner, Ă la soirĂ©e du prince, Ă la redoute oĂč il serait en Louis XI et oĂč il avait le plus piquant rendez-vous avec une nouvelle maĂźtresse, et ne ferait plus prendre de nouvelles avant le lendemain, quand les plaisirs seraient finis. Alors on prendrait le deuil, sâil avait trĂ©passĂ© dans la soirĂ©e. Non, monsieur le duc, il nâest pas encore revenu. â CrĂ© nom de Dieu ! on ne fait jamais ici les choses quâĂ la derniĂšre heure », dit le duc Ă la pensĂ©e quâAmanien avait eu le temps de claquer » pour un journal du soir et de lui faire rater sa redoute. Il fit demander le Temps oĂč il nây avait rien. Je nâavais pas vu Swann depuis trĂšs longtemps, je me demandai un instant si autrefois il coupait sa moustache, ou nâavait pas les cheveux en brosse, car je lui trouvais quelque chose de changĂ© ; câĂ©tait seulement quâil Ă©tait en effet trĂšs changĂ© », parce quâil Ă©tait trĂšs souffrant, et la maladie produit dans le visage des modifications aussi profondes que se mettre Ă porter la barbe ou changer sa raie de place. La maladie de Swann Ă©tait celle qui avait emportĂ© sa mĂšre et dont elle avait Ă©tĂ© atteinte prĂ©cisĂ©ment Ă lâĂąge quâil avait. Nos existences sont en rĂ©alitĂ©, par lâhĂ©rĂ©ditĂ©, aussi pleines de chiffres cabalistiques, de sorts jetĂ©s, que sâil y avait vraiment des sorciĂšres. Et comme il y a une certaine durĂ©e de la vie pour lâhumanitĂ© en gĂ©nĂ©ral, il y en a une pour les familles en particulier, câest-Ă -dire, dans les familles, pour les membres qui se ressemblent. Swann Ă©tait habillĂ© avec une Ă©lĂ©gance qui, comme celle de sa femme, associait Ă ce quâil Ă©tait ce quâil avait Ă©tĂ©. SerrĂ© dans une redingote gris perle, qui faisait valoir sa haute taille, svelte, gantĂ© de gants blancs rayĂ©s de noir, il portait un tube gris dâune forme Ă©vasĂ©e que Delion ne faisait plus que pour lui, pour le prince de Sagan, pour M. de Charlus, pour le marquis de ModĂšne, pour M. Charles Haas et pour le comte Louis de Turenne. Je fus surpris du charmant sourire et de lâaffectueuse poignĂ©e de mains avec lesquels il rĂ©pondit Ă mon salut, car je croyais quâaprĂšs si longtemps il ne mâaurait pas reconnu tout de suite ; je lui dis mon Ă©tonnement ; il lâaccueillit avec des Ă©clats de rire, un peu dâindignation, et une nouvelle pression de la main, comme si câĂ©tait mettre en doute lâintĂ©gritĂ© de son cerveau ou la sincĂ©ritĂ© de son affection que supposer quâil ne me reconnaissait pas. Et câest pourtant ce qui Ă©tait ; il ne mâidentifia, je lâai su longtemps aprĂšs, que quelques minutes plus tard, en entendant rappeler mon nom. Mais nul changement dans son visage, dans ses paroles, dans les choses quâil me dit, ne trahirent la dĂ©couverte quâune parole de M. de Guermantes lui fit faire, tant il avait de maĂźtrise et de sĂ»retĂ© dans le jeu de la vie mondaine. Il y apportait dâailleurs cette spontanĂ©itĂ© dans les maniĂšres et ces initiatives personnelles, mĂȘme en matiĂšre dâhabillement, qui caractĂ©risaient le genre des Guermantes. Câest ainsi que le salut que mâavait fait, sans me reconnaĂźtre, le vieux clubman nâĂ©tait pas le salut froid et raide de lâhomme du monde purement formaliste, mais un salut tout rempli dâune amabilitĂ© rĂ©elle, dâune grĂące vĂ©ritable, comme la duchesse de Guermantes par exemple en avait allant jusquâĂ vous sourire la premiĂšre avant que vous lâeussiez saluĂ©e si elle vous rencontrait, par opposition aux saluts plus mĂ©caniques, habituels aux dames du faubourg Saint-Germain. Câest ainsi encore que son chapeau, que, selon une habitude qui tendait Ă disparaĂźtre, il posa par terre Ă cĂŽtĂ© de lui, Ă©tait doublĂ© de cuir vert, ce qui ne se faisait pas dâhabitude, mais parce que câĂ©tait Ă ce quâil disait beaucoup moins salissant, en rĂ©alitĂ© parce que câĂ©tait fort seyant. Tenez, Charles, vous qui ĂȘtes un grand connaisseur, venez voir quelque chose ; aprĂšs ça, mes petits, je vais vous demander la permission de vous laisser ensemble un instant pendant que je vais passer un habit ; du reste je pense quâOriane ne va pas tarder. » Et il montra son VĂ©lasquez » Ă Swann. Mais il me semble que je connais ça », fit Swann avec la grimace des gens souffrants pour qui parler est dĂ©jĂ une fatigue. Oui, dit le duc rendu sĂ©rieux par le retard que mettait le connaisseur Ă exprimer son admiration. Vous lâavez probablement vu chez Gilbert. â Ah ! en effet, je me rappelle. â Quâest-ce que vous croyez que câest ? â Eh bien, si câĂ©tait chez Gilbert, câest probablement un de vos ancĂȘtres, dit Swann avec un mĂ©lange dâironie et de dĂ©fĂ©rence envers une grandeur quâil eĂ»t trouvĂ© impoli et ridicule de mĂ©connaĂźtre, mais dont il ne voulait, par bon goĂ»t, parler quâen se jouant ». â Mais bien sĂ»r, dit rudement le duc. Câest Boson, je ne sais plus quel numĂ©ro, de Guermantes. Mais ça, je mâen fous. Vous savez que je ne suis pas aussi fĂ©odal que mon cousin. Jâai entendu prononcer le nom de Rigaud, de Mignard, mĂȘme de VĂ©lasquez ! » dit le duc en attachant sur Swann un regard et dâinquisiteur et de tortionnaire, pour tĂącher Ă la fois de lire dans sa pensĂ©e et dâinfluencer sa rĂ©ponse. Enfin, conclut-il, car, quand on lâamenait Ă provoquer artificiellement une opinion quâil dĂ©sirait, il avait la facultĂ©, au bout de quelques instants, de croire quâelle avait Ă©tĂ© spontanĂ©ment Ă©mise ; voyons, pas de flatterie. Croyez-vous que ce soit dâun des grands pontifes que je viens de dire ? â Nnnnon, dit Swann. â Mais alors, enfin moi je nây connais rien, ce nâest pas Ă moi de dĂ©cider de qui est ce croĂ»ton-lĂ . Mais vous, un dilettante, un maĂźtre en la matiĂšre, Ă qui lâattribuez-vous ? Vous ĂȘtes assez connaisseur pour avoir une idĂ©e. Ă qui lâattribuez-vous ? » Swann hĂ©sita un instant devant cette toile que visiblement il trouvait affreuse Ă la malveillance ! » rĂ©pondit-il en riant au duc, lequel ne put laisser Ă©chapper un mouvement de rage. Quand elle fut calmĂ©e Vous ĂȘtes bien gentils tous les deux, attendez Oriane un instant, je vais mettre ma queue de morue et je reviens. Je vais faire dire Ă ma bourgeoise que vous lâattendez tous les deux. » Je causai un instant avec Swann de lâaffaire Dreyfus et je lui demandai comment il se faisait que tous les Guermantes fussent antidreyfusards. Dâabord parce quâau fond tous ces gens-lĂ sont antisĂ©mites », rĂ©pondit Swann qui savait bien pourtant par expĂ©rience que certains ne lâĂ©taient pas, mais qui, comme tous les gens qui ont une opinion ardente, aimait mieux, pour expliquer que certaines personnes ne la partageassent pas, leur supposer une raison prĂ©conçue, un prĂ©jugĂ© contre lequel il nây avait rien Ă faire, plutĂŽt que des raisons qui se laisseraient discuter. Dâailleurs, arrivĂ© au terme prĂ©maturĂ© de sa vie, comme une bĂȘte fatiguĂ©e quâon harcĂšle, il exĂ©crait ces persĂ©cutions et rentrait au bercail religieux de ses pĂšres. â Pour le prince de Guermantes, dis-je, il est vrai, on mâavait dit quâil Ă©tait antisĂ©mite. â Oh ! celui-lĂ , je nâen parle mĂȘme pas. Câest au point que, quand il Ă©tait officier, ayant une rage de dents Ă©pouvantable, il a prĂ©fĂ©rĂ© rester Ă souffrir plutĂŽt que de consulter le seul dentiste de la rĂ©gion, qui Ă©tait juif, et que plus tard il a laissĂ© brĂ»ler une aile de son chĂąteau, oĂč le feu avait pris, parce quâil aurait fallu demander des pompes au chĂąteau voisin qui est aux Rothschild. â Est-ce que vous allez par hasard ce soir chez lui ? â Oui, me rĂ©pondit-il, quoique je me trouve bien fatiguĂ©. Mais il mâa envoyĂ© un pneumatique pour me prĂ©venir quâil avait quelque chose Ă me dire. Je sens que je serai trop souffrant ces jours-ci pour y aller ou pour le recevoir, cela mâagitera, jâaime mieux ĂȘtre dĂ©barrassĂ© tout de suite de cela. â Mais le duc de Guermantes nâest pas antisĂ©mite. â Vous voyez bien que si puisquâil est antidreyfusard, me rĂ©pondit Swann, sans sâapercevoir quâil faisait une pĂ©tition de principe. Cela nâempĂȘche pas que je suis peinĂ© dâavoir déçu cet homme â que dis-je ! ce duc â en nâadmirant pas son prĂ©tendu Mignard, je ne sais quoi. â Mais enfin, repris-je en revenant Ă lâaffaire Dreyfus, la duchesse, elle, est intelligente. â Oui, elle est charmante. Ă mon avis, du reste, elle lâa Ă©tĂ© encore davantage quand elle sâappelait encore la princesse des Laumes. Son esprit a pris quelque chose de plus anguleux, tout cela Ă©tait plus tendre dans la grande dame juvĂ©nile, mais enfin, plus ou moins jeunes, hommes ou femmes, quâest-ce que vous voulez, tous ces gens-lĂ sont dâune autre race, on nâa pas impunĂ©ment mille ans de fĂ©odalitĂ© dans le sang. Naturellement ils croient que cela nâest pour rien dans leur opinion. â Mais Robert de Saint-Loup pourtant est dreyfusard ? â Ah ! tant mieux, dâautant plus que vous savez que sa mĂšre est trĂšs contre. On mâavait dit quâil lâĂ©tait, mais je nâen Ă©tais pas sĂ»r. Cela me fait grand plaisir. Cela ne mâĂ©tonne pas, il est trĂšs intelligent. Câest beaucoup, cela. Le dreyfusisme avait rendu Swann dâune naĂŻvetĂ© extraordinaire et donnĂ© Ă sa façon de voir une impulsion, un dĂ©raillement plus notables encore que nâavait fait autrefois son mariage avec Odette ; ce nouveau dĂ©classement eĂ»t Ă©tĂ© mieux appelĂ© reclassement et nâĂ©tait quâhonorable pour lui, puisquâil le faisait rentrer dans la voie par laquelle Ă©taient venus les siens et dâoĂč lâavaient dĂ©viĂ© ses frĂ©quentations aristocratiques. Mais Swann, prĂ©cisĂ©ment au moment mĂȘme oĂč, si lucide, il lui Ă©tait donnĂ©, grĂące aux donnĂ©es hĂ©ritĂ©es de son ascendance, de voir une vĂ©ritĂ© encore cachĂ©e aux gens du monde, se montrait pourtant dâun aveuglement comique. Il remettait toutes ses admirations et tous ses dĂ©dains Ă lâĂ©preuve dâun critĂ©rium nouveau, le dreyfusisme. Que lâantidreyfusisme de Mme Bontemps la lui fĂźt trouver bĂȘte nâĂ©tait pas plus Ă©tonnant que, quand il sâĂ©tait mariĂ©, il lâeĂ»t trouvĂ©e intelligente. Il nâĂ©tait pas bien grave non plus que la vague nouvelle atteignĂźt aussi en lui les jugements politiques, et lui fit perdre le souvenir dâavoir traitĂ© dâhomme dâargent, dâespion de lâAngleterre câĂ©tait une absurditĂ© du milieu Guermantes ClĂ©menceau, quâil dĂ©clarait maintenant avoir tenu toujours pour une conscience, un homme de fer, comme CornĂ©ly. Non, je ne vous ai jamais dit autrement. Vous confondez. » Mais, dĂ©passant les jugements politiques, la vague renversait chez Swann les jugements littĂ©raires et jusquâĂ la façon de les exprimer. BarrĂšs avait perdu tout talent, et mĂȘme ses ouvrages de jeunesse Ă©taient faiblards, pouvaient Ă peine se relire. Essayez, vous ne pourrez pas aller jusquâau bout. Quelle diffĂ©rence avec ClĂ©menceau ! Personnellement je ne suis pas anticlĂ©rical, mais comme, Ă cĂŽtĂ© de lui, on se rend compte que BarrĂšs nâa pas dâos ! Câest un trĂšs grand bonhomme que le pĂšre ClĂ©menceau. Comme il sait sa langue ! » Dâailleurs les antidreyfusards nâauraient pas Ă©tĂ© en droit de critiquer ces folies. Ils expliquaient quâon fĂ»t dreyfusiste parce quâon Ă©tait dâorigine juive. Si un catholique pratiquant comme Saniette tenait aussi pour la rĂ©vision, câĂ©tait quâil Ă©tait chambrĂ© par Mme Verdurin, laquelle agissait en farouche radicale. Elle Ă©tait avant tout contre les calotins ». Saniette Ă©tait plus bĂȘte que mĂ©chant et ne savait pas le tort que la Patronne lui faisait. Que si lâon objectait que Brichot Ă©tait tout aussi ami de Mme Verdurin et Ă©tait membre de la Patrie française, câest quâil Ă©tait plus intelligent. Vous le voyez quelquefois ? » dis-je Ă Swann en parlant de Saint-Loup. â Non, jamais. Il mâa Ă©crit lâautre jour pour que je demande au duc de Mouchy et Ă quelques autres de voter pour lui au Jockey, oĂč il a du reste passĂ© comme une lettre Ă la poste. â MalgrĂ© lâAffaire ! â On nâa pas soulevĂ© la question. Du reste je vous dirai que, depuis tout ça, je ne mets plus les pieds dans cet endroit. M. de Guermantes rentra, et bientĂŽt sa femme, toute prĂȘte, haute et superbe dans une robe de satin rouge dont la jupe Ă©tait bordĂ©e de paillettes. Elle avait dans les cheveux une grande plume dâautruche teinte de pourpre et sur les Ă©paules une Ă©charpe de tulle du mĂȘme rouge. Comme câest bien de faire doubler son chapeau de vert, dit la duchesse Ă qui rien nâĂ©chappait. Dâailleurs, en vous, Charles, tout est joli, aussi bien ce que vous portez que ce que vous dites, ce que vous lisez et ce que vous faites. » Swann, cependant, sans avoir lâair dâentendre, considĂ©rait la duchesse comme il eĂ»t fait dâune toile de maĂźtre et chercha ensuite son regard en faisant avec la bouche la moue qui veut dire Bigre ! » Mme de Guermantes Ă©clata de rire. Ma toilette vous plaĂźt, je suis ravie. Mais je dois dire quâelle ne me plaĂźt pas beaucoup, continua-t-elle dâun air maussade. Mon Dieu, que câest ennuyeux de sâhabiller, de sortir quand on aimerait tant rester chez soi ! » â Quels magnifiques rubis ! â Ah ! mon petit Charles, au moins on voit que vous vous y connaissez, vous nâĂȘtes pas comme cette brute de Beauserfeuil qui me demandait sâils Ă©taient vrais. Je dois dire que je nâen ai jamais vu dâaussi beaux. Câest un cadeau de la grande-duchesse. Pour mon goĂ»t ils sont un peu gros, un peu verre Ă bordeaux plein jusquâaux bords, mais je les ai mis parce que nous verrons ce soir la grande-duchesse chez Marie-Gilbert, ajouta Mme de Guermantes sans se douter que cette affirmation dĂ©truisait celles du duc. â Quâest-ce quâil y a chez la princesse ? demanda Swann. â Presque rien, se hĂąta de rĂ©pondre le duc Ă qui la question de Swann avait fait croire quâil nâĂ©tait pas invitĂ©. â Mais comment, Basin ? Câest-Ă -dire que tout le ban et lâarriĂšre-ban sont convoquĂ©s. Ce sera une tuerie Ă sâassommer. Ce qui sera joli, ajouta-t-elle en regardant Swann dâun air dĂ©licat, si lâorage quâil y a dans lâair nâĂ©clate pas, ce sont ces merveilleux jardins. Vous les connaissez. Jâai Ă©tĂ© lĂ -bas, il y a un mois, au moment oĂč les lilas Ă©taient en fleurs, on ne peut pas se faire une idĂ©e de ce que ça pouvait ĂȘtre beau. Et puis le jet dâeau, enfin, câest vraiment Versailles dans Paris. â Quel genre de femme est la princesse ? demandai-je. â Mais vous savez dĂ©jĂ , puisque vous lâavez vue ici, quâelle est belle comme le jour, quâelle est aussi un peu idiote, trĂšs gentille malgrĂ© toute sa hauteur germanique, pleine de cĆur et de gaffes. Swann Ă©tait trop fin pour ne pas voir que Mme de Guermantes cherchait en ce moment Ă faire de lâesprit Guermantes » et sans grands frais, car elle ne faisait que resservir sous une forme moins parfaite dâanciens mots dâelle. NĂ©anmoins, pour prouver Ă la duchesse quâil comprenait son intention dâĂȘtre drĂŽle et comme si elle lâavait rĂ©ellement Ă©tĂ©, il sourit dâun air un peu forcĂ©, me causant, par ce genre particulier dâinsincĂ©ritĂ©, la mĂȘme gĂȘne que jâavais autrefois Ă entendre mes parents parler avec M. Vinteuil de la corruption de certains milieux alors quâils savaient trĂšs bien quâĂ©tait plus grande celle qui rĂ©gnait Ă Montjouvain, Legrandin nuancer son dĂ©bit pour des sots, choisir des Ă©pithĂštes dĂ©licates quâil savait parfaitement ne pouvoir ĂȘtre comprises dâun public riche ou chic, mais illettrĂ©. Voyons, Oriane, quâest-ce que vous dites, dit M. de Guermantes. Marie bĂȘte ? Elle a tout lu, elle est musicienne comme le violon. » â Mais, mon pauvre petit Basin, vous ĂȘtes un enfant qui vient de naĂźtre. Comme si on ne pouvait pas ĂȘtre tout ça et un peu idiote. Idiote est du reste exagĂ©rĂ©, non elle est nĂ©buleuse, elle est Hesse-Darmstadt, Saint-Empire et gnan gnan. Rien que sa prononciation mâĂ©nerve. Mais je reconnais, du reste, que câest une charmante loufoque. Dâabord cette seule idĂ©e dâĂȘtre descendue de son trĂŽne allemand pour venir Ă©pouser bien bourgeoisement un simple particulier. Il est vrai quâelle lâa choisi ! Ah ! mais câest vrai, dit-elle en se tournant vers moi, vous ne connaissez pas Gilbert ! Je vais vous en donner une idĂ©e il a autrefois pris le lit parce que jâavais mis une carte Ă Mme Carnot⊠Mais, mon petit Charles, dit la duchesse pour changer de conversation, voyant que lâhistoire de sa carte Ă Mme Carnot paraissait courroucer M. de Guermantes, vous savez que vous nâavez pas envoyĂ© la photographie de nos chevaliers de Rhodes, que jâaime par vous et avec qui jâai si envie de faire connaissance. Le duc, cependant, nâavait pas cessĂ© de regarder sa femme fixement Oriane, il faudrait au moins raconter la vĂ©ritĂ© et ne pas en manger la moitiĂ©. Il faut dire, rectifia-t-il en sâadressant Ă Swann, que lâambassadrice dâAngleterre de ce moment-lĂ , qui Ă©tait une trĂšs bonne femme, mais qui vivait un peu dans la lune et qui Ă©tait coutumiĂšre de ce genre dâimpairs, avait eu lâidĂ©e assez baroque de nous inviter avec le PrĂ©sident et sa femme. Nous avons Ă©tĂ©, mĂȘme Oriane, assez surpris, dâautant plus que lâambassadrice connaissait assez les mĂȘmes personnes que nous pour ne pas nous inviter justement Ă une rĂ©union aussi Ă©trange. Il y avait un ministre qui a volĂ©, enfin je passe lâĂ©ponge, nous nâavions pas Ă©tĂ© prĂ©venus, nous Ă©tions pris au piĂšge, et il faut du reste reconnaĂźtre que tous ces gens ont Ă©tĂ© fort polis. Seulement câĂ©tait dĂ©jĂ bien comme ça. Mme de Guermantes, qui ne me fait pas souvent lâhonneur de me consulter, a cru devoir aller mettre une carte dans la semaine Ă lâĂlysĂ©e. Gilbert a peut-ĂȘtre Ă©tĂ© un peu loin en voyant lĂ comme une tache sur notre nom. Mais il ne faut pas oublier que, politique mise Ă part, M. Carnot, qui tenait du reste trĂšs convenablement sa place, Ă©tait le petit-fils dâun membre du tribunal rĂ©volutionnaire qui a fait pĂ©rir en un jour onze des nĂŽtres. » â Alors, Basin, pourquoi alliez-vous dĂźner toutes les semaines Ă Chantilly ? Le duc dâAumale nâĂ©tait pas moins petit-fils dâun membre du tribunal rĂ©volutionnaire, avec cette diffĂ©rence que Carnot Ă©tait un brave homme et Philippe-ĂgalitĂ© une affreuse canaille. â Je mâexcuse dâinterrompre pour vous dire que jâai envoyĂ© la photographie, dit Swann. Je ne comprends pas quâon ne vous lâait pas donnĂ©e. â Ăa ne mâĂ©tonne quâĂ moitiĂ©, dit la duchesse. Mes domestiques ne me disent que ce quâils jugent Ă propos. Ils nâaiment probablement pas lâOrdre de Saint-Jean. Et elle sonna. Vous savez, Oriane, que quand jâallais dĂźner Ă Chantilly, câĂ©tait sans enthousiasme. » â Sans enthousiasme, mais avec chemise de nuit pour si le prince vous demandait de rester Ă coucher, ce quâil faisait dâailleurs rarement, en parfait mufle quâil Ă©tait, comme tous les OrlĂ©ans. Savez-vous avec qui nous dĂźnons chez Mme de Saint-Euverte ? demanda Mme de Guermantes Ă son mari. â En dehors des convives que vous savez, il y aura, invitĂ© de la derniĂšre heure, le frĂšre du roi ThĂ©odose. Ă cette nouvelle les traits de la duchesse respirĂšrent le contentement et ses paroles lâennui. Ah ! mon Dieu, encore des princes. » â Mais celui-lĂ est gentil et intelligent, dit Swann. â Mais tout de mĂȘme pas complĂštement, rĂ©pondit la duchesse en ayant lâair de chercher ses mots pour donner plus de nouveautĂ© Ă sa pensĂ©e. Avez-vous remarquĂ© parmi les princes que les plus gentils ne le sont pas tout Ă fait ? Mais si, je vous assure ! Il faut toujours quâils aient une opinion sur tout. Alors comme ils nâen ont aucune, ils passent la premiĂšre partie de leur vie Ă nous demander les nĂŽtres, et la seconde Ă nous les resservir. Il faut absolument quâils disent que ceci a Ă©tĂ© bien jouĂ©, que cela a Ă©tĂ© moins bien jouĂ©. Il nây a aucune diffĂ©rence. Tenez, ce petit ThĂ©odose Cadet je ne me rappelle pas son nom mâa demandĂ© comment ça sâappelait, un motif dâorchestre. Je lui ai rĂ©pondu, dit la duchesse les yeux brillants et en Ă©clatant de rire de ses belles lĂšvres rouges Ăa sâappelle un motif dâorchestre. » Eh bien ! dans le fond, il nâĂ©tait pas content. Ah ! mon petit Charles, reprit Mme de Guermantes, ce que ça peut ĂȘtre ennuyeux de dĂźner en ville ! Il y a des soirs oĂč on aimerait mieux mourir ! Il est vrai que de mourir câest peut-ĂȘtre tout aussi ennuyeux puisquâon ne sait pas ce que câest. » Un laquais parut. CâĂ©tait le jeune fiancĂ© qui avait eu des raisons avec le concierge, jusquâĂ ce que la duchesse, dans sa bontĂ©, eĂ»t mis entre eux une paix apparente. Est-ce que je devrai prendre ce soir des nouvelles de M. le marquis dâOsmond ? » demanda-t-il. â Mais jamais de la vie, rien avant demain matin ! Je ne veux mĂȘme pas que vous restiez ici ce soir. Son valet de pied, que vous connaissez, nâaurait quâĂ venir vous donner des nouvelles et vous dire dâaller nous chercher. Sortez, allez oĂč vous voudrez, faites la noce, dĂ©couchez, mais je ne veux pas de vous ici avant demain matin. Une joie immense dĂ©borda du visage du valet de pied. Il allait enfin pouvoir passer de longues heures avec sa promise quâil ne pouvait quasiment plus voir, depuis quâĂ la suite dâune nouvelle scĂšne avec le concierge, la duchesse lui avait gentiment expliquĂ© quâil valait mieux ne plus sortir pour Ă©viter de nouveaux conflits. Il nageait, Ă la pensĂ©e dâavoir enfin sa soirĂ©e libre, dans un bonheur que la duchesse remarqua et comprit. Elle Ă©prouva comme un serrement de cĆur et une dĂ©mangeaison de tous les membres Ă la vue de ce bonheur quâon prenait Ă son insu, en se cachant dâelle, duquel elle Ă©tait irritĂ©e et jalouse. Non, Basin, quâil reste ici, quâil ne bouge pas de la maison, au contraire. » â Mais, Oriane, câest absurde, tout votre monde est lĂ , vous aurez en plus, Ă minuit, lâhabilleuse et le costumier pour notre redoute. Il ne peut servir Ă rien du tout, et comme seul il est ami avec le valet de pied de Mama, jâaime mille fois mieux lâexpĂ©dier loin dâici. â Ăcoutez, Basin, laissez-moi, jâaurai justement quelque chose Ă lui faire dire dans la soirĂ©e je ne sais au juste Ă quelle heure. Ne bougez surtout pas dâici dâune minute, dit-elle au valet de pied dĂ©sespĂ©rĂ©. Sâil y avait tout le temps des querelles et si on restait peu chez la duchesse, la personne Ă qui il fallait attribuer cette guerre constante Ă©tait bien inamovible, mais ce nâĂ©tait pas le concierge ; sans doute pour le gros ouvrage, pour les martyres plus fatigants Ă infliger, pour les querelles qui finissent par des coups, la duchesse lui en confiait les lourds instruments ; dâailleurs jouait-il son rĂŽle sans soupçonner quâon le lui eĂ»t confiĂ©. Comme les domestiques, il admirait la bontĂ© de la duchesse ; et les valets de pied peu clairvoyants venaient, aprĂšs leur dĂ©part, revoir souvent Françoise en disant que la maison du duc aurait Ă©tĂ© la meilleure place de Paris sâil nây avait pas eu la loge. La duchesse jouait de la loge comme on joua longtemps du clĂ©ricalisme, de la franc-maçonnerie, du pĂ©ril juif, etc⊠Un valet de pied entra. Pourquoi ne mâa-t-on pas montĂ© le paquet que M. Swann a fait porter ? Mais Ă ce propos vous savez que Mama est trĂšs malade, Charles, Jules, qui Ă©tait allĂ© prendre des nouvelles de M. le marquis dâOsmond, est-il revenu ? » â Il arrive Ă lâinstant, M. le duc. On sâattend dâun moment Ă lâautre Ă ce que M. le marquis ne passe. â Ah ! il est vivant, sâĂ©cria le duc avec un soupir de soulagement. On sâattend, on sâattend ! Satan vous-mĂȘme. Tant quâil y a de la vie il y a de lâespoir, nous dit le duc dâun air joyeux. On me le peignait dĂ©jĂ comme mort et enterrĂ©. Dans huit jours il sera plus gaillard que moi. â Ce sont les mĂ©decins qui ont dit quâil ne passerait pas la soirĂ©e. Lâun voulait revenir dans la nuit. Leur chef a dit que câĂ©tait inutile. M. le marquis devrait ĂȘtre mort ; il nâa survĂ©cu que grĂące Ă des lavements dâhuile camphrĂ©e. â Taisez-vous, espĂšce dâidiot, cria le duc au comble de la colĂšre. Quâest-ce qui vous demande tout ça ? Vous nâavez rien compris Ă ce quâon vous a dit. â Ce nâest pas Ă moi, câest Ă Jules. â Allez-vous vous taire ? hurla le duc, et se tournant vers Swann Quel bonheur quâil soit vivant ! Il va reprendre des forces peu Ă peu. Il est vivant aprĂšs une crise pareille. Câest dĂ©jĂ une excellente chose. On ne peut pas tout demander Ă la fois. Ăa ne doit pas ĂȘtre dĂ©sagrĂ©able un petit lavement dâhuile camphrĂ©e. » Et le duc, se frottant les mains Il est vivant, quâest-ce quâon veut de plus ? AprĂšs avoir passĂ© par oĂč il a passĂ©, câest dĂ©jĂ bien beau. Il est mĂȘme Ă envier dâavoir un tempĂ©rament pareil. Ah ! les malades, on a pour eux des petits soins quâon ne prend pas pour nous. Il y a ce matin un bougre de cuisinier qui mâa fait un gigot Ă la sauce bĂ©arnaise, rĂ©ussie Ă merveille, je le reconnais, mais justement Ă cause de cela, jâen ai tant pris que je lâai encore sur lâestomac. Cela nâempĂȘche quâon ne viendra pas prendre de mes nouvelles comme de mon cher Amanien. On en prend mĂȘme trop. Cela le fatigue. Il faut le laisser souffler. On le tue, cet homme, en envoyant tout le temps chez lui. » â Eh bien ! dit la duchesse au valet de pied qui se retirait, jâavais demandĂ© quâon montĂąt la photographie enveloppĂ©e que mâa envoyĂ©e M. Swann. â Madame la duchesse, câest si grand que je ne savais pas si ça passerait dans la porte. Nous lâavons laissĂ© dans le vestibule. Est-ce que madame la duchesse veut que je le monte ? â Eh bien ! non, on aurait dĂ» me le dire, mais si câest si grand, je le verrai tout Ă lâheure en descendant. â Jâai aussi oubliĂ© de dire Ă madame la duchesse que Mme la comtesse MolĂ© avait laissĂ© ce matin une carte pour madame la duchesse. â Comment, ce matin ? dit la duchesse dâun air mĂ©content et trouvant quâune si jeune femme ne pouvait pas se permettre de laisser des cartes le matin. â Vers dix heures, madame la duchesse. â Montrez-moi ces cartes. â En tout cas, Oriane, quand vous dites que Marie a eu une drĂŽle dâidĂ©e dâĂ©pouser Gilbert, reprit le duc qui revenait Ă sa conversation premiĂšre, câest vous qui avez une singuliĂšre façon dâĂ©crire lâhistoire. Si quelquâun a Ă©tĂ© bĂȘte dans ce mariage, câest Gilbert dâavoir justement Ă©pousĂ© une si proche parente du roi des Belges, qui a usurpĂ© le nom de Brabant qui est Ă nous. En un mot nous sommes du mĂȘme sang que les Hesse, et de la branche aĂźnĂ©e. Câest toujours stupide de parler de soi, dit-il en sâadressant Ă moi, mais enfin quand nous sommes allĂ©s non seulement Ă Darmstadt, mais mĂȘme Ă Cassel et dans toute la Hesse Ă©lectorale, les landgraves ont toujours tous aimablement affectĂ© de nous cĂ©der le pas et la premiĂšre place, comme Ă©tant de la branche aĂźnĂ©e. â Mais enfin, Basin, vous ne me raconterez pas que cette personne qui Ă©tait major de tous les rĂ©giments de son pays, quâon fiançait au roi de SuĂšde⊠â Oh ! Oriane, câest trop fort, on dirait que vous ne savez pas que le grand-pĂšre du roi de SuĂšde cultivait la terre Ă Pau quand depuis neuf cents ans nous tenions le haut du pavĂ© dans toute lâEurope. â Ăa mâempĂȘche pas que si on disait dans la rue Tiens, voilĂ le roi de SuĂšde », tout le monde courrait pour le voir jusque sur la place de la Concorde, et si on dit VoilĂ M. de Guermantes », personne ne sait qui câest. â En voilĂ une raison ! â Du reste, je ne peux pas comprendre comment, du moment que le titre de duc de Brabant est passĂ© dans la famille royale de Belgique, vous pouvez y prĂ©tendre. Le valet de pied rentra avec la carte de la comtesse MolĂ©, ou plutĂŽt avec ce quâelle avait laissĂ© comme carte. AllĂ©guant quâelle nâen avait pas sur elle, elle avait tirĂ© de sa poche une lettre quâelle avait reçue, et, gardant le contenu, avait cornĂ© lâenveloppe qui portait le nom La comtesse MolĂ©. Comme lâenveloppe Ă©tait assez grande, selon le format du papier Ă lettres qui Ă©tait Ă la mode cette annĂ©e-lĂ , cette carte », Ă©crite Ă la main, se trouvait avoir presque deux fois la dimension dâune carte de visite ordinaire. Câest ce quâon appelle la simplicitĂ© de Mme MolĂ©, dit la duchesse avec ironie. Elle veut nous faire croire quâelle nâavait pas de cartes et montrer son originalitĂ©. Mais nous connaissons tout ça, nâest-ce pas, mon petit Charles, nous sommes un peu trop vieux et assez originaux nous-mĂȘmes pour apprendre lâesprit dâune petite dame qui sort depuis quatre ans. Elle est charmante, mais elle ne me semble pas avoir tout de mĂȘme un volume suffisant pour sâimaginer quâelle peut Ă©tonner le monde Ă si peu de frais que de laisser une enveloppe comme carte et de la laisser Ă dix heures du matin. Sa vieille mĂšre souris lui montrera quâelle en sait autant quâelle sur ce chapitre-lĂ . » Swann ne put sâempĂȘcher de rire en pensant que la duchesse, qui Ă©tait du reste un peu jalouse du succĂšs de Mme MolĂ©, trouverait bien dans lâesprit des Guermantes » quelque rĂ©ponse impertinente Ă lâĂ©gard de la visiteuse. Pour ce qui est du titre de duc de Brabant, je vous ai dit cent fois, Oriane⊠», reprit le duc, Ă qui la duchesse coupa la parole, sans Ă©couter. â Mais mon petit Charles, je mâennuie aprĂšs votre photographie. â Ah ! extinctor draconis labrator Anubis, dit Swann. â Oui, câest si joli ce que vous mâavez dit lĂ -dessus en comparaison du Saint-Georges de Venise. Mais je ne comprends pas pourquoi Anubis. â Comment est celui qui est ancĂȘtre de Babal ? demanda M. de Guermantes. â Vous voudriez voir sa baballe, dit Mme de Guermantes dâun air sec pour montrer quâelle mĂ©prisait elle-mĂȘme ce calembour. Je voudrais les voir tous, ajouta-t-elle. â Ăcoutez, Charles, descendons en attendant que la voiture soit avancĂ©e, dit le duc, vous nous ferez votre visite dans le vestibule, parce que ma femme ne nous fichera pas la paix tant quâelle nâaura pas vu votre photographie. Je suis moins impatient Ă vrai dire, ajouta-t-il dâun air de satisfaction. Je suis un homme calme, moi, mais elle nous ferait plutĂŽt mourir. â Je suis tout Ă fait de votre avis, Basin, dit la duchesse, allons dans le vestibule, nous savons au moins pourquoi nous descendons de votre cabinet, tandis que nous ne saurons jamais pourquoi nous descendons des comtes de Brabant. â Je vous ai rĂ©pĂ©tĂ© cent fois comment le titre Ă©tait entrĂ© dans la maison de Hesse, dit le duc pendant que nous allions voir la photographie et que je pensais Ă celles que Swann me rapportait Ă Combray, par le mariage dâun Brabant, en 1241, avec la fille du dernier landgrave de Thuringe et de Hesse, de sorte que câest mĂȘme plutĂŽt ce titre de prince de Hesse qui est entrĂ© dans la maison de Brabant, que celui de duc de Brabant dans la maison de Hesse. Vous vous rappelez du reste que notre cri de guerre Ă©tait celui des ducs de Brabant Limbourg Ă qui lâa conquis », jusquâĂ ce que nous ayons Ă©changĂ© les armes des Brabant contre celles des Guermantes, en quoi je trouve du reste que nous avons eu tort, et lâexemple des Gramont nâest pas pour me faire changer dâavis. â Mais, rĂ©pondit Mme de Guermantes, comme câest le roi des Belges qui lâa conquis⊠Du reste, lâhĂ©ritier de Belgique sâappelle le duc de Brabant. â Mais, mon petit, ce que vous dites ne tient pas debout et pĂšche par la base. Vous savez aussi bien que moi quâil y a des titres de prĂ©tention qui subsistent parfaitement si le territoire est occupĂ© par un usurpateur. Par exemple, le roi dâEspagne se qualifie prĂ©cisĂ©ment de duc de Brabant, invoquant par lĂ une possession moins ancienne que la nĂŽtre, mais plus ancienne que celle du roi des Belges. Il se dit aussi duc de Bourgogne, roi des Indes Occidentales et Orientales, duc de Milan. Or, il ne possĂšde pas plus la Bourgogne, les Indes, ni le Brabant, que je ne possĂšde moi-mĂȘme ce dernier, ni que ne le possĂšde le prince de Hesse. Le roi dâEspagne ne se proclame pas moins roi de JĂ©rusalem, lâempereur dâAutriche Ă©galement, et ils ne possĂšdent JĂ©rusalem ni lâun ni lâautre. » Il sâarrĂȘta un instant, gĂȘnĂ© que le nom de JĂ©rusalem ait pu embarrasser Swann, Ă cause des affaires en cours », mais nâen continua que plus vite Ce que vous dites lĂ , vous pouvez le dire de tout. Nous avons Ă©tĂ© ducs dâAumale, duchĂ© qui a passĂ© aussi rĂ©guliĂšrement dans la maison de France que Joinville et que Chevreuse dans la maison dâAlbert. Nous nâĂ©levons pas plus de revendications sur ces titres que sur celui de marquis de Noirmoutiers, qui fut nĂŽtre et qui devint fort rĂ©guliĂšrement lâapanage de la maison de La TrĂ©moille, mais de ce que certaines cessions sont valables, il ne sâensuit pas quâelles le soient toutes. Par exemple, dit-il en se tournant vers moi, le fils de ma belle-sĆur porte le titre de prince dâAgrigente, qui nous vient de Jeanne la Folle, comme aux La TrĂ©moille celui de prince de Tarente. Or NapolĂ©on a donnĂ© ce titre de Tarente Ă un soldat, qui pouvait dâailleurs ĂȘtre un fort bon troupier, mais en cela lâempereur a disposĂ© de ce qui lui appartenait encore moins que NapolĂ©on III en faisant un duc de Montmorency, puisque PĂ©rigord avait au moins pour mĂšre une Montmorency, tandis que le Tarente de NapolĂ©on Ier nâavait de Tarente que la volontĂ© de NapolĂ©on quâil le fĂ»t. Cela nâa pas empĂȘchĂ© Chaix dâEst-Ange, faisant allusion Ă notre oncle CondĂ©, de demander au procureur impĂ©rial sâil avait Ă©tĂ© ramasser le titre de duc de Montmorency dans les fossĂ©s de Vincennes. â Ăcoutez, Basin, je ne demande pas mieux que de vous suivre dans les fossĂ©s de Vincennes, et mĂȘme Ă Tarente. Et Ă ce propos, mon petit Charles, câest justement ce que je voulais vous dire pendant que vous me parliez de votre Saint-Georges, de Venise. Câest que nous avons lâintention, Basin et moi, de passer le printemps prochain en Italie et en Sicile. Si vous veniez avec nous, pensez ce que ce serait diffĂ©rent ! Je ne parle pas seulement de la joie de vous voir, mais imaginez-vous, avec tout ce que vous mâavez souvent racontĂ© sur les souvenirs de la conquĂȘte normande et les souvenirs antiques, imaginez-vous ce quâun voyage comme ça deviendrait, fait avec vous ! Câest-Ă -dire que mĂȘme Basin, que dis-je, Gilbert ! en profiteraient, parce que je sens que jusquâaux prĂ©tentions Ă la couronne de Naples et toutes ces machines-lĂ mâintĂ©resseraient, si câĂ©tait expliquĂ© par vous dans de vieilles Ă©glises romanes, ou dans des petits villages perchĂ©s comme dans les tableaux de primitifs. Mais nous allons regarder votre photographie. DĂ©faites lâenveloppe, dit la duchesse Ă un valet de pied. â Mais, Oriane, pas ce soir ! vous regarderez cela demain, implora le duc qui mâavait dĂ©jĂ adressĂ© des signes dâĂ©pouvante en voyant lâimmensitĂ© de la photographie. â Mais ça mâamuse de voir cela avec Charles », dit la duchesse avec un sourire Ă la fois facticement concupiscent et finement psychologique, car, dans son dĂ©sir dâĂȘtre aimable pour Swann, elle parlait du plaisir quâelle aurait Ă regarder cette photographie comme de celui quâun malade sent quâil aurait Ă manger une orange ou comme si elle avait Ă la fois combinĂ© une escapade avec des amis et renseignĂ© un biographe sur des goĂ»ts flatteurs pour elle. Eh bien, il viendra vous voir exprĂšs, dĂ©clara le duc, Ă qui sa femme dut cĂ©der. Vous passerez trois heures ensemble devant, si ça vous amuse, dit-il ironiquement. Mais oĂč allez-vous mettre un joujou de cette dimension-lĂ ? â Mais dans ma chambre, je veux lâavoir sous les yeux. â Ah ! tant que vous voudrez, si elle est dans votre chambre, jâai chance de ne la voir jamais, dit le duc, sans penser Ă la rĂ©vĂ©lation quâil faisait aussi Ă©tourdiment sur le caractĂšre nĂ©gatif de ses rapports conjugaux. â Eh bien, vous dĂ©ferez cela bien soigneusement, ordonna Mme de Guermantes au domestique elle multipliait les recommandations par amabilitĂ© pour Swann. Vous nâabĂźmerez pas non plus lâenveloppe. â Il faut mĂȘme que nous respections lâenveloppe, me dit le duc Ă lâoreille en levant les bras au ciel. Mais, Swann, ajouta-t-il, moi qui ne suis quâun pauvre mari bien prosaĂŻque, ce que jâadmire lĂ dedans câest que vous ayez pu trouver une enveloppe dâune dimension pareille. OĂč avez-vous dĂ©nichĂ© cela ? â Câest la maison de photogravures qui fait souvent ce genre dâexpĂ©ditions. Mais câest un mufle, car je vois quâil a Ă©crit dessus la duchesse de Guermantes » sans madame ». â Je lui pardonne, dit distraitement la duchesse, qui, tout dâun coup paraissant frappĂ©e dâune idĂ©e qui lâĂ©gaya, rĂ©prima un lĂ©ger sourire, mais revenant vite Ă Swann Eh bien ! vous ne dites pas si vous viendrez en Italie avec nous ? â Madame, je crois bien que ce ne sera pas possible. â Eh bien, Mme de Montmorency a plus de chance. Vous avez Ă©tĂ© avec elle Ă Venise et Ă Vicence. Elle mâa dit quâavec vous on voyait des choses quâon ne verrait jamais sans ça, dont personne nâa jamais parlĂ©, que vous lui avez montrĂ© des choses inouĂŻes, et mĂȘme, dans les choses connues, quâelle a pu comprendre des dĂ©tails devant qui, sans vous, elle aurait passĂ© vingt fois sans jamais les remarquer. DĂ©cidĂ©ment elle a Ă©tĂ© plus favorisĂ©e que nous⊠Vous prendrez lâimmense enveloppe des photographies de M. Swann, dit-elle au domestique, et vous irez la dĂ©poser, cornĂ©e de ma part, ce soir Ă dix heures et demie, chez Mme la comtesse MolĂ©. Swann Ă©clata de rire. Je voudrais tout de mĂȘme savoir, lui demanda Mme de Guermantes, comment, dix mois dâavance, vous pouvez savoir que ce sera impossible. » â Ma chĂšre duchesse, je vous le dirai si vous y tenez, mais dâabord vous voyez que je suis trĂšs souffrant. â Oui, mon petit Charles, je trouve que vous nâavez pas bonne mine du tout, je ne suis pas contente de votre teint, mais je ne vous demande pas cela pour dans huit jours, je vous demande cela pour dans dix mois. En dix mois on a le temps de se soigner, vous savez. Ă ce moment un valet de pied vint annoncer que la voiture Ă©tait avancĂ©e. Allons, Oriane, Ă cheval », dit le duc qui piaffait dĂ©jĂ dâimpatience depuis un moment, comme sâil avait Ă©tĂ© lui-mĂȘme un des chevaux qui attendaient. Eh bien, en un mot la raison qui vous empĂȘchera de venir en Italie ? » questionna la duchesse en se levant pour prendre congĂ© de nous. â Mais, ma chĂšre amie, câest que je serai mort depuis plusieurs mois. DâaprĂšs les mĂ©decins que jâai consultĂ©s, Ă la fin de lâannĂ©e le mal que jâai, et qui peut du reste mâemporter de suite, ne me laissera pas en tous les cas plus de trois ou quatre mois Ă vivre, et encore câest un grand maximum, rĂ©pondit Swann en souriant, tandis que le valet de pied ouvrait la porte vitrĂ©e du vestibule pour laisser passer la duchesse. â Quâest-ce que vous me dites lĂ ? sâĂ©cria la duchesse en sâarrĂȘtant une seconde dans sa marche vers la voiture et en levant ses beaux yeux bleus et mĂ©lancoliques, mais pleins dâincertitude. PlacĂ©e pour la premiĂšre fois de sa vie entre deux devoirs aussi diffĂ©rents que monter dans sa voiture pour aller dĂźner en ville, et tĂ©moigner de la pitiĂ© Ă un homme qui va mourir, elle ne voyait rien dans le code des convenances qui lui indiquĂąt la jurisprudence Ă suivre et, ne sachant auquel donner la prĂ©fĂ©rence, elle crut devoir faire semblant de ne pas croire que la seconde alternative eĂ»t Ă se poser, de façon Ă obĂ©ir Ă la premiĂšre qui demandait en ce moment moins dâefforts, et pensa que la meilleure maniĂšre de rĂ©soudre le conflit Ă©tait de le nier. Vous voulez plaisanter ? » dit-elle Ă Swann. â Ce serait une plaisanterie dâun goĂ»t charmant, rĂ©pondit ironiquement Swann. Je ne sais pas pourquoi je vous dis cela, je ne vous avais pas parlĂ© de ma maladie jusquâici. Mais comme vous me lâavez demandĂ© et que maintenant je peux mourir dâun jour Ă lâautre⊠Mais surtout je ne veux pas que vous vous retardiez, vous dĂźnez en ville, ajouta-t-il parce quâil savait que, pour les autres, leurs propres obligations mondaines priment la mort dâun ami, et quâil se mettait Ă leur place, grĂące Ă sa politesse. Mais celle de la duchesse lui permettait aussi dâapercevoir confusĂ©ment que le dĂźner oĂč elle allait devait moins compter pour Swann que sa propre mort. Aussi, tout en continuant son chemin vers la voiture, baissa-t-elle les Ă©paules en disant Ne vous occupez pas de ce dĂźner. Il nâa aucune importance ! » Mais ces mots mirent de mauvaise humeur le duc qui sâĂ©cria Voyons, Oriane, ne restez pas Ă bavarder comme cela et Ă Ă©changer vos jĂ©rĂ©miades avec Swann, vous savez bien pourtant que Mme de Saint-Euverte tient Ă ce quâon se mette Ă table Ă huit heures tapant. Il faut savoir ce que vous voulez, voilĂ bien cinq minutes que vos chevaux attendent. Je vous demande pardon, Charles, dit-il en se tournant vers Swann, mais il est huit heures moins dix. Oriane est toujours en retard, il nous faut plus de cinq minutes pour aller chez la mĂšre Saint-Euverte. » Mme de Guermantes sâavança dĂ©cidĂ©ment vers la voiture et redit un dernier adieu Ă Swann. Vous savez, nous reparlerons de cela, je ne crois pas un mot de ce que vous dites, mais il faut en parler ensemble. On vous aura bĂȘtement effrayĂ©, venez dĂ©jeuner, le jour que vous voudrez pour Mme de Guermantes tout se rĂ©solvait toujours en dĂ©jeuners, vous me direz votre jour et votre heure », et relevant sa jupe rouge elle posa son pied sur le marchepied. Elle allait entrer en voiture, quand, voyant ce pied, le duc sâĂ©cria dâune voix terrible Oriane, quâest-ce que vous alliez faire, malheureuse. Vous avez gardĂ© vos souliers noirs ! Avec une toilette rouge ! Remontez vite mettre vos souliers rouges, ou bien, dit-il au valet de pied, dites tout de suite Ă la femme de chambre de Mme la duchesse de descendre des souliers rouges. » â Mais, mon ami, rĂ©pondit doucement la duchesse, gĂȘnĂ©e de voir que Swann, qui sortait avec moi mais avait voulu laisser passer la voiture devant nous, avait entendu⊠puisque nous sommes en retard⊠â Mais non, nous avons tout le temps. Il nâest que moins dix, nous ne mettrons pas dix minutes pour aller au parc Monceau. Et puis enfin, quâest-ce que vous voulez, il serait huit heures et demie, ils patienteront, vous ne pouvez pourtant pas aller avec une robe rouge et des souliers noirs. Dâailleurs nous ne serons pas les derniers, allez, il y a les Sassenage, vous savez quâils nâarrivent jamais avant neuf heures moins vingt. La duchesse remonta dans sa chambre. Hein, nous dit M. de Guermantes, les pauvres maris, on se moque bien dâeux, mais ils ont du bon tout de mĂȘme. Sans moi, Oriane allait dĂźner en souliers noirs. » â Ce nâest pas laid, dit Swann, et jâavais remarquĂ© les souliers noirs, qui ne mâavaient nullement choquĂ©. â Je ne vous dis pas, rĂ©pondit le duc, mais câest plus Ă©lĂ©gant quâils soient de la mĂȘme couleur que la robe. Et puis, soyez tranquille, elle nâaurait pas Ă©tĂ© plutĂŽt arrivĂ©e quâelle sâen serait aperçue et câest moi qui aurais Ă©tĂ© obligĂ© de venir chercher les souliers. Jâaurais dĂźnĂ© Ă neuf heures. Adieu, mes petits enfants, dit-il en nous repoussant doucement, allez-vous-en avant quâOriane ne redescende. Ce nâest pas quâelle nâaime vous voir tous les deux. Au contraire câest quâelle aime trop vous voir. Si elle vous trouve encore lĂ , elle va se remettre Ă parler, elle est dĂ©jĂ trĂšs fatiguĂ©e, elle arrivera au dĂźner morte. Et puis je vous avouerai franchement que moi je meurs de faim. Jâai trĂšs mal dĂ©jeunĂ© ce matin en descendant de train. Il y avait bien une sacrĂ©e sauce bĂ©arnaise, mais malgrĂ© cela, je ne serai pas fĂąchĂ© du tout, mais du tout, de me mettre Ă table. Huit heures moins cinq ! Ah ! les femmes ! Elle va nous faire mal Ă lâestomac Ă tous les deux. Elle est bien moins solide quâon ne croit. Le duc nâĂ©tait nullement gĂȘnĂ© de parler des malaises de sa femme et des siens Ă un mourant, car les premiers, lâintĂ©ressant davantage, lui apparaissaient plus importants. Aussi fut-ce seulement par bonne Ă©ducation et gaillardise, quâaprĂšs nous avoir Ă©conduits gentiment, il cria Ă la cantonade et dâune voix de stentor, de la porte, Ă Swann qui Ă©tait dĂ©jĂ dans la cour â Et puis vous, ne vous laissez pas frapper par ces bĂȘtises des mĂ©decins, que diable ! Ce sont des Ăąnes. Vous vous portez comme le Pont-Neuf. Vous nous enterrerez tous ! â Dans lâĂ©dition originale Sodome et Gomorrhe I » se trouvait compris dans le mĂȘme volume que cette 2e partie du CĂŽtĂ© de Guermantes, ce qui explique la phrase et la parenthĂšse. Mais, dans cette Ă©dition in-octavo, le titre de Sodome est reportĂ© au volume suivant.