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News Bandes-annonces Casting Critiques spectateurs Critiques presse Streaming VOD Blu-Ray, DVD Spectateurs 3,6 5704 notes dont 113 critiques noter de voirRĂ©diger ma critique Synopsis L'adolescence de Marcel, sa dĂ©couverte de l'amour, son retour Ă  l'amitiĂ© et les grands dĂ©parts pour ses chĂšres collines oĂč, pour arriver plus vite, toute la famille passe en cachette sur un domaine privĂ©. 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Lire plus Incroyable film qui sent bon les vacances et les premiers tourments des amours d'enfants. De 1966 Ă  1980, j'ai connu ce bonheur des vacances en famille, entourĂ© de camarades qui ne grouillaient pas dans une court de rĂ©crĂ©ation surpeuplĂ©e. Nous partagions la passion de la pĂȘche, des bateaux, des explorations sur les berges des rias de la rĂ©gion. LĂ , j'ai passĂ© les meilleurs moments de mon enfance loin des imbĂ©ciles et d'une ville ... Lire plus Avec la gloire de mon pĂšre, le chĂąteau de ma mĂšre relate l'enfance de Marcel Pagnol avec une grande fidĂ©litĂ© au roman auto biographique. VoilĂ  un magnifique hommage rendu par Yves Robert et Marcel Pagnol le mĂ©rite amplement pour l'ensemble de son oeuvre inoubliable, ses chefs d'oeuvre incontestables tels que la Trilogie, Regain, Manon des sources..., le faisant figurer parmi les plus grands noms du cinĂ©ma. Avec le chĂąteau de ma mĂšre, ... Lire plus il y a ici tout les ingrĂ©dients d'une belle production française familialeActeurs Ă  l'accent chantant CaubĂšre fait chanter l'accent du midi de Joseph comme personne, paysages de vacances, histoire nostalgique narrĂ©e par une voix off reconnaissable entre trĂšs bien fait et cela atteint sa juste le charme et la classique et prĂ©visible. 113 Critiques Spectateurs Photo Secrets de tournage AdaptĂ© de Marcel Pagnol Le ChĂąteau de ma mĂšre est adaptĂ© des souvenirs d'enfance de Marcel Pagnol, qu'il rĂ©digea en l'espace de quatre ans Ă  travers trois ouvrages La Gloire de mon PĂšre 1957, Le ChĂąteau de ma MĂšre 1958 et Le Temps des Secrets 1960. L'auteur avait le projet de les porter lui-mĂȘme Ă  l'Ă©cran mais il n'en eut pas le temps. Yves Robert projeta d'adapter les deux premiers ouvrages dĂšs 1963 mais l'obtention des droits d'auteur prit de longues annĂ©es. I Lire plus Le rĂŽle d'une vie La Gloire de mon pere et son second volet Le ChĂąteau de ma MĂšre sont les deux seuls films tournĂ©s par leur interprĂšte principal Julien Ciamaca, qui interprĂšte Marcel Pagnol enfant. Une sortie trĂšs rapprochĂ©e Le ChĂąteau de ma mĂšre est sorti en salles fin octobre 1990, deux mois Ă  peine aprĂšs La Gloire de mon pere, premier volet de la saga adaptĂ©e de l'oeuvre de Marcel Pagnol. 5 Secrets de tournage Infos techniques NationalitĂ© France Distributeur - RĂ©compenses 3 nominations AnnĂ©e de production 1990 Date de sortie DVD - Date de sortie Blu-ray 05/12/2008 Date de sortie VOD 31/07/2014 Type de film Long-mĂ©trage Secrets de tournage 5 anecdotes Budget - Langues Français Format production 35 mm Couleur Couleur Format audio Dolby Format de projection 1 N° de Visa 69459 Si vous aimez ce film, vous pourriez aimer ... Commentaires FrançoisRenĂ© de Chateaubriand est nĂ© le 4 septembre 1768, Ă  Saint-Malo. ConsidĂ©rĂ© par ses contemporains comme le plus grand et le plus brillant Ă©crivain de sa gĂ©nĂ©ration, il introduisit le romantisme en France avec les romans Atala (1801) et RenĂ© (1802).. D’un tempĂ©rament inquiet et orgueilleux Ă  l'extrĂȘme, il fut aussi le premier Le Schpountz se yon komedi fransĂšz reyalize pa GĂ©rard Oury, soti an 25 out 1999.. AktĂš. A naive guy, passionate cinemaddict, believes that his minor extras role is a first step to a shining star career. Regarder le film en streaming. Fernandel, Charpin and Orane Demazis star in this hilarious comedy about a country bumpkin convinced he is the next great leading man of French film. Overview of Le Schpountz, 1938, directed by Marcel Pagnol, with Fernand Charpin, Robert Vattier, Leon Belieres, at Turner Classic Movies IrĂ©nĂ©e, qui travaille avec son cousin Casimir dans l'Ă©picerie de son oncle, rĂȘve de devenir une vedette du cinĂ©ma. 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Starring Fernandel. 12 oct. 2014 - Enjoy the videos and music you love, upload original content, and share it all with friends, family, and the world on YouTube. Record and instantly share video messages from your browser. IrĂ©nĂ©e's chance comes when a crew of movie makers came to his little village. "Le Schpountz" 1938 Directed by Marcel Pagnol. Voir le film Le Schpountz en streaming HDLight Gratuit sur Le Schpountz. Fini le temps d'attente pour voir Le Schpountz avec des sites qui rament et qui sont trĂšs lent. HD. Vous choisissez le site sur lequel vous voulez voir le film Le Schpountz youwatch, uptobox, voirfilm et bien d'autres encore, tout ça sur ma zone tĂ©lĂ©chargement Le Schpountz . SĂ©ries ou films en streaming comme Le Schpountz vous trouverez tous les films sur notre plateforme. Stream Le Schpountz est une façon agrĂ©able de voir votre film sans pour autant risquer un tĂ©lĂ©chargement de torrent Le Schpountz dangereux et illĂ©gal. Live Streaming. 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CHAPITRE V Plus Manfred rĂ©flĂ©chĂźt Ćżur la conduite du Moine, plus il Ćże perĆżuada que JĂ©rĂŽme favorisoit les amours d’IĆżabelle & de ThĂ©odore. Mais l’orgueil de JĂ©rĂŽme, qui s’accordoit Ćżi peu avec la douceur qu’il avoit tĂ©moignĂ©e par le paƿƿé, fut pour lui un nouveau Ćżujet de crainte. Le Prince Ćżonpçonna qu’il Ă©toit d’intelligence avec FrĂ©dĂ©ric, d’autant plus que l’arrivĂ©e de ThĂ©odore s’étoit directement rencontrĂ©e avec celle du Prince. La reƿƿemblance de ThĂ©odore avec le portrait d’AlphonĆże, l’allarmoit. Il Ćżavoit que ce dernier Ă©toit mort Ćżans enfans. FrĂ©dĂ©ric avoit conĆżenti Ă  lui donner IĆżabelle. Ces contradiclions lui caufoient mille inquiĂ©tudes. Il ne voyoit que deux moyens de Ćże tirer de ces difficultĂ©s. L’un Ă©toit de réƿigner Ćżes États au Marquis. L’orgueil, l’ambition, la foi qu’il ajoutoit Ă  d’anciennes ProphĂ©ties, qui lui promettoient de les tranĆżmettre Ă  Ćżes deĆżcendans, combattoient cette penƿée. L’autre Ă©toit de preƿƿer Ćżon mariage avec IĆżabelle. AprĂšs avoir long-temps rĂ©flĂ©chi lĂ -deƿƿus, comme il s’en retournoit au ChĂąteau avec Hippolite, il dĂ©couvrit Ă  cette Princeƿƿe Ćżes inquiĂ©tudes, & employa les argumens les plus plauĆżibles pour l’y faire conĆżentir, & pour l’engager Ă  hĂąter Ćżon divorce. Il n’eut pas beĆżoin de beaucoup d’efforts pour la faire acquieĆżcer Ă  Ćżes volontĂ©s. Elle tĂącha de l’engager Ă  réƿigner Ćżes États ; mais voyant qu’elle ne pouvoit y rĂ©uƿƿir, elle l’aƿƿura que Ćżi Ćża conĆżcicnce le lui permettoit, elle ne s’oppoĆżoit point Ă  Ćżon divorce, mais qu’elle ne le preƿƿeroit jamais. Cette rĂ©ponĆże fit renaĂźtre les eĆżpĂ©rances de Manfred. Il ne douta point, Ă©tant auƿƿi riche & auƿƿi puiffant qu’il l’étoit, d’engager la Cour de Rome Ă  Ćże prĂȘter Ă  Ćżes vues ; & dans cette idĂ©e, il propoĆża Ă  FrĂ©dĂ©ric de faire un voyage dans cette Capitale. Le Prince avoit tĂ©moignĂ© tant de paƿƿion pour Mathilde, que Manfred Ćże flatta d’obtenir de lui ce qu’il voudroit, en mĂ©nageant Ćżes entrevues avec fa fille, Ćżelon que le Marquis Ćże prĂȘteroit Ă  Ćżes vues. C’étoit mĂȘme beaucoup pour lui d’éloigner le Marquis, parce que Ćżon abfence lui fourniƿƿbit les moyens de pourvoir Ă  Ćża ĆżuretĂ©, mieux qu’il ne l’avoit fait par le paƿƿé. Il renvoya Hippolite dans Ćżon appartement, & Ćże rendit dans celui du Marquis. Comme il traverĆżoit la grande Ćżalle, il rencontra Blanche Ćżur fon chemin. Il Ćżavoit qu’elle Ă©toit de la confidence des Princeƿƿes, & il réƿolut de la fonder Ćżur le Ćżujet d’IĆżabelle & de ThĂ©odore. Il la prit Ă  part dans l’embraĆżure d’une fenĂȘtre ; & aprĂšs lui avoir fait quantitĂ© de promeƿƿes, il lui demanda Ă  quel point en Ă©toient les amours d’IĆżabelle. Je n’en Ćżais rien, MonĆżeigneur, lui dit-elle... Oui, la pauvre fille, elle eĆżt fort en peine pour Ćżon pĂšre ; mais je lui ai dit qu’il guĂ©riroit de Ćżes bleƿƿures votre Alteƿƿe ne le penĆże-t-elle pas de mĂȘme ? Je ne vous demande point, reprit Manfred, ce qu’elle penĆże de Ćżon pĂšre ; mais vous Ćżavez Ćżes Ćżecrets venez, Ćżoyez bonne fille, & dites-moi, y a-t-il quelque jeune homme... Ah ! vous m’entendez... Dieu me bĂ©niƿƿe ! Non, je ne vous entends point du tout je lui ai indiquĂ© quelques herbes vulnĂ©raires, & lui ai dit de le laiƿƿer repoĆżer... Il n’eĆżt point queĆżtion de Ćżon pĂšre, reprit le Prince d’un ton d’impatience je Ćżais qu’il Ćże porte bien... Dieu Ćżoit bĂ©ni, j’en Ćżuis ravie. Car, quoique je ne Ćżois pas bien aiĆże que ma MaĂźtreĆże Ćże déƿeĆżpĂšre... Il me paroĂźt que Ćżon Alteƿƿe eĆżt rĂȘveuĆże, & a quelque choĆże... Je me Ćżouviens que lorĆżque le jeune Ferdinand fut bleƿƿé par les VĂ©nitiens... Tu t’écartes du point, lui dit Manfred tiens, voilĂ  une bague qui fixera peut-ĂȘtre ton attention je n’en reĆżterai pas lĂ ... Viens, dis-moi la vĂ©ritĂ© ; dans quel Ă©tat eĆżt le cƓur d’IĆżabelle ? Fort bien, & il me paroĂźt que votre Alteƿƿe Ćże porte bien auƿƿß, reprit Blanche... Croyez... mais puis-je lui confier un Ćżecret ? Si jamais vous le rĂ©vĂ©liez... Non, non, je ne veux point vous le dire. Je n’en dirai mot, s’écria Manfred. Jurez-moi par la Vierge, car Ćżi l’on dĂ©couvroit jamais que je vous l’ai rĂ©vĂ©lĂ©... Qu’importe, il faut dire la vĂ©ritĂ©... Je ne crois pas qu’IĆżabelle ait jamais beaucoup aimĂ© le Prince votre fils... cependant c’étoit un brave jeune homme, comme chacun le Ćżait... Je crois que Ćżi j’avois Ă©tĂ© Princeƿƿe... Mais, bon Dieu ! la Princeƿƿe Mathilde m’attend, elle ne Ćżaura ce que je Ćżuis devenue... ReĆżte, lui dit Manfred, tu n’as pas encore rĂ©pondu Ă  ce que je t’ai demandĂ©. N’as-tu jamais fait quelque meƿƿage pour elle ? n’as-tu point portĂ© de lettres ? Moi, MonĆżeigneur ! s’écria Blanche ; moi porter des lettres ! je ne le ferois pas pour la Reine. Je Ćżuis pauvre, mais je penĆże que votre Alteƿƿe n’ignore point que je Ćżuis honnĂȘte fille... N’avez-vous pas oui parler de l’offre que me fit le Comte de MarĆżigly, lorsqu’il faiĆżoit l’amour Ă  ma maĂźtreƿƿe Mathilde ? Je n’ai pas le temps, lui dit Manfred, d’écouter tes contes. Je ne doute point de ta vertu mais ton devoir t’oblige Ă  ne me rien cacher. Combien y a-t-il de temps qu’Ifabelle connoĂźt ThĂ©odore ? Vous Ćżavez tout, reprit Blanche... Ce n’eĆżt pas, au reĆżte, que j’en Ćżois inĆżtruite... ThĂ©odore eĆżt un jeune homme trĂšs-aimable, & Mathilde dit qu’il eft tout le portrait du bon AlphonĆże votre Alteƿƿe ne l’a-t-elle pas remarquĂ© ? Oui, oui... non... Tu me tourmentes, lui dit Manfred. OĂč Ćże font-ils vus ? depuis quand Ćże connoiƿƿent-ils ? Qui ? ma maĂźtreƿƿe Mathilde ? reprit Blanche. Non, non, Mathilde IĆżabelle ; depuis quand connoĂźt-elle ThĂ©odore ? Vierge Marie ! s’écria Blanche, comment puis-je le Ćżavoir ? Tu le Ćżais, lui dit Manfred, & je veux le Ćżavoir. Je le Ćżai, MonĆżeigneur ? Votre Alteƿƿe Ćżeroit-elle jalouĆże du jeune ThĂ©odore ?... Jaloux ! non, non. Pourquoi Ćżerois-je jaloux ?... Peut-ĂȘtre les marierois-je enĆżemble ... Ćżi j’étois sĂ»r qu’IĆżabelle n’eĂ»t point de rĂ©pugnance... De la rĂ©pugnance ! non, je vous en aƿƿure, dit Blanche ; c’eĆżt le jeune homme le plus aimable qui ait jamais marchĂ© Ćżur terre de ChrĂ©tien nous l’aimons tous, & il n’y a perĆżonne dans le ChĂąteau qui ne voulĂ»t l’avoir pour notre Prince... J’entends, lorĆżqu’il plaira au Ciel de retirer votre Alteƿƿe Oui ! s’écria Manfred, il eĆżt dĂ©jĂ  Ćżi avancĂ© ! Ah ! maudit Ćżoit le FrĂšre !.. Mais je n’ai pas de temps Ă  perdre... Retournez, Blanche, allez joindre IĆżabelle, mais ne lui dites pas un mot de ce qui vient de Ćże paƿƿer. TĂąchez de pĂ©nĂ©trer quels Ćżont Ćżes Ćżentimens pour ThĂ©odore donnez-m’en avis, & je vous promets une Ćżeconde bague. Attendez-moi au bas de l’eĆżcalier ; je vais rendre viĆżite au Marquis, & je vous parlerai plus au long Ă  mon retour. Manfred, aprĂšs avoir entretenu FrĂ©dĂ©ric de diffĂ©rentes choĆżes vagues, le pria de renvoyer les deux Chevaliers qui lui tenoient compagnie, diĆżant qu’il avoit une affaire importante Ă  lui communiquer. DĂšs qu’ils furent Ćżeuls, il commença adroitement Ă  le Ćżonder Ćżur le Ćżujet de Mathilde ; & le voyant diĆżpoƿé Ă  l’épouĆżer, il lui fit entrevoir les difficultĂ©s qu’ils auroient Ă  cĂ©lĂ©brer ce mariage, Ă  moins... Comme il achevait ces mots, Blanche entra dans la chambre, le regard Ă©garĂ©, & la frayeur peinte Ćżur le viĆżage. Ah ! MonĆżeigneur, Monfeigneur, s’écria-t-elle, nous Ćżommes tous perdus ! il eĆżt revenu ! il eĆżt revenu ! Qui ? lui demanda Mantred. Oh ! le GĂ©ant ! le GĂ©ant !... Soutenez-moi, je ne Ćżais phis oĂč j’en Ćżuis. Je ne veux point coucher au ChĂąteau cette nuit ; oĂč irai-je ? j’enverrai quĂ©rir mes hardes demain matin. Ah ! que n’ai-je Ă©pouƿé FranciĆżque ! Ah ! maudite ambition ! Qui eĆżt-ce qui vous a effrayĂ©e ? jeune femme, lui dit le Marquis vous ĂȘtes en sĂ»retĂ© ici ; ne craignez rien. HĂ©las ! votre Alteƿƿe a trop de bontĂ©s pour moi, reprit Blanche, mais je n’oĆże... Non, laiƿƿez-moi aller, je vous en prie... j’aime mieux perdre toutes mes nippes, que de reĆżter une heure ici. Va-t’en, lui dit Manfred, tu extravagues. Ne nous interromps point, nous Ćżommes en affaires... MonĆżeigneur, cette fille eĆżt Ćżujette aux vapeurs... Viens avec moi, Blanche... Oh ! les Saints ! non, reprit Blanche... il vient aƿƿurĂ©ment avertir votre Alteƿƿe ; autrement pourquoi me Ćżeroit-il apparu ? Je prie Dieu matin & Ćżoir... Ah ! Ćżi votre Alteƿƿe a cru Diego ! c’eĆżt le mĂȘme qui a vu le pied dans la chambre de la galerie... Le PĂšre JĂ©rĂŽme nous a Ćżouvent dit que la ProphĂ©tie s’accompliroit un de ces jours. Tu radotes, Blanche, lui dit Manfred tout tranĆżportĂ© de colĂšre ; va-t-en, & garde - toi bien de faire ces contes Ă  mes gens. Quoi ! MonĆżeigneur, s’écria t-elle, croyez-vous que je n’aye rien vu ? Allez-vous-en vous-mĂȘme au bas du grand eĆżcalier... je l’ai vu auƿƿi Ćżurement que je Ćżuis ici. Qu’avez-vous vu, jeune fille ? lui dit FrĂ©dĂ©ric ; dites-le-nous. Votre Alteƿƿe, dit Manfred, peut-elle s’amuĆżer Ă  Ă©couter les contes d’une fille qui a la tĂȘte remplie d’apparitions, & qui eĆżt aƿƿez Ćżimple pour y ajouter foi ? Il y a en ceci quelque choĆże de plus que de l’imagination, lui dit le Marquis ; Ćża frayeur eĆżt trop grande & trop naturelle. Dites-nous, la belle fille, qui vous a ainĆżi effrayĂ©e ? Oui, MonĆżeigneur, je remercie votre Grandeur... je crois que je Ćżuis pĂąle ; je Ćżerai beaucoup mieux lorĆżque je me Ćżerai un peu remiĆże... J’allois chez la Princeƿƿe IĆżabelle, ainĆżi de votre Alteƿƿe me l’a ordonné  Nous n’avons pas beĆżoin des circon’tances, lui dit Manfred. PuiĆżque Ćżon Alteƿƿe le veut, continuez mais abrĂ©gez votre conte. Bon Dieu ! pourquoi m’empĂȘcher de parler ? reprit Blanche... Je crains juĆżqu’à l’ombre de mes cheveux... je Ćżuis sĂ»re que de ma vie... Oui, j’allois, comme j’ai dit, par l’ordre de votre Alteƿƿe, dans l’appartement d’IĆżabelle elle loge dans la chambre qui eĆżt Ă  droite de ƿ’eĆżcalier. Lors donc que j’arrivai au grand eĆżcalier... je regardois Ćżon Alteƿƿe que voilà
 Quelle patience ! s’écria Manfred ; cette pĂ©core n’achevera-t-elle jamais ? Qu’importe-t-il au Marquis de Ćżavoir que je t’ai donnĂ© une bagatelle pour te rĂ©compenĆżer des Ćżervices que tu rends Ă  ma fille ? Dis-nous ce que tu as vu ? Je dirai donc Ă  votre Alteƿƿe, Ćżi elle veut me le permettre... comme je frottois ma bague... je n’avois pas encore montĂ© trois marches, que j’ai entendu le bruit de l’armure... Oui, c’étoit le mĂȘme que Diego entendit lorĆżque le GĂ©ant le chaƿƿa de la chambre de la galerie... Que veut-elle dire, MonĆżeigneur ? reprit le Marquis. Votre ChĂąteau eĆżt-il donc habitĂ© par des GĂ©ants & des FantĂŽmes ? MonĆżeigneur, votre Alteƿƿe n’a-t-elle pas oui parler du GĂ©ant qui eĆżt dans le chambre de la galerie ? s’écria Blanche. Je Ćżuis ĆżurpriĆże que le Prince ne vous en ait rien dit... Peut-ĂȘtre ne Ćżavez-vous pas qu’il y a une ProphĂ©tie... VoilĂ  qui eĆżt inĆżupportable, reprit Manfred. Renvoyons cette fille, MonĆżeigneur, nous avons des affaires plus importantes Ă  diĆżcuter Avec votre permiƿƿion, lui dit FrĂ©dĂ©ric, ce ne Ćżont pas lĂ  des bagatelles l’épĂ©e monĆżtrueuĆże que j’ai trouvĂ©e dans le bois, le caĆżque qui eĆżt dans votre cour... Ćżont-ce lĂ  des viĆżions de cette pauvre fille ?... Jacques le penĆże ainĆżi, n’en dĂ©plaiĆże Ă  votre Grandeur, reprit Blanche. Il dit que cette Lune ne paƿƿera pas Ćżans qu’on voie quelque rĂ©volution Ă©trange. Pour moi, je ne Ćżerois point ĆżurpriĆże qu’elle arrivĂąt demain ; car, comme j’allois le dire, lorĆżque j’ai oui le bruit de l’armure, une Ćżueur froide m’a pris par tout le corps... J’ai regardĂ©, &, Ćżi votre Grandeur veut me croire, j’ai vu Ćżur la baluĆżtrade qui eĆżt au haut du grand eĆżcalier, une main armĂ©e, plus groƿƿe... plus groƿƿe qu’aucune que j’aye jamais vu de ma vie... j’ai penƿé m’évanouir... j’ai couru ici de toutes mes forces... PlĂ»t Ă  Dieu que je fuƿƿes hors du ChĂąteau ! La Princeƿƿe Mathilde m’a dit hier matin que Ćżon Alteƿƿe Hippolite en Ćżavoit quelque choĆże... Vous ĂȘtes une inĆżolente, lui dit Manfred. Seigneur Marquis, je Ćżoupçonne qu’on ne joue cette ĆżcĂšne que pour m’inĆżulter. Mes domeĆżtiques Ćżont-ils donc gagĂ©s pour faire courir des bruits injurieux Ă  mon honneur ? PourĆżuivez vos droits en homme de cƓur, ou bien terminons nos diffĂ©rends par les mariages que je vous ai propoƿés mais, croyez-moi, il ne convient point Ă  un Prince de votre rang de vous Ćżervir de pareils mercenaires... Je me ris de vos Ćżoupçons, lui dit FrĂ©dĂ©ric je n’ai jamais vu de ma vie cette jeune DemoiĆżelle je ne lui ai point donnĂ© de bague... MonĆżeigneur, MonĆżeigneur, votre conĆżcience, vos crimes vous accuĆżent, & vous voulez en faire retomber le Ćżoupçon Ćżur moi ?... Gardez votre fille, & ne penĆżez plus Ă  IĆżabelle la main du Ciel eĆżt dĂ©jĂ  appeĆżantie Ćżur votre maiĆżon, & Dieu me préƿerve de jamais m’allier avec elle. Manfred, effrayĂ© du ton réƿolu avec lequel le Marquis lui avoit parlĂ©, mit tout en uĆżage pour l’appaiĆżer. Il renvoya Blanche, fit de Ćżi grandes Ćżoumiƿƿions au Marquis, & donna de Ćżi grands Ă©loges Ă  Mathilde, que FrĂ©dĂ©ric Ćże laiƿƿa de nouveau Ă©branler. Cependant, comme Ćża paƿƿion Ă©toit encore rĂ©cente, il eut peine Ă  vaincre les Ćżcrupules qu’il avoit conçus. Il comprit par ce que Blanche avoit dit, que le Ciel Ă©toit irritĂ© contre Manfred. Les mariages qu’il lui propoĆżoit Ă©loignoient Ćżes droits, & la PrincipautĂ© d“Otrante le tentoit trop pour compter Ćżur une rĂ©verĆżion par le moyen de Ćżon mariage avec Mathilde. Cependant, pour gagner du temps, il demanda Ă  Manfred s’il Ă©toit vrai qu’Hippolite conĆżentĂźt Ă  Ćże ƿéparer de lui. Le Prince ravi de ne point trouver d’autre obĆżtacle, & comptant Ćżur l’empire qu’il avoit Ćżur Ćża femme, aƿƿura le Marquis qu’elle y conĆżentoit, & qu’il pouvoit s’en aƿƿurer lui-mĂȘme. Sur ces entrefaites, on vint les avertir que le Ćżouper Ă©toit Ćżervi. Manfred conduiĆżit FrĂ©dĂ©ric dans la grande Ćżalle, oĂč il fut reçu par Hippolite & les jeunes Princeƿƿes. Manfred le fit aƿƿeoir Ă  cĂŽtĂ© de Mathilde, & Ćże plaça entre Ćża femme & IĆżabelle. Mathilde parut aƿƿez gaie, mais les Princeƿƿes furent extrĂȘmement mĂ©lancoliques. Manfred, qui avoit réƿolu de pouƿƿer Ćża pointe ce Ćżoir-lĂ , reĆżta long-temps Ă  table, affecta beaucoup de gaietĂ©, & invita FrĂ©dĂ©ric Ă  boire. Ce dernier Ćże tint Ćżur Ćżes gardes, & Ă©vita de lui faire raiĆżon, Ćżous prĂ©texte qu’il Ă©toit extrĂȘmement affoibli par la perte de Ćżang qu’il avoir faite ; & le Prince, pour diƿƿimuler Ćżon chagrin, but Ă  coeur-joie, mais non pas au point de perdre la raiĆżon. Le repas fini, Manfred voulut entrer en pourparler avec le Marquis ; mais celui-ci lui dit qu’il avoit beĆżoin de repos, & qu’il alloit Ćże retirer, & pria Ćża fille de lui tenir compagnie, en attendant qu’il vĂźnt le rejoindre. Manfred accepta Ćżon offre, & accompagna IĆżabelle dans Ćżon appartement, ce qui la chagrina beaucoup. Mathilde fut Ćże promener avec Ćża mĂšre Ćżur le rempart du ChĂąteau. AprĂšs que la compagnie Ćże fut retirĂ©e, FrĂ©dĂ©ric Ćżortit de Ćża chambre, & demanda Ćżi Hippolite Ă©toit Ćżeule. Un domeĆżtique, qui ignoroit qu’elle fut Ćżortie, lui dit qu’elle avoit coutume de Ćże rendre Ă  cette heure dans Ćżon Oratoire, & qu’il l’y trouveroit vraiĆżemblablement. La paƿƿion du Marquis pour Mathilde avoit augmentĂ© pendant le repas. Il Ćżouhaitoit trouver Hippolite dans la diĆżpoĆżitĂźon que le Prince lui avoit dite. Il oublia les prodiges qui l’avoient allarmĂ©. Il Ćże gliƿƿa dans l’appartement d’Hippolite, dans le deƿƿein de l’encourager Ă  conĆżentir Ă  Ćżon divorce, parce qu’il s’étoit apperçu que Manfred Ă©toit réƿolu Ă  ne lui donner Mathilde qu’autant qu’il Ćżeroit sĂ»r de poƿƿéder iĆżabelle. Le Marquis ne fut point Ćżurpris du Ćżilence qui rĂ©gnoit dans l’appartement de la Princeƿƿe. Croyant qu’elle Ă©toit dans Ćżon Oratoire, ainĆżi qu’on le lui avoit dit, il s’y rendit. C’étoit Ćżur le Ćżoir, & la porte Ă©toit entrouverte. Il la pouƿƿa Ćżans bruit, & aperçut une perĆżonne Ă  genoux devant l’Autel. S’étant approchĂ© plus prĂšs, il vit au lieu d’une femme, une perĆżonne vĂȘtue d’une longue robe de laine qui lui tournoit le dos. Elle paroiƿƿoit abĆżorbĂ©e dans la mĂ©ditation. Le Marquis alloit s’en retourner, lorĆżque la figure Ćże leva, & continua quelques momens de mĂ©diter, Ćżans le regarder. Le Marquis croyant qu’elle venoit au-devant de lui, & voulant s’excuĆżer de l’avoir interrompu, lui dit mon RĂ©vĂ©rend PĂšre, je cherche la Princeƿƿe Hippolite... Hippolite ! reprit-elle d’un ton de voix creux eĆżt-ce que vous venez dans ce ChĂąteau pour chercher Hippolite ?... En achevant ces mots, la figure Ćże tourna doucement, & il aperçut un Squelette enveloppĂ© dans une robe d’Hermite. Anges Gardiens ! protĂ©gez-moi, s’écria FrĂ©dĂ©ric en reculant. Rendez-vous digne de leur protection, lui dit le Squelette. FrĂ©dĂ©ric Ćże jettant Ă  genoux, pria le FantĂŽme d’avoir pitiĂ© de lui, Ne te Ćżouviens-tu pas de moi ? reprit le FantĂŽme. Reƿƿouviens-toi du bois de JoppĂ©. Etes-vous ce Ćżaint Hermite ? s’écria FrĂ©dĂ©ric en tremblant... Que puis-je faire pour votre repos ?... T’a-t-on dĂ©livrĂ© de l’eĆżclavage, lui dit le Spectre, pour te livrer aux plaiĆżirs charnels ? As-tu oubliĂ© le Ćżabre que tu trouvas dans la forĂȘt, & l’ordre du Ciel qui Ă©toit Ă©crit deƿƿus ? Je ne l’ai point oubliĂ©, reprit FrĂ©dĂ©ric
 mais dis-moi, eĆżprit bienheureux, quel ordre as-tu Ă  me donner ? Que faut-il que je faƿƿe ? Oublier Mathilde, reprit le Spectre, & il diĆżparut. Tout le Ćżang de FrĂ©dĂ©ric Ćże glaça dans Ćżes veines. Il reĆżta immobile pendant quelques minutes. S’étant enĆżuite proĆżternĂ© devant l’Autel, il pria tous les Saints d’intercĂ©der pour lui. Il verĆża un torrent de larmes, & s’appercevant que l’idĂ©e de Mathilde lui revenoit malgrĂ© lui dans l’eĆżprit, il reĆżta dans cet Ă©tat dans un conflit de repentir & de paƿƿion. Il n’étoit pas encore remis de Ćża frayeur, lorĆżqu’Hippolite entra dans Ćżon Oratoire un flambeau Ă  la main. Voyant un homme Ă©tendu Ćżur le plancher, elle le crut mort, & jetta un grand cri, qui tira FrĂ©dĂ©ric de Ćża lĂ©thargie. Il Ćże leva prĂ©cipitamment les yeux baignĂ©s de larmes, & voulut s’enfuir ; mais Hippolite l’arrĂȘta, & le conjura dans les termes les plus tendres de la raiĆżon pour laquelle il Ćże tenoit dans cette poĆżture. Ah ! Princeƿƿe vertueuĆże ! s’écria-t-il d’un ton de voix qui marquoit Ćżon chagrin... Et il se tut. Pour l’amour du Ciel, MonĆżeigneur , lui dit-elle, dĂ©couvrez-moi la cauĆże de ce tranĆżport ! Que Ćżignifient ces plaintes ? pourquoi me nommez-vous ? Le Ciel me réƿerve-t-il d’autres malheurs ?... Vous vous taiĆżez ! Je vous conjure, noble Prince, continua-t-elle en Ćże jettant Ă  Ćżes pieds, de me dĂ©couvrir la cauĆże de vos chagrins. Je Ćżens que vous Ćżouffrez pour moi... Parlez... EĆżt-ce quelque choĆże qui intĂ©reƿƿe ma fille ? Je ne le puis, s’écria FrĂ©dĂ©ric en s’en allant... Oh Mathilde ! Ayant ainĆżi bruĆżquement quittĂ© la Princeƿƿe, il Ćże hĂąta de gagner Ćżon appartement. Il trouva Manfred Ă  la porte, qui, dans la joie que lui cauĆżoient l’amour & le vin, lui propoĆża d’aƿƿiĆżter Ă  un concert. FrĂ©dĂ©ric offenƿé d’une offre auƿƿi peu convenable Ă  l’état oĂč il Ćże trouvoit, l’écarta rudement, entra dans Ćża chambre, & lui ferma la porte au nez. Le Prince fut tellement outrĂ© de Ćżon procĂ©dĂ©, qu’il fut Ćżur le point de Ćże porter aux excĂšs les plus funeĆżtes. Comme il traverĆżoit la cour, il rencontra le domeĆżtique qu’il avoit laiƿƿé prĂšs du Couvent, pour Ă©pier JĂ©rĂŽme & ThĂ©odore. Il lui dit que ce dernier & une Dame du ChĂąteau avoient un pourparler Ćżur le tombeau d’AlphonĆże, dans l’EgliĆże de Saint Nicolas. Il avoit Ćżulvi ThĂ©odore juĆżques-lĂ , mais la nuit l’avoit empĂȘchĂ© de reconnoĂźtre la femme. Manfred, dont l’eĆżprit Ă©toit agitĂ©, & qu’IĆżabelle avoit chaƿƿé de Ćżon appartement, Ă  loccaĆżion de quelques propos indiĆżcrets qu’il lui avoit tenus, ne douta point que l’inquiĂ©tude qu’elle avoit tĂ©moignĂ©e, ne provĂźnt de l’impatience qu’elle avoit de s’aboucher avec ThĂ©odore. AnimĂ© par ce Ćżoupçon, & outrĂ© de dĂ©pit contre Ćżon pĂšre, il Ćże rendit Ă  la CathĂ©drale le plus ĆżecrĂȘtement qu’il put. Il Ćże gliƿƿa dans la Nef, & Ă  la faveur d’un foible rayon de Lune qui donnoit dans l’EgliĆże Ă  travers les fenĂȘtres, il arriva prĂšs du tombeau d’AlphonĆże. Les premiĂšres paroles qu’il entendit, furent celles-ci
 HĂ©las ! cela ne dĂ©pend pas de moi
 Manfred ne conĆżentira jamais Ă  notre union
 Non, & ceci l’empĂȘchera, s’écria le Tyran, en tirant un poignard & le plongeant dans le Ćżein de celle qui parloit
 HĂ©las ! je Ćżuis morte, s’écria Mathilde en tombant. Ciel, recevez mon ame. MonĆżtre barbare & inhumain ! qu’as-tu fait ? s’écria ThĂ©odore, en Ćże jettant Ćżur lui pour lui arracher le poignard... ArrĂȘte, arrĂȘte, impie, lui dit Mathilde, c’eĆżt mon pĂšre. A ces mots, Manfred ayant repris Ćżes Ćżens, Ćże frappa la poitrine, s’arracha les cheveux, & voulut reprendre le poignard des mains de ThĂ©odore pour s’en percer. Quelques Religieux du Couvent accoururent Ă  ces cris ; les uns s’empreƿƿÚrent de concert avec ThĂ©odore, d’étancher le Ćżang de la Princeƿƿe, & les autres veillĂšrent Ćżur Manfred, de peur qu’il n’attentĂąt Ćżur Ćża vie. Mathilde Ćże Ćżoumit patiemment Ă  Ćża deĆżtinĂ©e, & remercia ThĂ©odore du zĂšle qu’il lui tĂ©moignoit. Elle pria les aƿƿiĆżtans de vouloir bien conĆżoler Ćżon pĂšre. Sur Ćżes entrefaites, JĂ©rĂŽme ayant appris ce qui s’étoit paƿƿé, Ćże rendit Ă  l’EgliĆże ; il regarda Ćżon fils d’un Ɠil qui lui fit Ćżentir le mĂ©contentement qu’il avoit de Ćża conduite. S’adreƿƿant enĆżuite Ă  Manfred Tyran, lui dit-il, voilĂ  enfin l’accompliƿƿement du dĂ©cret que le Ciel avoit portĂ© contre ta maiĆżon ĆżcĂ©lĂ©rate & impie ! Le Ćżang d’AlphonĆże crioit vengeance au Ciel, & il a permis que tu Ćżouillaƿƿes cet Autel par un aƿƿaƿƿinat, & que tu verĆżaƿƿes ton propre Ćżang Ćżur le tombeau de ce Prince, Cruel ! s’écria Mathilde, pourquoi aggraves-tu les maux de mon pĂšre ? Veuille le Ciel le bĂ©nir, & lui pardonner de mĂȘme que je lui pardonne. Mon cher pĂšre, lui dit-elle, me pardonnez-vous ? Je ne Ćżuis point venue ici Ă  deƿƿein de voir ThĂ©odore. Je venois par ordre de ma mĂšre intercĂ©der pour vous Ćżur ce tombeau, & je l’y ai trouvĂ© qui faiĆżoit Ćżes priĂšres... Mon cher pĂšre, donnez-moi votre bĂ©nĂ©diction, & aƿƿurez-moi que vous me pardonnez. Que je te pardonne, meurtrier que je Ćżuis ! s’écria Manfred... Les aƿƿaƿƿins Ćżavent-ils pardonner ? Je t’ai priĆże pour IĆżabelle ; mais le Ciel a conduit ma main Ćżanguinaire Ćżur le cƓur de ma fille... Me pardonnes-tu le tranĆżport de ma rage ? Oui, je vous le pardonne, & veuille le Ciel vous le pardonner auƿƿi, lui rĂ©pondit Mathilde... Mais pendant qu’il me reĆżte encore aƿƿez de vie pour le demander... Ah ! ma mĂšre ! quelle va ĂȘtre Ćża douleur ! Voudrez-vous bien la conĆżoler, mon cher pĂšre ? Ne la renvoyerez-vous point ? Elle vous aime tendrement... HĂ©las ! je me meurs ! Portez-moi au ChĂąteau... Veuille le Ciel que je vive encore aƿƿez pour qu’elle ait le temps de me fermer les yeux ! ThĂ©odore & les Religieux la priĂšrent de permettre qu’on la tranĆżportĂąt au Couvent ; mais elle fit tant d’inĆżtances pour qu’on la portĂąt au ChĂąteau, qu’on fut enfin obligĂ© de la mettre Ćżur un brancard & de l’y conduire. ThĂ©odore lui Ćżoutenoit la tĂȘte, & s’efforçoit de ranimer fon courage par les diĆżcours les plus tendres & les plus touchans que l’amour Ćżoit capable de dicter. JĂ©rĂŽme de Ćżon cĂŽtĂ© la conĆżoloĂźt par Ćżes propos Ă©difianĆż, & lui prĂ©fentant un Crucifix qu’elle arroĆżoit de Ćżes larmes, il la diĆżpoĆżoit Ă  Ćżon paƿƿage Ă  l’immortalitĂ©. Manfred Ćżuivoit le brancard, plongĂ© dans le chagrin & la mĂ©lancolie la plus profonde. Ils n’étoient pas encore arrivĂ©s au ChĂąteau, qu’Hippolite, qui avoit appris cette affreuĆże cataĆżtrophe, vint Ă  la rencontre de Ćża fille mais elle n’apperçut pas plutĂŽt ce cortĂšge lugubre, qu’elle s’évanouit, & tomba Ă  la renverĆże Ćżans Ćżentiment & Ćżans connoiƿƿance. IĆżabelle & FrĂ©dĂ©ric qui l’accompagnoient, croient plongĂ©s dans le plus profond chagrin. Mathilde Ă©toit la Ćżeule qui parĂ»t inĆżenĆżible Ă  la Ćżituation elle ne paroiƿƿoit occupĂ©e que de Ćża mĂšre. A l’inĆżtant qu’elle apperçut Ćża mĂšre, elle fit arrĂȘter le brancard, & demanda qu’on fĂźt venir Ćżon pĂšre. Elle les prit tous deux par les mains, & les appliqua Ćżur Ćżon cƓur. Manfred ne put réƿiĆżter Ă  cet acte pathĂ©tique de piĂ©tĂ©. Il Ćże jetta par terre, & maudit le jour qu’il Ă©toit nĂ©. IĆżabelle craignant que Mathilde ne pĂ»t reĆżiĆżter Ă  ce Ćżpectacle, fit conduire Manfred dans Ćżon appartement, & donna ordre de tranĆżporter Mathilde dans la chambre la plus prochaine. Hippolite, preĆżqu’auƿƿi morte que Ćża fille, ne faiĆżoit aucune attention Ă  ce qui Ćże paƿƿoit autour d’elle ; mais lorĆżqu’IĆżabelle voulut la faire retirer, pendant que les Chirurgiens Ćżondoient la plaie de Mathilde, que je m’en aille ! s’écria-t-elle ; non, je ne le ferai jamais. Je n’ai vĂ©cu que pour elle, & je mourrai avec elle. Mathilde entendant la voix de Ćża mĂšre, ouvrit les yeux, & les referma auƿƿßtĂŽt. On déƿeĆżpĂ©ra abĆżolument de Ćża guĂ©riĆżon, lorĆżqu’on vit que Ćżon pouls s’affoibliƿƿoit, & que Ćżon corps Ćże couvroit d’une Ćżueur froide. ThĂ©odore Ćżuivit les Chirurgiens dans l’anti-chambre, & ouĂŻt prononcer leur arrĂȘt fatal avec un tranĆżport qui tenoit de la frĂ©néƿie. Elle n’a pu ĂȘtre Ă  moi pendant Ćża vie, s’écria-t-il, je la poƿƿéderai du moins Ă  Ćża mort !... PĂšre JĂ©rĂŽme ! voudriez-vous bien nous unir, dit-il au FrĂšre, qui avoit Ćżuivi les Chirurgiens avec FrĂ©dĂ©ric, Que voulez-vous dire, reprit JĂ©rĂŽme ; eĆżt-ce le temps de Ćżonger au mariage ? Oui, ce l’eĆżt, lui dit ThĂ©odore, ou ce le fut jamais. Que vous ĂȘtes imprudent, jeune homme ! lui dit FrĂ©dĂ©ric croyez-vous que nous devions nous prĂȘter Ă  vos transports dans ce moment fatal ? Quelles prĂ©tentions avez-vous Ćżur la Princeƿƿe ? Celles d’un Prince, reprit ThĂ©odore ; du Souverain d’Otrante. Mon PĂšre m’a appris qui j’étois. Vous rĂȘvez, lui dit le Marquis il n’y a point d’autre Prince d’Otrante que moi, depuis que Manfred s’eĆżt privĂ© de Ćżes droits par Ćżes meurtres & Ćżes ĆżacrilĂšges. MonĆżeigneur, lui dit JĂ©rĂŽme d’un air impoĆżant, il vous dit vrai. Mon deƿƿein n’étoit point qu’on rĂ©vĂ©lĂąt ce Ćżecret ĆżitĂŽt, mais le deĆżtin le veut. Ma langue va confirmer ce que l’emportement de Ćża paƿƿion lui fait rĂ©vĂ©ler. Sachez, Prince, que lorĆżqu’AlphonĆże partit pour la Terre Sainte... EĆżt-ce le temps d’entrer dans une explication ? s’écria ThĂ©odore. Venez, mon PĂšre, mariez-moi avec la Princeƿƿe ; elle eĆżt Ă  moi ; je vous obĂ©irai dans toute autre choĆże. Ma vie ! mon adorable Mathilde ! continua ThĂ©odore, en s’approchant de Ćżon lit, ne voulez-vous pas ĂȘtre Ă  moi ? Ne voulez-vous pas bĂ©nir votre... IĆżabelle lui fit Ćżigne de Ćże taire, croyant que la Princeƿƿe Ă©toit prĂšs de Ćża fin. EĆżt-elle morte ! s’écria ThĂ©odore ; eĆżt-il poƿƿible ? La violence de Ćżes cris fit revenir Mathilde. Elle ouvrit les yeux, & regarda de tous cĂŽtĂ©s pour voir Ćżi elle n’appercevroit point Ćża mĂšre... Je Ćżuis ici, lui dit Hippolite ; ne crois pas, ma chĂšre fille, que je t’abandonne. HĂ©las ! vous ĂȘtes trop bonne, reprit Mathilde ; ne pleurez pas, ma chĂšre mĂšre, je vais dans un lieu oĂč l’on ne connoĂźt point le chagrin... IĆżabelle, tu m’as toujours aimĂ©e ; veux-tu bien tenir ma place auprĂšs d’elle ?... Je me meurs, ma chĂšre enfant ! ma chĂšre enfant ! s’écria Hippolite en fondant en larmes ; ne puis-je pas te retenir un moment ?... Cela ne Ćże peut, reprit Mathilde... Recommandez-moi au Ciel... OĂč eĆżt mon pĂšre ? pardonnez-lui, ma chĂšre mĂšre, il Ă©toit dans l’erreur... HĂ©las ! je lui pardonne... Je vous avois promis, ma chĂšre mĂšre, de ne plus revoir ThĂ©odore... peut-ĂȘtre ma déƿobĂ©iƿƿance m’a-t-elle attirĂ© ce malheur... mais ce n’étoit pas mon intention... me pardonnez-vous ? HĂ©las ! reprit Hippolite, ne m’accablez point
 vous ne m’avez jamais offenƿée
 Ah ! Dieu ! elle Ćże meurt ! au Ćżecours ! au Ćżecours !
 J’aurois encore quelque choĆże Ă  vous dire, ajouta Mathilde, mais je ne puis
 IĆżabelle
 ThĂ©odore
 de grĂące
 Ah ! elle eĆżt morte. IĆżabelle ordonna Ă  Ćżes Ćżuivantes de l’emmener ; mais ThĂ©odore menaça de mort quiconque Ćżeroit aƿƿez oƿé pour vouloir l’éloigner de Mathilde. Il lui baiĆża les mains, les arroĆża de Ćżes larmes, & Ćże livra au tranĆżport le plus vif que l’amour foit capable d’inĆżpirer. Comme IĆżabelle conduiĆżoit Hippolite dans Ćżon appartement, elles rencontrĂšrent Manfred au milieu de la cour, lequel toujours plus inquiet du fort de Ćża fille, alloit chez elle pour s’informer de Ćżon Ă©tat. Il crut lire dans leur contenance la deĆżtinĂ©e qui lui Ă©toit réƿervĂ©e. Eh quoi ! s’écria-t-il, elle eĆżt donc morte !
 Dans le mĂȘme inĆżtant on entendit un coup de tonnerre qui Ă©branla le ChĂąteau juĆżqu’aux fondemens. La terre mugit, & l’on entendit un bruit encore plus fort que celui de l’armure fatale. FrĂ©dĂ©ric & JĂ©rĂŽme crurent que leur derniĂšre heure Ă©toit arrivĂ©e. Le dernier prit ThĂ©odore par la main, & l’emmena malgrĂ© lui dans la cour. Au moment que ThĂ©odore parut, le ChĂąteau s’écroula avec un bruit Ă©pouvantable, & l’on vit paroĂźtre la figure d’AlphonĆże au milieu des ruines elle Ă©toit d’une grandeur extraordinaire. Reconnoiƿƿez dans ThĂ©odore le lĂ©gitime Ćżucceƿƿeur d’AlphonĆże, leur dit le Spectre ; & aprĂšs avoir profĂ©rĂ© ces mots, leĆżquels furent Ćżuivis d’un coup de tonnerre, il s’éleva dans le Ciel. Les nuages s’ouvrirent ; on vit Saint Nicolas qui recevoit l’ñme d’AlphonĆże, & tous deux diĆżparurent enveloppĂ©s dans un rayon de gloire. Les aƿƿiĆżtans Ćże proĆżternĂšrent le viĆżage Ćżage contre terre, & Ćże Ćżoumirent Ă  la volontĂ© du Ciel. La premiĂšre qui rompit le Ćżilence fut Hippolite. MonĆżeigneur, dit-elle Ă  Manfred, reconnoiƿƿez le nĂ©ant des grandeurs humaines. Conrad eĆżt mort, Mathilde n’eĆżt plus ; voilĂ  le Souverain lĂ©gitime d’Otrante, ajouta-t-elle en lui montrant ThĂ©odore. J’ignore comment cela s’eĆżt fait
 il Ćżuffit que notre Ćżort Ćżoit dĂ©cidĂ©. Employons le peu de jours qui nous reĆżtent Ă  appaiĆżer la colĂšre cĂ©leĆżte. Le Ciel nous rejette
 OĂč pouvons-nous aller, Ćżinon dans ces Ćżaintes Cellules qui nous offrent un aĆżyle. Femme innocente & malheureuĆże, mais que j’ai rendue telle par mes crimes, s’écria Manfred, je me rends enfin Ă  tes conĆżeils Ćżalutaires. Ah ! que ne puis-je
 mais cela ne Ćżauroit ĂȘtre
 Laiƿƿez-moi me faire juĆżtice Ă  moi-mĂȘme. Ce n’eĆżt qu’en m’accablant de honte que je puis expier le crime que j’ai commis. C’eĆżt moi qui me Ćżuis attirĂ© ces malheurs Ćżouffrez que je vous faƿƿe ma confeƿƿion
 Mais, hĂ©las ! comment expier une usurpation & le meurtre d’un enfant innocent, & maƿƿacrĂ© dans un lieu Ćżaint ?
 Écoutez, Meƿƿieurs, & que je vais dire Ćżerve d’avertiƿƿement aux Tyrans qui viendront aprĂšs moi
 Vous Ćżavez qu’AlphonĆże mourut dans la Terre-Sainte
 vous allez m’interrompre, & me dire que Ćża mort ne fut point naturelle
 cela n’eĆżt que trop vrai
 car Ćżi cela n’étoit pas, d’oĂč viendroit cette coupe d’amertume que Manfred eĆżt obligĂ© de boire juĆżqu’à la lie ? Richard mon aĂŻeul Ă©toit Ćżon Chambellan
 Je voudrois jetter un voile Ćżur les crimes de mes ancĂȘtres
 mais je ne le puis. AlphonĆże mourut empoiĆżonnĂ©. Richard fut reconnu pour Ćżon hĂ©ritier Ă  la faveur d’un teĆżtament Ćżuppoƿé. Ses crimes le pourĆżuivirent
 mais il ne perdit ni un Conrad ni une Mathilde, & c’eĆżt moi qui Ćżuis puni de Ćżon uĆżurpation. Ayant Ă©tĂ© Ćżurpris par une tempĂȘte, & agitĂ© par Ćżes remords, il promit Ă  Saint Nicolas de fonder une ÉgliĆże & deux Couvens, s’il Ă©toit aƿƿez heureux pour arriver Ă  Otrante. Son vƓu fut exaucĂ© le Saint lui apparut en Ćżonge, & lui promit que Ćża poĆżtĂ©ritĂ© rĂ©gneroit Ă  Otrante, juĆżqu’à ce que le poƿƿeƿƿeur lĂ©gitime fut devenu trop grand pour habiter le ChĂąteau, & tant qu’il y auroit des mĂąles de la race de Richard
 HĂ©las ! hĂ©las ! je Ćżuis le Ćżeul qui reĆżte de cette race malheureuĆże
 J’ai tout dit
 les malheurs qui me font arrivĂ©s depuis trois jours diĆżent le reĆżte. J’ignore comment ce jeune homme eĆżt l’hĂ©ritier d’AlphonĆże
 cependant je ne doute point qu’il ne le Ćżoit. Ces domaines Ćżont Ă  lui ; je les lui réƿigne
 cependant je ne Ćżache pas qu’AlphonĆże ait laiƿƿé d’hĂ©ritier
 Je ne m’oppoĆże point Ă  la volontĂ© du Ciel
 La pauvretĂ© & la priĂšre feront mon partage juĆżqu’à ce que Manfred aille mĂȘler Ćżes cendres avec celles de Richard. C’eĆżt Ă  moi, reprit JĂ©rĂŽme, Ă  dĂ©clarer le reĆżte, AlphonĆże ayant fait voile pour la Terre-Sainte, fut jettĂ© par une tempĂȘte Ćżur la cĂŽte de Sicile. L’autre vaiƿƿeau Ćżur lequel Ă©toit Richard & Ćża Ćżuite, ainĆżi que votre Alteƿƿe peut l’avoir appris, fut ƿéparĂ© du Ćżien. Cela eft vrai, lui dit Manfred, & le titre que vous me donnez ne me convient point... Continuez. JĂ©rĂŽme rougit, & reprit ainĆżi Ćżon diĆżcours. AlphonĆże fut retenu pendant trois mois dans la Sicile par les vents contraires. Dans cet intervalle il devint amoureux d’une jeune DemoiĆżelle appelĂ©e Victoire. Il Ă©toit trop pieux pour vouloir la ƿéduire, il l’épouĆża. Mais jugeant ce mariage incompatible avec le vƓu qu’il avoit fait, il réƿolut de le cacher juĆżqu’à Ćżon retour de la CroiĆżade, bien réƿolu de l’avouer pour Ćża femme lĂ©gitime. Il la laiƿƿa enceinte. Elle accoucha d’une fille pendant Ćżon abĆżence mais Ă  peine fut-elle relevĂ©e de couche, qu’elle apprit que Ćżon mari Ă©toit mort, & que Richard lui avoit ĆżuccĂ©dĂ©. Que pouvoit faire une femme dĂ©laiƿƿée Ćżans amis ? L’auroit-on crue Ćżur Ćża parole ?
 Cependant, MonĆżeigneur, j’ai un Ă©crit authentique
 Je n’ai pas beĆżoin de le voir, lui dit Manfred ; les malheurs qui viennent de m’arriver, la viĆżion dont vous avez Ă©tĂ© tĂ©moin, conĆżtatent ce que vous dites. La mort de Mathilde & mon expulĆżion
 Calmez-vous, lui dit Hippolite ; ce Ćżaint homme n’a point deƿƿein de rappeler vos douleurs. JĂ©rĂŽme continua ainĆżi. Je ne vous entretiendrai point ici de circonĆżtances inutiles. LorĆżque la fille dont Victoire Ă©toit accouchĂ©e, eut atteint l’ñge compĂ©tent, je l’épouĆżai. Victoire mourut, & je ne rĂ©vĂ©lai ce Ćżecret Ă  perĆżonne. ThĂ©odore vous a inĆżtruit du reĆżte. Le Moine n’en dit pas davantage. La compagnie Ćże retira dans la partie du ChĂąteau qui Ă©toit reĆżtĂ© Ćżur pied. Le lendemain matin, Manfred Ćżigna Ćżon abdication, du conĆżentement d’Hippolite, & tous deux prirent l’habit dans les Couvents voiĆżins. FrĂ©dĂ©ric offrit Ćża fille au nouveau Prince, & Hippolite engagea IĆżabelle Ă  l’épouĆżer. Mais ThĂ©odore Ă©toit trop affligĂ© pour penĆżer Ă  d’autres amours ; & ce ne fut qu’aprĂšs pluĆżieurs entretiens avec IĆżabelle Ćżur le Ćżujet de Ćża chĂšre Mathide, qu’il reconnut ne pouvoir ĂȘtre heureux que dans la compagnie d’une Ă©pouĆże qui pĂ»t partager avec lui la triĆżteƿƿe dont Ćżon ame Ă©toit atteinte. FIN.
JeannetteWalls, chroniqueuse mondaine à New-York, a tout pour réussir et personne ne peut imaginer quelle fut son enfance. Elevée par un pÚre charismatique, inventeur loufoque qui promet à ses enfants de leur construire un chùteau de verre mais qui reste hanté par ses propres démons, et une mÚre artiste fantasque et irresponsable, elle a dû, depuis
À LÉON DAUDET À L’AUTEUR DU VOYAGE DE SHAKESPEARE DU PARTAGE DE L’ENFANT DE L’ASTRE NOIR DE FANTÔMES ET VIVANTS DU MONDE DES IMAGES DE TANT DE CHEFS-D’ƒUVRE À L’INCOMPARABLE AMI EN TÉMOIGNAGE DE RECONNAISSANCE ET D’ADMIRATION M. P. Le pĂ©piement matinal des oiseaux semblait insipide Ă  Françoise. Chaque parole des bonnes » la faisait sursauter ; incommodĂ©e par tous leurs pas, elle s’interrogeait sur eux ; c’est que nous avions dĂ©mĂ©nagĂ©. Certes les domestiques ne remuaient pas moins, dans le sixiĂšme » de notre ancienne demeure ; mais elle les connaissait ; elle avait fait de leurs allĂ©es et venues des choses amicales. Maintenant elle portait au silence mĂȘme une attention douloureuse. Et comme notre nouveau quartier paraissait aussi calme que le boulevard sur lequel nous avions donnĂ© jusque-lĂ  Ă©tait bruyant, la chanson distincte de loin, quand elle est faible, comme un motif d’orchestre d’un homme qui passait, faisait venir des larmes aux yeux de Françoise en exil. Aussi, si je m’étais moquĂ© d’elle qui, navrĂ©e d’avoir eu Ă  quitter un immeuble oĂč l’on Ă©tait si bien estimĂ© de partout » et oĂč elle avait fait ses malles en pleurant, selon les rites de Combray, et en dĂ©clarant supĂ©rieure Ă  toutes les maisons possibles celle qui avait Ă©tĂ© la nĂŽtre, en revanche, moi qui assimilais aussi difficilement les nouvelles choses que j’abandonnais aisĂ©ment les anciennes, je me rapprochai de notre vieille servante quand je vis que l’installation dans une maison oĂč elle n’avait pas reçu du concierge qui ne nous connaissait pas encore les marques de considĂ©ration nĂ©cessaires Ă  sa bonne nutrition morale, l’avait plongĂ©e dans un Ă©tat voisin du dĂ©pĂ©rissement. Elle seule pouvait me comprendre ; ce n’était certes pas son jeune valet de pied qui l’eĂ»t fait ; pour lui qui Ă©tait aussi peu de Combray que possible, emmĂ©nager, habiter un autre quartier, c’était comme prendre des vacances oĂč la nouveautĂ© des choses donnait le mĂȘme repos que si l’on eĂ»t voyagĂ© ; il se croyait Ă  la campagne ; et un rhume de cerveau lui apporta, comme un coup d’air » pris dans un wagon oĂč la glace ferme mal, l’impression dĂ©licieuse qu’il avait vu du pays ; Ă  chaque Ă©ternuement, il se rĂ©jouissait d’avoir trouvĂ© une si chic place, ayant toujours dĂ©sirĂ© des maĂźtres qui voyageraient beaucoup. Aussi, sans songer Ă  lui, j’allai droit Ă  Françoise ; comme j’avais ri de ses larmes Ă  un dĂ©part qui m’avait laissĂ© indiffĂ©rent, elle se montra glaciale Ă  l’égard de ma tristesse, parce qu’elle la partageait. Avec la sensibilitĂ© » prĂ©tendue des nerveux grandit leur Ă©goĂŻsme ; ils ne peuvent supporter de la part des autres l’exhibition des malaises auxquels ils prĂȘtent chez eux-mĂȘmes de plus en plus d’attention. Françoise, qui ne laissait pas passer le plus lĂ©ger de ceux qu’elle Ă©prouvait, si je souffrais dĂ©tournait la tĂȘte pour que je n’eusse pas le plaisir de voir ma souffrance plainte, mĂȘme remarquĂ©e. Elle fit de mĂȘme dĂšs que je voulus lui parler de notre nouvelle maison. Du reste, ayant dĂ» au bout de deux jours aller chercher des vĂȘtements oubliĂ©s dans celle que nous venions de quitter, tandis que j’avais encore, Ă  la suite de l’emmĂ©nagement, de la tempĂ©rature » et que, pareil Ă  un boa qui vient d’avaler un bƓuf, je me sentais pĂ©niblement bossuĂ© par un long bahut que ma vue avait Ă  digĂ©rer », Françoise, avec l’infidĂ©litĂ© des femmes, revint en disant qu’elle avait cru Ă©touffer sur notre ancien boulevard, que pour s’y rendre elle s’était trouvĂ©e toute dĂ©routĂ©e », que jamais elle n’avait vu des escaliers si mal commodes, qu’elle ne retournerait pas habiter lĂ -bas pour un empire » et lui donnĂąt-on des millions — hypothĂšse gratuite — que tout c’est-Ă -dire ce qui concernait la cuisine et les couloirs Ă©tait beaucoup mieux agencĂ© » dans notre nouvelle maison. Or, il est temps de dire que celle-ci — et nous Ă©tions venus y habiter parce que ma grand’mĂšre ne se portant pas trĂšs bien, raison que nous nous Ă©tions gardĂ©s de lui donner, avait besoin d’un air plus pur — Ă©tait un appartement qui dĂ©pendait de l’hĂŽtel de Guermantes. À l’ñge oĂč les Noms, nous offrant l’image de l’inconnaissable que nous avons versĂ© en eux, dans le mĂȘme moment oĂč ils dĂ©signent aussi pour nous un lieu rĂ©el, nous forcent par lĂ  Ă  identifier l’un Ă  l’autre au point que nous partons chercher dans une citĂ© une Ăąme qu’elle ne peut contenir mais que nous n’avons plus le pouvoir d’expulser de son nom, ce n’est pas seulement aux villes et aux fleuves qu’ils donnent une individualitĂ©, comme le font les peintures allĂ©goriques, ce n’est pas seulement l’univers physique qu’ils diaprent de diffĂ©rences, qu’ils peuplent de merveilleux, c’est aussi l’univers social alors chaque chĂąteau, chaque hĂŽtel ou palais fameux a sa dame, ou sa fĂ©e, comme les forĂȘts leurs gĂ©nies et leurs divinitĂ©s les eaux. Parfois, cachĂ©e au fond de son nom, la fĂ©e se transforme au grĂ© de la vie de notre imagination qui la nourrit ; c’est ainsi que l’atmosphĂšre oĂč Mme de Guermantes existait en moi, aprĂšs n’avoir Ă©tĂ© pendant des annĂ©es que le reflet d’un verre de lanterne magique et d’un vitrail d’église, commençait Ă  Ă©teindre ses couleurs, quand des rĂȘves tout autres l’imprĂ©gnĂšrent de l’écumeuse humiditĂ© des torrents. Cependant, la fĂ©e dĂ©pĂ©rit si nous nous approchons de la personne rĂ©elle Ă  laquelle correspond son nom, car, cette personne, le nom alors commence Ă  la reflĂ©ter et elle ne contient rien de la fĂ©e ; la fĂ©e peut renaĂźtre si nous nous Ă©loignons de la personne ; mais si nous restons auprĂšs d’elle, la fĂ©e meurt dĂ©finitivement et avec elle le nom, comme cette famille de Lusignan qui devait s’éteindre le jour oĂč disparaĂźtrait la fĂ©e MĂ©lusine. Alors le Nom, sous les repeints successifs duquel nous pourrions finir par retrouver Ă  l’origine le beau portrait d’une Ă©trangĂšre que nous n’aurons jamais connue, n’est plus que la simple carte photographique d’identitĂ© Ă  laquelle nous nous reportons pour savoir si nous connaissons, si nous devons ou non saluer une personne qui passe. Mais qu’une sensation d’une annĂ©e d’autrefois — comme ces instruments de musique enregistreurs qui gardent le son et le style des diffĂ©rents artistes qui en jouĂšrent — permette Ă  notre mĂ©moire de nous faire entendre ce nom avec le timbre particulier qu’il avait alors pour notre oreille, et ce nom en apparence non changĂ©, nous sentons la distance qui sĂ©pare l’un de l’autre les rĂȘves que signifiĂšrent successivement pour nous ses syllabes identiques. Pour un instant, du ramage rĂ©entendu qu’il avait en tel printemps ancien, nous pouvons tirer, comme des petits tubes dont on se sert pour peindre, la nuance juste, oubliĂ©e, mystĂ©rieuse et fraĂźche des jours que nous avions cru nous rappeler, quand, comme les mauvais peintres, nous donnions Ă  tout notre passĂ© Ă©tendu sur une mĂȘme toile les tons conventionnels et tous pareils de la mĂ©moire volontaire. Or, au contraire, chacun des moments qui le composĂšrent employait, pour une crĂ©ation originale, dans une harmonie unique, les couleurs d’alors que nous ne connaissons plus et qui, par exemple, me ravissent encore tout Ă  coup si, grĂące Ă  quelque hasard, le nom de Guermantes ayant repris pour un instant aprĂšs tant d’annĂ©es le son, si diffĂ©rent de celui d’aujourd’hui, qu’il avait pour moi le jour du mariage de Mlle Percepied, il me rend ce mauve si doux, trop brillant, trop neuf, dont se veloutait la cravate gonflĂ©e de la jeune duchesse, et, comme une pervenche incueillissable et refleurie, ses yeux ensoleillĂ©s d’un sourire bleu. Et le nom de Guermantes d’alors est aussi comme un de ces petits ballons dans lesquels on a enfermĂ© de l’oxygĂšne ou un autre gaz quand j’arrive Ă  le crever, Ă  en faire sortir ce qu’il contient, je respire l’air de Combray de cette annĂ©e-lĂ , de ce jour-lĂ , mĂȘlĂ© d’une odeur d’aubĂ©pines agitĂ©e par le vent du coin de la place, prĂ©curseur de la pluie, qui tour Ă  tour faisait envoler le soleil, le laissait s’étendre sur le tapis de laine rouge de la sacristie et le revĂȘtir d’une carnation brillante, presque rose, de gĂ©ranium, et de cette douceur, pour ainsi dire wagnĂ©rienne, dans l’allĂ©gresse, qui conserve tant de noblesse Ă  la festivitĂ©. Mais mĂȘme en dehors des rares minutes comme celles-lĂ , oĂč brusquement nous sentons l’entitĂ© originale tressaillir et reprendre sa forme et sa ciselure au sein des syllabes mortes aujourd’hui, si dans le tourbillon vertigineux de la vie courante, oĂč ils n’ont plus qu’un usage entiĂšrement pratique, les noms ont perdu toute couleur comme une toupie prismatique qui tourne trop vite et qui semble grise, en revanche quand, dans la rĂȘverie, nous rĂ©flĂ©chissons, nous cherchons, pour revenir sur le passĂ©, Ă  ralentir, Ă  suspendre le mouvement perpĂ©tuel oĂč nous sommes entraĂźnĂ©s, peu Ă  peu nous revoyons apparaĂźtre, juxtaposĂ©es, mais entiĂšrement distinctes les unes des autres, les teintes qu’au cours de notre existence nous prĂ©senta successivement un mĂȘme nom. Sans doute quelque forme se dĂ©coupait Ă  mes yeux en ce nom de Guermantes, quand ma nourrice — qui sans doute ignorait, autant que moi-mĂȘme aujourd’hui, en l’honneur de qui elle avait Ă©tĂ© composĂ©e — me berçait de cette vieille chanson Gloire Ă  la Marquise de Guermantes ou quand, quelques annĂ©es plus tard, le vieux marĂ©chal de Guermantes remplissant ma bonne d’orgueil, s’arrĂȘtait aux Champs-ÉlysĂ©es en disant Le bel enfant ! » et sortait d’une bonbonniĂšre de poche une pastille de chocolat, cela je ne le sais pas. Ces annĂ©es de ma premiĂšre enfance ne sont plus en moi, elles me sont extĂ©rieures, je n’en peux rien apprendre que, comme pour ce qui a eu lieu avant notre naissance, par les rĂ©cits des autres. Mais plus tard je trouve successivement dans la durĂ©e en moi de ce mĂȘme nom sept ou huit figures diffĂ©rentes ; les premiĂšres Ă©taient les plus belles peu Ă  peu mon rĂȘve, forcĂ© par la rĂ©alitĂ© d’abandonner une position intenable, se retranchait Ă  nouveau un peu en deçà jusqu’à ce qu’il fĂ»t obligĂ© de reculer encore. Et, en mĂȘme temps que Mme de Guermantes, changeait sa demeure, issue elle aussi de ce nom que fĂ©condait d’annĂ©e en annĂ©e telle ou telle parole entendue qui modifiait mes rĂȘveries, cette demeure les reflĂ©tait dans ses pierres mĂȘmes devenues rĂ©flĂ©chissantes comme la surface d’un nuage ou d’un lac. Un donjon sans Ă©paisseur qui n’était qu’une bande de lumiĂšre orangĂ©e et du haut duquel le seigneur et sa dame dĂ©cidaient de la vie et de la mort de leurs vassaux avait fait place — tout au bout de ce cĂŽtĂ© de Guermantes » oĂč, par tant de beaux aprĂšs-midi, je suivais avec mes parents le cours de la Vivonne — Ă  cette terre torrentueuse oĂč la duchesse m’apprenait Ă  pĂȘcher la truite et Ă  connaĂźtre le nom des fleurs aux grappes violettes et rougeĂątres qui dĂ©coraient les murs bas des enclos environnants ; puis ç’avait Ă©tĂ© la terre hĂ©rĂ©ditaire, le poĂ©tique domaine oĂč cette race altiĂšre de Guermantes, comme une tour jaunissante et fleuronnĂ©e qui traverse les Ăąges, s’élevait dĂ©jĂ  sur la France, alors que le ciel Ă©tait encore vide lĂ  oĂč devaient plus tard surgir Notre-Dame de Paris et Notre-Dame de Chartres ; alors qu’au sommet de la colline de Laon la nef de la cathĂ©drale ne s’était pas posĂ©e comme l’Arche du DĂ©luge au sommet du mont Ararat, emplie de Patriarches et de Justes anxieusement penchĂ©s aux fenĂȘtres pour voir si la colĂšre de Dieu s’est apaisĂ©e, emportant avec elle les types des vĂ©gĂ©taux qui multiplieront sur la terre, dĂ©bordante d’animaux qui s’échappent jusque par les tours oĂč des bƓufs, se promenant paisiblement sur la toiture, regardent de haut les plaines de Champagne ; alors que le voyageur qui quittait Beauvais Ă  la fin du jour ne voyait pas encore le suivre en tournoyant, dĂ©pliĂ©es sur l’écran d’or du couchant, les ailes noires et ramifiĂ©es de la cathĂ©drale. C’était, ce Guermantes, comme le cadre d’un roman, un paysage imaginaire que j’avais peine Ă  me reprĂ©senter et d’autant plus le dĂ©sir de dĂ©couvrir, enclavĂ© au milieu de terres et de routes rĂ©elles qui tout Ă  coup s’imprĂ©gneraient de particularitĂ©s hĂ©raldiques, Ă  deux lieues d’une gare ; je me rappelais les noms des localitĂ©s voisines comme si elles avaient Ă©tĂ© situĂ©es au pied du Parnasse ou de l’HĂ©licon, et elles me semblaient prĂ©cieuses comme les conditions matĂ©rielles — en science topographique — de la production d’un phĂ©nomĂšne mystĂ©rieux. Je revoyais les armoiries qui sont peintes aux soubassements des vitraux de Combray et dont les quartiers s’étaient remplis, siĂšcle par siĂšcle, de toutes les seigneuries que, par mariages ou acquisitions, cette illustre maison avait fait voler Ă  elle de tous les coins de l’Allemagne, de l’Italie et de la France terres immenses du Nord, citĂ©s puissantes du Midi, venues se rejoindre et se composer en Guermantes et, perdant leur matĂ©rialitĂ©, inscrire allĂ©goriquement leur donjon de sinople ou leur chĂąteau d’argent dans son champ d’azur. J’avais entendu parler des cĂ©lĂšbres tapisseries de Guermantes et je les voyais, mĂ©diĂ©vales et bleues, un peu grosses, se dĂ©tacher comme un nuage sur le nom amarante et lĂ©gendaire, au pied de l’antique forĂȘt oĂč chassa si souvent Childebert et ce fin fond mystĂ©rieux des terres, ce lointain des siĂšcles, il me semblait qu’aussi bien que par un voyage je pĂ©nĂ©trerais dans leurs secrets, rien qu’en approchant un instant Ă  Paris Mme de Guermantes, suzeraine du lieu et dame du lac, comme si son visage et ses paroles eussent dĂ» possĂ©der le charme local des futaies et des rives et les mĂȘmes particularitĂ©s sĂ©culaires que le vieux coutumier de ses archives. Mais alors j’avais connu Saint-Loup ; il m’avait appris que le chĂąteau ne s’appelait Guermantes que depuis le XVIIe siĂšcle oĂč sa famille l’avait acquis. Elle avait rĂ©sidĂ© jusque-lĂ  dans le voisinage, et son titre ne venait pas de cette rĂ©gion. Le village de Guermantes avait reçu son nom du chĂąteau, aprĂšs lequel il avait Ă©tĂ© construit, et pour qu’il n’en dĂ©truisĂźt pas les perspectives, une servitude restĂ©e en vigueur rĂ©glait le tracĂ© des rues et limitait la hauteur des maisons. Quant aux tapisseries, elles Ă©taient de Boucher, achetĂ©es au XIXe siĂšcle par un Guermantes amateur, et Ă©taient placĂ©es, Ă  cĂŽtĂ© de tableaux de chasse mĂ©diocres qu’il avait peints lui-mĂȘme, dans un fort vilain salon drapĂ© d’andrinople et de peluche. Par ces rĂ©vĂ©lations, Saint-Loup avait introduit dans le chĂąteau des Ă©lĂ©ments Ă©trangers au nom de Guermantes qui ne me permirent plus de continuer Ă  extraire uniquement de la sonoritĂ© des syllabes la maçonnerie des constructions. Alors au fond de ce nom s’était effacĂ© le chĂąteau reflĂ©tĂ© dans son lac, et ce qui m’était apparu autour de Mme de Guermantes comme sa demeure, ç’avait Ă©tĂ© son hĂŽtel de Paris, l’hĂŽtel de Guermantes, limpide comme son nom, car aucun Ă©lĂ©ment matĂ©riel et opaque n’en venait interrompre et aveugler la transparence. Comme l’église ne signifie pas seulement le temple, mais aussi l’assemblĂ©e des fidĂšles, cet hĂŽtel de Guermantes comprenait tous ceux qui partageaient la vie de la duchesse, mais ces intimes que je n’avais jamais vus n’étaient pour moi que des noms cĂ©lĂšbres et poĂ©tiques, et, connaissant uniquement des personnes qui n’étaient elles aussi que des noms, ne faisaient qu’agrandir et protĂ©ger le mystĂšre de la duchesse en Ă©tendant autour d’elle un vaste halo qui allait tout au plus en se dĂ©gradant. Dans les fĂȘtes qu’elle donnait, comme je n’imaginais pour les invitĂ©s aucun corps, aucune moustache, aucune bottine, aucune phrase prononcĂ©e qui fĂ»t banale, ou mĂȘme originale d’une maniĂšre humaine et rationnelle, ce tourbillon de noms introduisant moins de matiĂšre que n’eĂ»t fait un repas de fantĂŽmes ou un bal de spectres autour de cette statuette en porcelaine de Saxe qu’était Mme de Guermantes, gardait une transparence de vitrine Ă  son hĂŽtel de verre. Puis quand Saint-Loup m’eut racontĂ© des anecdotes relatives au chapelain, aux jardiniers de sa cousine, l’hĂŽtel de Guermantes Ă©tait devenu — comme avait pu ĂȘtre autrefois quelque Louvre — une sorte de chĂąteau entourĂ©, au milieu de Paris mĂȘme, de ses terres, possĂ©dĂ© hĂ©rĂ©ditairement, en vertu d’un droit antique bizarrement survivant, et sur lesquelles elle exerçait encore des privilĂšges fĂ©odaux. Mais cette derniĂšre demeure s’était elle-mĂȘme Ă©vanouie quand nous Ă©tions venus habiter tout prĂšs de Mme de Villeparisis un des appartements voisins de celui de Mme de Guermantes dans une aile de son hĂŽtel. C’était une de ces vieilles demeures comme il en existe peut-ĂȘtre encore et dans lesquelles la cour d’honneur — soit alluvions apportĂ©es par le flot montant de la dĂ©mocratie, soit legs de temps plus anciens oĂč les divers mĂ©tiers Ă©taient groupĂ©s autour du seigneur — avait souvent sur ses cĂŽtĂ©s des arriĂšre-boutiques, des ateliers, voire quelque Ă©choppe de cordonnier ou de tailleur, comme celles qu’on voit accotĂ©es aux flancs des cathĂ©drales que l’esthĂ©tique des ingĂ©nieurs n’a pas dĂ©gagĂ©es, un concierge savetier, qui Ă©levait des poules et cultivait des fleurs — et au fond, dans le logis faisant hĂŽtel », une comtesse » qui, quand elle sortait dans sa vieille calĂšche Ă  deux chevaux, montrant sur son chapeau quelques capucines semblant Ă©chappĂ©es du jardinet de la loge ayant Ă  cĂŽtĂ© du cocher un valet de pied qui descendait corner des cartes Ă  chaque hĂŽtel aristocratique du quartier, envoyait indistinctement des sourires et de petits bonjours de la main aux enfants du portier et aux locataires bourgeois de l’immeuble qui passaient Ă  ce moment-lĂ  et qu’elle confondait dans sa dĂ©daigneuse affabilitĂ© et sa morgue Ă©galitaire. Dans la maison que nous Ă©tions venus habiter, la grande dame du fond de la cour Ă©tait une duchesse, Ă©lĂ©gante et encore jeune. C’était Mme de Guermantes, et grĂące Ă  Françoise, je possĂ©dais assez vite des renseignements sur l’hĂŽtel. Car les Guermantes que Françoise dĂ©signait souvent par les mots de en dessous », en bas » Ă©taient sa constante prĂ©occupation depuis le matin, oĂč, jetant, pendant qu’elle coiffait maman, un coup d’Ɠil dĂ©fendu, irrĂ©sistible et furtif dans la cour, elle disait Tiens, deux bonnes sƓurs ; cela va sĂ»rement en dessous » ou oh ! les beaux faisans Ă  la fenĂȘtre de la cuisine, il n’y a pas besoin de demander d’oĂč qu’ils deviennent, le duc aura-t-Ă©tĂ© Ă  la chasse », jusqu’au soir, oĂč, si elle entendait, pendant qu’elle me donnait mes affaires de nuit, un bruit de piano, un Ă©cho de chansonnette, elle induisait Ils ont du monde en bas, c’est Ă  la gaietĂ© » ; dans son visage rĂ©gulier, sous ses cheveux blancs maintenant, un sourire de sa jeunesse animĂ© et dĂ©cent mettait alors pour un instant chacun de ses traits Ă  sa place, les accordait dans un ordre apprĂȘtĂ© et fin, comme avant une contredanse. Mais le moment de la vie des Guermantes qui excitait le plus vivement l’intĂ©rĂȘt de Françoise, lui donnait le plus de satisfaction et lui faisait aussi le plus de mal, c’était prĂ©cisĂ©ment celui oĂč la porte cochĂšre s’ouvrant Ă  deux battants, la duchesse montait dans sa calĂšche. C’était habituellement peu de temps aprĂšs que nos domestiques avaient fini de cĂ©lĂ©brer cette sorte de pĂąque solennelle que nul ne doit interrompre, appelĂ©e leur dĂ©jeuner, et pendant laquelle ils Ă©taient tellement tabous » que mon pĂšre lui-mĂȘme ne se fĂ»t pas permis de les sonner, sachant d’ailleurs qu’aucun ne se fĂ»t pas plus dĂ©rangĂ© au cinquiĂšme coup qu’au premier, et qu’il eĂ»t ainsi commis cette inconvenance en pure perte, mais non pas sans dommage pour lui. Car Françoise qui, depuis qu’elle Ă©tait une vieille femme, se faisait Ă  tout propos ce qu’on appelle une tĂȘte de circonstance n’eĂ»t pas manquĂ© de lui prĂ©senter toute la journĂ©e une figure couverte de petites marques cunĂ©iformes et rouges qui dĂ©ployaient au dehors, mais d’une façon peu dĂ©chiffrable, le long mĂ©moire de ses dolĂ©ances et les raisons profondes de son mĂ©contentement. Elle les dĂ©veloppait d’ailleurs, Ă  la cantonade, mais sans que nous puissions bien distinguer les mots. Elle appelait cela — qu’elle croyait dĂ©sespĂ©rant pour nous, mortifiant », vexant », — dire toute la sainte journĂ©e des messes basses ». Les derniers rites achevĂ©s, Françoise, qui Ă©tait Ă  la fois, comme dans l’église primitive, le cĂ©lĂ©brant et l’un des fidĂšles, se servait un dernier verre de vin, dĂ©tachait de son cou sa serviette, la pliait en essuyant Ă  ses lĂšvres un reste d’eau rougie et de cafĂ©, la passait dans un rond, remerciait d’un Ɠil dolent son » jeune valet de pied qui pour faire du zĂšle lui disait Voyons, madame, encore un peu de raisin ; il est esquis », et allait aussitĂŽt ouvrir la fenĂȘtre sous le prĂ©texte qu’il faisait trop chaud dans cette misĂ©rable cuisine ». En jetant avec dextĂ©ritĂ©, dans le mĂȘme temps qu’elle tournait la poignĂ©e de la croisĂ©e et prenait l’air, un coup d’Ɠil dĂ©sintĂ©ressĂ© sur le fond de la cour, elle y dĂ©robait furtivement la certitude que la duchesse n’était pas encore prĂȘte, couvait un instant de ses regards dĂ©daigneux et passionnĂ©s la voiture attelĂ©e, et, cet instant d’attention une fois donnĂ© par ses yeux aux choses de la terre, les levait au ciel dont elle avait d’avance devinĂ© la puretĂ© en sentant la douceur de l’air et la chaleur du soleil ; et elle regardait Ă  l’angle du toit la place oĂč, chaque printemps, venaient faire leur nid, juste au-dessus de la cheminĂ©e de ma chambre, des pigeons pareils Ă  ceux qui roucoulaient dans sa cuisine, Ă  Combray. — Ah ! Combray, Combray, s’écriait-elle. Et le ton presque chantĂ© sur lequel elle dĂ©clamait cette invocation eĂ»t pu, chez Françoise, autant que l’arlĂ©sienne puretĂ© de son visage, faire soupçonner une origine mĂ©ridionale et que la patrie perdue qu’elle pleurait n’était qu’une patrie d’adoption. Mais peut-ĂȘtre se fĂ»t-on trompĂ©, car il semble qu’il n’y ait pas de province qui n’ait son midi » et, combien ne rencontre-t-on pas de Savoyards et de Bretons chez qui l’on trouve toutes les douces transpositions de longues et de brĂšves qui caractĂ©risent le mĂ©ridional. Ah ! Combray, quand est-ce que je te reverrai, pauvre terre ! Quand est-ce que je pourrai passer toute la sainte journĂ©e sous tes aubĂ©pines et nos pauvres lilas en Ă©coutant les pinsons et la Vivonne qui fait comme le murmure de quelqu’un qui chuchoterait, au lieu d’entendre cette misĂ©rable sonnette de notre jeune maĂźtre qui ne reste jamais une demi-heure sans me faire courir le long de ce satanĂ© couloir. Et encore il ne trouve pas que je vais assez vite, il faudrait qu’on ait entendu avant qu’il ait sonnĂ©, et si vous ĂȘtes d’une minute en retard, il rentre » dans des colĂšres Ă©pouvantables. HĂ©las ! pauvre Combray ! peut-ĂȘtre que je ne te reverrai que morte, quand on me jettera comme une pierre dans le trou de la tombe. Alors, je ne les sentirai plus tes belles aubĂ©pines toutes blanches. Mais dans le sommeil de la mort, je crois que j’entendrai encore ces trois coups de la sonnette qui m’auront dĂ©jĂ  damnĂ©e dans ma vie. Mais elle Ă©tait interrompue par les appels du giletier de la cour, celui qui avait tant plu autrefois Ă  ma grand’mĂšre le jour oĂč elle Ă©tait allĂ©e voir Mme de Villeparisis et n’occupait pas un rang moins Ă©levĂ© dans la sympathie de Françoise. Ayant levĂ© la tĂȘte en entendant ouvrir notre fenĂȘtre, il cherchait dĂ©jĂ  depuis un moment Ă  attirer l’attention de sa voisine pour lui dire bonjour. La coquetterie de la jeune fille qu’avait Ă©tĂ© Françoise affinait alors pour M. Jupien le visage ronchonneur de notre vieille cuisiniĂšre alourdie par l’ñge, par la mauvaise humeur et par la chaleur du fourneau, et c’est avec un mĂ©lange charmant de rĂ©serve, de familiaritĂ© et de pudeur qu’elle adressait au giletier un gracieux salut, mais sans lui rĂ©pondre de la voix, car si elle enfreignait les recommandations de maman en regardant dans la cour, elle n’eĂ»t pas osĂ© les braver jusqu’à causer par la fenĂȘtre, ce qui avait le don, selon Françoise, de lui valoir, de la part de Madame, tout un chapitre ». Elle lui montrait la calĂšche attelĂ©e en ayant l’air de dire Des beaux chevaux, hein ! » mais tout en murmurant Quelle vieille sabraque ! » et surtout parce qu’elle savait qu’il allait lui rĂ©pondre, en mettant la main devant la bouche pour ĂȘtre entendu tout en parlant Ă  mi-voix Vous aussi vous pourriez en avoir si vous vouliez, et mĂȘme peut-ĂȘtre plus qu’eux, mais vous n’aimez pas tout cela. » Et Françoise aprĂšs un signe modeste, Ă©vasif et ravi dont la signification Ă©tait Ă  peu prĂšs Chacun son genre ; ici c’est Ă  la simplicitĂ© », refermait la fenĂȘtre de peur que maman n’arrivĂąt. Ces vous » qui eussent pu avoir plus de chevaux que les Guermantes, c’était nous, mais Jupien avait raison de dire vous », car, sauf pour certains plaisirs d’amour-propre purement personnels — comme celui, quand elle toussait sans arrĂȘter et que toute la maison avait peur de prendre son rhume, de prĂ©tendre, avec un ricanement irritant, qu’elle n’était pas enrhumĂ©e — pareille Ă  ces plantes qu’un animal auquel elles sont entiĂšrement unies nourrit d’aliments qu’il attrape, mange, digĂšre pour elles et qu’il leur offre dans son dernier et tout assimilable rĂ©sidu, Françoise vivait avec nous en symbiose ; c’est nous qui, avec nos vertus, notre fortune, notre train de vie, notre situation, devions nous charger d’élaborer les petites satisfactions d’amour-propre dont Ă©tait formĂ©e — en y ajoutant le droit reconnu d’exercer librement le culte du dĂ©jeuner suivant la coutume ancienne comportant la petite gorgĂ©e d’air Ă  la fenĂȘtre quand il Ă©tait fini, quelque flĂąnerie dans la rue en allant faire ses emplettes et une sortie le dimanche pour aller voir sa niĂšce — la part de contentement indispensable Ă  sa vie. Aussi comprend-on que Françoise avait pu dĂ©pĂ©rir, les premiers jours, en proie, dans une maison oĂč tous les titres honorifiques de mon pĂšre n’étaient pas encore connus, Ă  un mal qu’elle appelait elle-mĂȘme l’ennui, l’ennui dans ce sens Ă©nergique qu’il a chez Corneille ou sous la plume des soldats qui finissent par se suicider parce qu’ils s’ ennuient » trop aprĂšs leur fiancĂ©e, leur village. L’ennui de Françoise avait Ă©tĂ© vite guĂ©ri par Jupien prĂ©cisĂ©ment, car il lui procura tout de suite un plaisir aussi vif et plus raffinĂ© que celui qu’elle aurait eu si nous nous Ă©tions dĂ©cidĂ©s Ă  avoir une voiture. — Du bien bon monde, ces Jupien, de bien braves gens et ils le portent sur la figure. » Jupien sut en effet comprendre et enseigner Ă  tous que si nous n’avions pas d’équipage, c’est que nous ne voulions pas. Cet ami de Françoise vivait peu chez lui, ayant obtenu une place d’employĂ© dans un ministĂšre. Giletier d’abord avec la gamine » que ma grand’mĂšre avait prise pour sa fille, il avait perdu tout avantage Ă  en exercer le mĂ©tier quand la petite qui presque encore enfant savait dĂ©jĂ  trĂšs bien recoudre une jupe, quand ma grand’mĂšre Ă©tait allĂ©e autrefois faire une visite Ă  Mme de Villeparisis, s’était tournĂ©e vers la couture pour dames et Ă©tait devenue jupiĂšre. D’abord petite main » chez une couturiĂšre, employĂ©e Ă  faire un point, Ă  recoudre un volant, Ă  attacher un bouton ou une pression », Ă  ajuster un tour de taille avec des agrafes, elle avait vite passĂ© deuxiĂšme puis premiĂšre, et s’étant faite une clientĂšle de dames du meilleur monde, elle travaillait chez elle, c’est-Ă -dire dans notre cour, le plus souvent avec une ou deux de ses petites camarades de l’atelier qu’elle employait comme apprenties. DĂšs lors la prĂ©sence de Jupien avait Ă©tĂ© moins utile. Sans doute la petite, devenue grande, avait encore souvent Ă  faire des gilets. Mais aidĂ©e de ses amies elle n’avait besoin de personne. Aussi Jupien, son oncle, avait-il sollicitĂ© un emploi. Il fut libre d’abord de rentrer Ă  midi, puis, ayant remplacĂ© dĂ©finitivement celui qu’il secondait seulement, pas avant l’heure du dĂźner. Sa titularisation » ne se produisit heureusement que quelques semaines aprĂšs notre emmĂ©nagement, de sorte que la gentillesse de Jupien put s’exercer assez longtemps pour aider Françoise Ă  franchir sans trop de souffrances les premiers temps difficiles. D’ailleurs, sans mĂ©connaĂźtre l’utilitĂ© qu’il eut ainsi pour Françoise Ă  titre de mĂ©dicament de transition », je dois reconnaĂźtre que Jupien ne m’avait pas plu beaucoup au premier abord. À quelques pas de distance, dĂ©truisant entiĂšrement l’effet qu’eussent produit sans cela ses grosses joues et son teint fleuri, ses yeux dĂ©bordĂ©s par un regard compatissant, dĂ©solĂ© et rĂȘveur, faisaient penser qu’il Ă©tait trĂšs malade ou venait d’ĂȘtre frappĂ© d’un grand deuil. Non seulement il n’en Ă©tait rien, mais dĂšs qu’il parlait, parfaitement bien d’ailleurs, il Ă©tait plutĂŽt froid et railleur. Il rĂ©sultait de ce dĂ©saccord entre son regard et sa parole quelque chose de faux qui n’était pas sympathique et par quoi il avait l’air lui-mĂȘme de se sentir aussi gĂȘnĂ© qu’un invitĂ© en veston dans une soirĂ©e oĂč tout le monde est en habit, ou que quelqu’un qui ayant Ă  rĂ©pondre Ă  une Altesse ne sait pas au juste comment il faut lui parler et tourne la difficultĂ© en rĂ©duisant ses phrases Ă  presque rien. Celles de Jupien — car c’est pure comparaison — Ă©taient au contraire charmantes. Correspondant peut-ĂȘtre Ă  cette inondation du visage par les yeux Ă  laquelle on ne faisait plus attention quand on le connaissait, je discernai vite en effet chez lui une intelligence rare et l’une des plus naturellement littĂ©raires qu’il m’ait Ă©tĂ© donnĂ© de connaĂźtre, en ce sens que, sans culture probablement, il possĂ©dait ou s’était assimilĂ©, rien qu’à l’aide de quelques livres hĂątivement parcourus, les tours les plus ingĂ©nieux de la langue. Les gens les plus douĂ©s que j’avais connus Ă©taient morts trĂšs jeunes. Aussi Ă©tais-je persuadĂ© que la vie de Jupien finirait vite. Il avait de la bontĂ©, de la pitiĂ©, les sentiments les plus dĂ©licats, les plus gĂ©nĂ©reux. Son rĂŽle dans la vie de Françoise avait vite cessĂ© d’ĂȘtre indispensable. Elle avait appris Ă  le doubler. MĂȘme quand un fournisseur ou un domestique venait nous apporter quelque paquet, tout en ayant l’air de ne pas s’occuper de lui, et en lui dĂ©signant seulement d’un air dĂ©tachĂ© une chaise, pendant qu’elle continuait son ouvrage, Françoise mettait si habilement Ă  profit les quelques instants qu’il passait dans la cuisine, en attendant la rĂ©ponse de maman, qu’il Ă©tait bien rare qu’il repartĂźt sans avoir indestructiblement gravĂ©e en lui la certitude que si nous n’en avions pas, c’est que nous ne voulions pas ». Si elle tenait tant d’ailleurs Ă  ce que l’on sĂ»t que nous avions d’argent », car elle ignorait l’usage de ce que Saint-Loup appelait les articles partitifs et disait avoir d’argent », apporter d’eau », Ă  ce qu’on nous sĂ»t riches, ce n’est pas que la richesse sans plus, la richesse sans la vertu, fĂ»t aux yeux de Françoise le bien suprĂȘme, mais la vertu sans la richesse n’était pas non plus son idĂ©al. La richesse Ă©tait pour elle comme une condition nĂ©cessaire de la vertu, Ă  dĂ©faut de laquelle la vertu serait sans mĂ©rite et sans charme. Elle les sĂ©parait si peu qu’elle avait fini par prĂȘter Ă  chacune les qualitĂ©s de l’autre, Ă  exiger quelque confortable dans la vertu, Ă  reconnaĂźtre quelque chose d’édifiant dans la richesse. Une fois la fenĂȘtre refermĂ©e, assez rapidement — sans cela, maman lui eĂ»t, paraĂźt-il, racontĂ© toutes les injures imaginables » — Françoise commençait en soupirant Ă  ranger la table de la cuisine. — Il y a des Guermantes qui restent rue de la Chaise, disait le valet de chambre, j’avais un ami qui y avait travaillĂ© ; il Ă©tait second cocher chez eux. Et je connais quelqu’un, pas mon copain alors, mais son beau-frĂšre, qui avait fait son temps au rĂ©giment avec un piqueur du baron de Guermantes. Et aprĂšs tout allez-y donc, c’est pas mon pĂšre ! » ajoutait le valet de chambre qui avait l’habitude, comme il fredonnait les refrains de l’annĂ©e, de parsemer ses discours des plaisanteries nouvelles. Françoise, avec la fatigue de ses yeux de femme dĂ©jĂ  ĂągĂ©e et qui d’ailleurs voyaient tout de Combray, dans un vague lointain, distingua non la plaisanterie qui Ă©tait dans ces mots, mais qu’il devait y en avoir une, car ils n’étaient pas en rapport avec la suite du propos, et avaient Ă©tĂ© lancĂ©s avec force par quelqu’un qu’elle savait farceur. Aussi sourit-elle d’un air bienveillant et Ă©bloui et comme si elle disait Toujours le mĂȘme, ce Victor ! » Elle Ă©tait du reste heureuse, car elle savait qu’entendre des traits de ce genre se rattache de loin Ă  ces plaisirs honnĂȘtes de la sociĂ©tĂ© pour lesquels dans tous les mondes on se dĂ©pĂȘche de faire toilette, on risque de prendre froid. Enfin elle croyait que le valet de chambre Ă©tait un ami pour elle car il ne cessait de lui dĂ©noncer avec indignation les mesures terribles que la RĂ©publique allait prendre contre le clergĂ©. Françoise n’avait pas encore compris que les plus cruels de nos adversaires ne sont pas ceux qui nous contredisent et essayent de nous persuader, mais ceux qui grossissent ou inventent les nouvelles qui peuvent nous dĂ©soler, en se gardant bien de leur donner une apparence de justification qui diminuerait notre peine et nous donnerait peut-ĂȘtre une lĂ©gĂšre estime pour un parti qu’ils tiennent Ă  nous montrer, pour notre complet supplice, Ă  la fois atroce et triomphant. La duchesse doit ĂȘtre alliancĂ©e avec tout ça, dit Françoise en reprenant la conversation aux Guermantes de la rue de la Chaise, comme on recommence un morceau Ă  l’andante. Je ne sais plus qui m’a dit qu’un de ceux-lĂ  avait mariĂ© une cousine au Duc. En tout cas c’est de la mĂȘme parenthĂšse ». C’est une grande famille que les Guermantes ! » ajoutait-elle avec respect, fondant la grandeur de cette famille Ă  la fois sur le nombre de ses membres et l’éclair de son illustration, comme Pascal la vĂ©ritĂ© de la Religion sur la Raison et l’autoritĂ© des Écritures. Car n’ayant que ce seul mot de grand » pour les deux choses, il lui semblait qu’elles n’en formaient qu’une seule, son vocabulaire, comme certaines pierres, prĂ©sentant ainsi par endroit un dĂ©faut et qui projetait de l’obscuritĂ© jusque dans la pensĂ©e de Françoise. Je me demande si ce serait pas euss qui ont leur chĂąteau Ă  Guermantes, Ă  dix lieues de Combray, alors ça doit ĂȘtre parent aussi Ă  leur cousine d’Alger. Nous nous demandĂąmes longtemps ma mĂšre et moi qui pouvait ĂȘtre cette cousine d’Alger, mais nous comprĂźmes enfin que Françoise entendait par le nom d’Alger la ville d’Angers. Ce qui est lointain peut nous ĂȘtre plus connu que ce qui est proche. Françoise, qui savait le nom d’Alger Ă  cause d’affreuses dattes que nous recevions au jour de l’an, ignorait celui d’Angers. Son langage, comme la langue française elle-mĂȘme, et surtout la toponymie, Ă©tait parsemĂ© d’erreurs. Je voulais en causer Ă  leur maĂźtre d’hĂŽtel. — Comment donc qu’on lui dit ? » s’interrompit-elle comme se posant une question de protocole ; elle se rĂ©pondit Ă  elle-mĂȘme Ah oui ! c’est Antoine qu’on lui dit », comme si Antoine avait Ă©tĂ© un titre. C’est lui qu’aurait pu m’en dire, mais c’est un vrai seigneur, un grand pĂ©dant, on dirait qu’on lui a coupĂ© la langue ou qu’il a oubliĂ© d’apprendre Ă  parler. Il ne vous fait mĂȘme pas rĂ©ponse quand on lui cause », ajoutait Françoise qui disait faire rĂ©ponse », comme Mme de SĂ©vignĂ©. Mais, ajouta-t-elle sans sincĂ©ritĂ©, du moment que je sais ce qui cuit dans ma marmite, je ne m’occupe pas de celle des autres. En tout cas tout ça n’est pas catholique. Et puis c’est pas un homme courageux cette apprĂ©ciation aurait pu faire croire que Françoise avait changĂ© d’avis sur la bravoure qui, selon elle, Ă  Combray, ravalait les hommes aux animaux fĂ©roces, mais il n’en Ă©tait rien. Courageux signifiait seulement travailleur. On dit aussi qu’il est voleur comme une pie, mais il ne faut pas toujours croire les cancans. Ici tous les employĂ©s partent, rapport Ă  la loge, les concierges sont jaloux et ils montent la tĂȘte Ă  la Duchesse. Mais on peut bien dire que c’est un vrai feignant que cet Antoine, et son Antoinesse » ne vaut pas mieux que lui », ajoutait Françoise qui, pour trouver au nom d’Antoine un fĂ©minin qui dĂ©signĂąt la femme du maĂźtre d’hĂŽtel, avait sans doute dans sa crĂ©ation grammaticale un inconscient ressouvenir de chanoine et chanoinesse. Elle ne parlait pas mal en cela. Il existe encore prĂšs de Notre-Dame une rue appelĂ©e rue Chanoinesse, nom qui lui avait Ă©tĂ© donnĂ© parce qu’elle n’était habitĂ©e que par des chanoines par ces Français de jadis, dont Françoise Ă©tait, en rĂ©alitĂ©, la contemporaine. On avait d’ailleurs, immĂ©diatement aprĂšs, un nouvel exemple de cette maniĂšre de former les fĂ©minins, car Françoise ajoutait — Mais sĂ»r et certain que c’est Ă  la Duchesse qu’est le chĂąteau de Guermantes. Et c’est elle dans le pays qu’est madame la mairesse. C’est quelque chose. — Je comprends que c’est quelque chose, disait avec conviction le valet de pied, n’ayant pas dĂ©mĂȘlĂ© l’ironie. — Penses-tu, mon garçon, que c’est quelque chose ? mais pour des gens comme euss », ĂȘtre maire et mairesse c’est trois fois rien. Ah ! si c’était Ă  moi le chĂąteau de Guermantes, on ne me verrait pas souvent Ă  Paris. Faut-il tout de mĂȘme que des maĂźtres, des personnes qui ont de quoi comme Monsieur et Madame, en aient des idĂ©es pour rester dans cette misĂ©rable ville plutĂŽt que non pas aller Ă  Combray dĂšs l’instant qu’ils sont libres de le faire et que personne les retient. Qu’est-ce qu’ils attendent pour prendre leur retraite puisqu’ils ne manquent de rien ; d’ĂȘtre morts ? Ah ! si j’avais seulement du pain sec Ă  manger et du bois pour me chauffer l’hiver, il y a beau temps que je serais chez moi dans la pauvre maison de mon frĂšre Ă  Combray. LĂ -bas on se sent vivre au moins, on n’a pas toutes ces maisons devant soi, il y a si peu de bruit que la nuit on entend les grenouilles chanter Ă  plus de deux lieues. — Ça doit ĂȘtre vraiment beau, madame, s’écriait le jeune valet de pied avec enthousiasme, comme si ce dernier trait avait Ă©tĂ© aussi particulier Ă  Combray que la vie en gondole Ă  Venise. D’ailleurs, plus rĂ©cent dans la maison que le valet de chambre, il parlait Ă  Françoise des sujets qui pouvaient intĂ©resser non lui-mĂȘme, mais elle. Et Françoise, qui faisait la grimace quand on la traitait de cuisiniĂšre, avait pour le valet de pied qui disait, en parlant d’elle, la gouvernante », la bienveillance spĂ©ciale qu’éprouvent certains princes de second ordre envers les jeunes gens bien intentionnĂ©s qui leur donnent de l’Altesse. — Au moins on sait ce qu’on fait et dans quelle saison qu’on vit. Ce n’est pas comme ici qu’il n’y aura pas plus un mĂ©chant bouton d’or Ă  la sainte PĂąques qu’à la NoĂ«l, et que je ne distingue pas seulement un petit angĂ©lus quand je lĂšve ma vieille carcasse. LĂ -bas on entend chaque heure, ce n’est qu’une pauvre cloche, mais tu te dis VoilĂ  mon frĂšre qui rentre des champs », tu vois le jour qui baisse, on sonne pour les biens de la terre, tu as le temps de te retourner avant d’allumer ta lampe. Ici il fait jour, il fait nuit, on va se coucher qu’on ne pourrait seulement pas plus dire que les bĂȘtes ce qu’on a fait. — Il paraĂźt que MĂ©sĂ©glise aussi c’est bien joli, madame, interrompit le jeune valet de pied au grĂ© de qui la conversation prenait un tour un peu abstrait et qui se souvenait par hasard de nous avoir entendus parler Ă  table de MĂ©sĂ©glise. — Oh ! MĂ©sĂ©glise, disait Françoise avec le large sourire qu’on amenait toujours sur ses lĂšvres quand on prononçait ces noms de MĂ©sĂ©glise, de Combray, de Tansonville. Ils faisaient tellement partie de sa propre existence qu’elle Ă©prouvait Ă  les rencontrer au dehors, Ă  les entendre dans une conversation, une gaietĂ© assez voisine de celle qu’un professeur excite dans sa classe en faisant allusion Ă  tel personnage contemporain dont ses Ă©lĂšves n’auraient pas cru que le nom pĂ»t jamais tomber du haut de la chaire. Son plaisir venait aussi de sentir que ces pays-lĂ  Ă©taient pour elle quelque chose qu’ils n’étaient pas pour les autres, de vieux camarades avec qui on a fait bien des parties ; et elle leur souriait comme si elle leur trouvait de l’esprit, parce qu’elle retrouvait en eux beaucoup d’elle-mĂȘme. — Oui, tu peux le dire, mon fils, c’est assez joli MĂ©sĂ©glise, reprenait-elle en riant finement ; mais comment que tu en as eu entendu causer, toi, de MĂ©sĂ©glise ? — Comment que j’ai entendu causer de MĂ©sĂ©glise ? mais c’est bien connu ; on m’en a causĂ© et mĂȘme souventes fois causĂ©, rĂ©pondait-il avec cette criminelle inexactitude des informateurs qui, chaque fois que nous cherchons Ă  nous rendre compte objectivement de l’importance que peut avoir pour les autres une chose qui nous concerne, nous mettent dans l’impossibilitĂ© d’y rĂ©ussir. — Ah ! je vous rĂ©ponds qu’il fait meilleur lĂ  sous les cerisiers que prĂšs du fourneau. Elle leur parlait mĂȘme d’Eulalie comme d’une bonne personne. Car depuis qu’Eulalie Ă©tait morte, Françoise avait complĂštement oubliĂ© qu’elle l’avait peu aimĂ©e durant sa vie comme elle aimait peu toute personne qui n’avait rien Ă  manger chez soi, qui crevait la faim », et venait ensuite, comme une propre Ă  rien, grĂące Ă  la bontĂ© des riches, faire des maniĂšres ». Elle ne souffrait plus de ce qu’Eulalie eĂ»t si bien su se faire chaque semaine donner la piĂšce » par ma tante. Quant Ă  celle-ci, Françoise ne cessait de chanter ses louanges. — Mais c’est Ă  Combray mĂȘme, chez une cousine de Madame, que vous Ă©tiez, alors ? demandait le jeune valet de pied. — Oui, chez Mme Octave, ah ! une bien sainte femme, mes pauvres enfants, et oĂč il y avait toujours de quoi, et du beau et du bon, une bonne femme, vous pouvez dire, qui ne plaignait pas les perdreaux, ni les faisans, ni rien, que vous pouviez arriver dĂźner Ă  cinq, Ă  six, ce n’était pas la viande qui manquait et de premiĂšre qualitĂ© encore, et vin blanc, et vin rouge, tout ce qu’il fallait. Françoise employait le verbe plaindre dans le mĂȘme sens que fait La BruyĂšre. Tout Ă©tait toujours Ă  ses dĂ©pens, mĂȘme si la famille, elle restait des mois et an-nĂ©es. Cette rĂ©flexion n’avait rien de dĂ©sobligeant pour nous, car Françoise Ă©tait d’un temps oĂč dĂ©pens » n’était pas rĂ©servĂ© au style judiciaire et signifiait seulement dĂ©pense. Ah ! je vous rĂ©ponds qu’on ne partait pas de lĂ  avec la faim. Comme M. le curĂ© nous l’a eu fait ressortir bien des fois, s’il y a une femme qui peut compter d’aller prĂšs du bon Dieu, sĂ»r et certain que c’est elle. Pauvre Madame, je l’entends encore qui me disait de sa petite voix Françoise, vous savez, moi je ne mange pas, mais je veux que ce soit aussi bon pour tout le monde que si je mangeais. » Bien sĂ»r que c’était pas pour elle. Vous l’auriez vue, elle ne pesait pas plus qu’un paquet de cerises ; il n’y en avait pas. Elle ne voulait pas me croire, elle ne voulait jamais aller au mĂ©decin. Ah ! ce n’est pas lĂ -bas qu’on aurait rien mangĂ© Ă  la va vite. Elle voulait que ses domestiques soient bien nourris. Ici, encore ce matin, nous n’avons pas seulement eu le temps de casser la croĂ»te. Tout se fait Ă  la sauvette. Elle Ă©tait surtout exaspĂ©rĂ©e par les biscottes de pain grillĂ© que mangeait mon pĂšre. Elle Ă©tait persuadĂ©e qu’il en usait pour faire des maniĂšres et la faire valser ». Je peux dire, approuvait le jeune valet de pied, que j’ai jamais vu ça ! » Il le disait comme s’il avait tout vu et si en lui les enseignements d’une expĂ©rience millĂ©naire s’étendaient Ă  tous les pays et Ă  leurs usages parmi lesquels ne figurait nulle part celui du pain grillĂ©. Oui, oui, grommelait le maĂźtre d’hĂŽtel, mais tout cela pourrait bien changer, les ouvriers doivent faire une grĂšve au Canada et le ministre a dit l’autre soir Ă  Monsieur qu’il a touchĂ© pour ça deux cent mille francs. » Le maĂźtre d’hĂŽtel Ă©tait loin de l’en blĂąmer, non qu’il ne fĂ»t lui-mĂȘme parfaitement honnĂȘte, mais croyant tous les hommes politiques vĂ©reux, le crime de concussion lui paraissait moins grave que le plus lĂ©ger dĂ©lit de vol. Il ne se demandait mĂȘme pas s’il avait bien entendu cette parole historique et il n’était pas frappĂ© de l’invraisemblance qu’elle eĂ»t Ă©tĂ© dite par le coupable lui-mĂȘme Ă  mon pĂšre, sans que celui-ci l’eĂ»t mis dehors. Mais la philosophie de Combray empĂȘchait que Françoise pĂ»t espĂ©rer que les grĂšves du Canada eussent une rĂ©percussion sur l’usage des biscottes Tant que le monde sera monde, voyez-vous, disait-elle, il y aura des maĂźtres pour nous faire trotter et des domestiques pour faire leurs caprices. » En dĂ©pit de la thĂ©orie de cette trotte perpĂ©tuelle, depuis un quart d’heure ma mĂšre, qui n’usait probablement pas des mĂȘmes mesures que Françoise pour apprĂ©cier la longueur du dĂ©jeuner de celle-ci, disait Mais qu’est-ce qu’ils peuvent bien faire, voilĂ  plus de deux heures qu’ils sont Ă  table. » Et elle sonnait timidement trois ou quatre fois. Françoise, son valet de pied, le maĂźtre d’hĂŽtel entendaient les coups de sonnette non comme un appel et sans songer Ă  venir, mais pourtant comme les premiers sons des instruments qui s’accordent quand un concert va bientĂŽt recommencer et qu’on sent qu’il n’y aura plus que quelques minutes d’entr’acte. Aussi quand, les coups commençant Ă  se rĂ©pĂ©ter et Ă  devenir plus insistants, nos domestiques se mettaient Ă  y prendre garde et estimant qu’ils n’avaient plus beaucoup de temps devant eux et que la reprise du travail Ă©tait proche, Ă  un tintement de la sonnette un peu plus sonore que les autres, ils poussaient un soupir et, prenant leur parti, le valet de pied descendait fumer une cigarette devant la porte ; Françoise, aprĂšs quelques rĂ©flexions sur nous, telles que ils ont sĂ»rement la bougeotte », montait ranger ses affaires dans son sixiĂšme, et le maĂźtre d’hĂŽtel ayant Ă©tĂ© chercher du papier Ă  lettres dans ma chambre expĂ©diait rapidement sa correspondance privĂ©e. MalgrĂ© l’air de morgue de leur maĂźtre d’hĂŽtel, Françoise avait pu, dĂšs les premiers jours, m’apprendre que les Guermantes n’habitaient pas leur hĂŽtel en vertu d’un droit immĂ©morial, mais d’une location assez rĂ©cente, et que le jardin sur lequel il donnait du cĂŽtĂ© que je ne connaissais pas Ă©tait assez petit et semblable Ă  tous les jardins contigus ; et je sus enfin qu’on n’y voyait ni gibet seigneurial, ni moulin fortifiĂ©, ni sauvoir, ni colombier Ă  piliers, ni four banal, ni grange Ă  nef, ni chĂątelet, ni ponts fixes ou levis, voire volants, non plus que pĂ©ages, ni aiguilles, chartes, murales ou montjoies. Mais comme Elstir, quand la baie de Balbec ayant perdu son mystĂšre, Ă©tant devenue pour moi une partie quelconque interchangeable avec toute autre des quantitĂ©s d’eau salĂ©e qu’il y a sur le globe, lui avait tout d’un coup rendu une individualitĂ© en me disant que c’était le golfe d’opale de Whistler dans ses harmonies bleu argent, ainsi le nom de Guermantes avait vu mourir sous les coups de Françoise la derniĂšre demeure issue de lui, quand un vieil ami de mon pĂšre nous dit un jour en parlant de la duchesse Elle a la plus grande situation dans le faubourg Saint-Germain, elle a la premiĂšre maison du faubourg Saint-Germain. » Sans doute le premier salon, la premiĂšre maison du faubourg Saint-Germain, c’était bien peu de chose auprĂšs des autres demeures que j’avais successivement rĂȘvĂ©es. Mais enfin celle-ci encore, et ce devait ĂȘtre la derniĂšre, avait quelque chose, si humble ce fĂ»t-il, qui Ă©tait, au delĂ  de sa propre matiĂšre, une diffĂ©renciation secrĂšte. Et cela m’était d’autant plus nĂ©cessaire de pouvoir chercher dans le salon » de Mme de Guermantes, dans ses amis, le mystĂšre de son nom, que je ne le trouvais pas dans sa personne quand je la voyais sortir le matin Ă  pied ou l’aprĂšs-midi en voiture. Certes dĂ©jĂ , dans l’église de Combray, elle m’était apparue dans l’éclair d’une mĂ©tamorphose avec des joues irrĂ©ductibles, impĂ©nĂ©trables Ă  la couleur du nom de Guermantes, et des aprĂšs-midi au bord de la Vivonne, Ă  la place de mon rĂȘve foudroyĂ©, comme un cygne ou un saule en lequel a Ă©tĂ© changĂ© un Dieu ou une nymphe et qui dĂ©sormais soumis aux lois de la nature glissera dans l’eau ou sera agitĂ© par le vent. Pourtant ces reflets Ă©vanouis, Ă  peine les avais-je quittĂ©s qu’ils s’étaient reformĂ©s comme les reflets roses et verts du soleil couchĂ©, derriĂšre la rame qui les a brisĂ©s, et dans la solitude de ma pensĂ©e le nom avait eu vite fait de s’approprier le souvenir du visage. Mais maintenant souvent je la voyais Ă  sa fenĂȘtre, dans la cour, dans la rue ; et moi du moins si je ne parvenais pas Ă  intĂ©grer en elle le nom de Guermantes, Ă  penser qu’elle Ă©tait Mme de Guermantes, j’en accusais l’impuissance de mon esprit Ă  aller jusqu’au bout de l’acte que je lui demandais ; mais elle, notre voisine, elle semblait commettre la mĂȘme erreur ; bien plus, la commettre sans trouble, sans aucun de mes scrupules, sans mĂȘme le soupçon que ce fĂ»t une erreur. Ainsi Mme de Guermantes montrait dans ses robes le mĂȘme souci de suivre la mode que si, se croyant devenue une femme comme les autres, elle avait aspirĂ© Ă  cette Ă©lĂ©gance de la toilette dans laquelle des femmes quelconques pouvaient l’égaler, la surpasser peut-ĂȘtre ; je l’avais vue dans la rue regarder avec admiration une actrice bien habillĂ©e ; et le matin, au moment oĂč elle allait sortir Ă  pied, comme si l’opinion des passants dont elle faisait ressortir la vulgaritĂ© en promenant familiĂšrement au milieu d’eux sa vie inaccessible, pouvait ĂȘtre un tribunal pour elle, je pouvais l’apercevoir devant sa glace, jouant avec une conviction exempte de dĂ©doublement et d’ironie, avec passion, avec mauvaise humeur, avec amour-propre, comme une reine qui a acceptĂ© de reprĂ©senter une soubrette dans une comĂ©die de cour, ce rĂŽle, si infĂ©rieur Ă  elle, de femme Ă©lĂ©gante ; et dans l’oubli mythologique de sa grandeur native, elle regardait si sa voilette Ă©tait bien tirĂ©e, aplatissait ses manches, ajustait son manteau, comme le cygne divin fait tous les mouvements de son espĂšce animale, garde ses yeux peints des deux cĂŽtĂ©s de son bec sans y mettre de regards et se jette tout d’un coup sur un bouton ou un parapluie, en cygne, sans se souvenir qu’il est un Dieu. Mais comme le voyageur, déçu par le premier aspect d’une ville, se dit qu’il en pĂ©nĂ©trera peut-ĂȘtre le charme en en visitant les musĂ©es, en liant connaissance avec le peuple, en travaillant dans les bibliothĂšques, je me disais que si j’avais Ă©tĂ© reçu chez Mme de Guermantes, si j’étais de ses amis, si je pĂ©nĂ©trais dans son existence, je connaĂźtrais ce que sous son enveloppe orangĂ©e et brillante son nom enfermait rĂ©ellement, objectivement, pour les autres, puisque enfin l’ami de mon pĂšre avait dit que le milieu des Guermantes Ă©tait quelque chose d’à part dans le faubourg Saint-Germain. La vie que je supposais y ĂȘtre menĂ©e dĂ©rivait d’une source si diffĂ©rente de l’expĂ©rience, et me semblait devoir ĂȘtre si particuliĂšre, que je n’aurais pu imaginer aux soirĂ©es de la duchesse la prĂ©sence de personnes que j’eusse autrefois frĂ©quentĂ©es, de personnes rĂ©elles. Car ne pouvant changer subitement de nature, elles auraient tenu lĂ  des propos analogues Ă  ceux que je connaissais ; leurs partenaires se seraient peut-ĂȘtre abaissĂ©s Ă  leur rĂ©pondre dans le mĂȘme langage humain ; et pendant une soirĂ©e dans le premier salon du faubourg Saint-Germain, il y aurait eu des instants identiques Ă  des instants que j’avais dĂ©jĂ  vĂ©cus ce qui Ă©tait impossible. Il est vrai que mon esprit Ă©tait embarrassĂ© par certaines difficultĂ©s, et la prĂ©sence du corps de JĂ©sus-Christ dans l’hostie ne me semblait pas un mystĂšre plus obscur que ce premier salon du Faubourg situĂ© sur la rive droite et dont je pouvais de ma chambre entendre battre les meubles le matin. Mais la ligne de dĂ©marcation qui me sĂ©parait du faubourg Saint-Germain, pour ĂȘtre seulement idĂ©ale, ne m’en semblait que plus rĂ©elle ; je sentais bien que c’était dĂ©jĂ  le Faubourg, le paillasson des Guermantes Ă©tendu de l’autre cĂŽtĂ© de cet Équateur et dont ma mĂšre avait osĂ© dire, l’ayant aperçu comme moi, un jour que leur porte Ă©tait ouverte, qu’il Ă©tait en bien mauvais Ă©tat. Au reste, comment leur salle Ă  manger, leur galerie obscure, aux meubles de peluche rouge, que je pouvais apercevoir quelquefois par la fenĂȘtre de notre cuisine, ne m’auraient-ils pas semblĂ© possĂ©der le charme mystĂ©rieux du faubourg Saint-Germain, en faire partie d’une façon essentielle, y ĂȘtre gĂ©ographiquement situĂ©s, puisque avoir Ă©tĂ© reçu dans cette salle Ă  manger, c’était ĂȘtre allĂ© dans le faubourg Saint-Germain, en avoir respirĂ© l’atmosphĂšre, puisque ceux qui, avant d’aller Ă  table, s’asseyaient Ă  cĂŽtĂ© de Mme de Guermantes sur le canapĂ© de cuir de la galerie, Ă©taient tous du faubourg Saint-Germain ? Sans doute, ailleurs que dans le Faubourg, dans certaines soirĂ©es, on pouvait voir parfois trĂŽnant majestueusement au milieu du peuple vulgaire des Ă©lĂ©gants l’un de ces hommes qui ne sont que des noms et qui prennent tour Ă  tour quand on cherche Ă  se les reprĂ©senter l’aspect d’un tournoi et d’une forĂȘt domaniale. Mais ici, dans le premier salon du faubourg Saint-Germain, dans la galerie obscure, il n’y avait qu’eux. Ils Ă©taient, en une matiĂšre prĂ©cieuse, les colonnes qui soutenaient le temple. MĂȘme pour les rĂ©unions familiĂšres, ce n’était que parmi eux que Mme de Guermantes pouvait choisir ses convives, et dans les dĂźners de douze personnes, assemblĂ©s autour de la nappe servie, ils Ă©taient comme les statues d’or des apĂŽtres de la Sainte-Chapelle, piliers symboliques et consĂ©crateurs, devant la Sainte Table. Quant au petit bout de jardin qui s’étendait entre de hautes murailles, derriĂšre l’hĂŽtel, et oĂč l’étĂ© Mme de Guermantes faisait aprĂšs dĂźner servir des liqueurs et l’orangeade, comment n’aurais-je pas pensĂ© que s’asseoir, entre neuf et onze heures du soir, sur ses chaises de fer — douĂ©es d’un aussi grand pouvoir que le canapĂ© de cuir — sans respirer les brises particuliĂšres au faubourg Saint-Germain, Ă©tait aussi impossible que de faire la sieste dans l’oasis de Figuig, sans ĂȘtre par cela mĂȘme en Afrique ? Il n’y a que l’imagination et la croyance qui peuvent diffĂ©rencier des autres certains objets, certains ĂȘtres, et crĂ©er une atmosphĂšre. HĂ©las ! ces sites pittoresques, ces accidents naturels, ces curiositĂ©s locales, ces ouvrages d’art du faubourg Saint-Germain, il ne me serait sans doute jamais donnĂ© de poser mes pas parmi eux. Et je me contentais de tressaillir en apercevant de la haute mer et sans espoir d’y jamais aborder comme un minaret avancĂ©, comme un premier palmier, comme le commencement de l’industrie ou de la vĂ©gĂ©tation exotiques, le paillasson usĂ© du rivage. Mais si l’hĂŽtel de Guermantes commençait pour moi Ă  la porte de son vestibule, ses dĂ©pendances devaient s’étendre beaucoup plus loin au jugement du duc qui, tenant tous les locataires pour fermiers, manants, acquĂ©reurs de biens nationaux, dont l’opinion ne compte pas, se faisait la barbe le matin en chemise de nuit Ă  sa fenĂȘtre, descendait dans la cour, selon qu’il avait plus ou moins chaud, en bras de chemise, en pyjama, en veston Ă©cossais de couleur rare, Ă  longs poils, en petits paletots clairs plus courts que son veston, et faisait trotter en main devant lui par un de ses piqueurs quelque nouveau cheval qu’il avait achetĂ©. Plus d’une fois mĂȘme le cheval abĂźma la devanture de Jupien, lequel indigna le duc en demandant une indemnitĂ©. Quand ce ne serait qu’en considĂ©ration de tout le bien que madame la Duchesse fait dans la maison et dans la paroisse, disait M. de Guermantes, c’est une infamie de la part de ce quidam de nous rĂ©clamer quelque chose. » Mais Jupien avait tenu bon, paraissant ne pas du tout savoir quel bien » avait jamais fait la duchesse. Pourtant elle en faisait, mais, comme on ne peut l’étendre sur tout le monde, le souvenir d’avoir comblĂ© l’un est une raison pour s’abstenir Ă  l’égard d’un autre chez qui on excite d’autant plus de mĂ©contentement. À d’autres points de vue d’ailleurs que celui de la bienfaisance, le quartier ne paraissait au duc — et cela jusqu’à de grandes distances — qu’un prolongement de sa cour, une piste plus Ă©tendue pour ses chevaux. AprĂšs avoir vu comment un nouveau cheval trottait seul, il le faisait atteler, traverser toutes les rues avoisinantes, le piqueur courant le long de la voiture en tenant les guides, le faisant passer et repasser devant le duc arrĂȘtĂ© sur le trottoir, debout, gĂ©ant, Ă©norme, habillĂ© de clair, le cigare Ă  la bouche, la tĂȘte en l’air, le monocle curieux, jusqu’au moment oĂč il sautait sur le siĂšge, menait le cheval lui-mĂȘme pour l’essayer, et partait avec le nouvel attelage retrouver sa maĂźtresse aux Champs-ÉlysĂ©es. M. de Guermantes disait bonjour dans la cour Ă  deux couples qui tenaient plus ou moins Ă  son monde un mĂ©nage de cousins Ă  lui, qui, comme les mĂ©nages d’ouvriers, n’était jamais Ă  la maison pour soigner les enfants, car dĂšs le matin la femme partait Ă  la Schola » apprendre le contrepoint et la fugue et le mari Ă  son atelier faire de la sculpture sur bois et des cuirs repoussĂ©s ; puis le baron et la baronne de Norpois, habillĂ©s toujours en noir, la femme en loueuse de chaises et le mari en croque-mort, qui sortaient plusieurs fois par jour pour aller Ă  l’église. Ils Ă©taient les neveux de l’ancien ambassadeur que nous connaissions et que justement mon pĂšre avait rencontrĂ© sous la voĂ»te de l’escalier mais sans comprendre d’oĂč il venait ; car mon pĂšre pensait qu’un personnage aussi considĂ©rable, qui s’était trouvĂ© en relation avec les hommes les plus Ă©minents de l’Europe et Ă©tait probablement fort indiffĂ©rent Ă  de vaines distinctions aristocratiques, ne devait guĂšre frĂ©quenter ces nobles obscurs, clĂ©ricaux et bornĂ©s. Ils habitaient depuis peu dans la maison ; Jupien Ă©tant venu dire un mot dans la cour au mari qui Ă©tait en train de saluer M. de Guermantes, l’appela M. Norpois », ne sachant pas exactement son nom. — Ah ! monsieur Norpois, ah ! c’est vraiment trouvĂ© ! Patience ! bientĂŽt ce particulier vous appellera citoyen Norpois ! s’écria, en se tournant vers le baron, M. de Guermantes. Il pouvait enfin exhaler sa mauvaise humeur contre Jupien qui lui disait Monsieur » et non Monsieur le Duc ». Un jour que M. de Guermantes avait besoin d’un renseignement qui se rattachait Ă  la profession de mon pĂšre, il s’était prĂ©sentĂ© lui-mĂȘme avec beaucoup de grĂące. Depuis il avait souvent quelque service de voisin Ă  lui demander, et dĂšs qu’il l’apercevait en train de descendre l’escalier tout en songeant Ă  quelque travail et dĂ©sireux d’éviter toute rencontre, le duc quittait ses hommes d’écuries, venait Ă  mon pĂšre dans la cour, lui arrangeait le col de son pardessus, avec la serviabilitĂ© hĂ©ritĂ©e des anciens valets de chambre du Roi, lui prenait la main, et la retenant dans la sienne, la lui caressant mĂȘme pour lui prouver, avec une impudeur de courtisane, qu’il ne lui marchandait pas le contact de sa chair prĂ©cieuse, il le menait en laisse, fort ennuyĂ© et ne pensant qu’à s’échapper, jusqu’au delĂ  de la porte cochĂšre. Il nous avait fait de grands saluts un jour qu’il nous avait croisĂ©s au moment oĂč il sortait en voiture avec sa femme ; il avait dĂ» lui dire mon nom, mais quelle chance y avait-il pour qu’elle se le fĂ»t rappelĂ©, ni mon visage ? Et puis quelle piĂštre recommandation que d’ĂȘtre dĂ©signĂ© seulement comme Ă©tant un de ses locataires ! Une plus importante eĂ»t Ă©tĂ© de rencontrer la duchesse chez Mme de Villeparisis qui justement m’avait fait demander par ma grand’mĂšre d’aller la voir, et, sachant que j’avais eu l’intention de faire de la littĂ©rature, avait ajoutĂ© que je rencontrerais chez elle des Ă©crivains. Mais mon pĂšre trouvait que j’étais encore bien jeune pour aller dans le monde et, comme l’état de ma santĂ© ne laissait pas de l’inquiĂ©ter, il ne tenait pas Ă  me fournir des occasions inutiles de sorties nouvelles. Comme un des valets de pied de Mme de Guermantes causait beaucoup avec Françoise, j’entendis nommer quelques-uns des salons oĂč elle allait, mais je ne me les reprĂ©sentais pas du moment qu’ils Ă©taient une partie de sa vie, de sa vie que je ne voyais qu’à travers son nom, n’étaient-ils pas inconcevables ? — Il y a ce soir grande soirĂ©e d’ombres chinoises chez la princesse de Parme, disait le valet de pied, mais nous n’irons pas, parce que, Ă  cinq heures, Madame prend le train de Chantilly pour aller passer deux jours chez le duc d’Aumale, mais c’est la femme de chambre et le valet de chambre qui y vont. Moi je reste ici. Elle ne sera pas contente, la princesse de Parme, elle a Ă©crit plus de quatre fois Ă  Madame la Duchesse. — Alors vous n’ĂȘtes plus pour aller au chĂąteau de Guermantes cette annĂ©e ? — C’est la premiĂšre fois que nous n’y serons pas Ă  cause des rhumatismes Ă  Monsieur le Duc, le docteur a dĂ©fendu qu’on y retourne avant qu’il y ait un calorifĂšre, mais avant ça tous les ans on y Ă©tait pour jusqu’en janvier. Si le calorifĂšre n’est pas prĂȘt, peut-ĂȘtre Madame ira quelques jours Ă  Cannes chez la duchesse de Guise, mais ce n’est pas encore sĂ»r. — Et au théùtre, est-ce que vous y allez ? — Nous allons quelquefois Ă  l’OpĂ©ra, quelquefois aux soirĂ©es d’abonnement de la princesse de Parme, c’est tous les huit jours ; il paraĂźt que c’est trĂšs chic ce qu’on voit il y a piĂšces, opĂ©ra, tout. Madame la Duchesse n’a pas voulu prendre d’abonnements mais nous y allons tout de mĂȘme une fois dans une loge d’une amie Ă  Madame, une autre fois dans une autre, souvent dans la baignoire de la princesse de Guermantes, la femme du cousin Ă  Monsieur le Duc. C’est la sƓur au duc de BaviĂšre. — Et alors vous remontez comme ça chez vous, disait le valet de pied qui, bien qu’identifiĂ© aux Guermantes, avait cependant des maĂźtres en gĂ©nĂ©ral une notion politique qui lui permettait de traiter Françoise avec autant de respect que si elle avait Ă©tĂ© placĂ©e chez une duchesse. Vous ĂȘtes d’une bonne santĂ©, madame. — Ah ! ces maudites jambes ! En plaine encore ça va bien en plaine voulait dire dans la cour, dans les rues oĂč Françoise ne dĂ©testait pas de se promener, en un mot en terrain plat, mais ce sont ces satanĂ©s escaliers. Au revoir, monsieur, on vous verra peut-ĂȘtre encore ce soir. Elle dĂ©sirait d’autant plus causer encore avec le valet de pied qu’il lui avait appris que les fils des ducs portent souvent un titre de prince qu’ils gardent jusqu’à la mort de leur pĂšre. Sans doute le culte de la noblesse, mĂȘlĂ© et s’accommodant d’un certain esprit de rĂ©volte contre elle, doit, hĂ©rĂ©ditairement puisĂ© sur les glĂšbes de France, ĂȘtre bien fort en son peuple. Car Françoise, Ă  qui on pouvait parler du gĂ©nie de NapolĂ©on ou de la tĂ©lĂ©graphie sans fil sans rĂ©ussir Ă  attirer son attention et sans qu’elle ralentĂźt un instant les mouvements par lesquels elle retirait les cendres de la cheminĂ©e ou mettait le couvert, si seulement elle apprenait ces particularitĂ©s et que le fils cadet du duc de Guermantes s’appelait gĂ©nĂ©ralement le prince d’OlĂ©ron, s’écriait C’est beau ça ! » et restait Ă©blouie comme devant un vitrail. Françoise apprit aussi par le valet de chambre du prince d’Agrigente, qui s’était liĂ© avec elle en venant souvent porter des lettres chez la duchesse, qu’il avait, en effet, fort entendu parler dans le monde du mariage du marquis de Saint-Loup avec Mlle d’Ambresac et que c’était presque dĂ©cidĂ©. Cette villa, cette baignoire, oĂč Mme de Guermantes transvasait sa vie, ne me semblaient pas des lieux moins fĂ©eriques que ses appartements. Les noms de Guise, de Parme, de Guermantes-BaviĂšre, diffĂ©renciaient de toutes les autres les villĂ©giatures oĂč se rendait la duchesse, les fĂȘtes quotidiennes que le sillage de sa voiture reliaient Ă  son hĂŽtel. S’ils me disaient qu’en ces villĂ©giatures, en ces fĂȘtes consistait successivement la vie de Mme de Guermantes, ils ne m’apportaient sur elle aucun Ă©claircissement. Elles donnaient chacune Ă  la vie de la duchesse une dĂ©termination diffĂ©rente, mais ne faisaient que la changer de mystĂšre sans qu’elle laissĂąt rien Ă©vaporer du sien, qui se dĂ©plaçait seulement, protĂ©gĂ© par une cloison, enfermĂ© dans un vase, au milieu des flots de la vie de tous. La duchesse pouvait dĂ©jeuner devant la MĂ©diterranĂ©e Ă  l’époque de Carnaval, mais, dans la villa de Mme de Guise, oĂč la reine de la sociĂ©tĂ© parisienne n’était plus, dans sa robe de piquĂ© blanc, au milieu de nombreuses princesses, qu’une invitĂ©e pareille aux autres, et par lĂ  plus Ă©mouvante encore pour moi, plus elle-mĂȘme d’ĂȘtre renouvelĂ©e comme une Ă©toile de la danse qui, dans la fantaisie d’un pas, vient prendre successivement la place de chacune des ballerines ses sƓurs, elle pouvait regarder des ombres chinoises, mais Ă  une soirĂ©e de la princesse de Parme, Ă©couter la tragĂ©die ou l’opĂ©ra, mais dans la baignoire de la princesse de Guermantes. Comme nous localisons dans le corps d’une personne toutes les possibilitĂ©s de sa vie, le souvenir des ĂȘtres qu’elle connaĂźt et qu’elle vient de quitter, ou s’en va rejoindre, si, ayant appris par Françoise que Mme de Guermantes irait Ă  pied dĂ©jeuner chez la princesse de Parme, je la voyais vers midi descendre de chez elle en sa robe de satin chair, au-dessus de laquelle son visage Ă©tait de la mĂȘme nuance, comme un nuage au soleil couchant, c’était tous les plaisirs du faubourg Saint-Germain que je voyais tenir devant moi, sous ce petit volume, comme dans une coquille, entre ces valves glacĂ©es de nacre rose. Mon pĂšre avait au ministĂšre un ami, un certain A. J. Moreau, lequel, pour se distinguer des autres Moreau, avait soin de toujours faire prĂ©cĂ©der son nom de ces deux initiales, de sorte qu’on l’appelait, pour abrĂ©ger, A. J. Or, je ne sais comment cet A. J. se trouva possesseur d’un fauteuil pour une soirĂ©e de gala Ă  l’OpĂ©ra ; il l’envoya Ă  mon pĂšre et, comme la Berma que je n’avais plus vue jouer depuis ma premiĂšre dĂ©ception devait jouer un acte de PhĂšdre, ma grand’mĂšre obtint que mon pĂšre me donnĂąt cette place. À vrai dire je n’attachais aucun prix Ă  cette possibilitĂ© d’entendre la Berma qui, quelques annĂ©es auparavant, m’avait causĂ© tant d’agitation. Et ce ne fut pas sans mĂ©lancolie que je constatai mon indiffĂ©rence Ă  ce que jadis j’avais prĂ©fĂ©rĂ© Ă  la santĂ©, au repos. Ce n’est pas que fĂ»t moins passionnĂ© qu’alors mon dĂ©sir de pouvoir contempler de prĂšs les parcelles prĂ©cieuses de rĂ©alitĂ© qu’entrevoyait mon imagination. Mais celle-ci ne les situait plus maintenant dans la diction d’une grande actrice ; depuis mes visites chez Elstir, c’est sur certaines tapisseries, sur certains tableaux modernes, que j’avais reportĂ© la foi intĂ©rieure que j’avais eue jadis en ce jeu, en cet art tragique de la Berma ; ma foi, mon dĂ©sir ne venant plus rendre Ă  la diction et aux attitudes de la Berma un culte incessant, le double » que je possĂ©dais d’eux, dans mon cƓur, avait dĂ©pĂ©ri peu Ă  peu comme ces autres doubles » des trĂ©passĂ©s de l’ancienne Égypte qu’il fallait constamment nourrir pour entretenir leur vie. Cet art Ă©tait devenu mince et minable. Aucune Ăąme profonde ne l’habitait plus. Au moment oĂč, profitant du billet reçu par mon pĂšre, je montais le grand escalier de l’OpĂ©ra, j’aperçus devant moi un homme que je pris d’abord pour M. de Charlus duquel il avait le maintien ; quand il tourna la tĂȘte pour demander un renseignement Ă  un employĂ©, je vis que je m’étais trompĂ©, mais je n’hĂ©sitai pas cependant Ă  situer l’inconnu dans la mĂȘme classe sociale d’aprĂšs la maniĂšre non seulement dont il Ă©tait habillĂ©, mais encore dont il parlait au contrĂŽleur et aux ouvreuses qui le faisaient attendre. Car, malgrĂ© les particularitĂ©s individuelles, il y avait encore Ă  cette Ă©poque, entre tout homme gommeux et riche de cette partie de l’aristocratie et tout homme gommeux et riche du monde de la finance ou de la haute industrie, une diffĂ©rence trĂšs marquĂ©e. LĂ  oĂč l’un de ces derniers eĂ»t cru affirmer son chic par un ton tranchant, hautain, Ă  l’égard d’un infĂ©rieur, le grand seigneur, doux, souriant, avait l’air de considĂ©rer, d’exercer l’affectation de l’humilitĂ© et de la patience, la feinte d’ĂȘtre l’un quelconque des spectateurs, comme un privilĂšge de sa bonne Ă©ducation. Il est probable qu’à le voir ainsi dissimulant sous un sourire plein de bonhomie le seuil infranchissable du petit univers spĂ©cial qu’il portait en lui, plus d’un fils de riche banquier, entrant Ă  ce moment au théùtre, eĂ»t pris ce grand seigneur pour un homme de peu, s’il ne lui avait trouvĂ© une Ă©tonnante ressemblance avec le portrait, reproduit rĂ©cemment par les journaux illustrĂ©s, d’un neveu de l’empereur d’Autriche, le prince de Saxe, qui se trouvait justement Ă  Paris en ce moment. Je le savais grand ami des Guermantes. En arrivant moi-mĂȘme prĂšs du contrĂŽleur, j’entendis le prince de Saxe, ou supposĂ© tel, dire en souriant Je ne sais pas le numĂ©ro de la loge, c’est sa cousine qui m’a dit que je n’avais qu’à demander sa loge. » Il Ă©tait peut-ĂȘtre le prince de Saxe ; c’était peut-ĂȘtre la duchesse de Guermantes que dans ce cas je pourrais apercevoir en train de vivre un des moments de sa vie inimaginable, dans la baignoire de sa cousine que ses yeux voyaient en pensĂ©e quand il disait sa cousine qui m’a dit que je n’avais qu’à demander sa loge », si bien que ce regard souriant et particulier, et ces mots si simples, me caressaient le cƓur bien plus que n’eĂ»t fait une rĂȘverie abstraite, avec les antennes alternatives d’un bonheur possible et d’un prestige incertain. Du moins, en disant cette phrase au contrĂŽleur, il embranchait sur une vulgaire soirĂ©e de ma vie quotidienne un passage Ă©ventuel vers un monde nouveau ; le couloir qu’on lui dĂ©signa aprĂšs avoir prononcĂ© le mot de baignoire, et dans lequel il s’engagea, Ă©tait humide et lĂ©zardĂ© et semblait conduire Ă  des grottes marines, au royaume mythologique des nymphes des eaux. Je n’avais devant moi qu’un monsieur en habit qui s’éloignait ; mais je faisais jouer auprĂšs de lui, comme avec un rĂ©flecteur maladroit, et sans rĂ©ussir Ă  l’appliquer exactement sur lui, l’idĂ©e qu’il Ă©tait le prince de Saxe et allait voir la duchesse de Guermantes. Et, bien qu’il fĂ»t seul, cette idĂ©e extĂ©rieure Ă  lui, impalpable, immense et saccadĂ©e comme une projection, semblait le prĂ©cĂ©der et le conduire comme cette DivinitĂ©, invisible pour le reste des hommes, qui se tient auprĂšs du guerrier grec. Je gagnai ma place, tout en cherchant Ă  retrouver un vers de PhĂšdre dont je ne me souvenais pas exactement. Tel que je me le rĂ©citais, il n’avait pas le nombre de pieds voulus, mais comme je n’essayai pas de les compter, entre son dĂ©sĂ©quilibre et un vers classique il me semblait qu’il n’existait aucune commune mesure. Je n’aurais pas Ă©tĂ© Ă©tonnĂ© qu’il eĂ»t fallu ĂŽter plus de six syllabes Ă  cette phrase monstrueuse pour en faire un vers de douze pieds. Mais tout Ă  coup je me le rappelai, les irrĂ©ductibles aspĂ©ritĂ©s d’un monde inhumain s’anĂ©antirent magiquement ; les syllabes du vers remplirent aussitĂŽt la mesure d’un alexandrin, ce qu’il avait de trop se dĂ©gagea avec autant d’aisance et de souplesse qu’une bulle d’air qui vient crever Ă  la surface de l’eau. Et en effet cette Ă©normitĂ© avec laquelle j’avais luttĂ© n’était qu’un seul pied. Un certain nombre de fauteuils d’orchestre avaient Ă©tĂ© mis en vente au bureau et achetĂ©s par des snobs ou des curieux qui voulaient contempler des gens qu’ils n’auraient pas d’autre occasion de voir de prĂšs. Et c’était bien, en effet, un peu de leur vraie vie mondaine habituellement cachĂ©e qu’on pourrait considĂ©rer publiquement, car la princesse de Parme ayant placĂ© elle-mĂȘme parmi ses amis les loges, les balcons et les baignoires, la salle Ă©tait comme un salon oĂč chacun changeait de place, allait s’asseoir ici ou lĂ , prĂšs d’une amie. À cĂŽtĂ© de moi Ă©taient des gens vulgaires qui, ne connaissant pas les abonnĂ©s, voulaient montrer qu’ils Ă©taient capables de les reconnaĂźtre et les nommaient tout haut. Ils ajoutaient que ces abonnĂ©s venaient ici comme dans leur salon, voulant dire par lĂ  qu’ils ne faisaient pas attention aux piĂšces reprĂ©sentĂ©es. Mais c’est le contraire qui avait lieu. Un Ă©tudiant gĂ©nial qui a pris un fauteuil pour entendre la Berma ne pense qu’à ne pas salir ses gants, Ă  ne pas gĂȘner, Ă  se concilier le voisin que le hasard lui a donnĂ©, Ă  poursuivre d’un sourire intermittent le regard fugace, Ă  fuir d’un air impoli le regard rencontrĂ© d’une personne de connaissance qu’il a dĂ©couverte dans la salle et qu’aprĂšs mille perplexitĂ©s il se dĂ©cide Ă  aller saluer au moment oĂč les trois coups, en retentissant avant qu’il soit arrivĂ© jusqu’à elle, le forcent Ă  s’enfuir comme les HĂ©breux dans la mer Rouge entre les flots houleux des spectateurs et des spectatrices qu’il a fait lever et dont il dĂ©chire les robes ou Ă©crase les bottines. Au contraire, c’était parce que les gens du monde Ă©taient dans leurs loges derriĂšre le balcon en terrasse, comme dans de petits salons suspendus dont une cloison eĂ»t Ă©tĂ© enlevĂ©e, ou dans de petits cafĂ©s oĂč l’on va prendre une bavaroise, sans ĂȘtre intimidĂ© par les glaces encadrĂ©es d’or, et les siĂšges rouges de l’établissement du genre napolitain ; c’est parce qu’ils posaient une main indiffĂ©rente sur les fĂ»ts dorĂ©s des colonnes qui soutenaient ce temple de l’art lyrique, c’est parce qu’ils n’étaient pas Ă©mus des honneurs excessifs que semblaient leur rendre deux figures sculptĂ©es qui tendaient vers les loges des palmes et des lauriers, que seuls ils auraient eu l’esprit libre pour Ă©couter la piĂšce si seulement ils avaient eu de l’esprit. D’abord il n’y eut que de vagues tĂ©nĂšbres oĂč on rencontrait tout d’un coup, comme le rayon d’une pierre prĂ©cieuse qu’on ne voit pas, la phosphorescence de deux yeux cĂ©lĂšbres, ou, comme un mĂ©daillon d’Henri IV dĂ©tachĂ© sur un fond noir, le profil inclinĂ© du duc d’Aumale, Ă  qui une dame invisible criait Que Monseigneur me permette de lui ĂŽter son pardessus », cependant que le prince rĂ©pondait Mais voyons, comment donc, Madame d’Ambresac. » Elle le faisait malgrĂ© cette vague dĂ©fense et Ă©tait enviĂ©e par tous Ă  cause d’un pareil honneur. Mais, dans les autres baignoires, presque partout, les blanches dĂ©itĂ©s qui habitaient ces sombres sĂ©jours s’étaient rĂ©fugiĂ©es contre les parois obscures et restaient invisibles. Cependant, au fur et Ă  mesure que le spectacle s’avançait, leurs formes vaguement humaines se dĂ©tachaient mollement l’une aprĂšs l’autre des profondeurs de la nuit qu’elles tapissaient et, s’élevant vers le jour, laissaient Ă©merger leurs corps demi-nus, et venaient s’arrĂȘter Ă  la limite verticale et Ă  la surface clair-obscur oĂč leurs brillants visages apparaissaient derriĂšre le dĂ©ferlement rieur, Ă©cumeux et lĂ©ger de leurs Ă©ventails de plumes, sous leurs chevelures de pourpre emmĂȘlĂ©es de perles que semblait avoir courbĂ©es l’ondulation du flux ; aprĂšs commençaient les fauteuils d’orchestre, le sĂ©jour des mortels Ă  jamais sĂ©parĂ© du sombre et transparent royaume auquel çà et lĂ  servaient de frontiĂšre, dans leur surface liquide et pleine, les yeux limpides et rĂ©flĂ©chissant des dĂ©esses des eaux. Car les strapontins du rivage, les formes des monstres de l’orchestre se peignaient dans ces yeux suivant les seules lois de l’optique et selon leur angle d’incidence, comme il arrive pour ces deux parties de la rĂ©alitĂ© extĂ©rieure auxquelles, sachant qu’elles ne possĂšdent pas, si rudimentaire soit-elle, d’ñme analogue Ă  la nĂŽtre, nous nous jugerions insensĂ©s d’adresser un sourire ou un regard les minĂ©raux et les personnes avec qui nous ne sommes pas en relations. En deçà, au contraire, de la limite de leur domaine, les radieuses filles de la mer se retournaient Ă  tout moment en souriant vers des tritons barbus pendus aux anfractuositĂ©s de l’abĂźme, ou vers quelque demi-dieu aquatique ayant pour crĂąne un galet poli sur lequel le flot avait ramenĂ© une algue lisse et pour regard un disque en cristal de roche. Elles se penchaient vers eux, elles leur offraient des bonbons ; parfois le flot s’entr’ouvrait devant une nouvelle nĂ©rĂ©ide qui, tardive, souriante et confuse, venait de s’épanouir du fond de l’ombre ; puis l’acte fini, n’espĂ©rant plus entendre les rumeurs mĂ©lodieuses de la terre qui les avaient attirĂ©es Ă  la surface, plongeant toutes Ă  la fois, les diverses sƓurs disparaissaient dans la nuit. Mais de toutes ces retraites au seuil desquelles le souci lĂ©ger d’apercevoir les Ɠuvres des hommes amenait les dĂ©esses curieuses, qui ne se laissent pas approcher, la plus cĂ©lĂšbre Ă©tait le bloc de demi-obscuritĂ© connu sous le nom de baignoire de la princesse de Guermantes. Comme une grande dĂ©esse qui prĂ©side de loin aux jeux des divinitĂ©s infĂ©rieures, la princesse Ă©tait restĂ©e volontairement un peu au fond sur un canapĂ© latĂ©ral, rouge comme un rocher de corail, Ă  cĂŽtĂ© d’une large rĂ©verbĂ©ration vitreuse qui Ă©tait probablement une glace et faisait penser Ă  quelque section qu’un rayon aurait pratiquĂ©e, perpendiculaire, obscure et liquide, dans le cristal Ă©bloui des eaux. À la fois plume et corolle, ainsi que certaines floraisons marines, une grande fleur blanche, duvetĂ©e comme une aile, descendait du front de la princesse le long d’une de ses joues dont elle suivait l’inflexion avec une souplesse coquette, amoureuse et vivante, et semblait l’enfermer Ă  demi comme un Ɠuf rose dans la douceur d’un nid d’alcyon. Sur la chevelure de la princesse, et s’abaissant jusqu’à ses sourcils, puis reprise plus bas Ă  la hauteur de sa gorge, s’étendait une rĂ©sille faite de ces coquillages blancs qu’on pĂȘche dans certaines mers australes et qui Ă©taient mĂȘlĂ©s Ă  des perles, mosaĂŻque marine Ă  peine sortie des vagues qui par moment se trouvait plongĂ©e dans l’ombre au fond de laquelle, mĂȘme alors, une prĂ©sence humaine Ă©tait rĂ©vĂ©lĂ©e par la motilitĂ© Ă©clatante des yeux de la princesse. La beautĂ© qui mettait celle-ci bien au-dessus des autres filles fabuleuses de la pĂ©nombre n’était pas tout entiĂšre matĂ©riellement et inclusivement inscrite dans sa nuque, dans ses Ă©paules, dans ses bras, dans sa taille. Mais la ligne dĂ©licieuse et inachevĂ©e de celle-ci Ă©tait l’exact point de dĂ©part, l’amorce inĂ©vitable de lignes invisibles en lesquelles l’Ɠil ne pouvait s’empĂȘcher de les prolonger, merveilleuses, engendrĂ©es autour de la femme comme le spectre d’une figure idĂ©ale projetĂ©e sur les tĂ©nĂšbres. — C’est la princesse de Guermantes, dit ma voisine au monsieur qui Ă©tait avec elle, en ayant soin de mettre devant le mot princesse plusieurs p indiquant que cette appellation Ă©tait risible. Elle n’a pas Ă©conomisĂ© ses perles. Il me semble que si j’en avais autant, je n’en ferais pas un pareil Ă©talage ; je ne trouve pas que cela ait l’air comme il faut. Et cependant, en reconnaissant la princesse, tous ceux qui cherchaient Ă  savoir qui Ă©tait dans la salle sentaient se relever dans leur cƓur le trĂŽne lĂ©gitime de la beautĂ©. En effet, pour la duchesse de Luxembourg, pour Mme de Morienval, pour Mme de Saint-Euverte, pour tant d’autres, ce qui permettait d’identifier leur visage, c’était la connexitĂ© d’un gros nez rouge avec un bec de liĂšvre, ou de deux joues ridĂ©es avec une fine moustache. Ces traits Ă©taient d’ailleurs suffisants pour charmer, puisque, n’ayant que la valeur conventionnelle d’une Ă©criture, ils donnaient Ă  lire un nom cĂ©lĂšbre et qui imposait ; mais aussi, ils finissaient par donner l’idĂ©e que la laideur a quelque chose d’aristocratique, et qu’il est indiffĂ©rent que le visage d’une grande dame, s’il est distinguĂ©, soit beau. Mais comme certains artistes qui, au lieu des lettres de leur nom, mettent au bas de leur toile une forme belle par elle-mĂȘme, un papillon, un lĂ©zard, une fleur, de mĂȘme c’était la forme d’un corps et d’un visage dĂ©licieux que la princesse apposait Ă  l’angle de sa loge, montrant par lĂ  que la beautĂ© peut ĂȘtre la plus noble des signatures ; car la prĂ©sence de Mme de Guermantes, qui n’amenait au théùtre que des personnes qui le reste du temps faisaient partie de son intimitĂ©, Ă©tait, aux yeux des amateurs d’aristocratie, le meilleur certificat d’authenticitĂ© du tableau que prĂ©sentait sa baignoire, sorte d’évocation d’une scĂšne de la vie familiĂšre et spĂ©ciale de la princesse dans ses palais de Munich et de Paris. Notre imagination Ă©tant comme un orgue de Barbarie dĂ©traquĂ© qui joue toujours autre chose que l’air indiquĂ©, chaque fois que j’avais entendu parler de la princesse de Guermantes-BaviĂšre, le souvenir de certaines Ɠuvres du XVIe siĂšcle avait commencĂ© Ă  chanter en moi. Il me fallait l’en dĂ©pouiller maintenant que je la voyais, en train d’offrir des bonbons glacĂ©s Ă  un gros monsieur en frac. Certes j’étais bien loin d’en conclure qu’elle et ses invitĂ©s fussent des ĂȘtres pareils aux autres. Je comprenais bien que ce qu’ils faisaient lĂ  n’était qu’un jeu, et que pour prĂ©luder aux actes de leur vie vĂ©ritable dont sans doute ce n’est pas ici qu’ils vivaient la partie importante ils convenaient en vertu des rites ignorĂ©s de moi, ils feignaient d’offrir et de refuser des bonbons, geste dĂ©pouillĂ© de sa signification et rĂ©glĂ© d’avance comme le pas d’une danseuse qui tour Ă  tour s’élĂšve sur sa pointe et tourne autour d’une Ă©charpe. Qui sait ? peut-ĂȘtre au moment oĂč elle offrait ses bonbons, la DĂ©esse disait-elle sur ce ton d’ironie car je la voyais sourire Voulez-vous des bonbons ? » Que m’importait ? J’aurais trouvĂ© d’un dĂ©licieux raffinement la sĂ©cheresse voulue, Ă  la MĂ©rimĂ©e ou Ă  la Meilhac, de ces mots adressĂ©s par une dĂ©esse Ă  un demi-dieu qui, lui, savait quelles Ă©taient les pensĂ©es sublimes que tous deux rĂ©sumaient, sans doute pour le moment oĂč ils se remettraient Ă  vivre leur vraie vie et qui, se prĂȘtant Ă  ce jeu, rĂ©pondait avec la mĂȘme mystĂ©rieuse malice Oui, je veux bien une cerise. » Et j’aurais Ă©coutĂ© ce dialogue avec la mĂȘme aviditĂ© que telle scĂšne du Mari de la DĂ©butante, oĂč l’absence de poĂ©sie, de grandes pensĂ©es, choses si familiĂšres pour moi et que je suppose que Meilhac eĂ»t Ă©tĂ© mille fois capable d’y mettre, me semblait Ă  elle seule une Ă©lĂ©gance, une Ă©lĂ©gance conventionnelle, et par lĂ  d’autant plus mystĂ©rieuse et plus instructive. — Ce gros-lĂ , c’est le marquis de Ganançay, dit d’un air renseignĂ© mon voisin qui avait mal entendu le nom chuchotĂ© derriĂšre lui. Le marquis de Palancy, le cou tendu, la figure oblique, son gros Ɠil rond collĂ© contre le verre du monocle, se dĂ©plaçait lentement dans l’ombre transparente et paraissait ne pas plus voir le public de l’orchestre qu’un poisson qui passe, ignorant de la foule des visiteurs curieux, derriĂšre la cloison vitrĂ©e d’un aquarium. Par moment il s’arrĂȘtait, vĂ©nĂ©rable, soufflant et moussu, et les spectateurs n’auraient pu dire s’il souffrait, dormait, nageait, Ă©tait en train de pondre ou respirait seulement. Personne n’excitait en moi autant d’envie que lui, Ă  cause de l’habitude qu’il avait l’air d’avoir de cette baignoire et de l’indiffĂ©rence avec laquelle il laissait la princesse lui tendre des bonbons ; elle jetait alors sur lui un regard de ses beaux yeux taillĂ©s dans un diamant que semblaient bien fluidifier, Ă  ces moments-lĂ , l’intelligence et l’amitiĂ©, mais qui, quand ils Ă©taient au repos, rĂ©duits Ă  leur pure beautĂ© matĂ©rielle, Ă  leur seul Ă©clat minĂ©ralogique, si le moindre rĂ©flexe les dĂ©plaçait lĂ©gĂšrement, incendiaient la profondeur du parterre de feux inhumains, horizontaux et splendides. Cependant, parce que l’acte de PhĂšdre que jouait la Berma allait commencer, la princesse vint sur le devant de la baignoire ; alors, comme si elle-mĂȘme Ă©tait une apparition de théùtre, dans la zone diffĂ©rente de lumiĂšre qu’elle traversa, je vis changer non seulement la couleur mais la matiĂšre de ses parures. Et dans la baignoire assĂ©chĂ©e, Ă©mergĂ©e, qui n’appartenait plus au monde des eaux, la princesse cessant d’ĂȘtre une nĂ©rĂ©ide apparut enturbannĂ©e de blanc et de bleu comme quelque merveilleuse tragĂ©dienne costumĂ©e en ZaĂŻre ou peut-ĂȘtre en Orosmane ; puis quand elle se fut assise au premier rang, je vis que le doux nid d’alcyon qui protĂ©geait tendrement la nacre rose de ses joues Ă©tait, douillet, Ă©clatant et veloutĂ©, un immense oiseau de paradis. Cependant mes regards furent dĂ©tournĂ©s de la baignoire de la princesse de Guermantes par une petite femme mal vĂȘtue, laide, les yeux en feu, qui vint, suivie de deux jeunes gens, s’asseoir Ă  quelques places de moi. Puis le rideau se leva. Je ne pus constater sans mĂ©lancolie qu’il ne me restait rien de mes dispositions d’autrefois quand, pour ne rien perdre du phĂ©nomĂšne extraordinaire que j’aurais Ă©tĂ© contempler au bout du monde, je tenais mon esprit prĂ©parĂ© comme ces plaques sensibles que les astronomes vont installer en Afrique, aux Antilles, en vue de l’observation scrupuleuse d’une comĂšte ou d’une Ă©clipse ; quand je tremblais que quelque nuage mauvaise disposition de l’artiste, incident dans le public empĂȘchĂąt le spectacle de se produire dans son maximum d’intensitĂ© ; quand j’aurais cru ne pas y assister dans les meilleures conditions si je ne m’étais pas rendu dans le théùtre mĂȘme qui lui Ă©tait consacrĂ© comme un autel, oĂč me semblaient alors faire encore partie, quoique partie accessoire, de son apparition sous le petit rideau rouge, les contrĂŽleurs Ă  Ɠillet blanc nommĂ©s par elle, le soubassement de la nef au-dessus d’un parterre plein de gens mal habillĂ©s, les ouvreuses vendant un programme avec sa photographie, les marronniers du square, tous ces compagnons, ces confidents de mes impressions d’alors et qui m’en semblaient insĂ©parables. PhĂšdre, la ScĂšne de la DĂ©claration », la Berma avaient alors pour moi une sorte d’existence absolue. SituĂ©es en retrait du monde de l’expĂ©rience courante, elles existaient par elles-mĂȘmes, il me fallait aller vers elles, je pĂ©nĂ©trerais d’elles ce que je pourrais, et en ouvrant mes yeux et mon Ăąme tout grands j’en absorberais encore bien peu. Mais comme la vie me paraissait agrĂ©able ! l’insignifiance de celle que je menais n’avait aucune importance, pas plus que les moments oĂč on s’habille, oĂč on se prĂ©pare pour sortir, puisque au delĂ  existait, d’une façon absolue, bonnes et difficiles Ă  approcher, impossibles Ă  possĂ©der tout entiĂšres, ces rĂ©alitĂ©s plus solides, PhĂšdre, la maniĂšre dont disait la Berma. SaturĂ© par ces rĂȘveries sur la perfection dans l’art dramatique desquelles on eĂ»t pu extraire alors une dose importante, si l’on avait dans ces temps-lĂ  analysĂ© mon esprit Ă  quelque minute du jour et peut-ĂȘtre de la nuit que ce fĂ»t, j’étais comme une pile qui dĂ©veloppe son Ă©lectricitĂ©. Et il Ă©tait arrivĂ© un moment oĂč malade, mĂȘme si j’avais cru en mourir, il aurait fallu que j’allasse entendre la Berma. Mais maintenant, comme une colline qui au loin semble faite d’azur et qui de prĂšs rentre dans notre vision vulgaire des choses, tout cela avait quittĂ© le monde de l’absolu et n’était plus qu’une chose pareille aux autres, dont je prenais connaissance parce que j’étais lĂ , les artistes Ă©taient des gens de mĂȘme essence que ceux que je connaissais, tĂąchant de dire le mieux possible ces vers de PhĂšdre qui, eux, ne formaient plus une essence sublime et individuelle, sĂ©parĂ©e de tout, mais des vers plus ou moins rĂ©ussis, prĂȘts Ă  rentrer dans l’immense matiĂšre de vers français oĂč ils Ă©taient mĂȘlĂ©s. J’en Ă©prouvais un dĂ©couragement d’autant plus profond que si l’objet de mon dĂ©sir tĂȘtu et agissant n’existait plus, en revanche les mĂȘmes dispositions Ă  une rĂȘverie fixe, qui changeait d’annĂ©e en annĂ©e, mais me conduisait Ă  une impulsion brusque, insoucieuse du danger, persistaient. Tel jour oĂč, malade, je partais pour aller voir dans un chĂąteau un tableau d’Elstir, une tapisserie gothique, ressemblait tellement au jour oĂč j’avais dĂ» partir pour Venise, Ă  celui oĂč j’étais allĂ© entendre la Berma, ou parti pour Balbec, que d’avance je sentais que l’objet prĂ©sent de mon sacrifice me laisserait indiffĂ©rent au bout de peu de temps, que je pourrais alors passer trĂšs prĂšs de lui sans aller regarder ce tableau, ces tapisseries pour lesquelles j’eusse en ce moment affrontĂ© tant de nuits sans sommeil, tant de crises douloureuses. Je sentais par l’instabilitĂ© de son objet la vanitĂ© de mon effort, et en mĂȘme temps son Ă©normitĂ© Ă  laquelle je n’avais pas cru, comme ces neurasthĂ©niques dont on double la fatigue en leur faisant remarquer qu’ils sont fatiguĂ©s. En attendant, ma songerie donnait du prestige Ă  tout ce qui pouvait se rattacher Ă  elle. Et mĂȘme dans mes dĂ©sirs les plus charnels toujours orientĂ©s d’un certain cĂŽtĂ©, concentrĂ©s autour d’un mĂȘme rĂȘve, j’aurais pu reconnaĂźtre comme premier moteur une idĂ©e, une idĂ©e Ă  laquelle j’aurais sacrifiĂ© ma vie, et au point le plus central de laquelle, comme dans mes rĂȘveries pendant les aprĂšs-midi de lecture au jardin Ă  Combray, Ă©tait l’idĂ©e de perfection. Je n’eus plus la mĂȘme indulgence qu’autrefois pour les justes intentions de tendresse ou de colĂšre que j’avais remarquĂ©es alors dans le dĂ©bit et le jeu d’Aricie, d’IsmĂšne et d’Hippolyte. Ce n’est pas que ces artistes — c’étaient les mĂȘmes — ne cherchassent toujours avec la mĂȘme intelligence Ă  donner ici Ă  leur voix une inflexion caressante ou une ambiguĂŻtĂ© calculĂ©e, lĂ  Ă  leurs gestes une ampleur tragique ou une douceur suppliante. Leurs intonations commandaient Ă  cette voix Sois douce, chante comme un rossignol, caresse » ; ou au contraire Fais-toi furieuse », et alors se prĂ©cipitaient sur elle pour tĂącher de l’emporter dans leur frĂ©nĂ©sie. Mais elle, rebelle, extĂ©rieure Ă  leur diction, restait irrĂ©ductiblement leur voix naturelle, avec ses dĂ©fauts ou ses charmes matĂ©riels, sa vulgaritĂ© ou son affectation quotidiennes, et Ă©talait ainsi un ensemble de phĂ©nomĂšnes acoustiques ou sociaux que n’avait pas altĂ©rĂ© le sentiment des vers rĂ©citĂ©s. De mĂȘme le geste de ces artistes disait Ă  leurs bras, Ă  leur pĂ©plum Soyez majestueux. » Mais les membres insoumis laissaient se pavaner entre l’épaule et le coude un biceps qui ne savait rien du rĂŽle ; ils continuaient Ă  exprimer l’insignifiance de la vie de tous les jours et Ă  mettre en lumiĂšre, au lieu des nuances raciniennes, des connexitĂ©s musculaires ; et la draperie qu’ils soulevaient retombait selon une verticale oĂč ne le disputait aux lois de la chute des corps qu’une souplesse insipide et textile. À ce moment la petite dame qui Ă©tait prĂšs de moi s’écria — Pas un applaudissement ! Et comme elle est ficelĂ©e ! Mais elle est trop vieille, elle ne peut plus, on renonce dans ces cas-lĂ . Devant les chut » des voisins, les deux jeunes gens qui Ă©taient avec elle tĂąchĂšrent de la faire tenir tranquille, et sa fureur ne se dĂ©chaĂźnait plus que dans ses yeux. Cette fureur ne pouvait d’ailleurs s’adresser qu’au succĂšs, Ă  la gloire, car la Berma qui avait gagnĂ© tant d’argent n’avait que des dettes. Prenant toujours des rendez-vous d’affaires ou d’amitiĂ© auxquels elle ne pouvait pas se rendre, elle avait dans toutes les rues des chasseurs qui couraient dĂ©commander dans les hĂŽtels des appartements retenus Ă  l’avance et qu’elle ne venait jamais occuper, des ocĂ©ans de parfums pour laver ses chiennes, des dĂ©dits Ă  payer Ă  tous les directeurs. À dĂ©faut de frais plus considĂ©rables, et moins voluptueuse que ClĂ©opĂątre, elle aurait trouvĂ© le moyen de manger en pneumatiques et en voitures de l’Urbaine des provinces et des royaumes. Mais la petite dame Ă©tait une actrice qui n’avait pas eu de chance et avait vouĂ© une haine mortelle Ă  la Berma. Celle-ci venait d’entrer en scĂšne. Et alors, ĂŽ miracle, comme ces leçons que nous nous sommes vainement Ă©puisĂ©s Ă  apprendre le soir et que nous retrouvons en nous, sues par cƓur, aprĂšs que nous avons dormi, comme aussi ces visages des morts que les efforts passionnĂ©s de notre mĂ©moire poursuivent sans les retrouver, et qui, quand nous ne pensons plus Ă  eux, sont lĂ  devant nos yeux, avec la ressemblance de la vie, le talent de la Berma qui m’avait fui quand je cherchais si avidement Ă  en saisir l’essence, maintenant, aprĂšs ces annĂ©es d’oubli, dans cette heure d’indiffĂ©rence, s’imposait avec la force de l’évidence Ă  mon admiration. Autrefois, pour tĂącher d’isoler ce talent, je dĂ©falquais en quelque sorte de ce que j’entendais le rĂŽle lui-mĂȘme, le rĂŽle, partie commune Ă  toutes les actrices qui jouaient PhĂšdre et que j’avais Ă©tudiĂ© d’avance pour que je fusse capable de le soustraire, de ne recueillir comme rĂ©sidu que le talent de Mme Berma. Mais ce talent que je cherchais Ă  apercevoir en dehors du rĂŽle, il ne faisait qu’un avec lui. Tel pour un grand musicien il paraĂźt que c’était le cas pour Vinteuil quand il jouait du piano, son jeu est d’un si grand pianiste qu’on ne sait mĂȘme plus si cet artiste est pianiste du tout, parce que n’interposant pas tout cet appareil d’efforts musculaires, çà et lĂ  couronnĂ©s de brillants effets, toute cette Ă©claboussure de notes oĂč du moins l’auditeur qui ne sait oĂč se prendre croit trouver le talent dans sa rĂ©alitĂ© matĂ©rielle, tangible ce jeu est devenu si transparent, si rempli de ce qu’il interprĂšte, que lui-mĂȘme on ne le voit plus, et qu’il n’est plus qu’une fenĂȘtre qui donne sur un chef-d’Ɠuvre. Les intentions entourant comme une bordure majestueuse ou dĂ©licate la voix et la mimique d’Aricie, d’IsmĂšne, d’Hippolyte, j’avais pu les distinguer ; mais PhĂšdre se les Ă©tait intĂ©riorisĂ©es, et mon esprit n’avait pas rĂ©ussi Ă  arracher Ă  la diction et aux attitudes, Ă  apprĂ©hender dans l’avare simplicitĂ© de leurs surfaces unies, ces trouvailles, ces effets qui n’en dĂ©passaient pas, tant ils s’y Ă©taient profondĂ©ment rĂ©sorbĂ©s. La voix de la Berma, en laquelle ne subsistait plus un seul dĂ©chet de matiĂšre inerte et rĂ©fractaire Ă  l’esprit, ne laissait pas discerner autour d’elle cet excĂ©dent de larmes qu’on voyait couler, parce qu’elles n’avaient pu s’y imbiber, sur la voix de marbre d’Aricie ou d’IsmĂšne, mais avait Ă©tĂ© dĂ©licatement assouplie en ses moindres cellules comme l’instrument d’un grand violoniste chez qui on veut, quand on dit qu’il a un beau son, louer non pas une particularitĂ© physique mais une supĂ©rioritĂ© d’ñme ; et comme dans le paysage antique oĂč Ă  la place d’une nymphe disparue il y a une source inanimĂ©e, une intention discernable et concrĂšte s’y Ă©tait changĂ©e en quelque qualitĂ© du timbre, d’une limpiditĂ© Ă©trange, appropriĂ©e et froide. Les bras de la Berma que les vers eux-mĂȘmes, de la mĂȘme Ă©mission par laquelle ils faisaient sortir sa voix de ses lĂšvres, semblaient soulever sur sa poitrine, comme ces feuillages que l’eau dĂ©place en s’échappant ; son attitude en scĂšne qu’elle avait lentement constituĂ©e, qu’elle modifierait encore, et qui Ă©tait faite de raisonnements d’une autre profondeur que ceux dont on apercevait la trace dans les gestes de ses camarades, mais de raisonnements ayant perdu leur origine volontaire, fondus dans une sorte de rayonnement oĂč ils faisaient palpiter, autour du personnage de PhĂšdre, des Ă©lĂ©ments riches et complexes, mais que le spectateur fascinĂ© prenait, non pour une rĂ©ussite de l’artiste mais pour une donnĂ©e de la vie ; ces blancs voiles eux-mĂȘmes, qui, extĂ©nuĂ©s et fidĂšles, semblaient de la matiĂšre vivante et avoir Ă©tĂ© filĂ©s par la souffrance mi-paĂŻenne, mi-jansĂ©niste, autour de laquelle ils se contractaient comme un cocon fragile et frileux ; tout cela, voix, attitudes, gestes, voiles, n’étaient, autour de ce corps d’une idĂ©e qu’est un vers corps qui, au contraire des corps humains, n’est pas devant l’ñme comme un obstacle opaque qui empĂȘche de l’apercevoir mais comme un vĂȘtement purifiĂ©, vivifiĂ© oĂč elle se diffuse et oĂč on la retrouve, que des enveloppes supplĂ©mentaires qui, au lieu de la cacher, rendaient plus splendidement l’ñme qui se les Ă©tait assimilĂ©es et s’y Ă©tait rĂ©pandue, que des coulĂ©es de substances diverses, devenues translucides, dont la superposition ne fait que rĂ©fracter plus richement le rayon central et prisonnier qui les traverse et rendre plus Ă©tendue, plus prĂ©cieuse et plus belle la matiĂšre imbibĂ©e de flamme oĂč il est engainĂ©. Telle l’interprĂ©tation de la Berma Ă©tait, autour de l’Ɠuvre, une seconde Ɠuvre vivifiĂ©e aussi par le gĂ©nie. Mon impression, Ă  vrai dire, plus agrĂ©able que celle d’autrefois, n’était pas diffĂ©rente. Seulement je ne la confrontais plus Ă  une idĂ©e prĂ©alable, abstraite et fausse, du gĂ©nie dramatique, et je comprenais que le gĂ©nie dramatique, c’était justement cela. Je pensais tout Ă  l’heure que, si je n’avais pas eu de plaisir la premiĂšre fois que j’avais entendu la Berma, c’est que, comme jadis quand je retrouvais Gilberte aux Champs-ÉlysĂ©es, je venais Ă  elle avec un trop grand dĂ©sir. Entre les deux dĂ©ceptions il n’y avait peut-ĂȘtre pas seulement cette ressemblance, une autre aussi, plus profonde. L’impression que nous cause une personne, une Ɠuvre ou une interprĂ©tation fortement caractĂ©risĂ©es, est particuliĂšre. Nous avons apportĂ© avec nous les idĂ©es de beautĂ© », largeur de style », pathĂ©tique », que nous pourrions Ă  la rigueur avoir l’illusion de reconnaĂźtre dans la banalitĂ© d’un talent, d’un visage corrects, mais notre esprit attentif a devant lui l’insistance d’une forme dont il ne possĂšde pas l’équivalent intellectuel, dont il lui faut dĂ©gager l’inconnu. Il entend un son aigu, une intonation bizarrement interrogative. Il se demande Est-ce beau ? ce que j’éprouve, est-ce de l’admiration ? est-ce cela la richesse de coloris, la noblesse, la puissance ? » Et ce qui lui rĂ©pond de nouveau, c’est une voix aiguĂ«, c’est un ton curieusement questionneur, c’est l’impression despotique causĂ©e par un ĂȘtre qu’on ne connaĂźt pas, toute matĂ©rielle, et dans laquelle aucun espace vide n’est laissĂ© pour la largeur de l’interprĂ©tation ». Et Ă  cause de cela ce sont les Ɠuvres vraiment belles, si elles sont sincĂšrement Ă©coutĂ©es, qui doivent le plus nous dĂ©cevoir, parce que, dans la collection de nos idĂ©es, il n’y en a aucune qui rĂ©ponde Ă  une impression individuelle. C’était prĂ©cisĂ©ment ce que me montrait le jeu de la Berma. C’était bien cela, la noblesse, l’intelligence de la diction. Maintenant je me rendais compte des mĂ©rites d’une interprĂ©tation large, poĂ©tique, puissante ; ou plutĂŽt, c’était cela Ă  quoi on a convenu de dĂ©cerner ces titres, mais comme on donne le nom de Mars, de VĂ©nus, de Saturne Ă  des Ă©toiles qui n’ont rien de mythologique. Nous sentons dans un monde, nous pensons, nous nommons dans un autre, nous pouvons entre les deux Ă©tablir une concordance mais non combler l’intervalle. C’est bien un peu, cet intervalle, cette faille, que j’avais Ă  franchir quand, le premier jour oĂč j’étais allĂ© voir jouer la Berma, l’ayant Ă©coutĂ©e de toutes mes oreilles, j’avais eu quelque peine Ă  rejoindre mes idĂ©es de noblesse d’interprĂ©tation », d’ originalitĂ© » et n’avais Ă©clatĂ© en applaudissements qu’aprĂšs un moment de vide, et comme s’ils naissaient non pas de mon impression mĂȘme, mais comme si je les rattachais Ă  mes idĂ©es prĂ©alables, au plaisir que j’avais Ă  me dire J’entends enfin la Berma. » Et la diffĂ©rence qu’il y a entre une personne, une Ɠuvre fortement individuelle et l’idĂ©e de beautĂ© existe aussi grande entre ce qu’elles nous font ressentir et les idĂ©es d’amour, d’admiration. Aussi ne les reconnaĂźt-on pas. Je n’avais pas eu de plaisir Ă  entendre la Berma pas plus que je n’en avais Ă  voir Gilberte. Je m’étais dit Je ne l’admire donc pas. » Mais cependant je ne songeais alors qu’à approfondir le jeu de la Berma, je n’étais prĂ©occupĂ© que de cela, je tĂąchais d’ouvrir ma pensĂ©e le plus largement possible pour recevoir tout ce qu’il contenait. Je comprenais maintenant que c’était justement cela admirer. Ce gĂ©nie dont l’interprĂ©tation de la Berma n’était seulement que la rĂ©vĂ©lation, Ă©tait-ce bien seulement le gĂ©nie de Racine ? Je le crus d’abord. Je devais ĂȘtre dĂ©trompĂ©, une fois l’acte de PhĂšdre fini, aprĂšs les rappels du public, pendant lesquels la vieille actrice rageuse, redressant sa taille minuscule, posant son corps de biais, immobilisa les muscles de son visage, et plaça ses bras en croix sur sa poitrine pour montrer qu’elle ne se mĂȘlait pas aux applaudissements des autres et rendre plus Ă©vidente une protestation qu’elle jugeait sensationnelle, mais qui passa inaperçue. La piĂšce suivante Ă©tait une des nouveautĂ©s qui jadis me semblaient, Ă  cause du dĂ©faut de cĂ©lĂ©britĂ©, devoir paraĂźtre minces, particuliĂšres, dĂ©pourvues qu’elles Ă©taient d’existence en dehors de la reprĂ©sentation qu’on en donnait. Mais je n’avais pas comme pour une piĂšce classique cette dĂ©ception de voir l’éternitĂ© d’un chef-d’Ɠuvre ne tenir que la longueur de la rampe et la durĂ©e d’une reprĂ©sentation qui l’accomplissait aussi bien qu’une piĂšce de circonstance. Puis Ă  chaque tirade que je sentais que le public aimait et qui serait un jour fameuse, Ă  dĂ©faut de la cĂ©lĂ©britĂ© qu’elle n’avait pu avoir dans le passĂ©, j’ajoutais celle qu’elle aurait dans l’avenir, par un effort d’esprit inverse de celui qui consiste Ă  se reprĂ©senter des chefs-d’Ɠuvre au temps de leur grĂȘle apparition, quand leur titre qu’on n’avait encore jamais entendu ne semblait pas devoir ĂȘtre mis un jour, confondu dans une mĂȘme lumiĂšre, Ă  cĂŽtĂ© de ceux des autres Ɠuvres de l’auteur. Et ce rĂŽle serait mis un jour dans la liste de ses plus beaux, auprĂšs de celui de PhĂšdre. Non qu’en lui-mĂȘme il ne fĂ»t dĂ©nuĂ© de toute valeur littĂ©raire ; mais la Berma y Ă©tait aussi sublime que dans PhĂšdre. Je compris alors que l’Ɠuvre de l’écrivain n’était pour la tragĂ©dienne qu’une matiĂšre, Ă  peu prĂšs indiffĂ©rente en soi-mĂȘme, pour la crĂ©ation de son chef-d’Ɠuvre d’interprĂ©tation, comme le grand peintre que j’avais connu Ă  Balbec, Elstir, avait trouvĂ© le motif de deux tableaux qui se valent, dans un bĂątiment scolaire sans caractĂšre et dans une cathĂ©drale qui est, par elle-mĂȘme, un chef-d’Ɠuvre. Et comme le peintre dissout maison, charrette, personnages, dans quelque grand effet de lumiĂšre qui les fait homogĂšnes, la Berma Ă©tendait de vastes nappes de terreur, de tendresse, sur les mots fondus Ă©galement, tous aplanis ou relevĂ©s, et qu’une artiste mĂ©diocre eĂ»t dĂ©tachĂ©s l’un aprĂšs l’autre. Sans doute chacun avait une inflexion propre, et la diction de la Berma n’empĂȘchait pas qu’on perçut le vers. N’est-ce pas dĂ©jĂ  un premier Ă©lĂ©ment de complexitĂ© ordonnĂ©e, de beautĂ©, quand en entendant une rime, c’est-Ă -dire quelque chose qui est Ă  la fois pareil et autre que la rime prĂ©cĂ©dente, qui est motivĂ© par elle, mais y introduit la variation d’une idĂ©e nouvelle, on sent deux systĂšmes qui se superposent, l’un de pensĂ©e, l’autre de mĂ©trique ? Mais la Berma faisait pourtant entrer les mots, mĂȘme les vers, mĂȘme les tirades », dans des ensembles plus vastes qu’eux-mĂȘmes, Ă  la frontiĂšre desquels c’était un charme de les voir obligĂ©s de s’arrĂȘter, s’interrompre ; ainsi un poĂšte prend plaisir Ă  faire hĂ©siter un instant, Ă  la rime, le mot qui va s’élancer et un musicien Ă  confondre les mots divers du livret dans un mĂȘme rythme qui les contrarie et les entraĂźne. Ainsi dans les phrases du dramaturge moderne comme dans les vers de Racine, la Berma savait introduire ces vastes images de douleur, de noblesse, de passion, qui Ă©taient ses chefs-d’Ɠuvre Ă  elle, et oĂč on la reconnaissait comme, dans des portraits qu’il a peints d’aprĂšs des modĂšles diffĂ©rents, on reconnaĂźt un peintre. Je n’aurais plus souhaitĂ© comme autrefois de pouvoir immobiliser les attitudes de la Berma, le bel effet de couleur qu’elle donnait un instant seulement dans un Ă©clairage aussitĂŽt Ă©vanoui et qui ne se reproduisait pas, ni lui faire redire cent fois un vers. Je comprenais que mon dĂ©sir d’autrefois Ă©tait plus exigeant que la volontĂ© du poĂšte, de la tragĂ©dienne, du grand artiste dĂ©corateur qu’était son metteur en scĂšne, et que ce charme rĂ©pandu au vol sur un vers, ces gestes instables perpĂ©tuellement transformĂ©s, ces tableaux successifs, c’était le rĂ©sultat fugitif, le but momentanĂ©, le mobile chef-d’Ɠuvre que l’art théùtral se proposait et que dĂ©truirait en voulant le fixer l’attention d’un auditeur trop Ă©pris. MĂȘme je ne tenais pas Ă  venir un autre jour rĂ©entendre la Berma ; j’étais satisfait d’elle ; c’est quand j’admirais trop pour ne pas ĂȘtre déçu par l’objet de mon admiration, que cet objet fĂ»t Gilberte ou la Berma, que je demandais d’avance Ă  l’impression du lendemain le plaisir que m’avait refusĂ© l’impression de la veille. Sans chercher Ă  approfondir la joie que je venais d’éprouver et dont j’aurais peut-ĂȘtre pu faire un plus fĂ©cond usage, je me disais comme autrefois certain de mes camarades de collĂšge C’est vraiment la Berma que je mets en premier », tout en sentant confusĂ©ment que le gĂ©nie de la Berma n’était peut-ĂȘtre pas traduit trĂšs exactement par cette affirmation de ma prĂ©fĂ©rence et par cette place de premiĂšre » dĂ©cernĂ©e, quelque calme d’ailleurs qu’elles m’apportassent. Au moment oĂč cette seconde piĂšce commença, je regardai du cĂŽtĂ© de la baignoire de Mme de Guermantes. Cette princesse venait, par un mouvement gĂ©nĂ©rateur d’une ligne dĂ©licieuse que mon esprit poursuivait dans le vide, de tourner la tĂȘte vers le fond de la baignoire ; les invitĂ©s Ă©taient debout, tournĂ©s aussi vers le fond, et entre la double haie qu’ils faisaient, dans son assurance et sa grandeur de dĂ©esse, mais avec une douceur inconnue que d’arriver si tard et de faire lever tout le monde au milieu de la reprĂ©sentation mĂȘlait aux mousselines blanches dans lesquelles elle Ă©tait enveloppĂ©e un air habilement naĂŻf, timide et confus qui tempĂ©rait son sourire victorieux, la duchesse de Guermantes, qui venait d’entrer, alla vers sa cousine, fit une profonde rĂ©vĂ©rence Ă  un jeune homme blond qui Ă©tait assis au premier rang et, se retournant vers les monstres marins et sacrĂ©s flottant au fond de l’antre, fit Ă  ces demi-dieux du Jockey-Club — qui Ă  ce moment-lĂ , et particuliĂšrement M. de Palancy, furent les hommes que j’aurais le plus aimĂ© ĂȘtre — un bonjour familier de vieille amie, allusion Ă  l’au jour le jour de ses relations avec eux depuis quinze ans. Je ressentais le mystĂšre, mais ne pouvais dĂ©chiffrer l’énigme de ce regard souriant qu’elle adressait Ă  ses amis, dans l’éclat bleutĂ© dont il brillait tandis qu’elle abandonnait sa main aux uns et aux autres, et qui, si j’eusse pu en dĂ©composer le prisme, en analyser les cristallisations, m’eĂ»t peut-ĂȘtre rĂ©vĂ©lĂ© l’essence de la vie inconnue qui y apparaissait Ă  ce moment-lĂ . Le duc de Guermantes suivait sa femme, les reflets de son monocle, le rire de sa dentition, la blancheur de son Ɠillet ou de son plastron plissĂ©, Ă©cartant pour faire place Ă  leur lumiĂšre ses sourcils, ses lĂšvres, son frac ; d’un geste de sa main Ă©tendue qu’il abaissa sur leurs Ă©paules, tout droit, sans bouger la tĂȘte, il commanda de se rasseoir aux monstres infĂ©rieurs qui lui faisaient place, et s’inclina profondĂ©ment devant le jeune homme blond. On eĂ»t dit que la duchesse avait devinĂ© que sa cousine dont elle raillait, disait-on, ce qu’elle appelait les exagĂ©rations nom que de son point de vue spirituellement français et tout modĂ©rĂ© prenaient vite la poĂ©sie et l’enthousiasme germaniques aurait ce soir une de ces toilettes oĂč la duchesse la trouvait costumĂ©e », et qu’elle avait voulu lui donner une leçon de goĂ»t. Au lieu des merveilleux et doux plumages qui de la tĂȘte de la princesse descendaient jusqu’à son cou, au lieu de sa rĂ©sille de coquillages et de perles, la duchesse n’avait dans les cheveux qu’une simple aigrette qui dominant son nez busquĂ© et ses yeux Ă  fleur de tĂȘte avait l’air de l’aigrette d’un oiseau. Son cou et ses Ă©paules sortaient d’un flot neigeux de mousseline sur lequel venait battre un Ă©ventail en plumes de cygne, mais ensuite la robe, dont le corsage avait pour seul ornement d’innombrables paillettes soit de mĂ©tal, en baguettes et en grains, soit de brillants, moulait son corps avec une prĂ©cision toute britannique. Mais si diffĂ©rentes que les deux toilettes fussent l’une de l’autre, aprĂšs que la princesse eut donnĂ© Ă  sa cousine la chaise qu’elle occupait jusque-lĂ , on les vit, se retournant l’une vers l’autre, s’admirer rĂ©ciproquement. Peut-ĂȘtre Mme de Guermantes aurait-elle le lendemain un sourire quand elle parlerait de la coiffure un peu trop compliquĂ©e de la princesse, mais certainement elle dĂ©clarerait que celle-ci n’en Ă©tait pas moins ravissante et merveilleusement arrangĂ©e ; et la princesse, qui, par goĂ»t, trouvait quelque chose d’un peu froid, d’un peu sec, d’un peu couturier, dans la façon dont s’habillait sa cousine, dĂ©couvrirait dans cette stricte sobriĂ©tĂ© un raffinement exquis. D’ailleurs entre elles l’harmonie, l’universelle gravitation préétablie de leur Ă©ducation, neutralisaient les contrastes non seulement d’ajustement mais d’attitude. À ces lignes invisibles et aimantĂ©es que l’élĂ©gance des maniĂšres tendait entre elles, le naturel expansif de la princesse venait expirer, tandis que vers elles, la rectitude de la duchesse se laissait attirer, inflĂ©chir, se faisait douceur et charme. Comme dans la piĂšce que l’on Ă©tait en train de reprĂ©senter, pour comprendre ce que la Berma dĂ©gageait de poĂ©sie personnelle, on n’avait qu’à confier le rĂŽle qu’elle jouait, et qu’elle seule pouvait jouer, Ă  n’importe quelle autre actrice, le spectateur qui eĂ»t levĂ© les yeux vers le balcon eĂ»t vu, dans deux loges, un arrangement » qu’elle croyait rappeler ceux de la princesse de Guermantes, donner simplement Ă  la baronne de Morienval l’air excentrique, prĂ©tentieux et mal Ă©levĂ©, et un effort Ă  la fois patient et coĂ»teux pour imiter les toilettes et le chic de la duchesse de Guermantes, faire seulement ressembler Mme de Cambremer Ă  quelque pensionnaire provinciale, montĂ©e sur fil de fer, droite, sĂšche et pointue, un plumet de corbillard verticalement dressĂ© dans les cheveux. Peut-ĂȘtre la place de cette derniĂšre n’était-elle pas dans une salle oĂč c’était seulement avec les femmes les plus brillantes de l’annĂ©e que les loges et mĂȘme celles des plus hauts Ă©tages qui d’en bas semblaient de grosses bourriches piquĂ©es de fleurs humaines et attachĂ©es au cintre de la salle par les brides rouges de leurs sĂ©parations de velours composaient un panorama Ă©phĂ©mĂšre que les morts, les scandales, les maladies, les brouilles modifieraient bientĂŽt, mais qui en ce moment Ă©tait immobilisĂ© par l’attention, la chaleur, le vertige, la poussiĂšre, l’élĂ©gance et l’ennui, dans cette espĂšce d’instant Ă©ternel et tragique d’inconsciente attente et de calme engourdissement qui, rĂ©trospectivement, semble avoir prĂ©cĂ©dĂ© l’explosion d’une bombe ou la premiĂšre flamme d’un incendie. La raison pour quoi Mme de Cambremer se trouvait lĂ  Ă©tait que la princesse de Parme, dĂ©nuĂ©e de snobisme comme la plupart des vĂ©ritables altesses et, en revanche, dĂ©vorĂ©e par l’orgueil, le dĂ©sir de la charitĂ© qui Ă©galait chez elle le goĂ»t de ce qu’elle croyait les Arts, avait cĂ©dĂ© çà et lĂ  quelques loges Ă  des femmes comme Mme de Cambremer qui ne faisaient pas partie de la haute sociĂ©tĂ© aristocratique, mais avec lesquelles elle Ă©tait en relations pour ses Ɠuvres de bienfaisance. Mme de Cambremer ne quittait pas des yeux la duchesse et la princesse de Guermantes, ce qui lui Ă©tait d’autant plus aisĂ© que, n’étant pas en relations vĂ©ritables avec elles, elle ne pouvait avoir l’air de quĂȘter un salut. Être reçue chez ces deux grandes dames Ă©tait pourtant le but qu’elle poursuivait depuis dix ans avec une inlassable patience. Elle avait calculĂ© qu’elle y serait sans doute parvenue dans cinq ans. Mais atteinte d’une maladie qui ne pardonne pas et dont, se piquant de connaissances mĂ©dicales, elle croyait connaĂźtre le caractĂšre inexorable, elle craignait de ne pouvoir vivre jusque-lĂ . Elle Ă©tait du moins heureuse ce soir-lĂ  de penser que toutes ces femmes qu’elle ne connaissait guĂšre verraient auprĂšs d’elle un homme de leurs amis, le jeune marquis de Beausergent, frĂšre de Mme d’Argencourt, lequel frĂ©quentait Ă©galement les deux sociĂ©tĂ©s, et de la prĂ©sence de qui les femmes de la seconde aimaient beaucoup Ă  se parer sous les yeux de celles de la premiĂšre. Il s’était assis derriĂšre Mme de Cambremer sur une chaise placĂ©e en travers pour pouvoir lorgner dans les autres loges. Il y connaissait tout le monde et, pour saluer, avec la ravissante Ă©lĂ©gance de sa jolie tournure cambrĂ©e, de sa fine tĂȘte aux cheveux blonds, il soulevait Ă  demi son corps redressĂ©, un sourire Ă  ses yeux bleus, avec un mĂ©lange de respect et de dĂ©sinvolture, gravant ainsi avec prĂ©cision dans le rectangle du plan oblique oĂč il Ă©tait placĂ© comme une de ces vieilles estampes qui figurent un grand seigneur hautain et courtisan. Il acceptait souvent de la sorte d’aller au théùtre avec Mme de Cambremer ; dans la salle et Ă  la sortie, dans le vestibule, il restait bravement auprĂšs d’elle au milieu de la foule des amies plus brillantes qu’il avait lĂ  et Ă  qui il Ă©vitait de parler, ne voulant pas les gĂȘner, et comme s’il avait Ă©tĂ© en mauvaise compagnie. Si alors passait la princesse de Guermantes, belle et lĂ©gĂšre comme Diane, laissant traĂźner derriĂšre elle un manteau incomparable, faisant se dĂ©tourner toutes les tĂȘtes et suivie par tous les yeux par ceux de Mme de Cambremer plus que par tous les autres, M. de Beausergent s’absorbait dans une conversation avec sa voisine, ne rĂ©pondait au sourire amical et Ă©blouissant de la princesse que contraint et forcĂ© et avec la rĂ©serve bien Ă©levĂ©e et la charitable froideur de quelqu’un dont l’amabilitĂ© peut ĂȘtre devenue momentanĂ©ment gĂȘnante. Mme de Cambremer n’eĂ»t-elle pas su que la baignoire appartenait Ă  la princesse qu’elle eĂ»t cependant reconnu que Mme de Guermantes Ă©tait l’invitĂ©e, Ă  l’air d’intĂ©rĂȘt plus grand qu’elle portait au spectacle de la scĂšne et de la salle afin d’ĂȘtre aimable envers son hĂŽtesse. Mais en mĂȘme temps que cette force centrifuge, une force inverse dĂ©veloppĂ©e par le mĂȘme dĂ©sir d’amabilitĂ© ramenait l’attention de la duchesse vers sa propre toilette, sur son aigrette, son collier, son corsage et aussi vers celle de la princesse elle-mĂȘme, dont la cousine semblait se proclamer la sujette, l’esclave, venue ici seulement pour la voir, prĂȘte Ă  la suivre ailleurs s’il avait pris fantaisie Ă  la titulaire de la loge de s’en aller, et ne regardant que comme composĂ©e d’étrangers curieux Ă  considĂ©rer le reste de la salle oĂč elle comptait pourtant nombre d’amis dans la loge desquels elle se trouvait d’autres semaines et Ă  l’égard de qui elle ne manquait pas de faire preuve alors du mĂȘme loyalisme exclusif, relativiste et hebdomadaire. Mme de Cambremer Ă©tait Ă©tonnĂ©e de voir la duchesse ce soir. Elle savait que celle-ci restait trĂšs tard Ă  Guermantes et supposait qu’elle y Ă©tait encore. Mais on lui avait racontĂ© que parfois, quand il y avait Ă  Paris un spectacle qu’elle jugeait intĂ©ressant, Mme de Guermantes faisait atteler une de ses voitures aussitĂŽt qu’elle avait pris le thĂ© avec les chasseurs et, au soleil couchant, partait au grand trot, Ă  travers la forĂȘt crĂ©pusculaire, puis par la route, prendre le train Ă  Combray pour ĂȘtre Ă  Paris le soir. Peut-ĂȘtre vient-elle de Guermantes exprĂšs pour entendre la Berma », pensait avec admiration Mme de Cambremer. Et elle se rappelait avoir entendu dire Ă  Swann, dans ce jargon ambigu qu’il avait en commun avec M. de Charlus La duchesse est un des ĂȘtres les plus nobles de Paris, de l’élite la plus raffinĂ©e, la plus choisie. » Pour moi qui faisais dĂ©river du nom de Guermantes, du nom de BaviĂšre et du nom de CondĂ© la vie, la pensĂ©e des deux cousines je ne le pouvais plus pour leurs visages puisque je les avais vus, j’aurais mieux aimĂ© connaĂźtre leur jugement sur PhĂšdre que celui du plus grand critique du monde. Car dans le sien je n’aurais trouvĂ© que de l’intelligence, de l’intelligence supĂ©rieure Ă  la mienne, mais de mĂȘme nature. Mais ce que pensaient la duchesse et la princesse de Guermantes, et qui m’eĂ»t fourni sur la nature de ces deux poĂ©tiques crĂ©atures un document inestimable, je l’imaginais Ă  l’aide de leurs noms, j’y supposais un charme irrationnel et, avec la soif et la nostalgie d’un fiĂ©vreux, ce que je demandais Ă  leur opinion sur PhĂšdre de me rendre, c’était le charme des aprĂšs-midi d’étĂ© oĂč je m’étais promenĂ© du cĂŽtĂ© de Guermantes. Mme de Cambremer essayait de distinguer quelle sorte de toilette portaient les deux cousines. Pour moi, je ne doutais pas que ces toilettes ne leur fussent particuliĂšres, non pas seulement dans le sens oĂč la livrĂ©e Ă  col rouge ou Ă  revers bleu appartenait jadis exclusivement aux Guermantes et aux CondĂ©, mais plutĂŽt comme pour un oiseau le plumage qui n’est pas seulement un ornement de sa beautĂ©, mais une extension de son corps. La toilette de ces deux femmes me semblait comme une matĂ©rialisation neigeuse ou diaprĂ©e de leur activitĂ© intĂ©rieure, et, comme les gestes que j’avais vu faire Ă  la princesse de Guermantes et que je n’avais pas doutĂ© correspondre Ă  une idĂ©e cachĂ©e, les plumes qui descendaient du front de la princesse et le corsage Ă©blouissant et pailletĂ© de sa cousine semblaient avoir une signification, ĂȘtre pour chacune des deux femmes un attribut qui n’était qu’à elle et dont j’aurais voulu connaĂźtre la signification l’oiseau de paradis me semblait insĂ©parable de l’une, comme le paon de Junon ; je ne pensais pas qu’aucune femme pĂ»t usurper le corsage pailletĂ© de l’autre plus que l’égide Ă©tincelante et frangĂ©e de Minerve. Et quand je portais mes yeux sur cette baignoire, bien plus qu’au plafond du théùtre oĂč Ă©taient peintes de froides allĂ©gories, c’était comme si j’avais aperçu, grĂące au dĂ©chirement miraculeux des nuĂ©es coutumiĂšres, l’assemblĂ©e des Dieux en train de contempler le spectacle des hommes, sous un velum rouge, dans une Ă©claircie lumineuse, entre deux piliers du Ciel. Je contemplais cette apothĂ©ose momentanĂ©e avec un trouble que mĂ©langeait de paix le sentiment d’ĂȘtre ignorĂ© des Immortels ; la duchesse m’avait bien vu une fois avec son mari, mais ne devait certainement pas s’en souvenir, et je ne souffrais pas qu’elle se trouvĂąt, par la place qu’elle occupait dans la baignoire, regarder les madrĂ©pores anonymes et collectifs du public de l’orchestre, car je sentais heureusement mon ĂȘtre dissous au milieu d’eux, quand, au moment oĂč en vertu des lois de la rĂ©fraction vint sans doute se peindre dans le courant impassible des deux yeux bleus la forme confuse du protozoaire dĂ©pourvu d’existence individuelle que j’étais, je vis une clartĂ© les illuminer la duchesse, de dĂ©esse devenue femme et me semblant tout d’un coup mille fois plus belle, leva vers moi la main gantĂ©e de blanc qu’elle tenait appuyĂ©e sur le rebord de la loge, l’agita en signe d’amitiĂ©, mes regards se sentirent croisĂ©s par l’incandescence involontaire et les feux des yeux de la princesse, laquelle les avait fait entrer Ă  son insu en conflagration rien qu’en les bougeant pour chercher Ă  voir Ă  qui sa cousine venait de dire bonjour, et celle-ci, qui m’avait reconnu, fit pleuvoir sur moi l’averse Ă©tincelante et cĂ©leste de son sourire. Maintenant tous les matins, bien avant l’heure oĂč elle sortait, j’allais par un long dĂ©tour me poster Ă  l’angle de la rue qu’elle descendait d’habitude, et, quand le moment de son passage me semblait proche, je remontais d’un air distrait, regardant dans une direction opposĂ©e et levant les yeux vers elle dĂšs que j’arrivais Ă  sa hauteur, mais comme si je ne m’étais nullement attendu Ă  la voir. MĂȘme les premiers jours, pour ĂȘtre plus sĂ»r de ne pas la manquer, j’attendais devant la maison. Et chaque fois que la porte cochĂšre s’ouvrait laissant passer successivement tant de personnes qui n’étaient pas celle que j’attendais, son Ă©branlement se prolongeait ensuite dans mon cƓur en oscillations qui mettaient longtemps Ă  se calmer. Car jamais fanatique d’une grande comĂ©dienne qu’il ne connaĂźt pas, allant faire le pied de grue » devant la sortie des artistes, jamais foule exaspĂ©rĂ©e ou idolĂątre rĂ©unie pour insulter ou porter en triomphe le condamnĂ© ou le grand homme qu’on croit ĂȘtre sur le point de passer chaque fois qu’on entend du bruit venu de l’intĂ©rieur de la prison ou du palais ne furent aussi Ă©mus que je l’étais, attendant le dĂ©part de cette grande dame qui, dans sa toilette simple, savait, par la grĂące de sa marche toute diffĂ©rente de l’allure qu’elle avait quand elle entrait dans un salon ou dans une loge, faire de sa promenade matinale — il n’y avait pour moi qu’elle au monde qui se promenĂąt — tout un poĂšme d’élĂ©gance et la plus fine parure, la plus curieuse fleur du beau temps. Mais aprĂšs trois jours, pour que le concierge ne pĂ»t se rendre compte de mon manĂšge, je m’en allai beaucoup plus loin, jusqu’à un point quelconque du parcours habituel de la duchesse. Souvent avant cette soirĂ©e au théùtre, je faisais ainsi de petites sorties avant le dĂ©jeuner, quand le temps Ă©tait beau ; s’il avait plu, Ă  la premiĂšre Ă©claircie je descendais faire quelques pas, et tout d’un coup, venant sur le trottoir encore mouillĂ©, changĂ© par la lumiĂšre en laque d’or, dans l’apothĂ©ose d’un carrefour poudroyant d’un brouillard que tanne et blondit le soleil, j’apercevais une pensionnaire suivie de son institutrice ou une laitiĂšre avec ses manches blanches, je restais sans mouvement, une main contre mon cƓur qui s’élançait dĂ©jĂ  vers une vie Ă©trangĂšre ; je tĂąchais de me rappeler la rue, l’heure, la porte sous laquelle la fillette que quelquefois je suivais avait disparu sans ressortir. Heureusement la fugacitĂ© de ces images caressĂ©es et que je me promettais de chercher Ă  revoir les empĂȘchait de se fixer fortement dans mon souvenir. N’importe, j’étais moins triste d’ĂȘtre malade, de n’avoir jamais eu encore le courage de me mettre Ă  travailler, Ă  commencer un livre, la terre me paraissait plus agrĂ©able Ă  habiter, la vie plus intĂ©ressante Ă  parcourir depuis que je voyais que les rues de Paris comme les routes de Balbec Ă©taient fleuries de ces beautĂ©s inconnues que j’avais si souvent cherchĂ© Ă  faire surgir des bois de MĂ©sĂ©glise, et dont chacune excitait un dĂ©sir voluptueux qu’elle seule semblait capable d’assouvir. En rentrant de l’OpĂ©ra, j’avais ajoutĂ© pour le lendemain Ă  celles que depuis quelques jours je souhaitais de retrouver l’image de Mme de Guermantes, grande, avec sa coiffure haute de cheveux blonds et lĂ©gers ; avec la tendresse promise dans le sourire qu’elle m’avait adressĂ© de la baignoire de sa cousine. Je suivrais le chemin que Françoise m’avait dit que prenait la duchesse et je tĂącherais pourtant, pour retrouver deux jeunes filles que j’avais vues l’avant-veille, de ne pas manquer la sortie d’un cours et d’un catĂ©chisme. Mais, en attendant, de temps Ă  autre, le scintillant sourire de Mme de Guermantes, la sensation de douceur qu’il m’avait donnĂ©e, me revenaient. Et sans trop savoir ce que je faisais, je m’essayais Ă  les placer comme une femme regarde l’effet que ferait sur une robe une certaine sorte de boutons de pierrerie qu’on vient de lui donner Ă  cĂŽtĂ© des idĂ©es romanesques que je possĂ©dais depuis longtemps et que la froideur d’Albertine, le dĂ©part prĂ©maturĂ© de GisĂšle et, avant cela, la sĂ©paration voulue et trop prolongĂ©e d’avec Gilberte avaient libĂ©rĂ©es l’idĂ©e par exemple d’ĂȘtre aimĂ© d’une femme, d’avoir une vie en commun avec elle ; puis c’était l’image de l’une ou l’autre des deux jeunes filles que j’approchais de ces idĂ©es auxquelles, aussitĂŽt aprĂšs, je tĂąchais d’adapter le souvenir de la duchesse. AuprĂšs de ces idĂ©es, le souvenir de Mme de Guermantes Ă  l’OpĂ©ra Ă©tait bien peu de chose, une petite Ă©toile Ă  cĂŽtĂ© de la longue queue de sa comĂšte flamboyante ; de plus je connaissais trĂšs bien ces idĂ©es longtemps avant de connaĂźtre Mme de Guermantes ; le souvenir, lui, au contraire, je le possĂ©dais imparfaitement ; il m’échappait par moments ; ce fut pendant les heures oĂč, de flottant en moi au mĂȘme titre que les images d’autres femmes jolies, il passa peu Ă  peu Ă  une association unique et dĂ©finitive — exclusive de toute autre image fĂ©minine — avec mes idĂ©es romanesques si antĂ©rieures Ă  lui, ce fut pendant ces quelques heures oĂč je me le rappelais le mieux que j’aurais dĂ» m’aviser de savoir exactement quel il Ă©tait ; mais je ne savais pas alors l’importance qu’il allait prendre pour moi ; il Ă©tait doux seulement comme un premier rendez-vous de Mme de Guermantes en moi-mĂȘme, il Ă©tait la premiĂšre esquisse, la seule vraie, la seule faite d’aprĂšs la vie, la seule qui fĂ»t rĂ©ellement Mme de Guermantes ; durant les quelques heures oĂč j’eus le bonheur de le dĂ©tenir sans savoir faire attention Ă  lui, il devait ĂȘtre bien charmant pourtant, ce souvenir, puisque c’est toujours Ă  lui, librement encore Ă  ce moment-lĂ , sans hĂąte, sans fatigue, sans rien de nĂ©cessaire ni d’anxieux, que mes idĂ©es d’amour revenaient ; ensuite au fur et Ă  mesure que ces idĂ©es le fixĂšrent plus dĂ©finitivement, il acquit d’elles une plus grande force, mais devint lui-mĂȘme plus vague ; bientĂŽt je ne sus plus le retrouver ; et dans mes rĂȘveries, je le dĂ©formais sans doute complĂštement, car, chaque fois que je voyais Mme de Guermantes, je constatais un Ă©cart, d’ailleurs toujours diffĂ©rent, entre ce que j’avais imaginĂ© et ce que je voyais. Chaque jour maintenant, certes, au moment que Mme de Guermantes dĂ©bouchait au haut de la rue, j’apercevais encore sa taille haute, ce visage au regard clair sous une chevelure lĂ©gĂšre, toutes choses pour lesquelles j’étais lĂ  ; mais en revanche, quelques secondes plus tard, quand, ayant dĂ©tournĂ© les yeux dans une autre direction pour avoir l’air de ne pas m’attendre Ă  cette rencontre que j’étais venu chercher, je les levais sur la duchesse au moment oĂč j’arrivais au mĂȘme niveau de la rue qu’elle, ce que je voyais alors, c’étaient des marques rouges, dont je ne savais si elles Ă©taient dues au grand air ou Ă  la couperose, sur un visage maussade qui, par un signe fort sec et bien Ă©loignĂ© de l’amabilitĂ© du soir de PhĂšdre, rĂ©pondait Ă  ce salut que je lui adressais quotidiennement avec un air de surprise et qui ne semblait pas lui plaire. Pourtant, au bout de quelques jours pendant lesquels le souvenir des deux jeunes filles lutta avec des chances inĂ©gales pour la domination de mes idĂ©es amoureuses avec celui de Mme de Guermantes, ce fut celui-ci, comme de lui-mĂȘme, qui finit par renaĂźtre le plus souvent pendant que ses concurrents s’éliminaient ; ce fut sur lui que je finis par avoir, en somme volontairement encore et comme par choix et plaisir, transfĂ©rĂ© toutes mes pensĂ©es d’amour. Je ne songeai plus aux fillettes du catĂ©chisme, ni Ă  une certaine laitiĂšre ; et pourtant je n’espĂ©rai plus de retrouver dans la rue ce que j’étais venu y chercher, ni la tendresse promise au théùtre dans un sourire, ni la silhouette et le visage clair sous la chevelure blonde qui n’étaient tels que de loin. Maintenant je n’aurais mĂȘme pu dire comment Ă©tait Mme de Guermantes, Ă  quoi je la reconnaissais, car chaque jour, dans l’ensemble de sa personne, la figure Ă©tait autre comme la robe et le chapeau. Pourquoi tel jour, voyant s’avancer de face sous une capote mauve une douce et lisse figure aux charmes distribuĂ©s avec symĂ©trie autour de deux yeux bleus et dans laquelle la ligne du nez semblait rĂ©sorbĂ©e, apprenais-je d’une commotion joyeuse que je ne rentrerais pas sans avoir aperçu Mme de Guermantes ? pourquoi ressentais-je le mĂȘme trouble, affectais-je la mĂȘme indiffĂ©rence, dĂ©tournais-je les yeux de la mĂȘme façon distraite que la veille Ă  l’apparition de profil dans une rue de traverse et sous un toquet bleu marine, d’un nez en bec d’oiseau, le long d’une joue rouge, barrĂ©e d’un Ɠil perçant, comme quelque divinitĂ© Ă©gyptienne ? Une fois ce ne fut pas seulement une femme Ă  bec d’oiseau que je vis, mais comme un oiseau mĂȘme la robe et jusqu’au toquet de Mme de Guermantes Ă©taient en fourrures et, ne laissant ainsi voir aucune Ă©toffe, elle semblait naturellement fourrĂ©e, comme certains vautours dont le plumage Ă©pais, uni, fauve et doux, a l’air d’une sorte de pelage. Au milieu de ce plumage naturel, la petite tĂȘte recourbait son bec d’oiseau et les yeux Ă  fleur de tĂȘte Ă©taient perçants et bleus. Tel jour, je venais de me promener de long en large dans la rue pendant des heures sans apercevoir Mme de Guermantes, quand tout d’un coup, au fond d’une boutique de crĂ©mier cachĂ©e entre deux hĂŽtels dans ce quartier aristocratique et populaire, se dĂ©tachait le visage confus et nouveau d’une femme Ă©lĂ©gante qui Ă©tait en train de se faire montrer des petit-suisses » et, avant que j’eusse eu le temps de la distinguer, venait me frapper, comme un Ă©clair qui aurait mis moins de temps Ă  arriver Ă  moi que le reste de l’image, le regard de la duchesse ; une autre fois, ne l’ayant pas rencontrĂ©e et entendant sonner midi, je comprenais que ce n’était plus la peine de rester Ă  attendre, je reprenais tristement le chemin de la maison ; et, absorbĂ© dans ma dĂ©ception, regardant sans la voir une voiture qui s’éloignait, je comprenais tout d’un coup que le mouvement de tĂȘte qu’une dame avait fait de la portiĂšre Ă©tait pour moi et que cette dame, dont les traits dĂ©nouĂ©s et pĂąles, ou au contraire tendus et vifs, composaient sous un chapeau rond, au bas d’une haute aigrette, le visage d’une Ă©trangĂšre que j’avais cru ne pas reconnaĂźtre, Ă©tait Mme de Guermantes par qui je m’étais laissĂ© saluer sans mĂȘme lui rĂ©pondre. Et quelquefois je la trouvais en rentrant, au coin de la loge, oĂč le dĂ©testable concierge dont je haĂŻssais les coup d’Ɠil investigateurs Ă©tait en train de lui faire de grands saluts et sans doute aussi des rapports ». Car tout le personnel des Guermantes, dissimulĂ© derriĂšre les rideaux des fenĂȘtres, Ă©piait en tremblant le dialogue qu’il n’entendait pas et Ă  la suite duquel la duchesse ne manquait pas de priver de ses sorties tel ou tel domestique que le pipelet » avait vendu. À cause de toutes les apparitions successives de visages diffĂ©rents qu’offrait Mme de Guermantes, visages occupant une Ă©tendue relative et variĂ©e, tantĂŽt Ă©troite, tantĂŽt vaste, dans l’ensemble de sa toilette, mon amour n’était pas attachĂ© Ă  telle ou telle de ces parties changeantes de chair et d’étoffe qui prenaient, selon les jours, la place des autres et qu’elle pouvait modifier et renouveler presque entiĂšrement sans altĂ©rer mon trouble parce qu’à travers elles, Ă  travers le nouveau collet la joue inconnue, je sentais que c’était toujours Mme de Guermantes. Ce que j’aimais, c’était la personne invisible qui mettait en mouvement tout cela, c’était elle, dont l’hostilitĂ© me chagrinait, dont l’approche me bouleversait, dont j’eusse voulu capter la vie et chasser les amis. Elle pouvait arborer une plume bleue ou montrer un teint de feu, sans que ses actions perdissent pour moi de leur importance. Je n’aurais pas senti moi-mĂȘme que Mme de Guermantes Ă©tait excĂ©dĂ©e de me rencontrer tous les jours que je l’aurais indirectement appris du visage plein de froideur, de rĂ©probation et de pitiĂ© qui Ă©tait celui de Françoise quand elle m’aidait Ă  m’apprĂȘter pour ces sorties matinales. DĂšs que je lui demandais mes affaires, je sentais s’élever un vent contraire dans les traits rĂ©tractĂ©s et battus de sa figure. Je n’essayais mĂȘme pas de gagner la confiance de Françoise, je sentais que je n’y arriverais pas. Elle avait, pour savoir immĂ©diatement tout ce qui pouvait nous arriver, Ă  mes parents et Ă  moi, de dĂ©sagrĂ©able, un pouvoir dont la nature m’est toujours restĂ©e obscure. Peut-ĂȘtre n’était-il pas surnaturel et aurait-il pu s’expliquer par des moyens d’informations qui lui Ă©taient spĂ©ciaux ; c’est ainsi que des peuplades sauvages apprennent certaines nouvelles plusieurs jours avant que la poste les ait apportĂ©es Ă  la colonie europĂ©enne, et qui leur ont Ă©tĂ© en rĂ©alitĂ© transmises, non par tĂ©lĂ©pathie, mais de colline en colline Ă  l’aide de feux allumĂ©s. Ainsi dans le cas particulier de mes promenades, peut-ĂȘtre les domestiques de Mme de Guermantes avaient-ils entendu leur maĂźtresse exprimer sa lassitude de me trouver inĂ©vitablement sur son chemin et avaient-ils rĂ©pĂ©tĂ© ces propos Ă  Françoise. Mes parents, il est vrai, auraient pu affecter Ă  mon service quelqu’un d’autre que Françoise, je n’y aurais pas gagnĂ©. Françoise en un sens Ă©tait moins domestique que les autres. Dans sa maniĂšre de sentir, d’ĂȘtre bonne et pitoyable, d’ĂȘtre dure et hautaine, d’ĂȘtre fine et bornĂ©e, d’avoir la peau blanche et les mains rouges, elle Ă©tait la demoiselle de village dont les parents Ă©taient bien de chez eux » mais, ruinĂ©s, avaient Ă©tĂ© obligĂ©s de la mettre en condition. Sa prĂ©sence dans notre maison, c’était l’air de la campagne et la vie sociale dans une ferme, il y a cinquante ans, transportĂ©s chez nous, grĂące Ă  une sorte de voyage inverse oĂč c’est la villĂ©giature qui vient vers le voyageur. Comme la vitrine d’un musĂ©e rĂ©gional l’est par ces curieux ouvrages que les paysannes exĂ©cutent et passementent encore dans certaines provinces, notre appartement parisien Ă©tait dĂ©corĂ© par les paroles de Françoise inspirĂ©es d’un sentiment traditionnel et local et qui obĂ©issaient Ă  des rĂšgles trĂšs anciennes. Et elle savait y retracer comme avec des fils de couleur les cerisiers et les oiseaux de son enfance, le lit oĂč Ă©tait morte sa mĂšre, et qu’elle voyait encore. Mais malgrĂ© tout cela, dĂšs qu’elle Ă©tait entrĂ©e Ă  Paris Ă  notre service, elle avait partagĂ© — et Ă  plus forte raison toute autre l’eĂ»t fait Ă  sa place — les idĂ©es, les jurisprudences d’interprĂ©tation des domestiques des autres Ă©tages, se rattrapant du respect qu’elle Ă©tait obligĂ©e de nous tĂ©moigner, en nous rĂ©pĂ©tant ce que la cuisiniĂšre du quatriĂšme disait de grossier Ă  sa maĂźtresse, et avec une telle satisfaction de domestique, que, pour la premiĂšre fois de notre vie, nous sentant une sorte de solidaritĂ© avec la dĂ©testable locataire du quatriĂšme, nous nous disions que peut-ĂȘtre, en effet, nous Ă©tions des maĂźtres. Cette altĂ©ration du caractĂšre de Françoise Ă©tait peut-ĂȘtre inĂ©vitable. Certaines existences sont si anormales qu’elles doivent engendrer fatalement certaines tares, telle celle que le Roi menait Ă  Versailles entre ses courtisans, aussi Ă©trange que celle d’un pharaon ou d’un doge, et, bien plus que celle du Roi, la vie des courtisans. Celle des domestiques est sans doute d’une Ă©trangetĂ© plus monstrueuse encore et que seule l’habitude nous voile. Mais c’est jusque dans des dĂ©tails encore plus particuliers que j’aurais Ă©tĂ© condamnĂ©, mĂȘme si j’avais renvoyĂ© Françoise, Ă  garder le mĂȘme domestique. Car divers autres purent entrer plus tard Ă  mon service ; dĂ©jĂ  pourvus des dĂ©fauts gĂ©nĂ©raux des domestiques, ils n’en subissaient pas moins chez moi une rapide transformation. Comme les lois de l’attaque commandent celles de la riposte, pour ne pas ĂȘtre entamĂ©s par les aspĂ©ritĂ©s de mon caractĂšre, tous pratiquaient dans le leur un rentrant identique et au mĂȘme endroit ; et, en revanche, ils profitaient de mes lacunes pour y installer des avancĂ©es. Ces lacunes, je ne les connaissais pas, non plus que les saillants auxquels leur entre-deux donnait lieu, prĂ©cisĂ©ment parce qu’elles Ă©taient des lacunes. Mais mes domestiques, en se gĂątant peu Ă  peu, me les apprirent. Ce fut par leurs dĂ©fauts invariablement acquis que j’appris mes dĂ©fauts naturels et invariables, leur caractĂšre me prĂ©senta une sorte d’épreuve nĂ©gative du mien. Nous nous Ă©tions beaucoup moquĂ©s autrefois, ma mĂšre et moi, de Mme Sazerat qui disait en parlant des domestiques Cette race, cette espĂšce. » Mais je dois dire que la raison pourquoi je n’avais pas lieu de souhaiter de remplacer Françoise par quelque autre est que cette autre aurait appartenu tout autant et inĂ©vitablement Ă  la race gĂ©nĂ©rale des domestiques et Ă  l’espĂšce particuliĂšre des miens. Pour en revenir Ă  Françoise, je n’ai jamais dans ma vie Ă©prouvĂ© une humiliation sans avoir trouvĂ© d’avance sur le visage de Françoise des condolĂ©ances toutes prĂȘtes ; et si, lorsque dans ma colĂšre d’ĂȘtre plaint par elle, je tentais de prĂ©tendre avoir au contraire remportĂ© un succĂšs, mes mensonges venaient inutilement se briser Ă  son incrĂ©dulitĂ© respectueuse, mais visible, et Ă  la conscience qu’elle avait de son infaillibilitĂ©. Car elle savait la vĂ©ritĂ© ; elle la taisait et faisait seulement un petit mouvement des lĂšvres comme si elle avait encore la bouche pleine et finissait un bon morceau. Elle la taisait, du moins je l’ai cru longtemps, car Ă  cette Ă©poque-lĂ  je me figurais encore que c’était au moyen de paroles qu’on apprend aux autres la vĂ©ritĂ©. MĂȘme les paroles qu’on me disait dĂ©posaient si bien leur signification inaltĂ©rable dans mon esprit sensible, que je ne croyais pas plus possible que quelqu’un qui m’avait dit m’aimer ne m’aimĂąt pas, que Françoise elle-mĂȘme n’aurait pu douter, quand elle l’avait lu dans un journal, qu’un prĂȘtre ou un monsieur quelconque fĂ»t capable, contre une demande adressĂ©e par la poste, de nous envoyer gratuitement un remĂšde infaillible contre toutes les maladies ou un moyen de centupler nos revenus. En revanche, si notre mĂ©decin lui donnait la pommade la plus simple contre le rhume de cerveau, elle si dure aux plus rudes souffrances gĂ©missait de ce qu’elle avait dĂ» renifler, assurant que cela lui plumait le nez », et qu’on ne savait plus oĂč vivre. Mais la premiĂšre, Françoise me donna l’exemple que je ne devais comprendre que plus tard quand il me fut donnĂ© de nouveau et plus douloureusement, comme on le verra dans les derniers volumes de cet ouvrage, par une personne qui m’était plus chĂšre que la vĂ©ritĂ© n’a pas besoin d’ĂȘtre dite pour ĂȘtre manifestĂ©e, et qu’on peut peut-ĂȘtre la recueillir plus sĂ»rement sans attendre les paroles et sans tenir mĂȘme aucun compte d’elles, dans mille signes extĂ©rieurs, mĂȘme dans certains phĂ©nomĂšnes invisibles, analogues dans le monde des caractĂšres Ă  ce que sont, dans la nature physique, les changements atmosphĂ©riques. J’aurais peut-ĂȘtre pu m’en douter, puisque Ă  moi-mĂȘme, alors, il m’arrivait souvent de dire des choses oĂč il n’y avait nulle vĂ©ritĂ©, tandis que je la manifestais par tant de confidences involontaires de mon corps et de mes actes lesquelles Ă©taient fort bien interprĂ©tĂ©es par Françoise ; j’aurais peut-ĂȘtre pu m’en douter, mais pour cela il aurait fallu que j’eusse su que j’étais alors quelquefois menteur et fourbe. Or le mensonge et la fourberie Ă©taient chez moi, comme chez tout le monde, commandĂ©s d’une façon si immĂ©diate et contingente, et pour sa dĂ©fensive, par un intĂ©rĂȘt particulier, que mon esprit, fixĂ© sur un bel idĂ©al, laissait mon caractĂšre accomplir dans l’ombre ces besognes urgentes et chĂ©tives et ne se dĂ©tournait pas pour les apercevoir. Quand Françoise, le soir, Ă©tait gentille avec moi, me demandait la permission de s’asseoir dans ma chambre, il me semblait que son visage devenait transparent et que j’apercevais en elle la bontĂ© et la franchise. Mais Jupien, lequel avait des parties d’indiscrĂ©tion que je ne connus que plus tard, rĂ©vĂ©la depuis qu’elle disait que je ne valais pas la corde pour me pendre et que j’avais cherchĂ© Ă  lui faire tout le mal possible. Ces paroles de Jupien tirĂšrent aussitĂŽt devant moi, dans une teinte inconnue, une Ă©preuve de mes rapports avec Françoise si diffĂ©rente de celle sur laquelle je me complaisais souvent Ă  reposer mes regards et oĂč, sans la plus lĂ©gĂšre indĂ©cision, Françoise m’adorait et ne perdait pas une occasion de me cĂ©lĂ©brer, que je compris que ce n’est pas le monde physique seul qui diffĂšre de l’aspect sous lequel nous le voyons ; que toute rĂ©alitĂ© est peut-ĂȘtre aussi dissemblable de celle que nous croyons percevoir directement, que les arbres, le soleil et le ciel ne seraient pas tels que nous les voyons, s’ils Ă©taient connus par des ĂȘtres ayant des yeux autrement constituĂ©s que les nĂŽtres, ou bien possĂ©dant pour cette besogne des organes autres que des yeux et qui donneraient des arbres, du ciel et du soleil des Ă©quivalents mais non visuels. Telle qu’elle fut, cette brusque Ă©chappĂ©e que m’ouvrit une fois Jupien sur le monde rĂ©el m’épouvanta. Encore ne s’agissait-il que de Françoise dont je ne me souciais guĂšre. En Ă©tait-il ainsi dans tous les rapports sociaux ? Et jusqu’à quel dĂ©sespoir cela pourrait-il me mener un jour, s’il en Ă©tait de mĂȘme dans l’amour ? C’était le secret de l’avenir. Alors, il ne s’agissait encore que de Françoise. Pensait-elle sincĂšrement ce qu’elle avait dit Ă  Jupien ? L’avait-elle dit seulement pour brouiller Jupien avec moi, peut-ĂȘtre pour qu’on ne prĂźt pas la fille de Jupien pour la remplacer ? Toujours est-il que je compris l’impossibilitĂ© de savoir d’une maniĂšre directe et certaine si Françoise m’aimait ou me dĂ©testait. Et ainsi ce fut elle qui la premiĂšre me donna l’idĂ©e qu’une personne n’est pas, comme j’avais cru, claire et immobile devant nous avec ses qualitĂ©s, ses dĂ©fauts, ses projets, ses intentions Ă  notre Ă©gard comme un jardin qu’on regarde, avec toutes ses plates-bandes, Ă  travers une grille mais est une ombre oĂč nous ne pouvons jamais pĂ©nĂ©trer, pour laquelle il n’existe pas de connaissance directe, au sujet de quoi nous nous faisons des croyances nombreuses Ă  l’aide de paroles et mĂȘme d’actions, lesquelles les unes et les autres ne nous donnent que des renseignements insuffisants et d’ailleurs contradictoires, une ombre oĂč nous pouvons tour Ă  tour imaginer, avec autant de vraisemblance, que brillent la haine et l’amour. J’aimais vraiment Mme de Guermantes. Le plus grand bonheur que j’eusse pu demander Ă  Dieu eĂ»t Ă©tĂ© de faire fondre sur elle toutes les calamitĂ©s, et que ruinĂ©e, dĂ©considĂ©rĂ©e, dĂ©pouillĂ©e de tous les privilĂšges qui me sĂ©paraient d’elle, n’ayant plus de maison oĂč habiter ni de gens qui consentissent Ă  la saluer, elle vĂźnt me demander asile. Je l’imaginais le faisant. Et mĂȘme les soirs oĂč quelque changement dans l’atmosphĂšre ou dans ma propre santĂ© amenait dans ma conscience quelque rouleau oubliĂ© sur lequel Ă©taient inscrites des impressions d’autrefois, au lieu de profiter des forces de renouvellement qui venaient de naĂźtre en moi, au lieu de les employer Ă  dĂ©chiffrer en moi-mĂȘme des pensĂ©es qui d’habitude m’échappaient, au lieu de me mettre enfin au travail, je prĂ©fĂ©rais parler tout haut, penser d’une maniĂšre mouvementĂ©e, extĂ©rieure, qui n’était qu’un discours et une gesticulation inutiles, tout un roman purement d’aventures, stĂ©rile et sans vĂ©ritĂ©, oĂč la duchesse, tombĂ©e dans la misĂšre, venait m’implorer, moi qui Ă©tais devenu par suite de circonstances inverses riche et puissant. Et quand j’avais passĂ© des heures ainsi Ă  imaginer des circonstances, Ă  prononcer les phrases que je dirais Ă  la duchesse en l’accueillant sous mon toit, la situation restait la mĂȘme ; j’avais, hĂ©las, dans la rĂ©alitĂ©, choisi prĂ©cisĂ©ment pour l’aimer la femme qui rĂ©unissait peut-ĂȘtre le plus d’avantages diffĂ©rents et aux yeux de qui, Ă  cause de cela, je ne pouvais espĂ©rer avoir aucun prestige ; car elle Ă©tait aussi riche que le plus riche qui n’eĂ»t pas Ă©tĂ© noble ; sans compter ce charme personnel qui la mettait Ă  la mode, en faisait entre toutes une sorte de reine. Je sentais que je lui dĂ©plaisais en allant chaque matin au-devant d’elle ; mais si mĂȘme j’avais eu le courage de rester deux ou trois jours sans le faire, peut-ĂȘtre cette abstention qui eĂ»t reprĂ©sentĂ© pour moi un tel sacrifice, Mme de Guermantes ne l’eĂ»t pas remarquĂ©e, ou l’aurait attribuĂ©e Ă  quelque empĂȘchement indĂ©pendant de ma volontĂ©. Et en effet je n’aurais pu rĂ©ussir Ă  cesser d’aller sur sa route qu’en m’arrangeant Ă  ĂȘtre dans l’impossibilitĂ© de le faire, car le besoin sans cesse renaissant de la rencontrer, d’ĂȘtre pendant un instant l’objet de son attention, la personne Ă  qui s’adressait son salut, ce besoin-lĂ  Ă©tait plus fort que l’ennui de lui dĂ©plaire. Il aurait fallu m’éloigner pour quelque temps ; je n’en avais pas le courage. J’y songeais quelquefois. Je disais alors Ă  Françoise de faire mes malles, puis aussitĂŽt aprĂšs de les dĂ©faire. Et comme le dĂ©mon du pastiche, et de ne pas paraĂźtre vieux jeu, altĂšre la forme la plus naturelle et la plus sĂ»re de soi, Françoise, empruntant cette expression au vocabulaire de sa fille, disait que j’étais dingo. Elle n’aimait pas cela, elle disait que je balançais » toujours, car elle usait, quand elle ne voulait pas rivaliser avec les modernes, du langage de Saint-Simon. Il est vrai qu’elle aimait encore moins quand je parlais en maĂźtre. Elle savait que cela ne m’était pas naturel et ne me seyait pas, ce qu’elle traduisait en disant que le voulu ne m’allait pas ». Je n’aurais eu le courage de partir que dans une direction qui me rapprochĂąt de Mme de Guermantes. Ce n’était pas chose impossible. Ne serait-ce pas en effet me trouver plus prĂšs d’elle que je ne l’étais le matin dans la rue, solitaire, humiliĂ©, sentant que pas une seule des pensĂ©es que j’aurais voulu lui adresser n’arrivait jamais jusqu’à elle, dans ce piĂ©tinement sur place de mes promenades, qui pourraient durer indĂ©finiment sans m’avancer en rien, si j’allais Ă  beaucoup de lieues de Mme de Guermantes, mais chez quelqu’un qu’elle connĂ»t, qu’elle sĂ»t difficile dans le choix de ses relations et qui m’apprĂ©ciĂąt, qui pourrait lui parler de moi, et sinon obtenir d’elle ce que je voulais, au moins le lui faire savoir, quelqu’un grĂące Ă  qui, en tout cas, rien que parce que j’envisagerais avec lui s’il pourrait se charger ou non de tel ou tel message auprĂšs d’elle, je donnerais Ă  mes songeries solitaires et muettes une forme nouvelle, parlĂ©e, active, qui me semblerait un progrĂšs, presque une rĂ©alisation. Ce qu’elle faisait durant la vie mystĂ©rieuse de la Guermantes » qu’elle Ă©tait, cela, qui Ă©tait l’objet de ma rĂȘverie constante, y intervenir, mĂȘme de façon indirecte, comme avec un levier, en mettant en Ɠuvre quelqu’un Ă  qui ne fussent pas interdits l’hĂŽtel de la duchesse, ses soirĂ©es, la conversation prolongĂ©e avec elle, ne serait-ce pas un contact plus distant mais plus effectif que ma contemplation dans la rue tous les matins ? L’amitiĂ©, l’admiration que Saint-Loup avait pour moi, me semblaient immĂ©ritĂ©es et m’étaient restĂ©es indiffĂ©rentes. Tout d’un coup j’y attachai du prix, j’aurais voulu qu’il les rĂ©vĂ©lĂąt Ă  Mme de Guermantes, j’aurais Ă©tĂ© capable de lui demander de le faire. Car dĂšs qu’on est amoureux, tous les petits privilĂšges inconnus qu’on possĂšde, on voudrait pouvoir les divulguer Ă  la femme qu’on aime, comme font dans la vie les dĂ©shĂ©ritĂ©s et les fĂącheux. On souffre qu’elle les ignore, on cherche Ă  se consoler en se disant que justement parce qu’ils ne sont jamais visibles, peut-ĂȘtre ajoute-t-elle Ă  l’idĂ©e qu’elle a de vous cette possibilitĂ© d’avantages qu’on ne sait pas. Saint-Loup ne pouvait pas depuis longtemps venir Ă  Paris, soit, comme il le disait, Ă  cause des exigences de son mĂ©tier, soit plutĂŽt Ă  cause de chagrins que lui causait sa maĂźtresse avec laquelle il avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© deux fois sur le point de rompre. Il m’avait souvent dit le bien que je lui ferais en allant le voir dans cette garnison dont, le surlendemain du jour oĂč il avait quittĂ© Balbec, le nom m’avait causĂ© tant de joie quand je l’avais lu sur l’enveloppe de la premiĂšre lettre que j’eusse reçue de mon ami. C’était, moins loin de Balbec que le paysage tout terrien ne l’aurait fait croire, une de ces petites citĂ©s aristocratiques et militaires, entourĂ©es d’une campagne Ă©tendue oĂč, par les beaux jours, flotte si souvent dans le lointain une sorte de buĂ©e sonore intermittente qui — comme un rideau de peupliers par ses sinuositĂ©s dessine le cours d’une riviĂšre qu’on ne voit pas — rĂ©vĂšle les changements de place d’un rĂ©giment Ă  la manƓuvre, que l’atmosphĂšre mĂȘme des rues, des avenues et des places, a fini par contracter une sorte de perpĂ©tuelle vibratilitĂ© musicale et guerriĂšre, et que le bruit le plus grossier de chariot ou de tramway s’y prolonge en vagues appels de clairon, ressassĂ©s indĂ©finiment aux oreilles hallucinĂ©es par le silence. Elle n’était pas situĂ©e tellement loin de Paris que je ne pusse, en descendant du rapide, rentrer, retrouver ma mĂšre et ma grand’mĂšre et coucher dans mon lit. AussitĂŽt que je l’eus compris, troublĂ© d’un douloureux dĂ©sir, j’eus trop peu de volontĂ© pour dĂ©cider de ne pas revenir Ă  Paris et de rester dans la ville ; mais trop peu aussi pour empĂȘcher un employĂ© de porter ma valise jusqu’à un fiacre et pour ne pas prendre, en marchant derriĂšre lui, l’ñme dĂ©pourvue d’un voyageur qui surveille ses affaires et qu’aucune grand’mĂšre n’attend, pour ne pas monter dans la voiture avec la dĂ©sinvolture de quelqu’un qui, ayant cessĂ© de penser Ă  ce qu’il veut, a l’air de savoir ce qu’il veut, et ne pas donner au cocher l’adresse du quartier de cavalerie. Je pensais que Saint-Loup viendrait coucher cette nuit-lĂ  Ă  l’hĂŽtel oĂč je descendrais afin de me rendre moins angoissant le premier contact avec cette ville inconnue. Un homme de garde alla le chercher, et je l’attendis Ă  la porte du quartier, devant ce grand vaisseau tout retentissant du vent de novembre, et d’oĂč, Ă  chaque instant, car c’était six heures du soir, des hommes sortaient deux par deux dans la rue, titubant comme s’ils descendaient Ă  terre dans quelque port exotique oĂč ils eussent momentanĂ©ment stationnĂ©. Saint-Loup arriva, remuant dans tous les sens, laissant voler son monocle devant lui ; je n’avais pas fait dire mon nom, j’étais impatient de jouir de sa surprise et de sa joie. — Ah ! quel ennui, s’écria-t-il en m’apercevant tout Ă  coup et en devenant rouge jusqu’aux oreilles, je viens de prendre la semaine et je ne pourrai pas sortir avant huit jours ! Et prĂ©occupĂ© par l’idĂ©e de me voir passer seul cette premiĂšre nuit, car il connaissait mieux que personne mes angoisses du soir qu’il avait souvent remarquĂ©es et adoucies Ă  Balbec, il interrompait ses plaintes pour se retourner vers moi, m’adresser de petits sourires, de tendres regards inĂ©gaux, les uns venant directement de son Ɠil, les autres Ă  travers son monocle, et qui tous Ă©taient une allusion Ă  l’émotion qu’il avait de me revoir, une allusion aussi Ă  cette chose importante que je ne comprenais toujours pas mais qui m’importait maintenant, notre amitiĂ©. — Mon Dieu ! et oĂč allez-vous coucher ? Vraiment, je ne vous conseille pas l’hĂŽtel oĂč nous prenons pension, c’est Ă  cĂŽtĂ© de l’Exposition oĂč des fĂȘtes vont commencer, vous auriez un monde fou. Non, il vaudrait mieux l’hĂŽtel de Flandre, c’est un ancien petit palais du XVIIIe siĂšcle avec de vieilles tapisseries. Ça fait » assez vieille demeure historique ». Saint-Loup employait Ă  tout propos ce mot de faire » pour avoir l’air », parce que la langue parlĂ©e, comme la langue Ă©crite, Ă©prouve de temps en temps le besoin de ces altĂ©rations du sens des mots, de ces raffinements d’expression. Et de mĂȘme que souvent les journalistes ignorent de quelle Ă©cole littĂ©raire proviennent les Ă©lĂ©gances » dont ils usent, de mĂȘme le vocabulaire, la diction mĂȘme de Saint-Loup Ă©taient faits de l’imitation de trois esthĂštes diffĂ©rents dont il ne connaissait aucun, mais dont ces modes de langage lui avaient Ă©tĂ© indirectement inculquĂ©s. D’ailleurs, conclut-il, cet hĂŽtel est assez adaptĂ© Ă  votre hyperesthĂ©sie auditive. Vous n’aurez pas de voisins. Je reconnais que c’est un piĂštre avantage, et comme en somme un autre voyageur peut y arriver demain, cela ne vaudrait pas la peine de choisir cet hĂŽtel-lĂ  pour des rĂ©sultats de prĂ©caritĂ©. Non, c’est Ă  cause de l’aspect que je vous le recommande. Les chambres sont assez sympathiques, tous les meubles anciens et confortables, ça a quelque chose de rassurant. » Mais pour moi, moins artiste que Saint-Loup, le plaisir que peut donner une jolie maison Ă©tait superficiel, presque nul, et ne pouvait pas calmer mon angoisse commençante, aussi pĂ©nible que celle que j’avais jadis Ă  Combray quand ma mĂšre ne venait pas me dire bonsoir ou celle que j’avais ressentie le jour de mon arrivĂ©e Ă  Balbec dans la chambre trop haute qui sentait le vĂ©tiver. Saint-Loup le comprit Ă  mon regard fixe. — Mais vous vous en fichez bien, mon pauvre petit, de ce joli palais, vous ĂȘtes tout pĂąle ; moi, comme une grande brute, je vous parle de tapisseries que vous n’aurez pas mĂȘme le cƓur de regarder. Je connais la chambre oĂč on vous mettrait, personnellement je la trouve trĂšs gaie, mais je me rends bien compte que pour vous avec votre sensibilitĂ© ce n’est pas pareil. Ne croyez pas que je ne vous comprenne pas, moi je ne ressens pas la mĂȘme chose, mais je me mets bien Ă  votre place. Un sous-officier qui essayait un cheval dans la cour, trĂšs occupĂ© Ă  le faire sauter, ne rĂ©pondant pas aux saluts des soldats, mais envoyant des bordĂ©es d’injures Ă  ceux qui se mettaient sur son chemin, adressa Ă  ce moment un sourire Ă  Saint-Loup et, s’apercevant alors que celui-ci avait un ami avec lui, salua. Mais son cheval se dressa de toute sa hauteur, Ă©cumant. Saint-Loup se jeta Ă  sa tĂȘte, le prit par la bride, rĂ©ussit Ă  le calmer et revint Ă  moi. — Oui, me dit-il, je vous assure que je me rends compte, que je souffre de ce que vous Ă©prouvez ; je suis malheureux, ajouta-t-il, en posant affectueusement sa main sur mon Ă©paule, de penser que si j’avais pu rester prĂšs de vous, peut-ĂȘtre j’aurais pu, en causant avec vous jusqu’au matin, vous ĂŽter un peu de votre tristesse. Je vous prĂȘterais bien des livres, mais vous ne pourrez pas lire si vous ĂȘtes comme cela. Et jamais je n’obtiendrai de me faire remplacer ici ; voilĂ  deux fois de suite que je l’ai fait parce que ma gosse Ă©tait venue. Et il fronçait le sourcil Ă  cause de son ennui et aussi de sa contention Ă  chercher, comme un mĂ©decin, quel remĂšde il pourrait appliquer Ă  mon mal. — Cours donc faire du feu dans ma chambre, dit-il Ă  un soldat qui passait. Allons, plus vite que ça, grouille-toi. Puis, de nouveau, il se dĂ©tournait vers moi, et le monocle et le regard myope faisaient allusion Ă  notre grande amitiĂ© — Non ! vous ici, dans ce quartier oĂč j’ai tant pensĂ© Ă  vous, je ne peux pas en croire mes yeux, je crois que je rĂȘve. En somme, la santĂ©, cela va-t-il plutĂŽt mieux ? Vous allez me raconter tout cela tout Ă  l’heure. Nous allons monter chez moi, ne restons pas trop dans la cour, il fait un bon dieu de vent, moi je ne le sens mĂȘme plus, mais pour vous qui n’ĂȘtes pas habituĂ©, j’ai peur que vous n’ayez froid. Et le travail, vous y ĂȘtes-vous mis ? Non ? que vous ĂȘtes drĂŽle ! Si j’avais vos dispositions, je crois que j’écrirais du matin au soir. Cela vous amuse davantage de ne rien faire. Quel malheur que ce soient les mĂ©diocres comme moi qui soient toujours prĂȘts Ă  travailler et que ceux qui pourraient ne veuillent pas ! Et je ne vous ai pas seulement demandĂ© des nouvelles de Madame votre grand’mĂšre. Son Proudhon ne me quitte pas. Un officier, grand, beau, majestueux, dĂ©boucha Ă  pas lents et solennels d’un escalier. Saint-Loup le salua et immobilisa la perpĂ©tuelle instabilitĂ© de son corps le temps de tenir la main Ă  la hauteur du kĂ©pi. Mais il l’y avait prĂ©cipitĂ©e avec tant de force, se redressant d’un mouvement si sec, et, aussitĂŽt le salut fini, la fit retomber par un dĂ©clanchement si brusque en changeant toutes les positions de l’épaule, de la jambe et du monocle, que ce moment fut moins d’immobilitĂ© que d’une vibrante tension oĂč se neutralisaient les mouvements excessifs qui venaient de se produire et ceux qui allaient commencer. Cependant l’officier, sans se rapprocher, calme, bienveillant, digne, impĂ©rial, reprĂ©sentant en somme tout l’opposĂ© de Saint-Loup, leva, lui aussi, mais sans se hĂąter, la main vers son kĂ©pi. — Il faut que je dise un mot au capitaine, me chuchota Saint-Loup ; soyez assez gentil pour aller m’attendre dans ma chambre, c’est la seconde Ă  droite, au troisiĂšme Ă©tage, je vous rejoins dans un moment. Et, partant au pas de charge, prĂ©cĂ©dĂ© de son monocle qui volait en tous sens, il marcha droit vers le digne et lent capitaine dont on amenait Ă  ce moment le cheval et qui, avant de se prĂ©parer Ă  y monter, donnait quelques ordres avec une noblesse de gestes Ă©tudiĂ©e comme dans quelque tableau historique et s’il allait partir pour une bataille du premier Empire, alors qu’il rentrait simplement chez lui, dans la demeure qu’il avait louĂ©e pour le temps qu’il resterait Ă  DonciĂšres et qui Ă©tait sise sur une place, nommĂ©e, comme par une ironie anticipĂ©e Ă  l’égard de ce napolĂ©onide, Place de la RĂ©publique ! Je m’engageai dans l’escalier, manquant Ă  chaque pas de glisser sur ces marches cloutĂ©es, apercevant des chambrĂ©es aux murs nus, avec le double alignement des lits et des paquetages. On m’indiqua la chambre de Saint-Loup. Je restai un instant devant sa porte fermĂ©e, car j’entendais remuer ; on bougeait une chose, on en laissait tomber une autre ; je sentais que la chambre n’était pas vide et qu’il y avait quelqu’un. Mais ce n’était que le feu allumĂ© qui brĂ»lait. Il ne pouvait pas se tenir tranquille, il dĂ©plaçait les bĂ»ches et fort maladroitement. J’entrai ; il en laissa rouler une, en fit fumer une autre. Et mĂȘme quand il ne bougeait pas, comme les gens vulgaires il faisait tout le temps entendre des bruits qui, du moment que je voyais monter la flamme, se montraient Ă  moi des bruits de feu, mais que, si j’eusse Ă©tĂ© de l’autre cĂŽtĂ© du mur, j’aurais cru venir de quelqu’un qui se mouchait et marchait. Enfin, je m’assis dans la chambre. Des tentures de liberty et de vieilles Ă©toffes allemandes du XVIIIe siĂšcle la prĂ©servaient de l’odeur qu’exhalait le reste du bĂątiment, grossiĂšre, fade et corruptible comme celle du pain bis. C’est lĂ , dans cette chambre charmante, que j’eusse dĂźnĂ© et dormi avec bonheur et avec calme. Saint-Loup y semblait presque prĂ©sent grĂące aux livres de travail qui Ă©taient sur sa table Ă  cĂŽtĂ© des photographies parmi lesquelles je reconnus la mienne et celle de Mme de Guermantes, grĂące au feu qui avait fini par s’habituer Ă  la cheminĂ©e et, comme une bĂȘte couchĂ©e en une attente ardente, silencieuse et fidĂšle, laissait seulement de temps Ă  autre tomber une braise qui s’émiettait, ou lĂ©chait d’une flamme la paroi de la cheminĂ©e. J’entendais le tic tac de la montre de Saint-Loup, laquelle ne devait pas ĂȘtre bien loin de moi. Ce tic tac changeait de place Ă  tout moment, car je ne voyais pas la montre ; il me semblait venir de derriĂšre moi, de devant, d’à droite, d’à gauche, parfois s’éteindre comme s’il Ă©tait trĂšs loin. Tout d’un coup je dĂ©couvris la montre sur la table. Alors j’entendis le tic tac en un lieu fixe d’oĂč il ne bougea plus. Je croyais l’entendre Ă  cet endroit-lĂ  ; je ne l’y entendais pas, je l’y voyais, les sons n’ont pas de lieu. Du moins les rattachons-nous Ă  des mouvements et par lĂ  ont-ils l’utilitĂ© de nous prĂ©venir de ceux-ci, de paraĂźtre les rendre nĂ©cessaires et naturels. Certes il arrive quelquefois qu’un malade auquel on a hermĂ©tiquement bouchĂ© les oreilles n’entende plus le bruit d’un feu pareil Ă  celui qui rabĂąchait en ce moment dans la cheminĂ©e de Saint-Loup, tout en travaillant Ă  faire des tisons et des cendres qu’il laissait ensuite tomber dans sa corbeille, n’entende pas non plus le passage des tramways dont la musique prenait son vol, Ă  intervalles rĂ©guliers, sur la grand’place de DonciĂšres. Alors que le malade lise, et les pages se tourneront silencieusement comme si elles Ă©taient feuilletĂ©es par un dieu. La lourde rumeur d’un bain qu’on prĂ©pare s’attĂ©nue, s’allĂšge et s’éloigne comme un gazouillement cĂ©leste. Le recul du bruit, son amincissement, lui ĂŽtent toute puissance agressive Ă  notre Ă©gard ; affolĂ©s tout Ă  l’heure par des coups de marteau qui semblaient Ă©branler le plafond sur notre tĂȘte, nous nous plaisons maintenant Ă  les recueillir, lĂ©gers, caressants, lointains comme un murmure de feuillages jouant sur la route avec le zĂ©phir. On fait des rĂ©ussites avec des cartes qu’on n’entend pas, si bien qu’on croit ne pas les avoir remuĂ©es, qu’elles bougent d’elles-mĂȘmes et, allant au-devant de notre dĂ©sir de jouer avec elles, se sont mises Ă  jouer avec nous. Et Ă  ce propos on peut se demander si pour l’Amour ajoutons mĂȘme Ă  l’Amour l’amour de la vie, l’amour de la gloire, puisqu’il y a, paraĂźt-il, des gens qui connaissent ces deux derniers sentiments on ne devrait pas agir comme ceux qui, contre le bruit, au lieu d’implorer qu’il cesse, se bouchent les oreilles ; et, Ă  leur imitation, reporter notre attention, notre dĂ©fensive, en nous-mĂȘme, leur donner comme objet Ă  rĂ©duire, non pas l’ĂȘtre extĂ©rieur que nous aimons, mais notre capacitĂ© de souffrir par lui. Pour revenir au son, qu’on Ă©paississe encore les boules qui ferment le conduit auditif, elles obligent au pianissimo la jeune fille qui jouait au-dessus de notre tĂȘte un air turbulent ; qu’on enduise une de ces boules d’une matiĂšre grasse, aussitĂŽt son despotisme est obĂ©i par toute la maison, ses lois mĂȘmes s’étendent au dehors. Le pianissimo ne suffit plus, la boule fait instantanĂ©ment fermer le clavier et la leçon de musique est brusquement finie ; le monsieur qui marchait sur notre tĂȘte cesse d’un seul coup sa ronde ; la circulation des voitures et des tramways est interrompue comme si on attendait un Chef d’État. Et cette attĂ©nuation des sons trouble mĂȘme quelquefois le sommeil au lieu de le protĂ©ger. Hier encore les bruits incessants, en nous dĂ©crivant d’une façon continue les mouvements dans la rue et dans la maison, finissaient par nous endormir comme un livre ennuyeux ; aujourd’hui, Ă  la surface de silence Ă©tendue sur notre sommeil, un heurt plus fort que les autres arrive Ă  se faire entendre, lĂ©ger comme un soupir, sans lien avec aucun autre son, mystĂ©rieux ; et la demande d’explication qu’il exhale suffit Ă  nous Ă©veiller. Que l’on retire pour un instant au malade les cotons superposĂ©s Ă  son tympan, et soudain la lumiĂšre, le plein soleil du son se montre de nouveau, aveuglant, renaĂźt dans l’univers ; Ă  toute vitesse rentre le peuple des bruits exilĂ©s ; on assiste, comme si elles Ă©taient psalmodiĂ©es par des anges musiciens, Ă  la rĂ©surrection des voix. Les rues vides sont remplies pour un instant par les ailes rapides et successives des tramways chanteurs. Dans la chambre elle-mĂȘme, le malade vient de crĂ©er, non pas, comme PromĂ©thĂ©e, le feu, mais le bruit du feu. Et en augmentant, en relĂąchant les tampons d’ouate, c’est comme si on faisait jouer alternativement l’une et l’autre des deux pĂ©dales qu’on a ajoutĂ©es Ă  la sonoritĂ© du monde extĂ©rieur. Seulement il y aussi des suppressions de bruits qui ne sont pas momentanĂ©es. Celui qui est devenu entiĂšrement sourd ne peut mĂȘme pas faire chauffer auprĂšs de lui une bouillotte de lait sans devoir guetter des yeux, sur le couvercle ouvert, le reflet blanc, hyperborĂ©en, pareil Ă  celui d’une tempĂȘte de neige et qui est le signe prĂ©monitoire auquel il est sage d’obĂ©ir en retirant, comme le Seigneur arrĂȘtant les flots, les prises Ă©lectriques ; car dĂ©jĂ  l’Ɠuf ascendant et spasmodique du lait qui bout accomplit sa crue en quelques soulĂšvements obliques, enfle, arrondit quelques voiles Ă  demi chavirĂ©es qu’avait plissĂ©es la crĂšme, en lance dans la tempĂȘte une en nacre et que l’interruption des courants, si l’orage Ă©lectrique est conjurĂ© Ă  temps, fera toutes tournoyer sur elles-mĂȘmes et jettera Ă  la dĂ©rive, changĂ©es en pĂ©tales de magnolia. Mais si le malade n’avait pas pris assez vite les prĂ©cautions nĂ©cessaires, bientĂŽt ses livres et sa montre engloutis, Ă©mergeant Ă  peine d’une mer blanche aprĂšs ce mascaret lactĂ©, il serait obligĂ© d’appeler au secours sa vieille bonne qui, fĂ»t-il lui-mĂȘme un homme politique illustre ou un grand Ă©crivain, lui dirait qu’il n’a pas plus de raison qu’un enfant de cinq ans. À d’autres moments, dans la chambre magique, devant la porte fermĂ©e, une personne qui n’était pas lĂ  tout Ă  l’heure a fait son apparition, c’est un visiteur qu’on n’a pas entendu entrer et qui fait seulement des gestes comme dans un de ces petits théùtres de marionnettes, si reposants pour ceux qui ont pris en dĂ©goĂ»t le langage parlĂ©. Et pour ce sourd total, comme la perte d’un sens ajoute autant de beautĂ© au monde que ne fait son acquisition, c’est avec dĂ©lices qu’il se promĂšne maintenant sur une Terre presque Ă©dĂ©nique oĂč le son n’a pas encore Ă©tĂ© créé. Les plus hautes cascades dĂ©roulent pour ses yeux seuls leur nappe de cristal, plus calmes que la mer immobile, comme des cataractes du Paradis. Comme le bruit Ă©tait pour lui, avant sa surditĂ©, la forme perceptible que revĂȘtait la cause d’un mouvement, les objets remuĂ©s sans bruit semblent l’ĂȘtre sans cause ; dĂ©pouillĂ©s de toute qualitĂ© sonore, ils montrent une activitĂ© spontanĂ©e, ils semblent vivre ; ils remuent, s’immobilisent, prennent feu d’eux-mĂȘmes. D’eux-mĂȘmes ils s’envolent comme les monstres ailĂ©s de la prĂ©histoire. Dans la maison solitaire et sans voisins du sourd, le service qui, avant que l’infirmitĂ© fĂ»t complĂšte, montrait dĂ©jĂ  plus de rĂ©serve, se faisait silencieusement, est assurĂ© maintenant, avec quelque chose de subreptice, par des muets, ainsi qu’il arrive pour un roi de fĂ©erie. Comme sur la scĂšne encore, le monument que le sourd voit de sa fenĂȘtre — caserne, Ă©glise, mairie — n’est qu’un dĂ©cor. Si un jour il vient Ă  s’écrouler, il pourra Ă©mettre un nuage de poussiĂšre et des dĂ©combres visibles ; mais moins matĂ©riel mĂȘme qu’un palais de théùtre dont il n’a pourtant pas la minceur, il tombera dans l’univers magique sans que la chute de ses lourdes pierres de taille ternisse de la vulgaritĂ© d’aucun bruit la chastetĂ© du silence. Celui, bien plus relatif, qui rĂ©gnait dans la petite chambre militaire oĂč je me trouvais depuis un moment, fut rompu. La porte s’ouvrit, et Saint-Loup, laissant tomber son monocle, entra vivement. — Ah ! Robert, qu’on est bien chez vous, lui dis-je ; comme il serait bon qu’il fĂ»t permis d’y dĂźner et d’y coucher ! Et en effet, si cela n’avait pas Ă©tĂ© dĂ©fendu, quel repos sans tristesse j’aurais goĂ»tĂ© lĂ , protĂ©gĂ© par cette atmosphĂšre de tranquillitĂ©, de vigilance et de gaietĂ© qu’entretenaient mille volontĂ©s rĂ©glĂ©es et sans inquiĂ©tude, mille esprits insouciants, dans cette grande communautĂ© qu’est une caserne oĂč, le temps ayant pris la forme de l’action, la triste cloche des heures Ă©tait remplacĂ©e par la mĂȘme joyeuse fanfare de ces appels dont Ă©tait perpĂ©tuellement tenu en suspens sur les pavĂ©s de la ville, Ă©miettĂ© et pulvĂ©rulent, le souvenir sonore ; — voix sĂ»re d’ĂȘtre Ă©coutĂ©e, et musicale, parce qu’elle n’était pas seulement le commandement de l’autoritĂ© Ă  l’obĂ©issance mais aussi de la sagesse au bonheur. — Ah ! vous aimeriez mieux coucher ici prĂšs de moi que de partir seul Ă  l’hĂŽtel, me dit Saint-Loup en riant. — Oh ! Robert, vous ĂȘtes cruel de prendre cela avec ironie, lui dis-je, puisque vous savez que c’est impossible et que je vais tant souffrir lĂ -bas. — Eh bien ! vous me flattez, me dit-il, car j’ai justement eu, de moi-mĂȘme, cette idĂ©e que vous aimeriez mieux rester ici ce soir. Et c’est prĂ©cisĂ©ment cela que j’étais allĂ© demander au capitaine. — Et il a permis ? m’écriai-je. — Sans aucune difficultĂ©. — Oh ! je l’adore ! — Non, c’est trop. Maintenant laissez-moi appeler mon ordonnance pour qu’il s’occupe de notre dĂźner, ajouta-t-il, pendant que je me dĂ©tournais pour cacher mes larmes. Plusieurs fois entrĂšrent l’un ou l’autre des camarades de Saint-Loup. Il les jetait Ă  la porte. — Allons, fous le camp. Je lui demandais de les laisser rester. — Mais non, ils vous assommeraient ce sont des ĂȘtres tout Ă  fait incultes, qui ne peuvent parler que courses, si ce n’est pansage. Et puis, mĂȘme pour moi, ils me gĂąteraient ces instants si prĂ©cieux que j’ai tant dĂ©sirĂ©s. Remarquez que si je parle de la mĂ©diocritĂ© de mes camarades, ce n’est pas que tout ce qui est militaire manque d’intellectualitĂ©. Bien loin de lĂ . Nous avons un commandant qui est un homme admirable. Il a fait un cours oĂč l’histoire militaire est traitĂ©e comme une dĂ©monstration, comme une espĂšce d’algĂšbre. MĂȘme esthĂ©tiquement, c’est d’une beautĂ© tour Ă  tour inductive et dĂ©ductive Ă  laquelle vous ne seriez pas insensible. — Ce n’est pas le capitaine qui m’a permis de rester ici ? — Non, Dieu merci, car l’homme que vous adorez » pour peu de chose est le plus grand imbĂ©cile que la terre ait jamais portĂ©. Il est parfait pour s’occuper de l’ordinaire et de la tenue de ses hommes ; il passe des heures avec le marĂ©chal des logis chef et le maĂźtre tailleur. VoilĂ  sa mentalitĂ©. Il mĂ©prise d’ailleurs beaucoup, comme tout le monde, l’admirable commandant dont je vous parle. Personne ne frĂ©quente celui-lĂ , parce qu’il est franc-maçon et ne va pas Ă  confesse. Jamais le Prince de Borodino ne recevrait chez lui ce petit bourgeois. Et c’est tout de mĂȘme un fameux culot de la part d’un homme dont l’arriĂšre-grand-pĂšre Ă©tait un petit fermier et qui, sans les guerres de NapolĂ©on, serait probablement fermier aussi. Du reste il se rend bien un peu compte de la situation ni chair ni poisson qu’il a dans la sociĂ©tĂ©. Il va Ă  peine au Jockey, tant il y est gĂȘnĂ©, ce prĂ©tendu prince, ajouta Robert, qui, ayant Ă©tĂ© amenĂ© par un mĂȘme esprit d’imitation Ă  adopter les thĂ©ories sociales de ses maĂźtres et les prĂ©jugĂ©s mondains de ses parents, unissait, sans s’en rendre compte, Ă  l’amour de la dĂ©mocratie le dĂ©dain de la noblesse d’Empire. Je regardais la photographie de sa tante et la pensĂ©e que Saint-Loup possĂ©dant cette photographie, il pourrait peut-ĂȘtre me la donner, me fit le chĂ©rir davantage et souhaiter de lui rendre mille services qui me semblaient peu de choses en Ă©change d’elle. Car cette photographie c’était comme une rencontre de plus ajoutĂ©e Ă  celles que j’avais dĂ©jĂ  faites de Mme de Guermantes ; bien mieux, une rencontre prolongĂ©e, comme si, par un brusque progrĂšs dans nos relations, elle s’était arrĂȘtĂ©e auprĂšs de moi, en chapeau de jardin, et m’avait laissĂ© pour la premiĂšre fois regarder Ă  loisir ce gras de joue, ce tournant de nuque, ce coin de sourcils jusqu’ici voilĂ©s pour moi par la rapiditĂ© de son passage, l’étourdissement de mes impressions, l’inconsistance du souvenir ; et leur contemplation, autant que celle de la gorge et des bras d’une femme que je n’aurais jamais vue qu’en robe montante, m’était une voluptueuse dĂ©couverte, une faveur. Ces lignes qu’il me semblait presque dĂ©fendu de regarder, je pourrais les Ă©tudier lĂ  comme dans un traitĂ© de la seule gĂ©omĂ©trie qui eĂ»t de la valeur pour moi. Plus tard, en regardant Robert, je m’aperçus que lui aussi Ă©tait un peu comme une photographie de sa tante, et par un mystĂšre presque aussi Ă©mouvant pour moi puisque, si sa figure Ă  lui n’avait pas Ă©tĂ© directement produite par sa figure Ă  elle, toutes deux avaient cependant une origine commune. Les traits de la duchesse de Guermantes qui Ă©taient Ă©pinglĂ©s dans ma vision de Combray, le nez en bec de faucon, les yeux perçants, semblaient avoir servi aussi Ă  dĂ©couper — dans un autre exemplaire analogue et mince d’une peau trop fine — la figure de Robert presque superposable Ă  celle de sa tante. Je regardais sur lui avec envie ces traits caractĂ©ristiques des Guermantes, de cette race restĂ©e si particuliĂšre au milieu du monde, oĂč elle ne se perd pas et oĂč elle reste isolĂ©e dans sa gloire divinement ornithologique, car elle semble issue, aux Ăąges de la mythologie, de l’union d’une dĂ©esse et d’un oiseau. Robert, sans en connaĂźtre les causes, Ă©tait touchĂ© de mon attendrissement. Celui-ci d’ailleurs s’augmentait du bien-ĂȘtre causĂ© par la chaleur du feu et par le vin de Champagne qui faisait perler en mĂȘme temps des gouttes de sueur Ă  mon front et des larmes Ă  mes yeux ; il arrosait des perdreaux ; je les mangeais avec l’émerveillement d’un profane, de quelque sorte qu’il soit, quand il trouve dans une certaine vie qu’il ne connaissait pas ce qu’il avait cru qu’elle excluait par exemple d’un libre penseur faisant un dĂźner exquis dans un presbytĂšre. Et le lendemain matin en m’éveillant, j’allai jeter par la fenĂȘtre de Saint-Loup qui, situĂ©e fort haut, donnait sur tout le pays, un regard de curiositĂ© pour faire la connaissance de ma voisine, la campagne, que je n’avais pas pu apercevoir la veille, parce que j’étais arrivĂ© trop tard, Ă  l’heure oĂč elle dormait dĂ©jĂ  dans la nuit. Mais de si bonne heure qu’elle fĂ»t Ă©veillĂ©e, je ne la vis pourtant en ouvrant la croisĂ©e, comme on la voit d’une fenĂȘtre de chĂąteau, du cĂŽtĂ© de l’étang, qu’emmitouflĂ©e encore dans sa douce et blanche robe matinale de brouillard qui ne me laissait presque rien distinguer. Mais je savais qu’avant que les soldats qui s’occupaient des chevaux dans la cour eussent fini leur pansage, elle l’aurait dĂ©vĂȘtue. En attendant je ne pouvais voir qu’une maigre colline, dressant tout contre le quartier son dos dĂ©jĂ  dĂ©pouillĂ© d’ombre, grĂȘle et rugueux. À travers les rideaux ajourĂ©s de givre, je ne quittais pas des yeux cette Ă©trangĂšre qui me regardait pour la premiĂšre fois. Mais quand j’eus pris l’habitude de venir au quartier, la conscience que la colline Ă©tait lĂ , plus rĂ©elle par consĂ©quent, mĂȘme quand je ne la voyais pas, que l’hĂŽtel de Balbec, que notre maison de Paris auxquels je pensais comme Ă  des absents, comme Ă  des morts, c’est-Ă -dire sans plus guĂšre croire Ă  leur existence, fit que, mĂȘme sans que je m’en rendisse compte, sa forme rĂ©verbĂ©rĂ©e se profila toujours sur les moindres impressions que j’eus Ă  DonciĂšres et, pour commencer par ce matin-lĂ , sur la bonne impression de chaleur que me donna le chocolat prĂ©parĂ© par l’ordonnance de Saint-Loup dans cette chambre confortable qui avait l’air d’un centre optique pour regarder la colline l’idĂ©e de faire autre chose que la regarder et de s’y promener Ă©tant rendue impossible par ce mĂȘme brouillard qu’il y avait. Imbibant la forme de la colline, associĂ© au goĂ»t du chocolat et Ă  toute la trame de mes pensĂ©es d’alors, ce brouillard, sans que je pensasse le moins du monde Ă  lui, vint mouiller toutes mes pensĂ©es de ce temps-lĂ , comme tel or inaltĂ©rable et massif Ă©tait restĂ© alliĂ© Ă  mes impressions de Balbec, ou comme la prĂ©sence voisine des escaliers extĂ©rieurs de grĂšs noirĂątre donnait quelque grisaille Ă  mes impressions de Combray. Il ne persista d’ailleurs pas tard dans la matinĂ©e, le soleil commença par user inutilement contre lui quelques flĂšches qui le passementĂšrent de brillants puis en eurent raison. La colline put offrir sa croupe grise aux rayons qui, une heure plus tard, quand je descendis dans la ville, donnaient aux rouges des feuilles d’arbres, aux rouges et aux bleus des affiches Ă©lectorales posĂ©es sur les murs une exaltation qui me soulevait moi-mĂȘme et me faisait battre, en chantant, les pavĂ©s sur lesquels je me retenais pour ne pas bondir de joie. Mais, dĂšs le second jour, il me fallut aller coucher Ă  l’hĂŽtel. Et je savais d’avance que fatalement j’allais y trouver la tristesse. Elle Ă©tait comme un arĂŽme irrespirable que depuis ma naissance exhalait pour moi toute chambre nouvelle, c’est-Ă -dire toute chambre dans celle que j’habitais d’ordinaire, je n’étais pas prĂ©sent, ma pensĂ©e restait ailleurs et Ă  sa place envoyait seulement l’habitude. Mais je ne pouvais charger cette servante moins sensible de s’occuper de mes affaires dans un pays nouveau, oĂč je la prĂ©cĂ©dais, oĂč j’arrivais seul, oĂč il me fallait faire entrer en contact avec les choses ce Moi » que je ne retrouvais qu’à des annĂ©es d’intervalles, mais toujours le mĂȘme, n’ayant pas grandi depuis Combray, depuis ma premiĂšre arrivĂ©e Ă  Balbec, pleurant, sans pouvoir ĂȘtre consolĂ©, sur le coin d’une malle dĂ©faite. Or, je m’étais trompĂ©. Je n’eus pas le temps d’ĂȘtre triste, car je ne fus pas un instant seul. C’est qu’il restait du palais ancien un excĂ©dent de luxe, inutilisable dans un hĂŽtel moderne, et qui, dĂ©tachĂ© de toute affectation pratique, avait pris dans son dĂ©sƓuvrement une sorte de vie couloirs revenant sur leurs pas, dont on croisait Ă  tous moments les allĂ©es et venues sans but, vestibules longs comme des corridors et ornĂ©s comme des salons, qui avaient plutĂŽt l’air d’habiter lĂ  que de faire partie de l’habitation, qu’on n’avait pu faire entrer dans aucun appartement, mais qui rĂŽdaient autour du mien et vinrent tout de suite m’offrir leur compagnie — sorte de voisins oisifs, mais non bruyants, de fantĂŽmes subalternes du passĂ© Ă  qui on avait concĂ©dĂ© de demeurer sans bruit Ă  la porte des chambres qu’on louait, et qui chaque fois que je les trouvais sur mon chemin se montraient pour moi d’une prĂ©venance silencieuse. En somme, l’idĂ©e d’un logis, simple contenant de notre existence actuelle et nous prĂ©servant seulement du froid, de la vue des autres, Ă©tait absolument inapplicable Ă  cette demeure, ensemble de piĂšces, aussi rĂ©elles qu’une colonie de personnes, d’une vie il est vrai silencieuse, mais qu’on Ă©tait obligĂ© de rencontrer, d’éviter, d’accueillir, quand on rentrait. On tĂąchait de ne pas dĂ©ranger et on ne pouvait regarder sans respect le grand salon qui avait pris, depuis le XVIIIe siĂšcle, l’habitude de s’étendre entre ses appuis de vieil or, sous les nuages de son plafond peint. Et on Ă©tait pris d’une curiositĂ© plus familiĂšre pour les petites piĂšces qui, sans aucun souci de la symĂ©trie, couraient autour de lui, innombrables, Ă©tonnĂ©es, fuyant en dĂ©sordre jusqu’au jardin oĂč elles descendaient si facilement par trois marches Ă©brĂ©chĂ©es. Si je voulais sortir ou rentrer sans prendre l’ascenseur ni ĂȘtre vu dans le grand escalier, un plus petit, privĂ©, qui ne servait plus, me tendait ses marches si adroitement posĂ©es l’une tout prĂšs de l’autre, qu’il semblait exister dans leur gradation une proportion parfaite du genre de celles qui dans les couleurs, dans les parfums, dans les saveurs, viennent souvent Ă©mouvoir en nous une sensualitĂ© particuliĂšre. Mais celle qu’il y a Ă  monter et Ă  descendre, il m’avait fallu venir ici pour la connaĂźtre, comme jadis dans une station alpestre pour savoir que l’acte, habituellement non perçu, de respirer, peut ĂȘtre une constante voluptĂ©. Je reçus cette dispense d’effort que nous accordent seules les choses dont nous avons un long usage, quand je posai mes pieds pour la premiĂšre fois sur ces marches, familiĂšres avant d’ĂȘtre connues, comme si elles possĂ©daient, peut-ĂȘtre dĂ©posĂ©e, incorporĂ©e en elles par les maĂźtres d’autrefois qu’elles accueillaient chaque jour, la douceur anticipĂ©e d’habitudes que je n’avais pas contractĂ©es encore et qui mĂȘme ne pourraient que s’affaiblir quand elles seraient devenues miennes. J’ouvris une chambre, la double porte se referma derriĂšre moi, la draperie fit entrer un silence sur lequel je me sentis comme une sorte d’enivrante royautĂ© ; une cheminĂ©e de marbre ornĂ©e de cuivres ciselĂ©s, dont on aurait eu tort de croire qu’elle ne savait que reprĂ©senter l’art du Directoire, me faisait du feu, et un petit fauteuil bas sur pieds m’aida Ă  me chauffer aussi confortablement que si j’eusse Ă©tĂ© assis sur le tapis. Les murs Ă©treignaient la chambre, la sĂ©parant du reste du monde et, pour y laisser entrer, y enfermer ce qui la faisait complĂšte, s’écartaient devant la bibliothĂšque, rĂ©servaient l’enfoncement du lit des deux cĂŽtĂ©s duquel des colonnes soutenaient lĂ©gĂšrement le plafond surĂ©levĂ© de l’alcĂŽve. Et la chambre Ă©tait prolongĂ©e dans le sens de la profondeur par deux cabinets aussi larges qu’elle, dont le dernier suspendait Ă  son mur, pour parfumer le recueillement qu’on y vient chercher, un voluptueux rosaire de grains d’iris ; les portes, si je les laissais ouvertes pendant que je me retirais dans ce dernier retrait, ne se contentaient pas de le tripler, sans qu’il cessĂąt d’ĂȘtre harmonieux, et ne faisaient pas seulement goĂ»ter Ă  mon regard le plaisir de l’étendue aprĂšs celui de la concentration, mais encore ajoutaient, au plaisir de ma solitude, qui restait inviolable et cessait d’ĂȘtre enclose, le sentiment de la libertĂ©. Ce rĂ©duit donnait sur une cour, belle solitaire que je fus heureux d’avoir pour voisine quand, le lendemain matin, je la dĂ©couvris, captive entre ses hauts murs oĂč ne prenait jour aucune fenĂȘtre, et n’ayant que deux arbres jaunis qui suffisaient Ă  donner une douceur mauve au ciel pur. Avant de me coucher, je voulus sortir de ma chambre pour explorer tout mon fĂ©erique domaine. Je marchai en suivant une longue galerie qui me fit successivement hommage de tout ce qu’elle avait Ă  m’offrir si je n’avais pas sommeil, un fauteuil placĂ© dans un coin, une Ă©pinette, sur une console un pot de faĂŻence bleu rempli de cinĂ©raires, et dans un cadre ancien le fantĂŽme d’une dame d’autrefois aux cheveux poudrĂ©s mĂȘlĂ©s de fleurs bleues et tenant Ă  la main un bouquet d’Ɠillets. ArrivĂ© au bout, son mur plein oĂč ne s’ouvrait aucune porte me dit naĂŻvement Maintenant il faut revenir, mais tu vois, tu es chez toi », tandis que le tapis moelleux ajoutait pour ne pas demeurer en reste que, si je ne dormais pas cette nuit, je pourrais trĂšs bien venir nu-pieds, et que les fenĂȘtres sans volets qui regardaient la campagne m’assuraient qu’elles passeraient une nuit blanche et qu’en venant Ă  l’heure que je voudrais je n’avais Ă  craindre de rĂ©veiller personne. Et derriĂšre une tenture je surpris seulement un petit cabinet qui, arrĂȘtĂ© par la muraille et ne pouvant se sauver, s’était cachĂ© lĂ , tout penaud, et me regardait avec effroi de son Ɠil-de-bƓuf rendu bleu par le clair de lune. Je me couchai, mais la prĂ©sence de l’édredon, des colonnettes, de la petite cheminĂ©e, en mettant mon attention Ă  un cran oĂč elle n’était pas Ă  Paris, m’empĂȘcha de me livrer au traintrain habituel de mes rĂȘvasseries. Et comme c’est cet Ă©tat particulier de l’attention qui enveloppe le sommeil et agit sur lui, le modifie, le met de plain-pied avec telle ou telle sĂ©rie de nos souvenirs, les images qui remplirent mes rĂȘves, cette premiĂšre nuit, furent empruntĂ©es Ă  une mĂ©moire entiĂšrement distincte de celle que mettait d’habitude Ă  contribution mon sommeil. Si j’avais Ă©tĂ© tentĂ© en dormant de me laisser rĂ©entraĂźner vers ma mĂ©moire coutumiĂšre, le lit auquel je n’étais pas habituĂ©, la douce attention que j’étais obligĂ© de prĂȘter Ă  mes positions quand je me retournais, suffisaient Ă  rectifier ou Ă  maintenir le fil nouveau de mes rĂȘves. Il en est du sommeil comme de la perception du monde extĂ©rieur. Il suffit d’une modification dans nos habitudes pour le rendre poĂ©tique, il suffit qu’en nous dĂ©shabillant nous nous soyons endormi sans le vouloir sur notre lit, pour que les dimensions du sommeil soient changĂ©es et sa beautĂ© sentie. On s’éveille, on voit quatre heures Ă  sa montre, ce n’est que quatre heures du matin, mais nous croyons que toute la journĂ©e s’est Ă©coulĂ©e, tant ce sommeil de quelques minutes et que nous n’avions pas cherchĂ© nous a paru descendu du ciel, en vertu de quelque droit divin, Ă©norme et plein comme le globe d’or d’un empereur. Le matin, ennuyĂ© de penser que mon grand-pĂšre Ă©tait prĂȘt et qu’on m’attendait pour partir du cĂŽtĂ© de MĂ©sĂ©glise, je fus Ă©veillĂ© par la fanfare d’un rĂ©giment qui tous les jours passa sous mes fenĂȘtres. Mais deux ou trois fois — et je le dis, car on ne peut bien dĂ©crire la vie des hommes si on ne la fait baigner dans le sommeil oĂč elle plonge et qui, nuit aprĂšs nuit, la contourne comme une presqu’üle est cernĂ©e par la mer — le sommeil interposĂ© fut en moi assez rĂ©sistant pour soutenir le choc de la musique, et je n’entendis rien. Les autres jours il cĂ©da un instant ; mais encore veloutĂ©e d’avoir dormi, ma conscience, comme ces organes prĂ©alablement anesthĂ©siĂ©s, par qui une cautĂ©risation, restĂ©e d’abord insensible, n’est perçue que tout Ă  fait Ă  sa fin et comme une lĂ©gĂšre brĂ»lure, n’était touchĂ©e qu’avec douceur par les pointes aiguĂ«s des fifres qui la caressaient d’un vague et frais gazouillis matinal ; et aprĂšs cette Ă©troite interruption oĂč le silence s’était fait musique, il reprenait avec mon sommeil avant mĂȘme que les dragons eussent fini de passer, me dĂ©robant les derniĂšres gerbes Ă©panouies du bouquet jaillissant et sonore. Et la zone de ma conscience que ses tiges jaillissantes avaient effleurĂ©e Ă©tait si Ă©troite, si circonvenue de sommeil, que plus tard, quand Saint-Loup me demandait si j’avais entendu la musique, je n’étais pas plus certain que le son de la fanfare n’eĂ»t pas Ă©tĂ© aussi imaginaire que celui que j’entendais dans le jour s’élever aprĂšs le moindre bruit au-dessus des pavĂ©s de la ville. Peut-ĂȘtre ne l’avais-je entendu qu’en un rĂȘve, par la crainte d’ĂȘtre rĂ©veillĂ©, ou au contraire de ne pas l’ĂȘtre et de ne pas voir le dĂ©filĂ©. Car souvent quand je restais endormi au moment oĂč j’avais pensĂ© au contraire que le bruit m’aurait rĂ©veillĂ©, pendant une heure encore je croyais l’ĂȘtre, tout en sommeillant, et je me jouais Ă  moi-mĂȘme en minces ombres sur l’écran de mon sommeil les divers spectacles auxquels il m’empĂȘchait, mais auxquels j’avais l’illusion d’assister. Ce qu’on aurait fait le jour, il arrive en effet, le sommeil venant, qu’on ne l’accomplisse qu’en rĂȘve, c’est-Ă -dire aprĂšs l’inflexion de l’ensommeillement, en suivant une autre voie qu’on n’eĂ»t fait Ă©veillĂ©. La mĂȘme histoire tourne et a une autre fin. MalgrĂ© tout, le monde dans lequel on vit pendant le sommeil est tellement diffĂ©rent, que ceux qui ont de la peine Ă  s’endormir cherchent avant tout Ă  sortir du nĂŽtre. AprĂšs avoir dĂ©sespĂ©rĂ©ment, pendant des heures, les yeux clos, roulĂ© des pensĂ©es pareilles Ă  celles qu’ils auraient eues les yeux ouverts, ils reprennent courage s’ils s’aperçoivent que la minute prĂ©cĂ©dente a Ă©tĂ© toute alourdie d’un raisonnement en contradiction formelle avec les lois de la logique et l’évidence du prĂ©sent, cette courte absence » signifiant que la porte est ouverte par laquelle ils pourront peut-ĂȘtre s’échapper tout Ă  l’heure de la perception du rĂ©el, aller faire une halte plus ou moins loin de lui, ce qui leur donnera un plus ou moins bon » sommeil. Mais un grand pas est dĂ©jĂ  fait quand on tourne le dos au rĂ©el, quand on atteint les premiers antres oĂč les autosuggestions » prĂ©parent comme des sorciĂšres l’infernal fricot des maladies imaginaires ou de la recrudescence des maladies nerveuses, et guettent l’heure oĂč les crises remontĂ©es pendant le sommeil inconscient se dĂ©clancheront assez fortes pour le faire cesser. Non loin de lĂ  est le jardin rĂ©servĂ© oĂč croissent comme des fleurs inconnues les sommeils si diffĂ©rents les uns des autres, sommeil du datura, du chanvre indien, des multiples extraits de l’éther, sommeil de la belladone, de l’opium, de la valĂ©riane, fleurs qui restent closes jusqu’au jour oĂč l’inconnu prĂ©destinĂ© viendra les toucher, les Ă©panouir, et pour de longues heures dĂ©gager l’arĂŽme de leurs rĂȘves particuliers en un ĂȘtre Ă©merveillĂ© et surpris. Au fond du jardin est le couvent aux fenĂȘtres ouvertes oĂč l’on entend rĂ©pĂ©ter les leçons apprises avant de s’endormir et qu’on ne saura qu’au rĂ©veil ; tandis que, prĂ©sage de celui-ci, fait rĂ©sonner son tic tac ce rĂ©veille-matin intĂ©rieur que notre prĂ©occupation a rĂ©glĂ© si bien que, quand notre mĂ©nagĂšre viendra nous dire il est sept heures, elle nous trouvera dĂ©jĂ  prĂȘt. Aux parois obscures de cette chambre qui s’ouvre sur les rĂȘves, et oĂč travaille sans cesse cet oubli des chagrins amoureux duquel est parfois interrompue et dĂ©faite par un cauchemar plein de rĂ©miniscences la tĂąche vite recommencĂ©e, pendent, mĂȘme aprĂšs qu’on est rĂ©veillĂ©, les souvenirs des songes, mais si entĂ©nĂ©brĂ©s que souvent nous ne les apercevons pour la premiĂšre fois qu’en pleine aprĂšs-midi quand le rayon d’une idĂ©e similaire vient fortuitement les frapper ; quelques-uns dĂ©jĂ , harmonieusement clairs pendant qu’on dormait, mais devenus si mĂ©connaissables que, ne les ayant pas reconnus, nous ne pouvons que nous hĂąter de les rendre Ă  la terre, ainsi que des morts trop vite dĂ©composĂ©s ou que des objets si gravement atteints et prĂšs de la poussiĂšre que le restaurateur le plus habile ne pourrait leur rendre une forme, et rien en tirer. PrĂšs de la grille est la carriĂšre oĂč les sommeils profonds viennent chercher des substances qui imprĂšgnent la tĂȘte d’enduits si durs que, pour Ă©veiller le dormeur, sa propre volontĂ© est obligĂ©e, mĂȘme dans un matin d’or, de frapper Ă  grands coups de hache, comme un jeune Siegfried. Au delĂ  encore sont les cauchemars dont les mĂ©decins prĂ©tendent stupidement qu’ils fatiguent plus que l’insomnie, alors qu’ils permettent au contraire au penseur de s’évader de l’attention ; les cauchemars avec leurs albums fantaisistes, oĂč nos parents qui sont morts viennent de subir un grave accident qui n’exclut pas une guĂ©rison prochaine. En attendant nous les tenons dans une petite cage Ă  rats, oĂč ils sont plus petits que des souris blanches et, couverts de gros boutons rouges, plantĂ©s chacun d’une plume, nous tiennent des discours cicĂ©roniens. À cĂŽtĂ© de cet album est le disque tournant du rĂ©veil grĂące auquel nous subissons un instant l’ennui d’avoir Ă  rentrer tout Ă  l’heure dans une maison qui est dĂ©truite depuis cinquante ans, et dont l’image est effacĂ©e, au fur et Ă  mesure que le sommeil s’éloigne, par plusieurs autres, avant que nous arrivions Ă  celle qui ne se prĂ©sente qu’une fois le disque arrĂȘtĂ© et qui coĂŻncide avec celle que nous verrons avec nos yeux ouverts. Quelquefois je n’avais rien entendu, Ă©tant dans un de ces sommeils oĂč l’on tombe comme dans un trou duquel on est tout heureux d’ĂȘtre tirĂ© un peu plus tard, lourd, surnourri, digĂ©rant tout ce que nous ont apportĂ©, pareilles aux nymphes qui nourrissaient Hercule, ces agiles puissances vĂ©gĂ©tatives, Ă  l’activitĂ© redoublĂ©e pendant que nous dormons. On appelle cela un sommeil de plomb ; il semble qu’on soit devenu soi-mĂȘme, pendant quelques instants aprĂšs qu’un tel sommeil a cessĂ©, un simple bonhomme de plomb. On n’est plus personne. Comment, alors, cherchant sa pensĂ©e, sa personnalitĂ© comme on cherche un objet perdu, finit-on par retrouver son propre moi plutĂŽt que tout autre ? Pourquoi, quand on se remet Ă  penser, n’est-ce pas alors une autre personnalitĂ© que l’antĂ©rieure qui s’incarne en nous ? On ne voit pas ce qui dicte le choix et pourquoi, entre les millions d’ĂȘtres humains qu’on pourrait ĂȘtre, c’est sur celui qu’on Ă©tait la veille qu’on met juste la main. Qu’est-ce qui nous guide, quand il y a eu vraiment interruption soit que le sommeil ait Ă©tĂ© complet, ou les rĂȘves entiĂšrement diffĂ©rents de nous ? Il y a eu vraiment mort, comme quand le cƓur a cessĂ© de battre et que des tractions rythmĂ©es de la langue nous raniment. Sans doute la chambre, ne l’eussions-nous vue qu’une fois, Ă©veille-t-elle des souvenirs auxquels de plus anciens sont suspendus. Ou quelques-uns dormaient-ils en nous-mĂȘmes dont nous prenons conscience ? La rĂ©surrection au rĂ©veil — aprĂšs ce bienfaisant accĂšs d’aliĂ©nation mentale qu’est le sommeil — doit ressembler au fond Ă  ce qui se passe quand on retrouve un nom, un vers, un refrain oubliĂ©s. Et peut-ĂȘtre la rĂ©surrection de l’ñme aprĂšs la mort est-elle concevable comme un phĂ©nomĂšne de mĂ©moire. Quand j’avais fini de dormir, attirĂ© par le ciel ensoleillĂ©, mais retenu par la fraĂźcheur de ces derniers matins si lumineux et si froids oĂč commence l’hiver, pour regarder les arbres oĂč les feuilles n’étaient plus indiquĂ©es que par une ou deux touches d’or ou de rose qui semblaient ĂȘtre restĂ©es en l’air, dans une trame invisible, je levais la tĂȘte et tendais le cou tout en gardant le corps Ă  demi cachĂ© dans mes couvertures ; comme une chrysalide en voie de mĂ©tamorphose, j’étais une crĂ©ature double aux diverses parties de laquelle ne convenait pas le mĂȘme milieu ; Ă  mon regard suffisait de la couleur, sans chaleur ; ma poitrine par contre se souciait de chaleur et non de couleur. Je ne me levais que quand mon feu Ă©tait allumĂ© et je regardais le tableau si transparent et si doux de la matinĂ©e mauve et dorĂ©e Ă  laquelle je venais d’ajouter artificiellement les parties de chaleur qui lui manquaient, tisonnant mon feu qui brĂ»lait et fumait comme une bonne pipe et qui me donnait comme elle eĂ»t fait un plaisir Ă  la fois grossier parce qu’il reposait sur un bien-ĂȘtre matĂ©riel et dĂ©licat parce que derriĂšre lui s’estompait une pure vision. Mon cabinet de toilette Ă©tait tendu d’un papier Ă  fond d’un rouge violent que parsemaient des fleurs noires et blanches, auxquelles il semble que j’aurais dĂ» avoir quelque peine Ă  m’habituer. Mais elles ne firent que me paraĂźtre nouvelles, que me forcer Ă  entrer non en conflit mais en contact avec elles, que modifier la gaietĂ© et les chants de mon lever, elles ne firent que me mettre de force au cƓur d’une sorte de coquelicot pour regarder le monde, que je voyais tout autre qu’à Paris, de ce gai paravent qu’était cette maison nouvelle, autrement orientĂ©e que celle de mes parents et oĂč affluait un air pur. Certains jours, j’étais agitĂ© par l’envie de revoir ma grand’mĂšre ou par la peur qu’elle ne fĂ»t souffrante ; ou bien c’était le souvenir de quelque affaire laissĂ©e en train Ă  Paris, et qui ne marchait pas parfois aussi quelque difficultĂ© dans laquelle, mĂȘme ici, j’avais trouvĂ© le moyen de me jeter. L’un ou l’autre de ces soucis m’avait empĂȘchĂ© de dormir, et j’étais sans force contre ma tristesse, qui en un instant remplissait pour moi toute l’existence. Alors, de l’hĂŽtel, j’envoyais quelqu’un au quartier, avec un mot pour Saint-Loup je lui disais que si cela lui Ă©tait matĂ©riellement possible — je savais que c’était trĂšs difficile — il fĂ»t assez bon pour passer un instant. Au bout d’une heure il arrivait ; et en entendant son coup de sonnette je me sentais dĂ©livrĂ© de mes prĂ©occupations. Je savais, que si elles Ă©taient plus fortes que moi, il Ă©tait plus fort qu’elles, et mon attention se dĂ©tachait d’elles et se tournait vers lui qui avait Ă  dĂ©cider. Il venait d’entrer, et dĂ©jĂ  il avait mis autour de moi le plein air oĂč il dĂ©ployait tant d’activitĂ© depuis le matin, milieu vital fort diffĂ©rent de ma chambre et auquel je m’adaptais immĂ©diatement par des rĂ©actions appropriĂ©es. — J’espĂšre que vous ne m’en voulez pas de vous avoir dĂ©rangĂ© ; j’ai quelque chose qui me tourmente, vous avez dĂ» le deviner. — Mais non, j’ai pensĂ© simplement que vous aviez envie de me voir et j’ai trouvĂ© ça trĂšs gentil. J’étais enchantĂ© que vous m’ayez fait demander. Mais quoi ? ça ne va pas, alors ? qu’est-ce qu’il y a pour votre service ? Il Ă©coutait mes explications, me rĂ©pondait avec prĂ©cision ; mais avant mĂȘme qu’il eĂ»t parlĂ©, il m’avait fait semblable Ă  lui ; Ă  cĂŽtĂ© des occupations importantes qui le faisaient si pressĂ©, si alerte, si content, les ennuis qui m’empĂȘchaient tout Ă  l’heure de rester un instant sans souffrir me semblaient, comme Ă  lui, nĂ©gligeables ; j’étais comme un homme qui, ne pouvant ouvrir les yeux depuis plusieurs jours, fait appeler un mĂ©decin lequel avec adresse et douceur lui Ă©carte la paupiĂšre, lui enlĂšve et lui montre un grain de sable ; le malade est guĂ©ri et rassurĂ©. Tous mes tracas se rĂ©solvaient en un tĂ©lĂ©gramme que Saint-Loup se chargeait de faire partir. La vie me semblait si diffĂ©rente, si belle, j’étais inondĂ© d’un tel trop-plein de force que je voulais agir. — Que faites-vous maintenant ? disais-je Ă  Saint-Loup. — Je vais vous quitter, car on part en marche dans trois quarts d’heure et on a besoin de moi. — Alors ça vous a beaucoup gĂȘnĂ© de venir ? — Non, ça ne m’a pas gĂȘnĂ©, le capitaine a Ă©tĂ© trĂšs gentil, il a dit que du moment que c’était pour vous il fallait que je vienne, mais enfin je ne veux pas avoir l’air d’abuser. — Mais si je me levais vite et si j’allais de mon cĂŽtĂ© Ă  l’endroit oĂč vous allez manƓuvrer, cela m’intĂ©resserait beaucoup, et je pourrais peut-ĂȘtre causer avec vous dans les pauses. — Je ne vous le conseille pas ; vous ĂȘtes restĂ© Ă©veillĂ©, vous vous ĂȘtes mis martel en tĂȘte pour une chose qui, je vous assure, est sans aucune consĂ©quence, mais maintenant qu’elle ne vous agite plus, retournez-vous sur votre oreiller et dormez, ce qui sera excellent contre la dĂ©minĂ©ralisation de vos cellules nerveuses ; ne vous endormez pas trop vite parce que notre garce de musique va passer sous vos fenĂȘtres ; mais aussitĂŽt aprĂšs, je pense que vous aurez la paix, et nous nous reverrons ce soir Ă  dĂźner. Mais un peu plus tard j’allai souvent voir le rĂ©giment faire du service en campagne, quand je commençai Ă  m’intĂ©resser aux thĂ©ories militaires que dĂ©veloppaient Ă  dĂźner les amis de Saint-Loup et que cela devint le dĂ©sir de mes journĂ©es de voir de plus prĂšs leurs diffĂ©rents chefs, comme quelqu’un qui fait de la musique sa principale Ă©tude et vit dans les concerts a du plaisir Ă  frĂ©quenter les cafĂ©s oĂč l’on est mĂȘlĂ© Ă  la vie des musiciens de l’orchestre. Pour arriver au terrain de manƓuvres il me fallait faire de grandes marches. Le soir, aprĂšs le dĂźner, l’envie de dormir faisait par moments tomber ma tĂȘte comme un vertige. Le lendemain, je m’apercevais que je n’avais pas plus entendu la fanfare, qu’à Balbec, le lendemain des soirs oĂč Saint-Loup m’avait emmenĂ© dĂźner Ă  Rivebelle, je n’avais entendu le concert de la plage. Et au moment oĂč je voulais me lever, j’en Ă©prouvais dĂ©licieusement l’incapacitĂ© ; je me sentais attachĂ© Ă  un sol invisible et profond par les articulations, que la fatigue me rendait sensibles, de radicelles musculeuses et nourriciĂšres. Je me sentais plein de force, la vie s’étendait plus longue devant moi ; c’est que j’avais reculĂ© jusqu’aux bonnes fatigues de mon enfance Ă  Combray, le lendemain des jours oĂč nous nous Ă©tions promenĂ©s du cĂŽtĂ© de Guermantes. Les poĂštes prĂ©tendent que nous retrouvons un moment ce que nous avons jadis Ă©tĂ© en rentrant dans telle maison, dans un tel jardin oĂč nous avons vĂ©cu jeunes. Ce sont lĂ  pĂšlerinages fort hasardeux et Ă  la suite desquels on compte autant de dĂ©ceptions que de succĂšs. Les lieux fixes, contemporains d’annĂ©es diffĂ©rentes, c’est en nous-mĂȘme qu’il vaut mieux les trouver. C’est Ă  quoi peuvent, dans une certaine mesure, nous servir une grande fatigue que suit une bonne nuit. Celles-lĂ  du moins, pour nous faire descendre dans les galeries les plus souterraines du sommeil, oĂč aucun reflet de la veille, aucune lueur de mĂ©moire n’éclairent plus le monologue intĂ©rieur, si tant est que lui-mĂȘme n’y cesse pas, retournent si bien le sol et le tuf de notre corps qu’elles nous font retrouver, lĂ  oĂč nos muscles plongent et tordent leurs ramifications et aspirent la vie nouvelle, le jardin oĂč nous avons Ă©tĂ© enfant. Il n’y a pas besoin de voyager pour le revoir, il faut descendre pour le retrouver. Ce qui a couvert la terre n’est plus sur elle, mais dessous ; l’excursion ne suffit pas pour visiter la ville morte, les fouilles sont nĂ©cessaires. Mais on verra combien certaines impressions fugitives et fortuites ramĂšnent bien mieux encore vers le passĂ©, avec une prĂ©cision plus fine, d’un vol plus lĂ©ger, plus immatĂ©riel, plus vertigineux, plus infaillible, plus immortel, que ces dislocations organiques. Quelquefois ma fatigue Ă©tait plus grande encore j’avais, sans pouvoir me coucher, suivi les manƓuvres pendant plusieurs jours. Que le retour Ă  l’hĂŽtel Ă©tait alors bĂ©ni ! En entrant dans mon lit, il me semblait avoir enfin Ă©chappĂ© Ă  des enchanteurs, Ă  des sorciers, tels que ceux qui peuplent les romans » aimĂ©s de notre XVIIe siĂšcle. Mon sommeil et ma grasse matinĂ©e du lendemain n’étaient plus qu’un charmant conte de fĂ©es. Charmant ; bienfaisant peut-ĂȘtre aussi. Je me disais que les pires souffrances ont leur lieu d’asile, qu’on peut toujours, Ă  dĂ©faut de mieux, trouver le repos. Ces pensĂ©es me menaient fort loin. Les jours oĂč il y avait repos et oĂč Saint-Loup ne pouvait cependant pas sortir, j’allais souvent le voir au quartier. C’était loin ; il fallait sortir de la ville, franchir le viaduc, des deux cĂŽtĂ©s duquel j’avais une immense vue. Une forte brise soufflait presque toujours sur ces hauts lieux, et emplissait les bĂątiments construits sur trois cĂŽtĂ©s de la cour qui grondaient sans cesse comme un antre des vents. Tandis que, pendant qu’il Ă©tait occupĂ© Ă  quelque service, j’attendais Robert, devant la porte de sa chambre ou au rĂ©fectoire, en causant avec tels de ses amis auxquels il m’avait prĂ©sentĂ© et que je vins ensuite voir quelquefois, mĂȘme quand il ne devait pas ĂȘtre lĂ , voyant par la fenĂȘtre, Ă  cent mĂštres au-dessous de moi, la campagne dĂ©pouillĂ©e mais oĂč çà et lĂ  des semis nouveaux, souvent encore mouillĂ©s de pluie et Ă©clairĂ©s par le soleil, mettaient quelques bandes vertes d’un brillant et d’une limpiditĂ© translucide d’émail, il m’arrivait d’entendre parler de lui ; et je pus bien vite me rendre compte combien il Ă©tait aimĂ© et populaire. Chez plusieurs engagĂ©s, appartenant Ă  d’autres escadrons, jeunes bourgeois riches qui ne voyaient la haute sociĂ©tĂ© aristocratique que du dehors et sans y pĂ©nĂ©trer, la sympathie qu’excitait en eux ce qu’ils savaient du caractĂšre de Saint-Loup se doublait du prestige qu’avait Ă  leurs yeux le jeune homme que souvent, le samedi soir, quand ils venaient en permission Ă  Paris, ils avaient vu souper au CafĂ© de la Paix avec le duc d’UzĂšs et le prince d’OrlĂ©ans. Et Ă  cause de cela, dans sa jolie figure, dans sa façon dĂ©gingandĂ©e de marcher, de saluer, dans le perpĂ©tuel lancĂ© de son monocle, dans la fantaisie » de ses kĂ©pis trop hauts, de ses pantalons d’un drap trop fin et trop rose, ils avaient introduit l’idĂ©e d’un chic » dont ils assuraient qu’étaient dĂ©pourvus les officiers les plus Ă©lĂ©gants du rĂ©giment, mĂȘme le majestueux capitaine Ă  qui j’avais dĂ» de coucher au quartier, lequel semblait, par comparaison, trop solennel et presque commun. L’un disait que le capitaine avait achetĂ© un nouveau cheval. Il peut acheter tous les chevaux qu’il veut. J’ai rencontrĂ© Saint-Loup dimanche matin allĂ©e des Acacias, il monte avec un autre chic ! » rĂ©pondait l’autre, et en connaissance de cause ; car ces jeunes gens appartenaient Ă  une classe qui, si elle ne frĂ©quente pas le mĂȘme personnel mondain, pourtant, grĂące Ă  l’argent et au loisir, ne diffĂšre pas de l’aristocratie dans l’expĂ©rience de toutes celles des Ă©lĂ©gances qui peuvent s’acheter. Tout au plus la leur avait-elle, par exemple en ce qui concernait les vĂȘtements, quelque chose de plus appliquĂ©, de plus impeccable, que cette libre et nĂ©gligente Ă©lĂ©gance de Saint-Loup qui plaisait tant Ă  ma grand’mĂšre. C’était une petite Ă©motion pour ces fils de grands banquiers ou d’agents de change, en train de manger des huĂźtres aprĂšs le théùtre, de voir Ă  une table voisine de la leur le sous-officier Saint-Loup. Et que de rĂ©cits faits au quartier le lundi, en rentrant de permission, par l’un d’eux qui Ă©tait de l’escadron de Robert et Ă  qui il avait dit bonjour trĂšs gentiment » ; par un autre qui n’était pas du mĂȘme escadron, mais qui croyait bien que malgrĂ© cela Saint-Loup l’avait reconnu, car deux ou trois fois il avait braquĂ© son monocle dans sa direction. — Oui, mon frĂšre l’a aperçu Ă  la Paix », disait un autre qui avait passĂ© la journĂ©e chez sa maĂźtresse, il paraĂźt mĂȘme qu’il avait un habit trop large et qui ne tombait pas bien. — Comment Ă©tait son gilet ? — Il n’avait pas de gilet blanc, mais mauve avec des espĂšces de palmes, Ă©poilant ! Pour les anciens hommes du peuple ignorant le Jockey et qui mettaient seulement Saint-Loup dans la catĂ©gorie des sous-officiers trĂšs riches, oĂč ils faisaient entrer tous ceux qui, ruinĂ©s ou non, menaient un certain train, avaient un chiffre assez Ă©levĂ© de revenus ou de dettes et Ă©taient gĂ©nĂ©reux avec les soldats, la dĂ©marche, le monocle, les pantalons, les kĂ©pis de Saint-Loup, s’ils n’y voyaient rien d’aristocratique, n’offraient pas cependant moins d’intĂ©rĂȘt et de signification. Ils reconnaissaient dans ces particularitĂ©s le caractĂšre, le genre qu’ils avaient assignĂ©s une fois pour toutes Ă  ce plus populaire des gradĂ©s du rĂ©giment, maniĂšres pareilles Ă  celles de personne, dĂ©dain de ce que pourraient penser les chefs, et qui leur semblait la consĂ©quence naturelle de sa bontĂ© pour le soldat. Le cafĂ© du matin dans la chambrĂ©e, ou le repos sur les lits pendant l’aprĂšs-midi, paraissaient meilleurs, quand quelque ancien servait Ă  l’escouade gourmande et paresseuse quelque savoureux dĂ©tail sur un kĂ©pi qu’avait Saint-Loup. — Aussi haut comme mon paquetage. — Voyons, vieux, tu veux nous la faire Ă  l’oseille, il ne pouvait pas ĂȘtre aussi haut que ton paquetage, interrompait un jeune licenciĂ© Ăšs lettres qui cherchait, en usant de ce dialecte, Ă  ne pas avoir l’air d’un bleu et, en osant cette contradiction, Ă  se faire confirmer un fait qui l’enchantait. — Ah ! il n’est pas aussi haut que mon paquetage ? Tu l’as mesurĂ© peut-ĂȘtre. Je te dis que le lieutenant-colon le fixait comme s’il voulait le mettre au bloc. Et faut pas croire que mon fameux Saint-Loup s’épatait il allait, il venait, il baissait la tĂȘte, il la relevait, et toujours ce coup du monocle. Faudra voir ce que va dire le capiston. Ah ! il se peut qu’il ne dise rien, mais pour sĂ»r que cela ne lui fera pas plaisir. Mais ce kĂ©pi-lĂ , il n’a encore rien d’épatant. Il paraĂźt que chez lui, en ville, il en a plus de trente. — Comment que tu le sais, vieux ? Par notre sacrĂ© cabot ? demandait le jeune licenciĂ© avec pĂ©dantisme, Ă©talant les nouvelles formes grammaticales qu’il n’avait apprises que de fraĂźche date et dont il Ă©tait fier de parer sa conversation. — Comment que je le sais ? Par son ordonnance, pardi ! — Tu parles qu’en voilĂ  un qui ne doit pas ĂȘtre malheureux ! — Je comprends ! Il a plus de braise que moi, pour sĂ»r ! Et encore il lui donne tous ses effets, et tout et tout. Il n’avait pas Ă  sa suffisance Ă  la cantine. VoilĂ  mon de Saint-Loup qui s’est amenĂ© et le cuistot en a entendu Je veux qu’il soit bien nourri, ça coĂ»tera ce que ça coĂ»tera. » Et l’ancien rachetait l’insignifiance des paroles par l’énergie de l’accent, en une imitation mĂ©diocre qui avait le plus grand succĂšs. Au sortir du quartier je faisais un tour, puis, en attendant le moment oĂč j’allais quotidiennement dĂźner avec Saint-Loup, Ă  l’hĂŽtel oĂč lui et ses amis avaient pris pension, je me dirigeais vers le mien, sitĂŽt le soleil couchĂ©, afin d’avoir deux heures pour me reposer et lire. Sur la place, le soir posait aux toits en poudriĂšre du chĂąteau de petits nuages roses assortis Ă  la couleur des briques et achevait le raccord en adoucissant celles-ci d’un reflet. Un tel courant de vie affluait Ă  mes nerfs qu’aucun de mes mouvements ne pouvait l’épuiser ; chacun de mes pas, aprĂšs avoir touchĂ© un pavĂ© de la place, rebondissait, il me semblait avoir aux talons les ailes de Mercure. L’une des fontaines Ă©tait pleine d’une lueur rouge, et dans l’autre dĂ©jĂ  le clair de lune rendait l’eau de la couleur d’une opale. Entre elles des marmots jouaient, poussaient des cris, dĂ©crivaient des cercles, obĂ©issant Ă  quelque nĂ©cessitĂ© de l’heure, Ă  la façon des martinets ou des chauves-souris. À cĂŽtĂ© de l’hĂŽtel, les anciens palais nationaux et l’orangerie de Louis XVI dans lesquels se trouvaient maintenant la Caisse d’épargne et le corps d’armĂ©e Ă©taient Ă©clairĂ©s du dedans par les ampoules pĂąles et dorĂ©es du gaz dĂ©jĂ  allumĂ© qui, dans le jour encore clair, seyait Ă  ces hautes et vastes fenĂȘtres du XVIIIe siĂšcle oĂč n’était pas encore effacĂ© le dernier reflet du couchant, comme eĂ»t fait Ă  une tĂȘte avivĂ©e de rouge une parure d’écaille blonde, et me persuadait d’aller retrouver mon feu et ma lampe qui, seule dans la façade de l’hĂŽtel que j’habitais, luttait contre le crĂ©puscule et pour laquelle je rentrais, avant qu’il fĂ»t tout Ă  fait nuit, par plaisir, comme on fait pour le goĂ»ter. Je gardais, dans mon logis, la mĂȘme plĂ©nitude de sensation que j’avais eue dehors. Elle bombait de telle façon l’apparence de surfaces qui nous semblent si souvent plates et vides, la flamme jaune du feu, le papier gros bleu de ciel sur lequel le soir avait brouillonnĂ©, comme un collĂ©gien, les tire-bouchons d’un crayonnage rose, le tapis Ă  dessin singulier de la table ronde sur laquelle une rame de papier Ă©colier et un encrier m’attendaient avec un roman de Bergotte, que, depuis, ces choses ont continuĂ© Ă  me sembler riches de toute une sorte particuliĂšre d’existence qu’il me semble que je saurais extraire d’elles s’il m’était donnĂ© de les retrouver. Je pensais avec joie Ă  ce quartier que je venais de quitter et duquel la girouette tournait Ă  tous les vents. Comme un plongeur respirant dans un tube qui monte jusqu’au-dessus de la surface de l’eau, c’était pour moi comme ĂȘtre reliĂ© Ă  la vie salubre, Ă  l’air libre, que de me sentir pour point d’attache ce quartier, ce haut observatoire dominant la campagne sillonnĂ©e de canaux d’émail vert, et sous les hangars et dans les bĂątiments duquel je comptais pour un prĂ©cieux privilĂšge, que je souhaitais durable, de pouvoir me rendre quand je voulais, toujours sĂ»r d’ĂȘtre bien reçu. À sept heures je m’habillais et je ressortais pour aller dĂźner avec Saint-Loup Ă  l’hĂŽtel oĂč il avait pris pension. J’aimais m’y rendre Ă  pied. L’obscuritĂ© Ă©tait profonde, et dĂšs le troisiĂšme jour commença Ă  souffler, aussitĂŽt la nuit venue, un vent glacial qui semblait annoncer la neige. Tandis que je marchais, il semble que j’aurais dĂ» ne pas cesser un instant de penser Ă  Mme de Guermantes ; ce n’était que pour tĂącher d’ĂȘtre rapprochĂ© d’elle que j’étais venu dans la garnison de Robert. Mais un souvenir, un chagrin, sont mobiles. Il y a des jours oĂč ils s’en vont si loin que nous les apercevons Ă  peine, nous les croyons partis. Alors nous faisons attention Ă  d’autres choses. Et les rues de cette ville n’étaient pas encore pour moi, comme lĂ  oĂč nous avons l’habitude de vivre, de simples moyens d’aller d’un endroit Ă  un autre. La vie que menaient les habitants de ce monde inconnu me semblait devoir ĂȘtre merveilleuse, et souvent les vitres Ă©clairĂ©es de quelque demeure me retenaient longtemps immobile dans la nuit en mettant sous mes yeux les scĂšnes vĂ©ridiques et mystĂ©rieuses d’existences oĂč je ne pĂ©nĂ©trais pas. Ici le gĂ©nie du feu me montrait en un tableau empourprĂ© la taverne d’un marchand de marrons oĂč deux sous-officiers, leurs ceinturons posĂ©s sur des chaises, jouaient aux cartes sans se douter qu’un magicien les faisait surgir de la nuit, comme dans une apparition de théùtre, et les Ă©voquait tels qu’ils Ă©taient effectivement Ă  cette minute mĂȘme, aux yeux d’un passant arrĂȘtĂ© qu’ils ne pouvaient voir. Dans un petit magasin de bric-Ă -brac, une bougie Ă  demi consumĂ©e, en projetant sa lueur rouge sur une gravure, la transformait en sanguine, pendant que, luttant contre l’ombre, la clartĂ© de la grosse lampe basanait un morceau de cuir, niellait un poignard de paillettes Ă©tincelantes, sur des tableaux qui n’étaient que de mauvaises copies dĂ©posait une dorure prĂ©cieuse comme la patine du passĂ© ou le vernis d’un maĂźtre, et faisait enfin de ce taudis oĂč il n’y avait que du toc et des croĂ»tes, un inestimable Rembrandt. Parfois je levais les yeux jusqu’à quelque vaste appartement ancien dont les volets n’étaient pas fermĂ©s et oĂč des hommes et des femmes amphibies, se rĂ©adaptant chaque soir Ă  vivre dans un autre Ă©lĂ©ment que le jour, nageaient lentement dans la grasse liqueur qui, Ă  la tombĂ©e de la nuit, sourd incessamment du rĂ©servoir des lampes pour remplir les chambres jusqu’au bord de leurs parois de pierre et de verre, et au sein de laquelle ils propageaient, en dĂ©plaçant leurs corps, des remous onctueux et dorĂ©s. Je reprenais mon chemin, et souvent dans la ruelle noire qui passe devant la cathĂ©drale, comme jadis dans le chemin de MĂ©sĂ©glise, la force de mon dĂ©sir m’arrĂȘtait ; il me semblait qu’une femme allait surgir pour le satisfaire ; si dans l’obscuritĂ© je sentais tout d’un coup passer une robe, la violence mĂȘme du plaisir que j’éprouvais m’empĂȘchait de croire que ce frĂŽlement fĂ»t fortuit et j’essayais d’enfermer dans mes bras une passante effrayĂ©e. Cette ruelle gothique avait pour moi quelque chose de si rĂ©el, que si j’avais pu y lever et y possĂ©der une femme, il m’eĂ»t Ă©tĂ© impossible de ne pas croire que c’était l’antique voluptĂ© qui allait nous unir, cette femme eĂ»t-elle Ă©tĂ© une simple raccrocheuse postĂ©e lĂ  tous les soirs, mais Ă  laquelle auraient prĂȘtĂ© leur mystĂšre l’hiver, le dĂ©paysement, l’obscuritĂ© et le moyen Ăąge. Je songeais Ă  l’avenir essayer d’oublier Mme de Guermantes me semblait affreux, mais raisonnable et, pour la premiĂšre fois, possible, facile peut-ĂȘtre. Dans le calme absolu de ce quartier, j’entendais devant moi des paroles et des rires qui devaient venir de promeneurs Ă  demi avinĂ©s qui rentraient. Je m’arrĂȘtais pour les voir, je regardais du cĂŽtĂ© oĂč j’avais entendu le bruit. Mais j’étais obligĂ© d’attendre longtemps, car le silence environnant Ă©tait si profond qu’il avait laissĂ© passer avec une nettetĂ© et une force extrĂȘmes des bruits encore lointains. Enfin, les promeneurs arrivaient non pas devant moi comme j’avais cru, mais fort loin derriĂšre. Soit que le croisement des rues, l’interposition des maisons eussent causĂ© par rĂ©fraction cette erreur d’acoustique, soit qu’il soit trĂšs difficile de situer un son dont la place ne nous est pas connue, je m’étais trompĂ©, tout autant sur la distance, que sur la direction. Le vent grandissait. Il Ă©tait tout hĂ©rissĂ© et grenu d’une approche de neige ; je regagnais la grand’rue et sautais dans le petit tramway oĂč de la plate-forme un officier qui semblait ne pas les voir rĂ©pondait aux saluts des soldats balourds qui passaient sur le trottoir, la face peinturlurĂ©e par le froid ; et elle faisait penser, dans cette citĂ© que le brusque saut de l’automne dans ce commencement d’hiver semblait avoir entraĂźnĂ©e plus avant dans le nord, Ă  la face rubiconde que Breughel donne Ă  ses paysans joyeux, ripailleurs et gelĂ©s. Et prĂ©cisĂ©ment Ă  l’hĂŽtel oĂč j’avais rendez-vous avec Saint-Loup et ses amis et oĂč les fĂȘtes qui commençaient attiraient beaucoup de gens du voisinage et d’étrangers, c’était, pendant que je traversais directement la cour qui s’ouvrait sur de rougeoyantes cuisines oĂč tournaient des poulets embrochĂ©s, oĂč grillaient des porcs, oĂč des homards encore vivants Ă©taient jetĂ©s dans ce que l’hĂŽtelier appelait le feu Ă©ternel », une affluence digne de quelque DĂ©nombrement devant BethlĂ©em » comme en peignaient les vieux maĂźtres flamands d’arrivants qui s’assemblaient par groupes dans la cour, demandant au patron ou Ă  l’un de ses aides qui leur indiquaient de prĂ©fĂ©rence un logement dans la ville quand ils ne les trouvaient pas d’assez bonne mine s’ils pourraient ĂȘtre servis et logĂ©s, tandis qu’un garçon passait en tenant par le cou une volaille qui se dĂ©battait. Et dans la grande salle Ă  manger que je traversai le premier jour, avant d’atteindre la petite piĂšce oĂč m’attendait mon ami, c’était aussi Ă  un repas de l’Évangile figurĂ© avec la naĂŻvetĂ© du vieux temps et l’exagĂ©ration des Flandres que faisait penser le nombre des poissons, des poulardes, des coqs de bruyĂšres, des bĂ©casses, des pigeons, apportĂ©s tout dĂ©corĂ©s et fumants par des garçons hors d’haleine qui glissaient sur le parquet pour aller plus vite et les dĂ©posaient sur l’immense console oĂč ils Ă©taient dĂ©coupĂ©s aussitĂŽt, mais oĂč — beaucoup de repas touchant Ă  leur fin, quand j’arrivais — ils s’entassaient inutilisĂ©s ; comme si leur profusion et la prĂ©cipitation de ceux qui les apportaient rĂ©pondaient, beaucoup plutĂŽt qu’aux demandes des dĂźneurs, au respect du texte sacrĂ© scrupuleusement suivi dans sa lettre, mais naĂŻvement illustrĂ© par des dĂ©tails rĂ©els empruntĂ©s Ă  la vie locale, et au souci esthĂ©tique et religieux de montrer aux yeux l’éclat de la fĂȘte par la profusion des victuailles et l’empressement des serviteurs. Un d’entre eux au bout de la salle songeait, immobile prĂšs d’un dressoir ; et pour demander Ă  celui-lĂ , qui seul paraissait assez calme pour me rĂ©pondre, dans quelle piĂšce on avait prĂ©parĂ© notre table, m’avançant entre les rĂ©chauds allumĂ©s çà et lĂ  afin d’empĂȘcher que se refroidissent les plats des retardataires ce qui n’empĂȘchait pas qu’au centre de la salle les desserts Ă©taient tenus par les mains d’un Ă©norme bonhomme quelquefois supportĂ© sur les ailes d’un canard en cristal, semblait-il, en rĂ©alitĂ© en glace, ciselĂ©e chaque jour au fer rouge, par un cuisinier sculpteur, dans un goĂ»t bien flamand, j’allai droit, au risque d’ĂȘtre renversĂ© par les autres, vers ce serviteur dans lequel je crus reconnaĂźtre un personnage qui est de tradition dans ces sujets sacrĂ©s et dont il reproduisait scrupuleusement la figure camuse, naĂŻve et mal dessinĂ©e, l’expression rĂȘveuse, dĂ©jĂ  Ă  demi presciente du miracle d’une prĂ©sence divine que les autres n’ont pas encore soupçonnĂ©e. Ajoutons qu’en raison sans doute des fĂȘtes prochaines, Ă  cette figuration fut ajoutĂ© un supplĂ©ment cĂ©leste recrutĂ© tout entier dans un personnel de chĂ©rubins et de sĂ©raphins. Un jeune ange musicien, aux cheveux blonds encadrant une figure de quatorze ans, ne jouait Ă  vrai dire d’aucun instrument, mais rĂȘvassait devant un gong ou une pile d’assiettes, cependant que des anges moins enfantins s’empressaient Ă  travers les espaces dĂ©mesurĂ©s de la salle, en y agitant l’air du frĂ©missement incessant des serviettes qui descendaient le long de leurs corps en formes d’ailes de primitifs, aux pointes aiguĂ«s. Fuyant ces rĂ©gions mal dĂ©finies, voilĂ©es d’un rideau de palmes, d’oĂč les cĂ©lestes serviteurs avaient l’air, de loin, de venir de l’empyrĂ©e, je me frayai un chemin jusqu’à la petite salle oĂč Ă©tait la table de Saint-Loup. J’y trouvai quelques-uns de ses amis qui dĂźnaient toujours avec lui, nobles, sauf un ou deux roturiers, mais en qui les nobles avaient dĂšs le collĂšge flairĂ© des amis et avec qui ils s’étaient liĂ©s volontiers, prouvant ainsi qu’ils n’étaient pas, en principe, hostiles aux bourgeois, fussent-ils rĂ©publicains, pourvu qu’ils eussent les mains propres et allassent Ă  la messe. DĂšs la premiĂšre fois, avant qu’on se mĂźt Ă  table, j’entraĂźnai Saint-Loup dans un coin de la salle Ă  manger, et devant tous les autres, mais qui ne nous entendaient pas, je lui dis — Robert, le moment et l’endroit sont mal choisis pour vous dire cela, mais cela ne durera qu’une seconde. Toujours j’oublie de vous le demander au quartier ; est-ce que ce n’est pas Mme de Guermantes dont vous avez la photographie sur la table ? — Mais si, c’est ma bonne tante. — Tiens, mais c’est vrai, je suis fou, je l’avais su autrefois, je n’y avais jamais songĂ© ; mon Dieu, vos amis doivent s’impatienter, parlons vite, ils nous regardent, ou bien une autre fois, cela n’a aucune importance. — Mais si, marchez toujours, ils sont lĂ  pour attendre. — Pas du tout, je tiens Ă  ĂȘtre poli ; ils sont si gentils ; vous savez, du reste, je n’y tiens pas autrement. — Vous la connaissez, cette brave Oriane ? Cette brave Oriane », comme il eĂ»t dit cette bonne Oriane », ne signifiait pas que Saint-Loup considĂ©rĂąt Mme de Guermantes comme particuliĂšrement bonne. Dans ce cas, bonne, excellente, brave, sont de simples renforcements de cette », dĂ©signant une personne qu’on connaĂźt et dont on ne sait trop que dire avec quelqu’un qui n’est pas de votre intimitĂ©. Bonne » sert de hors-d’Ɠuvre et permet d’attendre un instant qu’on ait trouvĂ© Est-ce que vous la voyez souvent ? » ou Il y a des mois que je ne l’ai vue », ou Je la vois mardi » ou Elle ne doit plus ĂȘtre de la premiĂšre jeunesse ». — Je ne peux pas vous dire comme cela m’amuse que ce soit sa photographie, parce que nous habitons maintenant dans sa maison et j’ai appris sur elle des choses inouĂŻes j’aurais Ă©tĂ© bien embarrassĂ© de dire lesquelles qui font qu’elle m’intĂ©resse beaucoup, Ă  un point de vue littĂ©raire, vous comprenez, comment dirai-je, Ă  un point de vue balzacien, vous qui ĂȘtes tellement intelligent, vous comprenez cela Ă  demi-mot ; mais finissons vite, qu’est-ce que vos amis doivent penser de mon Ă©ducation ! — Mais ils ne pensent rien du tout ; je leur ai dit que vous ĂȘtes sublime et ils sont beaucoup plus intimidĂ©s que vous. — Vous ĂȘtes trop gentil. Mais justement, voilĂ  Mme de Guermantes ne se doute pas que je vous connais, n’est-ce pas ? — Je n’en sais rien ; je ne l’ai pas vue depuis l’étĂ© dernier puisque je ne suis pas venu en permission depuis qu’elle est rentrĂ©e. — C’est que je vais vous dire, on m’a assurĂ© qu’elle me croit tout Ă  fait idiot. — Cela, je ne le crois pas Oriane n’est pas un aigle, mais elle n’est tout de mĂȘme pas stupide. — Vous savez que je ne tiens pas du tout en gĂ©nĂ©ral Ă  ce que vous publiiez les bons sentiments que vous avez pour moi, car je n’ai pas d’amour-propre. Aussi je regrette que vous ayez dit des choses aimables sur mon compte Ă  vos amis que nous allons rejoindre dans deux secondes. Mais pour Mme de Guermantes, si vous pouviez lui faire savoir, mĂȘme avec un peu d’exagĂ©ration, ce que vous pensez de moi, vous me feriez un grand plaisir. — Mais trĂšs volontiers, si vous n’avez que cela Ă  me demander, ce n’est pas trop difficile, mais quelle importance cela peut-il avoir ce qu’elle peut penser de vous ? Je suppose que vous vous en moquez bien ; en tout cas si ce n’est que cela, nous pourrons en parler devant tout le monde ou quand nous serons seuls, car j’ai peur que vous vous fatiguiez Ă  parler debout et d’une façon si incommode, quand nous avons tant d’occasions d’ĂȘtre en tĂȘte Ă  tĂȘte. C’était bien justement cette incommoditĂ© qui m’avait donnĂ© le courage de parler Ă  Robert ; la prĂ©sence des autres Ă©tait pour moi un prĂ©texte m’autorisant Ă  donner Ă  mes propos un tour bref et dĂ©cousu, Ă  la faveur duquel je pouvais plus aisĂ©ment dissimuler le mensonge que je faisais en disant Ă  mon ami que j’avais oubliĂ© sa parentĂ© avec la duchesse et pour ne pas lui laisser le temps de me poser sur mes motifs de dĂ©sirer que Mme de Guermantes me sĂ»t liĂ© avec lui, intelligent, etc., des questions qui m’eussent d’autant plus troublĂ© que je n’aurais pas pu y rĂ©pondre. — Robert, pour vous si intelligent, cela m’étonne que vous ne compreniez pas qu’il ne faut pas discuter ce qui fait plaisir Ă  ses amis mais le faire. Moi, si vous me demandiez n’importe quoi, et mĂȘme je tiendrais beaucoup Ă  ce que vous me demandiez quelque chose, je vous assure que je ne vous demanderais pas d’explications. Je vais plus loin que ce que je dĂ©sire ; je ne tiens pas Ă  connaĂźtre Mme de Guermantes ; mais j’aurais dĂ», pour vous Ă©prouver, vous dire que je dĂ©sirerais dĂźner avec Mme de Guermantes et je sais que vous ne l’auriez pas fait. — Non seulement je l’aurais fait, mais je le ferai. — Quand cela ? — DĂšs que je viendrai Ă  Paris, dans trois semaines, sans doute. — Nous verrons, d’ailleurs elle ne voudra pas. Je ne peux pas vous dire comme je vous remercie. — Mais non, ce n’est rien. — Ne me dites pas cela, c’est Ă©norme, parce que maintenant je vois l’ami que vous ĂȘtes ; que la chose que je vous demande soit importante ou non, dĂ©sagrĂ©able ou non, que j’y tienne en rĂ©alitĂ© ou seulement pour vous Ă©prouver, peu importe, vous dites que vous le ferez, et vous montrez par lĂ  la finesse de votre intelligence et de votre cƓur. Un ami bĂȘte eĂ»t discutĂ©. C’était justement ce qu’il venait de faire ; mais peut-ĂȘtre je voulais le prendre par l’amour-propre ; peut-ĂȘtre aussi j’étais sincĂšre, la seule pierre de touche du mĂ©rite me semblant ĂȘtre l’utilitĂ© dont on pouvait ĂȘtre pour moi Ă  l’égard de l’unique chose qui me semblĂąt importante, mon amour. Puis j’ajoutai, soit par duplicitĂ©, soit par un surcroĂźt vĂ©ritable de tendresse produit par la reconnaissance, par l’intĂ©rĂȘt et par tout ce que la nature avait mis des traits mĂȘmes de Mme de Guermantes en son neveu Robert — Mais voilĂ  qu’il faut rejoindre les autres et je ne vous ai demandĂ© que l’une des deux choses, la moins importante, l’autre l’est plus pour moi, mais je crains que vous ne me la refusiez ; cela vous ennuierait-il que nous nous tutoyions ? — Comment m’ennuyer, mais voyons ! joie ! pleurs de joie ! fĂ©licitĂ© inconnue ! — Comme je vous remercie
 te remercie. Quand vous aurez commencĂ© ! Cela me fait un tel plaisir que vous pouvez ne rien faire pour Mme de Guermantes si vous voulez, le tutoiement me suffit. — On fera les deux. — Ah ! Robert ! Écoutez, dis-je encore Ă  Saint-Loup pendant le dĂźner, — oh ! c’est d’un comique cette conversation Ă  propos interrompus et du reste je ne sais pas pourquoi — vous savez la dame dont je viens de vous parler ? — Oui. — Vous savez bien qui je veux dire ? — Mais voyons, vous me prenez pour un crĂ©tin du Valais, pour un demeurĂ©. — Vous ne voudriez pas me donner sa photographie ? Je comptais lui demander seulement de me la prĂȘter. Mais au moment de parler, j’éprouvai de la timiditĂ©, je trouvai ma demande indiscrĂšte et, pour ne pas le laisser voir, je la formulai plus brutalement et la grossis encore, comme si elle avait Ă©tĂ© toute naturelle. — Non, il faudrait que je lui demande la permission d’abord, me rĂ©pondit-il. AussitĂŽt il rougit. Je compris qu’il avait une arriĂšre-pensĂ©e, qu’il m’en prĂȘtait une, qu’il ne servirait mon amour qu’à moitiĂ©, sous la rĂ©serve de certains principes de moralitĂ©, et je le dĂ©testai. Et pourtant j’étais touchĂ© de voir combien Saint-Loup se montrait autre Ă  mon Ă©gard depuis que je n’étais plus seul avec lui et que ses amis Ă©taient en tiers. Son amabilitĂ© plus grande m’eĂ»t laissĂ© indiffĂ©rent si j’avais cru qu’elle Ă©tait voulue ; mais je la sentais involontaire et faite seulement de tout ce qu’il devait dire Ă  mon sujet quand j’étais absent et qu’il taisait quand j’étais seul avec lui. Dans nos tĂȘte-Ă -tĂȘte, certes, je soupçonnais le plaisir qu’il avait Ă  causer avec moi, mais ce plaisir restait presque toujours inexprimĂ©. Maintenant les mĂȘmes propos de moi, qu’il goĂ»tait d’habitude sans le marquer, il surveillait du coin de l’Ɠil s’ils produisaient chez ses amis l’effet sur lequel il avait comptĂ© et qui devait rĂ©pondre Ă  ce qu’il leur avait annoncĂ©. La mĂšre d’une dĂ©butante ne suspend pas davantage son attention aux rĂ©pliques de sa fille et Ă  l’attitude du public. Si j’avais dit un mot dont, devant moi seul, il n’eĂ»t que souri, il craignait qu’on ne l’eĂ»t pas bien compris, il me disait Comment, comment ? » pour me faire rĂ©pĂ©ter, pour faire faire attention, et aussitĂŽt se tournant vers les autres et se faisant, sans le vouloir, en les regardant avec un bon rire, l’entraĂźneur de leur rire, il me prĂ©sentait pour la premiĂšre fois l’idĂ©e qu’il avait de moi et qu’il avait dĂ» souvent leur exprimer. De sorte que je m’apercevais tout d’un coup moi-mĂȘme du dehors, comme quelqu’un qui lit son nom dans le journal ou qui se voit dans une glace. Il m’arriva un de ces soirs-lĂ  de vouloir raconter une histoire assez comique sur Mme Blandais, mais je m’arrĂȘtai immĂ©diatement car je me rappelai que Saint-Loup la connaissait dĂ©jĂ  et qu’ayant voulu la lui dire le lendemain de mon arrivĂ©e, il m’avait interrompu en me disant Vous me l’avez dĂ©jĂ  racontĂ©e Ă  Balbec. » Je fus donc surpris de le voir m’exhorter Ă  continuer en m’assurant qu’il ne connaissait pas cette histoire et qu’elle l’amuserait beaucoup. Je lui dis Vous avez un moment d’oubli, mais vous allez bientĂŽt la reconnaĂźtre. — Mais non, je te jure que tu confonds. Jamais tu ne me l’as dite. Va. » Et pendant toute l’histoire il attachait fiĂ©vreusement ses regards ravis tantĂŽt sur moi, tantĂŽt sur ses camarades. Je compris seulement quand j’eus fini au milieu des rires de tous qu’il avait songĂ© qu’elle donnerait une haute idĂ©e de mon esprit Ă  ses camarades et que c’était pour cela qu’il avait feint de ne pas la connaĂźtre. Telle est l’amitiĂ©. Le troisiĂšme soir, un de ses amis auquel je n’avais pas eu l’occasion de parler les deux premiĂšres fois, causa trĂšs longuement avec moi ; et je l’entendais qui disait Ă  mi-voix Ă  Saint-Loup le plaisir qu’il y trouvait. Et de fait nous causĂąmes presque toute la soirĂ©e ensemble devant nos verres de sauternes que nous ne vidions pas, sĂ©parĂ©s, protĂ©gĂ©s des autres par les voiles magnifiques d’une de ces sympathies entre hommes qui, lorsqu’elles n’ont pas d’attrait physique Ă  leur base, sont les seules qui soient tout Ă  fait mystĂ©rieuses. Tel, de nature Ă©nigmatique, m’était apparu Ă  Balbec ce sentiment que Saint-Loup ressentait pour moi, qui ne se confondait pas avec l’intĂ©rĂȘt de nos conversations, dĂ©tachĂ© de tout lien matĂ©riel, invisible, intangible et dont pourtant il Ă©prouvait la prĂ©sence en lui-mĂȘme comme une sorte de phlogistique, de gaz, assez pour en parler en souriant. Et peut-ĂȘtre y avait-il quelque chose de plus surprenant encore dans cette sympathie nĂ©e ici en une seule soirĂ©e, comme une fleur qui se serait ouverte en quelques minutes dans la chaleur de cette petite piĂšce. Je ne pus me tenir de demander Ă  Robert, comme il me parlait de Balbec, s’il Ă©tait vraiment dĂ©cidĂ© qu’il Ă©pousĂąt Mlle d’Ambresac. Il me dĂ©clara que non seulement ce n’était pas dĂ©cidĂ©, mais qu’il n’en avait jamais Ă©tĂ© question, qu’il ne l’avait jamais vue, qu’il ne savait pas qui c’était. Si j’avais vu Ă  ce moment-lĂ  quelques-unes des personnes du monde qui avaient annoncĂ© ce mariage, elles m’eussent fait part de celui de Mlle d’Ambresac avec quelqu’un qui n’était pas Saint-Loup et de celui de Saint-Loup avec quelqu’un qui n’était pas Mlle d’Ambresac. Je les eusse beaucoup Ă©tonnĂ©es en leur rappelant leurs prĂ©dictions contraires et encore si rĂ©centes. Pour que ce petit jeu puisse continuer et multiplier les fausses nouvelles en en accumulant successivement sur chaque nom le plus grand nombre possible, la nature a donnĂ© Ă  ce genre de joueurs une mĂ©moire d’autant plus courte que leur crĂ©dulitĂ© est plus grande. Saint-Loup m’avait parlĂ© d’un autre de ses camarades qui Ă©tait lĂ  aussi, avec qui il s’entendait particuliĂšrement bien, car ils Ă©taient dans ce milieu les deux seuls partisans de la rĂ©vision du procĂšs Dreyfus. — Oh ! lui, ce n’est pas comme Saint-Loup, c’est un Ă©nergumĂšne, me dit mon nouvel ami ; il n’est mĂȘme pas de bonne foi. Au dĂ©but, il disait Il n’y a qu’à attendre, il y a lĂ  un homme que je connais bien, plein de finesse, de bontĂ©, le gĂ©nĂ©ral de Boisdeffre ; on pourra, sans hĂ©siter, accepter son avis. » Mais quand il a su que Boisdeffre proclamait la culpabilitĂ© de Dreyfus, Boisdeffre ne valait plus rien ; le clĂ©ricalisme, les prĂ©jugĂ©s de l’état-major l’empĂȘchaient de juger sincĂšrement, quoique personne ne soit, ou du moins ne fĂ»t aussi clĂ©rical, avant son Dreyfus, que notre ami. Alors il nous a dit qu’en tout cas on saurait la vĂ©ritĂ©, car l’affaire allait ĂȘtre entre les mains de Saussier, et que celui-lĂ , soldat rĂ©publicain notre ami est d’une famille ultra-monarchiste, Ă©tait un homme de bronze, une conscience inflexible. Mais quand Saussier a proclamĂ© l’innocence d’Esterhazy, il a trouvĂ© Ă  ce verdict des explications nouvelles, dĂ©favorables non Ă  Dreyfus, mais au gĂ©nĂ©ral Saussier. C’était l’esprit militariste qui aveuglait Saussier et remarquez que lui est aussi militariste que clĂ©rical, ou du moins qu’il l’était, car je ne sais plus que penser de lui. Sa famille est dĂ©solĂ©e de le voir dans ces idĂ©es-lĂ . — Voyez-vous, dis-je et en me tournant Ă  demi vers Saint-Loup, pour ne pas avoir l’air de m’isoler, ainsi que vers son camarade, et pour le faire participer Ă  la conversation, c’est que l’influence qu’on prĂȘte au milieu est surtout vraie du milieu intellectuel. On est l’homme de son idĂ©e ; il y a beaucoup moins d’idĂ©es que d’hommes, ainsi tous les hommes d’une mĂȘme idĂ©e sont pareils. Comme une idĂ©e n’a rien de matĂ©riel, les hommes qui ne sont que matĂ©riellement autour de l’homme d’une idĂ©e ne la modifient en rien. Saint-Loup ne se contenta pas de ce rapprochement. Dans un dĂ©lire de joie que redoublait sans doute celle qu’il avait Ă  me faire briller devant ses amis, avec une volubilitĂ© extrĂȘme il me rĂ©pĂ©tait en me bouchonnant comme un cheval arrivĂ© le premier au poteau Tu es l’homme le plus intelligent que je connaisse, tu sais. » Il se reprit et ajouta Avec Elstir. — Cela ne te fĂąche pas, n’est-ce pas ? tu comprends, scrupule. Comparaison je te le dis comme on aurait dit Ă  Balzac Vous ĂȘtes le plus grand romancier du siĂšcle, avec Stendhal. ExcĂšs de scrupule, tu comprends, au fond immense admiration. Non ? tu ne marches pas pour Stendhal ? » ajoutait-il avec une confiance naĂŻve dans mon jugement, qui se traduisait par une charmante interrogation souriante, presque enfantine, de ses yeux verts. Ah ! bien, je vois que tu es de mon avis, Bloch dĂ©teste Stendhal, je trouve cela idiot de sa part. La Chartreuse, c’est tout de mĂȘme quelque chose d’énorme ! Je suis content que tu sois de mon avis. Qu’est-ce que tu aimes le mieux dans La Chartreuse ? rĂ©ponds, me disait-il avec une impĂ©tuositĂ© juvĂ©nile et sa force physique, menaçante, donnait presque quelque chose d’effrayant Ă  sa question, Mosca ? Fabrice ? » Je rĂ©pondais timidement que Mosca avait quelque chose de M. de Norpois. Sur quoi tempĂȘte de rire du jeune Siegfried-Saint-Loup. Je n’avais pas fini d’ajouter Mais Mosca est bien plus intelligent, moins pĂ©dantesque » que j’entendis Robert crier bravo en battant effectivement des mains, en riant Ă  s’étouffer, et en criant D’une justesse ! Excellent ! Tu es inouĂŻ. » À ce moment je fus interrompu par Saint-Loup parce qu’un des jeunes militaires venait en souriant de me dĂ©signer Ă  lui en disant Duroc, tout Ă  fait Duroc. » Je ne savais pas ce que ça voulait dire, mais je sentais que l’expression du visage intimidĂ© Ă©tait plus que bienveillante. Quand je parlais, l’approbation des autres semblait encore de trop Ă  Saint-Loup, il exigeait le silence. Et comme un chef d’orchestre interrompt ses musiciens en frappant avec son archet parce que quelqu’un a fait du bruit, il rĂ©primanda le perturbateur Gibergue, dit-il, il faut vous taire quand on parle. Vous direz ça aprĂšs. Allez, continuez », me dit-il. Je respirai, car j’avais craint qu’il ne me fĂźt tout recommencer. — Et comme une idĂ©e, continuai-je, est quelque chose qui ne peut participer aux intĂ©rĂȘts humains et ne pourrait jouir de leurs avantages, les hommes d’une idĂ©e ne sont pas influencĂ©s par l’intĂ©rĂȘt. — Dites donc, ça vous en bouche un coin, mes enfants, s’exclama aprĂšs que j’eus fini de parler Saint-Loup, qui m’avait suivi des yeux avec la mĂȘme sollicitude anxieuse que si j’avais marchĂ© sur la corde raide. Qu’est-ce que vous vouliez dire, Gibergue ? — Je disais que monsieur me rappelait beaucoup le commandant Duroc. Je croyais l’entendre. — Mais j’y ai pensĂ© bien souvent, rĂ©pondit Saint-Loup, il y a bien des rapports, mais vous verrez que celui-ci a mille choses que n’a pas Duroc. De mĂȘme qu’un frĂšre de cet ami de Saint-Loup, Ă©lĂšve Ă  la Schola Cantorum, pensait sur toute nouvelle Ɠuvre musicale nullement comme son pĂšre, sa mĂšre, ses cousins, ses camarades de club, mais exactement comme tous les autres Ă©lĂšves de la Schola, de mĂȘme ce sous-officier noble dont Bloch se fit une idĂ©e extraordinaire quand je lui en parlai, parce que, touchĂ© d’apprendre qu’il Ă©tait du mĂȘme parti que lui, il l’imaginait cependant, Ă  cause de ses origines aristocratiques et de son Ă©ducation religieuse et militaire, on ne peut plus diffĂ©rent, parĂ© du mĂȘme charme qu’un natif d’une contrĂ©e lointaine avait une mentalitĂ© », comme on commençait Ă  dire, analogue Ă  celle de tous les dreyfusards en gĂ©nĂ©ral et de Bloch en particulier, et sur laquelle ne pouvaient avoir aucune espĂšce de prise les traditions de sa famille et les intĂ©rĂȘts de sa carriĂšre. C’est ainsi qu’un cousin de Saint-Loup avait Ă©pousĂ© une jeune princesse d’Orient qui, disait-on, faisait des vers aussi beaux que ceux de Victor Hugo ou d’Alfred de Vigny et Ă  qui, malgrĂ© cela, on supposait un esprit autre que ce qu’on pouvait concevoir, un esprit de princesse d’Orient recluse dans un palais des Mille et une Nuits. Aux Ă©crivains qui eurent le privilĂšge de l’approcher fut rĂ©servĂ©e la dĂ©ception, ou plutĂŽt la joie, d’entendre une conversation qui donnait l’idĂ©e non de SchĂ©hĂ©razade, mais d’un ĂȘtre de gĂ©nie du genre d’Alfred de Vigny ou de Victor Hugo. Je me plaisais surtout Ă  causer avec ce jeune homme, comme avec les autres amis de Robert du reste, et avec Robert lui-mĂȘme, du quartier, des officiers de la garnison, de l’armĂ©e en gĂ©nĂ©ral. GrĂące Ă  cette Ă©chelle immensĂ©ment agrandie Ă  laquelle nous voyons les choses, si petites qu’elles soient, au milieu desquelles nous mangeons, nous causons, nous menons notre vie rĂ©elle, grĂące Ă  cette formidable majoration qu’elles subissent et qui fait que le reste, absent du monde, ne peut lutter avec elles et prend, Ă  cĂŽtĂ©, l’inconsistance d’un songe, j’avais commencĂ© Ă  m’intĂ©resser aux diverses personnalitĂ©s du quartier, aux officiers que j’apercevais dans la cour quand j’allais voir Saint-Loup ou, si j’étais rĂ©veillĂ©, quand le rĂ©giment passait sous mes fenĂȘtres. J’aurais voulu avoir des dĂ©tails sur le commandant qu’admirait tant Saint-Loup et sur le cours d’histoire militaire qui m’aurait ravi mĂȘme esthĂ©tiquement ». Je savais que chez Robert un certain verbalisme Ă©tait trop souvent un peu creux, mais d’autres fois signifiait l’assimilation d’idĂ©es profondes qu’il Ă©tait fort capable de comprendre. Malheureusement, au point de vue armĂ©e, Robert Ă©tait surtout prĂ©occupĂ© en ce moment de l’affaire Dreyfus. Il en parlait peu parce que seul de sa table il Ă©tait dreyfusard ; les autres Ă©taient violemment hostiles Ă  la rĂ©vision, exceptĂ© mon voisin de table, mon nouvel ami, dont les opinions paraissaient assez flottantes. Admirateur convaincu du colonel, qui passait pour un officier remarquable et qui avait flĂ©tri l’agitation contre l’armĂ©e en divers ordres du jour qui le faisaient passer pour antidreyfusard, mon voisin avait appris que son chef avait laissĂ© Ă©chapper quelques assertions qui avaient donnĂ© Ă  croire qu’il avait des doutes sur la culpabilitĂ© de Dreyfus et gardait son estime Ă  Picquart. Sur ce dernier point, en tout cas, le bruit de dreyfusisme relatif du colonel Ă©tait mal fondĂ©, comme tous les bruits venus on ne sait d’oĂč qui se produisent autour de toute grande affaire. Car, peu aprĂšs, ce colonel, ayant Ă©tĂ© chargĂ© d’interroger l’ancien chef du bureau des renseignements, le traita avec une brutalitĂ© et un mĂ©pris qui n’avaient encore jamais Ă©tĂ© Ă©galĂ©s. Quoi qu’il en fĂ»t et bien qu’il ne se fĂ»t pas permis de se renseigner directement auprĂšs du colonel, mon voisin avait fait Ă  Saint-Loup la politesse de lui dire — du ton dont une dame catholique annonce Ă  une dame juive que son curĂ© blĂąme les massacres de juifs en Russie et admire la gĂ©nĂ©rositĂ© de certains IsraĂ©lites — que le colonel n’était pas pour le dreyfusisme — pour un certain dreyfusisme au moins — l’adversaire fanatique, Ă©troit, qu’on avait reprĂ©sentĂ©. — Cela ne m’étonne pas, dit Saint-Loup, car c’est un homme intelligent. Mais, malgrĂ© tout, les prĂ©jugĂ©s de naissance et surtout le clĂ©ricalisme l’aveuglent. Ah ! me dit-il, le commandant Duroc, le professeur d’histoire militaire dont je t’ai parlĂ©, en voilĂ  un qui, paraĂźt-il, marche Ă  fond dans nos idĂ©es. Du reste, le contraire m’eĂ»t Ă©tonnĂ©, parce qu’il est non seulement sublime d’intelligence, mais radical-socialiste et franc-maçon. Autant par politesse pour ses amis Ă  qui les professions de foi dreyfusardes de Saint-Loup Ă©taient pĂ©nibles que parce que le reste m’intĂ©ressait davantage, je demandai Ă  mon voisin si c’était exact que ce commandant fĂźt, de l’histoire militaire, une dĂ©monstration d’une vĂ©ritable beautĂ© esthĂ©tique. — C’est absolument vrai. — Mais qu’entendez-vous par lĂ  ? — Eh bien ! par exemple, tout ce que vous lisez, je suppose, dans le rĂ©cit d’un narrateur militaire, les plus petits faits, les plus petits Ă©vĂ©nements, ne sont que les signes d’une idĂ©e qu’il faut dĂ©gager et qui souvent en recouvre d’autres, comme dans un palimpseste. De sorte que vous avez un ensemble aussi intellectuel que n’importe quelle science ou n’importe quel art, et qui est satisfaisant pour l’esprit. — Exemples, si je n’abuse pas. — C’est difficile Ă  te dire comme cela, interrompit Saint-Loup. Tu lis par exemple que tel corps a tenté  Avant mĂȘme d’aller plus loin, le nom du corps, sa composition, ne sont pas sans signification. Si ce n’est pas la premiĂšre fois que l’opĂ©ration est essayĂ©e, et si pour la mĂȘme opĂ©ration nous voyons apparaĂźtre un autre corps, ce peut ĂȘtre le signe que les prĂ©cĂ©dents ont Ă©tĂ© anĂ©antis ou fort endommagĂ©s par ladite opĂ©ration, qu’ils ne sont plus en Ă©tat de la mener Ă  bien. Or, il faut s’enquĂ©rir quel Ă©tait ce corps aujourd’hui anĂ©anti ; si c’étaient des troupes de choc, mises en rĂ©serve pour de puissants assauts un nouveau corps de moindre qualitĂ© a peu de chance de rĂ©ussir lĂ  oĂč elles ont Ă©chouĂ©. De plus, si ce n’est pas au dĂ©but d’une campagne, ce nouveau corps lui-mĂȘme peut ĂȘtre composĂ© de bric et de broc, ce qui, sur les forces dont dispose encore le belligĂ©rant, sur la proximitĂ© du moment oĂč elles seront infĂ©rieures Ă  celles de l’adversaire, peut fournir des indications qui donneront Ă  l’opĂ©ration elle-mĂȘme que ce corps va tenter une signification diffĂ©rente, parce que, s’il n’est plus en Ă©tat de rĂ©parer ses pertes, ses succĂšs eux-mĂȘmes ne feront que l’acheminer, arithmĂ©tiquement, vers l’anĂ©antissement final. D’ailleurs, le numĂ©ro dĂ©signatif du corps qui lui est opposĂ© n’a pas moins de signification. Si, par exemple, c’est une unitĂ© beaucoup plus faible et qui a dĂ©jĂ  consommĂ© plusieurs unitĂ©s importantes de l’adversaire, l’opĂ©ration elle-mĂȘme change de caractĂšre car, dĂ»t-elle se terminer par la perte de la position que tenait le dĂ©fenseur, l’avoir tenue quelque temps peut ĂȘtre un grand succĂšs, si avec de trĂšs petites forces cela a suffi Ă  en dĂ©truire de trĂšs importantes chez l’adversaire. Tu peux comprendre que si, dans l’analyse des corps engagĂ©s, on trouve ainsi des choses importantes, l’étude de la position elle-mĂȘme, des routes, des voies ferrĂ©es qu’elle commande, des ravitaillements qu’elle protĂšge est de plus grande consĂ©quence. Il faut Ă©tudier ce que j’appellerai tout le contexte gĂ©ographique, ajouta-t-il en riant. Et en effet, il fut si content de cette expression, que, dans la suite, chaque fois qu’il l’employa, mĂȘme des mois aprĂšs, il eut toujours le mĂȘme rire. Pendant que l’opĂ©ration est prĂ©parĂ©e par l’un des belligĂ©rants, si tu lis qu’une de ses patrouilles est anĂ©antie dans les environs de la position par l’autre belligĂ©rant, une des conclusions que tu peux tirer est que le premier cherchait Ă  se rendre compte des travaux dĂ©fensifs par lesquels le deuxiĂšme a l’intention de faire Ă©chec Ă  son attaque. Une action particuliĂšrement violente sur un point peut signifier le dĂ©sir de le conquĂ©rir, mais aussi le dĂ©sir de retenir lĂ  l’adversaire, de ne pas lui rĂ©pondre lĂ  oĂč il a attaquĂ©, ou mĂȘme n’ĂȘtre qu’une feinte et cacher, par ce redoublement de violence, des prĂ©lĂšvements de troupes Ă  cet endroit. C’est une feinte classique dans les guerres de NapolĂ©on. D’autre part, pour comprendre la signification d’une manƓuvre, son but probable et, par consĂ©quent, de quelles autres elle sera accompagnĂ©e ou suivie, il n’est pas indiffĂ©rent de consulter beaucoup moins ce qu’en annonce le commandement et qui peut ĂȘtre destinĂ© Ă  tromper l’adversaire, Ă  masquer un Ă©chec possible, que les rĂšglements militaires du pays. Il est toujours Ă  supposer que la manƓuvre qu’a voulu tenter une armĂ©e est celle que prescrivait le rĂšglement en vigueur dans les circonstances analogues. Si, par exemple, le rĂšglement prescrit d’accompagner une attaque de front par une attaque de flanc, si, cette seconde attaque ayant Ă©chouĂ©, le commandement prĂ©tend qu’elle Ă©tait sans lien avec la premiĂšre et n’était qu’une diversion, il y a chance pour que la vĂ©ritĂ© doive ĂȘtre cherchĂ©e dans le rĂšglement et non dans les dires du commandement. Et il n’y a pas que les rĂšglements de chaque armĂ©e, mais leurs traditions, leurs habitudes, leurs doctrines. L’étude de l’action diplomatique toujours en perpĂ©tuel Ă©tat d’action ou de rĂ©action sur l’action militaire ne doit pas ĂȘtre nĂ©gligĂ©e non plus. Des incidents en apparence insignifiants, mal compris Ă  l’époque, t’expliqueront que l’ennemi, comptant sur une aide dont ces incidents trahissent qu’il a Ă©tĂ© privĂ©, n’a exĂ©cutĂ© en rĂ©alitĂ© qu’une partie de son action stratĂ©gique. De sorte que, si tu sais lire l’histoire militaire, ce qui est rĂ©cit confus pour le commun des lecteurs est pour toi un enchaĂźnement aussi rationnel qu’un tableau pour l’amateur qui sait regarder ce que le personnage porte sur lui, tient dans les mains, tandis que le visiteur ahuri des musĂ©es se laisse Ă©tourdir et migrainer par de vagues couleurs. Mais, comme pour certains tableaux oĂč il ne suffit pas de remarquer que le personnage tient un calice, mais oĂč il faut savoir pourquoi le peintre lui a mis dans les mains un calice, ce qu’il symbolise par lĂ , ces opĂ©rations militaires, en dehors mĂȘme de leur but immĂ©diat, sont habituellement, dans l’esprit du gĂ©nĂ©ral qui dirige la campagne, calquĂ©es sur des batailles plus anciennes qui sont, si tu veux, comme le passĂ©, comme la bibliothĂšque, comme l’érudition, comme l’étymologie, comme l’aristocratie des batailles nouvelles. Remarque que je ne parle pas en ce moment de l’identitĂ© locale, comment dirais-je, spatiale des batailles. Elle existe aussi. Un champ de bataille n’a pas Ă©tĂ© ou ne sera pas Ă  travers les siĂšcles que le champ d’une seule bataille. S’il a Ă©tĂ© champ de bataille, c’est qu’il rĂ©unissait certaines conditions de situation gĂ©ographique, de nature gĂ©ologique, de dĂ©fauts mĂȘme propres Ă  gĂȘner l’adversaire un fleuve, par exemple, le coupant en deux qui en ont fait un bon champ de bataille. Donc il l’a Ă©tĂ©, il le sera. On ne fait pas un atelier de peinture avec n’importe quelle chambre, on ne fait pas un champ de bataille avec n’importe quel endroit. Il y a des lieux prĂ©destinĂ©s. Mais encore une fois, ce n’est pas de cela que je parlais, mais du type de bataille qu’on imite, d’une espĂšce de dĂ©calque stratĂ©gique, de pastiche tactique, si tu veux la bataille d’Ulm, de Lodi, de Leipzig, de Cannes. Je ne sais s’il y aura encore des guerres ni entre quels peuples ; mais s’il y en a, sois sĂ»r qu’il y aura et sciemment de la part du chef un Cannes, un Austerlitz, un Rosbach, un Waterloo, sans parler des autres, quelques-uns ne se gĂȘnent pas pour le dire. Le marĂ©chal von Schieffer et le gĂ©nĂ©ral de Falkenhausen ont d’avance prĂ©parĂ© contre la France une bataille de Cannes, genre Annibal, avec fixation de l’adversaire sur tout le front et avance par les deux ailes, surtout par la droite en Belgique, tandis que Bernhardi prĂ©fĂšre l’ordre oblique de FrĂ©dĂ©ric le Grand, Leuthen plutĂŽt que Cannes. D’autres exposent moins crĂ»ment leurs vues, mais je te garantis bien, mon vieux, que Beauconseil, ce chef d’escadron Ă  qui je t’ai prĂ©sentĂ© l’autre jour et qui est un officier du plus grand avenir, a potassĂ© sa petite attaque du Pratzen, la connaĂźt dans les coins, la tient en rĂ©serve et que si jamais il a l’occasion de l’exĂ©cuter, il ne ratera pas le coup et nous la servira dans les grandes largeurs. L’enfoncement du centre Ă  Rivoli, va, ça se refera s’il y a encore des guerres. Ce n’est pas plus pĂ©rimĂ© que l’Iliade. J’ajoute qu’on est presque condamnĂ© aux attaques frontales parce qu’on ne veut pas retomber dans l’erreur de 70, mais faire de l’offensive, rien que de l’offensive. La seule chose qui me trouble est que, si je ne vois que des esprits retardataires s’opposer Ă  cette magnifique doctrine, pourtant un de mes plus jeunes maĂźtres, qui est un homme de gĂ©nie, Mangin, voudrait qu’on laisse sa place, place provisoire, naturellement, Ă  la dĂ©fensive. On est bien embarrassĂ© de lui rĂ©pondre quand il cite comme exemple Austerlitz oĂč la dĂ©fense n’est que le prĂ©lude de l’attaque et de la victoire. Ces thĂ©ories de Saint-Loup me rendaient heureux. Elles me faisaient espĂ©rer que peut-ĂȘtre je n’étais pas dupe dans ma vie de DonciĂšres, Ă  l’égard de ces officiers dont j’entendais parler en buvant du sauternes qui projetait sur eux son reflet charmant, de ce mĂȘme grossissement qui m’avait fait paraĂźtre Ă©normes, tant que j’étais Ă  Balbec, le roi et la reine d’OcĂ©anie, la petite sociĂ©tĂ© des quatre gourmets, le jeune homme joueur, le beau-frĂšre de Legrandin, maintenant diminuĂ©s Ă  mes yeux jusqu’à me paraĂźtre inexistants. Ce qui me plaisait aujourd’hui ne me deviendrait peut-ĂȘtre pas indiffĂ©rent demain, comme cela m’était toujours arrivĂ© jusqu’ici, l’ĂȘtre que j’étais encore en ce moment n’était peut-ĂȘtre pas vouĂ© Ă  une destruction prochaine, puisque, Ă  la passion ardente et fugitive que je portais, ces quelques soirs, Ă  tout ce qui concernait la vie militaire, Saint-Loup, par ce qu’il venait de me dire touchant l’art de la guerre, ajoutait un fondement intellectuel, d’une nature permanente, capable de m’attacher assez fortement pour que je pusse croire, sans essayer de me tromper moi-mĂȘme, qu’une fois parti, je continuerais Ă  m’intĂ©resser aux travaux de mes amis de DonciĂšres et ne tarderais pas Ă  revenir parmi eux. Afin d’ĂȘtre plus assurĂ© pourtant que cet art de la guerre fĂ»t bien un art au sens spirituel du mot — Vous m’intĂ©ressez, pardon, tu m’intĂ©resses beaucoup, dis-je Ă  Saint-Loup, mais dis-moi, il y a un point qui m’inquiĂšte. Je sens que je pourrais me passionner pour l’art militaire, mais pour cela il faudrait que je ne le crusse pas diffĂ©rent Ă  tel point des autres arts, que la rĂšgle apprise n’y fĂ»t pas tout. Tu me dis qu’on calque des batailles. Je trouve cela en effet esthĂ©tique, comme tu disais, de voir sous une bataille moderne une plus ancienne, je ne peux te dire comme cette idĂ©e me plaĂźt. Mais alors, est-ce que le gĂ©nie du chef n’est rien ? Ne fait-il vraiment qu’appliquer des rĂšgles ? Ou bien, Ă  science Ă©gale, y a-t-il de grands gĂ©nĂ©raux comme il y a de grands chirurgiens qui, les Ă©lĂ©ments fournis par deux Ă©tats maladifs Ă©tant les mĂȘmes au point de vue matĂ©riel, sentent pourtant Ă  un rien, peut-ĂȘtre fait de leur expĂ©rience, mais interprĂ©tĂ©, que dans tel cas ils ont plutĂŽt Ă  faire ceci, dans tel cas plutĂŽt Ă  faire cela, que dans tel cas il convient plutĂŽt d’opĂ©rer, dans tel cas de s’abstenir ? — Mais je crois bien ! Tu verras NapolĂ©on ne pas attaquer quand toutes les rĂšgles voulaient qu’il attaquĂąt, mais une obscure divination le lui dĂ©conseillait. Par exemple, vois Ă  Austerlitz ou bien, en 1806, ses instructions Ă  Lannes. Mais tu verras des gĂ©nĂ©raux imiter scolastiquement telle manƓuvre de NapolĂ©on et arriver au rĂ©sultat diamĂ©tralement opposĂ©. Dix exemples de cela en 1870. Mais mĂȘme pour l’interprĂ©tation de ce que peut faire l’adversaire, ce qu’il fait n’est qu’un symptĂŽme qui peut signifier beaucoup de choses diffĂ©rentes. Chacune de ces choses a autant de chance d’ĂȘtre la vraie, si on s’en tient au raisonnement et Ă  la science, de mĂȘme que, dans certains cas complexes, toute la science mĂ©dicale du monde ne suffira pas Ă  dĂ©cider si la tumeur invisible est fibreuse ou non, si l’opĂ©ration doit ĂȘtre faite ou pas. C’est le flair, la divination genre Mme de ThĂšbes tu me comprends qui dĂ©cide chez le grand gĂ©nĂ©ral comme chez le grand mĂ©decin. Ainsi je t’ai dit, pour te prendre un exemple, ce que pouvait signifier une reconnaissance au dĂ©but d’une bataille. Mais elle peut signifier dix autres choses, par exemple faire croire Ă  l’ennemi qu’on va attaquer sur un point pendant qu’on veut attaquer sur un autre, tendre un rideau qui l’empĂȘchera de voir les prĂ©paratifs de l’opĂ©ration rĂ©elle, le forcer Ă  amener des troupes, Ă  les fixer, Ă  les immobiliser dans un autre endroit que celui oĂč elles sont nĂ©cessaires, se rendre compte des forces dont il dispose, le tĂąter, le forcer Ă  dĂ©couvrir son jeu. MĂȘme quelquefois, le fait qu’on engage dans une opĂ©ration des troupes Ă©normes n’est pas la preuve que cette opĂ©ration soit la vraie ; car on peut l’exĂ©cuter pour de bon, bien qu’elle ne soit qu’une feinte, pour que cette feinte ait plus de chances de tromper. Si j’avais le temps de te raconter Ă  ce point de vue les guerres de NapolĂ©on, je t’assure que ces simples mouvements classiques que nous Ă©tudions, et que tu nous verras faire en service en campagne, par simple plaisir de promenade, jeune cochon ; non, je sais que tu es malade, pardon ! eh bien, dans une guerre, quand on sent derriĂšre eux la vigilance, le raisonnement et les profondes recherches du haut commandement, on est Ă©mu devant eux comme devant les simples feux d’un phare, lumiĂšre matĂ©rielle, mais Ă©manation de l’esprit et qui fouille l’espace pour signaler le pĂ©ril aux vaisseaux. J’ai mĂȘme peut-ĂȘtre tort de te parler seulement littĂ©rature de guerre. En rĂ©alitĂ©, comme la constitution du sol, la direction du vent et de la lumiĂšre indiquent de quel cĂŽtĂ© un arbre poussera, les conditions dans lesquelles se font une campagne, les caractĂ©ristiques du pays oĂč on manƓuvre, commandent en quelque sorte et limitent les plans entre lesquels le gĂ©nĂ©ral peut choisir. De sorte que le long des montagnes, dans un systĂšme de vallĂ©es, sur telles plaines, c’est presque avec le caractĂšre de nĂ©cessitĂ© et de beautĂ© grandiose des avalanches que tu peux prĂ©dire la marche des armĂ©es. — Tu me refuses maintenant la libertĂ© chez le chef, la divination chez l’adversaire qui veut lire dans ses plans, que tu m’octroyais tout Ă  l’heure. — Mais pas du tout ! Tu te rappelles ce livre de philosophie que nous lisions ensemble Ă  Balbec, la richesse du monde des possibles par rapport au monde rĂ©el. Eh bien ! c’est encore ainsi en art militaire. Dans une situation donnĂ©e, il y aura quatre plans qui s’imposent et entre lesquels le gĂ©nĂ©ral a pu choisir, comme une maladie peut suivre diverses Ă©volutions auxquelles le mĂ©decin doit s’attendre. Et lĂ  encore la faiblesse et la grandeur humaines sont des causes nouvelles d’incertitude. Car entre ces quatre plans, mettons que des raisons contingentes comme des buts accessoires Ă  atteindre, ou le temps qui presse, ou le petit nombre et le mauvais ravitaillement de ses effectifs fassent prĂ©fĂ©rer au gĂ©nĂ©ral le premier plan, qui est moins parfait mais d’une exĂ©cution moins coĂ»teuse, plus rapide, et ayant pour terrain un pays plus riche pour nourrir son armĂ©e. Il peut, ayant commencĂ© par ce premier plan dans lequel l’ennemi, d’abord incertain, lira bientĂŽt, ne pas pouvoir y rĂ©ussir, Ă  cause d’obstacles trop grands — c’est ce que j’appelle l’alĂ©a nĂ© de la faiblesse humaine — l’abandonner et essayer du deuxiĂšme ou du troisiĂšme ou du quatriĂšme plan. Mais il se peut aussi qu’il n’ait essayĂ© du premier — et c’est ici ce que j’appelle la grandeur humaine — que par feinte, pour fixer l’adversaire de façon Ă  le surprendre lĂ  oĂč il ne croyait pas ĂȘtre attaquĂ©. C’est ainsi qu’à Ulm, Mack, qui attendait l’ennemi Ă  l’ouest, fut enveloppĂ© par le nord oĂč il se croyait bien tranquille. Mon exemple n’est du reste pas trĂšs bon. Et Ulm est un meilleur type de bataille d’enveloppement que l’avenir verra se reproduire parce qu’il n’est pas seulement un exemple classique dont les gĂ©nĂ©raux s’inspireront, mais une forme en quelque sorte nĂ©cessaire nĂ©cessaire entre d’autres, ce qui laisse le choix, la variĂ©tĂ©, comme un type de cristallisation. Mais tout cela ne fait rien parce que ces cadres sont malgrĂ© tout factices. J’en reviens Ă  notre livre de philosophie, c’est comme les principes rationnels, ou les lois scientifiques, la rĂ©alitĂ© se conforme Ă  cela, Ă  peu prĂšs, mais rappelle-toi le grand mathĂ©maticien PoincarĂ©, il n’est pas sĂ»r que les mathĂ©matiques soient rigoureusement exactes. Quant aux rĂšglements eux-mĂȘmes, dont je t’ai parlĂ©, ils sont en somme d’une importance secondaire, et d’ailleurs on les change de temps en temps. Ainsi pour nous autres cavaliers, nous vivons sur le Service en Campagne de 1895 dont on peut dire qu’il est pĂ©rimĂ©, puisqu’il repose sur la vieille et dĂ©suĂšte doctrine qui considĂšre que le combat de cavalerie n’a guĂšre qu’un effet moral par l’effroi que la charge produit sur l’adversaire. Or, les plus intelligents de nos maĂźtres, tout ce qu’il y a de meilleur dans la cavalerie, et notamment le commandant dont je te parlais, envisagent au contraire que la dĂ©cision sera obtenue par une vĂ©ritable mĂȘlĂ©e oĂč on s’escrimera du sabre et de la lance et oĂč le plus tenace sera vainqueur non pas simplement moralement et par impression de terreur, mais matĂ©riellement. — Saint-Loup a raison et il est probable que le prochain Service en Campagne portera la trace de cette Ă©volution, dit mon voisin. — Je ne suis pas fĂąchĂ© de ton approbation, car tes avis semblent faire plus impression que les miens sur mon ami, dit en riant Saint-Loup, soit que cette sympathie naissante entre son camarade et moi l’agaçùt un peu, soit qu’il trouvĂąt gentil de la consacrer en la constatant aussi officiellement. Et puis j’ai peut-ĂȘtre diminuĂ© l’importance des rĂšglements. On les change, c’est certain. Mais en attendant ils commandent la situation militaire, les plans de campagne et de concentration. S’ils reflĂštent une fausse conception stratĂ©gique, ils peuvent ĂȘtre le principe initial de la dĂ©faite. Tout cela, c’est un peu technique pour toi, me dit-il. Au fond, dis-toi bien que ce qui prĂ©cipite le plus l’évolution de l’art de la guerre, ce sont les guerres elles-mĂȘmes. Au cours d’une campagne, si elle est un peu longue, on voit l’un des belligĂ©rants profiter des leçons que lui donnent les succĂšs et les fautes de l’adversaire, perfectionner les mĂ©thodes de celui-ci qui, Ă  son tour, enchĂ©rit. Mais cela c’est du passĂ©. Avec les terribles progrĂšs de l’artillerie, les guerres futures, s’il y a encore des guerres, seront si courtes qu’avant qu’on ait pu songer Ă  tirer parti de l’enseignement, la paix sera faite. — Ne sois pas si susceptible, dis-je Ă  Saint-Loup, rĂ©pondant Ă  ce qu’il avait dit avant ces derniĂšres paroles. Je t’ai Ă©coutĂ© avec assez d’aviditĂ© ! — Si tu veux bien ne plus prendre la mouche et le permettre, reprit l’ami de Saint-Loup, j’ajouterai Ă  ce que tu viens de dire que, si les batailles s’imitent et se superposent, ce n’est pas seulement Ă  cause de l’esprit du chef. Il peut arriver qu’une erreur du chef par exemple son apprĂ©ciation insuffisante de la valeur de l’adversaire l’amĂšne Ă  demander Ă  ses troupes des sacrifices exagĂ©rĂ©s, sacrifices que certaines unitĂ©s accompliront avec une abnĂ©gation si sublime, que leur rĂŽle sera par lĂ  analogue Ă  celui de telle autre unitĂ© dans telle autre bataille, et seront citĂ©s dans l’histoire comme des exemples interchangeables pour nous en tenir Ă  1870, la garde prussienne Ă  Saint-Privat, les turcos Ă  FrƓschviller et Ă  Wissembourg. — Ah ! interchangeables, trĂšs exact ! excellent ! tu es intelligent, dit Saint-Loup. Je n’étais pas indiffĂ©rent Ă  ces derniers exemples, comme chaque fois que sous le particulier on me montrait le gĂ©nĂ©ral. Mais pourtant le gĂ©nie du chef, voilĂ  ce qui m’intĂ©ressait, j’aurais voulu me rendre compte en quoi il consistait, comment, dans une circonstance donnĂ©e, oĂč le chef sans gĂ©nie ne pourrait rĂ©sister Ă  l’adversaire, s’y prendrait le chef gĂ©nial pour rĂ©tablir la bataille compromise, ce qui, au dire de Saint-Loup, Ă©tait trĂšs possible et avait Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© par NapolĂ©on plusieurs fois. Et pour comprendre ce que c’était que la valeur militaire, je demandais des comparaisons entre les gĂ©nĂ©raux dont je savais les noms, lequel avait le plus une nature de chef, des dons de tacticien, quitte Ă  ennuyer mes nouveaux amis, qui du moins ne le laissaient pas voir et me rĂ©pondaient avec une infatigable bontĂ©. Je me sentais sĂ©parĂ© — non seulement de la grande nuit glacĂ©e qui s’étendait au loin et dans laquelle nous entendions de temps en temps le sifflet d’un train qui ne faisait que rendre plus vif le plaisir d’ĂȘtre lĂ , ou les tintements d’une heure qui heureusement Ă©tait encore Ă©loignĂ©e de celle oĂč ces jeunes gens devraient reprendre leurs sabres et rentrer — mais aussi de toutes les prĂ©occupations extĂ©rieures, presque du souvenir de Mme de Guermantes, par la bontĂ© de Saint-Loup Ă  laquelle celle de ses amis qui s’y ajoutait donnait comme plus d’épaisseur ; par la chaleur aussi de cette petite salle Ă  manger, par la saveur des plats raffinĂ©s qu’on nous servait. Ils donnaient autant de plaisir Ă  mon imagination qu’à ma gourmandise ; parfois le petit morceau de nature d’oĂč ils avaient Ă©tĂ© extraits, bĂ©nitier rugueux de l’huĂźtre dans lequel restent quelques gouttes d’eau salĂ©e, ou sarment noueux, pampres jaunis d’une grappe de raisin, les entourait encore, incomestible, poĂ©tique et lointain comme un paysage, et faisant se succĂ©der au cours du dĂźner les Ă©vocations d’une sieste sous une vigne et d’une promenade en mer ; d’autres soirs c’est par le cuisinier seulement qu’était mise en relief cette particularitĂ© originale des mets, qu’il prĂ©sentait dans son cadre naturel comme une Ɠuvre d’art ; et un poisson cuit au court-bouillon Ă©tait apportĂ© dans un long plat en terre, oĂč, comme il se dĂ©tachait en relief sur des jonchĂ©es d’herbes bleuĂątres, infrangible mais contournĂ© encore d’avoir Ă©tĂ© jetĂ© vivant dans l’eau bouillante, entourĂ© d’un cercle de coquillages d’animalcules satellites, crabes, crevettes et moules, il avait l’air d’apparaĂźtre dans une cĂ©ramique de Bernard Palissy. — Je suis jaloux, je suis furieux, me dit Saint-Loup, moitiĂ© en riant, moitiĂ© sĂ©rieusement, faisant allusion aux interminables conversations Ă  part que j’avais avec son ami. Est-ce que vous le trouvez plus intelligent que moi ? est-ce que vous l’aimez mieux que moi ? Alors, comme ça, il n’y en a plus que pour lui ? Les hommes qui aiment Ă©normĂ©ment une femme, qui vivent dans une sociĂ©tĂ© d’hommes Ă  femmes se permettent des plaisanteries que d’autres qui y verraient moins d’innocence n’oseraient pas. DĂšs que la conversation devenait gĂ©nĂ©rale, on Ă©vitait de parler de Dreyfus de peur de froisser Saint-Loup. Pourtant, une semaine plus tard, deux de ses camarades firent remarquer combien il Ă©tait curieux que, vivant dans un milieu si militaire, il fĂ»t tellement dreyfusard, presque antimilitariste C’est, dis-je, ne voulant pas entrer dans des dĂ©tails, que l’influence du milieu n’a pas l’importance qu’on croit
 » Certes, je comptais m’en tenir lĂ  et ne pas reprendre les rĂ©flexions que j’avais prĂ©sentĂ©es Ă  Saint-Loup quelques jours plus tĂŽt. MalgrĂ© cela, comme ces mots-lĂ , du moins, je les lui avais dits presque textuellement, j’allais m’en excuser en ajoutant C’est justement ce que l’autre jour
 » Mais j’avais comptĂ© sans le revers qu’avait la gentille admiration de Robert pour moi et pour quelques autres personnes. Cette admiration se complĂ©tait d’une si entiĂšre assimilation de leurs idĂ©es, qu’au bout de quarante-huit heures il avait oubliĂ© que ces idĂ©es n’étaient pas de lui. Aussi en ce qui concernait ma modeste thĂšse, Saint-Loup, absolument comme si elle eĂ»t toujours habitĂ© son cerveau et si je ne faisais que chasser sur ses terres, crut devoir me souhaiter la bienvenue avec chaleur et m’approuver. — Mais oui ! le milieu n’a pas d’importance. Et avec la mĂȘme force que s’il avait peur que je l’interrompisse ou ne le comprisse pas — La vraie influence, c’est celle du milieu intellectuel ! On est l’homme de son idĂ©e ! Il s’arrĂȘta un instant, avec le sourire de quelqu’un qui a bien digĂ©rĂ©, laissa tomber son monocle, et posant son regard comme une vrille sur moi — Tous les hommes d’une mĂȘme idĂ©e sont pareils, me dit-il, d’un air de dĂ©fi. Il n’avait sans doute aucun souvenir que je lui avais dit peu de jours auparavant ce qu’il s’était en revanche si bien rappelĂ©. Je n’arrivais pas tous les soirs au restaurant de Saint-Loup dans les mĂȘmes dispositions. Si un souvenir, un chagrin qu’on a, sont capables de nous laisser au point que nous ne les apercevions plus, ils reviennent aussi et parfois de longtemps ne nous quittent. Il y avait des soirs oĂč, en traversant la ville pour aller vers le restaurant, je regrettais tellement Mme de Guermantes, que j’avais peine Ă  respirer on aurait dit qu’une partie de ma poitrine avait Ă©tĂ© sectionnĂ©e par un anatomiste habile, enlevĂ©e, et remplacĂ©e par une partie Ă©gale de souffrance immatĂ©rielle, par un Ă©quivalent de nostalgie et d’amour. Et les points de suture ont beau avoir Ă©tĂ© bien faits, on vit assez malaisĂ©ment quand le regret d’un ĂȘtre est substituĂ© aux viscĂšres, il a l’air de tenir plus de place qu’eux, on le sent perpĂ©tuellement, et puis, quelle ambiguĂŻtĂ© d’ĂȘtre obligĂ© de penser une partie de son corps ! Seulement il semble qu’on vaille davantage. À la moindre brise on soupire d’oppression, mais aussi de langueur. Je regardais le ciel. S’il Ă©tait clair, je me disais Peut-ĂȘtre elle est Ă  la campagne, elle regarde les mĂȘmes Ă©toiles », et qui sait si, en arrivant au restaurant, Robert ne va pas me dire Une bonne nouvelle, ma tante vient de m’écrire, elle voudrait te voir, elle va venir ici. » Ce n’est pas dans le firmament seul que je mettais la pensĂ©e de Mme de Guermantes. Un souffle d’air un peu doux qui passait semblait m’apporter un message d’elle, comme jadis de Gilberte dans les blĂ©s de MĂ©sĂ©glise on ne change pas, on fait entrer dans le sentiment qu’on rapporte Ă  un ĂȘtre bien des Ă©lĂ©ments assoupis qu’il rĂ©veille mais qui lui sont Ă©trangers. Et puis ces sentiments particuliers, toujours quelque chose en nous s’efforce de les amener Ă  plus de vĂ©ritĂ©, c’est-Ă -dire de les faire se rejoindre Ă  un sentiment plus gĂ©nĂ©ral, commun Ă  toute l’humanitĂ©, avec lequel les individus et les peines qu’ils nous causent nous sont seulement une occasion de communiquer. Ce qui mĂȘlait quelque plaisir Ă  ma peine c’est que je la savais une petite partie de l’universel amour. Sans doute de ce que je croyais reconnaĂźtre des tristesses que j’avais Ă©prouvĂ©es Ă  propos de Gilberte, ou bien quand le soir, Ă  Combray, maman ne restait pas dans ma chambre, et aussi le souvenir de certaines pages de Bergotte, dans la souffrance que j’éprouvais et Ă  laquelle Mme de Guermantes, sa froideur, son absence, n’étaient pas liĂ©es clairement comme la cause l’est Ă  l’effet dans l’esprit d’un savant, je ne concluais pas que Mme de Guermantes ne fĂ»t pas cette cause. N’y a-t-il pas telle douleur physique diffuse, s’étendant par irradiation dans des rĂ©gions extĂ©rieures Ă  la partie malade, mais qu’elle abandonne pour se dissiper entiĂšrement si un praticien touche le point prĂ©cis d’oĂč elle vient ? Et pourtant, avant cela, son extension lui donnait pour nous un tel caractĂšre de vague et de fatalitĂ©, qu’impuissants Ă  l’expliquer, Ă  la localiser mĂȘme, nous croyions impossible de la guĂ©rir. Tout en m’acheminant vers le restaurant je me disais Il y a dĂ©jĂ  quatorze jours que je n’ai vu Mme de Guermantes. » Quatorze jours, ce qui ne paraissait une chose Ă©norme qu’à moi qui, quand il s’agissait de Mme de Guermantes, comptais par minutes. Pour moi ce n’était plus seulement les Ă©toiles et la brise, mais jusqu’aux divisions arithmĂ©tiques du temps qui prenaient quelque chose de douloureux et de poĂ©tique. Chaque jour Ă©tait maintenant comme la crĂȘte mobile d’une colline incertaine d’un cĂŽtĂ©, je sentais que je pouvais descendre vers l’oubli ; de l’autre, j’étais emportĂ© par le besoin de revoir la duchesse. Et j’étais tantĂŽt plus prĂšs de l’un ou de l’autre, n’ayant pas d’équilibre stable. Un jour je me dis Il y aura peut-ĂȘtre une lettre ce soir » et en arrivant dĂźner j’eus le courage de demander Ă  Saint-Loup — Tu n’as pas par hasard des nouvelles de Paris ? — Si, me rĂ©pondit-il d’un air sombre, elles sont mauvaises. Je respirai en comprenant que ce n’était que lui qui avait du chagrin et que les nouvelles Ă©taient celles de sa maĂźtresse. Mais je vis bientĂŽt qu’une de leurs consĂ©quences serait d’empĂȘcher Robert de me mener de longtemps chez sa tante. J’appris qu’une querelle avait Ă©clatĂ© entre lui et sa maĂźtresse, soit par correspondance, soit qu’elle fĂ»t venue un matin le voir entre deux trains. Et les querelles, mĂȘme moins graves, qu’ils avaient eues jusqu’ici, semblaient toujours devoir ĂȘtre insolubles. Car elle Ă©tait de mauvaise humeur, trĂ©pignait, pleurait, pour des raisons aussi incomprĂ©hensibles que celles des enfants qui s’enferment dans un cabinet noir, ne viennent pas dĂźner, refusant toute explication, et ne font que redoubler de sanglots quand, Ă  bout de raisons, on leur donne des claques. Saint-Loup souffrit horriblement de cette brouille, mais c’est une maniĂšre de dire qui est trop simple, et fausse par lĂ  l’idĂ©e qu’on doit se faire de cette douleur. Quand il se retrouva seul, n’ayant plus qu’à songer Ă  sa maĂźtresse partie avec le respect pour lui qu’elle avait Ă©prouvĂ© en le voyant si Ă©nergique, les anxiĂ©tĂ©s qu’il avait eues les premiĂšres heures prirent fin devant l’irrĂ©parable, et la cessation d’une anxiĂ©tĂ© est une chose si douce, que la brouille, une fois certaine, prit pour lui un peu du mĂȘme genre de charme qu’aurait eu une rĂ©conciliation. Ce dont il commença Ă  souffrir un peu plus tard furent une douleur, un accident secondaires, dont le flux venait incessamment de lui-mĂȘme, Ă  l’idĂ©e que peut-ĂȘtre elle aurait bien voulu se rapprocher ; qu’il n’était pas impossible qu’elle attendĂźt un mot de lui ; qu’en attendant, pour se venger elle ferait peut-ĂȘtre, tel soir, Ă  tel endroit, telle chose, et qu’il n’y aurait qu’à lui tĂ©lĂ©graphier qu’il arrivait pour qu’elle n’eĂ»t pas lieu ; que d’autres peut-ĂȘtre profitaient du temps qu’il laissait perdre, et qu’il serait trop tard dans quelques jours pour la retrouver car elle serait prise. De toutes ces possibilitĂ©s il ne savait rien, sa maĂźtresse gardait un silence qui finit par affoler sa douleur jusqu’à lui faire se demander si elle n’était pas cachĂ©e Ă  DonciĂšres ou partie pour les Indes. On a dit que le silence Ă©tait une force ; dans un tout autre sens, il en est une terrible Ă  la disposition de ceux qui sont aimĂ©s. Elle accroĂźt l’anxiĂ©tĂ© de qui attend. Rien n’invite tant Ă  s’approcher d’un ĂȘtre que ce qui en sĂ©pare, et quelle plus infranchissable barriĂšre que le silence ? On a dit aussi que le silence Ă©tait un supplice, et capable de rendre fou celui qui y Ă©tait astreint dans les prisons. Mais quel supplice — plus grand que de garder le silence — de l’endurer de ce qu’on aime ! Robert se disait Que fait-elle donc pour qu’elle se taise ainsi ? Sans doute, elle me trompe avec d’autres ? » Il disait encore Qu’ai-je donc fait pour qu’elle se taise ainsi ? Elle me hait peut-ĂȘtre, et pour toujours. » Et il s’accusait. Ainsi le silence le rendait fou en effet, par la jalousie et par le remords. D’ailleurs, plus cruel que celui des prisons, ce silence-lĂ  est prison lui-mĂȘme. Une clĂŽture immatĂ©rielle, sans doute, mais impĂ©nĂ©trable, cette tranche interposĂ©e d’atmosphĂšre vide, mais que les rayons visuels de l’abandonnĂ© ne peuvent traverser. Est-il un plus terrible Ă©clairage que le silence, qui ne nous montre pas une absente, mais mille, et chacune se livrant Ă  quelque autre trahison ? Parfois, dans une brusque dĂ©tente, ce silence, Robert croyait qu’il allait cesser Ă  l’instant, que la lettre attendue allait venir. Il la voyait, elle arrivait, il Ă©piait chaque bruit, il Ă©tait dĂ©jĂ  dĂ©saltĂ©rĂ©, il murmurait La lettre ! La lettre ! » AprĂšs avoir entrevu ainsi une oasis imaginaire de tendresse, il se retrouvait piĂ©tinant dans le dĂ©sert rĂ©el du silence sans fin. Il souffrait d’avance, sans en oublier une, toutes les douleurs d’une rupture qu’à d’autres moments il croyait pouvoir Ă©viter, comme les gens qui rĂšglent toutes leurs affaires en vue d’une expatriation qui ne s’effectuera pas, et dont la pensĂ©e, qui ne sait plus oĂč elle devra se situer le lendemain, s’agite momentanĂ©ment, dĂ©tachĂ©e d’eux, pareille Ă  ce cƓur qu’on arrache Ă  un malade et qui continue Ă  battre, sĂ©parĂ© du reste du corps. En tout cas, cette espĂ©rance que sa maĂźtresse reviendrait lui donnait le courage de persĂ©vĂ©rer dans la rupture, comme la croyance qu’on pourra revenir vivant du combat aide Ă  affronter la mort. Et comme l’habitude est, de toutes les plantes humaines, celle qui a le moins besoin de sol nourricier pour vivre et qui apparaĂźt la premiĂšre sur le roc en apparence le plus dĂ©solĂ©, peut-ĂȘtre en pratiquant d’abord la rupture par feinte, aurait-il fini par s’y accoutumer sincĂšrement. Mais l’incertitude entretenait chez lui un Ă©tat qui, liĂ© au souvenir de cette femme, ressemblait Ă  l’amour. Il se forçait cependant Ă  ne pas lui Ă©crire, pensant peut-ĂȘtre que le tourment Ă©tait moins cruel de vivre sans sa maĂźtresse qu’avec elle dans certaines conditions, ou qu’aprĂšs la façon dont ils s’étaient quittĂ©s, attendre ses excuses Ă©tait nĂ©cessaire pour qu’elle conservĂąt ce qu’il croyait qu’elle avait pour lui sinon d’amour, du moins d’estime et de respect. Il se contentait d’aller au tĂ©lĂ©phone, qu’on venait d’installer Ă  DonciĂšres, et de demander des nouvelles, ou de donner des instructions Ă  une femme de chambre qu’il avait placĂ©e auprĂšs de son amie. Ces communications Ă©taient du reste compliquĂ©es et lui prenaient plus de temps parce que, suivant les opinions de ses amis littĂ©raires relativement Ă  la laideur de la capitale, mais surtout en considĂ©ration de ses bĂȘtes, de ses chiens, de son singe, de ses serins et de son perroquet, dont son propriĂ©taire de Paris avait cessĂ© de tolĂ©rer les cris incessants, la maĂźtresse de Robert venait de louer une petite propriĂ©tĂ© aux environs de Versailles. Cependant lui, Ă  DonciĂšres, ne dormait plus un instant la nuit. Une fois, chez moi, vaincu par la fatigue, il s’assoupit un peu. Mais tout d’un coup, il commença Ă  parler, il voulait courir, empĂȘcher quelque chose, il disait Je l’entends, vous ne
 vous ne
 » Il s’éveilla. Il me dit qu’il venait de rĂȘver qu’il Ă©tait Ă  la campagne chez le marĂ©chal des logis chef. Celui-ci avait tĂąchĂ© de l’écarter d’une certaine partie de la maison. Saint-Loup avait devinĂ© que le marĂ©chal des logis avait chez lui un lieutenant trĂšs riche et trĂšs vicieux qu’il savait dĂ©sirer beaucoup son amie. Et tout Ă  coup dans son rĂȘve il avait distinctement entendu les cris intermittents et rĂ©guliers qu’avait l’habitude de pousser sa maĂźtresse aux instants de voluptĂ©. Il avait voulu forcer le marĂ©chal des logis de le mener Ă  la chambre. Et celui-ci le maintenait pour l’empĂȘcher d’y aller, tout en ayant un certain air froissĂ© de tant d’indiscrĂ©tion, que Robert disait qu’il ne pourrait jamais oublier. — Mon rĂȘve est idiot, ajouta-t-il encore tout essoufflĂ©. Mais je vis bien que, pendant l’heure qui suivit, il fut plusieurs fois sur le point de tĂ©lĂ©phoner Ă  sa maĂźtresse pour lui demander de se rĂ©concilier. Mon pĂšre avait le tĂ©lĂ©phone depuis peu, mais je ne sais si cela eĂ»t beaucoup servi Ă  Saint-Loup. D’ailleurs il ne me semblait pas trĂšs convenable de donner Ă  mes parents, mĂȘme seulement Ă  un appareil posĂ© chez eux, ce rĂŽle d’intermĂ©diaire entre Saint-Loup et sa maĂźtresse, si distinguĂ©e et noble de sentiments que pĂ»t ĂȘtre celle-ci. Le cauchemar qu’avait eu Saint-Loup s’effaça un peu de son esprit. Le regard distrait et fixe, il vint me voir durant tous ces jours atroces qui dessinĂšrent pour moi, en se suivant l’un l’autre, comme la courbe magnifique de quelque rampe durement forgĂ©e d’oĂč Robert restait Ă  se demander quelle rĂ©solution son amie allait prendre. Enfin, elle lui demanda s’il consentirait Ă  pardonner. AussitĂŽt qu’il eut compris que la rupture Ă©tait Ă©vitĂ©e, il vit tous les inconvĂ©nients d’un rapprochement. D’ailleurs il souffrait dĂ©jĂ  moins et avait presque acceptĂ© une douleur dont il faudrait, dans quelques mois peut-ĂȘtre, retrouver Ă  nouveau la morsure si sa liaison recommençait. Il n’hĂ©sita pas longtemps. Et peut-ĂȘtre n’hĂ©sita-t-il que parce qu’il Ă©tait enfin certain de pouvoir reprendre sa maĂźtresse, de le pouvoir, donc de le faire. Seulement elle lui demandait, pour qu’elle retrouvĂąt son calme, de ne pas revenir Ă  Paris au 1er janvier. Or, il n’avait pas le courage d’aller Ă  Paris sans la voir. D’autre part elle avait consenti Ă  voyager avec lui, mais pour cela il lui fallait un vĂ©ritable congĂ© que le capitaine de Borodino ne voulait pas lui accorder. — Cela m’ennuie Ă  cause de notre visite chez ma tante qui se trouve ajournĂ©e. Je retournerai sans doute Ă  Paris Ă  PĂąques. — Nous ne pourrons pas aller chez Mme de Guermantes Ă  ce moment-lĂ , car je serai dĂ©jĂ  Ă  Balbec. Mais ça ne fait absolument rien. — À Balbec ? mais vous n’y Ă©tiez allĂ© qu’au mois d’aoĂ»t. — Oui, mais cette annĂ©e, Ă  cause de ma santĂ©, on doit m’y envoyer plus tĂŽt. Toute sa crainte Ă©tait que je ne jugeasse mal sa maĂźtresse, aprĂšs ce qu’il m’avait racontĂ©. Elle est violente seulement parce qu’elle est trop franche, trop entiĂšre dans ses sentiments. Mais c’est un ĂȘtre sublime. Tu ne peux pas t’imaginer les dĂ©licatesses de poĂ©sie qu’il y a chez elle. Elle va passer tous les ans le jour des morts Ă  Bruges. C’est bien », n’est-ce pas ? Si jamais tu la connais, tu verras, elle a une grandeur
 » Et comme il Ă©tait imbu d’un certain langage qu’on parlait autour de cette femme dans des milieux littĂ©raires Elle a quelque chose de sidĂ©ral et mĂȘme de vatique, tu comprends ce que je veux dire, le poĂšte qui Ă©tait presque un prĂȘtre. » Je cherchai pendant tout le dĂźner un prĂ©texte qui permĂźt Ă  Saint-Loup de demander Ă  sa tante de me recevoir sans attendre qu’il vĂźnt Ă  Paris. Or, ce prĂ©texte me fut fourni par le dĂ©sir que j’avais de revoir des tableaux d’Elstir, le grand peintre que Saint-Loup et moi nous avions connu Ă  Balbec. PrĂ©texte oĂč il y avait, d’ailleurs, quelque vĂ©ritĂ© car si, dans mes visites Ă  Elstir, j’avais demandĂ© Ă  sa peinture de me conduire Ă  la comprĂ©hension et Ă  l’amour de choses meilleures qu’elle-mĂȘme, un dĂ©gel vĂ©ritable, une authentique place de province, de vivantes femmes sur la plage tout au plus lui eussĂ©-je commandĂ© le portrait des rĂ©alitĂ©s que je n’avais pas su approfondir, comme un chemin d’aubĂ©pine, non pour qu’il me conservĂąt leur beautĂ© mais me la dĂ©couvrĂźt, maintenant au contraire, c’était l’originalitĂ©, la sĂ©duction de ces peintures qui excitaient mon dĂ©sir, et ce que je voulais surtout voir, c’était d’autres tableaux d’Elstir. Il me semblait d’ailleurs que ses moindres tableaux, Ă  lui, Ă©taient quelque chose d’autre que les chefs-d’Ɠuvre de peintres mĂȘme plus grands. Son Ɠuvre Ă©tait comme un royaume clos, aux frontiĂšres infranchissables, Ă  la matiĂšre sans seconde. Collectionnant avidement les rares revues oĂč on avait publiĂ© des Ă©tudes sur lui, j’y avais appris que ce n’était que rĂ©cemment qu’il avait commencĂ© Ă  peindre des paysages et des natures mortes, mais qu’il avait commencĂ© par des tableaux mythologiques j’avais vu les photographies de deux d’entre eux dans son atelier, puis avait Ă©tĂ© longtemps impressionnĂ© par l’art japonais. Certaines des Ɠuvres les plus caractĂ©ristiques de ses diverses maniĂšres se trouvaient en province. Telle maison des Andelys oĂč Ă©tait un de ses plus beaux paysages m’apparaissait aussi prĂ©cieuse, me donnait un aussi vif dĂ©sir du voyage, qu’un village chartrain dans la pierre meuliĂšre duquel est enchĂąssĂ© un glorieux vitrail ; et vers le possesseur de ce chef-d’Ɠuvre, vers cet homme qui au fond de sa maison grossiĂšre, sur la grand’rue, enfermĂ© comme un astrologue, interrogeait un de ces miroirs du monde qu’est un tableau d’Elstir et qui l’avait peut-ĂȘtre achetĂ© plusieurs milliers de francs, je me sentais portĂ© par cette sympathie qui unit jusqu’aux cƓurs, jusqu’aux caractĂšres de ceux qui pensent de la mĂȘme façon que nous sur un sujet capital. Or, trois Ɠuvres importantes de mon peintre prĂ©fĂ©rĂ© Ă©taient dĂ©signĂ©es, dans l’une de ces revues, comme appartenant Ă  Mme de Guermantes. Ce fut donc en somme sincĂšrement que, le soir oĂč Saint-Loup m’avait annoncĂ© le voyage de son amie Ă  Bruges, je pus, pendant le dĂźner, devant ses amis, lui jeter comme Ă  l’improviste — Écoute, tu permets ? derniĂšre conversation au sujet de la dame dont nous avons parlĂ©. Tu te rappelles Elstir, le peintre que j’ai connu Ă  Balbec ? — Mais, voyons, naturellement. — Tu te rappelles mon admiration pour lui ? — TrĂšs bien, et la lettre que nous lui avions fait remettre. — Eh bien, une des raisons, pas des plus importantes, une raison accessoire pour laquelle je dĂ©sirerais connaĂźtre ladite dame, tu sais toujours bien laquelle ? — Mais oui ! que de parenthĂšses ! — C’est qu’elle a chez elle au moins un trĂšs beau tableau d’Elstir. — Tiens, je ne savais pas. — Elstir sera sans doute Ă  Balbec Ă  PĂąques, vous savez qu’il passe maintenant presque toute l’annĂ©e sur cette cĂŽte. J’aurais beaucoup aimĂ© avoir vu ce tableau avant mon dĂ©part. Je ne sais si vous ĂȘtes en termes assez intimes avec votre tante ne pourriez-vous, en me faisant assez habilement valoir Ă  ses yeux pour qu’elle ne refuse pas, lui demander de me laisser aller voir le tableau sans vous, puisque vous ne serez pas lĂ  ? — C’est entendu, je rĂ©ponds pour elle, j’en fais mon affaire. — Robert, comme je vous aime ! — Vous ĂȘtes gentil de m’aimer mais vous le seriez aussi de me tutoyer comme vous l’aviez promis et comme tu avais commencĂ© de le faire. — J’espĂšre que ce n’est pas votre dĂ©part que vous complotez, me dit un des amis de Robert. Vous savez, si Saint-Loup part en permission, cela ne doit rien changer, nous sommes lĂ . Ce sera peut-ĂȘtre moins amusant pour vous, mais on se donnera tant de peine pour tĂącher de vous faire oublier son absence. En effet, au moment oĂč on croyait que l’amie de Robert irait seule Ă  Bruges, on venait d’apprendre que le capitaine de Borodino, jusque-lĂ  d’un avis contraire, venait de faire accorder au sous-officier Saint-Loup une longue permission pour Bruges. Voici ce qui s’était passĂ©. Le Prince, trĂšs fier de son opulente chevelure, Ă©tait un client assidu du plus grand coiffeur de la ville, autrefois garçon de l’ancien coiffeur de NapolĂ©on III. Le capitaine de Borodino Ă©tait au mieux avec le coiffeur car il Ă©tait, malgrĂ© ses façons majestueuses, simple avec les petites gens. Mais le coiffeur, chez qui le Prince avait une note arriĂ©rĂ©e d’au moins cinq ans et que les flacons de Portugal », d’ Eau des Souverains », les fers, les rasoirs, les cuirs enflaient non moins que les shampoings, les coupes de cheveux, etc., plaçait plus haut Saint-Loup qui payait rubis sur l’ongle, avait plusieurs voitures et des chevaux de selle. Mis au courant de l’ennui de Saint-Loup de ne pouvoir partir avec sa maĂźtresse, il en parla chaudement au Prince ligotĂ© d’un surplis blanc dans le moment que le barbier lui tenait la tĂȘte renversĂ©e et menaçait sa gorge. Le rĂ©cit de ces aventures galantes d’un jeune homme arracha au capitaine-prince un sourire d’indulgence bonapartiste. Il est peu probable qu’il pensa Ă  sa note impayĂ©e, mais la recommandation du coiffeur l’inclinait autant Ă  la bonne humeur qu’à la mauvaise celle d’un duc. Il avait encore du savon plein le menton que la permission Ă©tait promise et elle fut signĂ©e le soir mĂȘme. Quant au coiffeur, qui avait l’habitude de se vanter sans cesse et, afin de le pouvoir, s’attribuait, avec une facultĂ© de mensonge extraordinaire, des prestiges entiĂšrement inventĂ©s, pour une fois qu’il rendit un service signalĂ© Ă  Saint-Loup, non seulement il n’en fit pas sonner le mĂ©rite, mais, comme si la vanitĂ© avait besoin de mentir, et, quand il n’y a pas lieu de le faire, cĂšde la place Ă  la modestie, n’en reparla jamais Ă  Robert. Tous les amis de Robert me dirent qu’aussi longtemps que je resterais Ă  DonciĂšres, ou Ă  quelque Ă©poque que j’y revinsse, s’il n’était pas lĂ , leurs voitures, leurs chevaux, leurs maisons, leurs heures de libertĂ© seraient Ă  moi et je sentais que c’était de grand cƓur que ces jeunes gens mettaient leur luxe, leur jeunesse, leur vigueur au service de ma faiblesse. — Pourquoi du reste, reprirent les amis de Saint-Loup aprĂšs avoir insistĂ© pour que je restasse, ne reviendriez-vous pas tous les ans ? vous voyez bien que cette petite vie vous plaĂźt ! Et, mĂȘme, vous vous intĂ©ressez Ă  tout ce qui se passe au rĂ©giment comme un ancien. Car je continuais Ă  leur demander avidement de classer les diffĂ©rents officiers dont je savais les noms, selon l’admiration plus ou moins grande qu’ils leur semblaient mĂ©riter, comme jadis, au collĂšge, je faisais faire Ă  mes camarades pour les acteurs du Théùtre-Français. Si Ă  la place d’un des gĂ©nĂ©raux que j’entendais toujours citer en tĂȘte de tous les autres, un Galliffet ou un NĂ©grier, quelque ami de Saint-Loup disait Mais NĂ©grier est un officier gĂ©nĂ©ral des plus mĂ©diocres » et jetait le nom nouveau, intact et savoureux de Pau ou de Geslin de Bourgogne, j’éprouvais la mĂȘme surprise heureuse que jadis quand les noms Ă©puisĂ©s de Thiron ou de Febvre se trouvaient refoulĂ©s par l’épanouissement soudain du nom inusitĂ© d’Amaury. MĂȘme supĂ©rieur Ă  NĂ©grier ? Mais en quoi ? donnez-moi un exemple. » Je voulais qu’il existĂąt des diffĂ©rences profondes jusqu’entre les officiers subalternes du rĂ©giment, et j’espĂ©rais, dans la raison de ces diffĂ©rences, saisir l’essence de ce qu’était la supĂ©rioritĂ© militaire. L’un de ceux dont cela m’eĂ»t le plus intĂ©ressĂ© d’entendre parler, parce que c’est lui que j’avais aperçu le plus souvent, Ă©tait le prince de Borodino. Mais ni Saint-Loup, ni ses amis, s’ils rendaient en lui justice au bel officier qui assurait Ă  son escadron une tenue incomparable, n’aimaient l’homme. Sans parler de lui Ă©videmment sur le mĂȘme ton que de certains officiers sortis du rang et francs-maçons, qui ne frĂ©quentaient pas les autres et gardaient Ă  cĂŽtĂ© d’eux un aspect farouche d’adjudants, ils ne semblaient pas situer M. de Borodino au nombre des autres officiers nobles, desquels Ă  vrai dire, mĂȘme Ă  l’égard de Saint-Loup, il diffĂ©rait beaucoup par l’attitude. Eux, profitant de ce que Robert n’était que sous-officier et qu’ainsi sa puissante famille pouvait ĂȘtre heureuse qu’il fĂ»t invitĂ© chez des chefs qu’elle eĂ»t dĂ©daignĂ©s sans cela, ne perdaient pas une occasion de le recevoir Ă  leur table quand s’y trouvait quelque gros bonnet capable d’ĂȘtre utile Ă  un jeune marĂ©chal des logis. Seul, le capitaine de Borodino n’avait que des rapports de service, d’ailleurs excellents, avec Robert. C’est que le prince, dont le grand-pĂšre avait Ă©tĂ© fait marĂ©chal et prince-duc par l’Empereur, Ă  la famille de qui il s’était ensuite alliĂ© par son mariage, puis dont le pĂšre avait Ă©pousĂ© une cousine de NapolĂ©on III et avait Ă©tĂ© deux fois ministre aprĂšs le coup d’État, sentait que malgrĂ© cela il n’était pas grand’chose pour Saint-Loup et la sociĂ©tĂ© des Guermantes, lesquels Ă  leur tour, comme il ne se plaçait pas au mĂȘme point de vue qu’eux, ne comptaient guĂšre pour lui. Il se doutait que, pour Saint-Loup, il Ă©tait — lui apparentĂ© aux Hohenzollern — non pas un vrai noble mais le petit-fils d’un fermier, mais, en revanche, considĂ©rait Saint-Loup comme le fils d’un homme dont le comtĂ© avait Ă©tĂ© confirmĂ© par l’Empereur — on appelait cela dans le faubourg Saint-Germain les comtes refaits — et avait sollicitĂ© de lui une prĂ©fecture, puis tel autre poste placĂ© bien bas sous les ordres de S. A. le prince de Borodino, ministre d’État, Ă  qui l’on Ă©crivait Monseigneur » et qui Ă©tait neveu du souverain. Plus que neveu peut-ĂȘtre. La premiĂšre princesse de Borodino passait pour avoir eu des bontĂ©s pour NapolĂ©on Ier qu’elle suivit Ă  l’üle d’Elbe, et la seconde pour NapolĂ©on III. Et si, dans la face placide du capitaine, on retrouvait de NapolĂ©on Ier, sinon les traits naturels du visage, du moins la majestĂ© Ă©tudiĂ©e du masque, l’officier avait surtout dans le regard mĂ©lancolique et bon, dans la moustache tombante, quelque chose qui faisait penser Ă  NapolĂ©on III ; et cela d’une façon si frappante qu’ayant demandĂ© aprĂšs Sedan Ă  pouvoir rejoindre l’Empereur, et ayant Ă©tĂ© Ă©conduit par Bismarck auprĂšs de qui on l’avait menĂ©, ce dernier levant par hasard les yeux sur le jeune homme qui se disposait Ă  s’éloigner, fut saisi soudain par cette ressemblance et, se ravisant, le rappela et lui accorda l’autorisation que, comme Ă  tout le monde, il venait de lui refuser. Si le prince de Borodino ne voulait pas faire d’avances Ă  Saint-Loup ni aux autres membres de la sociĂ©tĂ© du faubourg Saint-Germain qu’il y avait dans le rĂ©giment alors qu’il invitait beaucoup deux lieutenants roturiers qui Ă©taient des hommes agrĂ©ables, c’est que, les considĂ©rant tous du haut de sa grandeur impĂ©riale, il faisait, entre ces infĂ©rieurs, cette diffĂ©rence que les uns Ă©taient des infĂ©rieurs qui se savaient l’ĂȘtre et avec qui il Ă©tait charmĂ© de frayer, Ă©tant, sous ses apparences de majestĂ©, d’une humeur simple et joviale, et les autres des infĂ©rieurs qui se croyaient supĂ©rieurs, ce qu’il n’admettait pas. Aussi, alors que tous les officiers du rĂ©giment faisaient fĂȘte Ă  Saint-Loup, le prince de Borodino Ă  qui il avait Ă©tĂ© recommandĂ© par le marĂ©chal de X
 se borna Ă  ĂȘtre obligeant pour lui dans le service, oĂč Saint-Loup Ă©tait d’ailleurs exemplaire, mais il ne le reçut jamais chez lui, sauf en une circonstance particuliĂšre oĂč il fut en quelque sorte forcĂ© de l’inviter, et, comme elle se prĂ©sentait pendant mon sĂ©jour, lui demanda de m’amener. Je pus facilement, ce soir-lĂ , en voyant Saint-Loup Ă  la table de son capitaine, discerner jusque dans les maniĂšres et l’élĂ©gance de chacun d’eux la diffĂ©rence qu’il y avait entre les deux aristocraties l’ancienne noblesse et celle de l’Empire. Issu d’une caste dont les dĂ©fauts, mĂȘme s’il les rĂ©pudiait de toute son intelligence, avaient passĂ© dans son sang, et qui, ayant cessĂ© d’exercer une autoritĂ© rĂ©elle depuis au moins un siĂšcle, ne voit plus dans l’amabilitĂ© protectrice qui fait partie de l’éducation qu’elle reçoit, qu’un exercice comme l’équitation ou l’escrime, cultivĂ© sans but sĂ©rieux, par divertissement, Ă  l’encontre des bourgeois que cette noblesse mĂ©prise assez pour croire que sa familiaritĂ© les flatte et que son sans-gĂȘne les honorerait, Saint-Loup prenait amicalement la main de n’importe quel bourgeois qu’on lui prĂ©sentait et dont il n’avait peut-ĂȘtre pas entendu le nom, et en causant avec lui sans cesser de croiser et de dĂ©croiser les jambes, se renversant en arriĂšre, dans une attitude dĂ©braillĂ©e, le pied dans la main l’appelait mon cher ». Mais au contraire, d’une noblesse dont les titres gardaient encore leur signification, tout pourvus qu’ils restaient de riches majorats rĂ©compensant de glorieux services, et rappelant le souvenir de hautes fonctions dans lesquelles on commande Ă  beaucoup d’hommes et oĂč l’on doit connaĂźtre les hommes, le prince de Borodino — sinon distinctement, et dans sa conscience personnelle et claire, du moins en son corps qui le rĂ©vĂ©lait par ses attitudes et ses façons — considĂ©rait son rang comme une prĂ©rogative effective ; Ă  ces mĂȘmes roturiers que Saint-Loup eĂ»t touchĂ©s Ă  l’épaule et pris par le bras, il s’adressait avec une affabilitĂ© majestueuse, oĂč une rĂ©serve pleine de grandeur tempĂ©rait la bonhomie souriante qui lui Ă©tait naturelle, sur un ton empreint Ă  la fois d’une bienveillance sincĂšre et d’une hauteur voulue. Cela tenait sans doute Ă  ce qu’il Ă©tait moins Ă©loignĂ© des grandes ambassades et de la cour, oĂč son pĂšre avait eu les plus hautes charges et oĂč les maniĂšres de Saint-Loup, le coude sur la table et le pied dans la main, eussent Ă©tĂ© mal reçues, mais surtout cela tenait Ă  ce que cette bourgeoisie, il la mĂ©prisait moins, qu’elle Ă©tait le grand rĂ©servoir oĂč le premier Empereur avait pris ses marĂ©chaux, ses nobles, oĂč le second avait trouvĂ© un Fould, un Rouher. Sans doute, fils ou petit-fils d’empereur, et qui n’avait plus qu’à commander un escadron, les prĂ©occupations de son pĂšre et de son grand-pĂšre ne pouvaient, faute d’objet Ă  quoi s’appliquer, survivre rĂ©ellement dans la pensĂ©e de M. de Borodino. Mais comme l’esprit d’un artiste continue Ă  modeler bien des annĂ©es aprĂšs qu’il est Ă©teint la statue qu’il sculpta, elles avaient pris corps en lui, s’y Ă©taient matĂ©rialisĂ©es, incarnĂ©es, c’était elles que reflĂ©tait son visage. C’est avec, dans la voix, la vivacitĂ© du premier Empereur qu’il adressait un reproche Ă  un brigadier, avec la mĂ©lancolie songeuse du second qu’il exhalait la bouffĂ©e d’une cigarette. Quand il passait en civil dans les rues de DonciĂšres un certain Ă©clat dans ses yeux, s’échappant de sous le chapeau melon, faisait reluire autour du capitaine un incognito souverain ; on tremblait quand il entrait dans le bureau du marĂ©chal des logis chef, suivi de l’adjudant, et du fourrier comme de Berthier et de MassĂ©na. Quand il choisissait l’étoffe d’un pantalon pour son escadron, il fixait sur le brigadier tailleur un regard capable de dĂ©jouer Talleyrand et tromper Alexandre ; et parfois, en train de passer une revue d’installage, il s’arrĂȘtait, laissant rĂȘver ses admirables yeux bleus, tortillait sa moustache, avait l’air d’édifier une Prusse et une Italie nouvelles. Mais aussitĂŽt, redevenant de NapolĂ©on III NapolĂ©on Ier, il faisait remarquer que le paquetage n’était pas astiquĂ© et voulait goĂ»ter Ă  l’ordinaire des hommes. Et chez lui, dans sa vie privĂ©e, c’était pour les femmes d’officiers bourgeois Ă  la condition qu’ils ne fussent pas francs-maçons qu’il faisait servir non seulement une vaisselle de SĂšvres bleu de roi, digne d’un ambassadeur donnĂ©e Ă  son pĂšre par NapolĂ©on, et qui paraissait plus prĂ©cieuse encore dans la maison provinciale qu’il habitait sur le Mail, comme ces porcelaines rares que les touristes admirent avec plus de plaisir dans l’armoire rustique d’un vieux manoir amĂ©nagĂ© en ferme achalandĂ©e et prospĂšre, mais encore d’autres prĂ©sents de l’Empereur ces nobles et charmantes maniĂšres qui elles aussi eussent fait merveille dans quelque poste de reprĂ©sentation, si pour certains ce n’était pas ĂȘtre vouĂ© pour toute sa vie au plus injuste des ostracismes que d’ĂȘtre nĂ© », des gestes familiers, la bontĂ©, la grĂące et, enfermant sous un Ă©mail bleu de roi aussi, des images glorieuses, la relique mystĂ©rieuse, Ă©clairĂ©e et survivante du regard. Et Ă  propos des relations bourgeoises que le prince avait Ă  DonciĂšres, il convient de dire ceci. Le lieutenant-colonel jouait admirablement du piano, la femme du mĂ©decin-chef chantait comme si elle avait eu un premier prix au Conservatoire. Ce dernier couple, de mĂȘme que le lieutenant-colonel et sa femme, dĂźnaient chaque semaine chez M. de Borodino. Ils Ă©taient certes flattĂ©s, sachant que, quand le Prince allait Ă  Paris en permission, il dĂźnait chez Mme de PourtalĂšs, chez les Murat, etc. Mais ils se disaient C’est un simple capitaine, il est trop heureux que nous venions chez lui. C’est du reste un vrai ami pour nous. » Mais quand M. de Borodino, qui faisait depuis longtemps des dĂ©marches pour se rapprocher de Paris, fut nommĂ© Ă  Beauvais, il fit son dĂ©mĂ©nagement, oublia aussi complĂštement les deux couples musiciens que le théùtre de DonciĂšres et le petit restaurant d’oĂč il faisait souvent venir son dĂ©jeuner, et Ă  leur grande indignation ni le lieutenant-colonel, ni le mĂ©decin-chef, qui avaient si souvent dĂźnĂ© chez lui, ne reçurent plus, de toute leur vie, de ses nouvelles. Un matin, Saint-Loup m’avoua qu’il avait Ă©crit Ă  ma grand’mĂšre pour lui donner de mes nouvelles et lui suggĂ©rer l’idĂ©e, puisque un service tĂ©lĂ©phonique fonctionnait entre DonciĂšres et Paris, de causer avec moi. Bref, le mĂȘme jour, elle devait me faire appeler Ă  l’appareil et il me conseilla d’ĂȘtre vers quatre heures moins un quart Ă  la poste. Le tĂ©lĂ©phone n’était pas encore Ă  cette Ă©poque d’un usage aussi courant qu’aujourd’hui. Et pourtant l’habitude met si peu de temps Ă  dĂ©pouiller de leur mystĂšre les forces sacrĂ©es avec lesquelles nous sommes en contact que, n’ayant pas eu ma communication immĂ©diatement, la seule pensĂ©e que j’eus ce fut que c’était bien long, bien incommode, et presque l’intention d’adresser une plainte. Comme nous tous maintenant, je ne trouvais pas assez rapide Ă  mon grĂ©, dans ses brusques changements, l’admirable fĂ©erie Ă  laquelle quelques instants suffisent pour qu’apparaisse prĂšs de nous, invisible mais prĂ©sent, l’ĂȘtre Ă  qui nous voulions parler, et qui restant Ă  sa table, dans la ville qu’il habite pour ma grand’mĂšre c’était Paris, sous un ciel diffĂ©rent du nĂŽtre, par un temps qui n’est pas forcĂ©ment le mĂȘme, au milieu de circonstances et de prĂ©occupations que nous ignorons et que cet ĂȘtre va nous dire, se trouve tout Ă  coup transportĂ© Ă  des centaines de lieues lui et toute l’ambiance oĂč il reste plongĂ© prĂšs de notre oreille, au moment oĂč notre caprice l’a ordonnĂ©. Et nous sommes comme le personnage du conte Ă  qui une magicienne, sur le souhait qu’il en exprime, fait apparaĂźtre dans une clartĂ© surnaturelle sa grand’mĂšre ou sa fiancĂ©e, en train de feuilleter un livre, de verser des larmes, de cueillir des fleurs, tout prĂšs du spectateur et pourtant trĂšs loin, Ă  l’endroit mĂȘme oĂč elle se trouve rĂ©ellement. Nous n’avons, pour que ce miracle s’accomplisse, qu’à approcher nos lĂšvres de la planchette magique et Ă  appeler — quelquefois un peu trop longtemps, je le veux bien — les Vierges Vigilantes dont nous entendons chaque jour la voix sans jamais connaĂźtre le visage, et qui sont nos Anges gardiens dans les tĂ©nĂšbres vertigineuses dont elles surveillent jalousement les portes ; les Toutes-Puissantes par qui les absents surgissent Ă  notre cĂŽtĂ©, sans qu’il soit permis de les apercevoir les DanaĂŻdes de l’invisible qui sans cesse vident, remplissent, se transmettent les urnes des sons ; les ironiques Furies qui, au moment que nous murmurions une confidence Ă  une amie, avec l’espoir que personne ne nous entendait, nous crient cruellement J’écoute » ; les servantes toujours irritĂ©es du MystĂšre, les ombrageuses prĂȘtresses de l’Invisible, les Demoiselles du tĂ©lĂ©phone ! Et aussitĂŽt que notre appel a retenti, dans la nuit pleine d’apparitions sur laquelle nos oreilles s’ouvrent seules, un bruit lĂ©ger — un bruit abstrait — celui de la distance supprimĂ©e — et la voix de l’ĂȘtre cher s’adresse Ă  nous. C’est lui, c’est sa voix qui nous parle, qui est lĂ . Mais comme elle est loin ! Que de fois je n’ai pu l’écouter sans angoisse, comme si devant cette impossibilitĂ© de voir, avant de longues heures de voyage, celle dont la voix Ă©tait si prĂšs de mon oreille, je sentais mieux ce qu’il y a de dĂ©cevant dans l’apparence du rapprochement le plus doux, et Ă  quelle distance nous pouvons ĂȘtre des personnes aimĂ©es au moment oĂč il semble que nous n’aurions qu’à Ă©tendre la main pour les retenir. PrĂ©sence rĂ©elle que cette voix si proche — dans la sĂ©paration effective ! Mais anticipation aussi d’une sĂ©paration Ă©ternelle ! Bien souvent, Ă©coutant de la sorte, sans voir celle qui me parlait de si loin, il m’a semblĂ© que cette voix clamait des profondeurs d’oĂč l’on ne remonte pas, et j’ai connu l’anxiĂ©tĂ© qui allait m’étreindre un jour, quand une voix reviendrait ainsi seule et ne tenant plus Ă  un corps que je ne devais jamais revoir murmurer Ă  mon oreille des paroles que j’aurais voulu embrasser au passage sur des lĂšvres Ă  jamais en poussiĂšre. Ce jour-lĂ , hĂ©las, Ă  DonciĂšres, le miracle n’eut pas lieu. Quand j’arrivai au bureau de poste, ma grand’mĂšre m’avait dĂ©jĂ  demandĂ© ; j’entrai dans la cabine, la ligne Ă©tait prise, quelqu’un causait qui ne savait pas sans doute qu’il n’y avait personne pour lui rĂ©pondre car, quand j’amenai Ă  moi le rĂ©cepteur, ce morceau de bois se mit Ă  parler comme Polichinelle ; je le fis taire, ainsi qu’au guignol, en le remettant Ă  sa place, mais, comme Polichinelle, dĂšs que je le ramenais prĂšs de moi, il recommençait son bavardage. Je finis, en dĂ©sespoir de cause, en raccrochant dĂ©finitivement le rĂ©cepteur, par Ă©touffer les convulsions de ce tronçon sonore qui jacassa jusqu’à la derniĂšre seconde et j’allai chercher l’employĂ© qui me dit d’attendre un instant ; puis je parlai, et aprĂšs quelques instants de silence, tout d’un coup j’entendis cette voix que je croyais Ă  tort connaĂźtre si bien, car jusque-lĂ , chaque fois que ma grand’mĂšre avait causĂ© avec moi, ce qu’elle me disait, je l’avais toujours suivi sur la partition ouverte de son visage oĂč les yeux tenaient beaucoup de place ; mais sa voix elle-mĂȘme, je l’écoutais aujourd’hui pour la premiĂšre fois. Et parce que cette voix m’apparaissait changĂ©e dans ses proportions dĂšs l’instant qu’elle Ă©tait un tout, et m’arrivait ainsi seule et sans l’accompagnement des traits de la figure, je dĂ©couvris combien cette voix Ă©tait douce ; peut-ĂȘtre d’ailleurs ne l’avait-elle jamais Ă©tĂ© Ă  ce point, car ma grand’mĂšre, me sentant loin et malheureux, croyait pouvoir s’abandonner Ă  l’effusion d’une tendresse que, par principes » d’éducatrice, elle contenait et cachait d’habitude. Elle Ă©tait douce, mais aussi comme elle Ă©tait triste, d’abord Ă  cause de sa douceur mĂȘme presque dĂ©cantĂ©e, plus que peu de voix humaines ont jamais dĂ» l’ĂȘtre, de toute duretĂ©, de tout Ă©lĂ©ment de rĂ©sistance aux autres, de tout Ă©goĂŻsme ; fragile Ă  force de dĂ©licatesse, elle semblait Ă  tout moment prĂȘte Ă  se briser, Ă  expirer en un pur flot de larmes, puis l’ayant seule prĂšs de moi, vue sans le masque du visage, j’y remarquais, pour la premiĂšre fois, les chagrins qui l’avaient fĂȘlĂ©e au cours de la vie. Était-ce d’ailleurs uniquement la voix qui, parce qu’elle Ă©tait seule, me donnait cette impression nouvelle qui me dĂ©chirait ? Non pas ; mais plutĂŽt que cet isolement de la voix Ă©tait comme un symbole, une Ă©vocation, un effet direct d’un autre isolement, celui de ma grand’mĂšre, pour la premiĂšre fois sĂ©parĂ©e de moi. Les commandements ou dĂ©fenses qu’elle m’adressait Ă  tout moment dans l’ordinaire de la vie, l’ennui de l’obĂ©issance ou la fiĂšvre de la rĂ©bellion qui neutralisaient la tendresse que j’avais pour elle, Ă©taient supprimĂ©s en ce moment et mĂȘme pouvaient l’ĂȘtre pour l’avenir puisque ma grand’mĂšre n’exigeait plus de m’avoir prĂšs d’elle sous sa loi, Ă©tait en train de me dire son espoir que je resterais tout Ă  fait Ă  DonciĂšres, ou en tout cas que j’y prolongerais mon sĂ©jour le plus longtemps possible, ma santĂ© et mon travail pouvant s’en bien trouver ; aussi, ce que j’avais sous cette petite cloche approchĂ©e de mon oreille, c’était, dĂ©barrassĂ©e des pressions opposĂ©es qui chaque jour lui avaient fait contrepoids, et dĂšs lors irrĂ©sistible, me soulevant tout entier, notre mutuelle tendresse. Ma grand’mĂšre, en me disant de rester, me donna un besoin anxieux et fou de revenir. Cette libertĂ© qu’elle me laissait dĂ©sormais, et Ă  laquelle je n’avais jamais entrevu qu’elle pĂ»t consentir, me parut tout d’un coup aussi triste que pourrait ĂȘtre ma libertĂ© aprĂšs sa mort quand je l’aimerais encore et qu’elle aurait Ă  jamais renoncĂ© Ă  moi. Je criais Grand’mĂšre, grand’mĂšre », et j’aurais voulu l’embrasser ; mais je n’avais prĂšs de moi que cette voix, fantĂŽme aussi impalpable que celui qui reviendrait peut-ĂȘtre me visiter quand ma grand’mĂšre serait morte. Parle-moi » ; mais alors il arriva que, me laissant plus seul encore, je cessai tout d’un coup de percevoir cette voix. Ma grand’mĂšre ne m’entendait plus, elle n’était plus en communication avec moi, nous avions cessĂ© d’ĂȘtre en face l’un de l’autre, d’ĂȘtre l’un pour l’autre audibles, je continuais Ă  l’interpeller en tĂątonnant dans la nuit, sentant que des appels d’elle aussi devaient s’égarer. Je palpitais de la mĂȘme angoisse que, bien loin dans le passĂ©, j’avais Ă©prouvĂ©e autrefois, un jour que petit enfant, dans une foule, je l’avais perdue, angoisse moins de ne pas la retrouver que de sentir qu’elle me cherchait, de sentir qu’elle se disait que je la cherchais ; angoisse assez semblable Ă  celle que j’éprouverais le jour oĂč on parle Ă  ceux qui ne peuvent plus rĂ©pondre et de qui on voudrait au moins tant faire entendre tout ce qu’on ne leur a pas dit, et l’assurance qu’on ne souffre pas. Il me semblait que c’était dĂ©jĂ  une ombre chĂ©rie que je venais de laisser se perdre parmi les ombres, et seul devant l’appareil, je continuais Ă  rĂ©pĂ©ter en vain Grand’mĂšre, grand’mĂšre », comme OrphĂ©e, restĂ© seul, rĂ©pĂšte le nom de la morte. Je me dĂ©cidais Ă  quitter la poste, Ă  aller retrouver Robert Ă  son restaurant pour lui dire que, allant peut-ĂȘtre recevoir une dĂ©pĂȘche qui m’obligerait Ă  revenir, je voudrais savoir Ă  tout hasard l’horaire des trains. Et pourtant, avant de prendre cette rĂ©solution, j’aurais voulu une derniĂšre fois invoquer les Filles de la Nuit, les MessagĂšres de la parole, les DivinitĂ©s sans visage ; mais les capricieuses Gardiennes n’avaient plus voulu ouvrir les portes merveilleuses, ou sans doute elles ne le purent pas ; elles eurent beau invoquer inlassablement, selon leur coutume, le vĂ©nĂ©rable inventeur de l’imprimerie et le jeune prince amateur de peinture impressionniste et chauffeur lequel Ă©tait neveu du capitaine de Borodino, Gutenberg et Wagram laissĂšrent leurs supplications sans rĂ©ponse et je partis, sentant que l’Invisible sollicitĂ© resterait sourd. En arrivant auprĂšs de Robert et de ses amis, je ne leur avouai pas que mon cƓur n’était plus avec eux, que mon dĂ©part Ă©tait dĂ©jĂ  irrĂ©vocablement dĂ©cidĂ©. Saint-Loup parut me croire, mais j’ai su depuis qu’il avait, dĂšs la premiĂšre minute, compris que mon incertitude Ă©tait simulĂ©e, et que le lendemain il ne me retrouverait pas. Tandis que, laissant les plats refroidir auprĂšs d’eux, ses amis cherchaient avec lui dans l’indicateur le train que je pourrais prendre pour rentrer Ă  Paris, et qu’on entendait dans la nuit Ă©toilĂ©e et froide les sifflements des locomotives, je n’éprouvais certes plus la mĂȘme paix que m’avaient donnĂ©e ici tant de soirs l’amitiĂ© des uns, le passage lointain des autres. Ils ne manquaient pas pourtant, ce soir, sous une autre forme Ă  ce mĂȘme office. Mon dĂ©part m’accabla moins quand je ne fus plus obligĂ© d’y penser seul, quand je sentis employer Ă  ce qui s’effectuait l’activitĂ© plus normale et plus saine de mes Ă©nergiques amis, les camarades de Robert, et de ces autres ĂȘtres forts, les trains dont l’allĂ©e et venue, matin et soir, de DonciĂšres Ă  Paris, Ă©miettait rĂ©trospectivement ce qu’avait de trop compact et insoutenable mon long isolement d’avec ma grand’mĂšre, en des possibilitĂ©s quotidiennes de retour. — Je ne doute pas de la vĂ©ritĂ© de tes paroles et que tu ne comptes pas partir encore, me dit en riant Saint-Loup, mais fais comme si tu partais et viens me dire adieu demain matin de bonne heure, sans cela je cours le risque de ne pas te revoir ; je dĂ©jeune justement en ville, le capitaine m’a donnĂ© l’autorisation ; il faut que je sois rentrĂ© Ă  deux heures au quartier car on va en marche toute la journĂ©e. Sans doute, le seigneur chez qui je dĂ©jeune, Ă  trois kilomĂštres d’ici, me ramĂšnera Ă  temps pour ĂȘtre au quartier Ă  deux heures. À peine disait-il ces mots qu’on vint me chercher de mon hĂŽtel ; on m’avait demandĂ© de la poste au tĂ©lĂ©phone. J’y courus car elle allait fermer. Le mot interurbain revenait sans cesse dans les rĂ©ponses que me donnaient les employĂ©s. J’étais au comble de l’anxiĂ©tĂ© car c’était ma grand’mĂšre qui me demandait. Le bureau allait fermer. Enfin j’eus la communication. C’est toi, grand’mĂšre ? » Une voix de femme avec un fort accent anglais me rĂ©pondit Oui, mais je ne reconnais pas votre voix. » Je ne reconnaissais pas davantage la voix qui me parlait, puis ma grand’mĂšre ne me disait pas vous ». Enfin tout s’expliqua. Le jeune homme que sa grand’mĂšre avait fait demander au tĂ©lĂ©phone portait un nom presque identique au mien et habitait une annexe de l’hĂŽtel. M’interpellant le jour mĂȘme oĂč j’avais voulu tĂ©lĂ©phoner Ă  ma grand’mĂšre, je n’avais pas doutĂ© un seul instant que ce fĂ»t elle qui me demandĂąt. Or c’était par une simple coĂŻncidence que la poste et l’hĂŽtel venaient de faire une double erreur. Le lendemain matin, je me mis en retard, je ne trouvai pas Saint-Loup dĂ©jĂ  parti pour dĂ©jeuner dans ce chĂąteau voisin. Vers une heure et demie, je me prĂ©parais Ă  aller Ă  tout hasard au quartier pour y ĂȘtre dĂšs son arrivĂ©e, quand, en traversant une des avenues qui y conduisait, je vis, dans la direction mĂȘme oĂč j’allais, un tilbury qui, en passant prĂšs de moi, m’obligea Ă  me garer ; un sous-officier le conduisait le monocle Ă  l’Ɠil, c’était Saint-Loup. À cĂŽtĂ© de lui Ă©tait l’ami chez qui il avait dĂ©jeunĂ© et que j’avais dĂ©jĂ  rencontrĂ© une fois Ă  l’hĂŽtel oĂč Robert dĂźnait. Je n’osais pas appeler Robert comme il n’était pas seul, mais voulant qu’il s’arrĂȘtĂąt pour me prendre avec lui, j’attirai son attention par un grand salut qui Ă©tait censĂ© motivĂ© par la prĂ©sence d’un inconnu. Je savais Robert myope, j’aurais pourtant cru que, si seulement il me voyait, il ne manquerait pas de me reconnaĂźtre ; or, il vit bien le salut et le rendit, mais sans s’arrĂȘter ; et, s’éloignant Ă  toute vitesse, sans un sourire, sans qu’un muscle de sa physionomie bougeĂąt, il se contenta de tenir pendant deux minutes sa main levĂ©e au bord de son kĂ©pi, comme il eĂ»t rĂ©pondu Ă  un soldat qu’il n’eĂ»t pas connu. Je courus jusqu’au quartier, mais c’était encore loin ; quand j’arrivai, le rĂ©giment se formait dans la cour oĂč on ne me laissa pas rester, et j’étais dĂ©solĂ© de n’avoir pu dire adieu Ă  Saint-Loup ; je montai Ă  sa chambre, il n’y Ă©tait plus ; je pus m’informer de lui Ă  un groupe de soldats malades, des recrues dispensĂ©es de marche, le jeune bachelier, un ancien, qui regardaient le rĂ©giment se former. — Vous n’avez pas vu le marĂ©chal des logis Saint-Loup ? demandai-je. — Monsieur, il est dĂ©jĂ  descendu, dit l’ancien. — Je ne l’ai pas vu, dit le bachelier. — Tu ne l’as pas vu, dit l’ancien, sans plus s’occuper de moi, tu n’as pas vu notre fameux Saint-Loup, ce qu’il dĂ©gotte avec son nouveau phalzard ! Quand le capiston va voir ça, du drap d’officier ! — Ah ! tu en as des bonnes, du drap d’officier, dit le jeune bachelier qui, malade Ă  la chambre, n’allait pas en marche et s’essayait non sans une certaine inquiĂ©tude Ă  ĂȘtre hardi avec les anciens. Ce drap d’officier, c’est du drap comme ça. — Monsieur ? demanda avec colĂšre l’ ancien » qui avait parlĂ© du phalzard. Il Ă©tait indignĂ© que le jeune bachelier mĂźt en doute que ce phalzard fĂ»t en drap d’officier, mais, Breton, nĂ© dans un village qui s’appelle Penguern-Stereden, ayant appris le français aussi difficilement que s’il eĂ»t Ă©tĂ© Anglais ou Allemand, quand il se sentait possĂ©dĂ© par une Ă©motion, il disait deux ou trois fois monsieur » pour se donner le temps de trouver ses paroles, puis aprĂšs cette prĂ©paration il se livrait Ă  son Ă©loquence, se contentant de rĂ©pĂ©ter quelques mots qu’il connaissait mieux que les autres, mais sans hĂąte, en prenant ses prĂ©cautions contre son manque d’habitude de la prononciation. — Ah ! c’est du drap comme ça ? reprit-il, avec une colĂšre dont s’accroissaient progressivement l’intensitĂ© et la lenteur de son dĂ©bit. Ah ! c’est du drap comme ça ? quand je te dis que c’est du drap d’officier, quand je-te-le-dis, puisque je-te-le-dis, c’est que je le sais, je pense. — Ah ! alors, dit le jeune bachelier vaincu par cette argumentation. C’est pas Ă  nous qu’il faut faire des boniments Ă  la noix de coco. — Tiens, v’lĂ  justement le capiston qui passe. Non, mais regarde un peu Saint-Loup ; c’est ce coup de lancer la jambe ; et puis sa tĂȘte. Dirait-on un sous-off ? Et le monocle ; ah ! il va un peu partout. Je demandai Ă  ces soldats que ma prĂ©sence ne troublait pas Ă  regarder aussi par la fenĂȘtre. Ils ne m’en empĂȘchĂšrent pas, ni ne se dĂ©rangĂšrent. Je vis le capitaine de Borodino passer majestueusement en faisant trotter son cheval, et semblant avoir l’illusion qu’il se trouvait Ă  la bataille d’Austerlitz. Quelques passants Ă©taient assemblĂ©s devant la grille du quartier pour voir le rĂ©giment sortir. Droit sur son cheval, le visage un peu gras, les joues d’une plĂ©nitude impĂ©riale, l’Ɠil lucide, le Prince devait ĂȘtre le jouet de quelque hallucination comme je l’étais moi-mĂȘme chaque fois qu’aprĂšs le passage du tramway le silence qui suivait son roulement me semblait parcouru et striĂ© par une vague palpitation musicale. J’étais dĂ©solĂ© de ne pas avoir dit adieu Ă  Saint-Loup, mais je partis tout de mĂȘme, car mon seul souci Ă©tait de retourner auprĂšs de ma grand’mĂšre jusqu’à ce jour, dans cette petite ville, quand je pensais Ă  ce que ma grand-mĂšre faisait seule, je me la reprĂ©sentais telle qu’elle Ă©tait avec moi, mais en me supprimant, sans tenir compte des effets sur elle de cette suppression ; maintenant, j’avais Ă  me dĂ©livrer au plus vite, dans ses bras, du fantĂŽme, insoupçonnĂ© jusqu’alors et soudain Ă©voquĂ© par sa voix, d’une grand’mĂšre rĂ©ellement sĂ©parĂ©e de moi, rĂ©signĂ©e, ayant, ce que je ne lui avais encore jamais connu, un Ăąge, et qui venait de recevoir une lettre de moi dans l’appartement vide oĂč j’avais dĂ©jĂ  imaginĂ© maman quand j’étais parti pour Balbec. HĂ©las, ce fantĂŽme-lĂ , ce fut lui que j’aperçus quand, entrĂ© au salon sans que ma grand’mĂšre fĂ»t avertie de mon retour, je la trouvai en train de lire. J’étais lĂ , ou plutĂŽt je n’étais pas encore lĂ  puisqu’elle ne le savait pas, et, comme une femme qu’on surprend en train de faire un ouvrage qu’elle cachera si on entre, elle Ă©tait livrĂ©e Ă  des pensĂ©es qu’elle n’avait jamais montrĂ©es devant moi. De moi — par ce privilĂšge qui ne dure pas et oĂč nous avons, pendant le court instant du retour, la facultĂ© d’assister brusquement Ă  notre propre absence — il n’y avait lĂ  que le tĂ©moin, l’observateur, en chapeau et manteau de voyage, l’étranger qui n’est pas de la maison, le photographe qui vient prendre un clichĂ© des lieux qu’on ne reverra plus. Ce qui, mĂ©caniquement, se fit Ă  ce moment dans mes yeux quand j’aperçus ma grand’mĂšre, ce fut bien une photographie. Nous ne voyons jamais les ĂȘtres chĂ©ris que dans le systĂšme animĂ©, le mouvement perpĂ©tuel de notre incessante tendresse, laquelle, avant de laisser les images que nous prĂ©sente leur visage arriver jusqu’à nous, les prend dans son tourbillon, les rejette sur l’idĂ©e que nous nous faisons d’eux depuis toujours, les fait adhĂ©rer Ă  elle, coĂŻncider avec elle. Comment, puisque le front, les joues de ma grand’mĂšre, je leur faisais signifier ce qu’il y avait de plus dĂ©licat et de plus permanent dans son esprit, comment, puisque tout regard habituel est une nĂ©cromancie et chaque visage qu’on aime le miroir du passĂ©, comment n’en eussĂ©-je pas omis ce qui en elle avait pu s’alourdir et changer, alors que, mĂȘme dans les spectacles les plus indiffĂ©rents de la vie, notre Ɠil, chargĂ© de pensĂ©e, nĂ©glige, comme ferait une tragĂ©die classique, toutes les images qui ne concourent pas Ă  l’action et ne retient que celles qui peuvent en rendre intelligible le but ? Mais qu’au lieu de notre Ɠil ce soit un objectif purement matĂ©riel, une plaque photographique, qui ait regardĂ©, alors ce que nous verrons, par exemple dans la cour de l’Institut, au lieu de la sortie d’un acadĂ©micien qui veut appeler un fiacre, ce sera sa titubation, ses prĂ©cautions pour ne pas tomber en arriĂšre, la parabole de sa chute, comme s’il Ă©tait ivre ou que le sol fĂ»t couvert de verglas. Il en est de mĂȘme quand quelque cruelle ruse du hasard empĂȘche notre intelligente et pieuse tendresse d’accourir Ă  temps pour cacher Ă  nos regards ce qu’ils ne doivent jamais contempler, quand elle est devancĂ©e par eux qui, arrivĂ©s les premiers sur place et laissĂ©s Ă  eux-mĂȘmes, fonctionnent mĂ©caniquement Ă  la façon de pellicules, et nous montrent, au lieu de l’ĂȘtre aimĂ© qui n’existe plus depuis longtemps mais dont elle n’avait jamais voulu que la mort nous fĂ»t rĂ©vĂ©lĂ©e, l’ĂȘtre nouveau que cent fois par jour elle revĂȘtait d’une chĂšre et menteuse ressemblance. Et, comme un malade qui ne s’était pas regardĂ© depuis longtemps, et composant Ă  tout moment le visage qu’il ne voit pas d’aprĂšs l’image idĂ©ale qu’il porte de soi-mĂȘme dans sa pensĂ©e, recule en apercevant dans une glace, au milieu d’une figure aride et dĂ©serte, l’exhaussement oblique et rose d’un nez gigantesque comme une pyramide d’Égypte, moi pour qui ma grand’mĂšre c’était encore moi-mĂȘme, moi qui ne l’avais jamais vue que dans mon Ăąme, toujours Ă  la mĂȘme place du passĂ©, Ă  travers la transparence des souvenirs contigus et superposĂ©s, tout d’un coup, dans notre salon qui faisait partie d’un monde nouveau, celui du temps, celui oĂč vivent les Ă©trangers dont on dit il vieillit bien », pour la premiĂšre fois et seulement pour un instant, car elle disparut bien vite, j’aperçus sur le canapĂ©, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, rĂȘvassant, promenant au-dessus d’un livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablĂ©e que je ne connaissais pas. À ma demande d’aller voir les Elstirs de Mme de Guermantes, Saint-Loup m’avait dit Je rĂ©ponds pour elle. » Et malheureusement, en effet, pour elle ce n’était que lui qui avait rĂ©pondu. Nous rĂ©pondons aisĂ©ment des autres quand, disposant dans notre pensĂ©e les petites images qui les figurent, nous faisons manƓuvrer celles-ci Ă  notre guise. Sans doute mĂȘme Ă  ce moment-lĂ  nous tenons compte des difficultĂ©s provenant de la nature de chacun, diffĂ©rente de la nĂŽtre, et nous ne manquons pas d’avoir recours Ă  tel ou tel moyen d’action puissant sur elle, intĂ©rĂȘt, persuasion, Ă©moi, qui neutralisera des penchants contraires. Mais ces diffĂ©rences d’avec notre nature, c’est encore notre nature qui les imagine ; ces difficultĂ©s, c’est nous qui les levons ; ces mobiles efficaces, c’est nous qui les dosons. Et quand les mouvements que dans notre esprit nous avons fait rĂ©pĂ©ter Ă  l’autre personne, et qui la font agir Ă  notre grĂ©, nous voulons les lui faire exĂ©cuter dans la vie, tout change, nous nous heurtons Ă  des rĂ©sistances imprĂ©vues qui peuvent ĂȘtre invincibles. L’une des plus fortes est sans doute celle que peut dĂ©velopper en une femme qui n’aime pas, le dĂ©goĂ»t que lui inspire, insurmontable et fĂ©tide, l’homme qui l’aime pendant les longues semaines que Saint-Loup resta encore sans venir Ă  Paris, sa tante, Ă  qui je ne doutai pas qu’il eĂ»t Ă©crit pour la supplier de le faire, ne me demanda pas une fois de venir chez elle voir les tableaux d’Elstir. Je reçus des marques de froideur de la part d’une autre personne de la maison. Ce fut de Jupien. Trouvait-il que j’aurais dĂ» entrer lui dire bonjour, Ă  mon retour de DonciĂšres, avant mĂȘme de monter chez moi ? Ma mĂšre me dit que non, qu’il ne fallait pas s’étonner. Françoise lui avait dit qu’il Ă©tait ainsi, sujet Ă  de brusques mauvaises humeurs, sans raison. Cela se dissipait toujours au bout de peu de temps. Cependant l’hiver finissait. Un matin, aprĂšs quelques semaines de giboulĂ©es et de tempĂȘtes, j’entendis dans ma cheminĂ©e — au lieu du vent informe, Ă©lastique et sombre qui me secouait de l’envie d’aller au bord de la mer — le roucoulement des pigeons qui nichaient dans la muraille irisĂ©, imprĂ©vu comme une premiĂšre jacinthe dĂ©chirant doucement son cƓur nourricier pour qu’en jaillĂźt, mauve et satinĂ©e, sa fleur sonore, faisant entrer comme une fenĂȘtre ouverte, dans ma chambre encore fermĂ©e et noire, la tiĂ©deur, l’éblouissement, la fatigue d’un premier beau jour. Ce matin-lĂ , je me surpris Ă  fredonner un air de cafĂ©-concert que j’avais oubliĂ© depuis l’annĂ©e oĂč j’avais dĂ» aller Ă  Florence et Ă  Venise. Tant l’atmosphĂšre, selon le hasard des jours, agit profondĂ©ment sur notre organisme et tire des rĂ©serves obscures oĂč nous les avions oubliĂ©es les mĂ©lodies inscrites que n’a pas dĂ©chiffrĂ©es notre mĂ©moire. Un rĂȘveur plus conscient accompagna bientĂŽt ce musicien que j’écoutais en moi, sans mĂȘme avoir reconnu tout de suite ce qu’il jouait. Je sentais bien que les raisons n’étaient pas particuliĂšres Ă  Balbec pour lesquelles, quand j’y Ă©tais arrivĂ©, je n’avais plus trouvĂ© Ă  son Ă©glise le charme qu’elle avait pour moi avant que je la connusse ; qu’à Florence, Ă  Parme ou Ă  Venise, mon imagination ne pourrait pas davantage se substituer Ă  mes yeux pour regarder. Je le sentais. De mĂȘme, un soir du 1er janvier, Ă  la tombĂ©e de la nuit, devant une colonne d’affiches, j’avais dĂ©couvert l’illusion qu’il y a Ă  croire que certains jours de fĂȘte diffĂšrent essentiellement des autres. Et pourtant je ne pouvais pas empĂȘcher que le souvenir du temps pendant lequel j’avais cru passer Ă  Florence la semaine sainte ne continuĂąt Ă  faire d’elle comme l’atmosphĂšre de la citĂ© des Fleurs, Ă  donner Ă  la fois au jour de PĂąques quelque chose de florentin, et Ă  Florence quelque chose de pascal. La semaine de PĂąques Ă©tait encore loin ; mais dans la rangĂ©e des jours qui s’étendait devant moi, les jours saints se dĂ©tachaient plus clairs au bout des jours mitoyens. TouchĂ©s d’un rayon comme certaines maisons d’un village qu’on aperçoit au loin dans un effet d’ombre et de lumiĂšre, ils retenaient sur eux tout le soleil. Le temps Ă©tait devenu plus doux. Et mes parents eux-mĂȘmes, en me conseillant de me promener, me fournissaient un prĂ©texte Ă  continuer mes sorties du matin. J’avais voulu les cesser parce que j’y rencontrais Mme de Guermantes. Mais c’est Ă  cause de cela mĂȘme que je pensais tout le temps Ă  ces sorties, ce qui me faisait trouver Ă  chaque instant une raison nouvelle de les faire, laquelle n’avait aucun rapport avec Mme de Guermantes et me persuadait aisĂ©ment que, n’eĂ»t-elle pas existĂ©, je n’en eusse pas moins manquĂ© de me promener Ă  cette mĂȘme heure. HĂ©las ! si pour moi rencontrer toute autre personne qu’elle eĂ»t Ă©tĂ© indiffĂ©rent, je sentais que, pour elle, rencontrer n’importe qui exceptĂ© moi eĂ»t Ă©tĂ© supportable. Il lui arrivait, dans ses promenades matinales, de recevoir le salut de bien des sots et qu’elle jugeait tels. Mais elle tenait leur apparition sinon pour une promesse de plaisir, du moins pour un effet du hasard. Et elle les arrĂȘtait quelquefois car il y a des moments oĂč on a besoin de sortir de soi, d’accepter l’hospitalitĂ© de l’ñme des autres, Ă  condition que cette Ăąme, si modeste et laide soit-elle, soit une Ăąme Ă©trangĂšre, tandis que dans mon cƓur elle sentait avec exaspĂ©ration que ce qu’elle eĂ»t retrouvĂ©, c’était elle. Aussi, mĂȘme quand j’avais pour prendre le mĂȘme chemin une autre raison que de la voir, je tremblais comme un coupable au moment oĂč elle passait ; et quelquefois, pour neutraliser ce que mes avances pouvaient avoir d’excessif, je rĂ©pondais Ă  peine Ă  son salut, ou je la fixais du regard sans la saluer, ni rĂ©ussir qu’à l’irriter davantage et Ă  faire qu’elle commença en plus Ă  me trouver insolent et mal Ă©levĂ©. Elle avait maintenant des robes plus lĂ©gĂšres, ou du moins plus claires, et descendait la rue oĂč dĂ©jĂ , comme si c’était le printemps, devant les Ă©troites boutiques intercalĂ©es entre les vastes façades des vieux hĂŽtels aristocratiques, Ă  l’auvent de la marchande de beurre, de fruits, de lĂ©gumes, des stores Ă©taient tendus contre le soleil. Je me disais que la femme que je voyais de loin marcher, ouvrir son ombrelle, traverser la rue, Ă©tait, de l’avis des connaisseurs, la plus grande artiste actuelle dans l’art d’accomplir ces mouvements et d’en faire quelque chose de dĂ©licieux. Cependant elle s’avançait ignorante de cette rĂ©putation Ă©parse ; son corps Ă©troit, rĂ©fractaire et qui n’en avait rien absorbĂ© Ă©tait obliquement cambrĂ© sous une Ă©charpe de surah violet ; ses yeux maussades et clairs regardaient distraitement devant elle et m’avaient peut-ĂȘtre aperçu ; elle mordait le coin de sa lĂšvre ; je la voyais redresser son manchon, faire l’aumĂŽne Ă  un pauvre, acheter un bouquet de violettes Ă  une marchande, avec la mĂȘme curiositĂ© que j’aurais eue Ă  regarder un grand peintre donner des coups de pinceau. Et quand, arrivĂ©e Ă  ma hauteur, elle me faisait un salut auquel s’ajoutait parfois un mince sourire, c’était comme si elle eĂ»t exĂ©cutĂ© pour moi, en y ajoutant une dĂ©dicace, un lavis qui Ă©tait un chef-d’Ɠuvre. Chacune de ses robes m’apparaissait comme une ambiance naturelle, nĂ©cessaire, comme la projection d’un aspect particulier de son Ăąme. Un de ces matins de carĂȘme oĂč elle allait dĂ©jeuner en ville, je la rencontrai dans une robe d’un velours rouge clair, laquelle Ă©tait lĂ©gĂšrement Ă©chancrĂ©e au cou. Le visage de Mme de Guermantes paraissait rĂȘveur sous ses cheveux blonds. J’étais moins triste que d’habitude parce que la mĂ©lancolie de son expression, l’espĂšce de claustration que la violence de la couleur mettait autour d’elle et le reste du monde, lui donnaient quelque chose de malheureux et de solitaire qui me rassurait. Cette robe me semblait la matĂ©rialisation autour d’elle des rayons Ă©carlates d’un cƓur que je ne lui connaissais pas et que j’aurais peut-ĂȘtre pu consoler ; rĂ©fugiĂ©e dans la lumiĂšre mystique de l’étoffe aux flots adoucis elle me faisait penser Ă  quelque sainte des premiers Ăąges chrĂ©tiens. Alors j’avais honte d’affliger par ma vue cette martyre. Mais aprĂšs tout la rue est Ă  tout le monde. » La rue est Ă  tout le monde », reprenais-je en donnant Ă  ces mots un sens diffĂ©rent et en admirant qu’en effet dans la rue populeuse souvent mouillĂ©e de pluie, et qui devenait prĂ©cieuse comme est parfois la rue dans les vieilles citĂ©s de l’Italie, la duchesse de Guermantes mĂȘlĂąt Ă  la vie publique des moments de sa vie secrĂšte, se montrant ainsi Ă  chacun, mystĂ©rieuse, coudoyĂ©e de tous, avec la splendide gratuitĂ© des grands chefs-d’Ɠuvre. Comme je sortais le matin aprĂšs ĂȘtre restĂ© Ă©veillĂ© toute la nuit, l’aprĂšs-midi, mes parents me disaient de me coucher un peu et de chercher le sommeil. Il n’y a pas besoin pour savoir le trouver de beaucoup de rĂ©flexion, mais l’habitude y est trĂšs utile et mĂȘme l’absence de la rĂ©flexion. Or, Ă  ces heures-lĂ , les deux me faisaient dĂ©faut. Avant de m’endormir je pensais si longtemps que je ne le pourrais, que, mĂȘme endormi, il me restait un peu de pensĂ©e. Ce n’était qu’une lueur dans la presque obscuritĂ©, mais elle suffisait pour faire se reflĂ©ter dans mon sommeil, d’abord l’idĂ©e que je ne pourrais dormir, puis, reflet de ce reflet, l’idĂ©e que c’était en dormant que j’avais eu l’idĂ©e que je ne dormais pas, puis, par une rĂ©fraction nouvelle, mon Ă©veil
 Ă  un nouveau somme oĂč je voulais raconter Ă  des amis qui Ă©taient entrĂ©s dans ma chambre que, tout Ă  l’heure en dormant, j’avais cru que je ne dormais pas. Ces ombres Ă©taient Ă  peine distinctes ; il eĂ»t fallu une grande et bien vaine dĂ©licatesse de perception pour les saisir. Ainsi plus tard, Ă  Venise, bien aprĂšs le coucher du soleil, quand il semble qu’il fasse tout Ă  fait nuit, j’ai vu, grĂące Ă  l’écho invisible pourtant d’une derniĂšre note de lumiĂšre indĂ©finiment tenue sur les canaux comme par l’effet de quelque pĂ©dale optique, les reflets des palais dĂ©roulĂ©s comme Ă  tout jamais en velours plus noir sur le gris crĂ©pusculaire des eaux. Un de mes rĂȘves Ă©tait la synthĂšse de ce que mon imagination avait souvent cherchĂ© Ă  se reprĂ©senter, pendant la veille, d’un certain paysage marin et de son passĂ© mĂ©diĂ©val. Dans mon sommeil je voyais une citĂ© gothique au milieu d’une mer aux flots immobilisĂ©s comme sur un vitrail. Un bras de mer divisait en deux la ville ; l’eau verte s’étendait Ă  mes pieds ; elle baignait sur la rive opposĂ©e une Ă©glise orientale, puis des maisons qui existaient encore dans le XIVe siĂšcle, si bien qu’aller vers elles, c’eĂ»t Ă©tĂ© remonter le cours des Ăąges. Ce rĂȘve oĂč la nature avait appris l’art, oĂč la mer Ă©tait devenue gothique, ce rĂȘve oĂč je dĂ©sirais, oĂč je croyais aborder Ă  l’impossible, il me semblait l’avoir dĂ©jĂ  fait souvent. Mais comme c’est le propre de ce qu’on imagine en dormant de se multiplier dans le passĂ©, et de paraĂźtre, bien qu’étant nouveau, familier, je crus m’ĂȘtre trompĂ©. Je m’aperçus au contraire que je faisais en effet souvent ce rĂȘve. Les amoindrissements mĂȘmes qui caractĂ©risent le sommeil se reflĂ©taient dans le mien, mais d’une façon symbolique je ne pouvais pas dans l’obscuritĂ© distinguer le visage des amis qui Ă©taient lĂ , car on dort les yeux fermĂ©s ; moi qui me tenais sans fin des raisonnements verbaux en rĂȘvant, dĂšs que je voulais parler Ă  ces amis je sentais le son s’arrĂȘter dans ma gorge, car on ne parle pas distinctement dans le sommeil ; je voulais aller Ă  eux et je ne pouvais pas dĂ©placer mes jambes, car on n’y marche pas non plus ; et tout Ă  coup, j’avais honte de paraĂźtre devant eux, car on dort dĂ©shabillĂ©. Telle, les yeux aveugles, les lĂšvres scellĂ©es, les jambes liĂ©es, le corps nu, la figure du sommeil que projetait mon sommeil lui-mĂȘme avait l’air de ces grandes figures allĂ©goriques oĂč Giotto a reprĂ©sentĂ© l’Envie avec un serpent dans la bouche, et que Swann m’avait donnĂ©es. Saint-Loup vint Ă  Paris pour quelques heures seulement. Tout en m’assurant qu’il n’avait pas eu l’occasion de parler de moi Ă  sa cousine Elle n’est pas gentille du tout, Oriane, me dit-il, en se trahissant naĂŻvement, ce n’est plus mon Oriane d’autrefois, on me l’a changĂ©e. Je t’assure qu’elle ne vaut pas la peine que tu t’occupes d’elle. Tu lui fais beaucoup trop d’honneur. Tu ne veux pas que je te prĂ©sente Ă  ma cousine Poictiers ? ajouta-t-il sans se rendre compte que cela ne pourrait me faire aucun plaisir. VoilĂ  une jeune femme intelligente et qui te plairait. Elle a Ă©pousĂ© mon cousin, le duc de Poictiers, qui est un bon garçon, mais un peu simple pour elle. Je lui ai parlĂ© de toi. Elle m’a demandĂ© de t’amener. Elle est autrement jolie qu’Oriane et plus jeune. C’est quelqu’un de gentil, tu sais, c’est quelqu’un de bien. » C’étaient des expressions nouvellement — d’autant plus ardemment — adoptĂ©es par Robert et qui signifiaient qu’on avait une nature dĂ©licate Je ne te dis pas qu’elle soit dreyfusarde, il faut aussi tenir compte de son milieu, mais enfin elle dit S’il Ă©tait innocent quelle horreur ce serait qu’il fĂ»t Ă  l’üle du Diable. » Tu comprends, n’est-ce pas ? Et puis enfin c’est une personne qui fait beaucoup pour ses anciennes institutrices, elle a dĂ©fendu qu’on les fasse monter par l’escalier de service. Je t’assure, c’est quelqu’un de trĂšs bien. Dans le fond Oriane ne l’aime pas parce qu’elle la sent plus intelligente. » Quoique absorbĂ©e par la pitiĂ© que lui inspirait un valet de pied des Guermantes — lequel ne pouvait aller voir sa fiancĂ©e mĂȘme quand la Duchesse Ă©tait sortie car cela eĂ»t Ă©tĂ© immĂ©diatement rapportĂ© par la loge — Françoise fut navrĂ©e de ne s’ĂȘtre pas trouvĂ©e lĂ  au moment de la visite de Saint-Loup, mais c’est qu’elle maintenant en faisait aussi. Elle sortait infailliblement les jours oĂč j’avais besoin d’elle. C’était toujours pour aller voir son frĂšre, sa niĂšce, et surtout sa propre fille arrivĂ©e depuis peu Ă  Paris. DĂ©jĂ  la nature familiale de ces visites que faisait Françoise ajoutait Ă  mon agacement d’ĂȘtre privĂ© de ses services, car je prĂ©voyais qu’elle parlerait de chacune comme d’une de ces choses dont on ne peut se dispenser, selon les lois enseignĂ©es Ă  Saint-AndrĂ©-des-Champs. Aussi je n’écoutais jamais ses excuses sans une mauvaise humeur fort injuste et Ă  laquelle venait mettre le comble la maniĂšre dont Françoise disait non pas j’ai Ă©tĂ© voir mon frĂšre, j’ai Ă©tĂ© voir ma niĂšce », mais j’ai Ă©tĂ© voir le frĂšre, je suis entrĂ©e en courant » donner le bonjour Ă  la niĂšce ou Ă  ma niĂšce la bouchĂšre ». Quant Ă  sa fille, Françoise eĂ»t voulu la voir retourner Ă  Combray. Mais la nouvelle Parisienne, usant, comme une Ă©lĂ©gante, d’abrĂ©viatifs, mais vulgaires, elle disait que la semaine qu’elle devrait aller passer Ă  Combray lui semblerait bien longue sans avoir seulement l’Intran ». Elle voulait encore moins aller chez la sƓur de Françoise dont la province Ă©tait montagneuse, car les montagnes, disait la fille de Françoise en donnant Ă  intĂ©ressant » un sens affreux et nouveau, ce n’est guĂšre intĂ©ressant ». Elle ne pouvait se dĂ©cider Ă  retourner Ă  MĂ©sĂ©glise oĂč le monde est si bĂȘte », oĂč, au marchĂ©, les commĂšres, les pĂ©trousses » se dĂ©couvriraient un cousinage avec elle et diraient Tiens, mais c’est-il pas la fille au dĂ©funt Bazireau ? » Elle aimerait mieux mourir que de retourner se fixer lĂ -bas, maintenant qu’elle avait goĂ»tĂ© Ă  la vie de Paris », et Françoise, traditionaliste, souriait pourtant avec complaisance Ă  l’esprit d’innovation qu’incarnait la nouvelle Parisienne » quand elle disait Eh bien, mĂšre, si tu n’as pas ton jour de sortie, tu n’as qu’à m’envoyer un pneu. » Le temps Ă©tait redevenu froid. Sortir ? pourquoi ? pour prendre la crĂšve », disait Françoise qui aimait mieux rester Ă  la maison pendant la semaine que sa fille, le frĂšre et la bouchĂšre Ă©taient allĂ©s passer Ă  Combray. D’ailleurs, derniĂšre sectatrice en qui survĂ©cĂ»t obscurĂ©ment la doctrine de ma tante LĂ©onie — sachant la physique, — Françoise ajoutait en parlant de ce temps hors de saison C’est le restant de la colĂšre de Dieu ! » Mais je ne rĂ©pondais Ă  ses plaintes que par un sourire plein de langueur, d’autant plus indiffĂ©rent Ă  ces prĂ©dictions que, de toutes maniĂšres, il ferait beau pour moi ; dĂ©jĂ  je voyais briller le soleil du matin sur la colline de Fiesole, je me chauffais Ă  ses rayons ; leur force m’obligeait Ă  ouvrir et Ă  fermer Ă  demi les paupiĂšres, en souriant, et, comme des veilleuses d’albĂątre, elles se remplissaient d’une lueur rose. Ce n’était pas seulement les cloches qui revenaient d’Italie, l’Italie Ă©tait venue avec elles. Mes mains fidĂšles ne manqueraient pas de fleurs pour honorer l’anniversaire du voyage que j’avais dĂ» faire jadis, car depuis qu’à Paris le temps Ă©tait redevenu froid, comme une autre annĂ©e au moment de nos prĂ©paratifs de dĂ©part Ă  la fin du carĂȘme, dans l’air liquide et glacial qui les baignait les marronniers, les platanes des boulevards, l’arbre de la cour de notre maison, entr’ouvraient dĂ©jĂ  leurs feuilles comme dans une coupe d’eau pure les narcisses, les jonquilles, les anĂ©mones du Ponte-Vecchio. Mon pĂšre nous avait racontĂ© qu’il savait maintenant par A. J. oĂč allait M. de Noirpois quand il le rencontrait dans la maison. — C’est chez Mme de Villeparisis, il la connaĂźt beaucoup, je n’en savais rien. Il paraĂźt que c’est une personne dĂ©licieuse, une femme supĂ©rieure. Tu devrais aller la voir, me dit-il. Du reste, j’ai Ă©tĂ© trĂšs Ă©tonnĂ©. Il m’a parlĂ© de M. de Guermantes comme d’un homme tout Ă  fait distinguĂ© je l’avais toujours pris pour une brute. Il paraĂźt qu’il sait infiniment de choses, qu’il a un goĂ»t parfait, il est seulement trĂšs fier de son nom et de ses alliances. Mais du reste, au dire de Noirpois, sa situation est Ă©norme, non seulement ici, mais partout en Europe. Il paraĂźt que l’empereur d’Autriche, l’empereur de Russie le traitent tout Ă  fait en ami. Le pĂšre Noirpois m’a dit que Mme de Villeparisis t’aimait beaucoup et que tu ferais dans son salon la connaissance de gens intĂ©ressants. Il m’a fait un grand Ă©loge de toi, tu le retrouveras chez elle et il pourrait ĂȘtre pour toi d’un bon conseil mĂȘme si tu dois Ă©crire. Car je vois que tu ne feras pas autre chose. On peut trouver cela une belle carriĂšre, moi ce n’est pas ce que j’aurais prĂ©fĂ©rĂ© pour toi, mais tu seras bientĂŽt un homme, nous ne serons pas toujours auprĂšs de toi, et il ne faut pas que nous t’empĂȘchions de suivre ta vocation. Si, au moins, j’avais pu commencer Ă  Ă©crire ! Mais quelles que fussent les conditions dans lesquelles j’abordasse ce projet de mĂȘme, hĂ©las ! que celui de ne plus prendre d’alcool, de me coucher de bonne heure, de dormir, de me bien porter, que ce fĂ»t avec emportement, avec mĂ©thode, avec plaisir, en me privant d’une promenade, en l’ajournant et en la rĂ©servant comme rĂ©compense, en profitant d’une heure de bonne santĂ©, en utilisant l’inaction forcĂ©e d’un jour de maladie, ce qui finissait toujours par sortir de mes efforts, c’était une page blanche, vierge de toute Ă©criture, inĂ©luctable comme cette carte forcĂ©e que dans certains tours on finit fatalement par tirer, de quelque façon qu’on eĂ»t prĂ©alablement brouillĂ© le jeu. Je n’étais que l’instrument d’habitudes de ne pas travailler, de ne pas me coucher, de ne pas dormir, qui devaient se rĂ©aliser coĂ»te que coĂ»te ; si je ne leur rĂ©sistais pas, si je me contentais du prĂ©texte qu’elles tiraient de la premiĂšre circonstance venue que leur offrait ce jour-lĂ  pour les laisser agir Ă  leur guise, je m’en tirais sans trop de dommage, je reposais quelques heures tout de mĂȘme, Ă  la fin de la nuit, je lisais un peu, je ne faisais pas trop d’excĂšs ; mais si je voulais les contrarier, si je prĂ©tendais entrer tĂŽt dans mon lit, ne boire que de l’eau, travailler, elles s’irritaient, elles avaient recours aux grands moyens, elles me rendaient tout Ă  fait malade, j’étais obligĂ© de doubler la dose d’alcool, je ne me mettais pas au lit de deux jours, je ne pouvais mĂȘme plus lire, et je me promettais une autre fois d’ĂȘtre plus raisonnable, c’est-Ă -dire moins sage, comme une victime qui se laisse voler de peur, si elle rĂ©siste, d’ĂȘtre assassinĂ©e. Mon pĂšre dans l’intervalle avait rencontrĂ© une fois ou deux M. de Guermantes, et maintenant que M. de Norpois lui avait dit que le duc Ă©tait un homme remarquable, il faisait plus attention Ă  ses paroles. Justement ils parlĂšrent, dans la cour, de Mme de Villeparisis. Il m’a dit que c’était sa tante ; il prononce Viparisi. Il m’a dit qu’elle Ă©tait extraordinairement intelligente. Il a mĂȘme ajoutĂ© qu’elle tenait un bureau d’esprit », ajouta mon pĂšre impressionnĂ© par le vague de cette expression qu’il avait bien lue une ou deux fois dans des MĂ©moires, mais Ă  laquelle il n’attachait pas un sens prĂ©cis. Ma mĂšre avait tant de respect pour lui que, le voyant ne pas trouver indiffĂ©rent que Mme de Villeparisis tĂźnt bureau d’esprit, elle jugea que ce fait Ă©tait de quelque consĂ©quence. Bien que par ma grand’mĂšre elle sĂ»t de tout temps ce que valait exactement la marquise, elle s’en fit immĂ©diatement une idĂ©e plus avantageuse. Ma grand’mĂšre, qui Ă©tait un peu souffrante, ne fut pas d’abord favorable Ă  la visite, puis s’en dĂ©sintĂ©ressa. Depuis que nous habitions notre nouvel appartement, Mme de Villeparisis lui avait demandĂ© plusieurs fois d’aller la voir. Et toujours ma grand’mĂšre avait rĂ©pondu qu’elle ne sortait pas en ce moment, dans une de ces lettres que, par une habitude nouvelle et que nous ne comprenions pas, elle ne cachetait plus jamais elle-mĂȘme et laissait Ă  Françoise le soin de fermer. Quant Ă  moi, sans bien me reprĂ©senter ce bureau d’esprit », je n’aurais pas Ă©tĂ© trĂšs Ă©tonnĂ© de trouver la vieille dame de Balbec installĂ©e devant un bureau », ce qui, du reste, arriva. Mon pĂšre aurait bien voulu par surcroĂźt savoir si l’appui de l’Ambassadeur lui vaudrait beaucoup de voix Ă  l’Institut oĂč il comptait se prĂ©senter comme membre libre. À vrai dire, tout en n’osant pas douter de l’appui de M. de Norpois, il n’avait pourtant pas de certitude. Il avait cru avoir affaire Ă  de mauvaises langues quand on lui avait dit au ministĂšre que M. de Norpois dĂ©sirant ĂȘtre seul Ă  y reprĂ©senter l’Institut, ferait tous les obstacles possibles Ă  une candidature qui, d’ailleurs, le gĂȘnerait particuliĂšrement en ce moment oĂč il en soutenait une autre. Pourtant, quand M. Leroy-Beaulieu lui avait conseillĂ© de se prĂ©senter et avait supputĂ© ses chances, avait-il Ă©tĂ© impressionnĂ© de voir que, parmi les collĂšgues sur qui il pouvait compter en cette circonstance, l’éminent Ă©conomiste n’avait pas citĂ© M. de Norpois. Mon pĂšre n’osait poser directement la question Ă  l’ancien ambassadeur mais espĂ©rait que je reviendrais de chez Mme de Villeparisis avec son Ă©lection faite. Cette visite Ă©tait imminente. La propagande de M. de Norpois, capable en effet d’assurer Ă  mon pĂšre les deux tiers de l’AcadĂ©mie, lui paraissait d’ailleurs d’autant plus probable que l’obligeance de l’Ambassadeur Ă©tait proverbiale, les gens qui l’aimaient le moins reconnaissant que personne n’aimait autant que lui Ă  rendre service. Et, d’autre part, au ministĂšre sa protection s’étendait sur mon pĂšre d’une façon beaucoup plus marquĂ©e que sur tout autre fonctionnaire. Mon pĂšre fit une autre rencontre mais qui, celle-lĂ , lui causa un Ă©tonnement, puis une indignation extrĂȘmes. Il passa dans la rue prĂšs de Mme Sazerat, dont la pauvretĂ© relative rĂ©duisait la vie Ă  Paris Ă  de rares sĂ©jours chez une amie. Personne autant que Mme Sazerat n’ennuyait mon pĂšre, au point que maman Ă©tait obligĂ©e une fois par an de lui dire d’une voix douce et suppliante Mon ami, il faudrait bien que j’invite une fois Mme Sazerat, elle ne restera pas tard » et mĂȘme Écoute, mon ami, je vais te demander un grand sacrifice, va faire une petite visite Ă  Mme Sazerat. Tu sais que je n’aime pas t’ennuyer, mais ce serait si gentil de ta part. » Mon pĂšre riait, se fĂąchait un peu, et allait faire cette visite. MalgrĂ© donc que Mme Sazerat ne le divertĂźt pas, mon pĂšre, la rencontrant, alla vers elle en se dĂ©couvrant, mais, Ă  sa profonde surprise, Mme Sazerat se contenta d’un salut glacĂ©, forcĂ© par la politesse envers quelqu’un qui est coupable d’une mauvaise action ou est condamnĂ© Ă  vivre dĂ©sormais dans un hĂ©misphĂšre diffĂ©rent. Mon pĂšre Ă©tait rentrĂ© fĂąchĂ©, stupĂ©fait. Le lendemain ma mĂšre rencontra Mme Sazerat dans un salon. Celle-ci ne lui tendit pas la main et lui sourit d’un air vague et triste comme Ă  une personne avec qui on a jouĂ© dans son enfance, mais avec qui on a cessĂ© depuis lors toutes relations parce qu’elle a menĂ© une vie de dĂ©bauches, Ă©pousĂ© un forçat ou, qui pis est, un homme divorcĂ©. Or de tous temps mes parents accordaient et inspiraient Ă  Mme Sazerat l’estime la plus profonde. Mais ce que ma mĂšre ignorait Mme Sazerat, seule de son espĂšce Ă  Combray, Ă©tait dreyfusarde. Mon pĂšre, ami de M. MĂ©line, Ă©tait convaincu de la culpabilitĂ© de Dreyfus. Il avait envoyĂ© promener avec mauvaise humeur des collĂšgues qui lui avaient demandĂ© de signer une liste rĂ©visionniste. Il ne me reparla pas de huit jours quand il apprit que j’avais suivi une ligne de conduite diffĂ©rente. Ses opinions Ă©taient connues. On n’était pas loin de le traiter de nationaliste. Quant Ă  ma grand’mĂšre que seule de la famille paraissait devoir enflammer un doute gĂ©nĂ©reux, chaque fois qu’on lui parlait de l’innocence possible de Dreyfus, elle avait un hochement de tĂȘte dont nous ne comprenions pas alors le sens, et qui Ă©tait semblable Ă  celui d’une personne qu’on vient dĂ©ranger dans des pensĂ©es plus sĂ©rieuses. Ma mĂšre, partagĂ©e entre son amour pour mon pĂšre et l’espoir que je fusse intelligent, gardait une indĂ©cision qu’elle traduisait par le silence. Enfin mon grand-pĂšre, adorant l’armĂ©e bien que ses obligations de garde national eussent Ă©tĂ© le cauchemar de son Ăąge mĂ»r, ne voyait jamais Ă  Combray un rĂ©giment dĂ©filer devant la grille sans se dĂ©couvrir quand passaient le colonel et le drapeau. Tout cela Ă©tait assez pour que Mme Sazerat, qui connaissait Ă  fond la vie de dĂ©sintĂ©ressement et d’honneur de mon pĂšre et de mon grand-pĂšre, les considĂ©rĂąt comme des suppĂŽts de l’Injustice. On pardonne les crimes individuels, mais non la participation Ă  un crime collectif. DĂšs qu’elle le sut antidreyfusard, elle mit entre elle et lui des continents et des siĂšcles. Ce qui explique qu’à une pareille distance dans le temps et dans l’espace, son salut ait paru imperceptible Ă  mon pĂšre et qu’elle n’eĂ»t pas songĂ© Ă  une poignĂ©e de main et Ă  des paroles lesquelles n’eussent pu franchir les mondes qui les sĂ©paraient. Saint-Loup, devant venir Ă  Paris, m’avait promis de me mener chez Mme de Villeparisis oĂč j’espĂ©rais, sans le lui avoir dit, que nous rencontrerions Mme de Guermantes. Il me demanda de dĂ©jeuner au restaurant avec sa maĂźtresse que nous conduirions ensuite Ă  une rĂ©pĂ©tition. Nous devions aller la chercher le matin, aux environs de Paris oĂč elle habitait. J’avais demandĂ© Ă  Saint-Loup que le restaurant oĂč nous dĂ©jeunerions dans la vie des jeunes nobles qui dĂ©pensent de l’argent le restaurant joue un rĂŽle aussi important que les caisses d’étoffe dans les contes arabes fĂ»t de prĂ©fĂ©rence celui oĂč AimĂ© m’avait annoncĂ© qu’il devait entrer comme maĂźtre d’hĂŽtel en attendant la saison de Balbec. C’était un grand charme pour moi qui rĂȘvais Ă  tant de voyages et en faisais si peu, de revoir quelqu’un qui faisait partie plus que de mes souvenirs de Balbec, mais de Balbec mĂȘme, qui y allait tous les ans, qui, quand la fatigue ou mes cours me forçaient Ă  rester Ă  Paris, n’en regardait pas moins, pendant les longues fins d’aprĂšs-midi de juillet, en attendant que les clients vinssent dĂźner, le soleil descendre et se coucher dans la mer, Ă  travers les panneaux de verre de la grande salle Ă  manger derriĂšre lesquels, Ă  l’heure oĂč il s’éteignait, les ailes immobiles des vaisseaux lointains et bleuĂątres avaient l’air de papillons exotiques et nocturnes dans une vitrine. MagnĂ©tisĂ© lui-mĂȘme par son contact avec le puissant aimant de Balbec, ce maĂźtre d’hĂŽtel devenait Ă  son tour aimant pour moi. J’espĂ©rais en causant avec lui ĂȘtre dĂ©jĂ  en communication avec Balbec, avoir rĂ©alisĂ© sur place un peu du charme du voyage. Je quittai dĂšs le matin la maison, oĂč je laissai Françoise gĂ©missante parce que le valet de pied fiancĂ© n’avait pu encore une fois, la veille au soir, aller voir sa promise. Françoise l’avait trouvĂ© en pleurs ; il avait failli aller gifler le concierge, mais s’était contenu, car il tenait Ă  sa place. Avant d’arriver chez Saint-Loup, qui devait m’attendre devant sa porte, je rencontrai Legrandin, que nous avions perdu de vue depuis Combray et qui, tout grisonnant maintenant, avait gardĂ© son air jeune et candide. Il s’arrĂȘta. — Ah ! vous voilĂ , me dit-il, homme chic, et en redingote encore ! VoilĂ  une livrĂ©e dont mon indĂ©pendance ne s’accommoderait pas. Il est vrai que vous devez ĂȘtre un mondain, faire des visites ! Pour aller rĂȘver comme je le fais devant quelque tombe Ă  demi dĂ©truite, ma lavalliĂšre et mon veston ne sont pas dĂ©placĂ©s. Vous savez que j’estime la jolie qualitĂ© de votre Ăąme ; c’est vous dire combien je regrette que vous alliez la renier parmi les Gentils. En Ă©tant capable de rester un instant dans l’atmosphĂšre nausĂ©abonde, irrespirable pour moi, des salons, vous rendez contre votre avenir la condamnation, la damnation du ProphĂšte. Je vois cela d’ici, vous frĂ©quentez les cƓurs lĂ©gers », la sociĂ©tĂ© des chĂąteaux ; tel est le vice de la bourgeoisie contemporaine. Ah ! les aristocrates, la Terreur a Ă©tĂ© bien coupable de ne pas leur couper le cou Ă  tous. Ce sont tous de sinistres crapules quand ce ne sont pas tout simplement de sombres idiots. Enfin, mon pauvre enfant, si cela vous amuse ! Pendant que vous irez Ă  quelque five o’clock, votre vieil ami sera plus heureux que vous, car seul dans un faubourg, il regardera monter dans le ciel violet la lune rose. La vĂ©ritĂ© est que je n’appartiens guĂšre Ă  cette Terre oĂč je me sens si exilĂ© ; il faut toute la force de la loi de gravitation pour m’y maintenir et que je ne m’évade pas dans une autre sphĂšre. Je suis d’une autre planĂšte. Adieu, ne prenez pas en mauvaise part la vieille franchise du paysan de la Vivonne qui est aussi restĂ© le paysan du Danube. Pour vous prouver que je fais cas de vous, je vais vous envoyer mon dernier roman. Mais vous n’aimerez pas cela ; ce n’est pas assez dĂ©liquescent, assez fin de siĂšcle pour vous, c’est trop franc, trop honnĂȘte ; vous, il vous faut du Bergotte, vous l’avez avouĂ©, du faisandĂ© pour les palais blasĂ©s de jouisseurs raffinĂ©s. On doit me considĂ©rer dans votre groupe comme un vieux troupier ; j’ai le tort de mettre du cƓur dans ce que j’écris, cela ne se porte plus ; et puis la vie du peuple ce n’est pas assez distinguĂ© pour intĂ©resser vos snobinettes. Allons, tĂąchez de vous rappeler quelquefois la parole du Christ Faites cela et vous vivrez. » Adieu, ami. Ce n’est pas de trop mauvaise humeur contre Legrandin que je le quittai. Certains souvenirs sont comme des amis communs, ils savent faire des rĂ©conciliations ; jetĂ© au milieu des champs semĂ©s de boutons d’or oĂč s’entassaient les ruines fĂ©odales, le petit pont de bois nous unissait, Legrandin et moi, comme les deux bords de la Vivonne. Ayant quittĂ© Paris oĂč, malgrĂ© le printemps commençant, les arbres des boulevards Ă©taient Ă  peine pourvus de leurs premiĂšres feuilles, quand le train de ceinture nous arrĂȘta, Saint-Loup et moi, dans le village de banlieue oĂč habitait sa maĂźtresse, ce fut un Ă©merveillement de voir chaque jardinet pavoisĂ© par les immenses reposoirs blancs des arbres fruitiers en fleurs. C’était comme une des fĂȘtes singuliĂšres, poĂ©tiques, Ă©phĂ©mĂšres et locales qu’on vient de trĂšs loin contempler Ă  Ă©poques fixes, mais celle-lĂ  donnĂ©e par la nature. Les fleurs des cerisiers sont si Ă©troitement collĂ©es aux branches, comme un blanc fourreau, que de loin, parmi les arbres qui n’étaient presque ni fleuris, ni feuillus, on aurait pu croire, par ce jour de soleil encore si froid, que c’était de la neige, fondue ailleurs, qui Ă©tait encore restĂ©e aprĂšs les arbustes. Mais les grands poiriers enveloppaient chaque maison, chaque modeste cour, d’une blancheur plus vaste, plus unie, plus Ă©clatante et comme si tous les logis, tous les enclos du village fussent en train de faire, Ă  la mĂȘme date, leur premiĂšre communion. Ces villages des environs de Paris gardent encore Ă  leurs portes des parcs du xviie et du xviiie siĂšcle, qui furent les folies » des intendants et des favorites. Un horticulteur avait utilisĂ© l’un d’eux situĂ© en contre-bas de la route pour la culture des arbres fruitiers ou peut-ĂȘtre conservĂ© simplement le dessin d’un immense verger de ce temps-lĂ . CultivĂ©s en quinconces, ces poiriers, plus espacĂ©s, moins avancĂ©s que ceux que j’avais vus, formaient de grands quadrilatĂšres — sĂ©parĂ©s par des murs bas — de fleurs blanches sur chaque cĂŽtĂ© desquels la lumiĂšre venait se peindre diffĂ©remment, si bien que toutes ces chambres sans toit et en plein air avaient l’air d’ĂȘtre celles du Palais du Soleil, tel qu’on aurait pu le retrouver dans quelque CrĂšte ; et elles faisaient penser aussi aux chambres d’un rĂ©servoir ou de telles parties de la mer que l’homme pour quelque pĂȘche ou ostrĂ©iculture subdivise, quand on voyait des branches, selon l’exposition, la lumiĂšre venir se jouer sur les espaliers comme sur les eaux printaniĂšres et faire dĂ©ferler çà et lĂ , Ă©tincelant parmi le treillage Ă  claire-voie et rempli d’azur des branches, l’écume blanchissante d’une fleur ensoleillĂ©e et mousseuse. C’était un village ancien, avec sa vieille mairie cuite et dorĂ©e devant laquelle, en guise de mĂąts de cocagne et d’oriflammes, trois grands poiriers Ă©taient, comme pour une fĂȘte civique et locale, galamment pavoisĂ©s de satin blanc. Jamais Robert ne me parla plus tendrement de son amie que pendant ce trajet. Seule elle avait des racines dans son cƓur ; l’avenir qu’il avait dans l’armĂ©e, sa situation mondaine, sa famille, tout cela ne lui Ă©tait pas indiffĂ©rent certes, mais ne comptait en rien auprĂšs des moindres choses qui concernaient sa maĂźtresse. Cela seul avait pour lui du prestige, infiniment plus de prestige que les Guermantes et tous les rois de la terre. Je ne sais pas s’il se formulait Ă  lui-mĂȘme qu’elle Ă©tait d’une essence supĂ©rieure Ă  tout, mais je sais qu’il n’avait de considĂ©ration, de souci, que pour ce qui la touchait. Par elle, il Ă©tait capable de souffrir, d’ĂȘtre heureux, peut-ĂȘtre de tuer. Il n’y avait vraiment d’intĂ©ressant, de passionnant pour lui, que ce que voulait, ce que ferait sa maĂźtresse, que ce qui se passait, discernable tout au plus par des expressions fugitives, dans l’espace Ă©troit de son visage et sous son front privilĂ©giĂ©. Si dĂ©licat pour tout le reste, il envisageait la perspective d’un brillant mariage, seulement pour pouvoir continuer Ă  l’entretenir, Ă  la garder. Si on s’était demandĂ© Ă  quel prix il l’estimait, je crois qu’on n’eĂ»t jamais pu imaginer un prix assez Ă©levĂ©. S’il ne l’épousait pas c’est parce qu’un instinct pratique lui faisait sentir que, dĂšs qu’elle n’aurait plus rien Ă  attendre de lui, elle le quitterait ou du moins vivrait Ă  sa guise, et qu’il fallait la tenir par l’attente du lendemain. Car il supposait que peut-ĂȘtre elle ne l’aimait pas. Sans doute, l’affection gĂ©nĂ©rale appelĂ©e amour devait le forcer — comme elle fait pour tous les hommes — Ă  croire par moments qu’elle l’aimait. Mais pratiquement il sentait que cet amour qu’elle avait pour lui n’empĂȘchait pas qu’elle ne restĂąt avec lui qu’à cause de son argent, et que le jour oĂč elle n’aurait plus rien Ă  attendre de lui elle s’empresserait victime des thĂ©ories de ses amis de la littĂ©rature et tout en l’aimant, pensait-il de le quitter. — Je lui ferai aujourd’hui, si elle est gentille, me dit-il, un cadeau qui lui fera plaisir. C’est un collier qu’elle a vu chez Boucheron. C’est un peu cher pour moi en ce moment trente mille francs. Mais ce pauvre loup, elle n’a pas tant de plaisir dans la vie. Elle va ĂȘtre joliment contente. Elle m’en avait parlĂ© et elle m’avait dit qu’elle connaissait quelqu’un qui le lui donnerait peut-ĂȘtre. Je ne crois pas que ce soit vrai, mais je me suis Ă  tout hasard entendu avec Boucheron, qui est le fournisseur de ma famille, pour qu’il me le rĂ©serve. Je suis heureux de penser que tu vas la voir ; elle n’est pas extraordinaire comme figure, tu sais je vis bien qu’il pensait tout le contraire et ne disait cela que pour que mon admiration fĂ»t plus grande, elle a surtout un jugement merveilleux ; devant toi elle n’osera peut-ĂȘtre pas beaucoup parler, mais je me rĂ©jouis d’avance de ce qu’elle me dira ensuite de toi ; tu sais, elle dit des choses qu’on peut approfondir indĂ©finiment, elle a vraiment quelque chose de pythique. Pour arriver Ă  la maison qu’elle habitait, nous longions de petits jardins, et je ne pouvais m’empĂȘcher de m’arrĂȘter, car ils avaient toute une floraison de cerisiers et de poiriers ; sans doute vides et inhabitĂ©s hier encore comme une propriĂ©tĂ© qu’on n’a pas louĂ©e, ils Ă©taient subitement peuplĂ©s et embellis par ces nouvelles venues arrivĂ©es de la veille et dont Ă  travers les grillages on apercevait les belles robes blanches au coin des allĂ©es. — Écoute, puisque je vois que tu veux regarder tout cela, ĂȘtre poĂ©tique, me dit Robert, attends-moi lĂ , mon amie habite tout prĂšs, je vais aller la chercher. En l’attendant je fis quelques pas, je passais devant de modestes jardins. Si je levais la tĂȘte, je voyais quelquefois des jeunes filles aux fenĂȘtres, mais mĂȘme en plein air et Ă  la hauteur d’un petit Ă©tage, çà et lĂ , souples et lĂ©gĂšres, dans leur fraĂźche toilette mauve, suspendues dans les feuillages, de jeunes touffes de lilas se laissaient balancer par la brise sans s’occuper du passant qui levait les yeux jusqu’à leur entresol de verdure. Je reconnaissais en elles les pelotons violets disposĂ©s Ă  l’entrĂ©e du parc de M. Swann, passĂ© la petite barriĂšre blanche, dans les chauds aprĂšs-midi du printemps, pour une ravissante tapisserie provinciale. Je pris un sentier qui aboutissait Ă  une prairie. Un air froid y soufflait vif comme Ă  Combray, mais, au milieu de la terre grasse, humide et campagnarde qui eĂ»t pu ĂȘtre au bord de la Vivonne, n’en avait pas moins surgi, exact au rendez-vous comme toute la bande de ses compagnons, un grand poirier blanc qui agitait en souriant et opposait au soleil, comme un rideau de lumiĂšre matĂ©rialisĂ©e et palpable, ses fleurs convulsĂ©es par la brise, mais lissĂ©es et glacĂ©es d’argent par les rayons. Tout Ă  coup, Saint-Loup apparut accompagnĂ© de sa maĂźtresse et alors, dans cette femme qui Ă©tait pour lui tout l’amour, toutes les douceurs possibles de la vie, dont la personnalitĂ© mystĂ©rieusement enfermĂ©e dans un corps comme dans un Tabernacle Ă©tait l’objet encore sur lequel travaillait sans cesse l’imagination de mon ami, qu’il sentait qu’il ne connaĂźtrait jamais, dont il se demandait perpĂ©tuellement ce qu’elle Ă©tait en elle-mĂȘme, derriĂšre le voile des regards et de la chair, dans cette femme, je reconnus Ă  l’instant Rachel quand du Seigneur », celle qui, il y a quelques annĂ©es — les femmes changent si vite de situation dans ce monde-lĂ , quand elles en changent — disait Ă  la maquerelle Alors, demain soir, si vous avez besoin de moi pour quelqu’un, vous me ferez chercher. » Et quand on Ă©tait venu la chercher » en effet, et qu’elle se trouvait seule dans la chambre avec ce quelqu’un, elle savait si bien ce qu’on voulait d’elle, qu’aprĂšs avoir fermĂ© Ă  clef, par prĂ©caution de femme prudente, ou par geste rituel, elle commençait Ă  ĂŽter toutes ses affaires, comme on fait devant le docteur qui va vous ausculter, et ne s’arrĂȘtant en route que si le quelqu’un », n’aimant pas la nuditĂ©, lui disait qu’elle pouvait garder sa chemise, comme certains praticiens qui, ayant l’oreille trĂšs fine et la crainte de faire se refroidir leur malade, se contentent d’écouter la respiration et le battement du cƓur Ă  travers un linge. À cette femme dont toute la vie, toutes les pensĂ©es, tout le passĂ©, tous les hommes par qui elle avait pu ĂȘtre possĂ©dĂ©e, m’étaient chose si indiffĂ©rente que, si elle me l’eĂ»t contĂ©e, je ne l’eusse Ă©coutĂ©e que par politesse et Ă  peine entendue, je sentis que l’inquiĂ©tude, le tourment, l’amour de Saint-Loup s’étaient appliquĂ©s jusqu’à faire — de ce qui Ă©tait pour moi un jouet mĂ©canique — un objet de souffrances infinies, le prix mĂȘme de l’existence. Voyant ces deux Ă©lĂ©ments dissociĂ©s parce que j’avais connu Rachel quand du Seigneur » dans une maison de passe, je comprenais que bien des femmes pour lesquelles des hommes vivent, souffrent, se tuent, peuvent ĂȘtre en elles-mĂȘmes ou pour d’autres ce que Rachel Ă©tait pour moi. L’idĂ©e qu’on pĂ»t avoir une curiositĂ© douloureuse Ă  l’égard de sa vie me stupĂ©fiait. J’aurais pu apprendre bien des coucheries d’elle Ă  Robert, lesquelles me semblaient la chose la plus indiffĂ©rente du monde. Et combien elles l’eussent peinĂ© ! Et que n’avait-il pas donnĂ© pour les connaĂźtre, sans y rĂ©ussir ! Je me rendais compte de tout ce qu’une imagination humaine peut mettre derriĂšre un petit morceau de visage comme Ă©tait celui de cette femme, si c’est l’imagination qui l’a connue d’abord ; et, inversement, en quels misĂ©rables Ă©lĂ©ments matĂ©riels et dĂ©nuĂ©s de toute valeur pouvait se dĂ©composer ce qui Ă©tait le but de tant de rĂȘveries, si, au contraire, cela avait Ă©tĂ©, connue d’une maniĂšre opposĂ©e, par la connaissance la plus triviale. Je comprenais que ce qui m’avait paru ne pas valoir vingt francs quand cela m’avait Ă©tĂ© offert pour vingt francs dans la maison de passe, oĂč c’était seulement pour moi une femme dĂ©sireuse de gagner vingt francs, peut valoir plus qu’un million, que la famille, que toutes les situations enviĂ©es, si on a commencĂ© par imaginer en elle un ĂȘtre inconnu, curieux Ă  connaĂźtre, difficile Ă  saisir, Ă  garder. Sans doute c’était le mĂȘme mince et Ă©troit visage que nous voyions Robert et moi. Mais nous Ă©tions arrivĂ©s Ă  lui par les deux routes opposĂ©es qui ne communiqueront jamais, et nous n’en verrions jamais la mĂȘme face. Ce visage, avec ses regards, ses sourires, les mouvements de sa bouche, moi je l’avais connu du dehors comme Ă©tant celui d’une femme quelconque qui pour vingt francs ferait tout ce que je voudrais. Aussi les regards, les sourires, les mouvements de bouche m’avaient paru seulement significatifs d’actes gĂ©nĂ©raux, sans rien d’individuel, et sous eux je n’aurais pas eu la curiositĂ© de chercher une personne. Mais ce qui m’avait en quelque sorte Ă©tĂ© offert au dĂ©part, ce visage consentant, ç’avait Ă©tĂ© pour Robert un point d’arrivĂ©e vers lequel il s’était dirigĂ© Ă  travers combien d’espoirs, de doutes, de soupçons, de rĂȘves. Il donnait plus d’un million pour avoir, pour que ne fĂ»t pas offert Ă  d’autres, ce qui m’avait Ă©tĂ© offert comme Ă  chacun pour vingt francs. Pour quel motif, cela, il ne l’avait pas eu Ă  ce prix, peut tenir au hasard d’un instant, d’un instant pendant lequel celle qui semblait prĂȘte Ă  se donner se dĂ©robe, ayant peut-ĂȘtre un rendez-vous, quelque raison qui la rende plus difficile ce jour-lĂ . Si elle a affaire Ă  un sentimental, mĂȘme si elle ne s’en aperçoit pas, et surtout si elle s’en aperçoit, un jeu terrible commence. Incapable de surmonter sa dĂ©ception, de se passer de cette femme, il la relance, elle le fuit, si bien qu’un sourire qu’il n’osait plus espĂ©rer est payĂ© mille fois ce qu’eussent dĂ» l’ĂȘtre les derniĂšres faveurs. Il arrive mĂȘme parfois dans ce cas, quand on a eu, par un mĂ©lange de naĂŻvetĂ© dans le jugement et de lĂąchetĂ© devant la souffrance, la folie de faire d’une fille une inaccessible idole, que ces derniĂšres faveurs, ou mĂȘme le premier baiser, on ne l’obtiendra jamais, on n’ose mĂȘme plus le demander pour ne pas dĂ©mentir des assurances de platonique amour. Et c’est une grande souffrance alors de quitter la vie sans avoir jamais su ce que pouvait ĂȘtre le baiser de la femme qu’on a le plus aimĂ©e. Les faveurs de Rachel, Saint-Loup pourtant avait rĂ©ussi par chance Ă  les avoir toutes. Certes, s’il avait su maintenant qu’elles avaient Ă©tĂ© offertes Ă  tout le monde pour un louis, il eĂ»t sans doute terriblement souffert, mais n’eĂ»t pas moins donnĂ© un million pour les conserver, car tout ce qu’il eĂ»t appris n’eĂ»t pas pu le faire sortir — car cela est au-dessus des forces de l’homme et ne peut arriver que malgrĂ© lui par l’action de quelque grande loi naturelle — de la route dans laquelle il Ă©tait et d’oĂč ce visage ne pouvait lui apparaĂźtre qu’à travers les rĂȘves qu’il avait formĂ©s, d’oĂč ces regards, ces sourires, ce mouvement de bouche Ă©taient pour lui la seule rĂ©vĂ©lation d’une personne dont il aurait voulu connaĂźtre la vraie nature et possĂ©der Ă  lui seul les dĂ©sirs. L’immobilitĂ© de ce mince visage, comme celle d’une feuille de papier soumise aux colossales pressions de deux atmosphĂšres, me semblait Ă©quilibrĂ©e par deux infinis qui venaient aboutir Ă  elle sans se rencontrer, car elle les sĂ©parait. Et en effet, la regardant tous les deux, Robert et moi, nous ne la voyions pas du mĂȘme cĂŽtĂ© du mystĂšre. Ce n’était pas Rachel quand du Seigneur » qui me semblait peu de chose, c’était la puissance de l’imagination humaine, l’illusion sur laquelle reposaient les douleurs de l’amour, que je trouvais grandes. Robert vit que j’avais l’air Ă©mu. Je dĂ©tournai les yeux vers les poiriers et les cerisiers du jardin d’en face pour qu’il crĂ»t que c’était leur beautĂ© qui me touchait. Et elle me touchait un peu de la mĂȘme façon, elle mettait aussi prĂšs de moi de ces choses qu’on ne voit pas qu’avec ses yeux, mais qu’on sent dans son cƓur. Ces arbustes que j’avais vus dans le jardin, en les prenant pour des dieux Ă©trangers, ne m’étais-je pas trompĂ© comme Madeleine quand, dans un autre jardin, un jour dont l’anniversaire allait bientĂŽt venir, elle vit une forme humaine et crut que c’était le jardinier » ? Gardiens des souvenirs de l’ñge d’or, garants de la promesse que la rĂ©alitĂ© n’est pas ce qu’on croit, que la splendeur de la poĂ©sie, que l’éclat merveilleux de l’innocence peuvent y resplendir et pourront ĂȘtre la rĂ©compense que nous nous efforcerons de mĂ©riter, les grandes crĂ©atures blanches merveilleusement penchĂ©es au-dessus de l’ombre propice Ă  la sieste, Ă  la pĂȘche, Ă  la lecture, n’était-ce pas plutĂŽt des anges ? J’échangeais quelques mots avec la maĂźtresse de Saint-Loup. Nous coupĂąmes par le village. Les maisons en Ă©taient sordides. Mais Ă  cĂŽtĂ© des plus misĂ©rables, de celles qui avaient un air d’avoir Ă©tĂ© brĂ»lĂ©es par une pluie de salpĂȘtre, un mystĂ©rieux voyageur, arrĂȘtĂ© pour un jour dans la citĂ© maudite, un ange resplendissant se tenait debout, Ă©tendant largement sur elle l’éblouissante protection de ses ailes d’innocence en fleurs c’était un poirier. Saint-Loup fit quelques pas en avant avec moi — J’aurais aimĂ© que nous puissions, toi et moi, attendre ensemble, j’aurais mĂȘme Ă©tĂ© plus content de dĂ©jeuner seul avec toi, et que nous restions seuls jusqu’au moment d’aller chez ma tante. Mais ma pauvre gosse, ça lui fait tant de plaisir, et elle est si gentille pour moi, tu sais, je n’ai pu lui refuser. Du reste, elle te plaira, c’est une littĂ©raire, une vibrante, et puis c’est une chose si gentille de dĂ©jeuner avec elle au restaurant, elle est si agrĂ©able, si simple, toujours contente de tout. Je crois pourtant que, prĂ©cisĂ©ment ce matin-lĂ , et probablement pour la seule fois, Robert s’évada un instant hors de la femme que, tendresse aprĂšs tendresse, il avait lentement composĂ©e, et aperçut tout d’un coup Ă  quelque distance de lui une autre Rachel, un double d’elle, mais absolument diffĂ©rent et qui figurait une simple petite grue. Quittant le beau verger, nous allions prendre le train pour rentrer Ă  Paris quand, Ă  la gare, Rachel, marchant Ă  quelques pas de nous, fut reconnue et interpellĂ©e par de vulgaires poules » comme elle Ă©tait et qui d’abord, la croyant seule, lui criĂšrent Tiens, Rachel, tu montes avec nous ? Lucienne et Germaine sont dans le wagon et il y a justement encore de la place ; viens, on ira ensemble au skating », et s’apprĂȘtaient Ă  lui prĂ©senter deux calicots », leurs amants, qui les accompagnaient, quand, devant l’air lĂ©gĂšrement gĂȘnĂ© de Rachel, elles levĂšrent curieusement les yeux un peu plus loin, nous aperçurent et s’excusant lui dirent adieu en recevant d’elle un adieu aussi, un peu embarrassĂ© mais amical. C’étaient deux pauvres petites poules, avec des collets en fausse loutre, ayant Ă  peu prĂšs l’aspect qu’avait Rachel quand Saint-Loup l’avait rencontrĂ©e la premiĂšre fois. Il ne les connaissait pas, ni leur nom, et voyant qu’elles avaient l’air trĂšs liĂ©es avec son amie, eut l’idĂ©e que celle-ci avait peut-ĂȘtre eu sa place, l’avait peut-ĂȘtre encore, dans une vie insoupçonnĂ©e de lui, fort diffĂ©rente de celle qu’il menait avec elle, une vie oĂč on avait les femmes pour un louis tandis qu’il donnait plus de cent mille francs par an Ă  Rachel. Il ne fit pas qu’entrevoir cette vie, mais aussi au milieu une Rachel tout autre que celle qu’il connaissait, une Rachel pareille Ă  ces deux petites poules, une Rachel Ă  vingt francs. En somme Rachel s’était un instant dĂ©doublĂ©e pour lui, il avait aperçu Ă  quelque distance de sa Rachel la Rachel petite poule, la Rachel rĂ©elle, Ă  supposer que la Rachel poule fĂ»t plus rĂ©elle que l’autre. Robert eut peut-ĂȘtre l’idĂ©e alors que cet enfer oĂč il vivait, avec la perspective et la nĂ©cessitĂ© d’un mariage riche, d’une vente de son nom, pour pouvoir continuer Ă  donner cent mille francs par an Ă  Rachel, il aurait peut-ĂȘtre pu s’en arracher aisĂ©ment, et avoir les faveurs de sa maĂźtresse, comme ces calicots celles de leurs grues, pour peu de chose. Mais comment faire ? Elle n’avait dĂ©mĂ©ritĂ© en rien. Moins comblĂ©e, elle serait moins gentille, ne lui dirait plus, ne lui Ă©crirait plus de ces choses qui le touchaient tant et qu’il citait avec un peu d’ostentation Ă  ses camarades, en prenant soin de faire remarquer combien c’était gentil d’elle, mais en omettant qu’il l’entretenait fastueusement, mĂȘme qu’il lui donnĂąt quoi que ce fĂ»t, que ces dĂ©dicaces sur une photographie ou cette formule pour terminer une dĂ©pĂȘche, c’était la transmutation sous sa forme la plus rĂ©duite et la plus prĂ©cieuse de cent mille francs. S’il se gardait de dire que ces rares gentillesses de Rachel Ă©taient payĂ©es par lui, il serait faux — et pourtant ce raisonnement simpliste, on en use absurdement pour tous les amants qui casquent, pour tant de maris — de dire que c’était par amour-propre, par vanitĂ©. Saint-Loup Ă©tait assez intelligent pour se rendre compte que tous les plaisirs de la vanitĂ©, il les aurait trouvĂ©s aisĂ©ment et gratuitement dans le monde, grĂące Ă  son grand nom, Ă  son joli visage, et que sa liaison avec Rachel, au contraire, Ă©tait ce qui l’avait mis un peu hors du monde, faisait qu’il y Ă©tait moins cotĂ©. Non, cet amour-propre Ă  vouloir paraĂźtre avoir gratuitement les marques apparentes de prĂ©dilection de celle qu’on aime, c’est simplement un dĂ©rivĂ© de l’amour, le besoin de se reprĂ©senter Ă  soi-mĂȘme et aux autres comme aimĂ© par ce qu’on aime tant. Rachel se rapprocha de nous, laissant les deux poules monter dans leur compartiment ; mais, non moins que la fausse loutre de celles-ci et l’air guindĂ© des calicots, les noms de Lucienne et de Germaine maintinrent un instant la Rachel nouvelle. Un instant il imagina une vie de la place Pigalle, avec des amis inconnus, des bonnes fortunes sordides, des aprĂšs-midi de plaisirs naĂŻfs, promenade ou partie de plaisir, dans ce Paris oĂč l’ensoleillement des rues depuis le boulevard de Clichy ne lui sembla pas le mĂȘme que la clartĂ© solaire oĂč il se promenait avec sa maĂźtresse, mais devoir ĂȘtre autre, car l’amour, et la souffrance qui fait un avec lui, ont, comme l’ivresse, le pouvoir de diffĂ©rencier pour nous les choses. Ce fut presque comme un Paris inconnu au milieu de Paris mĂȘme qu’il soupçonna, sa liaison lui apparut comme l’exploration d’une vie Ă©trange, car si avec lui Rachel Ă©tait un peu semblable Ă  lui-mĂȘme, pourtant c’était bien une partie de sa vie rĂ©elle que Rachel vivait avec lui, mĂȘme la partie la plus prĂ©cieuse Ă  cause des sommes folles qu’il lui donnait, la partie qui la faisait tellement envier des amies et lui permettrait un jour de se retirer Ă  la campagne ou de se lancer dans les grands théùtres, aprĂšs avoir fait sa pelote. Robert aurait voulu demander Ă  son amie qui Ă©taient Lucienne et Germaine, les choses qu’elles lui eussent dites si elle Ă©tait montĂ©e dans leur compartiment, Ă  quoi elles eussent ensemble, elle et ses camarades, passĂ© une journĂ©e qui eĂ»t peut-ĂȘtre fini comme divertissement suprĂȘme, aprĂšs les plaisirs du skating, Ă  la taverne de l’Olympia, si lui, Robert, et moi n’avions pas Ă©tĂ© prĂ©sents. Un instant les abords de l’Olympia, qui jusque-lĂ  lui avaient paru assommants, excitĂšrent sa curiositĂ©, sa souffrance, et le soleil de ce jour printanier donnant dans la rue Caumartin oĂč, peut-ĂȘtre, si elle n’avait pas connu Robert, Rachel fĂ»t allĂ©e tantĂŽt et eĂ»t gagnĂ© un louis, lui donnĂšrent une vague nostalgie. Mais Ă  quoi bon poser Ă  Rachel des questions, quand il savait d’avance que la rĂ©ponse serait ou un simple silence ou un mensonge ou quelque chose de trĂšs pĂ©nible pour lui sans pourtant lui dĂ©crire rien ? Les employĂ©s fermaient les portiĂšres, nous montĂąmes vite dans une voiture de premiĂšre, les perles admirables de Rachel rapprirent Ă  Robert qu’elle Ă©tait une femme d’un grand prix, il la caressa, la fit rentrer dans son propre cƓur oĂč il la contempla, intĂ©riorisĂ©e, comme il avait toujours fait jusqu’ici — sauf pendant ce bref instant oĂč il l’avait vue sur une place Pigalle de peintre impressionniste, — et le train partit. C’était du reste vrai qu’elle Ă©tait une littĂ©raire ». Elle ne s’interrompit de me parler livres, art nouveau, tolstoĂŻsme, que pour faire des reproches Ă  Saint-Loup qu’il bĂ»t trop de vin. — Ah ! si tu pouvais vivre un an avec moi on verrait, je te ferais boire de l’eau et tu serais bien mieux. — C’est entendu, partons. — Mais tu sais bien que j’ai beaucoup Ă  travailler car elle prenait au sĂ©rieux l’art dramatique. D’ailleurs que dirait ta famille ? Et elle se mit Ă  me faire sur sa famille des reproches qui me semblĂšrent du reste fort justes, et auxquels Saint-Loup, tout en dĂ©sobĂ©issant Ă  Rachel sur l’article du champagne, adhĂ©ra entiĂšrement. Moi qui craignais tant le vin pour Saint-Loup et sentais la bonne influence de sa maĂźtresse, j’étais tout prĂȘt Ă  lui conseiller d’envoyer promener sa famille. Les larmes montĂšrent aux yeux de la jeune femme parce que j’eus l’imprudence de parler de Dreyfus. — Le pauvre martyr, dit-elle en retenant un sanglot, ils le feront mourir lĂ -bas. — Tranquillise-toi, ZĂ©zette, il reviendra, il sera acquittĂ©, l’erreur sera reconnue. — Mais avant cela il sera mort ! Enfin au moins ses enfants porteront un nom sans tache. Mais penser Ă  ce qu’il doit souffrir, c’est ce qui me tue ! Et croyez-vous que la mĂšre de Robert, une femme pieuse, dit qu’il faut qu’il reste Ă  l’üle du Diable, mĂȘme s’il est innocent ? n’est-ce pas une horreur ? — Oui, c’est absolument vrai, elle le dit, affirma Robert. C’est ma mĂšre, je n’ai rien Ă  objecter, mais il est bien certain qu’elle n’a pas la sensibilitĂ© de ZĂ©zette. En rĂ©alitĂ©, ces dĂ©jeuners choses si gentilles » se passaient toujours fort mal. Car dĂšs que Saint-Loup se trouvait avec sa maĂźtresse dans un endroit public, il s’imaginait qu’elle regardait tous les hommes prĂ©sents, il devenait sombre, elle s’apercevait de sa mauvaise humeur qu’elle s’amusait peut-ĂȘtre Ă  attiser, mais que, plus probablement, par amour-propre bĂȘte, elle ne voulait pas, blessĂ©e par son ton, avoir l’air de chercher Ă  dĂ©sarmer ; elle faisait semblant de ne pas dĂ©tacher ses yeux de tel ou tel homme, et d’ailleurs ce n’était pas toujours par pur jeu. En effet, que le monsieur qui au théùtre ou au cafĂ© se trouvait leur voisin, que tout simplement le cocher du fiacre qu’ils avaient pris, eĂ»t quelque chose d’agrĂ©able, Robert, aussitĂŽt averti par sa jalousie, l’avait remarquĂ© avant sa maĂźtresse ; il voyait immĂ©diatement en lui un de ces ĂȘtres immondes dont il m’avait parlĂ© Ă  Balbec, qui pervertissent et dĂ©shonorent les femmes pour s’amuser, il suppliait sa maĂźtresse de dĂ©tourner de lui ses regards et par lĂ -mĂȘme le lui dĂ©signait. Or, quelquefois elle trouvait que Robert avait eu si bon goĂ»t dans ses soupçons, qu’elle finissait mĂȘme par cesser de le taquiner pour qu’il se tranquillisĂąt et consentĂźt Ă  aller faire une course pour qu’il lui laissĂąt le temps d’entrer en conversation avec l’inconnu, souvent de prendre rendez-vous, quelquefois mĂȘme d’expĂ©dier une passade. Je vis bien dĂšs notre entrĂ©e au restaurant que Robert avait l’air soucieux. C’est que Robert avait immĂ©diatement remarquĂ©, ce qui nous avait Ă©chappĂ© Ă  Balbec, que, au milieu de ses camarades vulgaires, AimĂ©, avec un Ă©clat modeste, dĂ©gageait, bien involontairement, le romanesque qui Ă©mane pendant un certain nombre d’annĂ©es de cheveux lĂ©gers et d’un nez grec, grĂące Ă  quoi il se distinguait au milieu de la foule des autres serviteurs. Ceux-ci, presque tous assez ĂągĂ©s, offraient des types extraordinairement laids et accusĂ©s de curĂ©s hypocrites, de confesseurs papelards, plus souvent d’anciens acteurs comiques dont on ne retrouve plus guĂšre le front en pain de sucre que dans les collections de portraits exposĂ©s dans le foyer humblement historique de petits théùtres dĂ©suets oĂč ils sont reprĂ©sentĂ©s jouant des rĂŽles de valets de chambre ou de grands pontifes, et dont ce restaurant semblait, grĂące Ă  un recrutement sĂ©lectionnĂ© et peut-ĂȘtre Ă  un mode de nomination hĂ©rĂ©ditaire, conserver le type solennel en une sorte de collĂšge augural. Malheureusement, AimĂ© nous ayant reconnus, ce fut lui qui vint prendre notre commande, tandis que s’écoulait vers d’autres tables le cortĂšge des grands prĂȘtres d’opĂ©rette. AimĂ© s’informa de la santĂ© de ma grand’mĂšre, je lui demandai des nouvelles de sa femme et de ses enfants. Il me les donna avec Ă©motion, car il Ă©tait homme de famille. Il avait un air intelligent, Ă©nergique, mais respectueux. La maĂźtresse de Robert se mit Ă  le regarder avec une Ă©trange attention. Mais les yeux enfoncĂ©s d’AimĂ©, auxquels une lĂ©gĂšre myopie donnait une sorte de profondeur dissimulĂ©e, ne trahirent aucune impression au milieu de sa figure immobile. Dans l’hĂŽtel de province oĂč il avait servi bien des annĂ©es avant de venir Ă  Balbec, le joli dessin, un peu jauni et fatiguĂ© maintenant, qu’était sa figure, et que pendant tant d’annĂ©es, comme telle gravure reprĂ©sentant le prince EugĂšne, on avait vu toujours Ă  la mĂȘme place, au fond de la salle Ă  manger presque toujours vide, n’avait pas dĂ» attirer de regards bien curieux. Il Ă©tait donc restĂ© longtemps, sans doute faute de connaisseurs, ignorant de la valeur artistique de son visage, et d’ailleurs peu disposĂ© Ă  la faire remarquer, car il Ă©tait d’un tempĂ©rament froid. Tout au plus quelque Parisienne de passage, s’étant arrĂȘtĂ©e une fois dans la ville, avait levĂ© les yeux sur lui, lui avait peut-ĂȘtre demandĂ© de venir la servir dans sa chambre avant de reprendre le train, et dans le vide translucide, monotone et profond de cette existence de bon mari et de domestique de province, avait enfoui le secret d’un caprice sans lendemain que personne n’y viendrait jamais dĂ©couvrir. Pourtant AimĂ© dut s’apercevoir de l’insistance avec laquelle les yeux de la jeune artiste restaient attachĂ©s sur lui. En tout cas elle n’échappa pas Ă  Robert sur le visage duquel je voyais s’amasser une rougeur non pas vive comme celle qui l’empourprait s’il avait une brusque Ă©motion, mais faible, Ă©miettĂ©e. — Ce maĂźtre d’hĂŽtel est trĂšs intĂ©ressant, ZĂ©zette ? demanda-t-il Ă  sa maĂźtresse aprĂšs avoir renvoyĂ© AimĂ© assez brusquement. On dirait que tu veux faire une Ă©tude d’aprĂšs lui. — VoilĂ  que ça commence, j’en Ă©tais sĂ»re ! — Mais qu’est-ce qui commence, mon petit ? Si j’ai eu tort, je n’ai rien dit, je veux bien. Mais j’ai tout de mĂȘme le droit de te mettre en garde contre ce larbin que je connais de Balbec sans cela je m’en ficherais pas mal, et qui est une des plus grandes fripouilles que la terre ait jamais portĂ©es. Elle parut vouloir obĂ©ir Ă  Robert et engagea avec moi une conversation littĂ©raire Ă  laquelle il se mĂȘla. Je ne m’ennuyais pas en causant avec elle, car elle connaissait trĂšs bien les Ɠuvres que j’admirais et Ă©tait Ă  peu prĂšs d’accord avec moi dans ses jugements ; mais comme j’avais entendu dire par Mme de Villeparisis qu’elle n’avait pas de talent, je n’attachais pas grande importance Ă  cette culture. Elle plaisantait finement de mille choses, et eĂ»t Ă©tĂ© vraiment agrĂ©able si elle n’eĂ»t pas affectĂ© d’une façon agaçante le jargon des cĂ©nacles et des ateliers. Elle l’étendait d’ailleurs Ă  tout, et, par exemple, ayant pris l’habitude de dire d’un tableau s’il Ă©tait impressionniste ou d’un opĂ©ra s’il Ă©tait wagnĂ©rien Ah ! c’est bien », un jour qu’un jeune homme l’avait embrassĂ©e sur l’oreille et que, touchĂ© qu’elle simulĂąt un frisson, il faisait le modeste, elle dit Si, comme sensation, je trouve que c’est bien. » Mais surtout ce qui m’étonnait, c’est que les expressions propres Ă  Robert et qui d’ailleurs Ă©taient peut-ĂȘtre venues Ă  celui-ci de littĂ©rateurs connus par elle, elle les employait devant lui, lui devant elle, comme si c’eĂ»t Ă©tĂ© un langage nĂ©cessaire et sans se rendre compte du nĂ©ant d’une originalitĂ© qui est Ă  tous. Elle Ă©tait, en mangeant, maladroite de ses mains Ă  un degrĂ© qui laissait supposer qu’en jouant la comĂ©die sur la scĂšne elle devait se montrer bien gauche. Elle ne retrouvait de la dextĂ©ritĂ© que dans l’amour, par cette touchante prescience des femmes qui aiment tant le corps de l’homme qu’elles devinent du premier coup ce qui fera le plus de plaisir Ă  ce corps pourtant si diffĂ©rent du leur. Je cessai de prendre part Ă  la conversation quand on parla théùtre, car sur ce chapitre Rachel Ă©tait trop malveillante. Elle prit, il est vrai, sur un ton de commisĂ©ration — contre Saint-Loup, ce qui prouvait qu’elle l’attaquait souvent devant lui — la dĂ©fense de la Berma, en disant Oh ! non, c’est une femme remarquable. Évidemment ce qu’elle fait ne nous touche plus, cela ne correspond plus tout Ă  fait Ă  ce que nous cherchons, mais il faut la placer au moment oĂč elle est venue, on lui doit beaucoup. Elle a fait des choses bien, tu sais. Et puis c’est une si brave femme, elle a un si grand cƓur, elle n’aime pas naturellement les choses qui nous intĂ©ressent, mais elle a eu, avec un visage assez Ă©mouvant, une jolie qualitĂ© d’intelligence. » Les doigts n’accompagnent pas de mĂȘme tous les jugements esthĂ©tiques. S’il s’agit de peinture, pour montrer que c’est un beau morceau, en pleine pĂąte, on se contente de faire saillir le pouce. Mais la jolie qualitĂ© d’esprit » est plus exigeante. Il lui faut deux doigts, ou plutĂŽt deux ongles, comme s’il s’agissait de faire sauter une poussiĂšre. Mais — cette exception faite — la maĂźtresse de Saint-Loup parlait des artistes les plus connus sur un ton d’ironie et de supĂ©rioritĂ© qui m’irritait, parce que je croyais — faisant erreur en cela — que c’était elle qui leur Ă©tait infĂ©rieure. Elle s’aperçut trĂšs bien que je devais la tenir pour une artiste mĂ©diocre et avoir au contraire beaucoup de considĂ©ration pour ceux qu’elle mĂ©prisait. Mais elle ne s’en froissa pas, parce qu’il y a dans le grand talent non reconnu encore, comme Ă©tait le sien, si sĂ»r qu’il puisse ĂȘtre de lui-mĂȘme, une certaine humilitĂ©, et que nous proportionnons les Ă©gards que nous exigeons, non Ă  nos dons cachĂ©s, mais Ă  notre situation acquise. Je devais, une heure plus tard, voir au théùtre la maĂźtresse de Saint-Loup montrer beaucoup de dĂ©fĂ©rence envers les mĂȘmes artistes sur lesquels elle portait un jugement si sĂ©vĂšre. Aussi, si peu de doute qu’eĂ»t dĂ» lui laisser mon silence, n’en insista-t-elle pas moins pour que nous dĂźnions le soir ensemble, assurant que jamais la conversation de personne ne lui avait autant plu que la mienne. Si nous n’étions pas encore au théùtre, oĂč nous devions aller aprĂšs le dĂ©jeuner, nous avions l’air de nous trouver dans un foyer » qu’illustraient des portraits anciens de la troupe, tant les maĂźtres d’hĂŽtel avaient de ces figures qui semblent perdues avec toute une gĂ©nĂ©ration d’artistes hors ligne du Palais-Royal ; ils avaient l’air d’acadĂ©miciens aussi arrĂȘtĂ© devant un buffet, l’un examinait des poires avec la figure et la curiositĂ© dĂ©sintĂ©ressĂ©e qu’eĂ»t pu avoir M. de Jussieu. D’autres, Ă  cĂŽtĂ© de lui, jetaient sur la salle les regards empreints de curiositĂ© et de froideur que des membres de l’Institut dĂ©jĂ  arrivĂ©s jettent sur le public tout en Ă©changeant quelques mots qu’on n’entend pas. C’étaient des figures cĂ©lĂšbres parmi les habituĂ©s. Cependant on s’en montrait un nouveau, au nez ravinĂ©, Ă  la lĂšvre papelarde, qui avait l’air d’église et entrait en fonctions pour la premiĂšre fois, et chacun regardait avec intĂ©rĂȘt le nouvel Ă©lu. Mais bientĂŽt, peut-ĂȘtre pour faire partir Robert afin de se trouver seule avec AimĂ©, Rachel se mit Ă  faire de l’Ɠil Ă  un jeune boursier qui dĂ©jeunait Ă  une table voisine avec un ami. — ZĂ©zette, je te prierai de ne pas regarder ce jeune homme comme cela, dit Saint-Loup sur le visage de qui les hĂ©sitantes rougeurs de tout Ă  l’heure s’étaient concentrĂ©es en une nuĂ©e sanglante qui dilatait et fonçait les traits distendus de mon ami ; si tu dois nous donner en spectacle, j’aime mieux dĂ©jeuner de mon cĂŽtĂ© et aller t’attendre au théùtre. À ce moment on vint dire Ă  AimĂ© qu’un monsieur le priait de venir lui parler Ă  la portiĂšre de sa voiture. Saint-Loup, toujours inquiet et craignant qu’il ne s’agĂźt d’une commission amoureuse Ă  transmettre Ă  sa maĂźtresse, regarda par la vitre et aperçut au fond de son coupĂ©, les mains serrĂ©es dans des gants blancs rayĂ©s de noir, une fleur Ă  la boutonniĂšre, M. de Charlus. — Tu vois, me dit-il Ă  voix basse, ma famille me fait traquer jusqu’ici. Je t’en prie, moi je ne peux pas, mais puisque tu connais bien le maĂźtre d’hĂŽtel, qui va sĂ»rement nous vendre, demande-lui de ne pas aller Ă  la voiture. Au moins que ce soit un garçon qui ne me connaisse pas. Si on dit Ă  mon oncle qu’on ne me connaĂźt pas, je sais comment il est, il ne viendra pas voir dans le cafĂ©, il dĂ©teste ces endroits-lĂ . N’est-ce pas tout de mĂȘme dĂ©goĂ»tant qu’un vieux coureur de femmes comme lui, qui n’a pas dĂ©telĂ©, me donne perpĂ©tuellement des leçons et vienne m’espionner ! AimĂ©, ayant reçu mes instructions, envoya un de ses commis qui devait dire qu’il ne pouvait pas se dĂ©ranger et que, si on demandait le marquis de Saint-Loup, on dise qu’on ne le connaissait pas. La voiture repartit bientĂŽt. Mais la maĂźtresse de Saint-Loup, qui n’avait pas entendu nos propos chuchotĂ©s Ă  voix basse et avait cru qu’il s’agissait du jeune homme Ă  qui Robert lui reprochait de faire de l’Ɠil, Ă©clata en injures. — Allons bon ! c’est ce jeune homme maintenant ? tu fais bien de me prĂ©venir ; oh ! c’est dĂ©licieux de dĂ©jeuner dans ces conditions ! Ne vous occupez pas de ce qu’il dit, il est un peu piquĂ© et surtout, ajouta-t-elle en se tournant vers moi, il dit cela parce qu’il croit que ça fait Ă©lĂ©gant, que ça fait grand seigneur d’avoir l’air jaloux. Et elle se mit Ă  donner avec ses pieds et avec ses mains des signes d’énervement. — Mais, ZĂ©zette, c’est pour moi que c’est dĂ©sagrĂ©able. Tu nous rends ridicules aux yeux de ce monsieur, qui va ĂȘtre persuadĂ© que tu lui fais des avances et qui m’a l’air tout ce qu’il y a de pis. — Moi, au contraire, il me plaĂźt beaucoup ; d’abord il a des yeux ravissants, et qui ont une maniĂšre de regarder les femmes ! on sent qu’il doit les aimer. — Tais-toi au moins jusqu’à ce que je sois parti, si tu es folle, s’écria Robert. Garçon, mes affaires. Je ne savais si je devais le suivre. — Non, j’ai besoin d’ĂȘtre seul, me dit-il sur le mĂȘme ton dont il venait de parler Ă  sa maĂźtresse et comme s’il Ă©tait tout fĂąchĂ© contre moi. Sa colĂšre Ă©tait comme une mĂȘme phrase musicale sur laquelle dans un opĂ©ra se chantent plusieurs rĂ©pliques, entiĂšrement diffĂ©rentes entre elles, dans le livret, de sens et de caractĂšre, mais qu’elle rĂ©unit par un mĂȘme sentiment. Quand Robert fut parti, sa maĂźtresse appela AimĂ© et lui demanda diffĂ©rents renseignements. Elle voulait ensuite savoir comment je le trouvais. — Il a un regard amusant, n’est-ce pas ? Vous comprenez, ce qui m’amuserait ce serait de savoir ce qu’il peut penser, d’ĂȘtre souvent servie par lui, de l’emmener en voyage. Mais pas plus que ça. Si on Ă©tait obligĂ© d’aimer tous les gens qui vous plaisent, ce serait au fond assez terrible. Robert a tort de se faire des idĂ©es. Tout ça, ça se forme dans ma tĂȘte, Robert devrait ĂȘtre bien tranquille. Elle regardait toujours AimĂ©. Tenez, regardez les yeux noirs qu’il a, je voudrais savoir ce qu’il y a dessous. BientĂŽt on vint lui dire que Robert la faisait demander dans un cabinet particulier oĂč, en passant par une autre entrĂ©e, il Ă©tait allĂ© finir de dĂ©jeuner sans retraverser le restaurant. Je restai ainsi seul, puis Ă  mon tour Robert me fit appeler. Je trouvai sa maĂźtresse Ă©tendue sur un sofa, riant sous les baisers, les caresses qu’il lui prodiguait. Ils buvaient du champagne. Bonjour, vous ! » lui dit-elle, car elle avait appris rĂ©cemment cette formule qui lui paraissait le dernier mot de la tendresse et de l’esprit. J’avais mal dĂ©jeunĂ©, j’étais mal Ă  l’aise, et sans que les paroles de Legrandin y fussent pour quelque chose, je regrettais de penser que je commençais dans un cabinet de restaurant et finirais dans des coulisses de théùtre cette premiĂšre aprĂšs-midi de printemps. AprĂšs avoir regardĂ© l’heure pour voir si elle ne se mettrait pas en retard, elle m’offrit du champagne, me tendit une de ses cigarettes d’Orient et dĂ©tacha pour moi une rose de son corsage. Je me dis alors Je n’ai pas trop Ă  regretter ma journĂ©e ; ces heures passĂ©es auprĂšs de cette jeune femme ne sont pas perdues pour moi puisque par elle j’ai, chose gracieuse et qu’on ne peut payer trop cher, une rose, une cigarette parfumĂ©e, une coupe de champagne. » Je me le disais parce qu’il me semblait que c’était douer d’un caractĂšre esthĂ©tique, et par lĂ  justifier, sauver ces heures d’ennui. Peut-ĂȘtre aurais-je dĂ» penser que le besoin mĂȘme que j’éprouvais d’une raison qui me consolĂąt de mon ennui suffisait Ă  prouver que je ne ressentais rien d’esthĂ©tique. Quant Ă  Robert et Ă  sa maĂźtresse, ils avaient l’air de ne garder aucun souvenir de la querelle qu’ils avaient eue quelques instants auparavant, ni que j’y eusse assistĂ©. Ils n’y firent aucune allusion, ils ne lui cherchĂšrent aucune excuse pas plus qu’au contraste que faisaient avec elle leurs façons de maintenant. À force de boire du champagne avec eux, je commençai Ă  Ă©prouver un peu de l’ivresse que je ressentais Ă  Rivebelle, probablement pas tout Ă  fait la mĂȘme. Non seulement chaque genre d’ivresse, de celle que donne le soleil ou le voyage Ă  celle que donne la fatigue ou le vin, mais chaque degrĂ© d’ivresse, et qui devrait porter une cote » diffĂ©rente comme celles qui indiquent les fonds dans la mer, met Ă  nu en nous, exactement Ă  la profondeur oĂč il se trouve, un homme spĂ©cial. Le cabinet oĂč se trouvait Saint-Loup Ă©tait petit, mais la glace unique qui le dĂ©corait Ă©tait de telle sorte qu’elle semblait en rĂ©flĂ©chir une trentaine d’autres, le long d’une perspective infinie ; et l’ampoule Ă©lectrique placĂ©e au sommet du cadre devait le soir, quand elle Ă©tait allumĂ©e, suivie de la procession d’une trentaine de reflets pareils Ă  elle-mĂȘme, donner au buveur mĂȘme solitaire l’idĂ©e que l’espace autour de lui se multipliait en mĂȘme temps que ses sensations exaltĂ©es par l’ivresse et qu’enfermĂ© seul dans ce petit rĂ©duit, il rĂ©gnait pourtant sur quelque chose de bien plus Ă©tendu, en sa courbe indĂ©finie et lumineuse, qu’une allĂ©e du Jardin de Paris ». Or, Ă©tant alors Ă  ce moment-lĂ  ce buveur, tout d’un coup, le cherchant dans la glace, je l’aperçus, hideux, inconnu, qui me regardait. La joie de l’ivresse Ă©tait plus forte que le dĂ©goĂ»t ; par gaĂźtĂ© ou bravade, je lui souris et en mĂȘme temps il me souriait. Et je me sentais tellement sous l’empire Ă©phĂ©mĂšre et puissant de la minute oĂč les sensations sont si fortes que je ne sais si ma seule tristesse ne fut pas de penser que, le moi affreux que je venais d’apercevoir, c’était peut-ĂȘtre son dernier jour et que je ne rencontrerais plus jamais cet Ă©tranger dans le cours de ma vie. Robert Ă©tait seulement fĂąchĂ© que je ne voulusse pas briller davantage aux yeux de sa maĂźtresse. — Voyons, ce monsieur que tu as rencontrĂ© ce matin et qui mĂȘle le snobisme et l’astronomie, raconte-le-lui, je ne me rappelle pas bien — et il la regardait du coin de l’Ɠil. — Mais, mon petit, il n’y a rien Ă  dire d’autre que ce que tu viens de dire. — Tu es assommant. Alors raconte les choses de Françoise aux Champs-ÉlysĂ©es, cela lui plaira tant ! — Oh oui ! Bobbey m’a tant parlĂ© de Françoise. Et en prenant Saint-Loup par le menton, elle redit, par manque d’invention, en attirant ce menton vers la lumiĂšre Bonjour, vous ! » Depuis que les acteurs n’étaient plus exclusivement, pour moi, les dĂ©positaires, en leur diction et leur jeu, d’une vĂ©ritĂ© artistique, ils m’intĂ©ressaient en eux-mĂȘmes ; je m’amusais, croyant avoir devant moi les personnages d’un vieux roman comique, de voir du visage nouveau d’un jeune seigneur qui venait d’entrer dans la salle, l’ingĂ©nue Ă©couter distraitement la dĂ©claration que lui faisait le jeune premier dans la piĂšce, tandis que celui-ci, dans le feu roulant de sa tirade amoureuse, n’en dirigeait pas moins une Ɠillade enflammĂ©e vers une vieille dame assise dans une loge voisine, et dont les magnifiques perles l’avaient frappĂ© ; et ainsi, surtout grĂące aux renseignements que Saint-Loup me donnait sur la vie privĂ©e des artistes, je voyais une autre piĂšce, muette et expressive, se jouer sous la piĂšce parlĂ©e, laquelle d’ailleurs, quoique mĂ©diocre, m’intĂ©ressait ; car j’y sentais germer et s’épanouir pour une heure, Ă  la lumiĂšre de la rampe, faites de l’agglutinement sur le visage d’un acteur d’un autre visage de fard et de carton, sur son Ăąme personnelle des paroles d’un rĂŽle. Ces individualitĂ©s Ă©phĂ©mĂšres et vivaces que sont les personnages d’une piĂšce sĂ©duisante aussi, qu’on aime, qu’on admire, qu’on plaint, qu’on voudrait retrouver encore, une fois qu’on a quittĂ© le théùtre, mais qui dĂ©jĂ  se sont dĂ©sagrĂ©gĂ©es en un comĂ©dien qui n’a plus la condition qu’il avait dans la piĂšce, en un texte qui ne montre plus le visage du comĂ©dien, en une poudre colorĂ©e qu’efface le mouchoir, qui sont retournĂ©es en un mot Ă  des Ă©lĂ©ments qui n’ont plus rien d’elles, Ă  cause de leur dissolution, consommĂ©e sitĂŽt aprĂšs la fin du spectacle, font, comme celle d’un ĂȘtre aimĂ©, douter de la rĂ©alitĂ© du moi et mĂ©diter sur le mystĂšre de la mort. Un numĂ©ro du programme me fut extrĂȘmement pĂ©nible. Une jeune femme que dĂ©testaient Rachel et plusieurs de ses amies devait y faire dans des chansons anciennes un dĂ©but sur lequel elle avait fondĂ© toutes ses espĂ©rances d’avenir et celles des siens. Cette jeune femme avait une croupe trop proĂ©minente, presque ridicule, et une voix jolie mais trop menue, encore affaiblie par l’émotion et qui contrastait avec cette puissante musculature. Rachel avait apostĂ© dans la salle un certain nombre d’amis et d’amies dont le rĂŽle Ă©tait de dĂ©contenancer par leurs sarcasmes la dĂ©butante, qu’on savait timide, de lui faire perdre la tĂȘte de façon qu’elle fĂźt un fiasco complet aprĂšs lequel le directeur ne conclurait pas d’engagement. DĂšs les premiĂšres notes de la malheureuse, quelques spectateurs, recrutĂ©s pour cela, se mirent Ă  se montrer son dos en riant, quelques femmes qui Ă©taient du complot rirent tout haut, chaque note flĂ»tĂ©e augmentait l’hilaritĂ© voulue qui tournait au scandale. La malheureuse, qui suait de douleur sous son fard, essaya un instant de lutter, puis jeta autour d’elle sur l’assistance des regards dĂ©solĂ©s, indignĂ©s, qui ne firent que redoubler les huĂ©es. L’instinct d’imitation, le dĂ©sir de se montrer spirituelles et braves, mirent de la partie de jolies actrices qui n’avaient pas Ă©tĂ© prĂ©venues, mais qui lançaient aux autres des Ɠillades de complicitĂ© mĂ©chante, se tordaient de rire, avec de violents Ă©clats, si bien qu’à la fin de la seconde chanson et bien que le programme en comportĂąt encore cinq, le rĂ©gisseur fit baisser le rideau. Je m’efforçai de ne pas plus penser Ă  cet incident qu’à la souffrance de ma grand’mĂšre quand mon grand-oncle, pour la taquiner, faisait prendre du cognac Ă  mon grand-pĂšre, l’idĂ©e de la mĂ©chancetĂ© ayant pour moi quelque chose de trop douloureux. Et pourtant, de mĂȘme que la pitiĂ© pour le malheur n’est peut-ĂȘtre pas trĂšs exacte, car par l’imagination nous recrĂ©ons toute une douleur sur laquelle le malheureux obligĂ© de lutter contre elle ne songe pas Ă  s’attendrir, de mĂȘme la mĂ©chancetĂ© n’a probablement pas dans l’ñme du mĂ©chant cette pure et voluptueuse cruautĂ© qui nous fait si mal Ă  imaginer. La haine l’inspire, la colĂšre lui donne une ardeur, une activitĂ© qui n’ont rien de trĂšs joyeux ; il faudrait le sadisme pour en extraire du plaisir, le mĂ©chant croit que c’est un mĂ©chant qu’il fait souffrir. Rachel s’imaginait certainement que l’actrice qu’elle faisait souffrir Ă©tait loin d’ĂȘtre intĂ©ressante, en tout cas qu’en la faisant huer, elle-mĂȘme vengeait le bon goĂ»t en se moquant du grotesque et donnait une leçon Ă  une mauvaise camarade. NĂ©anmoins, je prĂ©fĂ©rai ne pas parler de cet incident puisque je n’avais eu ni le courage ni la puissance de l’empĂȘcher ; il m’eĂ»t Ă©tĂ© trop pĂ©nible, en disant du bien de la victime, de faire ressembler aux satisfactions de la cruautĂ© les sentiments qui animaient les bourreaux de cette dĂ©butante. Mais le commencement de cette reprĂ©sentation m’intĂ©ressa encore d’une autre maniĂšre. Il me fit comprendre en partie la nature de l’illusion dont Saint-Loup Ă©tait victime Ă  l’égard de Rachel et qui avait mis un abĂźme entre les images que nous avions de sa maĂźtresse, lui et moi, quand nous la voyions ce matin mĂȘme sous les poiriers en fleurs. Rachel jouait un rĂŽle presque de simple figurante, dans la petite piĂšce. Mais vue ainsi, c’était une autre femme. Rachel avait un de ces visages que l’éloignement — et pas nĂ©cessairement celui de la salle Ă  la scĂšne, le monde n’étant pour cela qu’un plus grand théùtre — dessine et qui, vus de prĂšs, retombent en poussiĂšre. PlacĂ© Ă  cĂŽtĂ© d’elle, on ne voyait qu’une nĂ©buleuse, une voie lactĂ©e de taches de rousseur, de tout petits boutons, rien d’autre. À une distance convenable, tout cela cessait d’ĂȘtre visible et, des joues effacĂ©es, rĂ©sorbĂ©es, se levait, comme un croissant de lune, un nez si fin, si pur, qu’on aurait souhaitĂ© ĂȘtre l’objet de l’attention de Rachel, la revoir autant qu’on voudrait, la possĂ©der auprĂšs de soi, si jamais on ne l’avait vue autrement et de prĂšs. Ce n’était pas mon cas, mais c’était celui de Saint-Loup quand il l’avait vue jouer la premiĂšre fois. Alors, il s’était demandĂ© comment l’approcher, comment la connaĂźtre, en lui s’était ouvert tout un domaine merveilleux — celui oĂč elle vivait — d’oĂč Ă©manaient des radiations dĂ©licieuses, mais oĂč il ne pourrait pĂ©nĂ©trer. Il sortit du théùtre se disant qu’il serait fou de lui Ă©crire, qu’elle ne lui rĂ©pondrait pas, tout prĂȘt Ă  donner sa fortune et son nom pour la crĂ©ature qui vivait en lui dans un monde tellement supĂ©rieur Ă  ces rĂ©alitĂ©s trop connues, un monde embelli par le dĂ©sir et le rĂȘve, quand du théùtre, vieille petite construction qui avait elle-mĂȘme l’air d’un dĂ©cor, il vit, Ă  la sortie des artistes, par une porte dĂ©boucher la troupe gaie et gentiment chapeautĂ©e des artistes qui avaient jouĂ©. Des jeunes gens qui les connaissaient Ă©taient lĂ  Ă  les attendre. Le nombre des pions humains Ă©tant moins nombreux que celui des combinaisons qu’ils peuvent former, dans une salle oĂč font dĂ©faut toutes les personnes qu’on pouvait connaĂźtre, il s’en trouve une qu’on ne croyait jamais avoir l’occasion de revoir et qui vient si Ă  point que le hasard semble providentiel, auquel pourtant quelque autre hasard se fĂ»t sans doute substituĂ© si nous avions Ă©tĂ© non dans ce lieu mais dans un diffĂ©rent oĂč seraient nĂ©s d’autres dĂ©sirs et oĂč se serait rencontrĂ©e quelque autre vieille connaissance pour les seconder. Les portes d’or du monde des rĂȘves s’étaient refermĂ©es sur Rachel avant que Saint-Loup l’eĂ»t vue sortir, de sorte que les taches de rousseur et les boutons eurent peu d’importance. Ils lui dĂ©plurent cependant, d’autant que, n’étant plus seul, il n’avait plus le mĂȘme pouvoir de rĂȘver qu’au théùtre devant elle. Mais, bien qu’il ne pĂ»t plus l’apercevoir, elle continuait Ă  rĂ©gir ses actes comme ces astres qui nous gouvernent par leur attraction, mĂȘme pendant les heures oĂč ils ne sont pas visibles Ă  nos yeux. Aussi, le dĂ©sir de la comĂ©dienne aux fins traits qui n’étaient mĂȘme pas prĂ©sents au souvenir de Robert, fit que, sautant sur l’ancien camarade qui par hasard Ă©tait lĂ , il se fit prĂ©senter Ă  la personne sans traits et aux taches de rousseur, puisque c’était la mĂȘme, et en se disant que plus tard on aviserait de savoir laquelle des deux cette mĂȘme personne Ă©tait en rĂ©alitĂ©. Elle Ă©tait pressĂ©e, elle n’adressa mĂȘme pas cette fois-lĂ  la parole Ă  Saint-Loup, et ce ne fut qu’aprĂšs plusieurs jours qu’il put enfin, obtenant qu’elle quittĂąt ses camarades, revenir avec elle. Il l’aimait dĂ©jĂ . Le besoin de rĂȘve, le dĂ©sir d’ĂȘtre heureux par celle Ă  qui on a rĂȘvĂ©, font que beaucoup de temps n’est pas nĂ©cessaire pour qu’on confie toutes ses chances de bonheur Ă  celle qui quelques jours auparavant n’était qu’une apparition fortuite, inconnue, indiffĂ©rente, sur les planchers de la scĂšne. Quand, le rideau tombĂ©, nous passĂąmes sur le plateau, intimidĂ© de m’y promener, je voulus parler avec vivacitĂ© Ă  Saint-Loup ; de cette façon mon attitude, comme je ne savais pas laquelle on devait prendre dans ces lieux nouveaux pour moi, serait entiĂšrement accaparĂ©e par notre conversation et on penserait que j’y Ă©tais si absorbĂ©, si distrait, qu’on trouverait naturel que je n’eusse pas les expressions de physionomie que j’aurais dĂ» avoir dans un endroit oĂč, tout Ă  ce que je disais, je savais Ă  peine que je me trouvais ; et saisissant, pour aller plus vite, le premier sujet de conversation — Tu sais, dis-je Ă  Robert, que j’ai Ă©tĂ© pour te dire adieu le jour de mon dĂ©part, nous n’avons jamais eu l’occasion d’en causer. Je t’ai saluĂ© dans la rue. — Ne m’en parle pas, me rĂ©pondit-il, j’en ai Ă©tĂ© dĂ©solĂ© ; nous nous sommes rencontrĂ©s tout prĂšs du quartier, mais je n’ai pas pu m’arrĂȘter parce que j’étais dĂ©jĂ  trĂšs en retard. Je t’assure que j’étais navrĂ©. Ainsi il m’avait reconnu ! Je revoyais encore le salut entiĂšrement impersonnel qu’il m’avait adressĂ© en levant la main Ă  son kĂ©pi, sans un regard dĂ©nonçant qu’il me connĂ»t, sans un geste qui manifestĂąt qu’il regrettait de ne pouvoir s’arrĂȘter. Évidemment cette fiction qu’il avait adoptĂ©e Ă  ce moment-lĂ , de ne pas me reconnaĂźtre, avait dĂ» lui simplifier beaucoup les choses. Mais j’étais stupĂ©fait qu’il eĂ»t su s’y arrĂȘter si rapidement et avant qu’un rĂ©flexe eĂ»t dĂ©celĂ© sa premiĂšre impression. J’avais dĂ©jĂ  remarquĂ© Ă  Balbec que, Ă  cĂŽtĂ© de cette sincĂ©ritĂ© naĂŻve de son visage dont la peau laissait voir par transparence le brusque afflux de certaines Ă©motions, son corps avait Ă©tĂ© admirablement dressĂ© par l’éducation Ă  un certain nombre de dissimulations de biensĂ©ance et, comme un parfait comĂ©dien, il pouvait dans sa vie de rĂ©giment, dans sa vie mondaine, jouer l’un aprĂšs l’autre des rĂŽles diffĂ©rents. Dans l’un de ses rĂŽles il m’aimait profondĂ©ment, il agissait Ă  mon Ă©gard presque comme s’il Ă©tait mon frĂšre ; mon frĂšre, il l’avait Ă©tĂ©, il l’était redevenu, mais pendant un instant il avait Ă©tĂ© un autre personnage qui ne me connaissait pas et qui, tenant les rĂȘnes, le monocle Ă  l’Ɠil, sans un regard ni un sourire, avait levĂ© la main Ă  la visiĂšre de son kĂ©pi pour me rendre correctement le salut militaire ! Les dĂ©cors encore plantĂ©s entre lesquels je passais, vus ainsi de prĂšs et dĂ©pouillĂ©s de tout ce que leur ajoutent l’éloignement et l’éclairage que le grand peintre qui les avait brossĂ©s avait calculĂ©s, Ă©taient misĂ©rables, et Rachel, quand je m’approchai d’elle, ne subit pas un moindre pouvoir de destruction. Les ailes de son nez charmant Ă©taient restĂ©es dans la perspective, entre la salle et la scĂšne, tout comme le relief des dĂ©cors. Ce n’était plus elle, je ne la reconnaissais que grĂące Ă  ses yeux oĂč son identitĂ© s’était rĂ©fugiĂ©e. La forme, l’éclat de ce jeune astre si brillant tout Ă  l’heure avaient disparu. En revanche, comme si nous nous approchions de la lune et qu’elle cessĂąt de nous paraĂźtre de rose et d’or, sur ce visage si uni tout Ă  l’heure je ne distinguais plus que des protubĂ©rances, des taches, des fondriĂšres. MalgrĂ© l’incohĂ©rence oĂč se rĂ©solvaient de prĂšs, non seulement le visage fĂ©minin mais les toiles peintes, j’étais heureux d’ĂȘtre lĂ , de cheminer parmi les dĂ©cors, tout ce cadre qu’autrefois mon amour de la nature m’eĂ»t fait trouver ennuyeux et factice, mais auquel sa peinture par GƓthe dans Wilhelm Meister avait donnĂ© pour moi une certaine beautĂ© ; et j’étais dĂ©jĂ  charmĂ© d’apercevoir, au milieu de journalistes ou de gens du monde amis des actrices, qui saluaient, causaient, fumaient comme Ă  la ville, un jeune homme en toque de velours noir, en jupe hortensia, les joues crayonnĂ©es de rouge comme une page d’album de Watteau, lequel, la bouche souriante, les yeux au ciel, esquissant de gracieux signes avec les paumes de ses mains, bondissant lĂ©gĂšrement, semblait tellement d’une autre espĂšce que les gens raisonnables en veston et en redingote au milieu desquels il poursuivait comme un fou son rĂȘve extasiĂ©, si Ă©tranger aux prĂ©occupations de leur vie, si antĂ©rieur aux habitudes de leur civilisation, si affranchi des lois de la nature, que c’était quelque chose d’aussi reposant et d’aussi frais que de voir un papillon Ă©garĂ© dans une foule, de suivre des yeux, entres les frises, les arabesques naturelles qu’y traçaient ses Ă©bats ailĂ©s, capricieux et fardĂ©s. Mais au mĂȘme instant Saint-Loup s’imagina que sa maĂźtresse faisait attention Ă  ce danseur en train de repasser une derniĂšre fois une figure du divertissement dans lequel il allait paraĂźtre, et sa figure se rembrunit. — Tu pourrais regarder d’un autre cĂŽtĂ©, lui dit-il d’un air sombre. Tu sais que ces danseurs ne valent pas la corde sur laquelle ils feraient bien de monter pour se casser les reins, et ce sont des gens Ă  aller aprĂšs se vanter que tu as fait attention Ă  eux. Du reste tu entends bien qu’on te dit d’aller dans ta loge t’habiller. Tu vas encore ĂȘtre en retard. Trois messieurs — trois journalistes — voyant l’air furieux de Saint-Loup, se rapprochĂšrent, amusĂ©s, pour entendre ce qu’on disait. Et comme on plantait un dĂ©cor de l’autre cĂŽtĂ© nous fĂ»mes resserrĂ©s contre eux. — Oh ! mais je le reconnais, c’est mon ami, s’écria la maĂźtresse de Saint-Loup en regardant le danseur. VoilĂ  qui est bien fait, regardez-moi ces petites mains qui dansent comme tout le reste de sa personne ! Le danseur tourna la tĂȘte vers elle, et sa personne humaine apparaissant sous le sylphe qu’il s’exerçait Ă  ĂȘtre, la gelĂ©e droite et grise de ses yeux trembla et brilla entre ses cils raidis et peints, et un sourire prolongea des deux cĂŽtĂ©s sa bouche dans sa face pastellisĂ©e de rouge ; puis, pour amuser la jeune femme, comme une chanteuse qui nous fredonne par complaisance l’air oĂč nous lui avons dit que nous l’admirions, il se mit Ă  refaire le mouvement de ses paumes, en se contrefaisant lui-mĂȘme avec une finesse de pasticheur et une bonne humeur d’enfant. — Oh ! c’est trop gentil, ce coup de s’imiter soi-mĂȘme, s’écria-t-elle en battant des mains. — Je t’en supplie, mon petit, lui dit Saint-Loup d’une voix dĂ©solĂ©e, ne te donne pas en spectacle comme cela, tu me tues, je te jure que si tu dis un mot de plus, je ne t’accompagne pas Ă  ta loge, et je m’en vais ; voyons, ne fais pas la mĂ©chante. — Ne reste pas comme cela dans la fumĂ©e de cigare, cela va te faire mal, me dit Saint-Loup avec cette sollicitude qu’il avait pour moi depuis Balbec. — Oh ! quel bonheur si tu t’en vas. — Je te prĂ©viens que je ne reviendrai plus. — Je n’ose pas l’espĂ©rer. — Écoute, tu sais, je t’ai promis le collier si tu Ă©tais gentille, mais du moment que tu me traites comme cela
 — Ah ! voilĂ  une chose qui ne m’étonne pas de toi. Tu m’avais fait une promesse, j’aurais bien dĂ» penser que tu ne la tiendrais pas. Tu veux faire sonner que tu as de l’argent, mais je ne suis pas intĂ©ressĂ©e comme toi. Je m’en fous de ton collier. J’ai quelqu’un qui me le donnera. — Personne d’autre ne pourra te le donner, car je l’ai retenu chez Boucheron et j’ai sa parole qu’il ne le vendra qu’à moi. — C’est bien cela, tu as voulu me faire chanter, tu as pris toutes tes prĂ©cautions d’avance. C’est bien ce qu’on dit Marsantes, Mater Semita, ça sent la race, rĂ©pondit Rachel rĂ©pĂ©tant une Ă©tymologie qui reposait sur un grossier contresens car Semita signifie sente » et non SĂ©mite », mais que les nationalistes appliquaient Ă  Saint-Loup Ă  cause des opinions dreyfusardes qu’il devait pourtant Ă  l’actrice. Elle Ă©tait moins bien venue que personne Ă  traiter de Juive Mme de Marsantes Ă  qui les ethnographes de la sociĂ©tĂ© ne pouvaient arriver Ă  trouver de juif que sa parentĂ© avec les LĂ©vy-Mirepoix. Mais tout n’est pas fini, sois-en sĂ»r. Une parole donnĂ©e dans ces conditions n’a aucune valeur. Tu as agi par traĂźtrise avec moi. Boucheron le saura et on lui en donnera le double, de son collier. Tu auras bientĂŽt de mes nouvelles, sois tranquille. Robert avait cent fois raison. Mais les circonstances sont toujours si embrouillĂ©es que celui qui a cent fois raison peut avoir eu une fois tort. Et je ne pus m’empĂȘcher de me rappeler ce mot dĂ©sagrĂ©able et pourtant bien innocent qu’il avait eu Ă  Balbec De cette façon, j’ai barre sur elle. » — Tu as mal compris ce que je t’ai dit pour le collier. Je ne te l’avais pas promis d’une façon formelle. Du moment que tu fais tout ce qu’il faut pour que je te quitte, il est bien naturel, voyons, que je ne te le donne pas ; je ne comprends pas oĂč tu vois de la traĂźtrise lĂ  dedans, ni que je suis intĂ©ressĂ©. On ne peut pas dire que je fais sonner mon argent, je te dis toujours que je suis un pauvre bougre qui n’a pas le sou. Tu as tort de le prendre comme ça, mon petit. En quoi suis-je intĂ©ressĂ© ? Tu sais bien que mon seul intĂ©rĂȘt, c’est toi. — Oui, oui, tu peux continuer, lui dit-elle ironiquement, en esquissant le geste de quelqu’un qui vous fait la barbe. Et se tournant vers le danseur — Ah ! vraiment il est Ă©patant avec ses mains. Moi qui suis une femme, je ne pourrais pas faire ce qu’il fait lĂ . Et se tournant vers lui en lui montrant les traits convulsĂ©s de Robert Regarde, il souffre », lui dit-elle tout bas, dans l’élan momentanĂ© d’une cruautĂ© sadique qui n’était d’ailleurs nullement en rapport avec ses vrais sentiments d’affection pour Saint-Loup. — Écoute, pour le derniĂšre fois, je te jure que tu auras beau faire, tu pourras avoir dans huit jours tous les regrets du monde, je ne reviendrai pas, la coupe est pleine, fais attention, c’est irrĂ©vocable, tu le regretteras un jour, il sera trop tard. Peut-ĂȘtre Ă©tait-il sincĂšre et le tourment de quitter sa maĂźtresse lui semblait-il moins cruel que celui de rester prĂšs d’elle dans certaines conditions. — Mais mon petit, ajouta-t-il en s’adressant Ă  moi, ne reste pas lĂ , je te dis, tu vas te mettre Ă  tousser. Je lui montrai le dĂ©cor qui m’empĂȘchait de me dĂ©placer. Il toucha lĂ©gĂšrement son chapeau et dit au journaliste — Monsieur, est-ce que vous voudriez bien jeter votre cigare, la fumĂ©e fait mal Ă  mon ami. Sa maĂźtresse, ne l’attendant pas, s’en allait vers sa loge, et se retournant — Est-ce qu’elles font aussi comme ça avec les femmes, ces petites mains-lĂ  ? jeta-t-elle au danseur du fond du théùtre, avec une voix facticement mĂ©lodieuse et innocente d’ingĂ©nue, tu as l’air d’une femme toi-mĂȘme, je crois qu’on pourrait trĂšs bien s’entendre avec toi et une de mes amies. — Il n’est pas dĂ©fendu de fumer, que je sache ; quand on est malade, on n’a qu’à rester chez soi, dit le journaliste. Le danseur sourit mystĂ©rieusement Ă  l’artiste. — Oh ! tais-toi, tu me rends folle, lui cria-t-elle, on en fera des parties ! — En tout cas, monsieur, vous n’ĂȘtes pas trĂšs aimable, dit Saint-Loup au journaliste, toujours sur un ton poli et doux, avec l’air de constatation de quelqu’un qui vient de juger rĂ©trospectivement un incident terminĂ©. À ce moment, je vis Saint-Loup lever son bras verticalement au-dessus de sa tĂȘte comme s’il avait fait signe Ă  quelqu’un que je ne voyais pas, ou comme un chef d’orchestre, et en effet — sans plus de transition que, sur un simple geste d’archet, dans une symphonie ou un ballet, des rythmes violents succĂšdent Ă  un gracieux andante — aprĂšs les paroles courtoises qu’il venait de dire, il abattit sa main, en une gifle retentissante, sur la joue du journaliste. Maintenant qu’aux conversations cadencĂ©es des diplomates, aux arts riants de la paix, avait succĂ©dĂ© l’élan furieux de la guerre, les coups appelant les coups, je n’eusse pas Ă©tĂ© trop Ă©tonnĂ© de voir les adversaires baignant dans leur sang. Mais ce que je ne pouvais pas comprendre comme les personnes qui trouvent que ce n’est pas de jeu que survienne une guerre entre deux pays quand il n’a encore Ă©tĂ© question que d’une rectification de frontiĂšre, ou la mort d’un malade alors qu’il n’était question que d’une grosseur du foie, c’était comment Saint-Loup avait pu faire suivre ces paroles qui apprĂ©ciaient une nuance d’amabilitĂ©, d’un geste qui ne sortait nullement d’elles, qu’elles n’annonçaient pas, le geste de ce bras levĂ© non seulement au mĂ©pris du droit des gens, mais du principe de causalitĂ©, en une gĂ©nĂ©ration spontanĂ©e de colĂšre, ce geste créé ex nihilo. Heureusement le journaliste qui, trĂ©buchant sous la violence du coup, avait pĂąli et hĂ©sitĂ© un instant ne riposta pas. Quant Ă  ses amis, l’un avait aussitĂŽt dĂ©tournĂ© la tĂȘte en regardant avec attention du cĂŽtĂ© des coulisses quelqu’un qui Ă©videmment ne s’y trouvait pas ; le second fit semblant qu’un grain de poussiĂšre lui Ă©tait entrĂ© dans l’Ɠil et se mit Ă  pincer sa paupiĂšre en faisant des grimaces de souffrance ; pour le troisiĂšme, il s’était Ă©lancĂ© en s’écriant — Mon Dieu, je crois qu’on va lever le rideau, nous n’aurons pas nos places. J’aurais voulu parler Ă  Saint-Loup, mais il Ă©tait tellement rempli par son indignation contre le danseur, qu’elle venait adhĂ©rer exactement Ă  la surface de ses prunelles ; comme une armature intĂ©rieure, elle tendait ses joues, de sorte que son agitation intĂ©rieure se traduisant par une entiĂšre inamovibilitĂ© extĂ©rieure, il n’avait mĂȘme pas le relĂąchement, le jeu » nĂ©cessaire pour accueillir un mot de moi et y rĂ©pondre. Les amis du journaliste, voyant que tout Ă©tait terminĂ©, revinrent auprĂšs de lui, encore tremblants. Mais, honteux de l’avoir abandonnĂ©, ils tenaient absolument Ă  ce qu’il crĂ»t qu’ils ne s’étaient rendu compte de rien. Aussi s’étendaient-ils l’un sur sa poussiĂšre dans l’Ɠil, l’autre sur la fausse alerte qu’il avait eue en se figurant qu’on levait le rideau, le troisiĂšme sur l’extraordinaire ressemblance d’une personne qui avait passĂ© avec son frĂšre. Et mĂȘme ils lui tĂ©moignĂšrent une certaine mauvaise humeur de ce qu’il n’avait pas partagĂ© leurs Ă©motions. — Comment, cela ne t’a pas frappĂ© ? Tu ne vois donc pas clair ? — C’est-Ă -dire que vous ĂȘtes tous des capons, grommela le journaliste giflĂ©. InconsĂ©quents avec la fiction qu’ils avaient adoptĂ©e et en vertu de laquelle ils auraient dĂ» — mais ils n’y songĂšrent pas — avoir l’air de ne pas comprendre ce qu’il voulait dire, ils profĂ©rĂšrent une phrase qui est de tradition en ces circonstances VoilĂ  que tu t’emballes, ne prends pas la mouche, on dirait que tu as le mors aux dents ! » J’avais compris le matin, devant les poiriers en fleurs, l’illusion sur laquelle reposait son amour pour Rachel quand du Seigneur », je ne me rendais pas moins compte de ce qu’avaient au contraire de rĂ©el les souffrances qui naissaient de cet amour. Peu Ă  peu celle qu’il ressentait depuis une heure, sans cesser, se rĂ©tracta, rentra en lui, une zone disponible et souple parut dans ses yeux. Nous quittĂąmes le théùtre, Saint-Loup et moi, et marchĂąmes d’abord un peu. Je m’étais attardĂ© un instant Ă  un angle de l’avenue Gabriel d’oĂč je voyais souvent jadis arriver Gilberte. J’essayai pendant quelques secondes de me rappeler ces impressions lointaines, et j’allais rattraper Saint-Loup au pas gymnastique », quand je vis qu’un monsieur assez mal habillĂ© avait l’air de lui parler d’assez prĂšs. J’en conclus que c’était un ami personnel de Robert ; cependant ils semblaient se rapprocher encore l’un de l’autre ; tout Ă  coup, comme apparaĂźt au ciel un phĂ©nomĂšne astral, je vis des corps ovoĂŻdes prendre avec une rapiditĂ© vertigineuse toutes les positions qui leur permettaient de composer, devant Saint-Loup, une instable constellation. LancĂ©s comme par une fronde ils me semblĂšrent ĂȘtre au moins au nombre de sept. Ce n’étaient pourtant que les deux poings de Saint-Loup, multipliĂ©s par leur vitesse Ă  changer de place dans cet ensemble en apparence idĂ©al et dĂ©coratif. Mais cette piĂšce d’artifice n’était qu’une roulĂ©e qu’administrait Saint-Loup, et dont le caractĂšre agressif au lieu d’esthĂ©tique me fut d’abord rĂ©vĂ©lĂ© par l’aspect du monsieur mĂ©diocrement habillĂ©, lequel parut perdre Ă  la fois toute contenance, une mĂąchoire, et beaucoup de sang. Il donna des explications mensongĂšres aux personnes qui s’approchaient pour l’interroger, tourna la tĂȘte et, voyant que Saint-Loup s’éloignait dĂ©finitivement pour me rejoindre, resta Ă  le regarder d’un air de rancune et d’accablement, mais nullement furieux. Saint-Loup au contraire l’était, bien qu’il n’eĂ»t rien reçu, et ses yeux Ă©tincelaient encore de colĂšre quand il me rejoignit. L’incident ne se rapportait en rien, comme je l’avais cru, aux gifles du théùtre. C’était un promeneur passionnĂ© qui, voyant le beau militaire qu’était Saint-Loup, lui avait fait des propositions. Mon ami n’en revenait pas de l’audace de cette clique » qui n’attendait mĂȘme plus les ombres nocturnes pour se hasarder, et il parlait des propositions qu’on lui avait faites avec la mĂȘme indignation que les journaux d’un vol Ă  main armĂ©e, osĂ© en plein jour, dans un quartier central de Paris. Pourtant le monsieur battu Ă©tait excusable en ceci qu’un plan inclinĂ© rapproche assez vite le dĂ©sir de la jouissance pour que la seule beautĂ© apparaisse dĂ©jĂ  comme un consentement. Or, que Saint-Loup fĂ»t beau n’était pas discutable. Des coups de poing comme ceux qu’il venait de donner ont cette utilitĂ©, pour des hommes du genre de celui qui l’avait accostĂ© tout Ă  l’heure, de leur donner sĂ©rieusement Ă  rĂ©flĂ©chir, mais toutefois pendant trop peu de temps pour qu’ils puissent se corriger et Ă©chapper ainsi Ă  des chĂątiments judiciaires. Ainsi, bien que Saint-Loup eĂ»t donnĂ© sa raclĂ©e sans beaucoup rĂ©flĂ©chir, toutes celles de ce genre, mĂȘme si elles viennent en aide aux lois, n’arrivent pas Ă  homogĂ©nĂ©iser les mƓurs. Ces incidents, et sans doute celui auquel il pensait le plus, donnĂšrent sans doute Ă  Robert le dĂ©sir d’ĂȘtre un peu seul. Au bout d’un moment il me demanda de nous sĂ©parer et que j’allasse de mon cĂŽtĂ© chez Mme de Villeparisis, il m’y retrouverait, mais aimait mieux que nous n’entrions pas ensemble pour qu’il eĂ»t l’air d’arriver seulement Ă  Paris plutĂŽt que de donner Ă  penser que nous avions dĂ©jĂ  passĂ© l’un avec l’autre une partie de l’aprĂšs-midi. Comme je l’avais supposĂ© avant de faire la connaissance de Mme de Villeparisis Ă  Balbec, il y avait une grande diffĂ©rence entre le milieu oĂč elle vivait et celui de Mme de Guermantes. Mme de Villeparisis Ă©tait une de ces femmes qui, nĂ©es dans une maison glorieuse, entrĂ©es par leur mariage dans une autre qui ne l’était pas moins, ne jouissent pas cependant d’une grande situation mondaine, et, en dehors de quelques duchesses qui sont leurs niĂšces ou leurs belles-sƓurs, et mĂȘme d’une ou deux tĂȘtes couronnĂ©es, vieilles relations de famille, n’ont dans leur salon qu’un public de troisiĂšme ordre, bourgeoisie, noblesse de province ou tarĂ©e, dont la prĂ©sence a depuis longtemps Ă©loignĂ© les gens Ă©lĂ©gants et snobs qui ne sont pas obligĂ©s d’y venir par devoirs de parentĂ© ou d’intimitĂ© trop ancienne. Certes je n’eus au bout de quelques instants aucune peine Ă  comprendre pourquoi Mme de Villeparisis s’était trouvĂ©e, Ă  Balbec, si bien informĂ©e, et mieux que nous-mĂȘmes, des moindres dĂ©tails du voyage que mon pĂšre faisait alors en Espagne avec M. de Norpois. Mais il n’était pas possible malgrĂ© cela de s’arrĂȘter Ă  l’idĂ©e que la liaison, depuis plus de vingt ans, de Mme de Villeparisis avec l’Ambassadeur pĂ»t ĂȘtre la cause du dĂ©classement de la marquise dans un monde oĂč les femmes les plus brillantes affichaient des amants moins respectables que celui-ci, lequel d’ailleurs n’était probablement plus depuis longtemps pour la marquise autre chose qu’un vieil ami. Mme de Villeparisis avait-elle eu jadis d’autres aventures ? Ă©tant alors d’un caractĂšre plus passionnĂ© que maintenant, dans une vieillesse apaisĂ©e et pieuse qui devait peut-ĂȘtre pourtant un peu de sa couleur Ă  ces annĂ©es ardentes et consumĂ©es, n’avait-elle pas su, en province oĂč elle avait vĂ©cu longtemps, Ă©viter certains scandales, inconnus des nouvelles gĂ©nĂ©rations, lesquelles en constataient seulement l’effet dans la composition mĂȘlĂ©e et dĂ©fectueuse d’un salon fait, sans cela, pour ĂȘtre un des plus purs de tout mĂ©diocre alliage ? Cette mauvaise langue » que son neveu lui attribuait lui avait-elle, dans ces temps-lĂ , fait des ennemis ? l’avait-elle poussĂ©e Ă  profiter de certains succĂšs auprĂšs des hommes pour exercer des vengeances contre des femmes ? Tout cela Ă©tait possible ; et ce n’est pas la façon exquise, sensible — nuançant si dĂ©licatement non seulement les expressions mais les intonations — avec laquelle Mme de Villeparisis parlait de la pudeur, de la bontĂ©, qui pouvait infirmer cette supposition ; car ceux qui non seulement parlent bien de certaines vertus, mais mĂȘme en ressentent le charme et les comprennent Ă  merveille qui sauront en peindre dans leurs MĂ©moires une digne image, sont souvent issus, mais ne font pas eux-mĂȘmes partie, de la gĂ©nĂ©ration muette, fruste et sans art, qui les pratiqua. Celle-ci se reflĂšte en eux, mais ne s’y continue pas. À la place du caractĂšre qu’elle avait, on trouve une sensibilitĂ©, une intelligence, qui ne servent pas Ă  l’action. Et qu’il y eĂ»t ou non dans la vie de Mme de Villeparisis de ces scandales qu’eĂ»t effacĂ©s l’éclat de son nom, c’est cette intelligence, une intelligence presque d’écrivain de second ordre bien plus que de femme du monde, qui Ă©tait certainement la cause de sa dĂ©chĂ©ance mondaine. Sans doute c’étaient des qualitĂ©s assez peu exaltantes, comme la pondĂ©ration et la mesure, que prĂŽnait surtout Mme de Villeparisis ; mais pour parler de la mesure d’une façon entiĂšrement adĂ©quate, la mesure ne suffit pas et il faut certains mĂ©rites d’écrivains qui supposent une exaltation peu mesurĂ©e ; j’avais remarquĂ© Ă  Balbec que le gĂ©nie de certains grands artistes restait incompris de Mme de Villeparisis ; et qu’elle ne savait que les railler finement, et donner Ă  son incomprĂ©hension une forme spirituelle et gracieuse. Mais cet esprit et cette grĂące, au degrĂ© oĂč ils Ă©taient poussĂ©s chez elle, devenaient eux-mĂȘmes — dans un autre plan, et fussent-ils dĂ©ployĂ©s pour mĂ©connaĂźtre les plus hautes Ɠuvres — de vĂ©ritables qualitĂ©s artistiques. Or, de telles qualitĂ©s exercent sur toute situation mondaine une action morbide Ă©lective, comme disent les mĂ©decins, et si dĂ©sagrĂ©geante que les plus solidement assises ont peine Ă  y rĂ©sister quelques annĂ©es. Ce que les artistes appellent intelligence semble prĂ©tention pure Ă  la sociĂ©tĂ© Ă©lĂ©gante qui, incapable de se placer au seul point de vue d’oĂč ils jugent tout, ne comprenant jamais l’attrait particulier auquel ils cĂšdent en choisissant une expression ou en faisant un rapprochement, Ă©prouve auprĂšs d’eux une fatigue, une irritation d’oĂč naĂźt trĂšs vite l’antipathie. Pourtant dans sa conversation, et il en est de mĂȘme des MĂ©moires d’elle qu’on a publiĂ©s depuis, Mme de Villeparisis ne montrait qu’une sorte de grĂące tout Ă  fait mondaine. Ayant passĂ© Ă  cĂŽtĂ© de grandes choses sans les approfondir, quelquefois sans les distinguer, elle n’avait guĂšre retenu des annĂ©es oĂč elle avait vĂ©cu, et qu’elle dĂ©peignait d’ailleurs avec beaucoup de justesse et de charme, que ce qu’elles avaient offert de plus frivole. Mais un ouvrage, mĂȘme s’il s’applique seulement Ă  des sujets qui ne sont pas intellectuels, est encore une Ɠuvre de l’intelligence, et pour donner dans un livre, ou dans une causerie qui en diffĂšre peu, l’impression achevĂ©e de la frivolitĂ©, il faut une dose de sĂ©rieux dont une personne purement frivole serait incapable. Dans certains MĂ©moires Ă©crits par une femme et considĂ©rĂ©s comme un chef-d’Ɠuvre, telle phrase qu’on cite comme un modĂšle de grĂące lĂ©gĂšre m’a toujours fait supposer que pour arriver Ă  une telle lĂ©gĂšretĂ© l’auteur avait dĂ» possĂ©der autrefois une science un peu lourde, une culture rĂ©barbative, et que, jeune fille, elle semblait probablement Ă  ses amies un insupportable bas bleu. Et entre certaines qualitĂ©s littĂ©raires et l’insuccĂšs mondain, la connexitĂ© est si nĂ©cessaire, qu’en lisant aujourd’hui les MĂ©moires de Mme de Villeparisis, telle Ă©pithĂšte juste, telles mĂ©taphores qui se suivent, suffiront au lecteur pour qu’à leur aide il reconstitue le salut profond, mais glacial, que devait adresser Ă  la vieille marquise, dans l’escalier d’une ambassade, telle snob comme Mme Leroi, qui lui cornait peut-ĂȘtre un carton en allant chez les Guermantes mais ne mettait jamais les pieds dans son salon de peur de s’y dĂ©classer parmi toutes ces femmes de mĂ©decins ou de notaires. Un bas bleu, Mme de Villeparisis en avait peut-ĂȘtre Ă©tĂ© un dans sa prime jeunesse, et, ivre alors de son savoir, n’avait peut-ĂȘtre pas su retenir contre des gens du monde moins intelligents et moins instruits qu’elle, des traits acĂ©rĂ©s que le blessĂ© n’oublie pas. Puis le talent n’est pas un appendice postiche qu’on ajoute artificiellement Ă  ces qualitĂ©s diffĂ©rentes qui font rĂ©ussir dans la sociĂ©tĂ©, afin de faire, avec le tout, ce que les gens du monde appellent une femme complĂšte ». Il est le produit vivant d’une certaine complexion morale oĂč gĂ©nĂ©ralement beaucoup de qualitĂ©s font dĂ©faut et oĂč prĂ©domine une sensibilitĂ© dont d’autres manifestations que nous ne percevons pas dans un livre peuvent se faire sentir assez vivement au cours de l’existence, par exemple telles curiositĂ©s, telles fantaisies, le dĂ©sir d’aller ici ou lĂ  pour son propre plaisir, et non en vue de l’accroissement, du maintien, ou pour le simple fonctionnement des relations mondaines. J’avais vu Ă  Balbec Mme de Villeparisis enfermĂ©e entre ses gens et ne jetant pas un coup d’Ɠil sur les personnes assises dans le hall de l’hĂŽtel. Mais j’avais eu le pressentiment que cette abstention n’était pas de l’indiffĂ©rence, et il paraĂźt qu’elle ne s’y Ă©tait pas toujours cantonnĂ©e. Elle se toquait de connaĂźtre tel ou tel individu qui n’avait aucun titre Ă  ĂȘtre reçu chez elle, parfois parce qu’elle l’avait trouvĂ© beau, ou seulement parce qu’on lui avait dit qu’il Ă©tait amusant, ou qu’il lui avait semblĂ© diffĂ©rent des gens qu’elle connaissait, lesquels, Ă  cette Ă©poque oĂč elle ne les apprĂ©ciait pas encore parce qu’elle croyait qu’ils ne la lĂącheraient jamais, appartenaient tous au plus pur faubourg Saint-Germain. Ce bohĂšme, ce petit bourgeois qu’elle avait distinguĂ©, elle Ă©tait obligĂ©e de lui adresser ses invitations, dont il ne pouvait pas apprĂ©cier la valeur, avec une insistance qui la dĂ©prĂ©ciait peu Ă  peu aux yeux des snobs habituĂ©s Ă  coter un salon d’aprĂšs les gens que la maĂźtresse de maison exclut plutĂŽt que d’aprĂšs ceux qu’elle reçoit. Certes, si Ă  un moment donnĂ© de sa jeunesse, Mme de Villeparisis, blasĂ©e sur la satisfaction d’appartenir Ă  la fine fleur de l’aristocratie, s’était en quelque sorte amusĂ©e Ă  scandaliser les gens parmi lesquels elle vivait, Ă  dĂ©faire dĂ©libĂ©rĂ©ment sa situation, elle s’était mise Ă  attacher de l’importance Ă  cette situation aprĂšs qu’elle l’eut perdue. Elle avait voulu montrer aux duchesses qu’elle Ă©tait plus qu’elles, en disant, en faisant tout ce que celles-ci n’osaient pas dire, n’osaient pas faire. Mais maintenant que celles-ci, sauf celles de sa proche parentĂ©, ne venaient plus chez elle, elle se sentait amoindrie et souhaitait encore de rĂ©gner, mais d’une autre maniĂšre que par l’esprit. Elle eĂ»t voulu attirer toutes celles qu’elle avait pris tant de soin d’écarter. Combien de vies de femmes, vies peu connues d’ailleurs car chacun, selon son Ăąge, a comme un monde diffĂ©rent, et la discrĂ©tion des vieillards empĂȘche les jeunes gens de se faire une idĂ©e du passĂ© et d’embrasser tout le cycle, ont Ă©tĂ© divisĂ©es ainsi en pĂ©riodes contrastĂ©es, la derniĂšre toute employĂ©e Ă  reconquĂ©rir ce qui dans la deuxiĂšme avait Ă©tĂ© si gaiement jetĂ© au vent. JetĂ© au vent de quelle maniĂšre ? Les jeunes gens se le figurent d’autant moins qu’ils ont sous les yeux une vieille et respectable marquise de Villeparisis et n’ont pas l’idĂ©e que la grave mĂ©morialiste d’aujourd’hui, si digne sous sa perruque blanche, ait pu ĂȘtre jadis une gaie soupeuse qui fit peut-ĂȘtre alors les dĂ©lices, mangea peut-ĂȘtre la fortune d’hommes couchĂ©s depuis dans la tombe ; qu’elle se fĂ»t employĂ©e aussi Ă  dĂ©faire, avec une industrie persĂ©vĂ©rante et naturelle, la situation qu’elle tenait de sa grande naissance ne signifie d’ailleurs nullement que, mĂȘme Ă  cette Ă©poque reculĂ©e, Mme de Villeparisis n’attachĂąt pas un grand prix Ă  sa situation. De mĂȘme l’isolement, l’inaction oĂč vit un neurasthĂ©nique peuvent ĂȘtre ourdis par lui du matin au soir sans lui paraĂźtre pour cela supportables, et tandis qu’il se dĂ©pĂȘche d’ajouter une nouvelle maille au filet qui le retient prisonnier, il est possible qu’il ne rĂȘve que bals, chasses et voyages. Nous travaillons Ă  tout moment Ă  donner sa forme Ă  notre vie, mais en copiant malgrĂ© nous comme un dessin les traits de la personne que nous sommes et non de celle qu’il nous serait agrĂ©able d’ĂȘtre. Les saluts dĂ©daigneux de Mme Leroi pouvaient exprimer en quelque maniĂšre la nature vĂ©ritable de Mme de Villeparisis, ils ne rĂ©pondaient aucunement Ă  son dĂ©sir. Sans doute, au mĂȘme moment oĂč Mme Leroi, selon une expression chĂšre Ă  Mme Swann, coupait » la marquise, celle-ci pouvait chercher Ă  se consoler en se rappelant qu’un jour la reine Marie-AmĂ©lie lui avait dit Je vous aime comme une fille. » Mais de telles amabilitĂ©s royales, secrĂštes et ignorĂ©es, n’existaient que pour la marquise, poudreuses comme le diplĂŽme d’un ancien premier prix du Conservatoire. Les seuls vrais avantages mondains sont ceux qui crĂ©ent de la vie, ceux qui peuvent disparaĂźtre sans que celui qui en a bĂ©nĂ©ficiĂ© ait Ă  chercher Ă  les retenir ou Ă  les divulguer, parce que dans la mĂȘme journĂ©e cent autres leur succĂšdent. Se rappelant de telles paroles de la reine, Mme de Villeparisis les eĂ»t pourtant volontiers troquĂ©es contre le pouvoir permanent d’ĂȘtre invitĂ©e que possĂ©dait Mme Leroi, comme, dans un restaurant, un grand artiste inconnu, et de qui le gĂ©nie n’est Ă©crit ni dans les traits de son visage timide, ni dans la coupe dĂ©suĂšte de son veston rĂąpĂ©, voudrait bien ĂȘtre mĂȘme le jeune coulissier du dernier rang de la sociĂ©tĂ© mais qui dĂ©jeune Ă  une table voisine avec deux actrices, et vers qui, dans une course obsĂ©quieuse et incessante, s’empressent patron, maĂźtre d’hĂŽtel, garçons, chasseurs et jusqu’aux marmitons qui sortent de la cuisine en dĂ©filĂ©s pour le saluer comme dans les fĂ©eries, tandis que s’avance le sommelier, aussi poussiĂ©reux que ses bouteilles, bancroche et Ă©bloui comme si, venant de la cave, il s’était tordu le pied avant de remonter au jour. Il faut dire pourtant que, dans le salon de Mme de Villeparisis, l’absence de Mme Leroi, si elle dĂ©solait la maĂźtresse de maison, passait inaperçue aux yeux d’un grand nombre de ses invitĂ©s. Ils ignoraient totalement la situation particuliĂšre de Mme Leroi, connue seulement du monde Ă©lĂ©gant, et ne doutaient pas que les rĂ©ceptions de Mme de Villeparisis ne fussent, comme en sont persuadĂ©s aujourd’hui les lecteurs de ses MĂ©moires, les plus brillantes de Paris. À cette premiĂšre visite qu’en quittant Saint-Loup j’allai faire Ă  Mme de Villeparisis, suivant le conseil que M. de Norpois avait donnĂ© Ă  mon pĂšre, je la trouvai dans son salon tendu de soie jaune sur laquelle les canapĂ©s et les admirables fauteuils en tapisseries de Beauvais se dĂ©tachaient en une couleur rose, presque violette, de framboises mĂ»res. À cĂŽtĂ© des portraits des Guermantes, des Villeparisis, on en voyait — offerts par le modĂšle lui-mĂȘme — de la reine Marie-AmĂ©lie, de la reine des Belges, du prince de Joinville, de l’impĂ©ratrice d’Autriche. Mme de Villeparisis, coiffĂ©e d’un bonnet de dentelles noires de l’ancien temps qu’elle conservait avec le mĂȘme instinct avisĂ© de la couleur locale ou historique qu’un hĂŽtelier breton qui, si parisienne que soit devenue sa clientĂšle, croit plus habile de faire garder Ă  ses servantes la coiffe et les grandes manches, Ă©tait assise Ă  un petit bureau, oĂč devant elle, Ă  cĂŽtĂ© de ses pinceaux, de sa palette et d’une aquarelle de fleurs commencĂ©e, il y avait dans des verres, dans des soucoupes, dans des tasses, des roses mousseuses, des zinnias, des cheveux de VĂ©nus, qu’à cause de l’affluence Ă  ce moment-lĂ  des visites elle s’était arrĂȘtĂ©e de peindre, et qui avaient l’air d’achalander le comptoir d’une fleuriste dans quelque estampe du xviiie siĂšcle. Dans ce salon lĂ©gĂšrement chauffĂ© Ă  dessein, parce que la marquise s’était enrhumĂ©e en revenant de son chĂąteau, il y avait, parmi les personnes prĂ©sentes quand j’arrivai, un archiviste avec qui Mme de Villeparisis avait classĂ© le matin les lettres autographes de personnages historiques Ă  elle adressĂ©es et qui Ă©taient destinĂ©es Ă  figurer en fac-similĂ©s comme piĂšces justificatives dans les MĂ©moires qu’elle Ă©tait en train de rĂ©diger, et un historien solennel et intimidĂ© qui, ayant appris qu’elle possĂ©dait par hĂ©ritage un portrait de la duchesse de Montmorency, Ă©tait venu lui demander la permission de reproduire ce portrait dans une planche de son ouvrage sur la Fronde, visiteurs auxquels vint se joindre mon ancien camarade Bloch, maintenant jeune auteur dramatique, sur qui elle comptait pour lui procurer Ă  l’Ɠil des artistes qui joueraient Ă  ses prochaines matinĂ©es. Il est vrai que le kalĂ©idoscope social Ă©tait en train de tourner et que l’affaire Dreyfus allait prĂ©cipiter les Juifs au dernier rang de l’échelle sociale. Mais, d’une part, le cyclone dreyfusiste avait beau faire rage, ce n’est pas au dĂ©but d’une tempĂȘte que les vagues atteignent leur plus grand courroux. Puis Mme de Villeparisis, laissant toute une partie de sa famille tonner contre les Juifs, Ă©tait jusqu’ici restĂ©e entiĂšrement Ă©trangĂšre Ă  l’Affaire et ne s’en souciait pas. Enfin un jeune homme comme Bloch, que personne ne connaissait, pouvait passer inaperçu, alors que de grands Juifs reprĂ©sentatifs de leur parti Ă©taient dĂ©jĂ  menacĂ©s. Il avait maintenant le menton ponctuĂ© d’un bouc », il portait un binocle, une longue redingote, un gant, comme un rouleau de papyrus Ă  la main. Les Roumains, les Égyptiens et les Turcs peuvent dĂ©tester les Juifs. Mais dans un salon français les diffĂ©rences entre ces peuples ne sont pas si perceptibles, et un IsraĂ©lite faisant son entrĂ©e comme s’il sortait du fond du dĂ©sert, le corps penchĂ© comme une hyĂšne, la nuque obliquement inclinĂ©e et se rĂ©pandant en grands salams », contente parfaitement un goĂ»t d’orientalisme. Seulement il faut pour cela que le Juif n’appartienne pas au monde », sans quoi il prend facilement l’aspect d’un lord, et ses façons sont tellement francisĂ©es que chez lui un nez rebelle, poussant, comme les capucines, dans des directions imprĂ©vues, fait penser au nez de Mascarille plutĂŽt qu’à celui de Salomon. Mais Bloch n’ayant pas Ă©tĂ© assoupli par la gymnastique du Faubourg », ni ennobli par un croisement avec l’Angleterre ou l’Espagne, restait, pour un amateur d’exotisme, aussi Ă©trange et savoureux Ă  regarder, malgrĂ© son costume europĂ©en, qu’un Juif de Decamps. Admirable puissance de la race qui du fond des siĂšcles pousse en avant jusque dans le Paris moderne, dans les couloirs de nos théùtres, derriĂšre les guichets de nos bureaux, Ă  un enterrement, dans la rue, une phalange intacte stylisant la coiffure moderne, absorbant, faisant oublier, disciplinant la redingote, demeurant, en somme, toute pareille Ă  celle des scribes assyriens peints en costume de cĂ©rĂ©monie Ă  la frise d’un monument de Suse qui dĂ©fend les portes du palais de Darius. Une heure plus tard, Bloch allait se figurer que c’était par malveillance antisĂ©mitique que M. de Charlus s’informait s’il portait un prĂ©nom juif, alors que c’était simplement par curiositĂ© esthĂ©tique et amour de la couleur locale. Mais, au reste, parler de permanence de races rend inexactement l’impression que nous recevons des Juifs, des Grecs, des Persans, de tous ces peuples auxquels il vaut mieux laisser leur variĂ©tĂ©. Nous connaissons, par les peintures antiques, le visage des anciens Grecs, nous avons vu des Assyriens au fronton d’un palais de Suse. Or il nous semble, quand nous rencontrons dans le monde des Orientaux appartenant Ă  tel ou tel groupe, ĂȘtre en prĂ©sence de crĂ©atures que la puissance du spiritisme aurait fait apparaĂźtre. Nous ne connaissions qu’une image superficielle ; voici qu’elle a pris de la profondeur, qu’elle s’étend dans les trois dimensions, qu’elle bouge. La jeune dame grecque, fille d’un riche banquier, et Ă  la mode en ce moment, a l’air d’une de ces figurantes qui, dans un ballet historique et esthĂ©tique Ă  la fois, symbolisent, en chair et en os, l’art hellĂ©nique ; encore, au théùtre, la mise en scĂšne banalise-t-elle ces images ; au contraire, le spectacle auquel l’entrĂ©e dans un salon d’une Turque, d’un Juif, nous fait assister, en animant les figures, les rend plus Ă©tranges, comme s’il s’agissait en effet d’ĂȘtre Ă©voquĂ©s par un effort mĂ©diumnique. C’est l’ñme ou plutĂŽt le peu de chose auquel se rĂ©duit, jusqu’ici du moins, l’ñme, dans ces sortes de matĂ©rialisations, c’est l’ñme entrevue auparavant par nous dans les seuls musĂ©es, l’ñme des Grecs anciens, des anciens Juifs, arrachĂ©e Ă  une vie tout Ă  la fois insignifiante et transcendantale, qui semble exĂ©cuter devant nous cette mimique dĂ©concertante. Dans la jeune dame grecque qui se dĂ©robe, ce que nous voudrions vainement Ă©treindre, c’est une figure jadis admirĂ©e aux flancs d’un vase. Il me semblait que si j’avais dans la lumiĂšre du salon de Mme de Villeparisis pris des clichĂ©s d’aprĂšs Bloch, ils eussent donnĂ© d’IsraĂ«l cette mĂȘme image, si troublante parce qu’elle ne paraĂźt pas Ă©maner de l’humanitĂ©, si dĂ©cevante parce que tout de mĂȘme elle ressemble trop Ă  l’humanitĂ©, et que nous montrent les photographies spirites. Il n’est pas, d’une façon plus gĂ©nĂ©rale, jusqu’à la nullitĂ© des propos tenus par les personnes au milieu desquelles nous vivons qui ne nous donne l’impression du surnaturel, dans notre pauvre monde de tous les jours oĂč mĂȘme un homme de gĂ©nie de qui nous attendons, rassemblĂ©s comme autour d’une table tournante, le secret de l’infini, prononce seulement ces paroles, les mĂȘmes qui venaient de sortir des lĂšvres de Bloch Qu’on fasse attention Ă  mon chapeau haut de forme. » — Mon Dieu, les ministres, mon cher monsieur, Ă©tait en train de dire Mme de Villeparisis s’adressant plus particuliĂšrement Ă  mon ancien camarade, et renouant le fil d’une conversation que mon entrĂ©e avait interrompue, personne ne voulait les voir. Si petite que je fusse, je me rappelle encore le roi priant mon grand-pĂšre d’inviter M. Decazes Ă  une redoute oĂč mon pĂšre devait danser avec la duchesse de Berry. Vous me ferez plaisir, Florimond », disait le roi. Mon grand-pĂšre, qui Ă©tait un peu sourd, ayant entendu M. de Castries, trouvait la demande toute naturelle. Quand il comprit qu’il s’agissait de M. Decazes, il eut un moment de rĂ©volte, mais s’inclina et Ă©crivit le soir mĂȘme Ă  M. Decazes en le suppliant de lui faire la grĂące et l’honneur d’assister Ă  son bal qui avait lieu la semaine suivante. Car on Ă©tait poli, monsieur, dans ce temps-lĂ , et une maĂźtresse de maison n’aurait pas su se contenter d’envoyer sa carte en ajoutant Ă  la main une tasse de thĂ© », ou thĂ© dansant », ou thĂ© musical ». Mais si on savait la politesse on n’ignorait pas non plus l’impertinence. M. Decazes accepta, mais la veille du bal on apprenait que mon grand-pĂšre se sentant souffrant avait dĂ©commandĂ© la redoute. Il avait obĂ©i au roi, mais il n’avait pas eu M. Decazes Ă  son bal
 — Oui, monsieur, je me souviens trĂšs bien de M. MolĂ©, c’était un homme d’esprit, il l’a prouvĂ© quand il a reçu M. de Vigny Ă  l’AcadĂ©mie, mais il Ă©tait trĂšs solennel et je le vois encore descendant dĂźner chez lui son chapeau haut de forme Ă  la main. — Ah ! c’est bien Ă©vocateur d’un temps assez pernicieusement philistin, car c’était sans doute une habitude universelle d’avoir son chapeau Ă  la main chez soi, dit Bloch, dĂ©sireux de profiter de cette occasion si rare de s’instruire, auprĂšs d’un tĂ©moin oculaire, des particularitĂ©s de la vie aristocratique d’autrefois, tandis que l’archiviste, sorte de secrĂ©taire intermittent de la marquise, jetait sur elle des regards attendris et semblait nous dire VoilĂ  comme elle est, elle sait tout, elle a connu tout le monde, vous pouvez l’interroger sur ce que vous voudrez, elle est extraordinaire. » — Mais non, rĂ©pondit Mme de Villeparisis tout en disposant plus prĂšs d’elle le verre oĂč trempaient les cheveux de VĂ©nus que tout Ă  l’heure elle recommencerait Ă  peindre, c’était une habitude Ă  M. MolĂ©, tout simplement. Je n’ai jamais vu mon pĂšre avoir son chapeau chez lui, exceptĂ©, bien entendu, quand le roi venait, puisque le roi Ă©tant partout chez lui, le maĂźtre de la maison n’est plus qu’un visiteur dans son propre salon. — Aristote nous a dit dans le chapitre II
, hasarda M. Pierre, l’historien de la Fronde, mais si timidement que personne n’y fit attention. Atteint depuis quelques semaines d’insomnie nerveuse qui rĂ©sistait Ă  tous les traitements, il ne se couchait plus et, brisĂ© de fatigue, ne sortait que quand ses travaux rendaient nĂ©cessaire qu’il se dĂ©plaçùt. Incapable de recommencer souvent ces expĂ©ditions si simples pour d’autres mais qui lui coĂ»taient autant que si pour les faire il descendait de la lune, il Ă©tait surpris de trouver souvent que la vie de chacun n’était pas organisĂ©e d’une façon permanente pour donner leur maximum d’utilitĂ© aux brusques Ă©lans de la sienne. Il trouvait parfois fermĂ©e une bibliothĂšque qu’il n’était allĂ© voir qu’en se campant artificiellement debout et dans une redingote comme un homme de Wells. Par bonheur il avait rencontrĂ© Mme de Villeparisis chez elle et allait voir le portrait. Bloch lui coupa la parole. — Vraiment, dit-il en rĂ©pondant Ă  ce que venait de dire Mme de Villeparisis au sujet du protocole rĂ©glant les visites royales, je ne savais absolument pas cela — comme s’il Ă©tait Ă©trange qu’il ne le sĂ»t pas. — À propos de ce genre de visites, vous savez la plaisanterie stupide que m’a faite hier matin mon neveu Basin ? demanda Mme de Villeparisis Ă  l’archiviste. Il m’a fait dire, au lieu de s’annoncer, que c’était la reine de SuĂšde qui demandait Ă  me voir. — Ah ! il vous a fait dire cela froidement comme cela ! Il en a de bonnes ! s’écria Bloch en s’esclaffant, tandis que l’historien souriait avec une timiditĂ© majestueuse. — J’étais assez Ă©tonnĂ©e parce que je n’étais revenue de la campagne que depuis quelques jours ; j’avais demandĂ© pour ĂȘtre un peu tranquille qu’on ne dise Ă  personne que j’étais Ă  Paris, et je me demandais comment la reine de SuĂšde le savait dĂ©jĂ , reprit Mme de Villeparisis laissant ses visiteurs Ă©tonnĂ©s qu’une visite de la reine de SuĂšde ne fĂ»t en elle-mĂȘme rien d’anormal pour leur hĂŽtesse. Certes si le matin Mme de Villeparisis avait compulsĂ© avec l’archiviste la documentation de ses MĂ©moires, en ce moment elle en essayait Ă  son insu le mĂ©canisme et le sortilĂšge sur un public moyen, reprĂ©sentatif de celui oĂč se recruteraient un jour ses lecteurs. Le salon de Mme de Villeparisis pouvait se diffĂ©rencier d’un salon vĂ©ritablement Ă©lĂ©gant d’oĂč auraient Ă©tĂ© absentes beaucoup de bourgeoises qu’elle recevait et oĂč on aurait vu en revanche telles des dames brillantes que Mme Leroi avait fini par attirer, mais cette nuance n’est pas perceptible dans ses MĂ©moires, oĂč certaines relations mĂ©diocres qu’avait l’auteur disparaissent, parce qu’elles n’ont pas l’occasion d’y ĂȘtre citĂ©es ; et des visiteuses qu’il n’avait pas n’y font pas faute, parce que dans l’espace forcĂ©ment restreint qu’offrent ces MĂ©moires, peu de personnes peuvent figurer, et que si ces personnes sont des personnages princiers, des personnalitĂ©s historiques, l’impression maximum d’élĂ©gance que des MĂ©moires puissent donner au public se trouve atteinte. Au jugement de Mme Leroi, le salon de Mme de Villeparisis Ă©tait un salon de troisiĂšme ordre ; et Mme de Villeparisis souffrait du jugement de Mme Leroi. Mais personne ne sait plus guĂšre aujourd’hui qui Ă©tait Mme Leroi, son jugement s’est Ă©vanoui, et c’est le salon de Mme de Villeparisis, oĂč frĂ©quentait la reine de SuĂšde, oĂč avaient frĂ©quentĂ© le duc d’Aumale, le duc de Broglie, Thiers, Montalembert, Mgr Dupanloup, qui sera considĂ©rĂ© comme un des plus brillants du xixe siĂšcle par cette postĂ©ritĂ© qui n’a pas changĂ© depuis les temps d’HomĂšre et de Pindare, et pour qui le rang enviable c’est la haute naissance, royale ou quasi royale, l’amitiĂ© des rois, des chefs du peuple, des hommes illustres. Or, de tout cela Mme de Villeparisis avait un peu dans son salon actuel et dans les souvenirs, quelquefois retouchĂ©s lĂ©gĂšrement, Ă  l’aide desquels elle le prolongeait dans le passĂ©. Puis M. de Norpois, qui n’était pas capable de refaire une vraie situation Ă  son amie, lui amenait en revanche les hommes d’État Ă©trangers ou français qui avaient besoin de lui et savaient que la seule maniĂšre efficace de lui faire leur cour Ă©tait de frĂ©quenter chez Mme de Villeparisis. Peut-ĂȘtre Mme Leroi connaissait-elle aussi ces Ă©minentes personnalitĂ©s europĂ©ennes. Mais en femme agrĂ©able et qui fuit le ton des bas bleus elle se gardait de parler de la question d’Orient aux premiers ministres aussi bien que de l’essence de l’amour aux romanciers et aux philosophes. L’amour ? avait-elle rĂ©pondu une fois Ă  une dame prĂ©tentieuse qui lui avait demandĂ© Que pensez-vous de l’amour ? » L’amour ? je le fais souvent mais je n’en parle jamais. » Quand elle avait chez elle de ces cĂ©lĂ©britĂ©s de la littĂ©rature et de la politique elle se contentait, comme la duchesse de Guermantes, de les faire jouer au poker. Ils aimaient souvent mieux cela que les grandes conversations Ă  idĂ©es gĂ©nĂ©rales oĂč les contraignait Mme de Villeparisis. Mais ces conversations, peut-ĂȘtre ridicules dans le monde, ont fourni aux Souvenirs » de Mme de Villeparisis de ces morceaux excellents, de ces dissertations politiques qui font bien dans des MĂ©moires comme dans les tragĂ©dies Ă  la Corneille. D’ailleurs les salons des Mme de Villeparisis peuvent seuls passer Ă  la postĂ©ritĂ© parce que les Mme Leroi ne savent pas Ă©crire, et le sauraient-elles, n’en auraient pas le temps. Et si les dispositions littĂ©raires des Mme de Villeparisis sont la cause du dĂ©dain des Mme Leroi, Ă  son tour le dĂ©dain des Mme Leroi sert singuliĂšrement les dispositions littĂ©raires des Mme de Villeparisis en faisant aux dames bas bleus le loisir que rĂ©clame la carriĂšre des lettres. Dieu qui veut qu’il y ait quelques livres bien Ă©crits souffle pour cela ces dĂ©dains dans le cƓur des Mme Leroi, car il sait que si elles invitaient Ă  dĂźner les Mme de Villeparisis, celles-ci laisseraient immĂ©diatement leur Ă©critoire et feraient atteler pour huit heures. Au bout d’un instant entra d’un pas lent et solennel une vieille dame d’une haute taille et qui, sous son chapeau de paille relevĂ©, laissait voir une monumentale coiffure blanche Ă  la Marie-Antoinette. Je ne savais pas alors qu’elle Ă©tait une des trois femmes qu’on pouvait observer encore dans la sociĂ©tĂ© parisienne et qui, comme Mme de Villeparisis, tout en Ă©tant d’une grande naissance, avaient Ă©tĂ© rĂ©duites, pour des raisons qui se perdaient dans la nuit des temps et qu’aurait pu nous dire seul quelque vieux beau de cette Ă©poque, Ă  ne recevoir qu’une lie de gens dont on ne voulait pas ailleurs. Chacune de ces dames avait sa duchesse de Guermantes », sa niĂšce brillante qui venait lui rendre des devoirs, mais ne serait pas parvenue Ă  attirer chez elle la duchesse de Guermantes » d’une des deux autres. Mme de Villeparisis Ă©tait fort liĂ©e avec ces trois dames, mais elle ne les aimait pas. Peut-ĂȘtre leur situation assez analogue Ă  la sienne lui en prĂ©sentait-elle une image qui ne lui Ă©tait pas agrĂ©able. Puis aigries, bas bleus, cherchant, par le nombre des saynĂštes qu’elles faisaient jouer, Ă  se donner l’illusion d’un salon, elles avaient entre elles des rivalitĂ©s qu’une fortune assez dĂ©labrĂ©e au cours d’une existence peu tranquille forçait Ă  compter, Ă  profiter du concours gracieux d’un artiste, en une sorte de lutte pour la vie. De plus la dame Ă  la coiffure de Marie-Antoinette, chaque fois qu’elle voyait Mme de Villeparisis, ne pouvait s’empĂȘcher de penser que la duchesse de Guermantes n’allait pas Ă  ses vendredis. Sa consolation Ă©tait qu’à ces mĂȘmes vendredis ne manquait jamais, en bonne parente, la princesse de Poix, laquelle Ă©tait sa Guermantes Ă  elle et qui n’allait jamais chez Mme de Villeparisis quoique Mme de Poix fĂ»t amie intime de la duchesse. NĂ©anmoins de l’hĂŽtel du quai Malaquais aux salons de la rue de Tournon, de la rue de la Chaise et du faubourg Saint-HonorĂ©, un lien aussi fort que dĂ©testĂ© unissait les trois divinitĂ©s dĂ©chues, desquelles j’aurais bien voulu apprendre, en feuilletant quelque dictionnaire mythologique de la sociĂ©tĂ©, quelle aventure galante, quelle outrecuidance sacrilĂšge, avaient amenĂ© la punition. La mĂȘme origine brillante, la mĂȘme dĂ©chĂ©ance actuelle entraient peut-ĂȘtre pour beaucoup dans telle nĂ©cessitĂ© qui les poussait, en mĂȘme temps qu’à se haĂŻr, Ă  se frĂ©quenter. Puis chacune d’elles trouvait dans les autres un moyen commode de faire des politesses Ă  leurs visiteurs. Comment ceux-ci n’eussent-ils pas cru pĂ©nĂ©trer dans le faubourg le plus fermĂ©, quand on les prĂ©sentait Ă  une dame fort titrĂ©e dont la sƓur avait Ă©pousĂ© un duc de Sagan ou un prince de Ligne ? D’autant plus qu’on parlait infiniment plus dans les journaux de ces prĂ©tendus salons que des vrais. MĂȘme les neveux gratins » Ă  qui un camarade demandait de les mener dans le monde Saint-Loup tout le premier disaient Je vous conduirai chez ma tante Villeparisis, ou chez ma tante X
, c’est un salon intĂ©ressant. » Ils savaient surtout que cela leur donnerait moins de peine que de faire pĂ©nĂ©trer lesdits amis chez les niĂšces ou belles-sƓurs Ă©lĂ©gantes de ces dames. Les hommes trĂšs ĂągĂ©s, les jeunes femmes qui l’avaient appris d’eux, me dirent que si ces vieilles dames n’étaient pas reçues, c’était Ă  cause du dĂ©rĂšglement extraordinaire de leur conduite, lequel, quand j’objectai que ce n’est pas un empĂȘchement Ă  l’élĂ©gance, me fut reprĂ©sentĂ© comme ayant dĂ©passĂ© toutes les proportions aujourd’hui connues. L’inconduite de ces dames solennelles qui se tenaient assises toutes droites prenait, dans la bouche de ceux qui en parlaient, quelque chose que je ne pouvais imaginer, proportionnĂ© Ă  la grandeur des Ă©poques antĂ©-historiques, Ă  l’ñge du mammouth. Bref ces trois Parques Ă  cheveux blancs, bleus ou roses, avaient filĂ© le mauvais coton d’un nombre incalculable de messieurs. Je pensai que les hommes d’aujourd’hui exagĂ©raient les vices de ces temps fabuleux, comme les Grecs qui composĂšrent Icare, ThĂ©sĂ©e, Hercule avec des hommes qui avaient Ă©tĂ© peu diffĂ©rents de ceux qui longtemps aprĂšs les divinisaient. Mais on ne fait la somme des vices d’un ĂȘtre que quand il n’est plus guĂšre en Ă©tat de les exercer, et qu’à la grandeur du chĂątiment social, qui commence Ă  s’accomplir et qu’on constate seul, on mesure, on imagine, on exagĂšre celle du crime qui a Ă©tĂ© commis. Dans cette galerie de figures symboliques qu’est le monde », les femmes vĂ©ritablement lĂ©gĂšres, les Messalines complĂštes, prĂ©sentent toujours l’aspect solennel d’une dame d’au moins soixante-dix ans, hautaine, qui reçoit tant qu’elle peut, mais non qui elle veut, chez qui ne consentent pas Ă  aller les femmes dont la conduite prĂȘte un peu Ă  redire, Ă  laquelle le pape donne toujours sa rose d’or », et qui quelquefois a Ă©crit sur la jeunesse de Lamartine un ouvrage couronnĂ© par l’AcadĂ©mie française. Bonjour Alix », dit Mme de Villeparisis Ă  la dame Ă  coiffure blanche de Marie-Antoinette, laquelle dame jetait un regard perçant sur l’assemblĂ©e afin de dĂ©nicher s’il n’y avait pas dans ce salon quelque morceau qui pĂ»t ĂȘtre utile pour le sien et que, dans ce cas, elle devrait dĂ©couvrir elle-mĂȘme, car Mme de Villeparisis, elle n’en doutait pas, serait assez maligne pour essayer de le lui cacher. C’est ainsi que Mme de Villeparisis eut grand soin de ne pas prĂ©senter Bloch Ă  la vieille dame de peur qu’il ne fĂźt jouer la mĂȘme saynĂšte que chez elle dans l’hĂŽtel du quai Malaquais. Ce n’était d’ailleurs qu’un rendu. Car la vieille dame avait eu la veille Mme Ristori qui avait dit des vers, et avait eu soin que Mme de Villeparisis Ă  qui elle avait chipĂ© l’artiste italienne ignorĂąt l’évĂ©nement avant qu’il fĂ»t accompli. Pour que celle-ci ne l’apprĂźt pas par les journaux et ne s’en trouvĂąt pas froissĂ©e, elle venait le lui raconter, comme ne se sentant pas coupable. Mme de Villeparisis, jugeant que ma prĂ©sentation n’avait pas les mĂȘmes inconvĂ©nients que celle de Bloch, me nomma Ă  la Marie-Antoinette du quai. Celle-ci cherchant, en faisant le moins de mouvements possible, Ă  garder dans sa vieillesse cette ligne de dĂ©esse de Coysevox qui avait, il y a bien des annĂ©es, charmĂ© la jeunesse Ă©lĂ©gante, et que de faux hommes de lettres cĂ©lĂ©braient maintenant dans des bouts rimĂ©s — ayant pris d’ailleurs l’habitude de la raideur hautaine et compensatrice, commune Ă  toutes les personnes qu’une disgrĂące particuliĂšre oblige Ă  faire perpĂ©tuellement des avances — abaissa lĂ©gĂšrement la tĂȘte avec une majestĂ© glaciale et la tournant d’un autre cĂŽtĂ© ne s’occupa pas plus de moi que si je n’eusse pas existĂ©. Son attitude Ă  double fin semblait dire Ă  Mme de Villeparisis Vous voyez que je n’en suis pas Ă  une relation prĂšs et que les petits jeunes — Ă  aucun point de vue, mauvaise langue, — ne m’intĂ©ressent pas. » Mais quand, un quart d’heure aprĂšs, elle se retira, profitant du tohu-bohu elle me glissa Ă  l’oreille de venir le vendredi suivant dans sa loge, avec une des trois dont le nom Ă©clatant — elle Ă©tait d’ailleurs nĂ©e Choiseul — me fit un prodigieux effet. — Monsieur, j’crois que vous voulez Ă©crire quelque chose sur Mme la duchesse de Montmorency, dit Mme de Villeparisis Ă  l’historien de la Fronde, avec cet air bougon dont, Ă  son insu, sa grande amabilitĂ© Ă©tait froncĂ©e par le recroquevillement boudeur, le dĂ©pit physiologique de la vieillesse, ainsi que par l’affectation d’imiter le ton presque paysan de l’ancienne aristocratie. J’vais vous montrer son portrait, l’original de la copie qui est au Louvre. Elle se leva en posant ses pinceaux prĂšs de ses fleurs, et le petit tablier qui apparut alors Ă  sa taille et qu’elle portait pour ne pas se salir avec ses couleurs, ajoutait encore Ă  l’impression presque d’une campagnarde que donnaient son bonnet et ses grosses lunettes et contrastait avec le luxe de sa domesticitĂ©, du maĂźtre d’hĂŽtel qui avait apportĂ© le thĂ© et les gĂąteaux, du valet de pied en livrĂ©e qu’elle sonna pour Ă©clairer le portrait de la duchesse de Montmorency, abbesse dans un des plus cĂ©lĂšbres chapitres de l’Est. Tout le monde s’était levĂ©. Ce qui est assez amusant, dit-elle, c’est que dans ces chapitres oĂč nos grand’tantes Ă©taient souvent abbesses, les filles du roi de France n’eussent pas Ă©tĂ© admises. C’étaient des chapitres trĂšs fermĂ©s. — Pas admises les filles du Roi, pourquoi cela ? demanda Bloch stupĂ©fait. — Mais parce que la Maison de France n’avait plus assez de quartiers depuis qu’elle s’était mĂ©salliĂ©e. » L’étonnement de Bloch allait grandissant. MĂ©salliĂ©e, la Maison de France ? Comment ça ? — Mais en s’alliant aux MĂ©dicis, rĂ©pondit Mme de Villeparisis du ton le plus naturel. Le portrait est beau, n’est-ce pas ? et dans un Ă©tat de conservation parfaite », ajouta-t-elle. — Ma chĂšre amie, dit la dame coiffĂ©e Ă  la Marie-Antoinette, vous vous rappelez que quand je vous ai amenĂ© Liszt il vous a dit que c’était celui-lĂ  qui Ă©tait la copie. — Je m’inclinerai devant une opinion de Liszt en musique, mais pas en peinture ! D’ailleurs, il Ă©tait dĂ©jĂ  gĂąteux et je ne me rappelle pas qu’il ait jamais dit cela. Mais ce n’est pas vous qui me l’avez amenĂ©. J’avais dĂźnĂ© vingt fois avec lui chez la princesse de Sayn-Wittgenstein. Le coup d’Alix avait ratĂ©, elle se tut, resta debout et immobile. Des couches de poudre plĂątrant son visage, celui-ci avait l’air d’un visage de pierre. Et comme le profil Ă©tait noble, elle semblait, sur un socle triangulaire et moussu cachĂ© par le mantelet, la dĂ©esse effritĂ©e d’un parc. — Ah ! voilĂ  encore un autre beau portrait, dit l’historien. La porte s’ouvrit et la duchesse de Guermantes entra. — Tiens, bonjour, lui dit sans un signe de tĂȘte Mme de Villeparisis en tirant d’une poche de son tablier une main qu’elle tendit Ă  la nouvelle arrivante ; et cessant aussitĂŽt de s’occuper d’elle pour se retourner vers l’historien C’est le portrait de la duchesse de La Rochefoucauld
 Un jeune domestique, Ă  l’air hardi et Ă  la figure charmante mais rognĂ©e si juste pour rester aussi parfaite que le nez un peu rouge et la peau lĂ©gĂšrement enflammĂ©e semblaient garder quelque trace de la rĂ©cente et sculpturale incision entra portant une carte sur un plateau. — C’est ce monsieur qui est dĂ©jĂ  venu plusieurs fois pour voir Madame la Marquise. — Est-ce que vous lui avez dit que je recevais ? — Il a entendu causer. — Eh bien ! soit, faites-le entrer. C’est un monsieur qu’on m’a prĂ©sentĂ©, dit Mme de Villeparisis. Il m’a dit qu’il dĂ©sirait beaucoup ĂȘtre reçu ici. Jamais je ne l’ai autorisĂ© Ă  venir. Mais enfin voilĂ  cinq fois qu’il se dĂ©range, il ne faut pas froisser les gens. Monsieur, me dit-elle, et vous, monsieur, ajouta-t-elle en dĂ©signant l’historien de la Fronde, je vous prĂ©sente ma niĂšce, la duchesse de Guermantes. L’historien s’inclina profondĂ©ment ainsi que moi et, semblant supposer que quelque rĂ©flexion cordiale devait suivre ce salut, ses yeux s’animĂšrent et il s’apprĂȘtait Ă  ouvrir la bouche quand il fut refroidi par l’aspect de Mme de Guermantes qui avait profitĂ© de l’indĂ©pendance de son torse pour le jeter en avant avec une politesse exagĂ©rĂ©e et le ramener avec justesse sans que son visage et son regard eussent paru avoir remarquĂ© qu’il y avait quelqu’un devant eux ; aprĂšs avoir poussĂ© un lĂ©ger soupir, elle se contenta de manifester de la nullitĂ© de l’impression que lui produisaient la vue de l’historien et la mienne en exĂ©cutant certains mouvements des ailes du nez avec une prĂ©cision qui attestait l’inertie absolue de son attention dĂ©sƓuvrĂ©e. Le visiteur importun entra, marchant droit vers Mme de Villeparisis, d’un air ingĂ©nu et fervent, c’était Legrandin. — Je vous remercie beaucoup de me recevoir, madame, dit-il en insistant sur le mot beaucoup » c’est un plaisir d’une qualitĂ© tout Ă  fait rare et subtile que vous faites Ă  un vieux solitaire, je vous assure que sa rĂ©percussion
 Il s’arrĂȘta net en m’apercevant. — Je montrais Ă  monsieur le beau portrait de la duchesse de La Rochefoucauld, femme de l’auteur des Maximes, il me vient de famille. Mme de Guermantes, elle, salua Alix, en s’excusant de n’avoir pu, cette annĂ©e comme les autres, aller la voir. J’ai eu de vos nouvelles par Madeleine », ajouta-t-elle. — Elle a dĂ©jeunĂ© chez moi ce matin, dit la marquise du quai Malaquais avec la satisfaction de penser que Mme de Villeparisis n’en pourrait jamais dire autant. Cependant je causais avec Bloch, et craignant, d’aprĂšs ce qu’on m’avait dit du changement Ă  son Ă©gard de son pĂšre, qu’il n’enviĂąt ma vie, je lui dis que la sienne devait ĂȘtre plus heureuse. Ces paroles Ă©taient de ma part un simple effet de l’amabilitĂ©. Mais elle persuade aisĂ©ment de leur bonne chance ceux qui ont beaucoup d’amour-propre, ou leur donne le dĂ©sir de persuader les autres. Oui, j’ai en effet une vie dĂ©licieuse, me dit Bloch d’un air de bĂ©atitude. J’ai trois grands amis, je n’en voudrais pas un de plus, une maĂźtresse adorable, je suis infiniment heureux. Rare est le mortel Ă  qui le PĂšre Zeus accorde tant de fĂ©licitĂ©s. » Je crois qu’il cherchait surtout Ă  se louer et Ă  me faire envie. Peut-ĂȘtre aussi y avait-il quelque dĂ©sir d’originalitĂ© dans son optimisme. Il fut visible qu’il ne voulait pas rĂ©pondre les mĂȘmes banalitĂ©s que tout le monde Oh ! ce n’était rien, etc. » quand, Ă  ma question Était-ce joli ? » posĂ©e Ă  propos d’une matinĂ©e dansante donnĂ©e chez lui et Ă  laquelle je n’avais pu aller, il me rĂ©pondit d’un air uni, indiffĂ©rent comme s’il s’était agi d’un autre Mais oui, c’était trĂšs joli, on ne peut plus rĂ©ussi. C’était vraiment ravissant. » — Ce que vous nous apprenez lĂ  m’intĂ©resse infiniment, dit Legrandin Ă  Mme de Villeparisis, car je me disais justement l’autre jour que vous teniez beaucoup de lui par la nettetĂ© alerte du tour, par quelque chose que j’appellerai de deux termes contradictoires, la rapiditĂ© lapidaire et l’instantanĂ© immortel. J’aurais voulu ce soir prendre en note toutes les choses que vous dites ; mais je les retiendrai. Elles sont, d’un mot qui est, je crois, de Joubert, amies de la mĂ©moire. Vous n’avez jamais lu Joubert ? Oh ! vous lui auriez tellement plu ! Je me permettrai dĂšs ce soir de vous envoyer ses Ɠuvres, trĂšs fier de vous prĂ©senter son esprit. Il n’avait pas votre force. Mais il avait aussi bien de la grĂące. J’avais voulu tout de suite aller dire bonjour Ă  Legrandin, mais il se tenait constamment le plus Ă©loignĂ© de moi qu’il pouvait, sans doute dans l’espoir que je n’entendisse pas les flatteries qu’avec un grand raffinement d’expression, il ne cessait Ă  tout propos de prodiguer Ă  Mme de Villeparisis. Elle haussa les Ă©paules en souriant comme s’il avait voulu se moquer et se tourna vers l’historien. — Et celle-ci, c’est la fameuse Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse, qui avait Ă©pousĂ© en premiĂšres noces M. de Luynes. — Ma chĂšre, Mme de Luynes me fait penser Ă  Yolande ; elle est venue hier chez moi ; si j’avais su que vous n’aviez votre soirĂ©e prise par personne, je vous aurais envoyĂ© chercher ; Mme Ristori, qui est venue Ă  l’improviste, a dit devant l’auteur des vers de la reine Carmen Sylva, c’était d’une beautĂ© ! Quelle perfidie ! pensa Mme de Villeparisis. C’est sĂ»rement de cela qu’elle parlait tout bas, l’autre jour, Ă  Mme de Beaulaincourt et Ă  Mme de Chaponay. » — J’étais libre, mais je ne serais pas venue, rĂ©pondit-elle. J’ai entendu Mme Ristori dans son beau temps, ce n’est plus qu’une ruine. Et puis je dĂ©teste les vers de Carmen Sylva. La Ristori est venue ici une fois, amenĂ©e par la duchesse d’Aoste, dire un chant de l’Enfer, de Dante. VoilĂ  oĂč elle est incomparable. Alix supporta le coup sans faiblir. Elle restait de marbre. Son regard Ă©tait perçant et vide, son nez noblement arquĂ©. Mais une joue s’écaillait. Des vĂ©gĂ©tations lĂ©gĂšres, Ă©tranges, vertes et roses, envahissaient le menton. Peut-ĂȘtre un hiver de plus la jetterait bas. — Tenez, monsieur, si vous aimez la peinture, regardez le portrait de Mme de Montmorency, dit Mme de Villeparisis Ă  Legrandin pour interrompre les compliments qui recommençaient. Profitant de ce qu’il s’était Ă©loignĂ©, Mme de Guermantes le dĂ©signa Ă  sa tante d’un regard ironique et interrogateur. — C’est M. Legrandin, dit Ă  mi-voix Mme de Villeparisis ; il a une sƓur qui s’appelle Mme de Cambremer, ce qui ne doit pas, du reste, te dire plus qu’à moi. — Comment, mais je la connais parfaitement, s’écria en mettant sa main devant sa bouche Mme de Guermantes. Ou plutĂŽt je ne la connais pas, mais je ne sais pas ce qui a pris Ă  Basin, qui rencontre Dieu sait oĂč le mari, de dire Ă  cette grosse femme de venir me voir. Je ne peux pas vous dire ce que ç’a Ă©tĂ© que sa visite. Elle m’a racontĂ© qu’elle Ă©tait allĂ©e Ă  Londres, elle m’a Ă©numĂ©rĂ© tous les tableaux du British. Telle que vous me voyez, en sortant de chez vous je vais fourrer un carton chez ce monstre. Et ne croyez pas que ce soit des plus faciles, car sous prĂ©texte qu’elle est mourante elle est toujours chez elle et, qu’on y aille Ă  sept heures du soir ou Ă  neuf heures du matin, elle est prĂȘte Ă  vous offrir des tartes aux fraises. — Mais bien entendu, voyons, c’est un monstre, dit Mme de Guermantes Ă  un regard interrogatif de sa tante. C’est une personne impossible elle dit plumitif », enfin des choses comme ça. — Qu’est-ce que ça veut dire plumitif » ? demanda Mme de Villeparisis Ă  sa niĂšce ? — Mais je n’en sais rien ! s’écria la duchesse avec une indignation feinte. Je ne veux pas le savoir. Je ne parle pas ce français-lĂ . Et voyant que sa tante ne savait vraiment pas ce que voulait dire plumitif, pour avoir la satisfaction de montrer qu’elle Ă©tait savante autant que puriste et pour se moquer de sa tante aprĂšs s’ĂȘtre moquĂ©e de Mme de Cambremer — Mais si, dit-elle avec un demi-rire, que les restes de la mauvaise humeur jouĂ©e rĂ©primaient, tout le monde sait ça, un plumitif c’est un Ă©crivain, c’est quelqu’un qui tient une plume. Mais c’est une horreur de mot. C’est Ă  vous faire tomber vos dents de sagesse. Jamais on ne me ferait dire ça. — Comment, c’est le frĂšre ! je n’ai pas encore rĂ©alisĂ©. Mais au fond ce n’est pas incomprĂ©hensible. Elle a la mĂȘme humilitĂ© de descente de lit et les mĂȘmes ressources de bibliothĂšque tournante. Elle est aussi flagorneuse que lui et aussi embĂȘtante. Je commence Ă  me faire assez bien Ă  l’idĂ©e de cette parentĂ©. — Assieds-toi, on va prendre un peu de thĂ©, dit Mme de Villeparisis Ă  Mme de Guermantes, sers-toi toi-mĂȘme, toi tu n’as pas besoin de voir les portraits de tes arriĂšre-grand’mĂšres, tu les connais aussi bien que moi. Mme de Villeparisis revint bientĂŽt s’asseoir et se mit Ă  peindre. Tout le monde se rapprocha, j’en profitai pour aller vers Legrandin et, ne trouvant rien de coupable Ă  sa prĂ©sence chez Mme de Villeparisis, je lui dis sans songer combien j’allais Ă  la fois le blesser et lui faire croire Ă  l’intention de le blesser Eh bien, monsieur, je suis presque excusĂ© d’ĂȘtre dans un salon puisque je vous y trouve. » M. Legrandin conclut de ces paroles ce fut du moins le jugement qu’il porta sur moi quelques jours plus tard que j’étais un petit ĂȘtre fonciĂšrement mĂ©chant qui ne se plaisait qu’au mal. Vous pourriez avoir la politesse de commencer par me dire bonjour », me rĂ©pondit-il, sans me donner la main et d’une voix rageuse et vulgaire que je ne lui soupçonnais pas et qui, nullement en rapport rationnel avec ce qu’il disait d’habitude, en avait un autre plus immĂ©diat et plus saisissant avec quelque chose qu’il Ă©prouvait. C’est que, ce que nous Ă©prouvons, comme nous sommes dĂ©cidĂ©s Ă  toujours le cacher, nous n’avons jamais pensĂ© Ă  la façon dont nous l’exprimerions. Et tout d’un coup, c’est en nous une bĂȘte immonde et inconnue qui se fait entendre et dont l’accent parfois peut aller jusqu’à faire aussi peur Ă  qui reçoit cette confidence involontaire, elliptique et presque irrĂ©sistible de votre dĂ©faut ou de votre vice, que ferait l’aveu soudain indirectement et bizarrement profĂ©rĂ© par un criminel ne pouvant s’empĂȘcher de confesser un meurtre dont vous ne le saviez pas coupable. Certes je savais bien que l’idĂ©alisme, mĂȘme subjectif, n’empĂȘche pas de grands philosophes de rester gourmands ou de se prĂ©senter avec tĂ©nacitĂ© Ă  l’AcadĂ©mie. Mais vraiment Legrandin n’avait pas besoin de rappeler si souvent qu’il appartenait Ă  une autre planĂšte quand tous ses mouvements convulsifs de colĂšre ou d’amabilitĂ© Ă©taient gouvernĂ©s par le dĂ©sir d’avoir une bonne position dans celle-ci. — Naturellement, quand on me persĂ©cute vingt fois de suite pour me faire venir quelque part, continua-t-il Ă  voix basse, quoique j’aie bien droit Ă  ma libertĂ©, je ne peux pourtant pas agir comme un rustre. Mme de Guermantes s’était assise. Son nom, comme il Ă©tait accompagnĂ© de son titre, ajoutait Ă  sa personne physique son duchĂ© qui se projetait autour d’elle et faisait rĂ©gner la fraĂźcheur ombreuse et dorĂ©e des bois des Guermantes au milieu du salon, Ă  l’entour du pouf oĂč elle Ă©tait. Je me sentais seulement Ă©tonnĂ© que leur ressemblance ne fĂ»t pas plus lisible sur le visage de la duchesse, lequel n’avait rien de vĂ©gĂ©tal et oĂč tout au plus le couperosĂ© des joues — qui auraient dĂ», semblait-il, ĂȘtre blasonnĂ©es par le nom de Guermantes — Ă©tait l’effet, mais non l’image, de longues chevauchĂ©es au grand air. Plus tard, quand elle me fut devenue indiffĂ©rente, je connus bien des particularitĂ©s de la duchesse, et notamment afin de m’en tenir pour le moment Ă  ce dont je subissais dĂ©jĂ  le charme alors sans savoir le distinguer ses yeux, oĂč Ă©tait captif comme dans un tableau le ciel bleu d’une aprĂšs-midi de France, largement dĂ©couvert, baignĂ© de lumiĂšre mĂȘme quand elle ne brillait pas ; et une voix qu’on eĂ»t crue, aux premiers sons enrouĂ©s, presque canaille, oĂč traĂźnait, comme sur les marches de l’église de Combray ou la pĂątisserie de la place, l’or paresseux et gras d’un soleil de province. Mais ce premier jour je ne discernais rien, mon ardente attention volatilisait immĂ©diatement le peu que j’eusse pu recueillir et oĂč j’aurais pu retrouver quelque chose du nom de Guermantes. En tout cas je me disais que c’était bien elle que dĂ©signait pour tout le monde le nom de duchesse de Guermantes la vie inconcevable que ce nom signifiait, ce corps la contenait bien ; il venait de l’introduire au milieu d’ĂȘtres diffĂ©rents, dans ce salon qui la circonvenait de toutes parts et sur lequel elle exerçait une rĂ©action si vive que je croyais voir, lĂ  oĂč cette vie cessait de s’étendre, une frange d’effervescence en dĂ©limiter les frontiĂšres dans la circonfĂ©rence que dĂ©coupait sur le tapis le ballon de la jupe de pĂ©kin bleu, et, dans les prunelles claires de la duchesse, Ă  l’intersection des prĂ©occupations, des souvenirs, de la pensĂ©e incomprĂ©hensible, mĂ©prisante, amusĂ©e et curieuse qui les remplissaient, et des images Ă©trangĂšres qui s’y reflĂ©taient. Peut-ĂȘtre eussĂ©-je Ă©tĂ© un peu moins Ă©mu si je l’eusse rencontrĂ©e chez Mme de Villeparisis Ă  une soirĂ©e, au lieu de la voir ainsi Ă  un des jours » de la marquise, Ă  un de ces thĂ©s qui ne sont pour les femmes qu’une courte halte au milieu de leur sortie et oĂč, gardant le chapeau avec lequel elles viennent de faire leurs courses, elles apportent dans l’enfilade des salons la qualitĂ© de l’air du dehors et donnent plus jour sur Paris Ă  la fin de l’aprĂšs-midi que ne font les hautes fenĂȘtres ouvertes dans lesquelles on entend les roulements des victorias Mme de Guermantes Ă©tait coiffĂ©e d’un canotier fleuri de bleuets ; et ce qu’ils m’évoquaient, ce n’était pas, sur les sillons de Combray oĂč si souvent j’en avais cueilli, sur le talus contigu Ă  la haie de Tansonville, les soleils des lointaines annĂ©es, c’était l’odeur et la poussiĂšre du crĂ©puscule, telles qu’elles Ă©taient tout Ă  l’heure, au moment oĂč Mme de Guermantes venait de les traverser, rue de la Paix. D’un air souriant, dĂ©daigneux et vague, tout en faisant la moue avec ses lĂšvres serrĂ©es, de la pointe de son ombrelle, comme de l’extrĂȘme antenne de sa vie mystĂ©rieuse, elle dessinait des ronds sur le tapis, puis, avec cette attention indiffĂ©rente qui commence par ĂŽter tout point de contact avec ce que l’on considĂšre soi-mĂȘme, son regard fixait tour Ă  tour chacun de nous, puis inspectait les canapĂ©s et les fauteuils mais en s’adoucissant alors de cette sympathie humaine qu’éveille la prĂ©sence mĂȘme insignifiante d’une chose que l’on connaĂźt, d’une chose qui est presque une personne ; ces meubles n’étaient pas comme nous, ils Ă©taient vaguement de son monde, ils Ă©taient liĂ©s Ă  la vie de sa tante ; puis du meuble de Beauvais ce regard Ă©tait ramenĂ© Ă  la personne qui y Ă©tait assise et reprenait alors le mĂȘme air de perspicacitĂ© et de cette mĂȘme dĂ©sapprobation que le respect de Mme de Guermantes pour sa tante l’eĂ»t empĂȘchĂ©e d’exprimer, mais enfin qu’elle eĂ»t Ă©prouvĂ©e si elle eĂ»t constatĂ© sur les fauteuils au lieu de notre prĂ©sence celle d’une tache de graisse ou d’une couche de poussiĂšre. L’excellent Ă©crivain G
 entra ; il venait faire Ă  Mme de Villeparisis une visite qu’il considĂ©rait comme une corvĂ©e. La duchesse, qui fut enchantĂ©e de le retrouver, ne lui fit pourtant pas signe, mais tout naturellement il vint prĂšs d’elle, le charme qu’elle avait, son tact, sa simplicitĂ© la lui faisant considĂ©rer comme une femme d’esprit. D’ailleurs la politesse lui faisait un devoir d’aller auprĂšs d’elle, car, comme il Ă©tait agrĂ©able et cĂ©lĂšbre, Mme de Guermantes l’invitait souvent Ă  dĂ©jeuner mĂȘme en tĂȘte Ă  tĂȘte avec elle et son mari, ou l’automne, Ă  Guermantes, profitait de cette intimitĂ© pour le convier certains soirs Ă  dĂźner avec des altesses curieuses de le rencontrer. Car la duchesse aimait Ă  recevoir certains hommes d’élite, Ă  la condition toutefois qu’ils fussent garçons, condition que, mĂȘme mariĂ©s, ils remplissaient toujours pour elle, car comme leurs femmes, toujours plus ou moins vulgaires, eussent fait tache dans un salon oĂč il n’y avait que les plus Ă©lĂ©gantes beautĂ©s de Paris, c’est toujours sans elles qu’ils Ă©taient invitĂ©s ; et le duc, pour prĂ©venir toute susceptibilitĂ©, expliquait Ă  ces veufs malgrĂ© eux que la duchesse ne recevait pas de femmes, ne supportait pas la sociĂ©tĂ© des femmes, presque comme si c’était par ordonnance du mĂ©decin et comme il eĂ»t dit qu’elle ne pouvait rester dans une chambre oĂč il y avait des odeurs, manger trop salĂ©, voyager en arriĂšre ou porter un corset. Il est vrai que ces grands hommes voyaient chez les Guermantes la princesse de Parme, la princesse de Sagan que Françoise, entendant toujours parler d’elle, finit par appeler, croyant ce fĂ©minin exigĂ© par la grammaire, la Sagante, et bien d’autres, mais on justifiait leur prĂ©sence en disant que c’était la famille, ou des amies d’enfance qu’on ne pouvait Ă©liminer. PersuadĂ©s ou non par les explications que le duc de Guermantes leur avait donnĂ©es sur la singuliĂšre maladie de la duchesse de ne pouvoir frĂ©quenter des femmes, les grands hommes les transmettaient Ă  leurs Ă©pouses. Quelques-unes pensaient que la maladie n’était qu’un prĂ©texte pour cacher sa jalousie, parce que la duchesse voulait ĂȘtre seule Ă  rĂ©gner sur une cour d’adorateurs. De plus naĂŻves encore pensaient que peut-ĂȘtre la duchesse avait un genre singulier, voire un passĂ© scandaleux, que les femmes ne voulaient pas aller chez elle, et qu’elle donnait le nom de sa fantaisie Ă  la nĂ©cessitĂ©. Les meilleures, entendant leur mari dire monts et merveilles de l’esprit de la duchesse, estimaient que celle-ci Ă©tait si supĂ©rieure au reste des femmes qu’elle s’ennuyait dans leur sociĂ©tĂ© car elles ne savent parler de rien. Et il est vrai que la duchesse s’ennuyait auprĂšs des femmes, si leur qualitĂ© princiĂšre ne leur donnait pas un intĂ©rĂȘt particulier. Mais les Ă©pouses Ă©liminĂ©es se trompaient quand elles s’imaginaient qu’elle ne voulait recevoir que des hommes pour pouvoir parler littĂ©rature, science et philosophie. Car elle n’en parlait jamais, du moins avec les grands intellectuels. Si, en vertu de la mĂȘme tradition de famille qui fait que les filles de grands militaires gardent au milieu de leurs prĂ©occupations les plus vaniteuses le respect des choses de l’armĂ©e, petite-fille de femmes qui avaient Ă©tĂ© liĂ©es avec Thiers, MĂ©rimĂ©e et Augier, elle pensait qu’avant tout il faut garder dans son salon une place aux gens d’esprit, mais avait d’autre part retenu de la façon Ă  la fois condescendante et intime dont ces hommes cĂ©lĂšbres Ă©taient reçus Ă  Guermantes le pli de considĂ©rer les gens de talent comme des relations familiĂšres dont le talent ne vous Ă©blouit pas, Ă  qui on ne parle pas de leurs Ɠuvres, ce qui ne les intĂ©resserait d’ailleurs pas. Puis le genre d’esprit MĂ©rimĂ©e et Meilhac et HalĂ©vy, qui Ă©tait le sien, la portait, par contraste avec le sentimentalisme verbal d’une Ă©poque antĂ©rieure, Ă  un genre de conversation qui rejette tout ce qui est grandes phrases et expression de sentiments Ă©levĂ©s, et faisait qu’elle mettait une sorte d’élĂ©gance quand elle Ă©tait avec un poĂšte ou un musicien Ă  ne parler que des plats qu’on mangeait ou de la partie de cartes qu’on allait faire. Cette abstention avait, pour un tiers peu au courant, quelque chose de troublant qui allait jusqu’au mystĂšre. Si Mme de Guermantes lui demandait s’il lui ferait plaisir d’ĂȘtre invitĂ© avec tel poĂšte cĂ©lĂšbre, dĂ©vorĂ© de curiositĂ© il arrivait Ă  l’heure dite. La duchesse parlait au poĂšte du temps qu’il faisait. On passait Ă  table. Aimez-vous cette façon de faire les Ɠufs ? » demandait-elle au poĂšte. Devant son assentiment, qu’elle partageait, car tout ce qui Ă©tait chez elle lui paraissait exquis, jusqu’à un cidre affreux qu’elle faisait venir de Guermantes Redonnez des Ɠufs Ă  monsieur », ordonnait-elle au maĂźtre d’hĂŽtel, cependant que le tiers, anxieux, attendait toujours ce qu’avaient sĂ»rement eu l’intention de se dire, puisqu’ils avaient arrangĂ© de se voir malgrĂ© mille difficultĂ©s avant son dĂ©part, le poĂšte et la duchesse. Mais le repas continuait, les plats Ă©taient enlevĂ©s les uns aprĂšs les autres, non sans fournir Ă  Mme de Guermantes l’occasion de spirituelles plaisanteries ou de fines historiettes. Cependant le poĂšte mangeait toujours sans que duc ou duchesse eussent eu l’air de se rappeler qu’il Ă©tait poĂšte. Et bientĂŽt le dĂ©jeuner Ă©tait fini et on se disait adieu, sans avoir dit un mot de la poĂ©sie, que tout le monde pourtant aimait, mais dont, par une rĂ©serve analogue Ă  celle dont Swann m’avait donnĂ© l’avant-goĂ»t, personne ne parlait. Cette rĂ©serve Ă©tait simplement de bon ton. Mais pour le tiers, s’il y rĂ©flĂ©chissait un peu, elle avait quelque chose de fort mĂ©lancolique, et les repas du milieu Guermantes faisaient alors penser Ă  ces heures que des amoureux timides passent souvent ensemble Ă  parler de banalitĂ©s jusqu’au moment de se quitter, et sans que, soit timiditĂ©, pudeur, ou maladresse, le grand secret qu’ils seraient plus heureux d’avouer ait pu jamais passer de leur cƓur Ă  leurs lĂšvres. D’ailleurs il faut ajouter que ce silence gardĂ© sur les choses profondes qu’on attendait toujours en vain le moment de voir aborder, s’il pouvait passer pour caractĂ©ristique de la duchesse, n’était pas chez elle absolu. Mme de Guermantes avait passĂ© sa jeunesse dans un milieu un peu diffĂ©rent, aussi aristocratique, mais moins brillant et surtout moins futile que celui oĂč elle vivait aujourd’hui, et de grande culture. Il avait laissĂ© Ă  sa frivolitĂ© actuelle une sorte de tuf plus solide, invisiblement nourricier et oĂč mĂȘme la duchesse allait chercher fort rarement car elle dĂ©testait le pĂ©dantisme quelque citation de Victor Hugo ou de Lamartine qui, fort bien appropriĂ©e, dite avec un regard senti de ses beaux yeux, ne manquait pas de surprendre et de charmer. Parfois mĂȘme, sans prĂ©tentions, avec pertinence et simplicitĂ©, elle donnait Ă  un auteur dramatique acadĂ©micien quelque conseil sagace, lui faisait attĂ©nuer une situation ou changer un dĂ©nouement. Si, dans le salon de Mme de Villeparisis, tout autant que dans l’église de Combray, au mariage de Mlle Percepied, j’avais peine Ă  retrouver dans le beau visage, trop humain, de Mme de Guermantes, l’inconnu de son nom, je pensais du moins que, quand elle parlerait, sa causerie, profonde, mystĂ©rieuse, aurait une Ă©trangetĂ© de tapisserie mĂ©diĂ©vale, de vitrail gothique. Mais pour que je n’eusse pas Ă©tĂ© déçu par les paroles que j’entendrais prononcer Ă  une personne qui s’appelait Mme de Guermantes, mĂȘme si je ne l’eusse pas aimĂ©e, il n’eĂ»t pas suffi que les paroles fussent fines, belles et profondes, il eĂ»t fallu qu’elles reflĂ©tassent cette couleur amarante de la derniĂšre syllabe de son nom, cette couleur que je m’étais dĂšs le premier jour Ă©tonnĂ© de ne pas trouver dans sa personne et que j’avais fait se rĂ©fugier dans sa pensĂ©e. Sans doute j’avais dĂ©jĂ  entendu Mme de Villeparisis, Saint-Loup, des gens dont l’intelligence n’avait rien d’extraordinaire prononcer sans prĂ©caution ce nom de Guermantes, simplement comme Ă©tant celui d’une personne qui allait venir en visite ou avec qui on devait dĂźner, en n’ayant pas l’air de sentir, dans ce nom, des aspects de bois jaunissants et tout un mystĂ©rieux coin de province. Mais ce devait ĂȘtre une affectation de leur part comme quand les poĂštes classiques ne nous avertissent pas des intentions profondes qu’ils ont cependant eues, affectation que moi aussi je m’efforçais d’imiter en disant sur le ton le plus naturel la duchesse de Guermantes, comme un nom qui eĂ»t ressemblĂ© Ă  d’autres. Du reste tout le monde assurait que c’était une femme trĂšs intelligente, d’une conversation spirituelle, vivant dans une petite coterie des plus intĂ©ressantes paroles qui se faisaient complices de mon rĂȘve. Car quand ils disaient coterie intelligente, conversation spirituelle, ce n’est nullement l’intelligence telle que je la connaissais que j’imaginais, fĂ»t-ce celle des plus grands esprits, ce n’était nullement de gens comme Bergotte que je composais cette coterie. Non, par intelligence, j’entendais une facultĂ© ineffable, dorĂ©e, imprĂ©gnĂ©e d’une fraĂźcheur sylvestre. MĂȘme en tenant les propos les plus intelligents dans le sens oĂč je prenais le mot intelligent » quand il s’agissait d’un philosophe ou d’un critique, Mme de Guermantes aurait peut-ĂȘtre déçu plus encore mon attente d’une facultĂ© si particuliĂšre, que si, dans une conversation insignifiante, elle s’était contentĂ©e de parler de recettes de cuisine ou de mobilier de chĂąteau, de citer des noms de voisines ou de parents Ă  elle, qui m’eussent Ă©voquĂ© sa vie. — Je croyais trouver Basin ici, il comptait venir vous voir, dit Mme de Guermantes Ă  sa tante. — Je ne l’ai pas vu, ton mari, depuis plusieurs jours, rĂ©pondit d’un ton susceptible et fĂąchĂ© Mme de Villeparisis. Je ne l’ai pas vu, ou enfin peut-ĂȘtre une fois, depuis cette charmante plaisanterie de se faire annoncer comme la reine de SuĂšde. Pour sourire Mme de Guermantes pinça le coin de ses lĂšvres comme si elle avait mordu sa voilette. — Nous avons dĂźnĂ© avec elle hier chez Blanche Leroi, vous ne la reconnaĂźtriez pas, elle est devenue Ă©norme, je suis sĂ»re qu’elle est malade. — Je disais justement Ă  ces messieurs que tu lui trouvais l’air d’une grenouille. Mme de Guermantes fit entendre une espĂšce de bruit rauque qui signifiait qu’elle ricanait par acquit de conscience. — Je ne savais pas que j’avais fait cette jolie comparaison, mais, dans ce cas, maintenant c’est la grenouille qui a rĂ©ussi Ă  devenir aussi grosse que le bƓuf. Ou plutĂŽt ce n’est pas tout Ă  fait cela, parce que toute sa grosseur s’est amoncelĂ©e sur le ventre, c’est plutĂŽt une grenouille dans une position intĂ©ressante. — Ah ! je trouve ton image drĂŽle, dit Mme de Villeparisis qui Ă©tait au fond assez fiĂšre, pour ses visiteurs, de l’esprit de sa niĂšce. — Elle est surtout arbitraire, rĂ©pondit Mme de Guermantes en dĂ©tachant ironiquement cette Ă©pithĂšte choisie, comme eĂ»t fait Swann, car j’avoue n’avoir jamais vu de grenouille en couches. En tout cas cette grenouille, qui d’ailleurs ne demande pas de roi, car je ne l’ai jamais vue plus folĂątre que depuis la mort de son Ă©poux, doit venir dĂźner Ă  la maison un jour de la semaine prochaine. J’ai dit que je vous prĂ©viendrais Ă  tout hasard. Mme de Villeparisis fit entendre une sorte de grommellement indistinct. — Je sais qu’elle a dĂźnĂ© avant-hier chez Mme de Mecklembourg, ajouta-t-elle. Il y avait Hannibal de BrĂ©autĂ©. Il est venu me le raconter, assez drĂŽlement je dois dire. — Il y avait Ă  ce dĂźner quelqu’un de bien plus spirituel encore que Babal, dit Mme de Guermantes, qui, si intime qu’elle fĂ»t avec M. de BrĂ©autĂ©-Consalvi, tenait Ă  le montrer en l’appelant par ce diminutif. C’est M. Bergotte. Je n’avais pas songĂ© que Bergotte pĂ»t ĂȘtre considĂ©rĂ© comme spirituel ; de plus il m’apparaissait comme mĂȘlĂ© Ă  l’humanitĂ© intelligente, c’est-Ă -dire infiniment distant de ce royaume mystĂ©rieux que j’avais aperçu sous les toiles de pourpre d’une baignoire et oĂč M. de BrĂ©autĂ©, faisant rire la duchesse, tenait avec elle, dans la langue des Dieux, cette chose inimaginable une conversation entre gens du faubourg Saint-Germain. Je fus navrĂ© de voir l’équilibre se rompre et Bergotte passer par-dessus M. de BrĂ©autĂ©. Mais, surtout, je fus dĂ©sespĂ©rĂ© d’avoir Ă©vitĂ© Bergotte le soir de PhĂšdre, de ne pas ĂȘtre allĂ© Ă  lui, en entendant Mme de Guermantes dire Ă  Mme de Villeparisis — C’est la seule personne que j’aie envie de connaĂźtre, ajouta la duchesse en qui on pouvait toujours, comme au moment d’une marĂ©e spirituelle, voir le flux d’une curiositĂ© Ă  l’égard des intellectuels cĂ©lĂšbres croiser en route le reflux du snobisme aristocratique. Cela me ferait un plaisir ! La prĂ©sence de Bergotte Ă  cĂŽtĂ© de moi, prĂ©sence qu’il m’eĂ»t Ă©tĂ© si facile d’obtenir, mais que j’aurais crue capable de donner une mauvaise idĂ©e de moi Ă  Mme de Guermantes, eĂ»t sans doute eu au contraire pour rĂ©sultat qu’elle m’eĂ»t fait signe de venir dans sa baignoire et m’eĂ»t demandĂ© d’amener un jour dĂ©jeuner le grand Ă©crivain. — Il paraĂźt qu’il n’a pas Ă©tĂ© trĂšs aimable, on l’a prĂ©sentĂ© Ă  M. de Cobourg et il ne lui a pas dit un mot, ajouta Mme de Guermantes, en signalant ce trait curieux comme elle aurait racontĂ© qu’un Chinois se serait mouchĂ© avec du papier. Il ne lui a pas dit une fois Monseigneur », ajouta-t-elle, d’un air amusĂ© par ce dĂ©tail aussi important pour elle que le refus par un protestant, au cours d’une audience du pape, de se mettre Ă  genoux devant Sa SaintetĂ©. IntĂ©ressĂ©e par ces particularitĂ©s de Bergotte, elle n’avait d’ailleurs pas l’air de les trouver blĂąmables, et paraissait plutĂŽt lui en faire un mĂ©rite sans qu’elle sĂ»t elle-mĂȘme exactement de quel genre. MalgrĂ© cette façon Ă©trange de comprendre l’originalitĂ© de Bergotte, il m’arriva plus tard de ne pas trouver tout Ă  fait nĂ©gligeable que Mme de Guermantes, au grand Ă©tonnement de beaucoup, trouvĂąt Bergotte plus spirituel que M. de BrĂ©autĂ©. Ces jugements subversifs, isolĂ©s et, malgrĂ© tout, justes, sont ainsi portĂ©s dans le monde par de rares personnes supĂ©rieures aux autres. Et ils y dessinent les premiers linĂ©aments de la hiĂ©rarchie des valeurs telle que l’établira la gĂ©nĂ©ration suivante au lieu de s’en tenir Ă©ternellement Ă  l’ancienne. Le comte d’Argencourt, chargĂ© d’affaires de Belgique et petit-cousin par alliance de Mme de Villeparisis, entra en boitant, suivi bientĂŽt de deux jeunes gens, le baron de Guermantes et S. A. le duc de ChĂątellerault, Ă  qui Mme de Guermantes dit Bonjour, mon petit ChĂątellerault », d’un air distrait et sans bouger de son pouf, car elle Ă©tait une grande amie de la mĂšre du jeune duc, lequel avait, Ă  cause de cela et depuis son enfance, un extrĂȘme respect pour elle. Grands, minces, la peau et les cheveux dorĂ©s, tout Ă  fait de type Guermantes, ces deux jeunes gens avaient l’air d’une condensation de la lumiĂšre printaniĂšre et vespĂ©rale qui inondait le grand salon. Suivant une habitude qui Ă©tait Ă  la mode Ă  ce moment-lĂ , ils posĂšrent leurs hauts de forme par terre, prĂšs d’eux. L’historien de la Fronde pensa qu’ils Ă©taient gĂȘnĂ©s comme un paysan entrant Ă  la mairie et ne sachant que faire de son chapeau. Croyant devoir venir charitablement en aide Ă  la gaucherie et Ă  la timiditĂ© qu’il leur supposait — Non, non, leur dit-il, ne les posez pas par terre, vous allez les abĂźmer. Un regard du baron de Guermantes, en rendant oblique le plan de ses prunelles, y roula tout Ă  coup une couleur d’un bleu cru et tranchant qui glaça le bienveillant historien. — Comment s’appelle ce monsieur ? me demanda le baron, qui venait de m’ĂȘtre prĂ©sentĂ© par Mme de Villeparisis. — M. Pierre, rĂ©pondis-je Ă  mi-voix. — Pierre de quoi ? — Pierre, c’est son nom, c’est un historien de grande valeur. — Ah !
 vous m’en direz tant. — Non, c’est une nouvelle habitude qu’ont ces messieurs de poser leurs chapeaux Ă  terre, expliqua Mme de Villeparisis, je suis comme vous, je ne m’y habitue pas. Mais j’aime mieux cela que mon neveu Robert qui laisse toujours le sien dans l’antichambre. Je lui dis, quand je le vois entrer ainsi, qu’il a l’air de l’horloger et je lui demande s’il vient remonter les pendules. — Vous parliez tout Ă  l’heure, madame la marquise, du chapeau de M. MolĂ©, nous allons bientĂŽt arriver Ă  faire, comme Aristote, un chapitre des chapeaux, dit l’historien de la Fronde, un peu rassurĂ© par l’intervention de Mme de Villeparisis, mais pourtant d’une voix encore si faible que, sauf moi, personne ne l’entendit. — Elle est vraiment Ă©tonnante la petite duchesse, dit M. d’Argencourt en montrant Mme de Guermantes qui causait avec G
 DĂšs qu’il y a un homme en vue dans un salon, il est toujours Ă  cĂŽtĂ© d’elle. Évidemment cela ne peut ĂȘtre que le grand pontife qui se trouve lĂ . Cela ne peut pas ĂȘtre tous les jours M. de Borelli, Schlumberger ou d’Avenel. Mais alors ce sera M. Pierre Loti ou Edmond Rostand. Hier soir, chez les Doudeauville, oĂč, entre parenthĂšses, elle Ă©tait splendide sous son diadĂšme d’émeraudes, dans une grande robe rose Ă  queue, elle avait d’un cĂŽtĂ© d’elle M. Deschanel, de l’autre l’ambassadeur d’Allemagne elle leur tenait tĂȘte sur la Chine ; le gros public, Ă  distance respectueuse, et qui n’entendait pas ce qu’ils disaient, se demandait s’il n’y allait pas y avoir la guerre. Vraiment on aurait dit une reine qui tenait le cercle. Chacun s’était rapprochĂ© de Mme de Villeparisis pour la voir peindre. — Ces fleurs sont d’un rose vraiment cĂ©leste, dit Legrandin, je veux dire couleur de ciel rose. Car il y a un rose ciel comme il y a un bleu ciel. Mais, murmura-t-il pour tĂącher de n’ĂȘtre entendu que de la marquise, je crois que je penche encore pour le soyeux, pour l’incarnat vivant de la copie que vous en faites. Ah ! vous laissez bien loin derriĂšre vous Pisanello et Van Huysun, leur herbier minutieux et mort. Un artiste, si modeste qu’il soit, accepte toujours d’ĂȘtre prĂ©fĂ©rĂ© Ă  ses rivaux et tĂąche seulement de leur rendre justice. — Ce qui vous fait cet effet-lĂ , c’est qu’ils peignaient des fleurs de ce temps-lĂ  que nous ne connaissons plus, mais ils avaient une bien grande science. — Ah ! des fleurs de ce temps-lĂ , comme c’est ingĂ©nieux, s’écria Legrandin. — Vous peignez en effet de belles fleurs de cerisier
 ou de roses de mai, dit l’historien de la Fronde non sans hĂ©sitation quant Ă  la fleur, mais avec de l’assurance dans la voix, car il commençait Ă  oublier l’incident des chapeaux. — Non, ce sont des fleurs de pommier, dit la duchesse de Guermantes en s’adressant Ă  sa tante. — Ah ! je vois que tu es une bonne campagnarde ; comme moi, tu sais distinguer les fleurs. — Ah ! oui, c’est vrai ! mais je croyais que la saison des pommiers Ă©tait dĂ©jĂ  passĂ©e, dit au hasard l’historien de la Fronde pour s’excuser. — Mais non, au contraire, ils ne sont pas en fleurs, ils ne le seront pas avant une quinzaine, peut-ĂȘtre trois semaines, dit l’archiviste qui, gĂ©rant un peu les propriĂ©tĂ©s de Mme de Villeparisis, Ă©tait plus au courant des choses de la campagne. — Oui, et encore dans les environs de Paris oĂč ils sont trĂšs en avance. En Normandie, par exemple, chez son pĂšre, dit-elle en dĂ©signant le duc de ChĂątellerault, qui a de magnifiques pommiers au bord de la mer, comme sur un paravent japonais, ils ne sont vraiment roses qu’aprĂšs le 20 mai. — Je ne les vois jamais, dit le jeune duc, parce que ça me donne la fiĂšvre des foins, c’est Ă©patant. — La fiĂšvre des foins, je n’ai jamais entendu parler de cela, dit l’historien. — C’est la maladie Ă  la mode, dit l’archiviste. — Ça dĂ©pend, cela ne vous donnerait peut-ĂȘtre rien si c’est une annĂ©e oĂč il y a des pommes. Vous savez le mot du Normand. Pour une annĂ©e oĂč il y a des pommes
 dit M. d’Argencourt, qui n’étant pas tout Ă  fait français, cherchait Ă  se donner l’air parisien. — Tu as raison, rĂ©pondit Ă  sa niĂšce Mme de Villeparisis, ce sont des pommiers du Midi. C’est une fleuriste qui m’a envoyĂ© ces branches-lĂ  en me demandant de les accepter. Cela vous Ă©tonne, monsieur VallenĂšres, dit-elle en se tournant vers l’archiviste, qu’une fleuriste m’envoie des branches de pommier ? Mais j’ai beau ĂȘtre une vieille dame, je connais du monde, j’ai quelques amis, ajouta-t-elle en souriant par simplicitĂ©, crut-on gĂ©nĂ©ralement, plutĂŽt, me sembla-t-il, parce qu’elle trouvait du piquant Ă  tirer vanitĂ© de l’amitiĂ© d’une fleuriste quand on avait d’aussi grandes relations. Bloch se leva pour venir Ă  son tour admirer les fleurs que peignait Mme de Villeparisis. — N’importe, marquise, dit l’historien regagnant sa chaise, quand mĂȘme reviendrait une de ces rĂ©volutions qui ont si souvent ensanglantĂ© l’histoire de France — et, mon Dieu, par les temps oĂč nous vivons on ne peut savoir, ajouta-t-il en jetant un regard circulaire et circonspect comme pour voir s’il ne se trouvait aucun mal pensant » dans le salon, encore qu’il n’en doutĂąt pas, — avec un talent pareil et vos cinq langues, vous seriez toujours sĂ»re de vous tirer d’affaire. L’historien de la Fronde goĂ»tait quelque repos, car il avait oubliĂ© ses insomnies. Mais il se rappela soudain qu’il n’avait pas dormi depuis six jours, alors une dure fatigue, nĂ©e de son esprit, s’empara de ses jambes, lui fit courber les Ă©paules, et son visage dĂ©solĂ© pendait, pareil Ă  celui d’un vieillard. Bloch voulut faire un geste pour exprimer son admiration, mais d’un coup de coude il renversa le vase oĂč Ă©tait la branche et toute l’eau se rĂ©pandit sur le tapis. — Vous avez vraiment des doigts de fĂ©e, dit Ă  la marquise l’historien qui, me tournant le dos Ă  ce moment-lĂ , ne s’était pas aperçu de la maladresse de Bloch. Mais celui-ci crut que ces mots s’appliquaient Ă  lui, et pour cacher sous une insolence la honte de sa gaucherie — Cela ne prĂ©sente aucune importance, dit-il, car je ne suis pas mouillĂ©. Mme de Villeparisis sonna et un valet de pied vint essuyer le tapis et ramasser les morceaux de verre. Elle invita les deux jeunes gens Ă  sa matinĂ©e ainsi que la duchesse de Guermantes Ă  qui elle recommanda — Pense Ă  dire Ă  GisĂšle et Ă  Berthe les duchesses d’Auberjon et de Portefin d’ĂȘtre lĂ  un peu avant deux heures pour m’aider, comme elle aurait dit Ă  des maĂźtres d’hĂŽtel extras d’arriver d’avance pour faire les compotiers. Elle n’avait avec ses parents princiers, pas plus qu’avec M. de Norpois, aucune de ces amabilitĂ©s qu’elle avait avec l’historien, avec Cottard, avec Bloch, avec moi, et ils semblaient n’avoir pour elle d’autre intĂ©rĂȘt que de les offrir en pĂąture Ă  notre curiositĂ©. C’est qu’elle savait qu’elle n’avait pas Ă  se gĂȘner avec des gens pour qui elle n’était pas une femme plus ou moins brillante, mais la sƓur susceptible, et mĂ©nagĂ©e, de leur pĂšre ou de leur oncle. Il ne lui eĂ»t servi Ă  rien de chercher Ă  briller vis-Ă -vis d’eux, Ă  qui cela ne pouvait donner le change sur le fort ou le faible de sa situation, et qui mieux que personne connaissaient son histoire et respectaient la race illustre dont elle Ă©tait issue. Mais surtout ils n’étaient plus pour elle qu’un rĂ©sidu mort qui ne fructifierait plus ; ils ne lui feraient pas connaĂźtre leurs nouveaux amis, partager leurs plaisirs. Elle ne pouvait obtenir que leur prĂ©sence ou la possibilitĂ© de parler d’eux Ă  sa rĂ©ception de cinq heures, comme plus tard dans ses MĂ©moires dont celle-ci n’était qu’une sorte de rĂ©pĂ©tition, de premiĂšre lecture Ă  haute voix devant un petit cercle. Et la compagnie que tous ces nobles parents lui servaient Ă  intĂ©resser, Ă  Ă©blouir, Ă  enchaĂźner, la compagnie des Cottard, des Bloch, des auteurs dramatiques notoires, historiens de la Fronde de tout genre, c’était dans celle-lĂ  que, pour Mme de Villeparisis — Ă  dĂ©faut de la partie du monde Ă©lĂ©gant qui n’allait pas chez elle — Ă©taient le mouvement, la nouveautĂ©, les divertissements et la vie ; c’étaient ces gens-lĂ  dont elle pouvait tirer des avantages sociaux qui valaient bien qu’elle leur fĂźt rencontrer quelquefois, sans qu’ils la connussent jamais, la duchesse de Guermantes des dĂźners avec des hommes remarquables dont les travaux l’avaient intĂ©ressĂ©e, un opĂ©ra-comique ou une pantomime toute montĂ©e que l’auteur faisait reprĂ©senter chez elle, des loges pour des spectacles curieux. Bloch se leva pour partir. Il avait dit tout haut que l’incident du vase de fleurs renversĂ© n’avait aucune importance, mais ce qu’il disait tout bas Ă©tait diffĂ©rent, plus diffĂ©rent encore ce qu’il pensait Quand on n’a pas des domestiques assez bien stylĂ©s pour savoir placer un vase sans risquer de tremper et mĂȘme de blesser les visiteurs on ne se mĂȘle pas d’avoir de ces luxes-lĂ  », grommelait-il tout bas. Il Ă©tait de ces gens susceptibles et nerveux » qui ne peuvent supporter d’avoir commis une maladresse qu’ils ne s’avouent pourtant pas, pour qui elle gĂąte toute la journĂ©e. Furieux, il se sentait des idĂ©es noires, ne voulait plus retourner dans le monde. C’était le moment oĂč un peu de distraction est nĂ©cessaire. Heureusement, dans une seconde, Mme de Villeparisis allait le retenir. Soit parce qu’elle connaissait les opinions de ses amis et le flot d’antisĂ©mitisme qui commençait Ă  monter, soit par distraction, elle ne l’avait pas prĂ©sentĂ© aux personnes qui se trouvaient lĂ . Lui, cependant, qui avait peu l’usage du monde, crut qu’en s’en allant il devait les saluer, par savoir-vivre, mais sans amabilitĂ© ; il inclina plusieurs fois le front, enfonça son menton barbu dans son faux-col, regardant successivement chacun Ă  travers son lorgnon, d’un air froid et mĂ©content. Mais Mme de Villeparisis l’arrĂȘta ; elle avait encore Ă  lui parler du petit acte qui devait ĂȘtre donnĂ© chez elle, et d’autre part elle n’aurait pas voulu qu’il partĂźt sans avoir eu la satisfaction de connaĂźtre M. de Norpois qu’elle s’étonnait de ne pas voir entrer, et bien que cette prĂ©sentation fĂ»t superflue, car Bloch Ă©tait dĂ©jĂ  rĂ©solu Ă  persuader aux deux artistes dont il avait parlĂ© de venir chanter Ă  l’Ɠil chez la marquise, dans l’intĂ©rĂȘt de leur gloire, Ă  une de ces rĂ©ceptions oĂč frĂ©quentait l’élite de l’Europe. Il avait mĂȘme proposĂ© en plus une tragĂ©dienne aux yeux purs, belle comme HĂ©ra », qui dirait des proses lyriques avec le sens de la beautĂ© plastique. Mais Ă  son nom Mme de Villeparisis avait refusĂ©, car c’était l’amie de Saint-Loup. — J’ai de meilleures nouvelles, me dit-elle Ă  l’oreille, je crois que cela ne bat plus que d’une aile et qu’ils ne tarderont pas Ă  ĂȘtre sĂ©parĂ©s, malgrĂ© un officier qui a jouĂ© un rĂŽle abominable dans tout cela, ajouta-t-elle. Car la famille de Robert commençait Ă  en vouloir Ă  mort Ă  M. de Borodino qui avait donnĂ© la permission pour Bruges, sur les instances du coiffeur, et l’accusait de favoriser une liaison infĂąme. C’est quelqu’un de trĂšs mal, me dit Mme de Villeparisis, avec l’accent vertueux des Guermantes mĂȘme les plus dĂ©pravĂ©s. De trĂšs, trĂšs mal, reprit-elle en mettant trois t Ă  trĂšs. On sentait qu’elle ne doutait pas qu’il ne fĂ»t en tiers dans toutes les orgies. Mais comme l’amabilitĂ© Ă©tait chez la marquise l’habitude dominante, son expression de sĂ©vĂ©ritĂ© froncĂ©e envers l’horrible capitaine, dont elle dit avec une emphase ironique le nom le Prince de Borodino, en femme pour qui l’Empire ne compte pas, s’acheva en un tendre sourire Ă  mon adresse avec un clignement d’Ɠil mĂ©canique de connivence vague avec moi. — J’aime beaucoup de Saint-Loup-en-Bray, dit Bloch, quoiqu’il soit un mauvais chien, parce qu’il est extrĂȘmement bien Ă©levĂ©. J’aime beaucoup, pas lui, mais les personnes extrĂȘmement bien Ă©levĂ©es, c’est si rare, continua-t-il sans se rendre compte, parce qu’il Ă©tait lui-mĂȘme trĂšs mal Ă©levĂ©, combien ses paroles dĂ©plaisaient. Je vais vous citer une preuve que je trouve trĂšs frappante de sa parfaite Ă©ducation. Je l’ai rencontrĂ© une fois avec un jeune homme, comme il allait monter sur son char aux belles jantes, aprĂšs avoir passĂ© lui-mĂȘme les courroies splendides Ă  deux chevaux nourris d’avoine et d’orge et qu’il n’est pas besoin d’exciter avec le fouet Ă©tincelant. Il nous prĂ©senta, mais je n’entendis pas le nom du jeune homme, car on n’entend jamais le nom des personnes Ă  qui on vous prĂ©sente, ajouta-t-il en riant parce que c’était une plaisanterie de son pĂšre. De Saint-Loup-en-Bray resta simple, ne fit pas de frais exagĂ©rĂ©s pour le jeune homme, ne parut gĂȘnĂ© en aucune façon. Or, par hasard, j’ai appris quelques jours aprĂšs que le jeune homme Ă©tait le fils de Sir Rufus IsraĂ«l ! La fin de cette histoire parut moins choquante que son dĂ©but, car elle resta incomprĂ©hensible pour les personnes prĂ©sentes. En effet, Sir Rufus IsraĂ«l, qui semblait Ă  Bloch et Ă  son pĂšre un personnage presque royal devant lequel Saint-Loup devait trembler, Ă©tait au contraire aux yeux du milieu Guermantes un Ă©tranger parvenu, tolĂ©rĂ© par le monde, et de l’amitiĂ© de qui on n’eĂ»t pas eu l’idĂ©e de s’enorgueillir, bien au contraire ! — Je l’ai appris, dit Bloch, par le fondĂ© de pouvoir de Sir Rufus IsraĂ«l, lequel est un ami de mon pĂšre et un homme tout Ă  fait extraordinaire. Ah ! un individu absolument curieux, ajouta-t-il, avec cette Ă©nergie affirmative, cet accent d’enthousiasme qu’on n’apporte qu’aux convictions qu’on ne s’est pas formĂ©es soi-mĂȘme. Bloch s’était montrĂ© enchantĂ© de l’idĂ©e de connaĂźtre M. de Norpois. — Il eĂ»t aimĂ©, disait-il, le faire parler sur l’affaire Dreyfus. Il y a lĂ  une mentalitĂ© que je connais mal et ce serait assez piquant de prendre une interview Ă  ce diplomate considĂ©rable, dit-il d’un ton sarcastique pour ne pas avoir l’air de se juger infĂ©rieur Ă  l’Ambassadeur. — Dis-moi, reprit Bloch en me parlant tout bas, quelle fortune peut avoir Saint-Loup ? Tu comprends bien que, si je te demande cela, je m’en moque comme de l’an quarante, mais c’est au point de vue balzacien, tu comprends. Et tu ne sais mĂȘme pas en quoi c’est placĂ©, s’il a des valeurs françaises, Ă©trangĂšres, des terres ? Je ne pus le renseigner en rien. Cessant de parler Ă  mi-voix, Bloch demanda trĂšs haut la permission d’ouvrir les fenĂȘtres et, sans attendre la rĂ©ponse, se dirigea vers celles-ci. Mme de Villeparisis dit qu’il Ă©tait impossible d’ouvrir, qu’elle Ă©tait enrhumĂ©e. Ah ! si ça doit vous faire du mal ! rĂ©pondit Bloch, déçu. Mais on peut dire qu’il fait chaud ! » Et se mettant Ă  rire, il fit faire Ă  ses regards qui tournĂšrent autour de l’assistance une quĂȘte qui rĂ©clamait un appui contre Mme de Villeparisis. Il ne le rencontra pas, parmi ces gens bien Ă©levĂ©s. Ses yeux allumĂ©s, qui n’avaient pu dĂ©baucher personne, reprirent avec rĂ©signation leur sĂ©rieux ; il dĂ©clara en matiĂšre de dĂ©faite Il fait au moins 22 degrĂ©s 25 ! Cela ne m’étonne pas. Je suis presque en nage. Et je n’ai pas, comme le sage AntĂ©nor, fils du fleuve Alpheios, la facultĂ© de me tremper dans l’onde paternelle, pour Ă©tancher ma sueur, avant de me mettre dans une baignoire polie et de m’oindre d’une huile parfumĂ©e. » Et avec ce besoin qu’on a d’esquisser Ă  l’usage des autres des thĂ©ories mĂ©dicales dont l’application serait favorable Ă  notre propre bien-ĂȘtre Puisque vous croyez que c’est bon pour vous ! Moi je crois tout le contraire. C’est justement ce qui vous enrhume. » Mme de Villeparisis regretta qu’il eĂ»t dit cela aussi tout haut, mais n’y attacha pas grande importance quand elle vit que l’archiviste, dont les opinions nationalistes la tenaient pour ainsi dire Ă  la chaĂźne, se trouvait placĂ© trop loin pour avoir pu entendre. Elle fut plus choquĂ©e d’entendre que Bloch, entraĂźnĂ© par le dĂ©mon de sa mauvaise Ă©ducation qui l’avait prĂ©alablement rendu aveugle, lui demandait, en riant Ă  la plaisanterie paternelle N’ai-je pas lu de lui une savante Ă©tude oĂč il dĂ©montrait pour quelles raisons irrĂ©futables la guerre russo-japonaise devait se terminer par la victoire des Russes et la dĂ©faite des Japonais ? Et n’est-il pas un peu gĂąteux ? Il me semble que c’est lui que j’ai vu viser son siĂšge, avant d’aller s’y asseoir, en glissant comme sur des roulettes. » — Jamais de la vie ! Attendez un instant, ajouta la marquise, je ne sais pas ce qu’il peut faire. Elle sonna et quand le domestique fut entrĂ©, comme elle ne dissimulait nullement et mĂȘme aimait Ă  montrer que son vieil ami passait la plus grande partie de son temps chez elle — Allez donc dire Ă  M. de Norpois de venir, il est en train de classer des papiers dans mon bureau, il a dit qu’il viendrait dans vingt minutes et voilĂ  une heure trois quarts que je l’attends. Il vous parlera de l’affaire Dreyfus, de tout ce que vous voudrez, dit-elle d’un ton boudeur Ă  Bloch, il n’approuve pas beaucoup ce qui se passe. Car M. de Norpois Ă©tait mal avec le ministĂšre actuel et Mme de Villeparisis, bien qu’il ne se fĂ»t pas permis de lui amener des personnes du gouvernement elle gardait tout de mĂȘme sa hauteur de dame de la grande aristocratie et restait en dehors et au-dessus des relations qu’il Ă©tait obligĂ© de cultiver, Ă©tait tenue par lui au courant de ce qui se passait. De mĂȘme ces hommes politiques du rĂ©gime n’auraient pas osĂ© demander Ă  M. de Norpois de les prĂ©senter Ă  Mme de Villeparisis. Mais plusieurs Ă©taient aller le chercher chez elle Ă  la campagne, quand ils avaient eu besoin de son concours dans des circonstances graves. On savait l’adresse. On allait au chĂąteau. On ne voyait pas la chĂątelaine. Mais au dĂźner elle disait Monsieur, je sais qu’on est venu vous dĂ©ranger. Les affaires vont-elles mieux ? » — Vous n’ĂȘtes pas trop pressĂ© ? demanda Mme de Villeparisis Ă  Bloch. — Non, non, je voulais partir parce que je ne suis pas trĂšs bien, il est mĂȘme question que je fasse une cure Ă  Vichy pour ma vĂ©sicule biliaire, dit-il en articulant ces mots avec une ironie satanique. — Tiens, mais justement mon petit-neveu ChĂątellerault doit y aller, vous devriez arranger cela ensemble. Est-ce qu’il est encore lĂ  ? Il est gentil, vous savez, dit Mme de Villeparisis de bonne foi peut-ĂȘtre, et pensant que des gens qu’elle connaissait tous deux n’avaient aucune raison de ne pas se lier. — Oh ! je ne sais si ça lui plairait, je ne le connais
 qu’à peine, il est lĂ -bas plus loin, dit Bloch confus et ravi. Le maĂźtre d’hĂŽtel n’avait pas dĂ» exĂ©cuter d’une façon complĂšte la commission dont il venait d’ĂȘtre chargĂ© pour M. de Norpois. Car celui-ci, pour faire croire qu’il arrivait du dehors et n’avait pas encore vu la maĂźtresse de la maison, prit au hasard un chapeau dans l’antichambre et vint baiser cĂ©rĂ©monieusement la main de Mme de Villeparisis, en lui demandant de ses nouvelles avec le mĂȘme intĂ©rĂȘt qu’on manifeste aprĂšs une longue absence. Il ignorait que la marquise de Villeparisis avait prĂ©alablement ĂŽtĂ© toute vraisemblance Ă  cette comĂ©die, Ă  laquelle elle coupa court d’ailleurs en emmenant M. de Norpois et Bloch dans un salon voisin. Bloch, qui avait vu toutes les amabilitĂ©s qu’on faisait Ă  celui qu’il ne savait pas encore ĂȘtre M. de Norpois, et les saluts compassĂ©s, gracieux et profonds par lesquels l’Ambassadeur y rĂ©pondait, Bloch se sentait infĂ©rieur Ă  tout ce cĂ©rĂ©monial et, vexĂ© de penser qu’il ne s’adresserait jamais Ă  lui, m’avait dit pour avoir l’air Ă  l’aise Qu’est-ce que cette espĂšce d’imbĂ©cile ? » Peut-ĂȘtre du reste toutes les salutations de M. de Norpois choquant ce qu’il y avait de meilleur en Bloch, la franchise plus directe d’un milieu moderne, est-ce en partie sincĂšrement qu’il les trouvait ridicules. En tout cas elles cessĂšrent de le lui paraĂźtre et mĂȘme l’enchantĂšrent dĂšs la seconde oĂč ce fut lui, Bloch, qui se trouva en ĂȘtre l’objet. — Monsieur l’Ambassadeur, dit Mme de Villeparisis, je voudrais vous faire connaĂźtre Monsieur. Monsieur Bloch, Monsieur le marquis de Norpois. Elle tenait, malgrĂ© la façon dont elle rudoyait M. de Norpois, Ă  lui dire Monsieur l’Ambassadeur » par savoir-vivre, par considĂ©ration exagĂ©rĂ©e du rang d’ambassadeur, considĂ©ration que le marquis lui avait inculquĂ©e, et enfin pour appliquer ces maniĂšres moins familiĂšres, plus cĂ©rĂ©monieuses Ă  l’égard d’un certain homme, lesquelles dans le salon d’une femme distinguĂ©e, tranchant avec la libertĂ© dont elle use avec ses autres habituĂ©s, dĂ©signent aussitĂŽt son amant. M. de Norpois noya son regard bleu dans sa barbe blanche, abaissa profondĂ©ment sa haute taille comme s’il l’inclinait devant tout ce que lui reprĂ©sentait de notoire et d’imposant le nom de Bloch, murmura je suis enchantĂ© », tandis que son jeune interlocuteur, Ă©mu mais trouvant que le cĂ©lĂšbre diplomate allait trop loin, rectifia avec empressement et dit Mais pas du tout, au contraire, c’est moi qui suis enchantĂ© ! » Mais cette cĂ©rĂ©monie, que M. de Norpois par amitiĂ© pour Mme de Villeparisis renouvelait avec chaque inconnu que sa vieille amie lui prĂ©sentait, ne parut pas Ă  celle-ci une politesse suffisante pour Bloch Ă  qui elle dit — Mais demandez-lui tout ce que vous voulez savoir, emmenez-le Ă  cĂŽtĂ© si cela est plus commode ; il sera enchantĂ© de causer avec vous. Je crois que vous vouliez lui parler de l’affaire Dreyfus, ajouta-t-elle sans plus se prĂ©occuper si cela faisait plaisir Ă  M. de Norpois qu’elle n’eĂ»t pensĂ© Ă  demander leur agrĂ©ment au portrait de la duchesse de Montmorency avant de le faire Ă©clairer pour l’historien, ou au thĂ© avant d’en offrir une tasse. — Parlez-lui fort, dit-elle Ă  Bloch, il est un peu sourd, mais il vous dira tout ce que vous voudrez, il a trĂšs bien connu Bismarck, Cavour. N’est-ce pas, Monsieur, dit-elle avec force, vous avez bien connu Bismarck ? — Avez-vous quelque chose sur le chantier ? me demanda M. de Norpois avec un signe d’intelligence en me serrant la main cordialement. J’en profitai pour le dĂ©barrasser obligeamment du chapeau qu’il avait cru devoir apporter en signe de cĂ©rĂ©monie, car je venais de m’apercevoir que c’était le mien qu’il avait pris par hasard. Vous m’aviez montrĂ© une Ɠuvrette un peu tarabiscotĂ©e oĂč vous coupiez les cheveux en quatre. Je vous ai donnĂ© franchement mon avis ; ce que vous aviez fait ne valait pas la peine que vous le couchiez sur le papier. Nous prĂ©parez-vous quelque chose ? Vous ĂȘtes trĂšs fĂ©ru de Bergotte, si je me souviens bien. — Ah ! ne dites pas de mal de Bergotte, s’écria la duchesse. — Je ne conteste pas son talent de peintre, nul ne s’en aviserait, duchesse. Il sait graver au burin ou Ă  l’eau-forte, sinon brosser, comme M. Cherbuliez, une grande composition. Mais il me semble que notre temps fait une confusion de genres et que le propre du romancier est plutĂŽt de nouer une intrigue et d’élever les cƓurs que de fignoler Ă  la pointe sĂšche un frontispice ou un cul-de-lampe. Je verrai votre pĂšre dimanche chez ce brave A. J., ajouta-t-il en se tournant vers moi. J’espĂ©rai un instant, en le voyant parler Ă  Mme de Guermantes, qu’il me prĂȘterait peut-ĂȘtre pour aller chez elle l’aide qu’il m’avait refusĂ©e pour aller chez M. Swann. Une autre de mes grandes admirations, lui dis-je, c’est Elstir. Il paraĂźt que la duchesse de Guermantes en a de merveilleux, notamment cette admirable botte de radis que j’ai aperçue Ă  l’Exposition et que j’aimerais tant revoir ; quel chef-d’Ɠuvre que ce tableau ! » Et en effet, si j’avais Ă©tĂ© un homme en vue, et qu’on m’eĂ»t demandĂ© le morceau de peinture que je prĂ©fĂ©rais, j’aurais citĂ© cette botte de radis. — Un chef-d’Ɠuvre ? s’écria M. de Norpois avec un air d’étonnement et de blĂąme. Ce n’a mĂȘme pas la prĂ©tention d’ĂȘtre un tableau, mais une simple esquisse il avait raison. Si vous appelez chef-d’Ɠuvre cette vive pochade, que direz-vous de la Vierge » d’HĂ©bert ou de Dagnan-Bouveret ? — J’ai entendu que vous refusiez l’amie de Robert, dit Mme de Guermantes Ă  sa tante aprĂšs que Bloch eĂ»t pris Ă  part l’Ambassadeur, je crois que vous n’avez rien Ă  regretter, vous savez que c’est une horreur, elle n’a pas l’ombre de talent, et en plus elle est grotesque. — Mais comment la connaissez-vous, duchesse ? dit M. d’Argencourt. — Mais comment, vous ne savez pas qu’elle a jouĂ© chez moi avant tout le monde ? je n’en suis pas plus fiĂšre pour cela, dit en riant Mme de Guermantes, heureuse pourtant, puisqu’on parlait de cette actrice, de faire savoir qu’elle avait eu la primeur de ses ridicules. Allons, je n’ai plus qu’à partir, ajouta-t-elle sans bouger. Elle venait de voir entrer son mari, et par les mots qu’elle prononçait, faisait allusion au comique d’avoir l’air de faire ensemble une visite de noces, nullement aux rapports souvent difficiles qui existaient entre elle et cet Ă©norme gaillard vieillissant, mais qui menait toujours une vie de jeune homme. Promenant sur le grand nombre de personnes qui entouraient la table Ă  thĂ© les regards affables, malicieux et un peu Ă©blouis par les rayons du soleil couchant, de ses petites prunelles rondes et exactement logĂ©es dans l’Ɠil comme les mouches » que savait viser et atteindre si parfaitement l’excellent tireur qu’il Ă©tait, le duc s’avançait avec une lenteur Ă©merveillĂ©e et prudente comme si, intimidĂ© par une si brillante assemblĂ©e, il eĂ»t craint de marcher sur les robes et de dĂ©ranger les conversations. Un sourire permanent de bon roi d’Yvetot lĂ©gĂšrement pompette, une main Ă  demi dĂ©pliĂ©e flottant, comme l’aileron d’un requin, Ă  cĂŽtĂ© de sa poitrine, et qu’il laissait presser indistinctement par ses vieux amis et par les inconnus qu’on lui prĂ©sentait, lui permettaient, sans avoir Ă  faire un seul geste ni Ă  interrompre sa tournĂ©e dĂ©bonnaire, fainĂ©ante et royale, de satisfaire Ă  l’empressement de tous, en murmurant seulement Bonsoir, mon bon », bonsoir mon cher ami », charmĂ© monsieur Bloch », bonsoir Argencourt », et prĂšs de moi, qui fus le plus favorisĂ© quand il eut entendu mon nom Bonsoir, mon petit voisin, comment va votre pĂšre ? Quel brave homme ! » Il ne fit de grandes dĂ©monstrations que pour Mme de Villeparisis, qui lui dit bonjour d’un signe de tĂȘte en sortant une main de son petit tablier. Formidablement riche dans un monde oĂč on l’est de moins en moins, ayant assimilĂ© Ă  sa personne, d’une façon permanente, la notion de cette Ă©norme fortune, en lui la vanitĂ© du grand seigneur Ă©tait doublĂ©e de celle de l’homme d’argent, l’éducation raffinĂ©e du premier arrivant tout juste Ă  contenir la suffisance du second. On comprenait d’ailleurs que ses succĂšs de femmes, qui faisaient le malheur de la sienne, ne fussent pas dus qu’à son nom et Ă  sa fortune, car il Ă©tait encore d’une grande beautĂ©, avec, dans le profil, la puretĂ©, la dĂ©cision de contour de quelque dieu grec. — Vraiment, elle a jouĂ© chez vous ? demanda M. d’Argencourt Ă  la duchesse. — Mais voyons, elle est venue rĂ©citer, avec un bouquet de lis dans la main et d’autres lis su » sa robe. Mme de Guermantes mettait, comme Mme de Villeparisis, de l’affectation Ă  prononcer certains mots d’une façon trĂšs paysanne, quoiqu’elle ne roulĂąt nullement les r comme faisait sa tante. Avant que M. de Norpois, contraint et forcĂ©, n’emmenĂąt Bloch dans la petite baie oĂč ils pourraient causer ensemble, je revins un instant vers le vieux diplomate et lui glissai un mot d’un fauteuil acadĂ©mique pour mon pĂšre. Il voulut d’abord remettre la conversation Ă  plus tard. Mais j’objectai que j’allais partir pour Balbec. Comment ! vous allez de nouveau Ă  Balbec ? Mais vous ĂȘtes un vĂ©ritable globe-trotter ! » Puis il m’écouta. Au nom de Leroy-Beaulieu, M. de Norpois me regarda d’un air soupçonneux. Je me figurai qu’il avait peut-ĂȘtre tenu Ă  M. Leroy-Beaulieu des propos dĂ©sobligeants pour mon pĂšre, et qu’il craignait que l’économiste ne les lui eĂ»t rĂ©pĂ©tĂ©s. AussitĂŽt, il parut animĂ© d’une vĂ©ritable affection pour mon pĂšre. Et aprĂšs un de ces ralentissements du dĂ©bit oĂč tout d’un coup une parole Ă©clate, comme malgrĂ© celui qui parle, et chez qui l’irrĂ©sistible conviction emporte les efforts bĂ©gayants qu’il faisait pour se taire Non, non, me dit-il avec Ă©motion, il ne faut pas que votre pĂšre se prĂ©sente. Il ne le faut pas dans son intĂ©rĂȘt, pour lui-mĂȘme, par respect pour sa valeur qui est grande et qu’il compromettrait dans une pareille aventure. Il vaut mieux que cela. FĂ»t-il nommĂ©, il aurait tout Ă  perdre et rien Ă  gagner. Dieu merci, il n’est pas orateur. Et c’est la seule chose qui compte auprĂšs de mes chers collĂšgues, quand mĂȘme ce qu’on dit ne serait que turlutaines. Votre pĂšre a un but important dans la vie ; il doit y marcher droit, sans se laisser dĂ©tourner Ă  battre les buissons, fĂ»t-ce les buissons, d’ailleurs plus Ă©pineux que fleuris, du jardin d’Academus. D’ailleurs il ne rĂ©unirait que quelques voix. L’AcadĂ©mie aime Ă  faire faire un stage au postulant avant de l’admettre dans son giron. Actuellement, il n’y a rien Ă  faire. Plus tard je ne dis pas. Mais il faut que ce soit la Compagnie elle-mĂȘme qui vienne le chercher. Elle pratique avec plus de fĂ©tichisme que de bonheur le FarĂ  da se » de nos voisins d’au delĂ  des Alpes. Leroy-Beaulieu m’a parlĂ© de tout cela d’une maniĂšre qui ne m’a pas plu. Il m’a du reste semblĂ© Ă  vue de nez avoir partie liĂ©e avec votre pĂšre. Je lui ai peut-ĂȘtre fait sentir un peu vivement qu’habituĂ© Ă  s’occuper de cotons et de mĂ©taux, il mĂ©connaissait le rĂŽle des impondĂ©rables, comme disait Bismarck. Ce qu’il faut Ă©viter avant tout, c’est que votre pĂšre se prĂ©sente Principiis obsta ». Ses amis se trouveraient dans une position dĂ©licate s’il les mettait en prĂ©sence du fait accompli. Tenez, dit-il brusquement d’un air de franchise, en fixant ses yeux bleus sur moi, je vais vous dire une chose qui va vous Ă©tonner de ma part Ă  moi qui aime tant votre pĂšre. Eh bien, justement parce que je l’aime, justement nous sommes les deux insĂ©parables, Arcades ambo parce que je sais les services qu’il peut rendre Ă  son pays, les Ă©cueils qu’il peut lui Ă©viter s’il reste Ă  la barre, par affection, par haute estime, par patriotisme, je ne voterais pas pour lui. Du reste, je crois l’avoir laissĂ© entendre. Et je crus apercevoir dans ses yeux le profil assyrien et sĂ©vĂšre de Leroy-Beaulieu. Donc lui donner ma voix serait de ma part une sorte de palinodie. » À plusieurs reprises, M. de Norpois traita ses collĂšgues de fossiles. En dehors des autres raisons, tout membre d’un club ou d’une AcadĂ©mie aime Ă  investir ses collĂšgues du genre de caractĂšre le plus contraire au sien, moins pour l’utilitĂ© de pouvoir dire Ah ! si cela ne dĂ©pendait que de moi ! » que pour la satisfaction de prĂ©senter le titre qu’il a obtenu comme plus difficile et plus flatteur. Je vous dirai, conclut-il, que, dans votre intĂ©rĂȘt Ă  tous, j’aime mieux pour votre pĂšre une Ă©lection triomphale dans dix ou quinze ans. » Paroles qui furent jugĂ©es par moi comme dictĂ©es, sinon par la jalousie, au moins par un manque absolu de serviabilitĂ© et qui se trouvĂšrent recevoir plus tard, de l’évĂ©nement mĂȘme, un sens diffĂ©rent. — Vous n’avez pas l’intention d’entretenir l’Institut du prix du pain pendant la Fronde ? demanda timidement l’historien de la Fronde Ă  M. de Norpois. Vous pourriez trouver lĂ  un succĂšs considĂ©rable ce qui voulait dire me faire une rĂ©clame monstre, ajouta-t-il en souriant Ă  l’Ambassadeur avec une pusillanimitĂ© mais aussi une tendresse qui lui fit lever les paupiĂšres et dĂ©couvrir ses yeux, grands comme un ciel. Il me semblait avoir vu ce regard, pourtant je ne connaissais que d’aujourd’hui l’historien. Tout d’un coup je me rappelai ce mĂȘme regard, je l’avais vu dans les yeux d’un mĂ©decin brĂ©silien qui prĂ©tendait guĂ©rir les Ă©touffements du genre de ceux que j’avais par d’absurdes inhalations d’essences de plantes. Comme, pour qu’il prĂźt plus soin de moi, je lui avais dit que je connaissais le professeur Cottard, il m’avait rĂ©pondu, comme dans l’intĂ©rĂȘt de Cottard VoilĂ  un traitement, si vous lui en parliez, qui lui fournirait la matiĂšre d’une retentissante communication Ă  l’AcadĂ©mie de mĂ©decine ! » Il n’avait osĂ© insister mais m’avait regardĂ© de ce mĂȘme air d’interrogation timide, intĂ©ressĂ©e et suppliante que je venais d’admirer chez l’historien de la Fronde. Certes ces deux hommes ne se connaissaient pas et ne se ressemblaient guĂšre, mais les lois psychologiques ont comme les lois physiques une certaine gĂ©nĂ©ralitĂ©. Et les conditions nĂ©cessaires sont les mĂȘmes, un mĂȘme regard Ă©claire des animaux humains diffĂ©rents, comme un mĂȘme ciel matinal des lieux de la terre situĂ©s bien loin l’un de l’autre et qui ne se sont jamais vus. Je n’entendis pas la rĂ©ponse de l’Ambassadeur, car tout le monde, avec un peu de brouhaha, s’était approchĂ© de Mme de Villeparisis pour la voir peindre. — Vous savez de qui nous parlons, Basin ? dit la duchesse Ă  son mari. — Naturellement je devine, dit le duc. — Ah ! ce n’est pas ce que nous appelons une comĂ©dienne de la grande lignĂ©e. — Jamais, reprit Mme de Guermantes s’adressant Ă  M. d’Argencourt, vous n’avez imaginĂ© quelque chose de plus risible. — C’était mĂȘme drolatique, interrompit M. de Guermantes dont le bizarre vocabulaire permettait Ă  la fois aux gens du monde de dire qu’il n’était pas un sot et aux gens de lettres de le trouver le pire des imbĂ©ciles. — Je ne peux pas comprendre, reprit la duchesse, comment Robert a jamais pu l’aimer. Oh ! je sais bien qu’il ne faut jamais discuter ces choses-lĂ , ajouta-t-elle avec une jolie moue de philosophe et de sentimentale dĂ©senchantĂ©e. Je sais que n’importe qui peut aimer n’importe quoi. Et, ajouta-t-elle — car si elle se moquait encore de la littĂ©rature nouvelle, celle-ci, peut-ĂȘtre par la vulgarisation des journaux ou Ă  travers certaines conversations, s’était un peu infiltrĂ©e en elle — c’est mĂȘme ce qu’il y a de beau dans l’amour, parce que c’est justement ce qui le rend mystĂ©rieux ». — MystĂ©rieux ! Ah ! j’avoue que c’est un peu fort pour moi, ma cousine, dit le comte d’Argencourt. — Mais si, c’est trĂšs mystĂ©rieux, l’amour, reprit la duchesse avec un doux sourire de femme du monde aimable, mais aussi avec l’intransigeante conviction d’une wagnĂ©rienne qui affirme Ă  un homme du cercle qu’il n’y a pas que du bruit dans la Walkyrie. Du reste, au fond, on ne sait pas pourquoi une personne en aime une autre ; ce n’est peut-ĂȘtre pas du tout pour ce que nous croyons, ajouta-t-elle en souriant, repoussant ainsi tout d’un coup par son interprĂ©tation l’idĂ©e qu’elle venait d’émettre. Du reste, au fond on ne sait jamais rien, conclut-elle d’un air sceptique et fatiguĂ©. Aussi, voyez-vous, c’est plus intelligent » ; il ne faut jamais discuter le choix des amants. Mais aprĂšs avoir posĂ© ce principe, elle y manqua immĂ©diatement en critiquant le choix de Saint-Loup. — Voyez-vous, tout de mĂȘme, je trouve Ă©tonnant qu’on puisse trouver de la sĂ©duction Ă  une personne ridicule. Bloch entendant que nous parlions de Saint-Loup, et comprenant qu’il Ă©tait Ă  Paris, se mit Ă  en dire un mal si Ă©pouvantable que tout le monde en fut rĂ©voltĂ©. Il commençait Ă  avoir des haines, et on sentait que pour les assouvir il ne reculerait devant rien. Ayant posĂ© en principe qu’il avait une haute valeur morale, et que l’espĂšce de gens qui frĂ©quentait la Boulie cercle sportif qui lui semblait Ă©lĂ©gant mĂ©ritait le bagne, tous les coups qu’il pouvait leur porter lui semblaient mĂ©ritoires. Il alla une fois jusqu’à parler d’un procĂšs qu’il voulait intenter Ă  un de ses amis de la Boulie. Au cours de ce procĂšs, il comptait dĂ©poser d’une façon mensongĂšre et dont l’inculpĂ© ne pourrait pas cependant prouver la faussetĂ©. De cette façon, Bloch, qui ne mit du reste pas Ă  exĂ©cution son projet, pensait le dĂ©sespĂ©rer et l’affoler davantage. Quel mal y avait-il Ă  cela, puisque celui qu’il voulait frapper ainsi Ă©tait un homme qui ne pensait qu’au chic, un homme de la Boulie, et que contre de telles gens toutes les armes sont permises, surtout Ă  un Saint, comme lui, Bloch ? — Pourtant, voyez Swann, objecta M. d’Argencourt qui, venant enfin de comprendre le sens des paroles qu’avait prononcĂ©es sa cousine, Ă©tait frappĂ© de leur justesse et cherchait dans sa mĂ©moire l’exemple de gens ayant aimĂ© des personnes qui Ă  lui ne lui eussent pas plu. — Ah ! Swann ce n’est pas du tout le mĂȘme cas, protesta la duchesse. C’était trĂšs Ă©tonnant tout de mĂȘme parce que c’était une brave idiote, mais elle n’était pas ridicule et elle a Ă©tĂ© jolie. — Hou, hou, grommela Mme de Villeparisis. — Ah ! vous ne la trouviez pas jolie ? si, elle avait des choses charmantes, de bien jolis yeux, de jolis cheveux, elle s’habillait et elle s’habille encore merveilleusement. Maintenant, je reconnais qu’elle est immonde, mais elle a Ă©tĂ© une ravissante personne. Ça ne m’a fait pas moins de chagrin que Charles l’ait Ă©pousĂ©e, parce que c’était tellement inutile. La duchesse ne croyait pas dire quelque chose de remarquable, mais, comme M. d’Argencourt se mit Ă  rire, elle rĂ©pĂ©ta la phrase, soit qu’elle la trouvĂąt drĂŽle, ou seulement qu’elle trouvĂąt gentil le rieur qu’elle se mit Ă  regarder d’un air cĂąlin, pour ajouter l’enchantement de la douceur Ă  celui de l’esprit. Elle continua — Oui, n’est-ce pas, ce n’était pas la peine, mais enfin elle n’était pas sans charme et je comprends parfaitement qu’on l’aimĂąt, tandis que la demoiselle de Robert, je vous assure qu’elle est Ă  mourir de rire. Je sais bien qu’on m’objectera cette vieille rengaine d’Augier Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ! » Eh bien, Robert a peut-ĂȘtre l’ivresse, mais il n’a vraiment pas fait preuve de goĂ»t dans le choix du flacon ! D’abord, imaginez-vous qu’elle avait la prĂ©tention que je fisse dresser un escalier au beau milieu de mon salon. C’est un rien, n’est-ce pas, et elle m’avait annoncĂ© qu’elle resterait couchĂ©e Ă  plat ventre sur les marches. D’ailleurs, si vous aviez entendu ce qu’elle disait ! je ne connais qu’une scĂšne, mais je ne crois pas qu’on puisse imaginer quelque chose de pareil cela s’appelle les Sept Princesses. — Les Sept Princesses, oh ! oĂŻl, oĂŻl, quel snobisme ! s’écria M. d’Argencourt. Ah ! mais attendez, je connais toute la piĂšce. C’est d’un de mes compatriotes. Il l’a envoyĂ©e au Roi qui n’y a rien compris et m’a demandĂ© de lui expliquer. — Ce n’est pas par hasard du Sar Peladan ? demanda l’historien de la Fronde avec une intention de finesse et d’actualitĂ©, mais si bas que sa question passa inaperçue. — Ah ! vous connaissez les Sept Princesses ? rĂ©pondit la duchesse Ă  M. d’Argencourt. Tous mes compliments ! Moi je n’en connais qu’une, mais cela m’a ĂŽtĂ© la curiositĂ© de faire la connaissance des six autres. Si elles sont toutes pareilles Ă  celle que j’ai vue ! Quelle buse ! » pensais-je, irritĂ© de l’accueil glacial qu’elle m’avait fait. Je trouvais une sorte d’ñpre satisfaction Ă  constater sa complĂšte incomprĂ©hension de Maeterlinck. C’est pour une pareille femme que tous les matins je fais tant de kilomĂštres, vraiment j’ai de la bontĂ©. Maintenant c’est moi qui ne voudrais pas d’elle. » Tels Ă©taient les mots que je me disais ; ils Ă©taient le contraire de ma pensĂ©e ; c’étaient de purs mots de conversation, comme nous nous en disons dans ces moments oĂč, trop agitĂ©s pour rester seuls avec nous-mĂȘme, nous Ă©prouvons le besoin, Ă  dĂ©faut d’autre interlocuteur, de causer avec nous, sans sincĂ©ritĂ©, comme avec un Ă©tranger. — Je ne peux pas vous donner une idĂ©e, continua la duchesse, c’était Ă  se tordre de rire. On ne s’en est pas fait faute, trop mĂȘme, car la petite personne n’a pas aimĂ© cela, et dans le fond Robert m’en a toujours voulu. Ce que je ne regrette pas du reste, car si cela avait bien tournĂ©, la demoiselle serait peut-ĂȘtre revenue et je me demande jusqu’à quel point cela aurait charmĂ© Marie-Aynard. On appelait ainsi dans la famille la mĂšre de Robert, Mme de Marsantes, veuve d’Aynard de Saint-Loup, pour la distinguer de sa cousine la princesse de Guermantes-BaviĂšre, autre Marie, au prĂ©nom de qui ses neveux, cousins et beaux-frĂšres ajoutaient, pour Ă©viter la confusion, soit le prĂ©nom de son mari, soit un autre de ses prĂ©noms Ă  elle, ce qui donnait soit Marie-Gilbert, soit Marie-Hedwige. — D’abord la veille il y eut une espĂšce de rĂ©pĂ©tition qui Ă©tait une bien belle chose ! poursuivit ironiquement Mme de Guermantes. Imaginez qu’elle disait une phrase, pas mĂȘme, un quart de phrase, et puis elle s’arrĂȘtait ; elle ne disait plus rien, mais je n’exagĂšre pas, pendant cinq minutes. — OĂŻl, oĂŻl, oĂŻl ! s’écria M. d’Argencourt. — Avec toute la politesse du monde je me suis permis d’insinuer que cela Ă©tonnerait peut-ĂȘtre un peu. Et elle m’a rĂ©pondu textuellement Il faut toujours dire une chose comme si on Ă©tait en train de la composer soi-mĂȘme. » Si vous y rĂ©flĂ©chissez c’est monumental, cette rĂ©ponse ! — Mais je croyais qu’elle ne disait pas mal les vers, dit un des deux jeunes gens. — Elle ne se doute pas de ce que c’est, rĂ©pondit Mme de Guermantes. Du reste je n’ai pas eu besoin de l’entendre. Il m’a suffi de la voir arriver avec des lis ! J’ai tout de suite compris qu’elle n’avait pas de talent quand j’ai vu les lis ! Tout le monde rit. — Ma tante, vous ne m’en avez pas voulu de ma plaisanterie de l’autre jour au sujet de la reine de SuĂšde ? je viens vous demander l’aman. — Non, je ne t’en veux pas ; je te donne mĂȘme le droit de goĂ»ter si tu as faim. — Allons, Monsieur VallenĂšres, faites la jeune fille, dit Mme de Villeparisis Ă  l’archiviste, selon une plaisanterie consacrĂ©e. M. de Guermantes se redressa dans le fauteuil oĂč il s’était affalĂ©, son chapeau Ă  cĂŽtĂ© de lui sur le tapis, examina d’un air de satisfaction les assiettes de petits fours qui lui Ă©taient prĂ©sentĂ©es. — Mais volontiers, maintenant que je commence Ă  ĂȘtre familiarisĂ© avec cette noble assistance, j’accepterai un baba, ils semblent excellents. — Monsieur remplit Ă  merveille son rĂŽle de jeune fille, dit M. d’Argencourt qui, par esprit d’imitation, reprit la plaisanterie de Mme de Villeparisis. L’archiviste prĂ©senta l’assiette de petits fours Ă  l’historien de la Fronde. — Vous vous acquittez Ă  merveille de vos fonctions, dit celui-ci par timiditĂ© et pour tĂącher de conquĂ©rir la sympathie gĂ©nĂ©rale. Aussi jeta-t-il Ă  la dĂ©robĂ©e un regard de connivence sur ceux qui avaient dĂ©jĂ  fait comme lui. — Dites-moi, ma bonne tante, demanda M. de Guermantes Ă  Mme de Villeparisis, qu’est-ce que ce monsieur assez bien de sa personne qui sortait comme j’entrais ? Je dois le connaĂźtre parce qu’il m’a fait un grand salut, mais je ne l’ai pas remis ; vous savez, je suis brouillĂ© avec les noms, ce qui est bien dĂ©sagrĂ©able, dit-il d’un air de satisfaction. — M. Legrandin. — Ah ! mais Oriane a une cousine dont la mĂšre, sauf erreur, est nĂ©e Grandin. Je sais trĂšs bien, ce sont des Grandin de l’Éprevier. — Non, rĂ©pondit Mme de Villeparisis, cela n’a aucun rapport. Ceux-ci Grandin tout simplement, Grandin de rien du tout. Mais ils ne demandent qu’à l’ĂȘtre de tout ce que tu voudras. La sƓur de celui-ci s’appelle Mme de Cambremer. — Mais voyons, Basin, vous savez bien de qui ma tante veut parler, s’écria la duchesse avec indignation, c’est le frĂšre de cette Ă©norme herbivore que vous avez eu l’étrange idĂ©e d’envoyer venir me voir l’autre jour. Elle est restĂ©e une heure, j’ai pensĂ© que je deviendrais folle. Mais j’ai commencĂ© par croire que c’était elle qui l’était en voyant entrer chez moi une personne que je ne connaissais pas et qui avait l’air d’une vache. — Écoutez, Oriane, elle m’avait demandĂ© votre jour ; je ne pouvais pourtant pas lui faire une grossiĂšretĂ©, et puis, voyons, vous exagĂ©rez, elle n’a pas l’air d’une vache, ajouta-t-il d’un air plaintif, mais non sans jeter Ă  la dĂ©robĂ©e un regard souriant sur l’assistance. Il savait que la verve de sa femme avait besoin d’ĂȘtre stimulĂ©e par la contradiction, la contradiction du bon sens qui proteste que, par exemple, on ne peut pas prendre une femme pour une vache c’est ainsi que Mme de Guermantes, enchĂ©rissant sur une premiĂšre image, Ă©tait souvent arrivĂ©e Ă  produire ses plus jolis mots. Et le duc se prĂ©sentait naĂŻvement pour l’aider, sans en avoir l’air, Ă  rĂ©ussir son tour, comme, dans un wagon, le compĂšre inavouĂ© d’un joueur de bonneteau. — Je reconnais qu’elle n’a pas l’air d’une vache, car elle a l’air de plusieurs, s’écria Mme de Guermantes. Je vous jure que j’étais bien embarrassĂ©e voyant ce troupeau de vaches qui entrait en chapeau dans mon salon et qui me demandait comment j’allais. D’un cĂŽtĂ© j’avais envie de lui rĂ©pondre Mais, troupeau de vaches, tu confonds, tu ne peux pas ĂȘtre en relations avec moi puisque tu es un troupeau de vaches », et d’autre part, ayant cherchĂ© dans ma mĂ©moire, j’ai fini par croire que votre Cambremer Ă©tait l’infante DorothĂ©e qui avait dit qu’elle viendrait une fois et qui est assez bovine aussi, de sorte que j’ai failli dire Votre Altesse royale et parler Ă  la troisiĂšme personne Ă  un troupeau de vaches. Elle a aussi le genre de gĂ©sier de la reine de SuĂšde. Du reste cette attaque de vive force avait Ă©tĂ© prĂ©parĂ©e par un tir Ă  distance, selon toutes les rĂšgles de l’art. Depuis je ne sais combien de temps j’étais bombardĂ©e de ses cartes, j’en trouvais partout, sur tous les meubles, comme des prospectus. J’ignorais le but de cette rĂ©clame. On ne voyait chez moi que Marquis et Marquise de Cambremer » avec une adresse que je ne me rappelle pas et dont je suis d’ailleurs rĂ©solue Ă  ne jamais me servir. — Mais c’est trĂšs flatteur de ressembler Ă  une reine, dit l’historien de la Fronde. — Oh ! mon Dieu, monsieur, les rois et les reines, Ă  notre Ă©poque ce n’est pas grand’chose ! dit M. de Guermantes parce qu’il avait la prĂ©tention d’ĂȘtre un esprit et moderne, et aussi pour n’avoir pas l’air de faire cas des relations royales, auxquelles il tenait beaucoup. Bloch et M. de Norpois, qui s’étaient levĂ©s, se trouvĂšrent plus prĂšs de nous. — Monsieur, dit Mme de Villeparisis, lui avez-vous parlĂ© de l’affaire Dreyfus ? M. de Norpois leva les yeux au ciel, mais en souriant, comme pour attester l’énormitĂ© des caprices auxquels sa DulcinĂ©e lui imposait le devoir d’obĂ©ir. NĂ©anmoins il parla Ă  Bloch, avec beaucoup d’affabilitĂ©, des annĂ©es affreuses, peut-ĂȘtre mortelles, que traversait la France. Comme cela signifiait probablement que M. de Norpois Ă  qui Bloch cependant avait dit croire Ă  l’innocence de Dreyfus Ă©tait ardemment antidreyfusard, l’amabilitĂ© de l’Ambassadeur, l’air qu’il avait de donner raison Ă  son interlocuteur, de ne pas douter qu’ils fussent du mĂȘme avis, de se liguer en complicitĂ© avec lui pour accabler le gouvernement, flattaient la vanitĂ© de Bloch et excitaient sa curiositĂ©. Quels Ă©taient les points importants que M. de Norpois ne spĂ©cifiait point, mais sur lesquels il semblait implicitement admettre que Bloch et lui Ă©taient d’accord, quelle opinion avait-il donc de l’affaire, qui pĂ»t les rĂ©unir ? Bloch Ă©tait d’autant plus Ă©tonnĂ© de l’accord mystĂ©rieux qui semblait exister entre lui et M. de Norpois que cet accord ne portait pas que sur la politique, Mme de Villeparisis ayant assez longuement parlĂ© Ă  M. de Norpois des travaux littĂ©raires de Bloch. — Vous n’ĂȘtes pas de votre temps, dit Ă  celui-ci l’ancien ambassadeur, et je vous en fĂ©licite, vous n’ĂȘtes pas de ce temps oĂč les Ă©tudes dĂ©sintĂ©ressĂ©es n’existent plus, oĂč on ne vend plus au public que des obscĂ©nitĂ©s ou des inepties. Des efforts tels que les vĂŽtres devraient ĂȘtre encouragĂ©s si nous avions un gouvernement. Bloch Ă©tait flattĂ© de surnager seul dans le naufrage universel. Mais lĂ  encore il aurait voulu des prĂ©cisions, savoir de quelles inepties voulait parler M. de Norpois. Bloch avait le sentiment de travailler dans la mĂȘme voie que beaucoup, il ne s’était pas cru si exceptionnel. Il revint Ă  l’affaire Dreyfus, mais ne put arriver Ă  dĂ©mĂȘler l’opinion de M. de Norpois. Il tĂącha de le faire parler des officiers dont le nom revenait souvent dans les journaux Ă  ce moment-lĂ  ; ils excitaient plus la curiositĂ© que les hommes politiques mĂȘlĂ©s Ă  la mĂȘme affaire, parce qu’ils n’étaient pas dĂ©jĂ  connus comme ceux-ci et, dans un costume spĂ©cial, du fond d’une vie diffĂ©rente et d’un silence religieusement gardĂ©, venaient seulement de surgir et de parler, comme Lohengrin descendant d’une nacelle conduite par un cygne. Bloch avait pu, grĂące Ă  un avocat nationaliste qu’il connaissait, entrer Ă  plusieurs audiences du procĂšs Zola. Il arrivait lĂ  le matin, pour n’en sortir que le soir, avec une provision de sandwiches et une bouteille de cafĂ©, comme au concours gĂ©nĂ©ral ou aux compositions de baccalaurĂ©at, et ce changement d’habitudes rĂ©veillant l’érĂ©thisme nerveux que le cafĂ© et les Ă©motions du procĂšs portaient Ă  son comble, il sortait de lĂ  tellement amoureux de tout ce qui s’y Ă©tait passĂ© que, le soir, rentrĂ© chez lui, il voulait se replonger dans le beau songe et courait retrouver dans un restaurant frĂ©quentĂ© par les deux partis des camarades avec qui il reparlait sans fin de ce qui s’était passĂ© dans la journĂ©e et rĂ©parait par un souper commandĂ© sur un ton impĂ©rieux qui lui donnait l’illusion du pouvoir le jeĂ»ne et les fatigues d’une journĂ©e commencĂ©e si tĂŽt et oĂč on n’avait pas dĂ©jeunĂ©. L’homme, jouant perpĂ©tuellement entre les deux plans de l’expĂ©rience et de l’imagination, voudrait approfondir la vie idĂ©ale des gens qu’il connaĂźt et connaĂźtre les ĂȘtres dont il a eu Ă  imaginer la vie. Aux questions de Bloch, M. de Norpois rĂ©pondit — Il y a deux officiers mĂȘlĂ©s Ă  l’affaire en cours et dont j’ai entendu parler autrefois par un homme dont le jugement m’inspirait grande confiance et qui faisait d’eux le plus grand cas M. de Miribel, c’est le lieutenant-colonel Henry et le lieutenant-colonel Picquart. — Mais, s’écria Bloch, la divine AthĂšna, fille de Zeus, a mis dans l’esprit de chacun le contraire de ce qui est dans l’esprit de l’autre. Et ils luttent l’un contre l’autre, tels deux lions. Le colonel Picquart avait une grande situation dans l’armĂ©e, mais sa Moire l’a conduit du cĂŽtĂ© qui n’était pas le sien. L’épĂ©e des nationalistes tranchera son corps dĂ©licat et il servira de pĂąture aux animaux carnassiers et aux oiseaux qui se nourrissent de la graisse de morts. M. de Norpois ne rĂ©pondit pas. — De quoi palabrent-ils lĂ -bas dans un coin, demanda M. de Guermantes Ă  Mme de Villeparisis en montrant M. de Norpois et Bloch. — De l’affaire Dreyfus. — Ah ! diable ! À propos, saviez-vous qui est partisan enragĂ© de Dreyfus ? Je vous le donne en mille. Mon neveu Robert ! Je vous dirai mĂȘme qu’au Jockey, quand on a appris ces prouesses, cela a Ă©tĂ© une levĂ©e de boucliers, un vĂ©ritable tollĂ©. Comme on le prĂ©sente dans huit jours
 — Évidemment, interrompit la duchesse, s’ils sont tous comme Gilbert qui a toujours soutenu qu’il fallait renvoyer tous les Juifs Ă  JĂ©rusalem
 — Ah ! alors, le prince de Guermantes est tout Ă  fait dans mes idĂ©es, interrompit M. d’Argencourt. Le duc se parait de sa femme mais ne l’aimait pas. TrĂšs suffisant », il dĂ©testait d’ĂȘtre interrompu, puis il avait dans son mĂ©nage l’habitude d’ĂȘtre brutal avec elle. FrĂ©missant d’une double colĂšre de mauvais mari Ă  qui on parle et de beau parleur qu’on n’écoute pas, il s’arrĂȘta net et lança sur la duchesse un regard qui embarrassa tout le monde. — Qu’est-ce qu’il vous prend de nous parler de Gilbert et de JĂ©rusalem ? dit-il enfin. Il ne s’agit pas de cela. Mais, ajouta-t-il d’un ton radouci, vous m’avouerez que si un des nĂŽtres Ă©tait refusĂ© au Jockey, et surtout Robert dont le pĂšre y a Ă©tĂ© pendant dix ans prĂ©sident, ce serait un comble. Que voulez-vous, ma chĂšre, ça les a fait tiquer, ces gens, ils ont ouvert de gros yeux. Je ne peux pas leur donner tort ; personnellement vous savez que je n’ai aucun prĂ©jugĂ© de races, je trouve que ce n’est pas de notre Ă©poque et j’ai la prĂ©tention de marcher avec mon temps, mais enfin, que diable ! quand on s’appelle le marquis de Saint-Loup, on n’est pas dreyfusard, que voulez-vous que je vous dise ! M. de Guermantes prononça ces mots quand on s’appelle le marquis de Saint-Loup » avec emphase. Il savait pourtant bien que c’était une plus grande chose de s’appeler le duc de Guermantes ». Mais si son amour-propre avait des tendances Ă  s’exagĂ©rer plutĂŽt la supĂ©rioritĂ© du titre de duc de Guermantes, ce n’était peut-ĂȘtre pas tant les rĂšgles du bon goĂ»t que les lois de l’imagination qui le poussaient Ă  le diminuer. Chacun voit en plus beau ce qu’il voit Ă  distance, ce qu’il voit chez les autres. Car les lois gĂ©nĂ©rales qui rĂšglent la perspective dans l’imagination s’appliquent aussi bien aux ducs qu’aux autres hommes. Non seulement les lois de l’imagination, mais celles du langage. Or, l’une ou l’autre de deux lois du langage pouvaient s’appliquer ici, l’une veut qu’on s’exprime comme les gens de sa classe mentale et non de sa caste d’origine. Par lĂ  M. de Guermantes pouvait ĂȘtre dans ses expressions, mĂȘme quand il voulait parler de la noblesse, tributaire de trĂšs petits bourgeois qui auraient dit Quand on s’appelle le duc de Guermantes », tandis qu’un homme lettrĂ©, un Swann, un Legrandin, ne l’eussent pas dit. Un duc peut Ă©crire des romans d’épicier, mĂȘme sur les mƓurs du grand monde, les parchemins n’étant lĂ  de nul secours, et l’épithĂšte d’aristocratique ĂȘtre mĂ©ritĂ©e par les Ă©crits d’un plĂ©bĂ©ien. Quel Ă©tait dans ce cas le bourgeois Ă  qui M. de Guermantes avait entendu dire Quand on s’appelle », il n’en savait sans doute rien. Mais une autre loi du langage est que de temps en temps, comme font leur apparition et s’éloignent certaines maladies dont on n’entend plus parler ensuite, il naĂźt on ne sait trop comment, soit spontanĂ©ment, soit par un hasard comparable Ă  celui qui fit germer en France une mauvaise herbe d’AmĂ©rique dont la graine prise aprĂšs la peluche d’une couverture de voyage Ă©tait tombĂ©e sur un talus de chemin de fer, des modes d’expressions qu’on entend dans la mĂȘme dĂ©cade dites par des gens qui ne se sont pas concertĂ©s pour cela. Or, de mĂȘme qu’une certaine annĂ©e j’entendis Bloch dire en parlant de lui-mĂȘme Comme les gens les plus charmants, les plus brillants, les mieux posĂ©s, les plus difficiles, se sont aperçus qu’il n’y avait qu’un seul ĂȘtre qu’ils trouvaient intelligent, agrĂ©able, dont ils ne pouvaient se passer, c’était Bloch » et la mĂȘme phrase dans la bouche de bien d’autres jeunes gens qui ne la connaissaient pas et qui remplaçaient seulement Bloch par leur propre nom, de mĂȘme je devais entendre souvent le quand on s’appelle ». — Que voulez-vous, continua le duc, avec l’esprit qui rĂšgne lĂ , c’est assez comprĂ©hensible. — C’est surtout comique, rĂ©pondit la duchesse, Ă©tant donnĂ© les idĂ©es de sa mĂšre qui nous rase avec la Patrie française du matin au soir. — Oui, mais il n’y a pas que sa mĂšre, il ne faut pas nous raconter de craques. Il y a une donzelle, une cascadeuse de la pire espĂšce, qui a plus d’influence sur lui et qui est prĂ©cisĂ©ment compatriote du sieur Dreyfus. Elle a passĂ© Ă  Robert son Ă©tat d’esprit. — Vous ne saviez peut-ĂȘtre pas, monsieur le duc, qu’il y a un mot nouveau pour exprimer un tel genre d’esprit, dit l’archiviste qui Ă©tait secrĂ©taire des comitĂ©s antirevisionnistes. On dit mentalitĂ© ». Cela signifie exactement la mĂȘme chose, mais au moins personne ne sait ce qu’on veut dire. C’est le fin du fin et, comme on dit, le dernier cri ». Cependant, ayant entendu le nom de Bloch, il le voyait poser des questions Ă  M. de Norpois avec une inquiĂ©tude qui en Ă©veilla une diffĂ©rente mais aussi forte chez la marquise. Tremblant devant l’archiviste et faisant l’antidreyfusarde avec lui, elle craignait ses reproches s’il se rendait compte qu’elle avait reçu un Juif plus ou moins affiliĂ© au syndicat ». — Ah ! mentalitĂ©, j’en prends note, je le resservirai, dit le duc. Ce n’était pas une figure, le duc avait un petit carnet rempli de citations » et qu’il relisait avant les grands dĂźners. MentalitĂ© me plaĂźt. Il y a comme cela des mots nouveaux qu’on lance, mais ils ne durent pas. DerniĂšrement, j’ai lu comme cela qu’un Ă©crivain Ă©tait talentueux ». Comprenne qui pourra. Puis je ne l’ai plus jamais revu. — Mais mentalitĂ© est plus employĂ© que talentueux, dit l’historien de la Fronde pour se mĂȘler Ă  la conversation. Je suis membre d’une commission au ministĂšre de l’Instruction publique oĂč je l’ai entendu employer plusieurs fois, et aussi Ă  mon cercle, le cercle Volney, et mĂȘme Ă  dĂźner chez M. Émile Ollivier. — Moi qui n’ai pas l’honneur de faire partie du ministĂšre de l’Instruction publique, rĂ©pondit le duc avec une feinte humilitĂ©, mais avec une vanitĂ© si profonde que sa bouche ne pouvait s’empĂȘcher de sourire et ses yeux de jeter Ă  l’assistance des regards pĂ©tillants de joie sous l’ironie desquels rougit le pauvre historien, moi qui n’ai pas l’honneur de faire partie du ministĂšre de l’Instruction publique, reprit-il, s’écoutant parler, ni du cercle Volney je ne suis que de l’Union et du Jockey
 vous n’ĂȘtes pas du Jockey, monsieur ? demanda-t-il Ă  l’historien qui, rougissant encore davantage, flairant une insolence et ne la comprenant pas, se mit Ă  trembler de tous ses membres, moi qui ne dĂźne mĂȘme pas chez M. Émile Ollivier, j’avoue que je ne connaissais pas mentalitĂ©. Je suis sĂ»r que vous ĂȘtes dans mon cas, Argencourt. — Vous savez pourquoi on ne peut pas montrer les preuves de la trahison de Dreyfus. Il paraĂźt que c’est parce qu’il est l’amant de la femme du ministre de la Guerre, cela se dit sous le manteau. — Ah ! je croyais de la femme du prĂ©sident du Conseil, dit M. d’Argencourt. — Je vous trouve tous aussi assommants les uns que les autres avec cette affaire, dit la duchesse de Guermantes qui, au point de vue mondain, tenait toujours Ă  montrer qu’elle ne se laissait mener par personne. Elle ne peut pas avoir de consĂ©quence pour moi au point de vue des Juifs pour la bonne raison que je n’en ai pas dans mes relations et compte toujours rester dans cette bienheureuse ignorance. Mais, d’autre part, je trouve insupportable que, sous prĂ©texte qu’elles sont bien pensantes, qu’elles n’achĂštent rien aux marchands juifs ou qu’elles ont Mort aux Juifs » Ă©crit sur leur ombrelle, une quantitĂ© de dames Durand ou Dubois, que nous n’aurions jamais connues, nous soient imposĂ©es par Marie-Aynard ou par Victurnienne. Je suis allĂ©e chez Marie-Aynard avant-hier. C’était charmant autrefois. Maintenant on y trouve toutes les personnes qu’on a passĂ© sa vie Ă  Ă©viter, sous prĂ©texte qu’elles sont contre Dreyfus, et d’autres dont on n’a pas idĂ©e qui c’est. — Non, c’est la femme du ministre de la Guerre. C’est du moins un bruit qui court les ruelles, reprit le duc qui employait ainsi dans la conversation certaines expressions qu’il croyait ancien rĂ©gime. Enfin en tout cas, personnellement, on sait que je pense tout le contraire de mon cousin Gilbert. Je ne suis pas un fĂ©odal comme lui, je me promĂšnerais avec un nĂšgre s’il Ă©tait de mes amis, et je me soucierais de l’opinion du tiers et du quart comme de l’an quarante, mais enfin tout de mĂȘme vous m’avouerez que, quand on s’appelle Saint-Loup, on ne s’amuse pas Ă  prendre le contrepied des idĂ©es de tout le monde qui a plus d’esprit que Voltaire et mĂȘme que mon neveu. Et surtout on ne se livre pas Ă  ce que j’appellerai ces acrobaties de sensibilitĂ©, huit jours avant de se prĂ©senter au Cercle ! Elle est un peu roide ! Non, c’est probablement sa petite grue qui lui aura montĂ© le bourrichon. Elle lui aura persuadĂ© qu’il se classerait parmi les intellectuels ». Les intellectuels, c’est le tarte Ă  la crĂšme » de ces messieurs. Du reste cela a fait faire un assez joli jeu de mots, mais trĂšs mĂ©chant. Et le duc cita tout bas pour la duchesse et M. d’Argencourt Mater Semita » qui en effet se disait dĂ©jĂ  au Jockey, car de toutes les graines voyageuses, celle Ă  qui sont attachĂ©es les ailes les plus solides qui lui permettent d’ĂȘtre dissĂ©minĂ©e Ă  une plus grande distance de son lieu d’éclosion, c’est encore une plaisanterie. — Nous pourrions demander des explications Ă  monsieur, qui a l’air d’une Ă©rudit, dit-il en montrant l’historien. Mais il est prĂ©fĂ©rable de n’en pas parler, d’autant plus que le fait est parfaitement faux. Je ne suis pas si ambitieux que ma cousine Mirepoix qui prĂ©tend qu’elle peut suivre la filiation de sa maison avant JĂ©sus-Christ jusqu’à la tribu de LĂ©vi, et je me fais fort de dĂ©montrer qu’il n’y a jamais eu une goutte de sang juif dans notre famille. Mais enfin il ne faut tout de mĂȘme pas nous la faire Ă  l’oseille, il est bien certain que les charmantes opinions de monsieur mon neveu peuvent faire assez de bruit dans Landerneau. D’autant plus que Fezensac est malade, ce sera Duras qui mĂšnera tout, et vous savez s’il aime Ă  faire des embarras, dit le duc qui n’était jamais arrivĂ© Ă  connaĂźtre le sens prĂ©cis de certains mots et qui croyait que faire des embarras voulait dire faire non pas de l’esbroufe, mais des complications. Bloch cherchait Ă  pousser M. de Norpois sur le colonel Picquart. — Il est hors de conteste, rĂ©pondit M. de Norpois, que sa dĂ©position Ă©tait nĂ©cessaire. Je sais qu’en soutenant cette opinion j’ai fait pousser Ă  plus d’un de mes collĂšgues des cris d’orfraie, mais, Ă  mon sens, le gouvernement avait le devoir de laisser parler le colonel. On ne sort pas d’une pareille impasse par une simple pirouette, ou alors on risque de tomber dans un bourbier. Pour l’officier lui-mĂȘme, cette dĂ©position produisit Ă  la premiĂšre audience une impression des plus favorables. Quand on l’a vu, bien pris dans le joli uniforme des chasseurs, venir sur un ton parfaitement simple et franc raconter ce qu’il avait vu, ce qu’il avait cru, dire Sur mon honneur de soldat et ici la voix de M. de Norpois vibra d’un lĂ©ger trĂ©molo patriotique telle est ma conviction », il n’y a pas Ă  nier que l’impression a Ă©tĂ© profonde. VoilĂ , il est dreyfusard, il n’y a plus l’ombre d’un doute », pensa Bloch. — Mais ce qui lui a aliĂ©nĂ© entiĂšrement les sympathies qu’il avait pu rallier d’abord, cela a Ă©tĂ© sa confrontation avec l’archiviste Gribelin, quand on entendit ce vieux serviteur, cet homme qui n’a qu’une parole et M. de Norpois accentua avec l’énergie des convictions sincĂšres les mots qui suivirent, quand on l’entendit, quand on le vit regarder dans les yeux son supĂ©rieur, ne pas craindre de lui tenir la dragĂ©e haute et lui dire d’un ton qui n’admettait pas de rĂ©plique Voyons, mon colonel, vous savez bien que je n’ai jamais menti, vous savez bien qu’en ce moment, comme toujours, je dis la vĂ©ritĂ© », le vent tourna, M. Picquart eut beau remuer ciel et terre dans les audiences suivantes, il fit bel et bien fiasco. Non, dĂ©cidĂ©ment il est antidreyfusard, c’est couru, se dit Bloch. Mais s’il croit Picquart un traĂźtre qui ment, comment peut-il tenir compte de ses rĂ©vĂ©lations et les Ă©voquer comme s’il y trouvait du charme et les croyait sincĂšres ? Et si au contraire il voit en lui un juste qui dĂ©livre sa conscience, comment peut-il le supposer mentant dans sa confrontation avec Gribelin ? » — En tout cas, si ce Dreyfus est innocent, interrompit la duchesse, il ne le prouve guĂšre. Quelles lettres idiotes, emphatiques, il Ă©crit de son Ăźle ! Je ne sais pas si M. Esterhazy vaut mieux que lui, mais il a un autre chic dans la façon de tourner les phrases, une autre couleur. Cela ne doit pas faire plaisir aux partisans de M. Dreyfus. Quel malheur pour eux qu’ils ne puissent pas changer d’innocent. Tout le monde Ă©clata de rire. Vous avez entendu le mot d’Oriane ? demanda vivement le duc de Guermantes Ă  Mme de Villeparisis. — Oui, je le trouve trĂšs drĂŽle. » Cela ne suffisait pas au duc Eh bien, moi, je ne le trouve pas drĂŽle ; ou plutĂŽt cela m’est tout Ă  fait Ă©gal qu’il soit drĂŽle ou non. Je ne fais aucun cas de l’esprit. » M. d’Argencourt protestait. Il ne pense pas un mot de ce qu’il dit », murmura la duchesse. C’est sans doute parce que j’ai fait partie des Chambres oĂč j’ai entendu des discours brillants qui ne signifiaient rien. J’ai appris Ă  y apprĂ©cier surtout la logique. C’est sans doute Ă  cela que je dois de n’avoir pas Ă©tĂ© réélu. Les choses drĂŽles me sont indiffĂ©rentes. — Basin, ne faites pas le Joseph Prudhomme, mon petit, vous savez bien que personne n’aime plus l’esprit que vous. — Laissez-moi finir. C’est justement parce que je suis insensible Ă  un certain genre de facĂ©ties, que je prise souvent l’esprit de ma femme. Car il part gĂ©nĂ©ralement d’une observation juste. Elle raisonne comme un homme, elle formule comme un Ă©crivain. » Peut-ĂȘtre la raison pour laquelle M. de Norpois parlait ainsi Ă  Bloch comme s’ils eussent Ă©tĂ© d’accord venait-elle de ce qu’il Ă©tait tellement antidreyfusard que, trouvant que le gouvernement ne l’était pas assez, il en Ă©tait l’ennemi tout autant qu’étaient les dreyfusards. Peut-ĂȘtre parce que l’objet auquel il s’attachait en politique Ă©tait quelque chose de plus profond, situĂ© dans un autre plan, et d’oĂč le dreyfusisme apparaissait comme une modalitĂ© sans importance et qui ne mĂ©rite pas de retenir un patriote soucieux des grandes questions extĂ©rieures. Peut-ĂȘtre, plutĂŽt, parce que les maximes de sa sagesse politique ne s’appliquant qu’à des questions de forme, de procĂ©dĂ©, d’opportunitĂ©, elles Ă©taient aussi impuissantes Ă  rĂ©soudre les questions de fond qu’en philosophie la pure logique l’est Ă  trancher les questions d’existence, ou que cette sagesse mĂȘme lui fĂźt trouver dangereux de traiter de ces sujets et que, par prudence, il ne voulĂ»t parler que de circonstances secondaires. Mais oĂč Bloch se trompait, c’est quand il croyait que M. de Norpois, mĂȘme moins prudent de caractĂšre et d’esprit moins exclusivement formel, eĂ»t pu, s’il l’avait voulu, lui dire la vĂ©ritĂ© sur le rĂŽle d’Henry, de Picquart, de du Paty de Clam, sur tous les points de l’affaire. La vĂ©ritĂ©, en effet, sur toutes ces choses, Bloch ne pouvait douter que M. de Norpois la connĂ»t. Comment l’aurait-il ignorĂ©e puisqu’il connaissait les ministres ? Certes, Bloch pensait que la vĂ©ritĂ© politique peut ĂȘtre approximativement reconstituĂ©e par les cerveaux les plus lucides, mais il s’imaginait, tout comme le gros du public, qu’elle habite toujours, indiscutable et matĂ©rielle, le dossier secret du prĂ©sident de la RĂ©publique et du prĂ©sident du Conseil, lesquels en donnent connaissance aux ministres. Or, mĂȘme quand la vĂ©ritĂ© politique comporte des documents, il est rare que ceux-ci aient plus que la valeur d’un clichĂ© radioscopique oĂč le vulgaire croit que la maladie du patient s’inscrit en toutes lettres, tandis qu’en fait, ce clichĂ© fournit un simple Ă©lĂ©ment d’apprĂ©ciation qui se joindra Ă  beaucoup d’autres sur lesquels s’appliquera le raisonnement du mĂ©decin et d’oĂč il tirera son diagnostic. Aussi la vĂ©ritĂ© politique, quand on se rapproche des hommes renseignĂ©s et qu’on croit l’atteindre, se dĂ©robe. MĂȘme plus tard, et pour en rester Ă  l’affaire Dreyfus, quand se produisit un fait aussi Ă©clatant que l’aveu d’Henry, suivi de son suicide, ce fait fut aussitĂŽt interprĂ©tĂ© de façon opposĂ©e par des ministres dreyfusards et par Cavaignac et Cuignet qui avaient eux-mĂȘmes fait la dĂ©couverte du faux et conduit l’interrogatoire ; bien plus, parmi les ministres dreyfusards eux-mĂȘmes, et de mĂȘme nuance, jugeant non seulement sur les mĂȘmes piĂšces mais dans le mĂȘme esprit, le rĂŽle d’Henry fut expliquĂ© de façon entiĂšrement opposĂ©e, les uns voyant en lui un complice d’Esterhazy, les autres assignant au contraire ce rĂŽle Ă  du Paty de Clam, se ralliant ainsi Ă  une thĂšse de leur adversaire Cuignet et Ă©tant en complĂšte opposition avec leur partisan Reinach. Tout ce que Bloch put tirer de M. de Norpois c’est que, s’il Ă©tait vrai que le chef d’état-major, M. de Boisdeffre, eĂ»t fait faire une communication secrĂšte Ă  M. Rochefort, il y avait Ă©videmment lĂ  quelque chose de singuliĂšrement regrettable. — Tenez pour assurĂ© que le ministre de la Guerre a dĂ», in petto du moins, vouer son chef d’état-major aux dieux infernaux. Un dĂ©saveu officiel n’eĂ»t pas Ă©tĂ© Ă  mon sens une superfĂ©tation. Mais le ministre de la Guerre s’exprime fort crĂ»ment lĂ -dessus inter pocula. Il y a du reste certains sujets sur lesquels il est fort imprudent de crĂ©er une agitation dont on ne peut ensuite rester maĂźtre. — Mais ces piĂšces sont manifestement fausses, dit Bloch. M. de Norpois ne rĂ©pondit pas, mais dĂ©clara qu’il n’approuvait pas les manifestations du Prince Henri d’OrlĂ©ans — D’ailleurs elles ne peuvent que troubler la sĂ©rĂ©nitĂ© du prĂ©toire et encourager des agitations qui dans un sens comme dans l’autre seraient Ă  dĂ©plorer. Certes il faut mettre le holĂ  aux menĂ©es antimilitaristes, mais nous n’avons non plus que faire d’un grabuge encouragĂ© par ceux des Ă©lĂ©ments de droite qui, au lieu de servir l’idĂ©e patriotique, songent Ă  s’en servir. La France, Dieu merci, n’est pas une rĂ©publique sud-amĂ©ricaine et le besoin ne se fait pas sentir d’un gĂ©nĂ©ral de pronunciamento. Bloch ne put arriver Ă  le faire parler de la question de la culpabilitĂ© de Dreyfus ni donner un pronostic sur le jugement qui interviendrait dans l’affaire civile actuellement en cours. En revanche M. de Norpois parut prendre plaisir Ă  donner des dĂ©tails sur les suites de ce jugement. — Si c’est une condamnation, dit-il, elle sera probablement cassĂ©e, car il est rare que, dans un procĂšs oĂč les dĂ©positions de tĂ©moins sont aussi nombreuses, il n’y ait pas de vices de forme que les avocats puissent invoquer. Pour en finir sur l’algarade du prince Henri d’OrlĂ©ans, je doute fort qu’elle ait Ă©tĂ© du goĂ»t de son pĂšre. — Vous croyez que Chartres est pour Dreyfus ? demanda la duchesse en souriant, les yeux ronds, les joues roses, le nez dans son assiette de petits fours, l’air scandalisĂ©. — Nullement, je voulais seulement dire qu’il y a dans toute la famille, de ce cĂŽtĂ©-lĂ , un sens politique dont on a pu voir, chez l’admirable princesse ClĂ©mentine, le nec plus ultra, et que son fils le prince Ferdinand a gardĂ© comme un prĂ©cieux hĂ©ritage. Ce n’est pas le prince de Bulgarie qui eĂ»t serrĂ© le commandant Esterhazy dans ses bras. — Il aurait prĂ©fĂ©rĂ© un simple soldat, murmura Mme de Guermantes, qui dĂźnait souvent avec le Bulgare chez le prince de Joinville et qui lui avait rĂ©pondu une fois, comme il lui demandait si elle n’était pas jalouse Si, Monseigneur, de vos bracelets. » — Vous n’allez pas ce soir au bal de Mme de Sagan ? dit M. de Norpois Ă  Mme de Villeparisis pour couper court Ă  l’entretien avec Bloch. Celui-ci ne dĂ©plaisait pas Ă  l’Ambassadeur qui nous dit plus tard, non sans naĂŻvetĂ© et sans doute Ă  cause des quelques traces qui subsistaient dans le langage de Bloch de la mode nĂ©o-homĂ©rique qu’il avait pourtant abandonnĂ©e Il est assez amusant, avec sa maniĂšre de parler un peu vieux jeu, un peu solennelle. Pour un peu il dirait les Doctes SƓurs » comme Lamartine ou Jean-Baptiste Rousseau. C’est devenu assez rare dans la jeunesse actuelle et cela l’était mĂȘme dans celle qui l’avait prĂ©cĂ©dĂ©e. Nous-mĂȘmes nous Ă©tions un peu romantiques. » Mais si singulier que lui parĂ»t l’interlocuteur, M. de Norpois trouvait que l’entretien n’avait que trop durĂ©. — Non, monsieur, je ne vais plus au bal, rĂ©pondit-elle avec un joli sourire de vieille femme. Vous y allez, vous autres ? C’est de votre Ăąge, ajouta-t-elle en englobant dans un mĂȘme regard M. de ChĂątellerault, son ami, et Bloch. Moi aussi j’ai Ă©tĂ© invitĂ©e, dit-elle en affectant par plaisanterie d’en tirer vanitĂ©. On est mĂȘme venu m’inviter. On c’était la princesse de Sagan. — Je n’ai pas de carte d’invitation, dit Bloch, pensant que Mme de Villeparisis allait lui en offrir une, et que Mme de Sagan serait heureuse de recevoir l’ami d’une femme qu’elle Ă©tait venue inviter en personne. La marquise ne rĂ©pondit rien, et Bloch n’insista pas, car il avait une affaire plus sĂ©rieuse Ă  traiter avec elle et pour laquelle il venait de lui demander un rendez-vous pour le surlendemain. Ayant entendu les deux jeunes gens dire qu’ils avaient donnĂ© leur dĂ©mission du cercle de la rue Royale oĂč on entrait comme dans un moulin, il voulait demander Ă  Mme de Villeparisis de l’y faire recevoir. — Est-ce que ce n’est pas assez faux chic, assez snob Ă  cĂŽtĂ©, ces Sagan ? dit-il d’un air sarcastique. — Mais pas du tout, c’est ce que nous faisons de mieux dans le genre, rĂ©pondit M. d’Argencourt qui avait adoptĂ© toutes les plaisanteries parisiennes. — Alors, dit Bloch Ă  demi ironiquement, c’est ce qu’on appelle une des solennitĂ©s, des grandes assises mondaines de la saison ! Mme de Villeparisis dit gaiement Ă  Mme de Guermantes — Voyons, est-ce une grande solennitĂ© mondaine, le bal de Mme de Sagan ? — Ce n’est pas Ă  moi qu’il faut demander cela, lui rĂ©pondit ironiquement la duchesse, je ne suis pas encore arrivĂ©e Ă  savoir ce que c’était qu’une solennitĂ© mondaine. Du reste, les choses mondaines ne sont pas mon fort. — Ah ! je croyais le contraire, dit Bloch qui se figurait que Mme de Guermantes avait parlĂ© sincĂšrement. Il continua, au grand dĂ©sespoir de M. de Norpois, Ă  lui poser nombre de questions sur les officiers dont le nom revenait le plus souvent Ă  propos de l’affaire Dreyfus ; celui-ci dĂ©clara qu’à vue de nez » le colonel du Paty de Clam lui faisait l’effet d’un cerveau un peu fumeux et qui n’avait peut-ĂȘtre pas Ă©tĂ© trĂšs heureusement choisi pour conduire cette chose dĂ©licate, qui exige tant de sang-froid et de discernement, une instruction. — Je sais que le parti socialiste rĂ©clame sa tĂȘte Ă  cor et Ă  cri, ainsi que l’élargissement immĂ©diat du prisonnier de l’üle du Diable. Mais je pense que nous n’en sommes pas encore rĂ©duits Ă  passer ainsi sous les fourches caudines de MM. GĂ©rault-Richard et consorts. Cette affaire-lĂ , jusqu’ici, c’est la bouteille Ă  l’encre. Je ne dis pas que d’un cĂŽtĂ© comme de l’autre il n’y ait Ă  cacher d’assez vilaines turpitudes. Que mĂȘme certains protecteurs plus ou moins dĂ©sintĂ©ressĂ©s de votre client puissent avoir de bonnes intentions, je ne prĂ©tends pas le contraire, mais vous savez que l’enfer en est pavĂ©, ajouta-t-il avec un regard fin. Il est essentiel que le gouvernement donne l’impression qu’il n’est pas aux mains des factions de gauche et qu’il n’a pas Ă  se rendre pieds et poings liĂ©s aux sommations de je ne sais quelle armĂ©e prĂ©torienne qui, croyez-moi, n’est pas l’armĂ©e. Il va de soi que si un fait nouveau se produisait, une procĂ©dure de rĂ©vision serait entamĂ©e. La consĂ©quence saute aux yeux. RĂ©clamer cela, c’est enfoncer une porte ouverte. Ce jour-lĂ  le gouvernement saura parler haut et clair ou il laisserait tomber en quenouille ce qui est sa prĂ©rogative essentielle. Les coqs-Ă -l’ñne ne suffiront plus. Il faudra donner des juges Ă  Dreyfus. Et ce sera chose facile car, quoique l’on ait pris l’habitude dans notre douce France, oĂč l’on aime Ă  se calomnier soi-mĂȘme, de croire ou de laisser croire que pour faire entendre les mots de vĂ©ritĂ© et de justice il est indispensable de traverser la Manche, ce qui n’est bien souvent qu’un moyen dĂ©tournĂ© de rejoindre la SprĂ©e, il n’y Ă  pas de juges qu’à Berlin. Mais une fois l’action gouvernementale mise en mouvement, le gouvernement saurez-vous l’écouter ? Quand il vous conviera Ă  remplir votre devoir civique, saurez-vous l’écouter, vous rangerez-vous autour de lui ? Ă  son patriotique appel saurez-vous ne pas rester sourds et rĂ©pondre PrĂ©sent ! » ? M. de Norpois posait ces questions Ă  Bloch avec une vĂ©hĂ©mence qui, tout en intimidant mon camarade, le flattait aussi ; car l’Ambassadeur avait l’air de s’adresser en lui Ă  tout un parti, d’interroger Bloch comme s’il avait reçu les confidences de ce parti et pouvait assumer la responsabilitĂ© des dĂ©cisions qui seraient prises. Si vous ne dĂ©sarmiez pas, continua M. de Norpois sans attendre la rĂ©ponse collective de Bloch, si, avant mĂȘme que fĂ»t sĂ©chĂ©e l’encre du dĂ©cret qui instituerait la procĂ©dure de rĂ©vision, obĂ©issant Ă  je ne sais quel insidieux mot d’ordre vous ne dĂ©sarmiez pas, mais vous confiniez dans une opposition stĂ©rile qui semble pour certains l’ultima ratio de la politique, si vous vous retiriez sous votre tente et brĂ»liez vos vaisseaux, ce serait Ă  votre grand dam. Êtes-vous prisonniers des fauteurs de dĂ©sordre ? Leur avez-vous donnĂ© des gages ? » Bloch Ă©tait embarrassĂ© pour rĂ©pondre. M. de Norpois ne lui en laissa pas le temps. Si la nĂ©gative est vraie, comme je veux le croire, et si vous avez un peu de ce qui me semble malheureusement manquer Ă  certains de vos chefs et de vos amis, quelque esprit politique, le jour mĂȘme oĂč la Chambre criminelle sera saisie, si vous ne vous laissez pas embrigader par les pĂȘcheurs en eau trouble, vous aurez ville gagnĂ©e. Je ne rĂ©ponds pas que tout l’état-major puisse tirer son Ă©pingle du jeu, mais c’est dĂ©jĂ  bien beau si une partie tout au moins peut sauver la face sans mettre le feu aux poudres et amener du grabuge. Il va de soi d’ailleurs que c’est au gouvernement qu’il appartient de dire le droit et de clore la liste trop longue des crimes impunis, non, certes, en obĂ©issant aux excitations socialistes ni de je ne sais quelle soldatesque, ajouta-t-il, en regardant Bloch dans les yeux et peut-ĂȘtre avec l’instinct qu’ont tous les conservateurs de se mĂ©nager des appuis dans le camp adverse. L’action gouvernementale doit s’exercer sans souci des surenchĂšres, d’oĂč qu’elles viennent. Le gouvernement n’est, Dieu merci, aux ordres ni du colonel Driant, ni, Ă  l’autre pĂŽle, de M. Clemenceau. Il faut mater les agitateurs de profession et les empĂȘcher de relever la tĂȘte. La France dans son immense majoritĂ© dĂ©sire le travail, dans l’ordre ! LĂ -dessus ma religion est faite. Mais il ne faut pas craindre d’éclairer l’opinion ; et si quelques moutons, de ceux qu’a si bien connus notre Rabelais, se jetaient Ă  l’eau tĂȘte baissĂ©e, il conviendrait de leur montrer que cette eau est trouble, qu’elle a Ă©tĂ© troublĂ©e Ă  dessein par une engeance qui n’est pas de chez nous, pour en dissimuler les dessous dangereux. Et il ne doit pas se donner l’air de sortir de sa passivitĂ© Ă  son corps dĂ©fendant quand il exercera le droit qui est essentiellement le sien, j’entends de mettre en mouvement Dame Justice. Le gouvernement acceptera toutes vos suggestions. S’il est avĂ©rĂ© qu’il y ait eu erreur judiciaire, il sera assurĂ© d’une majoritĂ© Ă©crasante qui lui permettrait de se donner du champ. — Vous, monsieur, dit Bloch, en se tournant vers M. d’Argencourt Ă  qui on l’avait nommĂ© en mĂȘme temps que les autres personnes, vous ĂȘtes certainement dreyfusard Ă  l’étranger tout le monde l’est. — C’est une affaire qui ne regarde que les Français entre eux, n’est-ce pas ? rĂ©pondit M. d’Argencourt avec cette insolence particuliĂšre qui consiste Ă  prĂȘter Ă  l’interlocuteur une opinion qu’on sait manifestement qu’il ne partage pas, puisqu’il vient d’en Ă©mettre une opposĂ©e. Bloch rougit ; M. d’Argencourt sourit, en regardant autour de lui, et si ce sourire, pendant qu’il l’adressa aux autres visiteurs, fut malveillant pour Bloch, il se tempĂ©ra de cordialitĂ© en l’arrĂȘtant finalement sur mon ami afin d’îter Ă  celui-ci le prĂ©texte de se fĂącher des mots qu’il venait d’entendre et qui n’en restaient pas moins cruels. Mme de Guermantes dit Ă  l’oreille de M. d’Argencourt quelque chose que je n’entendis pas mais qui devait avoir trait Ă  la religion de Bloch, car il passa Ă  ce moment dans la figure de la duchesse cette expression Ă  laquelle la peur qu’on a d’ĂȘtre remarquĂ© par la personne dont on parle donne quelque chose d’hĂ©sitant et de faux et oĂč se mĂȘle la gaietĂ© curieuse et malveillante qu’inspire un groupement humain auquel nous nous sentons radicalement Ă©trangers. Pour se rattraper Bloch se tourna vers le duc de ChĂątellerault Vous, monsieur, qui ĂȘtes français, vous savez certainement qu’on est dreyfusard Ă  l’étranger, quoiqu’on prĂ©tende qu’en France on ne sait jamais ce qui se passe Ă  l’étranger. Du reste je sais qu’on peut causer avec vous, Saint-Loup me l’a dit. » Mais le jeune duc, qui sentait que tout le monde se mettait contre Bloch et qui Ă©tait lĂąche comme on l’est souvent dans le monde, usant d’ailleurs d’un esprit prĂ©cieux et mordant que, par atavisme, il semblait tenir de M. de Charlus Excusez-moi, Monsieur, de ne pas discuter de Dreyfus avec vous, mais c’est une affaire dont j’ai pour principe de ne parler qu’entre JaphĂ©tiques. » Tout le monde sourit, exceptĂ© Bloch, non qu’il n’eĂ»t l’habitude de prononcer des phrases ironiques sur ses origines juives, sur son cĂŽtĂ© qui tenait un peu au SinaĂŻ. Mais au lieu d’une de ces phrases, lesquelles sans doute n’étaient pas prĂȘtes, le dĂ©clic de la machine intĂ©rieure en fit monter une autre Ă  la bouche de Bloch. Et on ne put recueillir que ceci Mais comment avez-vous pu savoir ? Qui vous a dit ? » comme s’il avait Ă©tĂ© le fils d’un forçat. D’autre part, Ă©tant donnĂ© son nom qui ne passe pas prĂ©cisĂ©ment pour chrĂ©tien, et son visage, son Ă©tonnement montrait quelque naĂŻvetĂ©. Ce que lui avait dit M. de Norpois ne l’ayant pas complĂštement satisfait, il s’approcha de l’archiviste et lui demanda si on ne voyait pas quelquefois chez Mme de Villeparisis M. du Paty de Clam ou M. Joseph Reinach. L’archiviste ne rĂ©pondit rien ; il Ă©tait nationaliste et ne cessait de prĂȘcher Ă  la marquise qu’il y aurait bientĂŽt une guerre sociale et qu’elle devrait ĂȘtre plus prudente dans le choix de ses relations. Il se demanda si Bloch n’était pas un Ă©missaire secret du syndicat venu pour le renseigner et alla immĂ©diatement rĂ©pĂ©ter Ă  Mme de Villeparisis ces questions que Bloch venait de lui poser. Elle jugea qu’il Ă©tait au moins mal Ă©levĂ©, peut-ĂȘtre dangereux pour la situation de M. de Norpois. Enfin elle voulait donner satisfaction Ă  l’archiviste, la seule personne qui lui inspirĂąt quelque crainte et par lequel elle Ă©tait endoctrinĂ©e, sans grand succĂšs chaque matin il lui lisait l’article de M. Judet dans le Petit Journal. Elle voulut donc signifier Ă  Bloch qu’il eĂ»t Ă  ne pas revenir et elle trouva tout naturellement dans son rĂ©pertoire mondain la scĂšne par laquelle une grande dame met quelqu’un Ă  la porte de chez elle, scĂšne qui ne comporte nullement le doigt levĂ© et les yeux flambants que l’on se figure. Comme Bloch s’approchait d’elle pour lui dire au revoir, enfoncĂ©e dans son grand fauteuil, elle parut Ă  demi tirĂ©e d’une vague somnolence. Ses regards noyĂ©s n’eurent que la lueur faible et charmante d’une perle. Les adieux de Bloch, dĂ©plissant Ă  peine dans la figure de la marquise un languissant sourire, ne lui arrachĂšrent pas une parole, et elle ne lui tendit pas la main. Cette scĂšne mit Bloch au comble de l’étonnement, mais comme un cercle de personnes en Ă©tait tĂ©moin alentour, il ne pensa pas qu’elle pĂ»t se prolonger sans inconvĂ©nient pour lui et, pour forcer la marquise, la main qu’on ne venait pas lui prendre, de lui-mĂȘme il la tendit. Mme de Villeparisis fut choquĂ©e. Mais sans doute, tout en tenant Ă  donner une satisfaction immĂ©diate Ă  l’archiviste et au clan antidreyfusard, voulait-elle pourtant mĂ©nager l’avenir, elle se contenta d’abaisser les paupiĂšres et de fermer Ă  demi les yeux. — Je crois qu’elle dort, dit Bloch Ă  l’archiviste qui, se sentant soutenu par la marquise, prit un air indignĂ©. Adieu, madame, cria-t-il. La marquise fit le lĂ©ger mouvement de lĂšvres d’une mourante qui voudrait ouvrir la bouche, mais dont le regard ne reconnaĂźt plus. Puis elle se tourna, dĂ©bordante d’une vie retrouvĂ©e, vers le marquis d’Argencourt tandis que Bloch s’éloignait persuadĂ© qu’elle Ă©tait ramollie ». Plein de curiositĂ© et du dessein d’éclairer un incident si Ă©trange, il revint la voir quelques jours aprĂšs. Elle le reçut trĂšs bien parce qu’elle Ă©tait bonne femme, que l’archiviste n’était pas lĂ , qu’elle tenait Ă  la saynĂšte que Bloch devait faire jouer chez elle, et qu’enfin elle avait fait le jeu de grande dame qu’elle dĂ©sirait, lequel fut universellement admirĂ© et commentĂ© le soir mĂȘme dans divers salons, mais d’aprĂšs une version qui n’avait dĂ©jĂ  plus aucun rapport avec la vĂ©ritĂ©. — Vous parliez des Sept Princesses, duchesse, vous savez je n’en suis pas plus fier pour ça que l’auteur de ce
 comment dirai-je, de ce factum, est un de mes compatriotes, dit M. d’Argencourt avec une ironie mĂȘlĂ©e de la satisfaction de connaĂźtre mieux que les autres l’auteur d’une Ɠuvre dont on venait de parler. Oui, il est belge de son Ă©tat, ajouta-t-il. — Vraiment ? Non, nous ne vous accusons pas d’ĂȘtre pour quoi que ce soit dans les Sept Princesses. Heureusement pour vous et pour vos compatriotes, vous ne ressemblez pas Ă  l’auteur de cette ineptie. Je connais des Belges trĂšs aimables, vous, votre Roi qui est un peu timide mais plein d’esprit, mes cousins Ligne et bien d’autres, mais heureusement vous ne parlez pas le mĂȘme langage que l’auteur des Sept Princesses. Du reste, si vous voulez que je vous dise, c’est trop d’en parler parce que surtout ce n’est rien. Ce sont des gens qui cherchent Ă  avoir l’air obscur et au besoin qui s’arrangent d’ĂȘtre ridicules pour cacher qu’ils n’ont pas d’idĂ©es. S’il y avait quelque chose dessous, je vous dirais que je ne crains pas certaines audaces, ajouta-t-elle d’un ton sĂ©rieux, du moment qu’il y a de la pensĂ©e. Je ne sais pas si vous avez vu la piĂšce de Borelli. Il y a des gens que cela a choquĂ©s ; moi, quand je devrais me faire lapider, ajouta-t-elle sans se rendre compte qu’elle ne courait pas de grands risques, j’avoue que j’ai trouvĂ© cela infiniment curieux. Mais les Sept Princesses ! L’une d’elle a beau avoir des bontĂ©s pour son neveu, je ne peux pas pousser les sentiments de famille
 La duchesse s’arrĂȘta net, car une dame entrait qui Ă©tait la vicomtesse de Marsantes, la mĂšre de Robert. Mme de Marsantes Ă©tait considĂ©rĂ©e dans le faubourg Saint-Germain comme un ĂȘtre supĂ©rieur, d’une bontĂ©, d’une rĂ©signation angĂ©liques. On me l’avait dit et je n’avais pas de raison particuliĂšre pour en ĂȘtre surpris, ne sachant pas Ă  ce moment-lĂ  qu’elle Ă©tait la propre sƓur du duc de Guermantes. Plus tard j’ai toujours Ă©tĂ© Ă©tonnĂ© chaque fois que j’appris, dans cette sociĂ©tĂ©, que des femmes mĂ©lancoliques, pures, sacrifiĂ©es, vĂ©nĂ©rĂ©es comme d’idĂ©ales saintes de vitrail, avaient fleuri sur la mĂȘme souche gĂ©nĂ©alogique que des frĂšres brutaux, dĂ©bauchĂ©s et vils. Des frĂšres et sƓurs, quand ils sont tout Ă  fait pareils du visage comme Ă©taient le duc de Guermantes et Mme de Marsantes, me semblaient devoir avoir en commun une seule intelligence, un mĂȘme cƓur, comme aurait une personne qui peut avoir de bons ou de mauvais moments mais dont on ne peut attendre tout de mĂȘme de vastes vues si elle est d’esprit bornĂ©, et une abnĂ©gation sublime si elle est de cƓur dur. Mme de Marsantes suivait les cours de BrunetiĂšre. Elle enthousiasmait le faubourg Saint-Germain et, par sa vie de sainte, l’édifiait aussi. Mais la connexitĂ© morphologique du joli nez et du regard pĂ©nĂ©trant incitait pourtant Ă  classer Mme de Marsantes dans la mĂȘme famille intellectuelle et morale que son frĂšre le duc. Je ne pouvais croire que le seul fait d’ĂȘtre une femme, et peut-ĂȘtre d’avoir Ă©tĂ© malheureuse et d’avoir l’opinion de tous pour soi, pouvait faire qu’on fĂ»t aussi diffĂ©rent des siens, comme dans les chansons de geste oĂč toutes les vertus et les grĂąces sont rĂ©unies en la sƓur de frĂšres farouches. Il me semblait que la nature, moins libre que les vieux poĂštes, devait se servir Ă  peu prĂšs exclusivement des Ă©lĂ©ments communs Ă  la famille et je ne pouvais lui attribuer tel pouvoir d’innovation qu’elle fĂźt, avec des matĂ©riaux analogues Ă  ceux qui composaient un sot et un rustre, un grand esprit sans aucune tare de sottise, une sainte sans aucune souillure de brutalitĂ©. Mme de Marsantes avait une robe de surah blanc Ă  grandes palmes, sur lesquelles se dĂ©tachaient des fleurs en Ă©toffe lesquelles Ă©taient noires. C’est qu’elle avait perdu, il y a trois semaines, son cousin M. de Montmorency, ce qui ne l’empĂȘchait pas de faire des visites, d’aller Ă  de petits dĂźners, mais en deuil. C’était une grande dame. Par atavisme son Ăąme Ă©tait remplie par la frivolitĂ© des existences de cour, avec tout ce qu’elles ont de superficiel et de rigoureux. Mme de Marsantes n’avait pas eu la force de regretter longtemps son pĂšre et sa mĂšre, mais pour rien au monde elle n’eĂ»t portĂ© de couleurs dans le mois qui suivait la mort d’un cousin. Elle fut plus qu’aimable avec moi parce que j’étais l’ami de Robert et parce que je n’étais pas du mĂȘme monde que Robert. Cette bontĂ© s’accompagnait d’une feinte timiditĂ©, de l’espĂšce de mouvement de retrait intermittent de la voix, du regard, de la pensĂ©e qu’on ramĂšne Ă  soi comme une jupe indiscrĂšte, pour ne pas prendre trop de place, pour rester bien droite, mĂȘme dans la souplesse, comme le veut la bonne Ă©ducation. Bonne Ă©ducation qu’il ne faut pas prendre trop au pied de la lettre d’ailleurs, plusieurs de ces dames versant trĂšs vite dans le dĂ©vergondage des mƓurs sans perdre jamais la correction presque enfantine des maniĂšres. Mme de Marsantes agaçait un peu dans la conversation parce que, chaque fois qu’il s’agissait d’un roturier, par exemple de Bergotte, d’Elstir, elle disait en dĂ©tachant le mot, en le faisant valoir, et en le psalmodiant sur deux tons diffĂ©rents en une modulation qui Ă©tait particuliĂšre aux Guermantes J’ai eu l’honneur, le grand hon-neur de rencontrer Monsieur Bergotte, de faire la connaissance de Monsieur Elstir », soit pour faire admirer son humilitĂ©, soit par le mĂȘme goĂ»t qu’avait M. de Guermantes de revenir aux formes dĂ©suĂštes pour protester contre les usages de mauvaise Ă©ducation actuelle oĂč on ne se dit pas assez honorĂ© ». Quelle que fĂ»t celle de ces deux raisons qui fĂ»t la vraie, de toutes façons on sentait que, quand Mme de Marsantes disait J’ai eu l’honneur, le grand hon-neur », elle croyait remplir un grand rĂŽle, et montrer qu’elle savait accueillir les noms des hommes de valeur comme elle les eĂ»t reçus eux-mĂȘmes dans son chĂąteau, s’ils s’étaient trouvĂ©s dans le voisinage. D’autre part, comme sa famille Ă©tait nombreuse, qu’elle l’aimait beaucoup, que, lente de dĂ©bit et amie des explications, elle voulait faire comprendre les parentĂ©s, elle se trouvait sans aucun dĂ©sir d’étonner et tout en n’aimant sincĂšrement parler que de paysans touchants et de gardes-chasse sublimes citer Ă  tout instant toutes les familles mĂ©diatisĂ©es d’Europe, ce que les personnes moins brillantes ne lui pardonnaient pas et, si elles Ă©taient un peu intellectuelles, raillaient comme de la stupiditĂ©. À la campagne, Mme de Marsantes Ă©tait adorĂ©e pour le bien qu’elle faisait, mais surtout parce que la puretĂ© d’un sang oĂč depuis plusieurs gĂ©nĂ©rations on ne rencontrait que ce qu’il y a de plus grand dans l’histoire de France avait ĂŽtĂ© Ă  sa maniĂšre d’ĂȘtre tout ce que les gens du peuple appellent des maniĂšres » et lui avait donnĂ© la parfaite simplicitĂ©. Elle ne craignait pas d’embrasser une pauvre femme qui Ă©tait malheureuse et lui disait d’aller chercher un char de bois au chĂąteau. C’était, disait-on, la parfaite chrĂ©tienne. Elle tenait Ă  faire faire un mariage colossalement riche Ă  Robert. Être grande dame, c’est jouer Ă  la grande dame, c’est-Ă -dire, pour une part, jouer la simplicitĂ©. C’est un jeu qui coĂ»te extrĂȘmement cher, d’autant plus que la simplicitĂ© ne ravit qu’à la condition que les autres sachent que vous pourriez ne pas ĂȘtre simples, c’est-Ă -dire que vous ĂȘtes trĂšs riches. On me dit plus tard, quand je racontai que je l’avais vue Vous avez dĂ» vous rendre compte qu’elle a Ă©tĂ© ravissante. » Mais la vraie beautĂ© est si particuliĂšre, si nouvelle, qu’on ne la reconnaĂźt pas pour la beautĂ©. Je me dis seulement ce jour-lĂ  qu’elle avait un nez tout petit, des yeux trĂšs bleus, le cou long et l’air triste. — Écoute, dit Mme de Villeparisis Ă  la duchesse de Guermantes, je crois que j’aurai tout Ă  l’heure la visite d’une femme que tu ne veux pas connaĂźtre, j’aime mieux te prĂ©venir pour que cela ne t’ennuie pas. D’ailleurs, tu peux ĂȘtre tranquille, je ne l’aurai jamais chez moi plus tard, mais elle doit venir pour une seule fois aujourd’hui. C’est la femme de Swann. Mme Swann, voyant les proportions que prenait l’affaire Dreyfus et craignant que les origines de son mari ne se tournassent contre elle, l’avait suppliĂ© de ne plus jamais parler de l’innocence du condamnĂ©. Quand il n’était pas lĂ  elle allait plus loin et faisait profession du nationalisme le plus ardent ; elle ne faisait que suivre en cela d’ailleurs Mme Verdurin chez qui un antisĂ©mitisme bourgeois et latent s’était rĂ©veillĂ© et avait atteint une vĂ©ritable exaspĂ©ration. Mme Swann avait gagnĂ© Ă  cette attitude d’entrer dans quelques-unes des ligues de femmes du monde antisĂ©mite qui commençaient Ă  se former et avait nouĂ© des relations avec plusieurs personnes de l’aristocratie. Il peut paraĂźtre Ă©trange que, loin de les imiter, la duchesse de Guermantes, si amie de Swann, eĂ»t, au contraire, toujours rĂ©sistĂ© au dĂ©sir qu’il ne lui avait pas cachĂ© de lui prĂ©senter sa femme. Mais on verra plus tard que c’était un effet du caractĂšre particulier de la duchesse qui jugeait qu’elle n’avait pas » Ă  faire telle ou telle chose, et imposait avec despotisme ce qu’avait dĂ©cidĂ© son libre arbitre » mondain, fort arbitraire. — Je vous remercie de me prĂ©venir, rĂ©pondit la duchesse. Cela me serait en effet trĂšs dĂ©sagrĂ©able. Mais comme je la connais de vue je me lĂšverai Ă  temps. — Je t’assure, Oriane, elle est trĂšs agrĂ©able, c’est une excellente femme, dit Mme de Marsantes. — Je n’en doute pas, mais je n’éprouve aucun besoin de m’en assurer par moi-mĂȘme. — Est-ce que tu es invitĂ©e chez Lady IsraĂ«l ? demanda Mme de Villeparisis Ă  la duchesse, pour changer la conversation. — Mais, Dieu merci, je ne la connais pas, rĂ©pondit Mme de Guermantes. C’est Ă  Marie-Aynard qu’il faut demander cela. Elle la connaĂźt et je me suis toujours demandĂ© pourquoi. — Je l’ai en effet connue, rĂ©pondit Mme de Marsantes, je confesse mes erreurs. Mais je suis dĂ©cidĂ©e Ă  ne plus la connaĂźtre. Il paraĂźt que c’est une des pires et qu’elle ne s’en cache pas. Du reste, nous avons tous Ă©tĂ© trop confiants, trop hospitaliers. Je ne frĂ©quenterai plus personne de cette nation. Pendant qu’on avait de vieux cousins de province du mĂȘme sang, Ă  qui on fermait sa porte, on l’ouvrait aux Juifs. Nous voyons maintenant leur remerciement. HĂ©las ! je n’ai rien Ă  dire, j’ai un fils adorable et qui dĂ©bite, en jeune fou qu’il est, toutes les insanitĂ©s possibles, ajouta-t-elle en entendant que M. d’Argencourt avait fait allusion Ă  Robert. Mais, Ă  propos de Robert, est-ce que vous ne l’avez pas vu ? demanda-t-elle Ă  Mme de Villeparisis ; comme c’est samedi, je pensais qu’il aurait pu passer vingt-quatre heures Ă  Paris, et dans ce cas il serait sĂ»rement venu vous voir. En rĂ©alitĂ© Mme de Marsantes pensait que son fils n’aurait pas de permission ; mais comme, en tout cas, elle savait que s’il en avait eu une il ne serait pas venu chez Mme de Villeparisis, elle espĂ©rait, en ayant l’air de croire qu’elle l’eĂ»t trouvĂ© ici, lui faire pardonner, par sa tante susceptible, toutes les visites qu’il ne lui avait pas faites. — Robert ici ! Mais je n’ai pas mĂȘme eu un mot de lui ; je crois que je ne l’ai pas vu depuis Balbec. — Il est si occupĂ©, il a tant Ă  faire, dit Mme de Marsantes. Un imperceptible sourire fit onduler les cils de Mme de Guermantes qui regarda le cercle qu’avec la pointe de son ombrelle elle traçait sur le tapis. Chaque fois que le duc avait dĂ©laissĂ© trop ouvertement sa femme, Mme de Marsantes avait pris avec Ă©clat contre son propre frĂšre le parti de sa belle-sƓur. Celle-ci gardait de cette protection un souvenir reconnaissant et rancunier, et elle n’était qu’à demi fĂąchĂ©e des fredaines de Robert. À ce moment, la porte s’étant ouverte de nouveau, celui-ci entra. — Tiens, quand on parle du Saint-Loup
 dit Mme de Guermantes. Mme de Marsantes, qui tournait le dos Ă  la porte, n’avait pas vu entrer son fils. Quand elle l’aperçut, en cette mĂšre la joie battit vĂ©ritablement comme un coup d’aile, le corps de Mme de Marsantes se souleva Ă  demi, son visage palpita et elle attachait sur Robert des yeux Ă©merveillĂ©s — Comment, tu es venu ! quel bonheur ! quelle surprise ! — Ah ! quand on parle du Saint-Loup
 je comprends, dit le diplomate belge riant aux Ă©clats. — C’est dĂ©licieux, rĂ©pliqua sĂšchement Mme de Guermantes qui dĂ©testait les calembours et n’avait hasardĂ© celui-lĂ  qu’en ayant l’air de se moquer d’elle-mĂȘme. — Bonjour, Robert, dit-elle ; eh bien ! voilĂ  comme on oublie sa tante. Ils causĂšrent un instant ensemble et sans doute de moi, car tandis que Saint-Loup se rapprochait de sa mĂšre, Mme de Guermantes se tourna vers moi. — Bonjour, comme allez-vous ? me dit-elle. Elle laissa pleuvoir sur moi la lumiĂšre de son regard bleu, hĂ©sita un instant, dĂ©plia et tendit la tige de son bras, pencha en avant son corps, qui se redressa rapidement en arriĂšre comme un arbuste qu’on a couchĂ© et qui, laissĂ© libre, revient Ă  sa position naturelle. Ainsi agissait-elle sous le feu des regards de Saint-Loup qui l’observait et faisait Ă  distance des efforts dĂ©sespĂ©rĂ©s pour obtenir un peu plus encore de sa tante. Craignant que la conversation ne tombĂąt, il vint l’alimenter et rĂ©pondit pour moi — Il ne va pas trĂšs bien, il est un peu fatiguĂ© ; du reste, il irait peut-ĂȘtre mieux s’il te voyait plus souvent, car je ne te cache pas qu’il aime beaucoup te voir. — Ah ! mais, c’est trĂšs aimable, dit Mme de Guermantes d’un ton volontairement banal, comme si je lui eusse apportĂ© son manteau. Je suis trĂšs flattĂ©e. — Tiens, je vais un peu prĂšs de ma mĂšre, je te donne ma chaise, me dit Saint-Loup en me forçant ainsi Ă  m’asseoir Ă  cĂŽtĂ© de sa tante. Nous nous tĂ»mes tous deux. — Je vous aperçois quelquefois le matin, me dit-elle comme si ce fĂ»t une nouvelle qu’elle m’eĂ»t apprise, et comme si moi je ne la voyais pas. Ça fait beaucoup de bien Ă  la santĂ©. — Oriane, dit Ă  mi-voix Mme de Marsantes, vous disiez que vous alliez voir Mme de Saint-FerrĂ©ol, est-ce que vous auriez Ă©tĂ© assez gentille pour lui dire qu’elle ne m’attende pas Ă  dĂźner ? Je resterai chez moi puisque j’ai Robert. Si mĂȘme j’avais osĂ© vous demander de dire en passant qu’on achĂšte tout de suite de ces cigares que Robert aime, ça s’appelle des Corona », il n’y en a plus. Robert se rapprocha ; il avait seulement entendu le nom de Mme de Saint-FerrĂ©ol. — Qu’est-ce que c’est encore que ça, Mme de Saint-FerrĂ©ol ? demanda-t-il sur un ton d’étonnement et de dĂ©cision, car il affectait d’ignorer tout ce qui concernait le monde. — Mais voyons, mon chĂ©ri, tu sais bien, dit sa mĂšre, c’est la sƓur de Vermandois ; c’est elle qui t’avait donnĂ© ce beau jeu de billard que tu aimais tant. — Comment, c’est la sƓur de Vermandois, je n’en avais pas la moindre idĂ©e. Ah ! ma famille est Ă©patante, dit-il en se tournant Ă  demi vers moi et en prenant sans s’en rendre compte les intonations de Bloch comme il empruntait ses idĂ©es, elle connaĂźt des gens inouĂŻs, des gens qui s’appellent plus ou moins Saint-FerrĂ©ol et dĂ©tachant la derniĂšre consonne de chaque mot, elle va au bal, elle se promĂšne en Victoria, elle mĂšne une existence fabuleuse. C’est prodigieux. Mme de Guermantes fit avec la gorge ce bruit lĂ©ger, bref et fort comme d’un sourire forcĂ© qu’on ravale, et qui Ă©tait destinĂ© Ă  montrer qu’elle prenait part, dans la mesure oĂč la parentĂ© l’y obligeait, Ă  l’esprit de son neveu. On vint annoncer que le prince de Faffenheim-Munsterburg-Weinigen faisait dire Ă  M. de Norpois qu’il Ă©tait lĂ . — Allez le chercher, monsieur, dit Mme de Villeparisis Ă  l’ancien ambassadeur qui se porta au-devant du premier ministre allemand. Mais la marquise le rappela — Attendez, monsieur ; faudra-t-il que je lui montre la miniature de l’ImpĂ©ratrice Charlotte ? — Ah ! je crois qu’il sera ravi, dit l’Ambassadeur d’un ton pĂ©nĂ©trĂ© et comme s’il enviait ce fortunĂ© ministre de la faveur qui l’attendait. — Ah ! je sais qu’il est trĂšs bien pensant, dit Mme de Marsantes, et c’est si rare parmi les Ă©trangers. Mais je suis renseignĂ©e. C’est l’antisĂ©mitisme en personne. Le nom du prince gardait, dans la franchise avec laquelle ses premiĂšres syllabes Ă©taient — comme on dit en musique — attaquĂ©es, et dans la bĂ©gayante rĂ©pĂ©tition qui les scandait, l’élan, la naĂŻvetĂ© maniĂ©rĂ©e, les lourdes dĂ©licatesses » germaniques projetĂ©es comme des branchages verdĂątres sur le Heim » d’émail bleu sombre qui dĂ©ployait la mysticitĂ© d’un vitrail rhĂ©nan, derriĂšre les dorures pĂąles et finement ciselĂ©es du xviiie siĂšcle allemand. Ce nom contenait, parmi les noms divers dont il Ă©tait formĂ©, celui d’une petite ville d’eaux allemande, oĂč tout enfant j’avais Ă©tĂ© avec ma grand’mĂšre, au pied d’une montagne honorĂ©e par les promenades de GƓthe, et des vignobles de laquelle nous buvions au Kurhof les crus illustres Ă  l’appellation composĂ©e et retentissante comme les Ă©pithĂštes qu’HomĂšre donne Ă  ses hĂ©ros. Aussi Ă  peine eus-je entendu prononcer le nom du prince, qu’avant de m’ĂȘtre rappelĂ© la station thermale il me parut diminuer, s’imprĂ©gner d’humanitĂ©, trouver assez grande pour lui une petite place dans ma mĂ©moire, Ă  laquelle il adhĂ©ra, familier, terre Ă  terre, pittoresque, savoureux, lĂ©ger, avec quelque chose d’autorisĂ©, de prescrit. Bien plus, M. de Guermantes, en expliquant qui Ă©tait le prince, cita plusieurs de ses titres, et je reconnus le nom d’un village traversĂ© par la riviĂšre oĂč chaque soir, la cure finie, j’allais en barque, Ă  travers les moustiques ; et celui d’une forĂȘt assez Ă©loignĂ©e pour que le mĂ©decin ne m’eĂ»t pas permis d’y aller en promenade. Et en effet, il Ă©tait comprĂ©hensible que la suzerainetĂ© du seigneur s’étendĂźt aux lieux circonvoisins et associĂąt Ă  nouveau dans l’énumĂ©ration de ses titres les noms qu’on pouvait lire Ă  cĂŽtĂ© les uns des autres sur une carte. Ainsi, sous la visiĂšre du prince du Saint-Empire et de l’écuyer de Franconie, ce fut le visage d’une terre aimĂ©e oĂč s’étaient souvent arrĂȘtĂ©s pour moi les rayons du soleil de six heures que je vis, du moins avant que le prince, rhingrave et Ă©lecteur palatin, fĂ»t entrĂ©. Car j’appris en quelques instants que les revenus qu’il tirait de la forĂȘt et de la riviĂšre peuplĂ©es de gnomes et d’ondines, de la montagne enchantĂ©e oĂč s’élĂšve le vieux Burg qui garde le souvenir de Luther et de Louis le Germanique, il en usait pour avoir cinq automobiles Charron, un hĂŽtel Ă  Paris et un Ă  Londres, une loge le lundi Ă  l’OpĂ©ra et une aux mardis » des Français ». Il ne me semblait pas — et il ne semblait pas lui-mĂȘme le croire — qu’il diffĂ©rĂąt des hommes de mĂȘme fortune et de mĂȘme Ăąge qui avaient une moins poĂ©tique origine. Il avait leur culture, leur idĂ©al, se rĂ©jouissant de son rang mais seulement Ă  cause des avantages qu’il lui confĂ©rait, et n’avait plus qu’une ambition dans la vie, celle d’ĂȘtre Ă©lu membre correspondant de l’AcadĂ©mie des Sciences morales et politiques, raison pour laquelle il Ă©tait venu chez Mme de Villeparisis. Si lui, dont la femme Ă©tait Ă  la tĂȘte de la coterie la plus fermĂ©e de Berlin, avait sollicitĂ© d’ĂȘtre prĂ©sentĂ© chez la marquise, ce n’était pas qu’il en eĂ»t Ă©prouvĂ© d’abord le dĂ©sir. RongĂ© depuis des annĂ©es par cette ambition d’entrer Ă  l’Institut, il n’avait malheureusement jamais pu voir monter au-dessus de cinq le nombre des AcadĂ©miciens qui semblaient prĂȘts Ă  voter pour lui. Il savait que M. de Norpois disposait Ă  lui seul d’au moins une dizaine de voix auxquelles il Ă©tait capable, grĂące Ă  d’habiles transactions, d’en ajouter d’autres. Aussi le prince, qui l’avait connu en Russie quand ils y Ă©taient tous deux ambassadeurs, Ă©tait-il allĂ© le voir et avait-il fait tout ce qu’il avait pu pour se le concilier. Mais il avait eu beau multiplier les amabilitĂ©s, faire avoir au marquis des dĂ©corations russes, le citer dans des articles de politique Ă©trangĂšre, il avait eu devant lui un ingrat, un homme pour qui toutes ces prĂ©venances avaient l’air de ne pas compter, qui n’avait pas fait avancer sa candidature d’un pas, ne lui avait mĂȘme pas promis sa voix ! Sans doute M. de Norpois le recevait avec une extrĂȘme politesse, mĂȘme ne voulait pas qu’il se dĂ©rangeĂąt et prĂźt la peine de venir jusqu’à sa porte », se rendait lui-mĂȘme Ă  l’hĂŽtel du prince et, quand le chevalier teutonique avait lancĂ© Je voudrais bien ĂȘtre votre collĂšgue », rĂ©pondait d’un ton pĂ©nĂ©trĂ© Ah ! je serais trĂšs heureux ! » Et sans doute un naĂŻf, un docteur Cottard, se fĂ»t dit Voyons, il est lĂ  chez moi, c’est lui qui a tenu Ă  venir parce qu’il me considĂšre comme un personnage plus important que lui, il me dit qu’il serait heureux que je sois de l’AcadĂ©mie, les mots ont tout de mĂȘme un sens, que diable ! sans doute s’il ne me propose pas de voter pour moi, c’est qu’il n’y pense pas. Il parle trop de mon grand pouvoir, il doit croire que les alouettes me tombent toutes rĂŽties, que j’ai autant de voix que j’en veux, et c’est pour cela qu’il ne m’offre pas la sienne, mais je n’ai qu’à le mettre au pied du mur, lĂ , entre nous deux, et Ă  lui dire Eh bien ! votez pour moi », et il sera obligĂ© de le faire. Mais le prince de Faffenheim n’était pas un naĂŻf ; il Ă©tait ce que le docteur Cottard eĂ»t appelĂ© un fin diplomate » et il savait que M. de Norpois n’en Ă©tait pas un moins fin, ni un homme qui ne se fĂ»t pas avisĂ© de lui-mĂȘme qu’il pourrait ĂȘtre agrĂ©able Ă  un candidat en votant pour lui. Le prince, dans ses ambassades et comme ministre des Affaires ÉtrangĂšres, avait tenu, pour son pays au lieu que ce fĂ»t comme maintenant pour lui-mĂȘme, de ces conversations oĂč on sait d’avance jusqu’oĂč on veut aller et ce qu’on ne vous fera pas dire. Il n’ignorait pas que dans le langage diplomatique causer signifie offrir. Et c’est pour cela qu’il avait fait avoir Ă  M. de Norpois le cordon de Saint-AndrĂ©. Mais s’il eĂ»t dĂ» rendre compte Ă  son gouvernement de l’entretien qu’il avait eu aprĂšs cela avec M. de Norpois, il eĂ»t pu Ă©noncer dans sa dĂ©pĂȘche J’ai compris que j’avais fait fausse route. » Car dĂšs qu’il avait recommencĂ© Ă  parler Institut, M. de Norpois lui avait redit — J’aimerais cela beaucoup, beaucoup pour mes collĂšgues. Ils doivent, je pense, se sentir vraiment honorĂ©s que vous ayez pensĂ© Ă  eux. C’est une candidature tout Ă  fait intĂ©ressante, un peu en dehors de nos habitudes. Vous savez, l’AcadĂ©mie est trĂšs routiniĂšre, elle s’effraye de tout ce qui rend un son un peu nouveau. Personnellement je l’en blĂąme. Que de fois il m’est arrivĂ© de le laisser entendre Ă  mes collĂšgues. Je ne sais mĂȘme pas, Dieu me pardonne, si le mot d’encroĂ»tĂ©s n’est pas sorti une fois de mes lĂšvres, avait-il ajoutĂ© avec un sourire scandalisĂ©, Ă  mi-voix, presque a parte, comme dans un effet de théùtre et en jetant sur le prince un coup d’Ɠil rapide et oblique de son Ɠil bleu, comme un vieil acteur qui veut juger de son effet. Vous comprenez, prince, que je ne voudrais pas laisser une personnalitĂ© aussi Ă©minente que la vĂŽtre s’embarquer dans une partie perdue d’avance. Tant que les idĂ©es de mes collĂšgues resteront aussi arriĂ©rĂ©es, j’estime que la sagesse est de s’abstenir. Croyez bien d’ailleurs que si je voyais jamais un esprit un peu plus nouveau, un peu plus vivant, se dessiner dans ce collĂšge qui tend Ă  devenir une nĂ©cropole, si j’escomptais une chance possible pour vous, je serais le premier Ă  vous en avertir. Le cordon de Saint-AndrĂ© est une erreur, pensa le prince ; les nĂ©gociations n’ont pas fait un pas ; ce n’est pas cela qu’il voulait. Je n’ai pas mis la main sur la bonne clef. » C’était un genre de raisonnement dont M. de Norpois, formĂ© Ă  la mĂȘme Ă©cole que le prince, eĂ»t Ă©tĂ© capable. On peut railler la pĂ©dantesque niaiserie avec laquelle les diplomates Ă  la Norpois s’extasient devant une parole officielle Ă  peu prĂšs insignifiante. Mais leur enfantillage a sa contre-partie les diplomates savent que, dans la balance qui assure cet Ă©quilibre, europĂ©en ou autre, qu’on appelle la paix, les bons sentiments, les beaux discours, les supplications pĂšsent fort peu ; et que le poids lourd, le vrai, les dĂ©terminations, consiste en autre chose, en la possibilitĂ© que l’adversaire a, s’il est assez fort, ou n’a pas, de contenter, par moyen d’échange, un dĂ©sir. Cet ordre de vĂ©ritĂ©s, qu’une personne entiĂšrement dĂ©sintĂ©ressĂ©e comme ma grand’mĂšre, par exemple, n’eĂ»t pas compris, M. de Norpois, le prince von *** avaient souvent Ă©tĂ© aux prises avec lui. ChargĂ© d’affaires dans les pays avec lesquels nous avions Ă©tĂ© Ă  deux doigts d’avoir la guerre, M. de Norpois, anxieux de la tournure que les Ă©vĂ©nements allaient prendre, savait trĂšs bien que ce n’était pas par le mot Paix », ou par le mot Guerre », qu’ils lui seraient signifiĂ©s, mais par un autre, banal en apparence, terrible ou bĂ©ni, et que le diplomate, Ă  l’aide de son chiffre, saurait immĂ©diatement lire, et auquel, pour sauvegarder la dignitĂ© de la France, il rĂ©pondrait par un autre mot tout aussi banal mais sous lequel le ministre de la nation ennemie verrait aussitĂŽt Guerre. Et mĂȘme, selon une coutume ancienne, analogue Ă  celle qui donnait au premier rapprochement de deux ĂȘtres promis l’un Ă  l’autre la forme d’une entrevue fortuite Ă  une reprĂ©sentation du théùtre du Gymnase, le dialogue oĂč le destin dicterait le mot Guerre » ou le mot Paix » n’avait gĂ©nĂ©ralement pas eu lieu dans le cabinet du ministre, mais sur le banc d’un Kurgarten » oĂč le ministre et M. de Norpois allaient l’un et l’autre Ă  des fontaines thermales boire Ă  la source de petits verres d’une eau curative. Par une sorte de convention tacite, ils se rencontraient Ă  l’heure de la cure, faisaient d’abord ensemble quelques pas d’une promenade que, sous son apparence bĂ©nigne, les deux interlocuteurs savaient aussi tragique qu’un ordre de mobilisation. Or, dans une affaire privĂ©e comme cette prĂ©sentation Ă  l’Institut, le prince avait usĂ© du mĂȘme systĂšme d’induction qu’il avait fait dans sa carriĂšre, de la mĂȘme mĂ©thode de lecture Ă  travers les symboles superposĂ©s. Et certes on ne peut prĂ©tendre que ma grand’mĂšre et ses rares pareils eussent Ă©tĂ© seuls Ă  ignorer ce genre de calculs. En partie la moyenne de l’humanitĂ©, exerçant des professions tracĂ©es d’avance, rejoint par son manque d’intuition l’ignorance que ma grand’mĂšre devait Ă  son haut dĂ©sintĂ©ressement. Il faut souvent descendre jusqu’aux ĂȘtres entretenus, hommes ou femmes, pour avoir Ă  chercher le mobile de l’action ou des paroles en apparence les plus innocentes dans l’intĂ©rĂȘt, dans la nĂ©cessitĂ© de vivre. Quel homme ne sait que, quand une femme qu’il va payer lui dit Ne parlons pas d’argent », cette parole doit ĂȘtre comptĂ©e, ainsi qu’on dit en musique, comme une mesure pour rien », et que si plus tard elle lui dĂ©clare Tu m’as fait trop de peine, tu m’as souvent cachĂ© la vĂ©ritĂ©, je suis Ă  bout », il doit interprĂ©ter un autre protecteur lui offre davantage » ? Encore n’est-ce lĂ  que le langage d’une cocotte assez rapprochĂ©e des femmes du monde. Les apaches fournissent des exemples plus frappants. Mais M. de Norpois et le prince allemand, si les apaches leur Ă©taient inconnus, avaient accoutumĂ© de vivre sur le mĂȘme plan que les nations, lesquelles sont aussi, malgrĂ© leur grandeur, des ĂȘtres d’égoĂŻsme et de ruse, qu’on ne dompte que par la force, par la considĂ©ration de leur intĂ©rĂȘt, qui peut les pousser jusqu’au meurtre, un meurtre symbolique souvent lui aussi, la simple hĂ©sitation Ă  se battre ou le refus de se battre pouvant signifier pour une nation pĂ©rir ». Mais comme tout cela n’est pas dit dans les Livres Jaunes et autres, le peuple est volontiers pacifiste ; s’il est guerrier, c’est instinctivement, par haine, par rancune, non par les raisons qui ont dĂ©cidĂ© les chefs d’État avertis par les Norpois. L’hiver suivant, le prince fut trĂšs malade, il guĂ©rit, mais son cƓur resta irrĂ©mĂ©diablement atteint. Diable ! se dit-il, il ne faudrait pas perdre de temps pour l’Institut car, si je suis trop long, je risque de mourir avant d’ĂȘtre nommĂ©. Ce serait vraiment dĂ©sagrĂ©able. » Il fit sur la politique de ces vingt derniĂšres annĂ©es une Ă©tude pour la Revue des Deux Mondes et s’y exprima Ă  plusieurs reprises dans les termes les plus flatteurs sur M. de Norpois. Celui-ci alla le voir et le remercia. Il ajouta qu’il ne savait comment exprimer sa gratitude. Le prince se dit, comme quelqu’un qui vient d’essayer d’une autre clef pour une serrure Ce n’est pas encore celle-ci », et se sentant un peu essoufflĂ© en reconduisant M. de Norpois, pensa Sapristi, ces gaillards-lĂ  me laisseront crever avant de me faire entrer. DĂ©pĂȘchons. » Le mĂȘme soir, il rencontra M. de Norpois Ă  l’OpĂ©ra — Mon cher ambassadeur, lui dit-il, vous me disiez ce matin que vous ne saviez pas comment me prouver votre reconnaissance ; c’est fort exagĂ©rĂ©, car vous ne m’en devez aucune, mais je vais avoir l’indĂ©licatesse de vous prendre au mot. M. de Norpois n’estimait pas moins le tact du prince que le prince le sien. Il comprit immĂ©diatement que ce n’était pas une demande qu’allait lui faire le prince de Faffenheim, mais une offre, et avec une affabilitĂ© souriante il se mit en devoir de l’écouter. — VoilĂ , vous allez me trouver trĂšs indiscret. Il y a deux personnes auxquelles je suis trĂšs attachĂ© et tout Ă  fait diversement comme vous allez le comprendre, et qui se sont fixĂ©es depuis peu Ă  Paris oĂč elles comptent vivre dĂ©sormais ma femme et la grande-duchesse Jean. Elles vont donner quelques dĂźners, notamment en l’honneur du roi et de la reine d’Angleterre, et leur rĂȘve aurait Ă©tĂ© de pouvoir offrir Ă  leurs convives une personne pour laquelle, sans la connaĂźtre, elle Ă©prouvent toutes deux une grande admiration. J’avoue que je ne savais comment faire pour contenter leur dĂ©sir quand j’ai appris tout Ă  l’heure, par le plus grand des hasards, que vous connaissiez cette personne ; je sais qu’elle vit trĂšs retirĂ©e, ne veut voir que peu de monde, happy few ; mais si vous me donniez votre appui, avec la bienveillance que vous me tĂ©moignez, je suis sĂ»r qu’elle permettrait que vous me prĂ©sentiez chez elle et que je lui transmette le dĂ©sir de la grande-duchesse et de la princesse. Peut-ĂȘtre consentirait-elle Ă  venir dĂźner avec la reine d’Angleterre et, qui sait, si nous ne l’ennuyons pas trop, passer les vacances de PĂąques avec nous Ă  Beaulieu chez la grande-duchesse Jean. Cette personne s’appelle la marquise de Villeparisis. J’avoue que l’espoir de devenir l’un des habituĂ©s d’un pareil bureau d’esprit me consolerait, me ferait envisager sans ennui de renoncer Ă  me prĂ©senter Ă  l’Institut. Chez elle aussi on tient commerce d’intelligence et de fines causeries. Avec un sentiment de plaisir inexprimable le prince sentit que la serrure ne rĂ©sistait pas et qu’enfin cette clef-lĂ  y entrait. — Une telle option est bien inutile, mon cher prince, rĂ©pondit M. de Norpois ; rien ne s’accorde mieux avec l’Institut que le salon dont vous parlez et qui est une vĂ©ritable pĂ©piniĂšre d’acadĂ©miciens. Je transmettrai votre requĂȘte Ă  Mme la marquise de Villeparisis elle en sera certainement flattĂ©e. Quant Ă  aller dĂźner chez vous, elle sort trĂšs peu et ce sera peut-ĂȘtre plus difficile. Mais je vous prĂ©senterai et vous plaiderez vous-mĂȘme votre cause. Il ne faut surtout pas renoncer Ă  l’AcadĂ©mie ; je dĂ©jeune prĂ©cisĂ©ment, de demain en quinze, pour aller ensuite avec lui Ă  une sĂ©ance importante, chez Leroy-Beaulieu sans lequel on ne peut faire une Ă©lection ; j’avais dĂ©jĂ  laissĂ© tomber devant lui votre nom qu’il connaĂźt, naturellement, Ă  merveille. Il avait Ă©mis certaines objections. Mais il se trouve qu’il a besoin de l’appui de mon groupe pour l’élection prochaine, et j’ai l’intention de revenir Ă  la charge ; je lui dirai trĂšs franchement les liens tout Ă  fait cordiaux qui nous unissent, je ne lui cacherai pas que, si vous vous prĂ©sentiez, je demanderais Ă  tous mes amis de voter pour vous le prince eut un profond soupir de soulagement et il sait que j’ai des amis. J’estime que, si je parvenais Ă  m’assurer son concours, vos chances deviendraient fort sĂ©rieuses. Venez ce soir-lĂ  Ă  six heures chez Mme de Villeparisis, je vous introduirai et je pourrai vous rendre compte de mon entretien du matin. C’est ainsi que le prince de Faffenheim avait Ă©tĂ© amenĂ© Ă  venir voir Mme de Villeparisis. Ma profonde dĂ©sillusion eut lieu quand il parla. Je n’avais pas songĂ© que, si une Ă©poque a des traits particuliers et gĂ©nĂ©raux plus forts qu’une nationalitĂ©, de sorte que, dans un dictionnaire illustrĂ© oĂč l’on donne jusqu’au portrait authentique de Minerve, Leibniz avec sa perruque et sa fraise diffĂšre peu de Marivaux ou de Samuel Bernard, une nationalitĂ© a des traits particuliers plus forts qu’une caste. Or ils se traduisirent devant moi, non par un discours oĂč je croyais d’avance que j’entendrais le frĂŽlement des elfes et la danse des Kobolds, mais par une transposition qui ne certifiait pas moins cette poĂ©tique origine le fait qu’en s’inclinant, petit, rouge et ventru, devant Mme de Villeparisis, le Rhingrave lui dit Ponchour, Matame la marquise » avec le mĂȘme accent qu’un concierge alsacien. — Vous ne voulez pas que je vous donne une tasse de thĂ© ou un peu de tarte, elle est trĂšs bonne, me dit Mme de Guermantes, dĂ©sireuse d’avoir Ă©tĂ© aussi aimable que possible. Je fais les honneurs de cette maison comme si c’était la mienne, ajouta-t-elle sur un ton ironique qui donnait quelque chose d’un peu guttural Ă  sa voix, comme si elle avait Ă©touffĂ© un rire rauque. — Monsieur, dit Mme de Villeparisis Ă  M. de Norpois, vous penserez tout Ă  l’heure que vous avez quelque chose Ă  dire au prince au sujet de l’AcadĂ©mie ? Mme de Guermantes baissa les yeux, fit faire un quart de cercle Ă  son poignet pour regarder l’heure. — Oh ! mon Dieu ; il est temps que je dise au revoir Ă  ma tante, si je dois encore passer chez Mme de Saint-FerrĂ©ol, et je dĂźne chez Mme Leroi. Et elle se leva sans me dire adieu. Elle venait d’apercevoir Mme Swann, qui parut assez gĂȘnĂ©e de me rencontrer. Elle se rappelait sans doute qu’avant personne elle m’avait dit ĂȘtre convaincue de l’innocence de Dreyfus. — Je ne veux pas que ma mĂšre me prĂ©sente Ă  Mme Swann, me dit Saint-Loup. C’est une ancienne grue. Son mari est juif et elle nous le fait au nationalisme. Tiens, voici mon oncle PalamĂšde. La prĂ©sence de Mme Swann avait pour moi un intĂ©rĂȘt particulier dĂ» Ă  un fait qui s’était produit quelques jours auparavant, et qu’il est nĂ©cessaire de relater Ă  cause des consĂ©quences qu’il devait avoir beaucoup plus tard, et qu’on suivra dans leur dĂ©tail quand le moment sera venu. Donc, quelques jours avant cette visite, j’en avais reçu une Ă  laquelle je ne m’attendais guĂšre, celle de Charles Morel, le fils, inconnu de moi, de l’ancien valet de chambre de mon grand-oncle. Ce grand-oncle celui chez lequel j’avais vu la dame en rose Ă©tait mort l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente. Son valet de chambre avait manifestĂ© Ă  plusieurs reprises l’intention de venir me voir ; je ne savais pas le but de sa visite, mais je l’aurais vu volontiers car j’avais appris par Françoise qu’il avait gardĂ© un vrai culte pour la mĂ©moire de mon oncle et faisait, Ă  chaque occasion, le pĂšlerinage du cimetiĂšre. Mais obligĂ© d’aller se soigner dans son pays, et comptant y rester longtemps, il me dĂ©lĂ©guait son fils. Je fus surpris de voir entrer un beau garçon de dix-huit ans, habillĂ© plutĂŽt richement qu’avec goĂ»t, mais qui pourtant avait l’air de tout, exceptĂ© d’un valet de chambre. Il tint du reste, dĂšs l’abord, Ă  couper le cĂąble avec la domesticitĂ© d’oĂč il sortait, en m’apprenant avec un sourire satisfait qu’il Ă©tait premier prix du Conservatoire. Le but de sa visite Ă©tait celui-ci son pĂšre avait, parmi les souvenirs de mon oncle Adolphe, mis de cĂŽtĂ© certains qu’il avait jugĂ© inconvenant d’envoyer Ă  mes parents, mais qui, pensait-il, Ă©taient de nature Ă  intĂ©resser un jeune homme de mon Ăąge. C’étaient les photographies des actrices cĂ©lĂšbres, des grandes cocottes que mon oncle avait connues, les derniĂšres images de cette vie de vieux viveur qu’il sĂ©parait, par une cloison Ă©tanche, de sa vie de famille. Tandis que le jeune Morel me les montrait, je me rendis compte qu’il affectait de me parler comme Ă  un Ă©gal. Il avait Ă  dire vous », et le moins souvent possible Monsieur », le plaisir de quelqu’un dont le pĂšre n’avait jamais employĂ©, en s’adressant Ă  mes parents, que la troisiĂšme personne ». Presque toutes les photographies portaient une dĂ©dicace telle que À mon meilleur ami ». Une actrice plus ingrate et plus avisĂ©e avait Ă©crit Au meilleur des amis », ce qui lui permettait, m’a-t-on assurĂ©, de dire que mon oncle n’était nullement, et Ă  beaucoup prĂšs, son meilleur ami, mais l’ami qui lui avait rendu le plus de petits services, l’ami dont elle se servait, un excellent homme, presque une vieille bĂȘte. Le jeune Morel avait beau chercher Ă  s’évader de ses origines, on sentait que l’ombre de mon oncle Adolphe, vĂ©nĂ©rable et dĂ©mesurĂ©e aux yeux du vieux valet de chambre, n’avait cessĂ© de planer, presque sacrĂ©e, sur l’enfance et la jeunesse du fils. Pendant que je regardais les photographies, Charles Morel examinait ma chambre. Et comme je cherchais oĂč je pourrais les serrer Mais comment se fait-il, me dit-il d’un ton oĂč le reproche n’avait pas besoin de s’exprimer tant il Ă©tait dans les paroles mĂȘmes, que je n’en voie pas une seule de votre oncle dans votre chambre ? » Je sentis le rouge me monter au visage, et balbutiai Mais je crois que je n’en ai pas. — Comment, vous n’avez pas une seule photographie de votre oncle Adolphe qui vous aimait tant ! Je vous en enverrai une que je prendrai dans les quantitĂ©s qu’a mon paternel, et j’espĂšre que vous l’installerez Ă  la place d’honneur, au-dessus de cette commode qui vous vient justement de votre oncle. » Il est vrai que, comme je n’avais mĂȘme pas une photographie de mon pĂšre ou de ma mĂšre dans ma chambre, il n’y avait rien de si choquant Ă  ce qu’il ne s’en trouvĂąt pas de mon oncle Adolphe. Mais il n’était pas difficile de deviner que pour Morel, lequel avait enseignĂ© cette maniĂšre de voir Ă  son fils, mon oncle Ă©tait le personnage important de la famille, duquel mes parents tiraient seulement un Ă©clat amoindri. J’étais plus en faveur parce que mon oncle disait tous les jours que je serais une espĂšce de Racine, de Vaulabelle, et Morel me considĂ©rait Ă  peu prĂšs comme un fils adoptif, comme un enfant d’élection de mon oncle. Je me rendis vite compte que le fils de Morel Ă©tait trĂšs arriviste ». Ainsi, ce jour-lĂ , il me demanda, Ă©tant un peu compositeur aussi, et capable de mettre quelques vers en musique, si je ne connaissais pas de poĂšte ayant une situation importante dans le monde aristo ». Je lui en citai un. Il ne connaissait pas les Ɠuvres de ce poĂšte et n’avait jamais entendu son nom, qu’il prit en note. Or je sus que peu aprĂšs il avait Ă©crit Ă  ce poĂšte pour lui dire qu’admirateur fanatique de ses Ɠuvres, il avait fait de la musique sur un sonnet de lui et serait heureux que le librettiste en fĂźt donner une audition chez la Comtesse ***. C’était aller un peu vite et dĂ©masquer son plan. Le poĂšte, blessĂ©, ne rĂ©pondit pas. Au reste, Charles Morel semblait avoir, Ă  cĂŽtĂ© de l’ambition, un vif penchant vers des rĂ©alitĂ©s plus concrĂštes. Il avait remarquĂ© dans la cour la niĂšce de Jupien en train de faire un gilet et, bien qu’il me dĂźt seulement avoir justement besoin d’un gilet de fantaisie », je sentis que la jeune fille avait produit une vive impression sur lui. Il n’hĂ©sita pas Ă  me demander de descendre et de la prĂ©senter, mais par rapport Ă  votre famille, vous m’entendez, je compte sur votre discrĂ©tion quant Ă  mon pĂšre, dites seulement un grand artiste de vos amis, vous comprenez, il faut faire bonne impression aux commerçants ». Bien qu’il m’eĂ»t insinuĂ© que, ne le connaissant pas assez pour l’appeler, il le comprenait, cher ami », je pourrais lui dire devant la jeune fille quelque chose comme pas Cher MaĂźtre Ă©videmment
 quoique, mais, si cela vous plaĂźt cher grand artiste », j’évitai dans la boutique de le qualifier » comme eĂ»t dit Saint-Simon, et me contentai de rĂ©pondre Ă  ses vous » par des vous ». Il avisa, parmi quelques piĂšces de velours, une du rouge le plus vif et si criard que, malgrĂ© le mauvais goĂ»t qu’il avait, il ne put jamais, par la suite, porter ce gilet. La jeune fille se remit Ă  travailler avec ses deux apprenties », mais il me sembla que l’impression avait Ă©tĂ© rĂ©ciproque et que Charles Morel, qu’elle crut de son monde » plus Ă©lĂ©gant seulement et plus riche, lui avait plu singuliĂšrement. Comme j’avais Ă©tĂ© trĂšs Ă©tonnĂ© de trouver parmi les photographies que m’envoyait son pĂšre une du portrait de miss Sacripant c’est-Ă -dire Odette par Elstir, je dis Ă  Charles Morel, en l’accompagnant jusqu’à la porte cochĂšre Je crains que vous ne puissiez me renseigner. Est-ce que mon oncle connaissait beaucoup cette dame ? Je ne vois pas Ă  quelle Ă©poque de la vie de mon oncle je puis la situer ; et cela m’intĂ©resse Ă  cause de M. Swann
 — Justement j’oubliais de vous dire que mon pĂšre m’avait recommandĂ© d’attirer votre attention sur cette dame. En effet, cette demi-mondaine dĂ©jeunait chez votre oncle le dernier jour que vous l’avez vu. Mon pĂšre ne savait pas trop s’il pouvait vous faire entrer. Il paraĂźt que vous aviez plu beaucoup Ă  cette femme lĂ©gĂšre, et elle espĂ©rait vous revoir. Mais justement Ă  ce moment-lĂ  il y a eu de la fĂąche dans la famille, Ă  ce que m’a dit mon pĂšre, et vous n’avez jamais revu votre oncle. » Il sourit Ă  ce moment, pour lui dire adieu de loin, Ă  la niĂšce de Jupien. Elle le regardait et admirait sans doute son visage maigre, d’un dessin rĂ©gulier, ses cheveux lĂ©gers, ses yeux gais. Moi, en lui serrant la main, je pensais Ă  Mme Swann, et je me disais avec Ă©tonnement, tant elles Ă©taient sĂ©parĂ©es et diffĂ©rentes dans mon souvenir, que j’aurais dĂ©sormais Ă  l’identifier avec la Dame en rose ». M. de Charlus fut bientĂŽt assis Ă  cĂŽtĂ© de Mme Swann. Dans toutes les rĂ©unions oĂč il se trouvait, et dĂ©daigneux avec les hommes, courtisĂ© par les femmes, il avait vite fait d’aller faire corps avec la plus Ă©lĂ©gante, de la toilette de laquelle il se sentait empanachĂ©. La redingote ou le frac du baron le faisait ressembler Ă  ces portraits remis par un grand coloriste d’un homme en noir, mais qui a prĂšs de lui, sur une chaise, un manteau Ă©clatant qu’il va revĂȘtir pour quelque bal costumĂ©. Ce tĂȘte-Ă -tĂȘte, gĂ©nĂ©ralement avec quelque Altesse, procurait Ă  M. de Charlus de ces distinctions qu’il aimait. Il avait, par exemple, pour consĂ©quence que les maĂźtresses de maison laissaient, dans une fĂȘte, le baron avoir seul une chaise sur le devant dans un rang de dames, tandis que les autres hommes se bousculaient dans le fond. De plus, fort absorbĂ©, semblait-il, Ă  raconter, et trĂšs haut, d’amusantes histoires Ă  la dame charmĂ©e, M. de Charlus Ă©tait dispensĂ© d’aller dire bonjour aux autres, donc d’avoir des devoirs Ă  rendre. DerriĂšre la barriĂšre parfumĂ©e que lui faisait la beautĂ© choisie, il Ă©tait isolĂ© au milieu d’un salon comme au milieu d’une salle de spectacle dans une loge et, quand on venait le saluer, au travers pour ainsi dire de la beautĂ© de sa compagne, il Ă©tait excusable de rĂ©pondre fort briĂšvement et sans s’interrompre de parler Ă  une femme. Certes Mme Swann n’était guĂšre du rang des personnes avec qui il aimait ainsi Ă  s’afficher. Mais il faisait profession d’admiration pour elle, d’amitiĂ© pour Swann, savait qu’elle serait flattĂ©e de son empressement, et Ă©tait flattĂ© lui-mĂȘme d’ĂȘtre compromis par la plus jolie personne qu’il y eĂ»t lĂ . Mme de Villeparisis n’était d’ailleurs qu’à demi contente d’avoir la visite de M. de Charlus. Celui-ci, tout en trouvant de grands dĂ©fauts Ă  sa tante, l’aimait beaucoup. Mais, par moments, sous le coup de la colĂšre, de griefs imaginaires, il lui adressait, sans rĂ©sister Ă  ses impulsions, des lettres de la derniĂšre violence, dans lesquelles il faisait Ă©tat de petites choses qu’il semblait jusque-lĂ  n’avoir pas remarquĂ©es. Entre autres exemples je peux citer ce fait, parce que mon sĂ©jour Ă  Balbec me mit au courant de lui Mme de Villeparisis, craignant de ne pas avoir emportĂ© assez d’argent pour prolonger sa villĂ©giature Ă  Balbec, et n’aimant pas, comme elle Ă©tait avare et craignait les frais superflus, faire venir de l’argent de Paris, s’était fait prĂȘter trois mille francs par M. de Charlus. Celui-ci, un mois plus tard, mĂ©content de sa tante pour une raison insignifiante, les lui rĂ©clama par mandat tĂ©lĂ©graphique. Il reçut deux mille neuf cent quatre-vingt-dix et quelques francs. Voyant sa tante quelques jours aprĂšs Ă  Paris et causant amicalement avec elle, il lui fit, avec beaucoup de douceur, remarquer l’erreur commise par la banque chargĂ©e de l’envoi. Mais il n’y a pas erreur, rĂ©pondit Mme de Villeparisis, le mandat tĂ©lĂ©graphique coĂ»te six francs soixante-quinze. — Ah ! du moment que c’est intentionnel, c’est parfait, rĂ©pliqua M. de Charlus. Je vous l’avais dit seulement pour le cas oĂč vous l’auriez ignorĂ©, parce que dans ce cas-lĂ , si la banque avait agi de mĂȘme avec des personnes moins liĂ©es avec vous que moi, cela aurait pu vous contrarier. — Non, non, il n’y a pas erreur. — Au fond vous avez eu parfaitement raison », conclut gaiement M. de Charlus en baisant tendrement la main de sa tante. En effet, il ne lui en voulait nullement et souriait seulement de cette petite mesquinerie. Mais quelque temps aprĂšs, ayant cru que dans une chose de famille sa tante avait voulu le jouer et monter contre lui tout un complot », comme celle-ci se retranchait assez bĂȘtement derriĂšre des hommes d’affaires avec qui il l’avait prĂ©cisĂ©ment soupçonnĂ©e d’ĂȘtre alliĂ©e contre lui, il lui avait Ă©crit une lettre qui dĂ©bordait de fureur et d’insolence. Je ne me contenterai pas de me venger, ajoutait-il en post-scriptum, je vous rendrai ridicule. Je vais dĂšs demain aller raconter Ă  tout le monde l’histoire du mandat tĂ©lĂ©graphique et des six francs soixante-quinze que vous m’avez retenus sur les trois mille francs que je vous avais prĂȘtĂ©s, je vous dĂ©shonorerai. » Au lieu de cela il Ă©tait allĂ© le lendemain demander pardon Ă  sa tante Villeparisis, ayant regret d’une lettre oĂč il y avait des phrases vraiment affreuses. D’ailleurs Ă  qui eĂ»t-il pu apprendre l’histoire du mandat tĂ©lĂ©graphique ? Ne voulant pas de vengeance, mais une sincĂšre rĂ©conciliation, cette histoire du mandat, c’est maintenant qu’il l’aurait tue. Mais auparavant il l’avait racontĂ©e partout, tout en Ă©tant trĂšs bien avec sa tante, il l’avait racontĂ©e sans mĂ©chancetĂ©, pour faire rire, et parce qu’il Ă©tait l’indiscrĂ©tion mĂȘme. Il l’avait racontĂ©e, mais sans que Mme de Villeparisis le sĂ»t. De sorte qu’ayant appris par sa lettre qu’il comptait la dĂ©shonorer en divulguant une circonstance oĂč il lui avait dĂ©clarĂ© Ă  elle-mĂȘme qu’elle avait bien agi, elle avait pensĂ© qu’il l’avait trompĂ©e alors et mentait en feignant de l’aimer. Tout cela s’était apaisĂ©, mais chacun des deux ne savait pas exactement l’opinion que l’autre avait de lui. Certes il s’agit lĂ  d’un cas de brouilles intermittentes un peu particulier. D’ordre diffĂ©rent Ă©taient celles de Bloch et de ses amis. D’un autre encore celles de M. de Charlus, comme on le verra, avec des personnes tout autres que Mme de Villeparisis. MalgrĂ© cela il faut se rappeler que l’opinion que nous avons les uns des autres, les rapports d’amitiĂ©, de famille, n’ont rien de fixe qu’en apparence, mais sont aussi Ă©ternellement mobiles que la mer. De lĂ  tant de bruits de divorce entre des Ă©poux qui semblaient unis et qui, bientĂŽt aprĂšs, parlent tendrement l’un de l’autre ; tant d’infamies dites par un ami sur un ami dont nous le croyions insĂ©parable et avec qui nous le trouverons rĂ©conciliĂ© avant que nous ayons eu le temps de revenir de notre surprise ; tant de renversements d’alliances en si peu de temps, entre les peuples. — Mon Dieu, ça chauffe entre mon oncle et Mme Swann, me dit Saint-Loup. Et maman qui, dans son innocence, vient les dĂ©ranger. Aux pures tout est pur ! Je regardais M. de Charlus. La houppette de ses cheveux gris, son Ɠil dont le sourcil Ă©tait relevĂ© par le monocle et qui souriait, sa boutonniĂšre en fleurs rouges, formaient comme les trois sommets mobiles d’un triangle convulsif et frappant. Je n’avais pas osĂ© le saluer, car il ne m’avait fait aucun signe. Or, bien qu’il ne fĂ»t pas tournĂ© de mon cĂŽtĂ©, j’étais persuadĂ© qu’il m’avait vu ; tandis qu’il dĂ©bitait quelque histoire Ă  Mme Swann dont flottait jusque sur un genou du baron le magnifique manteau couleur pensĂ©e, les yeux errants de M. de Charlus, pareils Ă  ceux d’un marchand en plein vent qui craint l’arrivĂ©e de la Rousse, avaient certainement explorĂ© chaque partie du salon et dĂ©couvert toutes les personnes qui s’y trouvaient. M. de ChĂątellerault vint lui dire bonjour sans que rien dĂ©celĂąt dans le visage de M. de Charlus qu’il eĂ»t aperçu le jeune duc avant le moment oĂč celui-ci se trouva devant lui. C’est ainsi que, dans les rĂ©unions un peu nombreuses comme Ă©tait celle-ci, M. de Charlus gardait d’une façon presque constante un sourire sans direction dĂ©terminĂ©e ni destination particuliĂšre, et qui, prĂ©existant de la sorte aux saluts des arrivants, se trouvait, quand ceux-ci entraient dans sa zone, dĂ©pouillĂ© de toute signification d’amabilitĂ© pour eux. NĂ©anmoins il fallait bien que j’allasse dire bonjour Ă  Mme Swann. Mais, comme elle ne savait pas si je connaissais Mme de Marsantes et M. de Charlus, elle fut assez froide, craignant sans doute que je lui demandasse de me prĂ©senter. Je m’avançai alors vers M. de Charlus, et aussitĂŽt le regrettai car, devant trĂšs bien me voir, il ne le marquait en rien. Au moment oĂč je m’inclinai devant lui, je trouvai, distant de son corps dont il m’empĂȘchait d’approcher de toute la longueur de son bras tendu, un doigt veuf, eĂ»t-on dit, d’un anneau Ă©piscopal dont il avait l’air d’offrir, pour qu’on la baisĂąt, la place consacrĂ©e, et dus paraĂźtre avoir pĂ©nĂ©trĂ©, Ă  l’insu du baron et par une effraction dont il me laissait la responsabilitĂ©, dans la permanence, la dispersion anonyme et vacante de son sourire. Cette froideur ne fut pas pour encourager beaucoup Mme Swann Ă  se dĂ©partir de la sienne. — Comme tu as l’air fatiguĂ© et agitĂ©, dit Mme de Marsantes Ă  son fils qui Ă©tait venu dire bonjour Ă  M. de Charlus. Et en effet, les regards de Robert semblaient par moments atteindre Ă  une profondeur qu’ils quittaient aussitĂŽt comme un plongeur qui a touchĂ© le fond. Ce fond, qui faisait si mal Ă  Robert quand il le touchait qu’il le quittait aussitĂŽt pour y revenir un instant aprĂšs, c’était l’idĂ©e qu’il avait rompu avec sa maĂźtresse. — Ça ne fait rien, ajouta sa mĂšre, en lui caressant la joue, ça ne fait rien, c’est bon de voir son petit garçon. Mais cette tendresse paraissant agacer Robert, Mme de Marsantes entraĂźna son fils dans le fond du salon, lĂ  oĂč, dans une baie tendue de soie jaune, quelques fauteuils de Beauvais massaient leurs tapisseries violacĂ©es comme des iris empourprĂ©s dans un champ de boutons d’or. Mme Swann se trouvant seule et ayant compris que j’étais liĂ© avec Saint-Loup me fit signe de venir auprĂšs d’elle. Ne l’ayant pas vue depuis si longtemps, je ne savais de quoi lui parler. Je ne perdais pas de vue mon chapeau parmi tous ceux qui se trouvaient sur le tapis, mais me demandais curieusement Ă  qui pouvait en appartenir un qui n’était pas celui du duc de Guermantes et dans la coiffe duquel un G Ă©tait surmontĂ© de la couronne ducale. Je savais qui Ă©taient tous les visiteurs et n’en trouvais pas un seul dont ce pĂ»t ĂȘtre le chapeau. — Comme M. de Norpois est sympathique, dis-je Ă  Mme Swann en le lui montrant. Il est vrai que Robert de Saint-Loup me dit que c’est une peste, mais
 — Il a raison, rĂ©pondit-elle. Et voyant que son regard se reportait Ă  quelque chose qu’elle me cachait, je la pressai de questions. Peut-ĂȘtre contente d’avoir l’air d’ĂȘtre trĂšs occupĂ©e par quelqu’un dans ce salon oĂč elle ne connaissait presque personne, elle m’emmena dans un coin. — VoilĂ  sĂ»rement ce que M. de Saint-Loup a voulu vous dire, me rĂ©pondit-elle, mais ne le lui rĂ©pĂ©tez pas, car il me trouverait indiscrĂšte et je tiens beaucoup Ă  son estime, je suis trĂšs honnĂȘte homme », vous savez. DerniĂšrement Charlus a dĂźnĂ© chez la princesse de Guermantes ; je ne sais pas comment on a parlĂ© de vous. M. de Norpois leur aurait dit — c’est inepte, n’allez pas vous mettre martel en tĂȘte pour cela, personne n’y a attachĂ© d’importance, on savait trop de quelle bouche cela tombait — que vous Ă©tiez un flatteur Ă  moitiĂ© hystĂ©rique. J’ai racontĂ© bien auparavant ma stupĂ©faction qu’un ami de mon pĂšre comme Ă©tait M. de Norpois eĂ»t pu s’exprimer ainsi en parlant de moi. J’en Ă©prouvai une plus grande encore Ă  savoir que mon Ă©moi de ce jour ancien oĂč j’avais parlĂ© de Mme Swann et de Gilberte Ă©tait connu par la princesse de Guermantes de qui je me croyais ignorĂ©. Chacune de nos actions, de nos paroles, de nos attitudes est sĂ©parĂ©e du monde », des gens qui ne l’ont pas directement perçue, par un milieu dont la permĂ©abilitĂ© varie Ă  l’infini et nous reste inconnue ; ayant appris par l’expĂ©rience que tel propos important que nous avions souhaitĂ© vivement ĂȘtre propagĂ© tels ceux si enthousiastes que je tenais autrefois Ă  tout le monde et en toute occasion sur Mme Swann, pensant que parmi tant de bonnes graines rĂ©pandues il s’en trouverait bien une qui lĂšverait s’est trouvĂ©, souvent Ă  cause de notre dĂ©sir mĂȘme, immĂ©diatement mis sous le boisseau, combien Ă  plus forte raison Ă©tions-nous Ă©loignĂ© de croire que telle parole minuscule, oubliĂ©e de nous-mĂȘme, voire jamais prononcĂ©e par nous et formĂ©e en route par l’imparfaite rĂ©fraction d’une parole diffĂ©rente, serait transportĂ©e, sans que jamais sa marche s’arrĂȘtĂąt, Ă  des distances infinies — en l’espĂšce jusque chez la princesse de Guermantes — et allĂąt divertir Ă  nos dĂ©pens le festin des dieux. Ce que nous nous rappelons de notre conduite reste ignorĂ© de notre plus proche voisin ; ce que nous en avons oubliĂ© avoir dit, ou mĂȘme ce que nous n’avons jamais dit, va provoquer l’hilaritĂ© jusque dans une autre planĂšte, et l’image que les autres se font de nos faits et gestes ne ressemble pas plus Ă  celle que nous nous en faisons nous-mĂȘme qu’à un dessin quelque dĂ©calque ratĂ©, oĂč tantĂŽt au trait noir correspondrait un espace vide, et Ă  un blanc un contour inexplicable. Il peut du reste arriver que ce qui n’a pas Ă©tĂ© transcrit soit quelque trait irrĂ©el que nous ne voyons que par complaisance, et que ce qui nous semble ajoutĂ© nous appartienne au contraire, mais si essentiellement que cela nous Ă©chappe. De sorte que cette Ă©trange Ă©preuve qui nous semble si peu ressemblante a quelquefois le genre de vĂ©ritĂ©, peu flatteur certes, mais profond et utile, d’une photographie par les rayons X. Ce n’est pas une raison pour que nous nous y reconnaissions. Quelqu’un qui a l’habitude de sourire dans la glace Ă  sa belle figure et Ă  son beau torse, si on lui montre leur radiographie aura, devant ce chapelet osseux, indiquĂ© comme Ă©tant une image de lui-mĂȘme, le mĂȘme soupçon d’une erreur que le visiteur d’une exposition qui, devant un portrait de jeune femme, lit dans le catalogue Dromadaire couchĂ© ». Plus tard, cet Ă©cart entre notre image selon qu’elle est dessinĂ©e par nous-mĂȘme ou par autrui, je devais m’en rendre compte pour d’autres que moi, vivant bĂ©atement au milieu d’une collection de photographies qu’ils avaient tirĂ©es d’eux-mĂȘmes tandis qu’alentour grimaçaient d’effroyables images, habituellement invisibles pour eux-mĂȘmes, mais qui les plongeaient dans la stupeur si un hasard les leur montrait en leur disant C’est vous. » Il y a quelques annĂ©es j’aurais Ă©tĂ© bien heureux de dire Ă  Mme Swann Ă  quel sujet » j’avais Ă©tĂ© si tendre pour M. de Norpois, puisque ce sujet » Ă©tait le dĂ©sir de la connaĂźtre. Mais je ne le ressentais plus, je n’aimais plus Gilberte. D’autre part, je ne parvenais pas Ă  identifier Mme Swann Ă  la Dame en rose de mon enfance. Aussi je parlai de la femme qui me prĂ©occupait en ce moment. — Avez-vous vu tout Ă  l’heure la duchesse de Guermantes ? demandai-je Ă  Mme Swann. Mais comme la duchesse ne saluait pas Mme Swann, celle-ci voulait avoir l’air de la considĂ©rer comme une personne sans intĂ©rĂȘt et de la prĂ©sence de laquelle on ne s’aperçoit mĂȘme pas. — Je ne sais pas, je n’ai pas rĂ©alisĂ©, me rĂ©pondit-elle d’un air dĂ©sagrĂ©able, en employant un terme traduit de l’anglais. J’aurais pourtant voulu avoir des renseignements non seulement sur Mme de Guermantes mais sur tous les ĂȘtres qui l’approchaient, et, tout comme Bloch, avec le manque de tact des gens qui cherchent dans leur conversation non Ă  plaire aux autres mais Ă  Ă©lucider, en Ă©goĂŻstes, des points que les intĂ©ressent, pour tĂącher de me reprĂ©senter exactement la vie de Mme de Guermantes, j’interrogeai Mme de Villeparisis sur Mme Leroi. — Oui, je sais, rĂ©pondit-elle avec un dĂ©dain affectĂ©, la fille de ces gros marchands de bois. Je sais qu’elle voit du monde maintenant, mais je vous dirai que je suis bien vieille pour faire de nouvelles connaissances. J’ai connu des gens si intĂ©ressants, si aimables, que vraiment je crois que Mme Leroi n’ajouterait rien Ă  ce que j’ai. Mme de Marsantes, qui faisait la dame d’honneur de la marquise, me prĂ©senta au prince, et elle n’avait pas fini que M. de Norpois me prĂ©sentait aussi, dans les termes les plus chaleureux. Peut-ĂȘtre trouvait-il commode de me faire une politesse qui n’entamait en rien son crĂ©dit puisque je venais justement d’ĂȘtre prĂ©sentĂ© ; peut-ĂȘtre parce qu’il pensait qu’un Ă©tranger, mĂȘme illustre, Ă©tait moins au courant des salons français et pouvait croire qu’on lui prĂ©sentait un jeune homme du grand monde ; peut-ĂȘtre pour exercer une de ses prĂ©rogatives, celle d’ajouter le poids de sa propre recommandation d’ambassadeur, ou par le goĂ»t d’archaĂŻsme de faire revivre en l’honneur du prince l’usage, flatteur pour cette Altesse, que deux parrains Ă©taient nĂ©cessaires si on voulait lui ĂȘtre prĂ©sentĂ©. Mme de Villeparisis interpella M. de Norpois, Ă©prouvant le besoin de me faire dire par lui qu’elle n’avait pas Ă  regretter de ne pas connaĂźtre Mme Leroi. — N’est-ce pas, monsieur l’ambassadeur, que Mme Leroi est une personne sans intĂ©rĂȘt, trĂšs infĂ©rieure Ă  toutes celles qui frĂ©quentent ici, et que j’ai eu raison de ne pas l’attirer ? Soit indĂ©pendance, soit fatigue, M. de Norpois se contenta de rĂ©pondre par un salut plein de respect mais vide de signification. — Monsieur, lui dit Mme de Villeparisis en riant, il y a des gens bien ridicules. Croyez-vous que j’ai eu aujourd’hui la visite d’un monsieur qui a voulu me faire croire qu’il avait plus de plaisir Ă  embrasser ma main que celle d’une jeune femme ? Je compris tout de suite que c’était Legrandin. M. de Norpois sourit avec un lĂ©ger clignement d’Ɠil, comme s’il s’agissait d’une concupiscence si naturelle qu’on ne pouvait en vouloir Ă  celui qui l’éprouvait, presque d’un commencement de roman qu’il Ă©tait prĂȘt Ă  absoudre, voire Ă  encourager, avec une indulgence perverse Ă  la Voisenon ou Ă  la CrĂ©billon fils. — Bien des mains de jeunes femmes seraient incapables de faire ce que j’ai vu lĂ , dit le prince en montrant les aquarelles commencĂ©es de Mme de Villeparisis. Et il lui demanda si elle avait vu les fleurs de Fantin-Latour qui venaient d’ĂȘtre exposĂ©es. — Elles sont de premier ordre et, comme on dit aujourd’hui, d’un beau peintre, d’un des maĂźtres de la palette, dĂ©clara M. de Norpois ; je trouve cependant qu’elles ne peuvent pas soutenir la comparaison avec celles de Mme de Villeparisis oĂč je reconnais mieux le coloris de la fleur. MĂȘme en supposant que la partialitĂ© de vieil amant, l’habitude de flatter, les opinions admises dans une coterie, dictassent ces paroles Ă  l’ancien ambassadeur, celles-ci prouvaient pourtant sur quel nĂ©ant de goĂ»t vĂ©ritable repose le jugement artistique des gens du monde, si arbitraire qu’un rien peut le faire aller aux pires absurditĂ©s, sur le chemin desquelles il ne rencontre pour l’arrĂȘter aucune impression vraiment sentie. — Je n’ai aucun mĂ©rite Ă  connaĂźtre les fleurs, j’ai toujours vĂ©cu aux champs, rĂ©pondit modestement Mme de Villeparisis. Mais, ajouta-t-elle gracieusement en s’adressant au prince, si j’en ai eu toute jeune des notions un peu plus sĂ©rieuses que les autres enfants de la campagne, je le dois Ă  un homme bien distinguĂ© de votre nation, M. de Schlegel. Je l’ai rencontrĂ© Ă  Broglie oĂč ma tante Cordelia la marĂ©chale de Castellane m’avait amenĂ©e. Je me rappelle trĂšs bien que M. Lebrun, M. de Salvandy, M. Doudan, le faisaient parler sur les fleurs. J’étais une toute petite fille, je ne pouvais pas bien comprendre ce qu’il disait. Mais il s’amusait Ă  me faire jouer et, revenu dans votre pays, il m’envoya un bel herbier en souvenir d’une promenade que nous avions Ă©tĂ© faire en phaĂ©ton au Val Richer et oĂč je m’étais endormie sur ses genoux. J’ai toujours conservĂ© cet herbier et il m’a appris Ă  remarquer bien des particularitĂ©s des fleurs qui ne m’auraient pas frappĂ©e sans cela. Quand Mme de Barante a publiĂ© quelques lettres de Mme de Broglie, belles et affectĂ©es comme elle Ă©tait elle-mĂȘme, j’avais espĂ©rĂ© y trouver quelques-unes de ces conversations de M. de Schlegel. Mais c’était une femme qui ne cherchait dans la nature que des arguments pour la religion. Robert m’appela dans le fond du salon, oĂč il Ă©tait avec sa mĂšre. — Que tu as Ă©tĂ© gentil, lui dis-je, comment te remercier ? Pouvons-nous dĂźner demain ensemble ? — Demain, si tu veux, mais alors avec Bloch ; je l’ai rencontrĂ© devant la porte ; aprĂšs un instant de froideur, parce que j’avais, malgrĂ© moi, laissĂ© sans rĂ©ponse deux lettres de lui il ne m’a pas dit que c’était cela qui l’avait froissĂ©, mais je l’ai compris, il a Ă©tĂ© d’une tendresse telle que je ne peux pas me montrer ingrat envers un tel ami. Entre nous, de sa part au moins, je sens bien que c’est Ă  la vie, Ă  la mort. Je ne crois pas que Robert se trompĂąt absolument. Le dĂ©nigrement furieux Ă©tait souvent chez Bloch l’effet d’une vive sympathie qu’il avait cru qu’on ne lui rendait pas. Et comme il imaginait peu la vie des autres, ne songeait pas qu’on peut avoir Ă©tĂ© malade ou en voyage, etc., un silence de huit jours lui paraissait vite provenir d’une froideur voulue. Aussi je n’ai jamais cru que ses pires violences d’ami, et plus tard d’écrivain, fussent bien profondes. Elles s’exaspĂ©raient si l’on y rĂ©pondait par une dignitĂ© glacĂ©e, ou par une platitude qui l’encourageait Ă  redoubler ses coups, mais cĂ©daient souvent Ă  une chaude sympathie. Quant Ă  gentil, continua Saint-Loup, tu prĂ©tends que je l’ai Ă©tĂ© pour toi, mais je n’ai pas Ă©tĂ© gentil du tout, ma tante dit que c’est toi qui la fuis, que tu ne lui dis pas un mot. Elle se demande si tu n’as pas quelque chose contre elle. » Heureusement pour moi, si j’avais Ă©tĂ© dupe de ces paroles, notre imminent dĂ©part pour Balbec m’eĂ»t empĂȘchĂ© d’essayer de revoir Mme de Guermantes, de lui assurer que je n’avais rien contre elle et de la mettre ainsi dans la nĂ©cessitĂ© de me prouver que c’était elle qui avait quelque chose contre moi. Mais je n’eus qu’à me rappeler qu’elle ne m’avait pas mĂȘme offert d’aller voir les Elstir. D’ailleurs ce n’était pas une dĂ©ception ; je ne m’étais nullement attendu Ă  ce qu’elle m’en parlĂąt ; je savais que je ne lui plaisais pas, que je n’avais pas Ă  espĂ©rer me faire aimer d’elle ; le plus que j’avais pu souhaiter, c’est que, grĂące Ă  sa bontĂ©, j’eusse d’elle, puisque je ne devais pas la revoir avant de quitter Paris, une impression entiĂšrement douce, que j’emporterais Ă  Balbec indĂ©finiment prolongĂ©e, intacte, au lieu d’un souvenir mĂȘlĂ© d’anxiĂ©tĂ© et de tristesse. À tous moments Mme de Marsantes s’interrompait de causer avec Robert pour me dire combien il lui avait souvent parlĂ© de moi, combien il m’aimait ; elle Ă©tait avec moi d’un empressement qui me faisait presque de la peine parce que je le sentais dictĂ© par la crainte qu’elle avait de faire fĂącher ce fils qu’elle n’avait pas encore vu aujourd’hui, avec qui elle Ă©tait impatiente de se trouver seule, et sur lequel elle croyait donc que l’empire qu’elle exerçait n’égalait pas et devait mĂ©nager le mien. M’ayant entendu auparavant demander Ă  Bloch des nouvelles de M. Nissim Bernard, son oncle, Mme de Marsantes s’informa si c’était celui qui avait habitĂ© Nice. — Dans ce cas, il y a connu M. de Marsantes avant qu’il m’épousĂąt, avait rĂ©pondu Mme de Marsantes. Mon mari m’en a souvent parlĂ© comme d’un homme excellent, d’un cƓur dĂ©licat et gĂ©nĂ©reux. Dire que pour une fois il n’avait pas menti, c’est incroyable », eĂ»t pensĂ© Bloch. Tout le temps j’aurais voulu dire Ă  Mme de Marsantes que Robert avait pour elle infiniment plus d’affection que pour moi, et que, m’eĂ»t-elle tĂ©moignĂ© de l’hostilitĂ©, je n’étais pas d’une nature Ă  chercher Ă  le prĂ©venir contre elle, Ă  le dĂ©tacher d’elle. Mais depuis que Mme de Guermantes Ă©tait partie, j’étais plus libre d’observer Robert, et je m’aperçus seulement alors que de nouveau une sorte de colĂšre semblait s’ĂȘtre Ă©levĂ©e en lui, affleurant Ă  son visage durci et sombre. Je craignais qu’au souvenir de la scĂšne de l’aprĂšs-midi il ne fĂ»t humiliĂ© vis-Ă -vis de moi de s’ĂȘtre laissĂ© traiter si durement par sa maĂźtresse, sans riposter. Brusquement il s’arracha d’auprĂšs de sa mĂšre qui lui avait passĂ© un bras autour du cou, et venant Ă  moi m’entraĂźna derriĂšre le petit comptoir fleuri de Mme de Villeparisis, oĂč celle-ci s’était rassise, puis me fit signe de le suivre dans le petit salon. Je m’y dirigeais assez vivement quand M. de Charlus, qui avait pu croire que j’allais vers la sortie, quitta brusquement M. de Faffenheim avec qui il causait, fit un tour rapide qui l’amena en face de moi. Je vis avec inquiĂ©tude qu’il avait pris le chapeau au fond duquel il y avait un G et une couronne ducale. Dans l’embrasure de la porte du petit salon il me dit sans me regarder — Puisque je vois que vous allez dans le monde maintenant, faites-moi donc le plaisir de venir me voir. Mais c’est assez compliquĂ©, ajouta-t-il d’un air d’inattention et de calcul, et comme s’il s’était agi d’un plaisir qu’il avait peur de ne plus retrouver une fois qu’il aurait laissĂ© Ă©chapper l’occasion de combiner avec moi les moyens de le rĂ©aliser. Je suis peu chez moi, il faudrait que vous m’écriviez. Mais j’aimerais mieux vous expliquer cela plus tranquillement. Je vais partir dans un moment. Voulez-vous faire deux pas avec moi ? Je ne vous retiendrai qu’un instant. — Vous ferez bien de faire attention, monsieur, lui dis-je. Vous avez pris par erreur le chapeau d’un des visiteurs. — Vous voulez m’empĂȘcher de prendre mon chapeau ? Je supposai, l’aventure m’étant arrivĂ©e Ă  moi-mĂȘme peu auparavant, que, quelqu’un lui ayant enlevĂ© son chapeau, il en avait avisĂ© un au hasard pour ne pas rentrer nu-tĂȘte, et que je le mettais dans l’embarras en dĂ©voilant sa ruse. Je lui dis qu’il fallait d’abord que je dise quelques mots Ă  Saint-Loup. Il est en train de parler avec cet idiot de duc de Guermantes, ajoutai-je. — C’est charmant ce que vous dites lĂ , je le dirai Ă  mon frĂšre. — Ah ! vous croyez que cela peut intĂ©resser M. de Charlus ? Je me figurais que, s’il avait un frĂšre, ce frĂšre devait s’appeler Charlus aussi. Saint-Loup m’avait bien donnĂ© quelques explications lĂ -dessus Ă  Balbec, mais je les avais oubliĂ©es. — Qui est-ce qui vous parle de M. de Charlus ? me dit le baron d’un air insolent. Allez auprĂšs de Robert. Je sais que vous avez participĂ© ce matin Ă  un de ces dĂ©jeuners d’orgie qu’il a avec une femme qui le dĂ©shonore. Vous devriez bien user de votre influence sur lui pour lui faire comprendre le chagrin qu’il cause Ă  sa pauvre mĂšre et Ă  nous tous en traĂźnant notre nom dans la boue ». J’aurais voulu rĂ©pondre qu’au dĂ©jeuner avilissant on n’avait parlĂ© que d’Emerson, d’Ibsen, de TolstoĂŻ, et que la jeune femme avait prĂȘchĂ© Robert pour qu’il ne bĂ»t que de l’eau ; afin de tĂącher d’apporter quelque baume Ă  Robert de qui je croyais la fiertĂ© blessĂ©e, je cherchai Ă  excuser sa maĂźtresse. Je ne savais pas qu’en ce moment, malgrĂ© sa colĂšre contre elle, c’était Ă  lui-mĂȘme qu’il adressait des reproches. MĂȘme dans les querelles entre un bon et une mĂ©chante et quand le droit est tout entier d’un cĂŽtĂ©, il arrive toujours qu’il y a une vĂ©tille qui peut donner Ă  la mĂ©chante l’apparence de n’avoir pas tort sur un point. Et comme tous les autres points, elle les nĂ©glige, pour peu que le bon ait besoin d’elle, soit dĂ©moralisĂ© par la sĂ©paration, son affaiblissement le rendra scrupuleux, il se rappellera les reproches absurdes qui lui ont Ă©tĂ© faits et se demandera s’ils n’ont pas quelque fondement. — Je crois que j’ai eu tort dans cette affaire du collier, me dit Robert. Bien sĂ»r je ne l’avais pas fait dans une mauvaise intention, mais je sais bien que les autres ne se mettent pas au mĂȘme point de vue que nous-mĂȘme. Elle a eu une enfance trĂšs dure. Pour elle je suis tout de mĂȘme le riche qui croit qu’on arrive Ă  tout par son argent, et contre lequel le pauvre ne peut pas lutter, qu’il s’agisse d’influencer Boucheron ou de gagner un procĂšs devant un tribunal. Sans doute elle a Ă©tĂ© bien cruelle ; moi qui n’ai jamais cherchĂ© que son bien. Mais, je me rends bien compte, elle croit que j’ai voulu lui faire sentir qu’on pouvait la tenir par l’argent, et ce n’est pas vrai. Elle qui m’aime tant, que doit-elle se dire ! Pauvre chĂ©rie ; si tu savais, elle a de telles dĂ©licatesses, je ne peux pas te dire, elle a souvent fait pour moi des choses adorables. Ce qu’elle doit ĂȘtre malheureuse en ce moment ! En tout cas, quoi qu’il arrive je ne veux pas qu’elle me prenne pour un mufle, je cours chez Boucheron chercher le collier. Qui sait ? peut-ĂȘtre en voyant que j’agis ainsi reconnaĂźtra-t-elle ses torts. Vois-tu, c’est l’idĂ©e qu’elle souffre en ce moment que je ne peux pas supporter ! Ce qu’on souffre, soi, on le sait, ce n’est rien. Mais elle, se dire qu’elle souffre et ne pas pouvoir se le reprĂ©senter, je crois que je deviendrais fou, j’aimerais mieux ne la revoir jamais que de la laisser souffrir. Qu’elle soit heureuse sans moi s’il le faut, c’est tout ce que je demande. Écoute, tu sais, pour moi, tout ce qui la touche c’est immense, cela prend quelque chose de cosmique ; je cours chez le bijoutier et aprĂšs cela lui demander pardon. Jusqu’à ce que je sois lĂ -bas, qu’est-ce qu’elle va pouvoir penser de moi ? Si elle savait seulement que je vais venir ! À tout hasard tu pourras venir chez elle ; qui sait, tout s’arrangera peut-ĂȘtre. Peut-ĂȘtre, dit-il avec un sourire, comme n’osant croire Ă  un tel rĂȘve, nous irons dĂźner tous les trois Ă  la campagne. Mais on ne peut pas savoir encore, je sais si mal la prendre ; pauvre petite, je vais peut-ĂȘtre encore la blesser. Et puis sa dĂ©cision est peut-ĂȘtre irrĂ©vocable. Robert m’entraĂźna brusquement vers sa mĂšre. — Adieu, lui dit-il ; je suis forcĂ© de partir. Je ne sais pas quand je reviendrai en permission, sans doute pas avant un mois. Je vous l’écrirai dĂšs que je le saurai. Certes Robert n’était nullement de ces fils qui, quand ils sont dans le monde avec leur mĂšre, croient qu’une attitude exaspĂ©rĂ©e Ă  son Ă©gard doit faire contrepoids aux sourires et aux saluts qu’ils adressent aux Ă©trangers. Rien n’est plus rĂ©pandu que cette odieuse vengeance de ceux qui semblent croire que la grossiĂšretĂ© envers les siens complĂšte tout naturellement la tenue de cĂ©rĂ©monie. Quoi que la pauvre mĂšre dise, son fils, comme s’il avait Ă©tĂ© emmenĂ© malgrĂ© lui et voulait faire payer cher sa prĂ©sence, contrebat immĂ©diatement d’une contradiction ironique, prĂ©cise, cruelle, l’assertion timidement risquĂ©e ; la mĂšre se range aussitĂŽt, sans le dĂ©sarmer pour cela, Ă  l’opinion de cet ĂȘtre supĂ©rieur qu’elle continuera Ă  vanter Ă  chacun, en son absence, comme une nature dĂ©licieuse, et qui ne lui Ă©pargne pourtant aucun de ses traits les plus acĂ©rĂ©s. Saint-Loup Ă©tait tout autre, mais l’angoisse que provoquait l’absence de Rachel faisait que, pour des raisons diffĂ©rentes, il n’était pas moins dur avec sa mĂšre que ne le sont ces fils-lĂ  avec la leur. Et aux paroles qu’il prononça je vis le mĂȘme battement, pareil Ă  celui d’une aile, que Mme de Marsantes n’avait pu rĂ©primer Ă  l’arrivĂ©e de son fils, la dresser encore tout entiĂšre ; mais maintenant c’était un visage anxieux, des yeux dĂ©solĂ©s qu’elle attachait sur lui. — Comment, Robert, tu t’en vas ? c’est sĂ©rieux ? mon petit enfant ! le seul jour oĂč je pouvais t’avoir ! Et presque bas, sur le ton le plus naturel, d’une voix d’oĂč elle s’efforçait de bannir toute tristesse pour ne pas inspirer Ă  son fils une pitiĂ© qui eĂ»t peut-ĂȘtre Ă©tĂ© cruelle pour lui, ou inutile et bonne seulement Ă  l’irriter, comme un argument de simple bon sens elle ajouta — Tu sais que ce n’est pas gentil ce que tu fais lĂ . Mais Ă  cette simplicitĂ© elle ajoutait tant de timiditĂ© pour lui montrer qu’elle n’entreprenait pas sur sa libertĂ©, tant de tendresse pour qu’il ne lui reprochĂąt pas d’entraver ses plaisirs, que Saint-Loup ne put pas ne pas apercevoir en lui-mĂȘme comme la possibilitĂ© d’un attendrissement, c’est-Ă -dire un obstacle Ă  passer la soirĂ©e avec son amie. Aussi se mit-il en colĂšre — C’est regrettable, mais gentil ou non, c’est ainsi. Et il fit Ă  sa mĂšre les reproches que sans doute il se sentait peut-ĂȘtre mĂ©riter ; c’est ainsi que les Ă©goĂŻstes ont toujours le dernier mot ; ayant posĂ© d’abord que leur rĂ©solution est inĂ©branlable, plus le sentiment auquel on fait appel en eux pour qu’ils y renoncent est touchant, plus ils trouvent condamnables, non pas eux qui y rĂ©sistent, mais ceux qui les mettent dans la nĂ©cessitĂ© d’y rĂ©sister, de sorte que leur propre duretĂ© peut aller jusqu’à la plus extrĂȘme cruautĂ© sans que cela fasse Ă  leurs yeux qu’aggraver d’autant la culpabilitĂ© de l’ĂȘtre assez indĂ©licat pour souffrir, pour avoir raison, et leur causer ainsi lĂąchement la douleur d’agir contre leur propre pitiĂ©. D’ailleurs, d’elle-mĂȘme Mme de Marsantes cessa d’insister, car elle sentait qu’elle ne le retiendrait plus. — Je te laisse, me dit-il, mais, maman, ne le gardez pas longtemps parce qu’il faut qu’il aille faire une visite tout Ă  l’heure. Je sentais bien que ma prĂ©sence ne pouvait faire aucun plaisir Ă  Mme de Marsantes, mais j’aimais mieux, en ne partant pas avec Robert, qu’elle ne crĂ»t pas que j’étais mĂȘlĂ© Ă  ces plaisirs qui la privaient de lui. J’aurais voulu trouver quelque excuse Ă  la conduite de son fils, moins par affection pour lui que par pitiĂ© pour elle. Mais ce fut elle qui parla la premiĂšre — Pauvre petit, me dit-elle, je suis sĂ»re que je lui ai fait de la peine. Voyez-vous, monsieur, les mĂšres sont trĂšs Ă©goĂŻstes ; il n’a pourtant pas tant de plaisirs, lui qui vient si peu Ă  Paris. Mon Dieu, s’il n’était pas encore parti, j’aurais voulu le rattraper, non pas pour le retenir certes, mais pour lui dire que je ne lui en veux pas, que je trouve qu’il a eu raison. Cela ne vous ennuie pas que je regarde sur l’escalier ? Et nous allĂąmes jusque-lĂ  — Robert ! Robert ! cria-t-elle. Non, il est parti, il est trop tard. Maintenant je me serais aussi volontiers chargĂ© d’une mission pour faire rompre Robert et sa maĂźtresse qu’il y a quelques heures pour qu’il partĂźt vivre tout Ă  fait avec elle. Dans un cas Saint-Loup m’eĂ»t jugĂ© un ami traĂźtre, dans l’autre cas sa famille m’eĂ»t appelĂ© son mauvais gĂ©nie. J’étais pourtant le mĂȘme homme Ă  quelques heures de distance. Nous rentrĂąmes dans le salon. En ne voyant pas rentrer Saint-Loup, Mme de Villeparisis Ă©changea avec M. de Norpois ce regard dubitatif, moqueur, et sans grande pitiĂ© qu’on a en montrant une Ă©pouse trop jalouse ou une mĂšre trop tendre lesquelles donnent aux autres la comĂ©die et qui signifie Tiens, il a dĂ» y avoir de l’orage. » Robert alla chez sa maĂźtresse en lui apportant le splendide bijou que, d’aprĂšs leurs conventions, il n’aurait pas dĂ» lui donner. Mais d’ailleurs cela revint au mĂȘme car elle n’en voulut pas, et mĂȘme, dans la suite, il ne rĂ©ussit jamais Ă  le lui faire accepter. Certains amis de Robert pensaient que ces preuves de dĂ©sintĂ©ressement qu’elle donnait Ă©taient un calcul pour se l’attacher. Pourtant elle ne tenait pas Ă  l’argent, sauf peut-ĂȘtre pour pouvoir le dĂ©penser sans compter. Je lui ai vu faire Ă  tort et Ă  travers, Ă  des gens qu’elle croyait pauvres, des charitĂ©s insensĂ©es. En ce moment, disaient Ă  Robert ses amis pour faire contrepoids par leurs mauvaises paroles Ă  un acte de dĂ©sintĂ©ressement de Rachel, en ce moment elle doit ĂȘtre au promenoir des Folies-BergĂšre. Cette Rachel, c’est une Ă©nigme, un vĂ©ritable sphinx. » Au reste combien de femmes intĂ©ressĂ©es, puisqu’elles sont entretenues, ne voit-on pas, par une dĂ©licatesse qui fleurit au milieu de cette existence, poser elles-mĂȘmes mille petites bornes Ă  la gĂ©nĂ©rositĂ© de leur amant ! Robert ignorait presque toutes les infidĂ©litĂ©s de sa maĂźtresse et faisait travailler son esprit sur ce qui n’était que des riens insignifiants auprĂšs de la vraie vie de Rachel, vie qui ne commençait chaque jour que lorsqu’il venait de la quitter. Il ignorait presque toutes ces infidĂ©litĂ©s. On aurait pu les lui apprendre sans Ă©branler sa confiance en Rachel. Car c’est une charmante loi de nature, qui se manifeste au sein des sociĂ©tĂ©s les plus complexes, qu’on vive dans l’ignorance parfaite de ce qu’on aime. D’un cĂŽtĂ© du miroir, l’amoureux se dit C’est un ange, jamais elle ne se donnera Ă  moi, je n’ai plus qu’à mourir, et pourtant elle m’aime ; elle m’aime tant que peut-ĂȘtre
 mais non ce ne sera pas possible. » Et dans l’exaltation de son dĂ©sir, dans l’angoisse de son attente, que de bijoux il met aux pieds de cette femme, comme il court emprunter de l’argent pour lui Ă©viter un souci ! cependant, de l’autre cĂŽtĂ© de la cloison, Ă  travers laquelle ces conversations ne passeront pas plus que celles qu’échangent les promeneurs devant un aquarium, le public dit Vous ne la connaissez pas ? je vous en fĂ©licite, elle a volĂ©, ruinĂ© je ne sais pas combien de gens, il n’y a pas pis que ça comme fille. C’est une pure escroqueuse. Et roublarde ! » Et peut-ĂȘtre le public n’a-t-il pas absolument tort en ce qui concerne cette derniĂšre Ă©pithĂšte, car mĂȘme l’homme sceptique qui n’est pas vraiment amoureux de cette femme et Ă  qui elle plaĂźt seulement dit Ă  ses amis Mais non, mon cher, ce n’est pas du tout une cocotte ; je ne dis pas que dans sa vie elle n’ait pas eu deux ou trois caprices, mais ce n’est pas une femme qu’on paye, ou alors ce serait trop cher. Avec elle c’est cinquante mille francs ou rien du tout. » Or, lui, a dĂ©pensĂ© cinquante mille francs pour elle, il l’a eue une fois, mais elle, trouvant d’ailleurs pour cela un complice chez lui-mĂȘme, dans la personne de son amour-propre, elle a su lui persuader qu’il Ă©tait de ceux qui l’avaient eue pour rien. Telle est la sociĂ©tĂ©, oĂč chaque ĂȘtre est double, et oĂč le plus percĂ© Ă  jour, le plus mal famĂ©, ne sera jamais connu par un certain autre qu’au fond et sous la protection d’une coquille, d’un doux cocon, d’une dĂ©licieuse curiositĂ© naturelle. Il y avait Ă  Paris deux honnĂȘtes gens que Saint-Loup ne saluait plus et dont il ne parlait pas sans que sa voix tremblĂąt, les appelant exploiteurs de femmes c’est qu’ils avaient Ă©tĂ© ruinĂ©s par Rachel. — Je ne me reproche qu’une chose, me dit tout bas Mme de Marsantes, c’est de lui avoir dit qu’il n’était pas gentil. Lui, ce fils adorable, unique, comme il n’y en a pas d’autres, pour la seule fois oĂč je le vois, lui avoir dit qu’il n’était pas gentil, j’aimerais mieux avoir reçu un coup de bĂąton, parce que je suis certaine que, quelque plaisir qu’il ait ce soir, lui qui n’en a pas tant, il lui sera gĂątĂ© par cette parole injuste. Mais, Monsieur, je ne vous retiens pas, puisque vous ĂȘtes pressĂ©. Mme de Marsantes me dit au revoir avec anxiĂ©tĂ©. Ces sentiments se rapportaient Ă  Robert, elle Ă©tait sincĂšre. Mais elle cessa de l’ĂȘtre pour redevenir grande dame — J’ai Ă©tĂ© intĂ©ressĂ©e, si heureuse, de causer un peu avec vous. Merci ! merci ! Et d’un air humble elle attachait sur moi des regards reconnaissants, enivrĂ©s, comme si ma conversation Ă©tait un des plus grands plaisirs qu’elle eĂ»t connus dans la vie. Ces regards charmants allaient fort bien avec les fleurs noires sur la robe blanche Ă  ramages ; ils Ă©taient d’une grande dame qui sait son mĂ©tier. — Mais, je ne suis pas pressĂ©, Madame, rĂ©pondis-je ; d’ailleurs j’attends M. de Charlus avec qui je dois m’en aller. Mme de Villeparisis entendit ces derniers mots. Elle en parut contrariĂ©e. S’il ne s’était agi d’une chose qui ne pouvait intĂ©resser un sentiment de cette nature, il m’eĂ»t paru que ce qui me semblait en alarme Ă  ce moment-lĂ  chez Mme de Villeparisis, c’était la pudeur. Mais cette hypothĂšse ne se prĂ©senta mĂȘme pas Ă  mon esprit. J’étais content de Mme de Guermantes, de Saint-Loup, de Mme de Marsantes, de M. de Charlus, de Mme de Villeparisis, je ne rĂ©flĂ©chissais pas, et je parlais gaiement Ă  tort et Ă  travers. — Vous devez partir avec mon neveu PalamĂšde ? me dit-elle. Pensant que cela pouvait produire une impression trĂšs favorable sur Mme de Villeparisis que je fusse liĂ© avec un neveu qu’elle prisait si fort Il m’a demandĂ© de revenir avec lui, rĂ©pondis-je avec joie. J’en suis enchantĂ©. Du reste nous sommes plus amis que vous ne croyez, Madame, et je suis dĂ©cidĂ© Ă  tout pour que nous le soyons davantage. » De contrariĂ©e, Mme de Villeparisis sembla devenue soucieuse Ne l’attendez pas, me dit-elle d’un air prĂ©occupĂ©, il cause avec M. de Faffenheim. Il ne pense dĂ©jĂ  plus Ă  ce qu’il vous a dit. Tenez, partez, profitez vite pendant qu’il a le dos tournĂ©. » Ce premier Ă©moi de Mme de Villeparisis eĂ»t ressemblĂ©, n’eussent Ă©tĂ© les circonstances, Ă  celui de la pudeur. Son insistance, son opposition auraient pu, si l’on n’avait consultĂ© que son visage, paraĂźtre dictĂ©es par la vertu. Je n’étais, pour ma part, guĂšre pressĂ© d’aller retrouver Robert et sa maĂźtresse. Mais Mme de Villeparisis semblait tenir tant Ă  ce que je partisse que, pensant peut-ĂȘtre qu’elle avait Ă  causer d’affaire importante avec son neveu, je lui dis au revoir. À cĂŽtĂ© d’elle M. de Guermantes, superbe et olympien, Ă©tait lourdement assis. On aurait dit que la notion omniprĂ©sente en tous ses membres de ses grandes richesses lui donnait une densitĂ© particuliĂšrement Ă©levĂ©e, comme si elles avaient Ă©tĂ© fondues au creuset en un seul lingot humain, pour faire cet homme qui valait si cher. Au moment oĂč je lui dis au revoir, il se leva poliment de son siĂšge et je sentis la masse inerte de trente millions que la vieille Ă©ducation française faisait mouvoir, soulevait, et qui se tenait debout devant moi. Il me semblait voir cette statue de Jupiter Olympien que Phidias, dit-on, avait fondue tout en or. Telle Ă©tait la puissance que la bonne Ă©ducation avait sur M. de Guermantes, sur le corps de M. de Guermantes du moins, car elle ne rĂ©gnait pas aussi en maĂźtresse sur l’esprit du duc. M. de Guermantes riait de ses bons mots, mais ne se dĂ©ridait pas Ă  ceux des autres. Dans l’escalier, j’entendis derriĂšre moi une voix qui m’interpellait — VoilĂ  comme vous m’attendez, Monsieur. C’était M. de Charlus. — Cela vous est Ă©gal de faire quelques pas Ă  pied ? me dit-il sĂšchement, quand nous fĂ»mes dans la cour. Nous marcherons jusqu’à ce que j’aie trouvĂ© un fiacre qui me convienne. — Vous vouliez me parler de quelque chose, Monsieur ? — Ah ! voilĂ , en effet, j’avais certaines choses Ă  vous dire, mais je ne sais trop si je vous les dirai. Certes je crois qu’elles pourraient ĂȘtre pour vous le point de dĂ©part d’avantages inapprĂ©ciables. Mais j’entrevois aussi qu’elles amĂšneraient dans mon existence, Ă  mon Ăąge oĂč on commence Ă  tenir Ă  la tranquillitĂ©, bien des pertes de temps, bien des dĂ©rangements. Je me demande si vous valez la peine que je me donne pour vous tout ce tracas, et je n’ai pas le plaisir de vous connaĂźtre assez pour en dĂ©cider. Peut-ĂȘtre aussi n’avez-vous pas de ce que je pourrais faire pour vous un assez grand dĂ©sir pour que je me donne tant d’ennuis, car je vous le rĂ©pĂšte trĂšs franchement, Monsieur, pour moi ce ne peut ĂȘtre que de l’ennui. Je protestai qu’alors il n’y fallait pas songer. Cette rupture des pourparlers ne parut pas ĂȘtre de son goĂ»t. — Cette politesse ne signifie rien, me dit-il d’un ton dur. Il n’y a rien de plus agrĂ©able que de se donner de l’ennui pour une personne qui en vaille le peine. Pour les meilleurs d’entre nous, l’étude des arts, le goĂ»t de la brocante, les collections, les jardins, ne sont que des ersatz, des succĂ©danĂ©s, des alibis. Dans le fond de notre tonneau, comme DiogĂšne, nous demandons un homme. Nous cultivons les bĂ©gonias, nous taillons les ifs, par pis aller, parce que les ifs et les bĂ©gonias se laissent faire. Mais nous aimerions donner notre temps Ă  un arbuste humain, si nous Ă©tions sĂ»rs qu’il en valĂ»t la peine. Toute la question est lĂ  ; vous devez vous connaĂźtre un peu. Valez-vous la peine ou non ? — Je ne voudrais, Monsieur, pour rien au monde, ĂȘtre pour vous une cause de soucis, lui dis-je, mais quant Ă  mon plaisir, croyez bien que tout ce qui me viendra de vous m’en causera un trĂšs grand. Je suis profondĂ©ment touchĂ© que vous veuillez bien faire ainsi attention Ă  moi et chercher Ă  m’ĂȘtre utile. À mon grand Ă©tonnement ce fut presque avec effusion qu’il me remercia de ces paroles. Passant son bras sous le mien avec cette familiaritĂ© intermittente qui m’avait dĂ©jĂ  frappĂ© Ă  Balbec et qui contrastait avec la duretĂ© de son accent — Avec l’inconsidĂ©ration de votre Ăąge, me dit-il, vous pourriez parfois avoir des paroles capables de creuser un abĂźme infranchissable entre nous. Celles que vous venez de prononcer au contraire sont du genre qui est justement capable de me toucher et de me faire faire beaucoup pour vous. Tout en marchant bras dessus bras dessous avec moi et en me disant ces paroles qui, bien que mĂȘlĂ©es de dĂ©dain, Ă©taient si affectueuses, M. de Charlus tantĂŽt fixait ses regards sur moi avec cette fixitĂ© intense, cette duretĂ© perçante qui m’avaient frappĂ© le premier matin oĂč je l’avais aperçu devant le casino Ă  Balbec, et mĂȘme bien des annĂ©es avant, prĂšs de l’épinier rose, Ă  cĂŽtĂ© de Mme Swann que je croyais alors sa maĂźtresse, dans le parc de Tansonville ; tantĂŽt il les faisait errer autour de lui et examiner les fiacres, qui passaient assez nombreux Ă  cette heure de relais, avec tant d’insistance que plusieurs s’arrĂȘtĂšrent, le cocher ayant cru qu’on voulait le prendre. Mais M. de Charlus les congĂ©diait aussitĂŽt. — Aucun ne fait mon affaire, me dit-il, tout cela est une question de lanternes, du quartier oĂč ils rentrent. Je voudrais, Monsieur, me dit-il, que vous ne puissiez pas vous mĂ©prendre sur le caractĂšre purement dĂ©sintĂ©ressĂ© et charitable de la proposition que je vais vous adresser. J’étais frappĂ© combien sa diction ressemblait Ă  celle de Swann encore plus qu’à Balbec. — Vous ĂȘtes assez intelligent, je suppose, pour ne pas croire que c’est par manque de relations », par crainte de la solitude et de l’ennui, que je m’adresse Ă  vous. Je n’aime pas beaucoup Ă  parler de moi, Monsieur, mais enfin, vous l’avez peut-ĂȘtre appris, un article assez retentissant du Times y a fait allusion, l’empereur d’Autriche, qui m’a toujours honorĂ© de sa bienveillance et veut bien entretenir avec moi des relations de cousinage, a dĂ©clarĂ© naguĂšre dans un entretien rendu public que, si M. le comte de Chambord avait eu auprĂšs de lui un homme possĂ©dant aussi Ă  fond que moi les dessous de la politique europĂ©enne, il serait aujourd’hui roi de France. J’ai souvent pensĂ©, Monsieur, qu’il y avait en moi, du fait non de mes faibles dons mais de circonstances que vous apprendrez peut-ĂȘtre un jour, un trĂ©sor d’expĂ©rience, une sorte de dossier secret et inestimable, que je n’ai pas cru devoir utiliser personnellement, mais qui serait sans prix pour un jeune homme Ă  qui je livrerais en quelques mois ce que j’ai mis plus de trente ans Ă  acquĂ©rir et que je suis peut-ĂȘtre seul Ă  possĂ©der. Je ne parle pas des jouissances intellectuelles que vous auriez Ă  apprendre certains secrets qu’un Michelet de nos jours donnerait des annĂ©es de sa vie pour connaĂźtre et grĂące auxquels certains Ă©vĂ©nements prendraient Ă  ses yeux un aspect entiĂšrement diffĂ©rent. Et je ne parle pas seulement des Ă©vĂ©nements accomplis, mais de l’enchaĂźnement de circonstances c’était une des expressions favorites de M. de Charlus et souvent, quand il la prononçait, il conjoignait ses deux mains comme quand on veut prier, mais les doigts raides et comme pour faire comprendre par ce complexus ces circonstances qu’il ne spĂ©cifiait pas et leur enchaĂźnement. Je vous donnerais une explication inconnue non seulement du passĂ©, mais de l’avenir. M. de Charlus s’interrompit pour me poser des questions sur Bloch dont on avait parlĂ© sans qu’il eĂ»t l’air d’entendre, chez Mme de Villeparisis. Et de cet accent dont il savait si bien dĂ©tacher ce qu’il disait qu’il avait l’air de penser Ă  toute autre chose et de parler machinalement par simple politesse ; il me demanda si mon camarade Ă©tait jeune, Ă©tait beau, etc. Bloch, s’il l’eĂ»t entendu, eĂ»t Ă©tĂ© plus en peine encore que pour M. de Norpois, mais Ă  cause de raisons bien diffĂ©rentes, de savoir si M. de Charlus Ă©tait pour ou contre Dreyfus. Vous n’avez pas tort, si vous voulez vous instruire, me dit M. de Charlus aprĂšs m’avoir posĂ© ces questions sur Bloch, d’avoir parmi vos amis quelques Ă©trangers. » Je rĂ©pondis que Bloch Ă©tait Français. Ah ! dit M. de Charlus, j’avais cru qu’il Ă©tait Juif. » La dĂ©claration de cette incompatibilitĂ© me fit croire que M. de Charlus Ă©tait plus antidreyfusard qu’aucune des personnes que j’avais rencontrĂ©es. Il protesta au contraire contre l’accusation de trahison portĂ©e contre Dreyfus. Mais ce fut sous cette forme Je crois que les journaux disent que Dreyfus a commis un crime contre sa patrie, je crois qu’on le dit, je ne fais pas attention aux journaux, je les lis comme je me lave les mains, sans trouver que cela vaille la peine de m’intĂ©resser. En tout cas le crime est inexistant, le compatriote de votre ami aurait commis un crime contre sa patrie s’il avait trahi la JudĂ©e, mais qu’est-ce qu’il a Ă  voir avec la France ? » J’objectai que, s’il y avait jamais une guerre, les Juifs seraient aussi bien mobilisĂ©s que les autres. Peut-ĂȘtre et il n’est pas certain que ce ne soit pas une imprudence. Mais si on fait venir des SĂ©nĂ©galais et des Malgaches, je ne pense pas qu’ils mettront grand cƓur Ă  dĂ©fendre la France, et c’est bien naturel. Votre Dreyfus pourrait plutĂŽt ĂȘtre condamnĂ© pour infraction aux rĂšgles de l’hospitalitĂ©. Mais laissons cela. Peut-ĂȘtre pourriez-vous demander Ă  votre ami de me faire assister Ă  quelque belle fĂȘte au temple, Ă  une circoncision, Ă  des chants juifs. Il pourrait peut-ĂȘtre louer une salle et me donner quelque divertissement biblique, comme les filles de Saint-Cyr jouĂšrent des scĂšnes tirĂ©es des Psaumes par Racine pour distraire Louis XIV. Vous pourriez peut-ĂȘtre arranger mĂȘme des parties pour faire rire. Par exemple une lutte entre votre ami et son pĂšre oĂč il le blesserait comme David Goliath. Cela composerait une farce assez plaisante. Il pourrait mĂȘme, pendant qu’il y est, frapper Ă  coups redoublĂ©s sur sa charogne, ou, comme dirait ma vieille bonne, sur sa carogne de mĂšre. VoilĂ  qui serait fort bien fait et ne serait pas pour nous dĂ©plaire, hein ! petit ami, puisque nous aimons les spectacles exotiques et que frapper cette crĂ©ature extra-europĂ©enne, ce serait donner une correction mĂ©ritĂ©e Ă  un vieux chameau. » En disant ces mots affreux et presque fous, M. de Charlus me serrait le bras Ă  me faire mal. Je me souvenais de la famille de M. de Charlus citant tant de traits de bontĂ© admirables, de la part du baron, Ă  l’égard de cette vieille bonne dont il venait de rappeler le patois moliĂ©resque, et je me disais que les rapports, peu Ă©tudiĂ©s jusqu’ici, me semblait-il, entre la bontĂ© et la mĂ©chancetĂ© dans un mĂȘme cƓur, pour divers qu’ils puissent ĂȘtre, seraient intĂ©ressants Ă  Ă©tablir. Je l’avertis qu’en tout cas Mme Bloch n’existait plus, et que quant Ă  M. Bloch je me demandais jusqu’à quel point il se plairait Ă  un jeu qui pourrait parfaitement lui crever les yeux. M. de Charlus sembla fĂąchĂ©. VoilĂ , dit-il, une femme qui a eu grand tort de mourir. Quant aux yeux crevĂ©s, justement la Synagogue est aveugle, elle ne voit pas les vĂ©ritĂ©s de l’Évangile. En tout cas, pensez, en ce moment oĂč tous ces malheureux Juifs tremblent devant la fureur stupide des chrĂ©tiens, quel honneur pour eux de voir un homme comme moi condescendre Ă  s’amuser de leurs jeux. » À ce moment j’aperçus M. Bloch pĂšre qui passait, allant sans doute au-devant de son fils. Il ne nous voyait pas mais j’offris Ă  M. de Charlus de le lui prĂ©senter. Je ne me doutais pas de la colĂšre que j’allais dĂ©chaĂźner chez mon compagnon Me le prĂ©senter ! Mais il faut que vous ayez bien peu le sentiment des valeurs ! On ne me connaĂźt pas si facilement que ça. Dans le cas actuel l’inconvenance serait double Ă  cause de la juvĂ©nilitĂ© du prĂ©sentateur et de l’indignitĂ© du prĂ©sentĂ©. Tout au plus, si on me donne un jour le spectacle asiatique que j’esquissais, pourrai-je adresser Ă  cet affreux bonhomme quelques paroles empreintes de bonhomie. Mais Ă  condition qu’il se soit laissĂ© copieusement rosser par son fils. Je pourrais aller jusqu’à exprimer ma satisfaction. » D’ailleurs M. Bloch ne faisait nulle attention Ă  nous. Il Ă©tait en train d’adresser Ă  Mme Sazerat de grands saluts fort bien accueillis d’elle. J’en Ă©tais surpris, car jadis, Ă  Combray, elle avait Ă©tĂ© indignĂ©e que mes parents eussent reçu le jeune Bloch, tant elle Ă©tait antisĂ©mite. Mais le dreyfusisme, comme une chasse d’air, avait fait il y a quelques jours voler jusqu’à elle M. Bloch. Le pĂšre de mon ami avait trouvĂ© Mme Sazerat charmante et Ă©tait particuliĂšrement flattĂ© de l’antisĂ©mitisme de cette dame qu’il trouvait une preuve de la sincĂ©ritĂ© de sa foi et de la vĂ©ritĂ© de ses opinions dreyfusardes, et qui donnait aussi du prix Ă  la visite qu’elle l’avait autorisĂ©e Ă  lui faire. Il n’avait mĂȘme pas Ă©tĂ© blessĂ© qu’elle eĂ»t dit Ă©tourdiment devant lui M. Drumont a la prĂ©tention de mettre les rĂ©visionnistes dans le mĂȘme sac que les protestants et les juifs. C’est charmant cette promiscuitĂ© ! » Bernard, avait-il dit avec orgueil, en rentrant, Ă  M. Nissim Bernard, tu sais, elle a le prĂ©jugĂ© ! » Mais M. Nissim Bernard n’avait rien rĂ©pondu et avait levĂ© au ciel un regard d’ange. S’attristant du malheur des Juifs, se souvenant de ses amitiĂ©s chrĂ©tiennes, devenant maniĂ©rĂ© et prĂ©cieux au fur et Ă  mesure que les annĂ©es venaient, pour des raisons que l’on verra plus tard, il avait maintenant l’air d’une larve prĂ©raphaĂ©lite oĂč des poils se seraient malproprement implantĂ©s, comme des cheveux noyĂ©s dans une opale. Toute cette affaire Dreyfus, reprit le baron qui tenait toujours mon bras, n’a qu’un inconvĂ©nient c’est qu’elle dĂ©truit la sociĂ©tĂ© je ne dis pas la bonne sociĂ©tĂ©, il y a longtemps que la sociĂ©tĂ© ne mĂ©rite plus cette Ă©pithĂšte louangeuse par l’afflux de messieurs et de dames du Chameau, de la Chamellerie, de la ChamelliĂšre, enfin de gens inconnus que je trouve mĂȘme chez mes cousines parce qu’ils font partie de la ligue de la Patrie Française, antijuive, je ne sais quoi, comme si une opinion politique donnait droit Ă  une qualification sociale. » Cette frivolitĂ© de M. de Charlus l’apparentait davantage Ă  la duchesse de Guermantes. Je lui soulignai le rapprochement. Comme il semblait croire que je ne la connaissais pas, je lui rappelai la soirĂ©e de l’OpĂ©ra oĂč il avait semblĂ© vouloir se cacher de moi. M. de Charlus me dit avec tant de force ne m’avoir nullement vu que j’aurais fini par le croire si bientĂŽt un petit incident ne m’avait donnĂ© Ă  penser que trop orgueilleux peut-ĂȘtre il n’aimait pas Ă  ĂȘtre vu avec moi. — Revenons Ă  vous, me dit M. de Charlus, et Ă  mes projets sur vous. Il existe entre certains hommes, Monsieur, une franc-maçonnerie dont je ne puis vous parler, mais qui compte dans ses rangs en ce moment quatre souverains de l’Europe. Or l’entourage de l’un d’eux veut le guĂ©rir de sa chimĂšre. Cela est une chose trĂšs grave et peut nous amener la guerre. Oui, Monsieur, parfaitement. Vous connaissez l’histoire de cet homme qui croyait tenir dans une bouteille la princesse de la Chine. C’était une folie. On l’en guĂ©rit. Mais dĂšs qu’il ne fut plus fou il devint bĂȘte. Il y a des maux dont il ne faut pas chercher Ă  guĂ©rir parce qu’ils nous protĂšgent seuls contre de plus graves. Un de mes cousins avait une maladie de l’estomac, il ne pouvait rien digĂ©rer. Les plus savants spĂ©cialistes de l’estomac le soignĂšrent sans rĂ©sultat. Je l’amenai Ă  un certain mĂ©decin encore un ĂȘtre bien curieux, entre parenthĂšses, et sur lequel il y aurait beaucoup Ă  dire. Celui-ci devina aussitĂŽt que la maladie Ă©tait nerveuse, il persuada son malade, lui ordonna de manger sans crainte ce qu’il voudrait et qui serait toujours bien tolĂ©rĂ©. Mais mon cousin avait aussi de la nĂ©phrite. Ce que l’estomac digĂšre parfaitement, le rein finit par ne plus pouvoir l’éliminer, et mon cousin, au lieu de vivre vieux avec une maladie d’estomac imaginaire qui le forçait Ă  suivre un rĂ©gime, mourut Ă  quarante ans, l’estomac guĂ©ri mais le rein perdu. Ayant une formidable avance sur votre propre vie, qui sait, vous serez peut-ĂȘtre ce qu’eĂ»t pu ĂȘtre un homme Ă©minent du passĂ© si un gĂ©nie bienfaisant lui avait dĂ©voilĂ©, au milieu d’une humanitĂ© qui les ignorait, les lois de la vapeur et de l’électricitĂ©. Ne soyez pas bĂȘte, ne refusez pas par discrĂ©tion. Comprenez que si je vous rends un grand service, je n’estime pas que vous m’en rendiez un moins grand. Il y a longtemps que les gens du monde ont cessĂ© de m’intĂ©resser, je n’ai plus qu’une passion, chercher Ă  racheter les fautes de ma vie en faisant profiter de ce que je sais une Ăąme encore vierge et capable d’ĂȘtre enflammĂ©e par la vertu. J’ai eu de grands chagrins, Monsieur, et que je vous dirai peut-ĂȘtre un jour, j’ai perdu ma femme qui Ă©tait l’ĂȘtre le plus beau, le plus noble, le plus parfait qu’on pĂ»t rĂȘver. J’ai de jeunes parents qui ne sont pas, je ne dirai pas dignes, mais capables de recevoir l’hĂ©ritage moral dont je vous parle. Qui sait si vous n’ĂȘtes pas celui entre les mains de qui il peut aller, celui dont je pourrai diriger et Ă©lever si haut la vie ? La mienne y gagnerait par surcroĂźt. Peut-ĂȘtre en vous apprenant les grandes affaires diplomatiques y reprendrais-je goĂ»t de moi-mĂȘme et me mettrais-je enfin Ă  faire des choses intĂ©ressantes oĂč vous seriez de moitiĂ©. Mais avant de le savoir, il faudrait que je vous visse souvent, trĂšs souvent, chaque jour. Je voulais profiter de ces bonnes dispositions inespĂ©rĂ©es de M. de Charlus pour lui demander s’il ne pourrait pas me faire rencontrer sa belle-sƓur, mais, Ă  ce moment, j’eus le bras vivement dĂ©placĂ© par une secousse comme Ă©lectrique. C’était M. de Charlus qui venait de retirer prĂ©cipitamment son bras de dessous le mien. Bien que, tout en parlant, il promenĂąt ses regards dans toutes les directions, il venait seulement d’apercevoir M. d’Argencourt qui dĂ©bouchait d’une rue transversale. En nous voyant, M. d’Argencourt parut contrariĂ©, jeta sur moi un regard de mĂ©fiance, presque ce regard destinĂ© Ă  un ĂȘtre d’une autre race que Mme de Guermantes avait eu pour Bloch, et tĂącha de nous Ă©viter. Mais on eĂ»t dit que M. de Charlus tenait Ă  lui montrer qu’il ne cherchait nullement Ă  ne pas ĂȘtre vu de lui, car il l’appela et pour lui dire une chose fort insignifiante. Et craignant peut-ĂȘtre que M. d’Argencourt ne me reconnĂ»t pas, M. de Charlus lui dit que j’étais un grand ami de Mme de Villeparisis, de la duchesse de Guermantes, de Robert de Saint-Loup ; que lui-mĂȘme, Charlus, Ă©tait un vieil ami de ma grand’mĂšre, heureux de reporter sur le petit-fils un peu de la sympathie qu’il avait pour elle. NĂ©anmoins je remarquai que M. d’Argencourt, Ă  qui pourtant j’avais Ă©tĂ© Ă  peine nommĂ© chez Mme de Villeparisis et Ă  qui M. de Charlus venait de parler longuement de ma famille, fut plus froid avec moi qu’il n’avait Ă©tĂ© il y a une heure ; pendant fort longtemps il en fut ainsi chaque fois qu’il me rencontrait. Il m’observait avec une curiositĂ© qui n’avait rien de sympathique et sembla mĂȘme avoir Ă  vaincre une rĂ©sistance quand, en nous quittant, aprĂšs une hĂ©sitation, il me tendit une main qu’il retira aussitĂŽt. — Je regrette cette rencontre, me dit M. de Charlus. Cet Argencourt, bien nĂ© mais mal Ă©levĂ©, diplomate plus que mĂ©diocre, mari dĂ©testable et coureur, fourbe comme dans les piĂšces, est un de ces hommes incapables de comprendre, mais trĂšs capables de dĂ©truire les choses vraiment grandes. J’espĂšre que notre amitiĂ© le sera, si elle doit se fonder un jour, et j’espĂšre que vous me ferez l’honneur de la tenir autant que moi Ă  l’abri des coups de pied d’un de ces Ăąnes qui, par dĂ©sƓuvrement, par maladresse, par mĂ©chancetĂ©, Ă©crasent ce qui semblait fait pour durer. C’est malheureusement sur ce moule que sont faits la plupart des gens du monde. — La duchesse de Guermantes semble trĂšs intelligente. Nous parlions tout Ă  l’heure d’une guerre possible. Il paraĂźt qu’elle a lĂ -dessus des lumiĂšres spĂ©ciales. — Elle n’en a aucune, me rĂ©pondit sĂšchement M. de Charlus. Les femmes, et beaucoup d’hommes d’ailleurs, n’entendent rien aux choses dont je voulais parler. Ma belle-sƓur est une femme charmante qui s’imagine ĂȘtre encore au temps des romans de Balzac oĂč les femmes influaient sur la politique. Sa frĂ©quentation ne pourrait actuellement exercer sur vous qu’une action fĂącheuse, comme d’ailleurs toute frĂ©quentation mondaine. Et c’est justement une des premiĂšres choses que j’allais vous dire quand ce sot m’a interrompu. Le premier sacrifice qu’il faut me faire — j’en exigerai autant que je vous ferai de dons — c’est de ne pas aller dans le monde. J’ai souffert tantĂŽt de vous voir Ă  cette rĂ©union ridicule. Vous me direz que j’y Ă©tais bien, mais pour moi ce n’est pas une rĂ©union mondaine, c’est une visite de famille. Plus tard, quand vous serez un homme arrivĂ©, si cela vous amuse de descendre un moment dans le monde, ce sera peut-ĂȘtre sans inconvĂ©nients. Alors je n’ai pas besoin de vous dire de quelle utilitĂ© je pourrai vous ĂȘtre. Le SĂ©same » de l’hĂŽtel Guermantes et de tous ceux qui valent la peine que la porte s’ouvre grande devant vous, c’est moi qui le dĂ©tiens. Je serai juge et entends rester maĂźtre de l’heure. Je voulus profiter de ce que M. de Charlus parlait de cette visite chez Mme de Villeparisis pour tĂącher de savoir quelle Ă©tait exactement celle-ci, mais la question se posa sur mes lĂšvres autrement que je n’aurais voulu et je demandai ce que c’était que la famille Villeparisis. — C’est absolument comme si vous me demandiez ce que c’est que la famille rien » me rĂ©pondit M. de Charlus. Ma tante a Ă©pousĂ© par amour un M. Thirion, d’ailleurs excessivement riche, et dont les sƓurs Ă©taient trĂšs bien mariĂ©es et qui, Ă  partir de ce moment-lĂ , s’est appelĂ© le marquis de Villeparisis. Cela n’a fait de mal Ă  personne, tout au plus un peu Ă  lui, et bien peu ! Quant Ă  la raison, je ne sais pas ; je suppose que c’était, en effet, un monsieur de Villeparisis, un monsieur nĂ© Ă  Villeparisis, vous savez que c’est une petite localitĂ© prĂšs de Paris. Ma tante a prĂ©tendu qu’il y avait ce marquisat dans la famille, elle a voulu faire les choses rĂ©guliĂšrement, je ne sais pas pourquoi. Du moment qu’on prend un nom auquel on n’a pas droit, le mieux est de ne pas simuler des formes rĂ©guliĂšres. Mme de Villeparisis, n’étant que Mme Thirion, acheva la chute qu’elle avait commencĂ©e dans mon esprit quand j’avais vu la composition mĂȘlĂ©e de son salon. Je trouvais injuste qu’une femme dont mĂȘme le titre et le nom Ă©taient presque tout rĂ©cents pĂ»t faire illusion aux contemporains et dĂ»t faire illusion Ă  la postĂ©ritĂ© grĂące Ă  des amitiĂ©s royales. Mme de Villeparisis redevenant ce qu’elle m’avait paru ĂȘtre dans mon enfance, une personne qui n’avait rien d’aristocratique, ces grandes parentĂ©s qui l’entouraient me semblĂšrent lui rester Ă©trangĂšres. Elle ne cessa dans la suite d’ĂȘtre charmante pour nous. J’allais quelquefois la voir et elle m’envoyait de temps en temps un souvenir. Mais je n’avais nullement l’impression qu’elle fĂ»t du faubourg Saint-Germain, et si j’avais eu quelque renseignement Ă  demander sur lui, elle eĂ»t Ă©tĂ© une des derniĂšres personnes Ă  qui je me fusse adressĂ©. » Actuellement, continua M. de Charlus, en allant dans le monde, vous ne feriez que nuire Ă  votre situation, dĂ©former votre intelligence et votre caractĂšre. Du reste il faudrait surveiller, mĂȘme et surtout, vos camaraderies. Ayez des maĂźtresses si votre famille n’y voit pas d’inconvĂ©nient, cela ne me regarde pas et mĂȘme je ne peux que vous y encourager, jeune polisson, jeune polisson qui allez avoir bientĂŽt besoin de vous faire raser, me dit-il en me touchant le menton. Mais le choix des amis hommes a une autre importance. Sur dix jeunes gens, huit sont de petites fripouilles, de petits misĂ©rables capables de vous faire un tort que vous ne rĂ©parerez jamais. Tenez, mon neveu Saint-Loup est Ă  la rigueur un bon camarade pour vous. Au point de vue de votre avenir, il ne pourra vous ĂȘtre utile en rien ; mais pour cela, moi je suffis. Et, somme toute, pour sortir avec vous, aux moments oĂč vous aurez assez de moi, il me semble ne pas prĂ©senter d’inconvĂ©nient sĂ©rieux, Ă  ce que je crois. Du moins, lui c’est un homme, ce n’est pas un de ces effĂ©minĂ©s comme on en rencontre tant aujourd’hui qui ont l’air de petits truqueurs et qui mĂšneront peut-ĂȘtre demain Ă  l’échafaud leurs innocentes victimes. Je ne savais pas le sens de cette expression d’argot truqueur ». Quiconque l’eĂ»t connue eĂ»t Ă©tĂ© aussi surpris que moi. Les gens du monde aiment volontiers Ă  parler argot, et les gens Ă  qui on peut reprocher certaines choses Ă  montrer qu’ils ne craignent nullement de parler d’elles. Preuve d’innocence Ă  leurs yeux. Mais ils ont perdu l’échelle, ne se rendent plus compte du degrĂ© Ă  partir duquel une certaine plaisanterie deviendra trop spĂ©ciale, trop choquante, sera plutĂŽt une preuve de corruption que de naĂŻvetĂ©. Il n’est pas comme les autres, il est trĂšs gentil, trĂšs sĂ©rieux. Je ne pus m’empĂȘcher de sourire de cette Ă©pithĂšte de sĂ©rieux » Ă  laquelle l’intonation que lui prĂȘta M. de Charlus semblait donner le sens de vertueux », de rangĂ© », comme on dit d’une petite ouvriĂšre qu’elle est sĂ©rieuse ». À ce moment un fiacre passa qui allait tout de travers ; un jeune cocher, ayant dĂ©sertĂ© son siĂšge, le conduisait du fond de la voiture oĂč il Ă©tait assis sur les coussins, l’air Ă  moitiĂ© gris. M. de Charlus l’arrĂȘta vivement. Le cocher parlementa un moment. — De quel cĂŽtĂ© allez-vous ? — Du vĂŽtre cela m’étonnait, car M. de Charlus avait dĂ©jĂ  refusĂ© plusieurs fiacres ayant des lanternes de la mĂȘme couleur. — Mais je ne veux pas remonter sur le siĂšge. Ça vous est Ă©gal que je reste dans la voiture ? — Oui, seulement baissez la capote. Enfin pensez Ă  ma proposition, me dit M. de Charlus avant de me quitter, je vous donne quelques jours pour y rĂ©flĂ©chir, Ă©crivez-moi. Je vous le rĂ©pĂšte, il faudra que je vous voie chaque jour et que je reçoive de vous des garanties de loyautĂ©, de discrĂ©tion que d’ailleurs, je dois le dire, vous semblez offrir. Mais, au cours de ma vie, j’ai Ă©tĂ© si souvent trompĂ© par les apparences que je ne veux plus m’y fier. Sapristi ! c’est bien le moins qu’avant d’abandonner un trĂ©sor je sache en quelles mains je le remets. Enfin, rappelez-vous bien ce que je vous offre, vous ĂȘtes comme Hercule dont, malheureusement pour vous, vous ne me semblez pas avoir la forte musculature, au carrefour de deux routes. TĂąchez de ne pas avoir Ă  regretter toute votre vie de n’avoir pas choisi celle qui conduisait Ă  la vertu. Comment, dit-il au cocher, vous n’avez pas encore baissĂ© la capote ? je vais plier les ressorts moi-mĂȘme. Je crois du reste qu’il faudra aussi que je conduise, Ă©tant donnĂ© l’état oĂč vous semblez ĂȘtre. Et il sauta Ă  cĂŽtĂ© du cocher, au fond du fiacre qui partit au grand trot. Pour ma part, Ă  peine rentrĂ© Ă  la maison, j’y retrouvai le pendant de la conversation qu’avaient Ă©changĂ©e un peu auparavant Bloch et M. de Norpois, mais sous une forme brĂšve, invertie et cruelle c’était une dispute entre notre maĂźtre d’hĂŽtel, qui Ă©tait dreyfusard, et celui des Guermantes, qui Ă©tait antidreyfusard. Les vĂ©ritĂ©s et contre-vĂ©ritĂ©s qui s’opposaient en haut chez les intellectuels de la Ligue de la Patrie française et celle des Droits de l’homme se propageaient en effet jusque dans les profondeurs du peuple. M. Reinach manƓuvrait par le sentiment des gens qui ne l’avaient jamais vu, alors que pour lui l’affaire Dreyfus se posait seulement devant sa raison comme un thĂ©orĂšme irrĂ©futable et qu’il dĂ©montra, en effet, par la plus Ă©tonnante rĂ©ussite de politique rationnelle rĂ©ussite contre la France, dirent certains qu’on ait jamais vue. En deux ans il remplaça un ministĂšre Billot par un ministĂšre Clemenceau, changea de fond en comble l’opinion publique, tira de sa prison Picquart pour le mettre, ingrat, au MinistĂšre de la Guerre. Peut-ĂȘtre ce rationaliste manƓuvreur de foules Ă©tait-il lui-mĂȘme manƓuvrĂ© par son ascendance. Quand les systĂšmes philosophiques qui contiennent le plus de vĂ©ritĂ©s sont dictĂ©s Ă  leurs auteurs, en derniĂšre analyse, par une raison de sentiment, comment supposer que, dans une simple affaire politique comme l’affaire Dreyfus, des raisons de ce genre ne puissent, Ă  l’insu du raisonneur, gouverner sa raison ? Bloch croyait avoir logiquement choisi son dreyfusisme, et savait pourtant que son nez, sa peau et ses cheveux lui avaient Ă©tĂ© imposĂ©s par sa race. Sans doute la raison est plus libre ; elle obĂ©it pourtant Ă  certaines lois qu’elle ne s’est pas donnĂ©es. Le cas du maĂźtre d’hĂŽtel des Guermantes et du nĂŽtre Ă©tait particulier. Les vagues des deux courants de dreyfusisme et d’antidreyfusisme, qui de haut en bas divisaient la France, Ă©taient assez silencieuses, mais les rares Ă©chos qu’elles Ă©mettaient Ă©taient sincĂšres. En entendant quelqu’un, au milieu d’une causerie qui s’écartait volontairement de l’Affaire, annoncer furtivement une nouvelle politique, gĂ©nĂ©ralement fausse mais toujours souhaitĂ©e, on pouvait induire de l’objet de ses prĂ©dictions l’orientation de ses dĂ©sirs. Ainsi s’affrontaient sur quelques points, d’un cĂŽtĂ© un timide apostolat, de l’autre, une sainte indignation. Les deux maĂźtres d’hĂŽtel que j’entendis en rentrant faisaient exception Ă  la rĂšgle. Le nĂŽtre laissa entendre que Dreyfus Ă©tait coupable, celui des Guermantes qu’il Ă©tait innocent. Ce n’était pas pour dissimuler leurs convictions, mais par mĂ©chancetĂ© et ĂąpretĂ© au jeu. Notre maĂźtre d’hĂŽtel, incertain si la rĂ©vision se ferait, voulait d’avance, pour le cas d’un Ă©chec, ĂŽter au maĂźtre d’hĂŽtel des Guermantes la joie de croire une juste cause battue. Le maĂźtre d’hĂŽtel des Guermantes pensait qu’en cas de refus de rĂ©vision, le nĂŽtre serait plus ennuyĂ© de voir maintenir Ă  l’üle du Diable un innocent. Je remontai et trouvai ma grand’mĂšre plus souffrante. Depuis quelque temps, sans trop savoir ce qu’elle avait, elle se plaignait de sa santĂ©. C’est dans la maladie que nous nous rendons compte que nous ne vivons pas seuls, mais enchaĂźnĂ©s Ă  un ĂȘtre d’un rĂšgne diffĂ©rent, dont des abĂźmes nous sĂ©parent, qui ne nous connaĂźt pas et duquel il est impossible de nous faire comprendre notre corps. Quelque brigand que nous rencontrions sur une route, peut-ĂȘtre pourrons-nous arriver Ă  le rendre sensible Ă  son intĂ©rĂȘt personnel sinon Ă  notre malheur. Mais demander pitiĂ© Ă  notre corps, c’est discourir devant une pieuvre, pour qui nos paroles ne peuvent pas avoir plus de sens que le bruit de l’eau, et avec laquelle nous serions Ă©pouvantĂ©s d’ĂȘtre condamnĂ©s Ă  vivre. Les malaises de ma grand’mĂšre passaient souvent inaperçus Ă  son attention toujours dĂ©tournĂ©e vers nous. Quand elle en souffrait trop, pour arriver Ă  les guĂ©rir, elle s’efforçait en vain de les comprendre. Si les phĂ©nomĂšnes morbides dont son corps Ă©tait le théùtre restaient obscurs et insaisissables Ă  la pensĂ©e de ma grand’mĂšre, ils Ă©taient clairs et intelligibles pour des ĂȘtres appartenant au mĂȘme rĂšgne physique qu’eux, de ceux Ă  qui l’esprit humain a fini par s’adresser pour comprendre ce que lui dit son corps, comme devant les rĂ©ponses d’un Ă©tranger on va chercher quelqu’un du mĂȘme pays qui servira d’interprĂšte. Eux peuvent causer avec notre corps, nous dire si sa colĂšre est grave ou s’apaisera bientĂŽt. Cottard, qu’on avait appelĂ© auprĂšs de ma grand’mĂšre et qui nous avait agacĂ©s en nous demandant avec un sourire fin, dĂšs la premiĂšre minute oĂč nous lui avions dit que ma grand’mĂšre Ă©tait malade Malade ? Ce n’est pas au moins une maladie diplomatique ? », Cottard essaya, pour calmer l’agitation de sa malade, le rĂ©gime lactĂ©. Mais les perpĂ©tuelles soupes au lait ne firent pas d’effet parce que ma grand’mĂšre y mettait beaucoup de sel Widal n’ayant pas encore fait ses dĂ©couvertes, dont on ignorait l’inconvĂ©nient en ce temps-lĂ . Car la mĂ©decine Ă©tant un compendium des erreurs successives et contradictoires des mĂ©decins, en appelant Ă  soi les meilleurs d’entre eux on a grande chance d’implorer une vĂ©ritĂ© qui sera reconnue fausse quelques annĂ©es plus tard. De sorte que croire Ă  la mĂ©decine serait la suprĂȘme folie, si n’y pas croire n’en Ă©tait pas une plus grande, car de cet amoncellement d’erreurs se sont dĂ©gagĂ©es Ă  la longue quelques vĂ©ritĂ©s. Cottard avait recommandĂ© qu’on prĂźt sa tempĂ©rature. On alla chercher un thermomĂštre. Dans presque toute sa hauteur le tube Ă©tait vide de mercure. À peine si l’on distinguait, tapie au fond dans sa petite cuve, la salamandre d’argent. Elle semblait morte. On plaça le chalumeau de verre dans la bouche de ma grand’mĂšre. Nous n’eĂ»mes pas besoin de l’y laisser longtemps ; la petite sorciĂšre n’avait pas Ă©tĂ© longue Ă  tirer son horoscope. Nous la trouvĂąmes immobile, perchĂ©e Ă  mi-hauteur de sa tour et n’en bougeant plus, nous montrant avec exactitude le chiffre que nous lui avions demandĂ© et que toutes les rĂ©flexions qu’ait pu faire sur soi-mĂȘme l’ñme de ma grand’mĂšre eussent Ă©tĂ© bien incapables de lui fournir 38°3. Pour la premiĂšre fois nous ressentĂźmes quelque inquiĂ©tude. Nous secouĂąmes bien fort le thermomĂštre pour effacer le signe fatidique, comme si nous avions pu par lĂ  abaisser la fiĂšvre en mĂȘme temps que la tempĂ©rature marquĂ©e. HĂ©las ! il fut bien clair que la petite sibylle dĂ©pourvue de raison n’avait pas donnĂ© arbitrairement cette rĂ©ponse, car le lendemain, Ă  peine le thermomĂštre fut-il replacĂ© entre les lĂšvres de ma grand’mĂšre que presque aussitĂŽt, comme d’un seul bond, belle de certitude et de l’intuition d’un fait pour nous invisible, la petite prophĂ©tesse Ă©tait venue s’arrĂȘter au mĂȘme point, en une immobilitĂ© implacable, et nous montrait encore ce chiffre 38°3, de sa verge Ă©tincelante. Elle ne disait rien d’autre, mais nous avions eu beau dĂ©sirer, vouloir, prier, sourde, il semblait que ce fĂ»t son dernier mot avertisseur et menaçant. Alors, pour tĂącher de la contraindre Ă  modifier sa rĂ©ponse, nous nous adressĂąmes Ă  une autre crĂ©ature du mĂȘme rĂšgne, mais plus puissante, qui ne se contente pas d’interroger le corps mais peut lui commander, un fĂ©brifuge du mĂȘme ordre que l’aspirine, non encore employĂ©e alors. Nous n’avions pas fait baisser le thermomĂštre au delĂ  de 37°œ dans l’espoir qu’il n’aurait pas ainsi Ă  remonter. Nous fĂźmes prendre ce fĂ©brifuge Ă  ma grand’mĂšre et remĂźmes alors le thermomĂštre. Comme un gardien implacable Ă  qui on montre l’ordre d’une autoritĂ© supĂ©rieure auprĂšs de laquelle on a fait jouer une protection, et qui le trouvant en rĂšgle rĂ©pond C’est bien, je n’ai rien Ă  dire, du moment que c’est comme ça, passez », la vigilante touriĂšre ne bougea pas cette fois. Mais, morose, elle semblait dire À quoi cela vous servira-t-il ? Puisque vous connaissez la quinine, elle me donnera l’ordre de ne pas bouger, une fois, dix fois, vingt fois. Et puis elle se lassera, je la connais, allez. Cela ne durera pas toujours. Alors vous serez bien avancĂ©s. » Alors ma grand’mĂšre Ă©prouva la prĂ©sence, en elle, d’une crĂ©ature qui connaissait mieux le corps humain que ma grand’mĂšre, la prĂ©sence d’une contemporaine des races disparues, la prĂ©sence du premier occupant — bien antĂ©rieur Ă  la crĂ©ation de l’homme qui pense ; — elle sentit cet alliĂ© millĂ©naire qui la tĂątait, un peu durement mĂȘme, Ă  la tĂȘte, au cƓur, au coude ; il reconnaissait les lieux, organisait tout pour le combat prĂ©historique qui eut lieu aussitĂŽt aprĂšs. En un moment, Python Ă©crasĂ©, la fiĂšvre fut vaincue par le puissant Ă©lĂ©ment chimique, que ma grand’mĂšre, Ă  travers les rĂšgnes, passant par-dessus tous les animaux et les vĂ©gĂ©taux, aurait voulu pouvoir remercier. Et elle restait Ă©mue de cette entrevue qu’elle venait d’avoir, Ă  travers tant de siĂšcles, avec un climat antĂ©rieur Ă  la crĂ©ation mĂȘme des plantes. De son cĂŽtĂ© le thermomĂštre, comme une Parque momentanĂ©ment vaincue par un dieu plus ancien, tenait immobile son fuseau d’argent. HĂ©las ! d’autres crĂ©atures infĂ©rieures, que l’homme a dressĂ©es Ă  la chasse de ces gibiers mystĂ©rieux qu’il ne peut pas poursuivre au fond de lui-mĂȘme, nous apportaient cruellement tous les jours un chiffre d’albumine faible, mais assez fixe pour que lui aussi parĂ»t en rapport avec quelque Ă©tat persistant que nous n’apercevions pas. Bergotte avait choquĂ© en moi l’instinct scrupuleux qui me faisait subordonner mon intelligence, quand il m’avait parlĂ© du docteur du Boulbon comme d’un mĂ©decin qui ne m’ennuierait pas, qui trouverait des traitements, fussent-ils en apparence bizarres, mais s’adapteraient Ă  la singularitĂ© de mon intelligence. Mais les idĂ©es se transforment en nous, elles triomphent des rĂ©sistances que nous leur opposions d’abord et se nourrissent de riches rĂ©serves intellectuelles toutes prĂȘtes, que nous ne savions pas faites pour elles. Maintenant, comme il arrive chaque fois que les propos entendus au sujet de quelqu’un que nous ne connaissons pas ont eu la vertu d’éveiller en nous l’idĂ©e d’un grand talent, d’une sorte de gĂ©nie, au fond de mon esprit je faisais bĂ©nĂ©ficier le docteur du Boulbon de cette confiance sans limites que nous inspire celui qui d’un Ɠil plus profond qu’un autre perçoit la vĂ©ritĂ©. Je savais certes qu’il Ă©tait plutĂŽt un spĂ©cialiste des maladies nerveuses, celui Ă  qui Charcot avant de mourir avait prĂ©dit qu’il rĂ©gnerait sur la neurologie et la psychiatrie. Ah ! je ne sais pas, c’est trĂšs possible », dit Françoise qui Ă©tait lĂ  et qui entendait pour la premiĂšre fois le nom de Charcot comme celui de du Boulbon. Mais cela ne l’empĂȘchait nullement de dire C’est possible. » Ses c’est possible », ses peut-ĂȘtre », ses je ne sais pas » Ă©taient exaspĂ©rants en pareil cas. On avait envie de lui rĂ©pondre Bien entendu que vous ne le saviez pas puisque vous ne connaissez rien Ă  la chose dont il s’agit, comment pouvez-vous mĂȘme dire que c’est possible ou pas, vous n’en savez rien ? En tout cas maintenant vous ne pouvez pas dire que vous ne savez pas ce que Charcot a dit Ă  du Boulbon, etc., vous le savez puisque nous vous l’avons dit, et vos peut-ĂȘtre », vos c’est possible » ne sont pas de mise puisque c’est certain. » MalgrĂ© cette compĂ©tence plus particuliĂšre en matiĂšre cĂ©rĂ©brale et nerveuse, comme je savais que du Boulbon Ă©tait un grand mĂ©decin, un homme supĂ©rieur, d’une intelligence inventive et profonde, je suppliai ma mĂšre de le faire venir, et l’espoir que, par une vue juste du mal, il le guĂ©rirait peut-ĂȘtre, finit par l’emporter sur la crainte que nous avions, si nous appelions un consultant, d’effrayer ma grand’mĂšre. Ce qui dĂ©cida ma mĂšre fut que, inconsciemment encouragĂ©e par Cottard, ma grand’mĂšre ne sortait plus, ne se levait guĂšre. Elle avait beau nous rĂ©pondre par la lettre de Mme de SĂ©vignĂ© sur Mme de la Fayette On disait qu’elle Ă©tait folle de ne vouloir point sortir. Je disais Ă  ces personnes si prĂ©cipitĂ©es dans leur jugement Mme de la Fayette n’est pas folle » et je m’en tenais lĂ . Il a fallu qu’elle soit morte pour faire voir qu’elle avait raison de ne pas sortir. » Du Boulbon appelĂ© donna tort, sinon Ă  Mme de SĂ©vignĂ© qu’on ne lui cita pas, du moins Ă  ma grand’mĂšre. Au lieu de l’ausculter, tout en posant sur elle ses admirables regards oĂč il y avait peut-ĂȘtre l’illusion de scruter profondĂ©ment la malade, ou le dĂ©sir de lui donner cette illusion, qui semblait spontanĂ©e mais devait ĂȘtre tenue machinale, ou de ne pas lui laisser voir qu’il pensait Ă  tout autre chose, ou de prendre de l’empire sur elle, — il commença Ă  parler de Bergotte. — Ah ! je crois bien, Madame, c’est admirable ; comme vous avez raison de l’aimer ! Mais lequel de ses livres prĂ©fĂ©rez-vous ? Ah ! vraiment ! Mon Dieu, c’est peut-ĂȘtre en effet le meilleur. C’est en tout cas son roman le mieux composĂ© Claire y est bien charmante ; comme personnage d’homme lequel vous y est le plus sympathique ? Je crus d’abord qu’il la faisait ainsi parler littĂ©rature parce que, lui, la mĂ©decine l’ennuyait, peut-ĂȘtre aussi pour faire montre de sa largeur d’esprit, et mĂȘme, dans un but plus thĂ©rapeutique, pour rendre confiance Ă  la malade, lui montrer qu’il n’était pas inquiet, la distraire de son Ă©tat. Mais, depuis, j’ai compris que, surtout particuliĂšrement remarquable comme aliĂ©niste et pour ses Ă©tudes sur le cerveau, il avait voulu se rendre compte par ses questions si la mĂ©moire de ma grand’mĂšre Ă©tait bien intacte. Comme Ă  contre-cƓur il l’interrogea un peu sur sa vie, l’Ɠil sombre et fixe. Puis tout Ă  coup, comme apercevant la vĂ©ritĂ© et dĂ©cidĂ© Ă  l’atteindre coĂ»te que coĂ»te, avec un geste prĂ©alable qui semblait avoir peine Ă  s’ébrouer, en les Ă©cartant, du flot des derniĂšres hĂ©sitations qu’il pouvait avoir et de toutes les objections que nous aurions pu faire, regardant ma grand’mĂšre d’un Ɠil lucide, librement et comme enfin sur la terre ferme, ponctuant les mots sur un ton doux et prenant, dont l’intelligence nuançait toutes les inflexions sa voix du reste, pendant toute la visite, resta ce qu’elle Ă©tait naturellement, caressante, et sous ses sourcils embroussaillĂ©s, ses yeux ironiques Ă©taient remplis de bontĂ© — Vous irez bien, Madame, le jour lointain ou proche, et il dĂ©pend de vous que ce soit aujourd’hui mĂȘme, oĂč vous comprendrez que vous n’avez rien et oĂč vous aurez repris la vie commune. Vous m’avez dit que vous ne mangiez pas, que vous ne sortiez pas ? — Mais, Monsieur, j’ai un peu de fiĂšvre. Il toucha sa main. — Pas en ce moment en tout cas. Et puis la belle excuse ! Ne savez-vous pas que nous laissons au grand air, que nous suralimentons, des tuberculeux qui ont jusqu’à 39° ? — Mais j’ai aussi un peu d’albumine. — Vous ne devriez pas le savoir. Vous avez ce que j’ai dĂ©crit sous le nom d’albumine mentale. Nous avons tous eu, au cours d’une indisposition, notre petite crise d’albumine que notre mĂ©decin s’est empressĂ© de rendre durable en nous la signalant. Pour une affection que les mĂ©decins guĂ©rissent avec des mĂ©dicaments on assure, du moins, que cela est arrivĂ© quelquefois, ils en produisent dix chez des sujets bien portants, en leur inoculant cet agent pathogĂšne, plus virulent mille fois que tous les microbes, l’idĂ©e qu’on est malade. Une telle croyance, puissante sur le tempĂ©rament de tous, agit avec une efficacitĂ© particuliĂšre chez les nerveux. Dites-leur qu’une fenĂȘtre fermĂ©e est ouverte dans leur dos, ils commencent Ă  Ă©ternuer ; faites-leur croire que vous avez mis de la magnĂ©sie dans leur potage, ils seront pris de coliques ; que leur cafĂ© Ă©tait plus fort que d’habitude, ils ne fermeront pas l’Ɠil de la nuit. Croyez-vous, Madame, qu’il ne m’a pas suffi de voir vos yeux, d’entendre seulement la façon dont vous vous exprimez, que dis-je ? de voir Madame votre fille et votre petit-fils qui vous ressemblent tant, pour connaĂźtre Ă  qui j’avais affaire ? Ta grand’mĂšre pourrait peut-ĂȘtre aller s’asseoir, si le docteur le lui permet, dans une allĂ©e calme des Champs-ÉlysĂ©es, prĂšs de ce massif de lauriers devant lequel tu jouais autrefois », me dit ma mĂšre consultant ainsi indirectement du Boulbon et de laquelle la voix prenait, Ă  cause de cela, quelque chose de timide et de dĂ©fĂ©rent qu’elle n’aurait pas eu si elle s’était adressĂ©e Ă  moi seul. Le docteur se tourna vers ma grand’mĂšre et, comme il n’était pas moins lettrĂ© que savant Allez aux Champs-ÉlysĂ©es, Madame, prĂšs du massif de lauriers qu’aime votre petit-fils. Le laurier vous sera salutaire. Il purifie. AprĂšs avoir exterminĂ© le serpent Python, c’est une branche de laurier Ă  la main qu’Apollon fit son entrĂ©e dans Delphes. Il voulait ainsi se prĂ©server des germes mortels de la bĂȘte venimeuse. Vous voyez que le laurier est le plus ancien, le plus vĂ©nĂ©rable, et j’ajouterai — ce qui a sa valeur en thĂ©rapeutique, comme en prophylaxie — le plus beau des antiseptiques. » Comme une grande partie de ce que savent les mĂ©decins leur est enseignĂ©e par les malades, ils sont facilement portĂ©s Ă  croire que ce savoir des patients » est le mĂȘme chez tous, et ils se flattent d’étonner celui auprĂšs de qui ils se trouvent avec quelque remarque apprise de ceux qu’ils ont auparavant soignĂ©s. Aussi fut-ce avec le fin sourire d’un Parisien qui, causant avec un paysan, espĂ©rerait l’étonner en se servant d’un mot de patois, que le docteur du Boulbon dit Ă  ma grand’mĂšre Probablement les temps de vent rĂ©ussissent Ă  vous faire dormir lĂ  oĂč Ă©choueraient les plus puissants hypnotiques. — Au contraire, Monsieur, le vent m’empĂȘche absolument de dormir. » Mais les mĂ©decins sont susceptibles. Ach ! » murmura du Boulbon en fronçant les sourcils, comme si on lui avait marchĂ© sur le pied et si les insomnies de ma grand’mĂšre par les nuits de tempĂȘte Ă©taient pour lui une injure personnelle. Il n’avait pas tout de mĂȘme trop d’amour-propre, et comme, en tant qu’ esprit supĂ©rieur », il croyait de son devoir de ne pas ajouter foi Ă  la mĂ©decine, il reprit vite sa sĂ©rĂ©nitĂ© philosophique. Ma mĂšre, par dĂ©sir passionnĂ© d’ĂȘtre rassurĂ©e par l’ami de Bergotte, ajouta Ă  l’appui de son dire qu’une cousine germaine de ma grand’mĂšre, en proie Ă  une affection nerveuse, Ă©tait restĂ©e sept ans cloĂźtrĂ©e dans sa chambre Ă  coucher de Combray, sans se lever qu’une fois ou deux par semaine. — Vous voyez, Madame, je ne le savais pas, et j’aurais pu vous le dire. — Mais, Monsieur, je ne suis nullement comme elle, au contraire ; mon mĂ©decin ne peut pas me faire rester couchĂ©e, dit ma grand’mĂšre, soit qu’elle fĂ»t un peu agacĂ©e par les thĂ©ories du docteur ou dĂ©sireuse de lui soumettre les objections qu’on y pouvait faire, dans l’espoir qu’il les rĂ©futerait, et que, une fois qu’il serait parti, elle n’aurait plus en elle-mĂȘme aucun doute Ă  Ă©lever sur son heureux diagnostic. — Mais naturellement, Madame, on ne peut pas avoir, pardonnez-moi le mot, toutes les vĂ©sanies ; vous en avez d’autres, vous n’avez pas celle-lĂ . Hier, j’ai visitĂ© une maison de santĂ© pour neurasthĂ©niques. Dans le jardin, un homme Ă©tait debout sur un banc, immobile comme un fakir, le cou inclinĂ© dans une position qui devait ĂȘtre fort pĂ©nible. Comme je lui demandais ce qu’il faisait lĂ , il me rĂ©pondit sans faire un mouvement ni tourner la tĂȘte Docteur, je suis extrĂȘmement rhumatisant et enrhumable, je viens de prendre trop d’exercice, et pendant que je me donnais bĂȘtement chaud ainsi, mon cou Ă©tait appuyĂ© contre mes flanelles. Si maintenant je l’éloignais de ces flanelles avant d’avoir laissĂ© tomber ma chaleur, je suis sĂ»r de prendre un torticolis et peut-ĂȘtre une bronchite. » Et il l’aurait pris, en effet. Vous ĂȘtes un joli neurasthĂ©nique, voilĂ  ce que vous ĂȘtes », lui dis-je. Savez-vous la raison qu’il me donna pour me prouver que non ? C’est que, tandis que tous les malades de l’établissement avaient la manie de prendre leur poids, au point qu’on avait dĂ» mettre un cadenas Ă  la balance pour qu’ils ne passassent pas toute la journĂ©e Ă  se peser, lui on Ă©tait obligĂ© de le forcer Ă  monter sur la bascule, tant il en avait peu envie. Il triomphait de n’avoir pas la manie des autres, sans penser qu’il avait aussi la sienne et que c’était elle qui le prĂ©servait d’une autre. Ne soyez pas blessĂ©e de la comparaison, Madame, car cet homme qui n’osait pas tourner le cou de peur de s’enrhumer est le plus grand poĂšte de notre temps. Ce pauvre maniaque est la plus haute intelligence que je connaisse. Supportez d’ĂȘtre appelĂ©e une nerveuse. Vous appartenez Ă  cette famille magnifique et lamentable qui est le sel de la terre. Tout ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux. Ce sont eux et non pas d’autres qui ont fondĂ© les religions et composĂ© les chefs-d’Ɠuvre. Jamais le monde ne saura tout ce qu’il leur doit et surtout ce qu’eux ont souffert pour le lui donner. Nous goĂ»tons les fines musiques, les beaux tableaux, mille dĂ©licatesses, mais nous ne savons pas ce qu’elles ont coĂ»tĂ©, Ă  ceux qui les inventĂšrent, d’insomnies, de pleurs, de rires spasmodiques, d’urticaires, d’asthmes, d’épilepsies, d’une angoisse de mourir qui est pire que tout cela, et que vous connaissez peut-ĂȘtre, Madame, ajouta-t-il en souriant Ă  ma grand’mĂšre, car, avouez-le, quand je suis venu, vous n’étiez pas trĂšs rassurĂ©e. Vous vous croyiez malade, dangereusement malade peut-ĂȘtre. Dieu sait de quelle affection vous croyiez dĂ©couvrir en vous les symptĂŽmes. Et vous ne vous trompiez pas, vous les aviez. Le nervosisme est un pasticheur de gĂ©nie. Il n’y a pas de maladie qu’il ne contrefasse Ă  merveille. Il imite Ă  s’y mĂ©prendre la dilatation des dyspeptiques, les nausĂ©es de la grossesse, l’arythmie du cardiaque, la fĂ©bricitĂ© du tuberculeux. Capable de tromper le mĂ©decin, comment ne tromperait-il pas le malade ? Ah ! ne croyez pas que je raille vos maux, je n’entreprendrais pas de les soigner si je ne savais pas les comprendre. Et, tenez, il n’y a de bonne confession que rĂ©ciproque. Je vous ai dit que sans maladie nerveuse il n’est pas de grand artiste, qui plus est, ajouta-t-il en Ă©levant gravement l’index, il n’y a pas de grand savant. J’ajouterai que, sans qu’il soit atteint lui-mĂȘme de maladie nerveuse, il n’est pas, ne me faites pas dire de bon mĂ©decin, mais seulement de mĂ©decin correct des maladies nerveuses. Dans la pathologie nerveuse, un mĂ©decin qui ne dit pas trop de bĂȘtises, c’est un malade Ă  demi guĂ©ri, comme un critique est un poĂšte qui ne fait plus de vers, un policier un voleur qui n’exerce plus. Moi, Madame, je ne me crois pas comme vous albuminurique, je n’ai pas la peur nerveuse de la nourriture, du grand air, mais je ne peux pas m’endormir sans m’ĂȘtre relevĂ© plus de vingt fois pour voir si ma porte est fermĂ©e. Et cette maison de santĂ© oĂč j’ai trouvĂ© hier un poĂšte qui ne tournait pas le cou, j’y allais retenir une chambre, car, ceci entre nous, j’y passe mes vacances Ă  me soigner quand j’ai augmentĂ© mes maux en me fatiguant trop Ă  guĂ©rir ceux des autres. — Mais, Monsieur, devrais-je faire une cure semblable ? dit avec effroi ma grand’mĂšre. — C’est inutile, Madame. Les manifestations que vous accusez cĂ©deront devant ma parole. Et puis vous avez prĂšs de vous quelqu’un de trĂšs puissant que je constitue dĂ©sormais votre mĂ©decin. C’est votre mal, votre suractivitĂ© nerveuse. Je saurais la maniĂšre de vous en guĂ©rir, je me garderais bien de le faire. Il me suffit de lui commander. Je vois sur votre table un ouvrage de Bergotte. GuĂ©rie de votre nervosisme, vous ne l’aimeriez plus. Or, me sentirais-je le droit d’échanger les joies qu’il procure contre une intĂ©gritĂ© nerveuse qui serait bien incapable de vous les donner ? Mais ces joies mĂȘmes, c’est un puissant remĂšde, le plus puissant de tous peut-ĂȘtre. Non, je n’en veux pas Ă  votre Ă©nergie nerveuse. Je lui demande seulement de m’écouter ; je vous confie Ă  elle. Qu’elle fasse machine en arriĂšre. La force qu’elle mettait pour vous empĂȘcher de vous promener, de prendre assez de nourriture, qu’elle l’emploie Ă  vous faire manger, Ă  vous faire lire, Ă  vous faire sortir, Ă  vous distraire de toutes façons. Ne me dites pas que vous ĂȘtes fatiguĂ©e. La fatigue est la rĂ©alisation organique d’une idĂ©e prĂ©conçue. Commencez par ne pas la penser. Et si jamais vous avez une petite indisposition, ce qui peut arriver Ă  tout le monde, ce sera comme si vous ne l’aviez pas, car elle aura fait de vous, selon un mot profond de M. de Talleyrand, un bien portant imaginaire. Tenez, elle a commencĂ© Ă  vous guĂ©rir, vous m’écoutez toute droite, sans vous ĂȘtre appuyĂ©e une fois, l’Ɠil vif, la mine bonne, et il y a de cela une demi-heure d’horloge et vous ne vous en ĂȘtes pas aperçue. Madame, j’ai bien l’honneur de vous saluer. Quand, aprĂšs avoir reconduit le docteur du Boulbon, je rentrai dans la chambre oĂč ma mĂšre Ă©tait seule, le chagrin qui m’oppressait depuis plusieurs semaines s’envola, je sentis que ma mĂšre allait laisser Ă©clater sa joie et qu’elle allait voir la mienne, j’éprouvai cette impossibilitĂ© de supporter l’attente de l’instant prochain oĂč, prĂšs de nous, une personne va ĂȘtre Ă©mue qui, dans un autre ordre, est un peu comme la peur qu’on Ă©prouve quand on sait que quelqu’un va entrer pour vous effrayer par une porte qui est encore fermĂ©e ; je voulus dire un mot Ă  maman, mais ma voix se brisa, et fondant en larmes, je restai longtemps, la tĂȘte sur son Ă©paule, Ă  pleurer, Ă  goĂ»ter, Ă  accepter, Ă  chĂ©rir la douleur, maintenant que je savais qu’elle Ă©tait sortie de ma vie, comme nous aimons Ă  nous exalter de vertueux projets que les circonstances ne nous permettent pas de mettre Ă  exĂ©cution. Françoise m’exaspĂ©ra en ne prenant pas part Ă  notre joie. Elle Ă©tait tout Ă©mue parce qu’une scĂšne terrible avait Ă©clatĂ© entre le valet de pied et le concierge rapporteur. Il avait fallu que la duchesse, dans sa bontĂ©, intervĂźnt, rĂ©tablĂźt un semblant de paix et pardonnĂąt au valet de pied. Car elle Ă©tait bonne, et ç’aurait Ă©tĂ© la place idĂ©ale si elle n’avait pas Ă©coutĂ© les racontages ». On commençait dĂ©jĂ  depuis plusieurs jours Ă  savoir ma grand’mĂšre souffrante et Ă  prendre de ses nouvelles. Saint-Loup m’avait Ă©crit Je ne veux pas profiter de ces heures oĂč ta chĂšre grand’mĂšre n’est pas bien pour te faire ce qui est beaucoup plus que des reproches et oĂč elle n’est pour rien. Mais je mentirais en te disant, fĂ»t-ce par prĂ©tĂ©rition, que je n’oublierai jamais la perfidie de ta conduite et qu’il n’y aura jamais un pardon pour ta fourberie et ta trahison. » Mais des amis, jugeant ma grand’mĂšre peu souffrante on ignorait mĂȘme qu’elle le fĂ»t du tout, m’avaient demandĂ© de les prendre le lendemain aux Champs-ÉlysĂ©es pour aller de lĂ  faire une visite et assister, Ă  la campagne, Ă  un dĂźner qui m’amusait. Je n’avais plus aucune raison de renoncer Ă  ces deux plaisirs. Quand on avait dit Ă  ma grand’mĂšre qu’il faudrait maintenant, pour obĂ©ir au docteur du Boulbon, qu’elle se promenĂąt beaucoup, on a vu qu’elle avait tout de suite parlĂ© des Champs-ÉlysĂ©es. Il me serait aisĂ© de l’y conduire ; pendant qu’elle serait assise Ă  lire, de m’entendre avec mes amis sur le lieu oĂč nous retrouver, et j’aurais encore le temps, en me dĂ©pĂȘchant, de prendre avec eux le train pour Ville-d’Avray. Au moment convenu, ma grand’mĂšre ne voulut pas sortir, se trouvant fatiguĂ©e. Mais ma mĂšre, instruite par du Boulbon, eut l’énergie de se fĂącher et de se faire obĂ©ir. Elle pleurait presque Ă  la pensĂ©e que ma grand’mĂšre allait retomber dans sa faiblesse nerveuse, et ne s’en relĂšverait plus. Jamais un temps aussi beau et chaud ne se prĂȘterait si bien Ă  sa sortie. Le soleil changeant de place intercalait çà et lĂ  dans la soliditĂ© rompue du balcon ses inconsistantes mousselines et donnait Ă  la pierre de taille un tiĂšde Ă©piderme, un halo d’or imprĂ©cis. Comme Françoise n’avait pas eu le temps d’envoyer un tube » Ă  sa fille, elle nous quitta dĂšs aprĂšs le dĂ©jeuner. Ce fut dĂ©jĂ  bien beau qu’avant elle entrĂąt chez Jupien pour faire faire un point au mantelet que ma grand’mĂšre mettrait pour sortir. Rentrant moi-mĂȘme Ă  ce moment-lĂ  de ma promenade matinale, j’allai avec elle chez le giletier. Est-ce votre jeune maĂźtre qui vous amĂšne ici, dit Jupien Ă  Françoise, est-ce vous qui me l’amenez, ou bien est-ce quelque bon vent et la fortune qui vous amĂšnent tous les deux ? » Bien qu’il n’eĂ»t pas fait ses classes, Jupien respectait aussi naturellement la syntaxe que M. de Guermantes, malgrĂ© bien des efforts, la violait. Une fois Françoise partie et le mantelet rĂ©parĂ©, il fallut que ma grand-mĂšre s’habillĂąt. Ayant refusĂ© obstinĂ©ment que maman restĂąt avec elle, elle mit, toute seule, un temps infini Ă  sa toilette, et maintenant que je savais qu’elle Ă©tait bien portante, et avec cette Ă©trange indiffĂ©rence que nous avons pour nos parents tant qu’ils vivent, qui fait que nous les faisons passer aprĂšs tout le monde, je la trouvais bien Ă©goĂŻste d’ĂȘtre si longue, de risquer de me mettre en retard quand elle savait que j’avais rendez-vous avec des amis et devais dĂźner Ă  Ville-d’Avray. D’impatience, je finis par descendre d’avance, aprĂšs qu’on m’eut dit deux fois qu’elle allait ĂȘtre prĂȘte. Enfin elle me rejoignit, sans me demander pardon de son retard comme elle faisait d’habitude dans ces cas-lĂ , rouge et distraite comme une personne qui est pressĂ©e et qui a oubliĂ© la moitiĂ© de ses affaires, comme j’arrivais prĂšs de la porte vitrĂ©e entr’ouverte qui, sans les en rĂ©chauffer le moins du monde, laissait entrer l’air liquide, gazouillant et tiĂšde du dehors, comme si on avait ouvert un rĂ©servoir, entre les glaciales parois de l’hĂŽtel. — Mon Dieu, puisque tu vas voir des amis, j’aurais pu mettre un autre mantelet. J’ai l’air un peu malheureux avec cela. Je fus frappĂ© comme elle Ă©tait congestionnĂ©e et compris que, s’étant mise en retard, elle avait dĂ» beaucoup se dĂ©pĂȘcher. Comme nous venions de quitter le fiacre Ă  l’entrĂ©e de l’avenue Gabriel, dans les Champs-ÉlysĂ©es, je vis ma grand’mĂšre qui, sans me parler, s’était dĂ©tournĂ©e et se dirigeait vers le petit pavillon ancien, grillagĂ© de vert, oĂč un jour j’avais attendu Françoise. Le mĂȘme garde forestier qui s’y trouvait alors y Ă©tait encore auprĂšs de la marquise », quand, suivant ma grand’mĂšre qui, parce qu’elle avait sans doute une nausĂ©e, tenait sa main devant sa bouche, je montai les degrĂ©s du petit théùtre rustique Ă©difiĂ© au milieu des jardins. Au contrĂŽle, comme dans ces cirques forains oĂč le clown, prĂȘt Ă  entrer en scĂšne et tout enfarinĂ©, reçoit lui-mĂȘme Ă  la porte le prix des places, la marquise », percevant les entrĂ©es, Ă©tait toujours lĂ  avec son museau Ă©norme et irrĂ©gulier enduit de plĂątre grossier, et son petit bonnet de fleurs rouges et de dentelle noire surmontant sa perruque rousse. Mais je ne crois pas qu’elle me reconnut. Le garde, dĂ©laissant la surveillance des verdures, Ă  la couleur desquelles Ă©tait assorti son uniforme, causait, assis Ă  cĂŽtĂ© d’elle. — Alors, disait-il, vous ĂȘtes toujours lĂ . Vous ne pensez pas Ă  vous retirer. — Et pourquoi que je me retirerais, Monsieur ? Voulez-vous me dire oĂč je serais mieux qu’ici, oĂč j’aurais plus mes aises et tout le confortable ? Et puis toujours du va-et-vient, de la distraction ; c’est ce que j’appelle mon petit Paris mes clients me tiennent au courant de ce qui se passe. Tenez, Monsieur, il y en a un qui est sorti il n’y a pas plus de cinq minutes, c’est un magistrat tout ce qu’il y a de plus haut placĂ©. Eh bien ! Monsieur, s’écria-t-elle avec ardeur comme prĂȘte Ă  soutenir cette assertion par la violence — si l’agent de l’autoritĂ© avait fait mine d’en contester l’exactitude, — depuis huit ans, vous m’entendez bien, tous les jours que Dieu a faits, sur le coup de 3 heures, il est ici, toujours poli, jamais un mot plus haut que l’autre, ne salissant jamais rien, il reste plus d’une demi-heure pour lire ses journaux en faisant ses petits besoins. Un seul jour il n’est pas venu. Sur le moment je ne m’en suis pas aperçue, mais le soir tout d’un coup je me suis dit Tiens, mais ce monsieur n’est pas venu, il est peut-ĂȘtre mort. » Ça m’a fait quelque chose parce que je m’attache quand le monde est bien. Aussi j’ai Ă©tĂ© bien contente quand je l’ai revu le lendemain, je lui ai dit Monsieur, il ne vous Ă©tait rien arrivĂ© hier ? » Alors il m’a dit comme ça qu’il ne lui Ă©tait rien arrivĂ© Ă  lui, que c’était sa femme qui Ă©tait morte, et qu’il avait Ă©tĂ© si retournĂ© qu’il n’avait pas pu venir. Il avait l’air triste assurĂ©ment, vous comprenez, des gens qui Ă©taient mariĂ©s depuis vingt-cinq ans, mais il avait l’air content tout de mĂȘme de revenir. On sentait qu’il avait Ă©tĂ© tout dĂ©rangĂ© dans ses petites habitudes. J’ai tĂąchĂ© de le remonter, je lui ai dit Il ne faut pas se laisser aller. Venez comme avant, dans votre chagrin ça vous fera une petite distraction. » La marquise » reprit un ton plus doux, car elle avait constatĂ© que le protecteur des massifs et des pelouses l’écoutait avec bonhomie sans songer Ă  la contredire, gardant inoffensive au fourreau une Ă©pĂ©e qui avait plutĂŽt l’air de quelque instrument de jardinage ou de quelque attribut horticole. — Et puis, dit-elle, je choisis mes clients, je ne reçois pas tout le monde dans ce que j’appelle mes salons. Est-ce que ça n’a pas l’air d’un salon, avec mes fleurs ? Comme j’ai des clients trĂšs aimables, toujours l’un ou l’autre veut m’apporter une petite branche de beau lilas, de jasmin, ou des roses, ma fleur prĂ©fĂ©rĂ©e. L’idĂ©e que nous Ă©tions peut-ĂȘtre mal jugĂ©s par cette dame en ne lui apportant jamais ni lilas, ni belles roses me fit rougir, et pour tĂącher d’échapper physiquement — ou de n’ĂȘtre jugĂ© par elle que par contumace — Ă  un mauvais jugement, je m’avançai vers la porte de sortie. Mais ce ne sont pas toujours dans la vie les personnes qui apportent les belles roses pour qui on est le plus aimable, car la marquise », croyant que je m’ennuyais, s’adressa Ă  moi — Vous ne voulez pas que je vous ouvre une petite cabine ? Et comme je refusais — Non, vous ne voulez pas ? ajouta-t-elle avec un sourire ; c’était de bon cƓur, mais je sais bien que ce sont des besoins qu’il ne suffit pas de ne pas payer pour les avoir. À ce moment une femme mal vĂȘtue entra prĂ©cipitamment qui semblait prĂ©cisĂ©ment les Ă©prouver. Mais elle ne faisait pas partie du monde de la marquise », car celle-ci, avec une fĂ©rocitĂ© de snob, lui dit sĂšchement — Il n’y a rien de libre, Madame. — Est-ce que ce sera long ? demanda la pauvre dame, rouge sous ses fleurs jaunes. — Ah ! Madame, je vous conseille d’aller ailleurs, car, vous voyez, il y a encore ces deux messieurs qui attendent, dit-elle en nous montrant moi et le garde, et je n’ai qu’un cabinet, les autres sont en rĂ©paration. Ça a une tĂȘte de mauvais payeur, dit la marquise ». Ce n’est pas le genre d’ici, ça n’a pas de propretĂ©, pas de respect, il aurait fallu que ce soit moi qui passe une heure Ă  nettoyer pour madame. Je ne regrette pas ses deux sous. » Enfin ma grand’mĂšre sortit, et songeant qu’elle ne chercherait pas Ă  effacer par un pourboire l’indiscrĂ©tion qu’elle avait montrĂ©e en restant un temps pareil, je battis en retraite pour ne pas avoir une part du dĂ©dain que lui tĂ©moignerait sans doute la marquise », et je m’engageai dans une allĂ©e, mais lentement, pour que ma grand’mĂšre pĂ»t facilement me rejoindre et continuer avec moi. C’est ce qui arriva bientĂŽt. Je pensais que ma grand’mĂšre allait me dire Je t’ai fait bien attendre, j’espĂšre que tu ne manqueras tout de mĂȘme pas tes amis », mais elle ne prononça pas une seule parole, si bien qu’un peu déçu, je ne voulus pas lui parler le premier ; enfin levant les yeux vers elle, je vis que, tout en marchant auprĂšs de moi, elle tenait la tĂȘte tournĂ©e de l’autre cĂŽtĂ©. Je craignais qu’elle n’eĂ»t encore mal au cƓur. Je la regardai mieux et fus frappĂ© de sa dĂ©marche saccadĂ©e. Son chapeau Ă©tait de travers, son manteau sale, elle avait l’aspect dĂ©sordonnĂ© et mĂ©content, la figure rouge et prĂ©occupĂ©e d’une personne qui vient d’ĂȘtre bousculĂ©e par une voiture ou qu’on a retirĂ©e d’un fossĂ©. — J’ai eu peur que tu n’aies eu une nausĂ©e, grand’mĂšre ; te sens-tu mieux ? lui dis-je. Sans doute pensa-t-elle qu’il lui Ă©tait impossible, sans m’inquiĂ©ter, de ne pas me rĂ©pondre. — J’ai entendu toute la conversation entre la marquise » et le garde, me dit-elle. C’était on ne peut plus Guermantes et petit noyau Verdurin. Dieu ! qu’en termes galants ces choses-lĂ  Ă©taient mises. Et elle ajouta encore, avec application, ceci de sa marquise Ă  elle, Mme de SĂ©vignĂ© En les Ă©coutant je pensais qu’ils me prĂ©paraient les dĂ©lices d’un adieu. » VoilĂ  le propos qu’elle me tint et oĂč elle avait mis toute sa finesse, son goĂ»t des citations, sa mĂ©moire des classiques, un peu plus mĂȘme qu’elle n’eĂ»t fait d’habitude et comme pour montrer qu’elle gardait bien tout cela en sa possession. Mais ces phrases, je les devinai plutĂŽt que je ne les entendis, tant elle les prononça d’une voix ronchonnante et en serrant les dents plus que ne pouvait l’expliquer la peur de vomir. — Allons, lui dis-je assez lĂ©gĂšrement pour n’avoir pas l’air de prendre trop au sĂ©rieux son malaise, puisque tu as un peu mal au cƓur, si tu veux bien nous allons rentrer, je ne veux pas promener aux Champs-ÉlysĂ©es une grand’mĂšre qui a une indigestion. — Je n’osais pas te le proposer Ă  cause de tes amis, me rĂ©pondit-elle. Pauvre petit ! Mais puisque tu le veux bien, c’est plus sage. J’eus peur qu’elle ne remarquĂąt la façon dont elle prononçait ces mots. — Voyons, lui dis-je brusquement, ne te fatigue donc pas Ă  parler, puisque tu as mal au cƓur ; c’est absurde, attends au moins que nous soyons rentrĂ©s. Elle me sourit tristement et me serra la main. Elle avait compris qu’il n’y avait pas Ă  me cacher ce que j’avais devinĂ© tout de suite qu’elle venait d’avoir une petite attaque. CHAPITRE PREMIERMALADIE DE MA GRAND’MÈRE. MALADIE DE BERGOTTE. LE DUC ET LE MÉDECIN. DÉCLIN DE MA GRAND’MÈRE. SA MORT. Nous retraversĂąmes l’avenue Gabriel, au milieu de la foule des promeneurs. Je fis asseoir ma grand’mĂšre sur un banc et j’allai chercher un fiacre. Elle, au cƓur de qui je me plaçais toujours pour juger la personne la plus insignifiante, elle m’était maintenant fermĂ©e, elle Ă©tait devenue une partie du monde extĂ©rieur, et plus qu’à de simples passants, j’étais forcĂ© de lui taire ce que je pensais de son Ă©tat, de lui taire mon inquiĂ©tude. Je n’aurais pu lui en parler avec plus de confiance qu’à une Ă©trangĂšre. Elle venait de me restituer les pensĂ©es, les chagrins que depuis mon enfance je lui avais confiĂ©s pour toujours. Elle n’était pas morte encore. J’étais dĂ©jĂ  seul. Et mĂȘme ces allusions qu’elle avait faites aux Guermantes, Ă  MoliĂšre, Ă  nos conversations sur le petit noyau, prenaient un air sans appui, sans cause, fantastique, parce qu’elles sortaient du nĂ©ant de ce mĂȘme ĂȘtre qui, demain peut-ĂȘtre, n’existerait plus, pour lequel elles n’auraient plus aucun sens, de ce nĂ©ant — incapable de les concevoir — que ma grand’mĂšre serait bientĂŽt. — Monsieur, je ne dis pas, mais vous n’avez pas pris de rendez-vous avec moi, vous n’avez pas de numĂ©ro. D’ailleurs, ce n’est pas mon jour de consultation. Vous devez avoir votre mĂ©decin. Je ne peux pas me substituer, Ă  moins qu’il ne me fasse appeler en consultation. C’est une question de dĂ©ontologie
 Au moment oĂč je faisais signe Ă  un fiacre, j’avais rencontrĂ© le fameux professeur E
, presque ami de mon pĂšre et de mon grand-pĂšre, en tout cas en relations avec eux, lequel demeurait avenue Gabriel, et, pris d’une inspiration subite, je l’avais arrĂȘtĂ© au moment oĂč il rentrait, pensant qu’il serait peut-ĂȘtre d’un excellent conseil pour ma grand’mĂšre. Mais, pressĂ©, aprĂšs avoir pris ses lettres, il voulait m’éconduire, et je ne pus lui parler qu’en montant avec lui dans l’ascenseur, dont il me pria de le laisser manƓuvrer les boutons, c’était chez lui une manie. — Mais, Monsieur, je ne demande pas que vous receviez ma grand’mĂšre, vous comprendrez aprĂšs ce que je vais vous dire, qu’elle est peu en Ă©tat, je vous demande au contraire de passer d’ici une demi-heure chez nous, oĂč elle sera rentrĂ©e. — Passer chez vous ? mais, Monsieur, vous n’y pensez pas. Je dĂźne chez le Ministre du Commerce, il faut que je fasse une visite avant, je vais m’habiller tout de suite ; pour comble de malheur mon habit a Ă©tĂ© dĂ©chirĂ© et l’autre n’a pas de boutonniĂšre pour passer les dĂ©corations. Je vous en prie, faites-moi le plaisir de ne pas toucher les boutons de l’ascenseur, vous ne savez pas le manƓuvrer, il faut ĂȘtre prudent en tout. Cette boutonniĂšre va me retarder encore. Enfin, par amitiĂ© pour les vĂŽtres, si votre grand’mĂšre vient tout de suite je la recevrai. Mais je vous prĂ©viens que je n’aurai qu’un quart d’heure bien juste Ă  lui donner. J’étais reparti aussitĂŽt, n’étant mĂȘme pas sorti de l’ascenseur que le professeur E
 avait mis lui-mĂȘme en marche pour me faire descendre, non sans me regarder avec mĂ©fiance. Nous disons bien que l’heure de la mort est incertaine, mais quand nous disons cela, nous nous reprĂ©sentons cette heure comme situĂ©e dans un espace vague et lointain, nous ne pensons pas qu’elle ait un rapport quelconque avec la journĂ©e dĂ©jĂ  commencĂ©e et puisse signifier que la mort — ou sa premiĂšre prise de possession partielle de nous, aprĂšs laquelle elle ne nous lĂąchera plus — pourra se produire dans cet aprĂšs-midi mĂȘme, si peu incertain, cet aprĂšs-midi oĂč l’emploi de toutes les heures est rĂ©glĂ© d’avance. On tient Ă  sa promenade pour avoir dans un mois le total de bon air nĂ©cessaire, on a hĂ©sitĂ© sur le choix d’un manteau Ă  emporter, du cocher Ă  appeler, on est en fiacre, la journĂ©e est tout entiĂšre devant vous, courte, parce qu’on veut ĂȘtre rentrĂ© Ă  temps pour recevoir une amie ; on voudrait qu’il fĂźt aussi beau le lendemain ; et on ne se doute pas que la mort, qui cheminait en vous dans un autre plan, au milieu d’une impĂ©nĂ©trable obscuritĂ©, a choisi prĂ©cisĂ©ment ce jour-lĂ  pour entrer en scĂšne, dans quelques minutes, Ă  peu prĂšs Ă  l’instant oĂč la voiture atteindra les Champs-ÉlysĂ©es. Peut-ĂȘtre ceux que hante d’habitude l’effroi de la singularitĂ© particuliĂšre Ă  la mort, trouveront-ils quelque chose de rassurant Ă  ce genre de mort-lĂ  — Ă  ce genre de premier contact avec la mort — parce qu’elle y revĂȘt une apparence connue, familiĂšre, quotidienne. Un bon dĂ©jeuner l’a prĂ©cĂ©dĂ©e et la mĂȘme sortie que font des gens bien portants. Un retour en voiture dĂ©couverte se superpose Ă  sa premiĂšre atteinte ; si malade que fĂ»t ma grand’mĂšre, en somme plusieurs personnes auraient pu dire qu’à six heures, quand nous revĂźnmes des Champs-ÉlysĂ©es, elles l’avaient saluĂ©e, passant en voiture dĂ©couverte, par un temps superbe. Legrandin, qui se dirigeait vers la place de la Concorde, nous donna un coup de chapeau, en s’arrĂȘtant, l’air Ă©tonnĂ©. Moi qui n’étais pas encore dĂ©tachĂ© de la vie, je demandai Ă  ma grand’mĂšre si elle lui avait rĂ©pondu, lui rappelant qu’il Ă©tait susceptible. Ma grand’mĂšre, me trouvant sans doute bien lĂ©ger, leva sa main en l’air comme pour dire Qu’est-ce que cela fait ? cela n’a aucune importance. » Oui, on aurait pu dire tout Ă  l’heure, pendant que je cherchais un fiacre, que ma grand’mĂšre Ă©tait assise sur un banc, avenue Gabriel, qu’un peu aprĂšs elle avait passĂ© en voiture dĂ©couverte. Mais eĂ»t-ce Ă©tĂ© bien vrai ? Le banc, lui, pour qu’il se tienne dans une avenue — bien qu’il soit soumis aussi Ă  certaines conditions d’équilibre — n’a pas besoin d’énergie. Mais pour qu’un ĂȘtre vivant soit stable, mĂȘme appuyĂ© sur un banc ou dans une voiture, il faut une tension de forces que nous ne percevons pas, d’habitude, plus que nous ne percevons parce qu’elle s’exerce dans tous les sens la pression atmosphĂ©rique. Peut-ĂȘtre si on faisait le vide en nous et qu’on nous laissĂąt supporter la pression de l’air, sentirions-nous, pendant l’instant qui prĂ©cĂ©derait notre destruction, le poids terrible que rien ne neutraliserait plus. De mĂȘme, quand les abĂźmes de la maladie et de la mort s’ouvrent en nous et que nous n’avons plus rien Ă  opposer au tumulte avec lequel le monde et notre propre corps se ruent sur nous, alors soutenir mĂȘme la pesĂ©e de nos muscles, mĂȘme le frisson qui dĂ©vaste nos moelles, alors, mĂȘme nous tenir immobiles dans ce que nous croyons d’habitude n’ĂȘtre rien que la simple position nĂ©gative d’une chose, exige, si l’on veut que la tĂȘte reste droite et le regard calme, de l’énergie vitale, et devient l’objet d’une lutte Ă©puisante. Et si Legrandin nous avait regardĂ©s de cet air Ă©tonnĂ©, c’est qu’à lui comme Ă  ceux qui passaient alors, dans le fiacre oĂč ma grand’mĂšre semblait assise sur la banquette, elle Ă©tait apparue sombrant, glissant Ă  l’abĂźme, se retenant dĂ©sespĂ©rĂ©ment aux coussins qui pouvaient Ă  peine retenir son corps prĂ©cipitĂ©, les cheveux en dĂ©sordre, l’Ɠil Ă©garĂ©, incapable de plus faire face Ă  l’assaut des images que ne rĂ©ussissait plus Ă  porter sa prunelle. Elle Ă©tait apparue, bien qu’à cĂŽtĂ© de moi, plongĂ©e dans ce monde inconnu au sein duquel elle avait dĂ©jĂ  reçu les coups dont elle portait les traces quand je l’avais vue tout Ă  l’heure aux Champs-ÉlysĂ©es, son chapeau, son visage, son manteau dĂ©rangĂ©s par la main de l’ange invisible avec lequel elle avait luttĂ©. J’ai pensĂ©, depuis, que ce moment de son attaque n’avait pas dĂ» surprendre entiĂšrement ma grand’mĂšre, que peut-ĂȘtre mĂȘme elle l’avait prĂ©vu longtemps d’avance, avait vĂ©cu dans son attente. Sans doute, elle n’avait pas su quand ce moment fatal viendrait, incertaine, pareille aux amants qu’un doute du mĂȘme genre porte tour Ă  tour Ă  fonder des espoirs dĂ©raisonnables et des soupçons injustifiĂ©s sur la fidĂ©litĂ© de leur maĂźtresse. Mais il est rare que ces grandes maladies, telles que celle qui venait enfin de la frapper en plein visage, n’élisent pas pendant longtemps domicile chez le malade avant de le tuer, et durant cette pĂ©riode ne se fassent pas assez vite, comme un voisin ou un locataire liant », connaĂźtre de lui. C’est une terrible connaissance, moins par les souffrances qu’elle cause que par l’étrange nouveautĂ© des restrictions dĂ©finitives qu’elle impose Ă  la vie. On se voit mourir, dans ce cas, non pas Ă  l’instant mĂȘme de la mort, mais des mois, quelquefois des annĂ©es auparavant, depuis qu’elle est hideusement venue habiter chez nous. La malade fait la connaissance de l’étranger qu’elle entend aller et venir dans son cerveau. Certes elle ne le connaĂźt pas de vue, mais des bruits qu’elle l’entend rĂ©guliĂšrement faire elle dĂ©duit ses habitudes. Est-ce un malfaiteur ? Un matin, elle ne l’entend plus. Il est parti. Ah ! si c’était pour toujours ! Le soir, il est revenu. Quels sont ses desseins ? Le mĂ©decin consultant, soumis Ă  la question, comme une maĂźtresse adorĂ©e, rĂ©pond par des serments tel jour crus, tel jour mis en doute. Au reste, plutĂŽt que celui de la maĂźtresse, le mĂ©decin joue le rĂŽle des serviteurs interrogĂ©s. Ils ne sont que des tiers. Celle que nous pressons, dont nous soupçonnons qu’elle est sur le point de nous trahir, c’est la vie elle-mĂȘme, et malgrĂ© que nous ne la sentions plus la mĂȘme, nous croyons encore en elle, nous demeurons en tout cas dans le doute jusqu’au jour qu’elle nous a enfin abandonnĂ©s. Je mis ma grand’mĂšre dans l’ascenseur du professeur E
, et au bout d’un instant il vint Ă  nous et nous fit passer dans son cabinet. Mais lĂ , si pressĂ© qu’il fĂ»t, son air rogue changea, tant les habitudes sont fortes, et il avait celle d’ĂȘtre aimable, voire enjouĂ©, avec ses malades. Comme il savait ma grand’mĂšre trĂšs lettrĂ©e et qu’il l’était aussi, il se mit Ă  lui citer pendant deux ou trois minutes de beaux vers sur l’ÉtĂ© radieux qu’il faisait. Il l’avait assise dans un fauteuil, lui Ă  contre-jour, de maniĂšre Ă  bien la voir. Son examen fut minutieux, nĂ©cessita mĂȘme que je sortisse un instant. Il le continua encore, puis ayant fini, se mit, bien que le quart d’heure touchĂąt Ă  sa fin, Ă  refaire quelques citations Ă  ma grand’mĂšre. Il lui adressa mĂȘme quelques plaisanteries assez fines, que j’eusse prĂ©fĂ©rĂ© entendre un autre jour, mais qui me rassurĂšrent complĂštement par le ton amusĂ© du docteur. Je me rappelai alors que M. FalliĂšres, prĂ©sident du SĂ©nat, avait eu, il y avait nombre d’annĂ©es, une fausse attaque, et qu’au dĂ©sespoir de ses concurrents, il s’était mis trois jours aprĂšs Ă  reprendre ses fonctions et prĂ©parait, disait-on, une candidature plus ou moins lointaine Ă  la prĂ©sidence de la RĂ©publique. Ma confiance en un prompt rĂ©tablissement de ma grand’mĂšre fut d’autant plus complĂšte, que, au moment oĂč je me rappelais l’exemple de M. FalliĂšres, je fus tirĂ© de la pensĂ©e de ce rapprochement par un franc Ă©clat de rire qui termina une plaisanterie du professeur E
 Sur quoi il tira sa montre, fronça fiĂ©vreusement le sourcil en voyant qu’il Ă©tait en retard de cinq minutes, et tout en nous disant adieu sonna pour qu’on apportĂąt immĂ©diatement son habit. Je laissai ma grand’mĂšre passer devant, refermai la porte et demandai la vĂ©ritĂ© au savant. — Votre grand’mĂšre est perdue, me dit-il. C’est une attaque provoquĂ©e par l’urĂ©mie. En soi, l’urĂ©mie n’est pas fatalement un mal mortel, mais le cas me paraĂźt dĂ©sespĂ©rĂ©. Je n’ai pas besoin de vous dire que j’espĂšre me tromper. Du reste, avec Cottard, vous ĂȘtes en excellentes mains. Excusez-moi, me dit-il en voyant entrer une femme de chambre qui portait sur le bras l’habit noir du professeur. Vous savez que je dĂźne chez le Ministre du Commerce, j’ai une visite Ă  faire avant. Ah ! la vie n’est pas que roses, comme on le croit Ă  votre Ăąge. Et il me tendit gracieusement la main. J’avais refermĂ© la porte et un valet nous guidait dans l’antichambre, ma grand’mĂšre et moi, quand nous entendĂźmes de grands cris de colĂšre. La femme de chambre avait oubliĂ© de percer la boutonniĂšre pour les dĂ©corations. Cela allait demander encore dix minutes. Le professeur tempĂȘtait toujours pendant que je regardais sur le palier ma grand’mĂšre qui Ă©tait perdue. Chaque personne est bien seule. Nous repartĂźmes vers la maison. Le soleil dĂ©clinait ; il enflammait un interminable mur que notre fiacre avait Ă  longer avant d’arriver Ă  la rue que nous habitions, mur sur lequel l’ombre, projetĂ©e par le couchant, du cheval et de la voiture, se dĂ©tachait en noir sur le fond rougeĂątre, comme un char funĂšbre dans une terre cuite de PompĂ©i. Enfin nous arrivĂąmes. Je fis asseoir la malade en bas de l’escalier dans le vestibule, et je montai prĂ©venir ma mĂšre. Je lui dis que ma grand’mĂšre rentrait un peu souffrante, ayant eu un Ă©tourdissement. DĂšs mes premiers mots, le visage de ma mĂšre atteignit au paroxysme d’un dĂ©sespoir pourtant dĂ©jĂ  si rĂ©signĂ©, que je compris que depuis bien des annĂ©es elle le tenait tout prĂȘt en elle pour un jour incertain et fatal. Elle ne me demanda rien ; il semblait, de mĂȘme que la mĂ©chancetĂ© aime Ă  exagĂ©rer les souffrances des autres, que par tendresse elle ne voulĂ»t pas admettre que sa mĂšre fĂ»t trĂšs atteinte, surtout d’une maladie qui peut toucher l’intelligence. Maman frissonnait, son visage pleurait sans larmes, elle courut dire qu’on allĂąt chercher le mĂ©decin, mais comme Françoise demandait qui Ă©tait malade, elle ne put rĂ©pondre, sa voix s’arrĂȘta dans sa gorge. Elle descendit en courant avec moi, effaçant de sa figure le sanglot qui la plissait. Ma grand’mĂšre attendait en bas sur le canapĂ© du vestibule, mais dĂšs qu’elle nous entendit, se redressa, se tint debout, fit Ă  maman des signes gais de la main. Je lui avais enveloppĂ© Ă  demi la tĂȘte avec une mantille en dentelle blanche, lui disant que c’était pour qu’elle n’eĂ»t pas froid dans l’escalier. Je ne voulais pas que ma mĂšre remarquĂąt trop l’altĂ©ration du visage, la dĂ©viation de la bouche ; ma prĂ©caution Ă©tait inutile ma mĂšre s’approcha de grand’mĂšre, embrassa sa main comme celle de son Dieu, la soutint, la souleva jusqu’à l’ascenseur, avec des prĂ©cautions infinies oĂč il y avait, avec la peur d’ĂȘtre maladroite et de lui faire mal, l’humilitĂ© de qui se sent indigne de toucher ce qu’il connaĂźt de plus prĂ©cieux, mais pas une fois elle ne leva les yeux et ne regarda le visage de la malade. Peut-ĂȘtre fut-ce pour que celle-ci ne s’attristĂąt pas en pensant que sa vue avait pu inquiĂ©ter sa fille. Peut-ĂȘtre par crainte d’une douleur trop forte qu’elle n’osa pas affronter. Peut-ĂȘtre par respect, parce qu’elle ne croyait pas qu’il lui fĂ»t permis sans impiĂ©tĂ© de constater la trace de quelque affaiblissement intellectuel dans le visage vĂ©nĂ©rĂ©. Peut-ĂȘtre pour mieux garder plus tard intacte l’image du vrai visage de sa mĂšre, rayonnant d’esprit et de bontĂ©. Ainsi montĂšrent-elles l’une Ă  cĂŽtĂ© de l’autre, ma grand’mĂšre Ă  demi cachĂ©e dans sa mantille, ma mĂšre dĂ©tournant les yeux. Pendant ce temps il y avait une personne qui ne quittait pas des siens ce qui pouvait se deviner des traits modifiĂ©s de ma grand’mĂšre que sa fille n’osait pas voir, une personne qui attachait sur eux un regard Ă©bahi, indiscret et de mauvais augure c’était Françoise. Non qu’elle n’aimĂąt sincĂšrement ma grand’mĂšre mĂȘme elle avait déçue et presque scandalisĂ©e par la froideur de maman qu’elle aurait voulu voir se jeter en pleurant dans les bras de sa mĂšre, mais elle avait un certain penchant Ă  envisager toujours le pire, elle avait gardĂ© de son enfance deux particularitĂ©s qui sembleraient devoir s’exclure, mais qui, quand elles sont assemblĂ©es, se fortifient le manque d’éducation des gens du peuple qui ne cherchent pas Ă  dissimuler l’impression, voire l’effroi douloureux causĂ© en eux par la vue d’un changement physique qu’il serait plus dĂ©licat de ne pas paraĂźtre remarquer, et la rudesse insensible de la paysanne qui arrache les ailes des libellules avant qu’elle ait l’occasion de tordre le cou aux poulets et manque de la pudeur qui lui ferait cacher l’intĂ©rĂȘt qu’elle Ă©prouve Ă  voir la chair qui souffre. Quand, grĂące aux soins parfaits de Françoise, ma grand’mĂšre fut couchĂ©e, elle se rendit compte qu’elle parlait beaucoup plus facilement, le petit dĂ©chirement ou encombrement d’un vaisseau qu’avait produit l’urĂ©mie avait sans doute Ă©tĂ© trĂšs lĂ©ger. Alors elle voulut ne pas faire faute Ă  maman, l’assister dans les instants les plus cruels que celle-ci eĂ»t encore traversĂ©s. — Eh bien ! ma fille, lui dit-elle, en lui prenant la main, et en gardant l’autre devant sa bouche pour donner cette cause apparente Ă  la lĂ©gĂšre difficultĂ© qu’elle avait encore Ă  prononcer certains mots, voilĂ  comme tu plains ta mĂšre ! tu as l’air de croire que ce n’est pas dĂ©sagrĂ©able une indigestion ! Alors pour la premiĂšre fois les yeux de ma mĂšre se posĂšrent passionnĂ©ment sur ceux de ma grand’mĂšre, ne voulant pas voir le reste de son visage, et elle dit, commençant la liste de ces faux serments que nous ne pouvons pas tenir — Maman, tu seras bientĂŽt guĂ©rie, c’est ta fille qui s’y engage. Et enfermant son amour le plus fort, toute sa volontĂ© que sa mĂšre guĂ©rĂźt, dans un baiser Ă  qui elle les confia et qu’elle accompagna de sa pensĂ©e, de tout son ĂȘtre jusqu’au bord de ses lĂšvres, elle alla le dĂ©poser humblement, pieusement sur le front adorĂ©. Ma grand’mĂšre se plaignait d’une espĂšce d’alluvion de couvertures qui se faisait tout le temps du mĂȘme cĂŽtĂ© sur sa jambe gauche et qu’elle ne pouvait pas arriver Ă  soulever. Mais elle ne se rendait pas compte qu’elle en Ă©tait elle-mĂȘme la cause, de sorte que chaque jour elle accusa injustement Françoise de mal retaper » son lit. Par un mouvement convulsif, elle rejetait de ce cĂŽtĂ© tout le flot de ces Ă©cumantes couvertures de fine laine qui s’y amoncelaient comme les sables dans une baie bien vite transformĂ©e en grĂšve si on n’y construit une digue par les apports successifs du flux. Ma mĂšre et moi de qui le mensonge Ă©tait d’avance percĂ© Ă  jour par Françoise, perspicace et offensante, nous ne voulions mĂȘme pas dire que ma grand’mĂšre fĂ»t trĂšs malade, comme si cela eĂ»t pu faire plaisir aux ennemis que d’ailleurs elle n’avait pas, et eĂ»t Ă©tĂ© plus affectueux de trouver qu’elle n’allait pas si mal que ça, en somme, par le mĂȘme sentiment instinctif qui m’avait fait supposer qu’AndrĂ©e plaignait trop Albertine pour l’aimer beaucoup. Les mĂȘmes phĂ©nomĂšnes se reproduisent des particuliers Ă  la masse, dans les grandes crises. Dans une guerre, celui qui n’aime pas son pays n’en dit pas de mal, mais le croit perdu, le plaint, voit les choses en noir. Françoise nous rendait un service infini par sa facultĂ© de se passer de sommeil, de faire les besognes les plus dures. Et si, Ă©tant allĂ©e se coucher aprĂšs plusieurs nuits passĂ©es debout, on Ă©tait obligĂ© de l’appeler un quart d’heure aprĂšs qu’elle s’était endormie, elle Ă©tait si heureuse de pouvoir faire des choses pĂ©nibles comme si elles eussent Ă©tĂ© les plus simples du monde que, loin de rechigner, elle montrait sur son visage de la satisfaction et de la modestie. Seulement quand arrivait l’heure de la messe, et l’heure du premier dĂ©jeuner, ma grand’mĂšre eĂ»t-elle Ă©tĂ© agonisante, Françoise se fĂ»t Ă©clipsĂ©e Ă  temps pour ne pas ĂȘtre en retard. Elle ne pouvait ni ne voulait ĂȘtre suppléée par son jeune valet de pied. Certes elle avait apportĂ© de Combray une idĂ©e trĂšs haute des devoirs de chacun envers nous ; elle n’eĂ»t pas tolĂ©rĂ© qu’un de nos gens nous manquĂąt ». Cela avait fait d’elle une si noble, si impĂ©rieuse, si efficace Ă©ducatrice, qu’il n’y avait jamais eu chez nous de domestiques si corrompus qui n’eussent vite modifiĂ©, Ă©purĂ© leur conception de la vie jusqu’à ne plus toucher le sou du franc » et Ă  se prĂ©cipiter — si peu serviables qu’ils eussent Ă©tĂ© jusqu’alors — pour me prendre des mains et ne pas me laisser me fatiguer Ă  porter le moindre paquet. Mais, Ă  Combray aussi, Françoise avait contractĂ© — et importĂ© Ă  Paris — l’habitude de ne pouvoir supporter une aide quelconque dans son travail. Se voir prĂȘter un concours lui semblait recevoir une avanie, et des domestiques sont restĂ©s des semaines sans obtenir d’elle une rĂ©ponse Ă  leur salut matinal, sont mĂȘme partis en vacances sans qu’elle leur dĂźt adieu et qu’ils devinassent pourquoi, en rĂ©alitĂ© pour la seule raison qu’ils avaient voulu faire un peu de sa besogne, un jour qu’elle Ă©tait souffrante. Et en ce moment oĂč ma grand’mĂšre Ă©tait si mal, la besogne de Françoise lui semblait particuliĂšrement sienne. Elle ne voulait pas, elle la titulaire, se laisser chiper son rĂŽle dans ces jours de gala. Aussi son jeune valet de pied, Ă©cartĂ© par elle, ne savait que faire, et non content d’avoir, Ă  l’exemple de Victor, pris mon papier dans mon bureau, il s’était mis, de plus, Ă  emporter des volumes de vers de ma bibliothĂšque. Il les lisait, une bonne moitiĂ© de la journĂ©e, par admiration pour les poĂštes qui les avaient composĂ©s, mais aussi afin, pendant l’autre partie de son temps, d’émailler de citations les lettres qu’il Ă©crivait Ă  ses amis de village. Certes, il pensait ainsi les Ă©blouir. Mais, comme il avait peu de suite dans les idĂ©es, il s’était formĂ© celle-ci que ces poĂšmes, trouvĂ©s dans ma bibliothĂšque, Ă©taient chose connue de tout le monde et Ă  quoi il est courant de se reporter. Si bien qu’écrivant Ă  ces paysans dont il escomptait la stupĂ©faction, il entremĂȘlait ses propres rĂ©flexions de vers de Lamartine, comme il eĂ»t dit qui vivra verra, ou mĂȘme bonjour. À cause des souffrances de ma grand’mĂšre on lui permit la morphine. Malheureusement si celle-ci les calmait, elle augmentait aussi la dose d’albumine. Les coups que nous destinions au mal qui s’était installĂ© en grand’mĂšre portaient toujours Ă  faux ; c’était elle, c’était son pauvre corps interposĂ© qui les recevait, sans qu’elle se plaignĂźt qu’avec un faible gĂ©missement. Et les douleurs que nous lui causions n’étaient pas compensĂ©es par un bien que nous ne pouvions lui faire. Le mal fĂ©roce que nous aurions voulu exterminer, c’est Ă  peine si nous l’avions frĂŽlĂ©, nous ne faisions que l’exaspĂ©rer davantage, hĂątant peut-ĂȘtre l’heure oĂč la captive serait dĂ©vorĂ©e. Les jours oĂč la dose d’albumine avait Ă©tĂ© trop forte, Cottard aprĂšs une hĂ©sitation refusait la morphine. Chez cet homme si insignifiant, si commun, il y avait, dans ces courts moments oĂč il dĂ©libĂ©rait, oĂč les dangers d’un traitement et d’un autre se disputaient en lui jusqu’à ce qu’il s’arrĂȘtĂąt Ă  l’un, la sorte de grandeur d’un gĂ©nĂ©ral qui, vulgaire dans le reste de la vie, est un grand stratĂšge, et, dans un moment pĂ©rilleux, aprĂšs avoir rĂ©flĂ©chi un instant, conclut pour ce qui militairement est le plus sage et dit Faites face Ă  l’Est. » MĂ©dicalement, si peu d’espoir qu’il y eĂ»t de mettre un terme Ă  cette crise d’urĂ©mie, il ne fallait pas fatiguer le rein. Mais, d’autre part, quand ma grand’mĂšre n’avait pas de morphine, ses douleurs devenaient intolĂ©rables, elle recommençait perpĂ©tuellement un certain mouvement qui lui Ă©tait difficile Ă  accomplir sans gĂ©mir ; pour une grande part, la souffrance est une sorte de besoin de l’organisme de prendre conscience d’un Ă©tat nouveau qui l’inquiĂšte, de rendre la sensibilitĂ© adĂ©quate Ă  cet Ă©tat. On peut discerner cette origine de la douleur dans le cas d’incommoditĂ©s qui n’en sont pas pour tout le monde. Dans une chambre remplie d’une fumĂ©e Ă  l’odeur pĂ©nĂ©trante, deux hommes grossiers entreront et vaqueront Ă  leurs affaires ; un troisiĂšme, d’organisation plus fine, trahira un trouble incessant. Ses narines ne cesseront de renifler anxieusement l’odeur qu’il devrait, semble-t-il, essayer de ne pas sentir et qu’il cherchera chaque fois Ă  faire adhĂ©rer, par une connaissance plus exacte, Ă  son odorat incommodĂ©. De lĂ  vient sans doute qu’une vive prĂ©occupation empĂȘche de se plaindre d’une rage de dents. Quand ma grand’mĂšre souffrait ainsi, la sueur coulait sur son grand front mauve, y collant les mĂšches blanches, et si elle croyait que nous n’étions pas dans la chambre, elle poussait des cris Ah ! c’est affreux ! », mais si elle apercevait ma mĂšre, aussitĂŽt elle employait toute son Ă©nergie Ă  effacer de son visage les traces de douleur, ou, au contraire, rĂ©pĂ©tait les mĂȘmes plaintes en les accompagnant d’explications qui donnaient rĂ©trospectivement un autre sens Ă  celles que ma mĂšre avait pu entendre — Ah ! ma fille, c’est affreux, rester couchĂ©e par ce beau soleil quand on voudrait aller se promener, je pleure de rage contre vos prescriptions. Mais elle ne pouvait empĂȘcher le gĂ©missement de ses regards, la sueur de son front, le sursaut convulsif, aussitĂŽt rĂ©primĂ©, de ses membres. — Je n’ai pas mal, je me plains parce que je suis mal couchĂ©e, je me sens les cheveux en dĂ©sordre, j’ai mal au cƓur, je me suis cognĂ©e contre le mur. Et ma mĂšre, au pied du lit, rivĂ©e Ă  cette souffrance comme si, Ă  force de percer de son regard ce front douloureux, ce corps qui recelait le mal, elle eĂ»t dĂ» finir par l’atteindre et l’emporter, ma mĂšre disait — Non, ma petite maman, nous ne te laisserons pas souffrir comme ça, on va trouver quelque chose, prends patience une seconde, me permets-tu de t’embrasser sans que tu aies Ă  bouger ? Et penchĂ©e sur le lit, les jambes flĂ©chissantes, Ă  demi agenouillĂ©e, comme si, Ă  force d’humilitĂ©, elle avait plus de chance de faire exaucer le don passionnĂ© d’elle-mĂȘme, elle inclinait vers ma grand’mĂšre toute sa vie dans son visage comme dans un ciboire qu’elle lui tendait, dĂ©corĂ© en reliefs de fossettes et de plissements si passionnĂ©s, si dĂ©solĂ©s et si doux qu’on ne savait pas s’ils y Ă©taient creusĂ©s par le ciseau d’un baiser, d’un sanglot ou d’un sourire. Ma grand’mĂšre essayait, elle aussi, de tendre vers maman son visage. Il avait tellement changĂ© que sans doute, si elle eĂ»t eu la force de sortir, on ne l’eĂ»t reconnue qu’à la plume de son chapeau. Ses traits, comme dans des sĂ©ances de modelage, semblaient s’appliquer, dans un effort qui la dĂ©tournait de tout le reste, Ă  se conformer Ă  certain modĂšle que nous ne connaissions pas. Ce travail de statuaire touchait Ă  sa fin et, si la figure de ma grand’mĂšre avait diminuĂ©, elle avait Ă©galement durci. Les veines qui la traversaient semblaient celles, non pas d’un marbre, mais d’une pierre plus rugueuse. Toujours penchĂ©e en avant par la difficultĂ© de respirer, en mĂȘme temps que repliĂ©e sur elle-mĂȘme par la fatigue, sa figure fruste, rĂ©duite, atrocement expressive, semblait, dans une sculpture primitive, presque prĂ©historique, la figure rude, violĂątre, rousse, dĂ©sespĂ©rĂ©e de quelque sauvage gardienne de tombeau. Mais toute l’Ɠuvre n’était pas accomplie. Ensuite, il faudrait la briser, et puis, dans ce tombeau — qu’on avait si pĂ©niblement gardĂ©, avec cette dure contraction — descendre. Dans un de ces moments oĂč, selon l’expression populaire, on ne sait plus Ă  quel saint se vouer, comme ma grand’mĂšre toussait et Ă©ternuait beaucoup, on suivit le conseil d’un parent qui affirmait qu’avec le spĂ©cialiste X
 on Ă©tait hors d’affaire en trois jours. Les gens du monde disent cela de leur mĂ©decin, et on les croit comme Françoise croyait les rĂ©clames des journaux. Le spĂ©cialiste vint avec sa trousse chargĂ©e de tous les rhumes de ses clients, comme l’outre d’Éole. Ma grand’mĂšre refusa net de se laisser examiner. Et nous, gĂȘnĂ©s pour le praticien qui s’était dĂ©rangĂ© inutilement, nous dĂ©fĂ©rĂąmes au dĂ©sir qu’il exprima de visiter nos nez respectifs, lesquels pourtant n’avaient rien. Il prĂ©tendait que si, et que migraine ou colique, maladie de cƓur ou diabĂšte, c’est une maladie du nez mal comprise. À chacun de nous il dit VoilĂ  une petite cornĂ©e que je serais bien aise de revoir. N’attendez pas trop. Avec quelques pointes de feu je vous dĂ©barrasserai. » Certes nous pensions Ă  toute autre chose. Pourtant nous nous demandĂąmes Mais dĂ©barrasser de quoi ? » Bref tous nos nez Ă©taient malades ; il ne se trompa qu’en mettant la chose au prĂ©sent. Car dĂšs le lendemain son examen et son pansement provisoire avaient accompli leur effet. Chacun de nous eut son catarrhe. Et comme il rencontrait dans la rue mon pĂšre secouĂ© par des quintes, il sourit Ă  l’idĂ©e qu’un ignorant pĂ»t croire le mal dĂ» Ă  son intervention. Il nous avait examinĂ©s au moment oĂč nous Ă©tions dĂ©jĂ  malades. La maladie de ma grand’mĂšre donna lieu Ă  diverses personnes de manifester un excĂšs ou une insuffisance de sympathie qui nous surprirent tout autant que le genre de hasard par lequel les uns ou les autres nous dĂ©couvraient des chaĂźnons de circonstances, ou mĂȘme d’amitiĂ©s, que nous n’eussions pas soupçonnĂ©es. Et les marques d’intĂ©rĂȘt donnĂ©es par les personnes qui venaient sans cesse prendre des nouvelles nous rĂ©vĂ©laient la gravitĂ© d’un mal que jusque-lĂ  nous n’avions pas assez isolĂ©, sĂ©parĂ© des mille impressions douloureuses ressenties auprĂšs ma grand’mĂšre. PrĂ©venues par dĂ©pĂȘche, ses sƓurs ne quittĂšrent pas Combray. Elles avaient dĂ©couvert un artiste qui leur donnait des sĂ©ances d’excellente musique de chambre, dans l’audition de laquelle elles pensaient trouver, mieux qu’au chevet de la malade, un recueillement, une Ă©lĂ©vation douloureuse, desquels la forme ne laissa pas de paraĂźtre insolite. Madame Sazerat Ă©crivit Ă  maman, mais comme une personne dont les fiançailles brusquement rompues la rupture Ă©tait le dreyfusisme nous ont Ă  jamais sĂ©parĂ©s. En revanche Bergotte vint passer tous les jours plusieurs heures avec moi. Il avait toujours aimĂ© Ă  venir se fixer pendant quelque temps dans une mĂȘme maison oĂč il n’eĂ»t pas de frais Ă  faire. Mais autrefois c’était pour y parler sans ĂȘtre interrompu, maintenant pour garder longuement le silence sans qu’on lui demandĂąt de parler. Car il Ă©tait trĂšs malade les uns disaient d’albuminurie, comme ma grand’mĂšre ; selon d’autres il avait une tumeur. Il allait en s’affaiblissant ; c’est avec difficultĂ© qu’il montait notre escalier, avec une plus grande encore qu’il le descendait. Bien qu’appuyĂ© Ă  la rampe il trĂ©buchait souvent, et je crois qu’il serait restĂ© chez lui s’il n’avait pas craint de perdre entiĂšrement l’habitude, la possibilitĂ© de sortir, lui l’ homme Ă  barbiche » que j’avais connu alerte, il n’y avait pas si longtemps. Il n’y voyait plus goutte, et sa parole mĂȘme s’embarrassait souvent. Mais en mĂȘme temps, tout au contraire, la somme de ses Ɠuvres, connues seulement des lettrĂ©s Ă  l’époque oĂč Mme Swann patronnait leurs timides efforts de dissĂ©mination, maintenant grandies et fortes aux yeux de tous, avait pris dans le grand public une extraordinaire puissance d’expansion. Sans doute il arrive que c’est aprĂšs sa mort seulement qu’un Ă©crivain devient cĂ©lĂšbre. Mais c’était en vie encore et durant son lent acheminement vers la mort non encore atteinte, qu’il assistait Ă  celui de ses Ɠuvres vers la RenommĂ©e. Un auteur mort est du moins illustre sans fatigue. Le rayonnement de son nom s’arrĂȘte Ă  la pierre de sa tombe. Dans la surditĂ© du sommeil Ă©ternel, il n’est pas importunĂ© par la Gloire. Mais pour Bergotte l’antithĂšse n’était pas entiĂšrement achevĂ©e. Il existait encore assez pour souffrir du tumulte. Il remuait encore, bien que pĂ©niblement, tandis que ses Ɠuvres, bondissantes, comme des filles qu’on aime mais dont l’impĂ©tueuse jeunesse et les bruyants plaisirs vous fatiguent, entraĂźnaient chaque jour jusqu’au pied de son lit des admirateurs nouveaux. Les visites qu’il nous faisait maintenant venaient pour moi quelques annĂ©es trop tard, car je ne l’admirais plus autant. Ce qui n’est pas en contradiction avec ce grandissement de sa renommĂ©e. Une Ɠuvre est rarement tout Ă  fait comprise et victorieuse, sans que celle d’un autre Ă©crivain, obscure encore, n’ait commencĂ©, auprĂšs de quelques esprits plus difficiles, de substituer un nouveau culte Ă  celui qui a presque fini de s’imposer. Dans les livres de Bergotte, que je relisais souvent, ses phrases Ă©taient aussi claires devant mes yeux que mes propres idĂ©es, les meubles dans ma chambre et les voitures dans la rue. Toutes choses s’y voyaient aisĂ©ment, sinon telles qu’on les avait toujours vues, du moins telles qu’on avait l’habitude de les voir maintenant. Or un nouvel Ă©crivain avait commencĂ© Ă  publier des Ɠuvres oĂč les rapports entre les choses Ă©taient si diffĂ©rents de ceux qui les liaient pour moi que je ne comprenais presque rien de ce qu’il Ă©crivait. Il disait par exemple Les tuyaux d’arrosage admiraient le bel entretien des routes » et cela c’était facile, je glissais le long de ces routes qui partaient toutes les cinq minutes de Briand et de Claudel ». Alors je ne comprenais plus parce que j’avais attendu un nom de ville et qu’il m’était donnĂ© un nom de personne. Seulement je sentais que ce n’était pas la phrase qui Ă©tait mal faite, mais moi pas assez fort et agile pour aller jusqu’au bout. Je reprenais mon Ă©lan, m’aidais des pieds et des mains pour arriver Ă  l’endroit d’oĂč je verrais les rapports nouveaux entre les choses. Chaque fois, parvenu Ă  peu prĂšs Ă  la moitiĂ© de la phrase, je retombais comme plus tard au rĂ©giment, dans l’exercice appelĂ© portique. Je n’en avais pas moins pour le nouvel Ă©crivain l’admiration d’un enfant gauche et Ă  qui on donne zĂ©ro pour la gymnastique, devant un autre enfant plus adroit. DĂšs lors j’admirai moins Bergotte dont la limpiditĂ© me parut de l’insuffisance. Il y eut un temps oĂč on reconnaissait bien les choses quand c’était Fromentin qui les peignait et oĂč on ne les reconnaissait plus quand c’était Renoir. Les gens de goĂ»t nous disent aujourd’hui que Renoir est un grand peintre du xviiie siĂšcle. Mais en disant cela ils oublient le Temps et qu’il en a fallu beaucoup, mĂȘme en plein xixe, pour que Renoir fĂ»t saluĂ© grand artiste. Pour rĂ©ussir Ă  ĂȘtre ainsi reconnus, le peintre original, l’artiste original procĂšdent Ă  la façon des oculistes. Le traitement par leur peinture, par leur prose, n’est pas toujours agrĂ©able. Quand il est terminĂ©, le praticien nous dit Maintenant regardez. Et voici que le monde qui n’a pas Ă©tĂ© créé une fois, mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu nous apparaĂźt entiĂšrement diffĂ©rent de l’ancien, mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, diffĂ©rentes de celles d’autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir oĂč nous nous refusions jadis Ă  voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir, et l’eau, et le ciel nous avons envie de nous promener dans la forĂȘt pareille Ă  celle qui le premier jour nous semblait tout exceptĂ© une forĂȘt, et par exemple une tapisserie aux nuances nombreuses mais oĂč manquaient justement les nuances propres aux forĂȘts. Tel est l’univers nouveau et pĂ©rissable qui vient d’ĂȘtre créé. Il durera jusqu’à la prochaine catastrophe gĂ©ologique que dĂ©chaĂźneront un nouveau peintre ou un nouvel Ă©crivain originaux. Celui qui avait remplacĂ© pour moi Bergotte me lassait non par l’incohĂ©rence mais par la nouveautĂ©, parfaitement cohĂ©rente, de rapports que je n’avais pas l’habitude de suivre. Le point, toujours le mĂȘme, oĂč je me sentais retomber, indiquait l’identitĂ© de chaque tour de force Ă  faire. Du reste, quand une fois sur mille je pouvais suivre l’écrivain jusqu’au bout de sa phrase, ce que je voyais Ă©tait toujours d’une drĂŽlerie, d’une vĂ©ritĂ©, d’un charme, pareils Ă  ceux que j’avais trouvĂ©s jadis dans la lecture de Bergotte, mais plus dĂ©licieux. Je songeais qu’il n’y avait pas tant d’annĂ©es qu’un mĂȘme renouvellement du monde, pareil Ă  celui que j’attendais de son successeur, c’était Bergotte qui me l’avait apportĂ©. Et j’arrivais Ă  me demander s’il y avait quelque vĂ©ritĂ© en cette distinction que nous faisons toujours entre l’art, qui n’est pas plus avancĂ© qu’au temps d’HomĂšre, et la science aux progrĂšs continus. Peut-ĂȘtre l’art ressemblait-il au contraire en cela Ă  la science ; chaque nouvel Ă©crivain original me semblait en progrĂšs sur celui qui l’avait prĂ©cĂ©dĂ© ; et qui me disait que dans vingt ans, quand je saurais accompagner sans fatigue le nouveau d’aujourd’hui, un autre ne surviendrait pas devant qui l’actuel filerait rejoindre Bergotte ? Je parlai Ă  ce dernier du nouvel Ă©crivain. Il me dĂ©goĂ»ta de lui moins en m’assurant que son art Ă©tait rugueux, facile et vide, qu’en me racontant l’avoir vu, ressemblant, au point de s’y mĂ©prendre, Ă  Bloch. Cette image se profila dĂ©sormais sur les pages Ă©crites et je ne me crus plus astreint Ă  la peine de comprendre. Si Bergotte m’avait mal parlĂ© de lui, c’était moins, je crois, par jalousie de son insuccĂšs que par ignorance de son Ɠuvre. Il ne lisait presque rien. DĂ©jĂ  la plus grande partie de sa pensĂ©e avait passĂ© de son cerveau dans ses livres. Il Ă©tait amaigri comme s’il avait Ă©tĂ© opĂ©rĂ© d’eux. Son instinct reproducteur ne l’induisait plus Ă  l’activitĂ©, maintenant qu’il avait produit au dehors presque tout ce qu’il pensait. Il menait la vie vĂ©gĂ©tative d’un convalescent, d’une accouchĂ©e ; ses beaux yeux restaient immobiles, vaguement Ă©blouis, comme les yeux d’un homme Ă©tendu au bord de la mer qui dans une vague rĂȘverie regarde seulement chaque petit flot. D’ailleurs si j’avais moins d’intĂ©rĂȘt Ă  causer avec lui que je n’aurais eu jadis, de cela je n’éprouvais pas de remords. Il Ă©tait tellement homme d’habitude que les plus simples comme les plus luxueuses, une fois qu’il les avait prises, lui devenaient indispensables pendant un certain temps. Je ne sais ce qui le fit venir une premiĂšre fois, mais ensuite chaque jour ce fut pour la raison qu’il Ă©tait venu la veille. Il arrivait Ă  la maison comme il fĂ»t allĂ© au cafĂ©, pour qu’on ne lui parlĂąt pas, pour qu’il pĂ»t — bien rarement — parler, de sorte qu’on aurait pu en somme trouver un signe qu’il fĂ»t Ă©mu de notre chagrin ou prĂźt plaisir Ă  se trouver avec moi, si l’on avait voulu induire quelque chose d’une telle assiduitĂ©. Elle n’était pas indiffĂ©rente Ă  ma mĂšre, sensible Ă  tout ce qui pouvait ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un hommage Ă  sa malade. Et tous les jours elle me disait Surtout n’oublie pas de bien le remercier. » Nous eĂ»mes — discrĂšte attention de femme, comme le goĂ»ter que nous sert entre deux sĂ©ances de pose la compagne d’un peintre, — supplĂ©ment Ă  titre gracieux de celles que nous faisait son mari, la visite de Mme Cottard. Elle venait nous offrir sa camĂ©riste », si nous aimions le service d’un homme, allait se mettre en campagne » et mieux, devant nos refus, nous dit qu’elle espĂ©rait du moins que ce n’était pas lĂ  de notre part une dĂ©faite », mot qui dans son monde signifie un faux prĂ©texte pour ne pas accepter une invitation. Elle nous assura que le professeur, qui ne parlait jamais chez lui de ses malades, Ă©tait aussi triste que s’il s’était agi d’elle-mĂȘme. On verra plus tard que mĂȘme si cela eĂ»t Ă©tĂ© vrai, cela eĂ»t Ă©tĂ© Ă  la fois bien peu et beaucoup, de la part du plus infidĂšle et plus reconnaissant des maris. Des offres aussi utiles, et infiniment plus touchantes par la maniĂšre qui Ă©tait un mĂ©lange de la plus haute intelligence, du plus grand cƓur, et d’un rare bonheur d’expression, me furent adressĂ©es par le grand-duc hĂ©ritier de Luxembourg. Je l’avais connu Ă  Balbec oĂč il Ă©tait venu voir une de ses tantes, la princesse de Luxembourg, alors qu’il n’était encore que comte de Nassau. Il avait Ă©pousĂ© quelques mois aprĂšs la ravissante fille d’une autre princesse de Luxembourg, excessivement riche parce qu’elle Ă©tait la fille unique d’un prince Ă  qui appartenait une immense affaire de farines. Sur quoi le grand-duc de Luxembourg, qui n’avait pas d’enfants et qui adorait son neveu Nassau, avait fait approuver par la Chambre qu’il fĂ»t dĂ©clarĂ© grand-duc hĂ©ritier. Comme dans tous les mariages de ce genre, l’origine de la fortune est l’obstacle, comme elle est aussi la cause efficiente. Je me rappelais ce comte de Nassau comme un des plus remarquables jeunes gens que j’aie rencontrĂ©s, dĂ©jĂ  dĂ©vorĂ© alors d’un sombre et Ă©clatant amour pour sa fiancĂ©e. Je fus trĂšs touchĂ© des lettres qu’il ne cessa de m’écrire pendant la maladie de ma grand’mĂšre, et maman elle-mĂȘme, Ă©mue, reprenait tristement un mot de sa mĂšre SĂ©vignĂ© n’aurait pas mieux dit. Le sixiĂšme jour, maman, pour obĂ©ir aux priĂšres de grand’mĂšre, dut la quitter un moment et faire semblant d’aller se reposer. J’aurais voulu, pour que ma grand’mĂšre s’endormĂźt, que Françoise restĂąt sans bouger. MalgrĂ© mes supplications, elle sortit de la chambre ; elle aimait ma grand’mĂšre ; avec sa clairvoyance et son pessimisme elle la jugeait perdue. Elle aurait donc voulu lui donner tous les soins possibles. Mais on venait de dire qu’il y avait un ouvrier Ă©lectricien, trĂšs ancien dans sa maison, beau-frĂšre de son patron, estimĂ© dans notre immeuble oĂč il venait travailler depuis de longues annĂ©es, et surtout de Jupien. On avait commandĂ© cet ouvrier avant que ma grand’mĂšre tombĂąt malade. Il me semblait qu’on eĂ»t pu le faire repartir ou le laisser attendre. Mais le protocole de Françoise ne le permettait pas, elle aurait manquĂ© de dĂ©licatesse envers ce brave homme, l’état de ma grand’mĂšre ne comptait plus. Quand au bout d’un quart d’heure, exaspĂ©rĂ©, j’allai la chercher Ă  la cuisine, je la trouvai causant avec lui sur le carrĂ© » de l’escalier de service, dont la porte Ă©tait ouverte, procĂ©dĂ© qui avait l’avantage de permettre, si l’un de nous arrivait, de faire semblant qu’on allait se quitter, mais l’inconvĂ©nient d’envoyer d’affreux courants d’air. Françoise quitta donc l’ouvrier, non sans lui avoir encore criĂ© quelques compliments, qu’elle avait oubliĂ©s, pour sa femme et son beau-frĂšre. Souci caractĂ©ristique de Combray, de ne pas manquer Ă  la dĂ©licatesse, que Françoise portait jusque dans la politique extĂ©rieure. Les niais s’imaginent que les grosses dimensions des phĂ©nomĂšnes sociaux sont une excellente occasion de pĂ©nĂ©trer plus avant dans l’ñme humaine ; ils devraient au contraire comprendre que c’est en descendant en profondeur dans une individualitĂ© qu’ils auraient chance de comprendre ces phĂ©nomĂšnes. Françoise avait mille fois rĂ©pĂ©tĂ© au jardinier de Combray que la guerre est le plus insensĂ© des crimes et que rien ne vaut sinon vivre. Or, quand Ă©clata la guerre russo-japonaise, elle Ă©tait gĂȘnĂ©e, vis-Ă -vis du czar, que nous ne nous fussions pas mis en guerre pour aider les pauvres Russes » puisqu’on est alliancĂ© », disait-elle. Elle ne trouvait pas cela dĂ©licat envers Nicolas II qui avait toujours eu de si bonnes paroles pour nous » ; c’était un effet du mĂȘme code qui l’eĂ»t empĂȘchĂ©e de refuser Ă  Jupien un petit verre, dont elle savait qu’il allait contrarier sa digestion », et qui faisait que, si prĂšs de la mort de ma grand’mĂšre, la mĂȘme malhonnĂȘtetĂ© dont elle jugeait coupable la France, restĂ©e neutre Ă  l’égard du Japon, elle eĂ»t cru la commettre, en n’allant pas s’excuser elle-mĂȘme auprĂšs de ce bon ouvrier Ă©lectricien qui avait pris tant de dĂ©rangement. Nous fĂ»mes heureusement trĂšs vite dĂ©barrassĂ©s de la fille de Françoise qui eut Ă  s’absenter plusieurs semaines. Aux conseils habituels qu’on donnait, Ă  Combray, Ă  la famille d’un malade Vous n’avez pas essayĂ© d’un petit voyage, le changement d’air, retrouver l’appĂ©tit, etc
 » elle avait ajoutĂ© l’idĂ©e presque unique qu’elle s’était spĂ©cialement forgĂ©e et qu’ainsi elle rĂ©pĂ©tait chaque fois qu’on la voyait, sans se lasser, et comme pour l’enfoncer dans la tĂȘte des autres Elle aurait dĂ» se soigner radicalement dĂšs le dĂ©but. » Elle ne prĂ©conisait pas un genre de cure plutĂŽt qu’un autre, pourvu que cette cure fĂ»t radicale. Quant Ă  Françoise, elle voyait qu’on donnait peu de mĂ©dicaments Ă  ma grand’mĂšre. Comme, selon elle, ils ne servent qu’à vous abĂźmer l’estomac, elle en Ă©tait heureuse, mais plus encore humiliĂ©e. Elle avait dans le Midi des cousins — riches relativement — dont la fille, tombĂ©e malade en pleine adolescence, Ă©tait morte Ă  vingt-trois ans ; pendant quelques annĂ©es le pĂšre et la mĂšre s’étaient ruinĂ©s en remĂšdes, en docteurs diffĂ©rents, en pĂ©rĂ©grinations d’une station » thermale Ă  une autre, jusqu’au dĂ©cĂšs. Or cela paraissait Ă  Françoise, pour ces parents-lĂ , une espĂšce de luxe, comme s’ils avaient eu des chevaux de courses, un chĂąteau. Eux-mĂȘmes, si affligĂ©s qu’ils fussent, tiraient une certaine vanitĂ© de tant de dĂ©penses. Ils n’avaient plus rien, ni surtout le bien le plus prĂ©cieux, leur enfant, mais ils aimaient Ă  rĂ©pĂ©ter qu’ils avaient fait pour elle autant et plus que les gens les plus riches. Les rayons ultra-violets, Ă  l’action desquels on avait, plusieurs fois par jour, pendant des mois, soumis la malheureuse, les flattaient particuliĂšrement. Le pĂšre, enorgueilli dans sa douleur par une espĂšce de gloire, en arrivait quelquefois Ă  parler de sa fille comme d’une Ă©toile de l’OpĂ©ra pour laquelle il se fĂ»t ruinĂ©. Françoise n’était pas insensible Ă  tant de mise en scĂšne ; celle qui entourait la maladie de ma grand’mĂšre lui semblait un peu pauvre, bonne pour une maladie sur un petit théùtre de province. Il y eut un moment oĂč les troubles de l’urĂ©mie se portĂšrent sur les yeux de ma grand’mĂšre. Pendant quelques jours, elle ne vit plus du tout. Ses yeux n’étaient nullement ceux d’une aveugle et restaient les mĂȘmes. Et je compris seulement qu’elle ne voyait pas, Ă  l’étrangetĂ© d’un certain sourire d’accueil qu’elle avait dĂšs qu’on ouvrait la porte, jusqu’à ce qu’on lui eĂ»t pris la main pour lui dire bonjour, sourire qui commençait trop tĂŽt et restait stĂ©rĂ©otypĂ© sur ses lĂšvres, fixe, mais toujours de face et tĂąchant Ă  ĂȘtre vu de partout, parce qu’il n’y avait plus l’aide du regard pour le rĂ©gler, lui indiquer le moment, la direction, le mettre au point, le faire varier au fur et Ă  mesure du changement de place ou d’expression de la personne qui venait d’entrer ; parce qu’il restait seul, sans sourire des yeux qui eĂ»t dĂ©tournĂ© un peu de lui l’attention du visiteur, et prenait par lĂ , dans sa gaucherie, une importance excessive, donnant l’impression d’une amabilitĂ© exagĂ©rĂ©e. Puis la vue revint complĂštement, des yeux le mal nomade passa aux oreilles. Pendant quelques jours, ma grand’mĂšre fut sourde. Et comme elle avait peur d’ĂȘtre surprise par l’entrĂ©e soudaine de quelqu’un qu’elle n’aurait pas entendu venir, Ă  tout moment bien que couchĂ©e du cĂŽtĂ© du mur elle dĂ©tournait brusquement la tĂȘte vers la porte. Mais le mouvement de son cou Ă©tait maladroit, car on ne se fait pas en quelques jours Ă  cette transposition, sinon de regarder les bruits, du moins d’écouter avec les yeux. Enfin les douleurs diminuĂšrent, mais l’embarras de la parole augmenta. On Ă©tait obligĂ© de faire rĂ©pĂ©ter Ă  ma grand’mĂšre Ă  peu prĂšs tout ce qu’elle disait. Maintenant ma grand’mĂšre, sentant qu’on ne la comprenait plus, renonçait Ă  prononcer un seul mot et restait immobile. Quand elle m’apercevait, elle avait une sorte de sursaut comme ceux qui tout d’un coup manquent d’air, elle voulait me parler, mais n’articulait que des sons inintelligibles. Alors, domptĂ©e par son impuissance mĂȘme, elle laissait retomber sa tĂȘte, s’allongeait Ă  plat sur le lit, le visage grave, de marbre, les mains immobiles sur le drap, ou s’occupant d’une action toute matĂ©rielle comme de s’essuyer les doigts avec son mouchoir. Elle ne voulait pas penser. Puis elle commença Ă  avoir une agitation constante. Elle dĂ©sirait sans cesse se lever. Mais on l’empĂȘchait, autant qu’on pouvait, de le faire, de peur qu’elle ne se rendĂźt compte de sa paralysie. Un jour qu’on l’avait laissĂ©e un instant seule, je la trouvai, debout, en chemise de nuit, qui essayait d’ouvrir la fenĂȘtre. À Balbec, un jour oĂč on avait sauvĂ© malgrĂ© elle une veuve qui s’était jetĂ©e Ă  l’eau, elle m’avait dit mue peut-ĂȘtre par un de ces pressentiments que nous lisons parfois dans le mystĂšre si obscur pourtant de notre vie organique, mais oĂč il semble que se reflĂšte l’avenir qu’elle ne connaissait pas cruautĂ© pareille Ă  celle d’arracher une dĂ©sespĂ©rĂ©e Ă  la mort qu’elle a voulue et de la rendre Ă  son martyre. Nous n’eĂ»mes que le temps de saisir ma grand’mĂšre, elle soutint contre ma mĂšre une lutte presque brutale, puis vaincue, rassise de force dans un fauteuil, elle cessa de vouloir, de regretter, son visage redevint impassible et elle se mit Ă  enlever soigneusement les poils de fourrure qu’avait laissĂ©s sur sa chemise de nuit un manteau qu’on avait jetĂ© sur elle. Son regard changea tout Ă  fait, souvent inquiet, plaintif, hagard, ce n’était plus son regard d’autrefois, c’était le regard maussade d’une vieille femme qui radote
 À force de lui demander si elle ne dĂ©sirait pas ĂȘtre coiffĂ©e, Françoise finit par se persuader que la demande venait de ma grand’mĂšre. Elle apporta des brosses, des peignes, de l’eau de Cologne, un peignoir. Elle disait Cela ne peut pas fatiguer Madame AmĂ©dĂ©e, que je la peigne ; si faible qu’on soit on peut toujours ĂȘtre peignĂ©e. » C’est-Ă -dire, on n’est jamais trop faible pour qu’une autre personne ne puisse, en ce qui la concerne, vous peigner. Mais quand j’entrai dans la chambre, je vis entre les mains cruelles de Françoise, ravie comme si elle Ă©tait en train de rendre la santĂ© Ă  ma grand’mĂšre, sous l’éplorement d’une vieille chevelure qui n’avait pas la force de supporter le contact du peigne, une tĂȘte qui, incapable de garder la pose qu’on lui donnait, s’écroulait dans un tourbillon incessant oĂč l’épuisement des forces alternait avec la douleur. Je sentis que le moment oĂč Françoise allait avoir terminĂ© s’approchait et je n’osai pas la hĂąter en lui disant C’est assez », de peur qu’elle ne me dĂ©sobéßt. Mais en revanche je me prĂ©cipitai quand, pour que ma grand’mĂšre vĂźt si elle se trouvait bien coiffĂ©e, Françoise, innocemment fĂ©roce, approcha une glace. Je fus d’abord heureux d’avoir pu l’arracher Ă  temps de ses mains, avant que ma grand’mĂšre, de qui on avait soigneusement Ă©loignĂ© tout miroir, eĂ»t aperçu par mĂ©garde une image d’elle-mĂȘme qu’elle ne pouvait se figurer. Mais, hĂ©las ! quand, un instant aprĂšs, je me penchai vers elle pour baiser ce beau front qu’on avait tant fatiguĂ©, elle me regarda d’un air Ă©tonnĂ©, mĂ©fiant, scandalisĂ© elle ne m’avait pas reconnu. Selon notre mĂ©decin c’était un symptĂŽme que la congestion du cerveau augmentait. Il fallait le dĂ©gager. Cottard hĂ©sitait. Françoise espĂ©ra un instant qu’on mettrait des ventouses clarifiĂ©es ». Elle en chercha les effets dans mon dictionnaire mais ne put les trouver. EĂ»t-elle bien dit scarifiĂ©es au lieu de clarifiĂ©es qu’elle n’eĂ»t pas trouvĂ© davantage cet adjectif, car elle ne le cherchait pas plus Ă  la lettre s qu’à la lettre c ; elle disait en effet clarifiĂ©es mais Ă©crivait et par consĂ©quent croyait que c’était Ă©crit esclarifiĂ©es ». Cottard, ce qui la déçut, donna, sans beaucoup d’espoir, la prĂ©fĂ©rence aux sangsues. Quand, quelques heures aprĂšs, j’entrai chez ma grand’mĂšre, attachĂ©s Ă  sa nuque, Ă  ses tempes, Ă  ses oreilles, les petits serpents noirs se tordaient dans sa chevelure ensanglantĂ©e, comme dans celle de MĂ©duse. Mais dans son visage pĂąle et pacifiĂ©, entiĂšrement immobile, je vis grands ouverts, lumineux et calmes, ses beaux yeux d’autrefois peut-ĂȘtre encore plus surchargĂ©s d’intelligence qu’ils n’étaient avant sa maladie, parce que, comme elle ne pouvait pas parler, ne devait pas bouger, c’est Ă  ses yeux seuls qu’elle confiait sa pensĂ©e, la pensĂ©e qui tantĂŽt tient en nous une place immense, nous offrant des trĂ©sors insoupçonnĂ©s, tantĂŽt semble rĂ©duite Ă  rien, puis peut renaĂźtre comme par gĂ©nĂ©ration spontanĂ©e par quelques gouttes de sang qu’on tire, ses yeux, doux et liquides comme de l’huile, sur lesquels le feu rallumĂ© qui brĂ»lait Ă©clairait devant la malade l’univers reconquis. Son calme n’était plus la sagesse du dĂ©sespoir mais de l’espĂ©rance. Elle comprenait qu’elle allait mieux, voulait ĂȘtre prudente, ne pas remuer, et me fit seulement le don d’un beau sourire pour que je susse qu’elle se sentait mieux, et me pressa lĂ©gĂšrement la main. Je savais quel dĂ©goĂ»t ma grand’mĂšre avait de voir certaines bĂȘtes, Ă  plus forte raison d’ĂȘtre touchĂ©e par elles. Je savais que c’était en considĂ©ration d’une utilitĂ© supĂ©rieure qu’elle supportait les sangsues. Aussi Françoise m’exaspĂ©rait-elle en lui rĂ©pĂ©tant avec ces petits rires qu’on a avec un enfant qu’on veut faire jouer Oh ! les petites bĂ©bĂȘtes qui courent sur Madame. » C’était, de plus, traiter notre malade sans respect, comme si elle Ă©tait tombĂ©e en enfance. Mais ma grand’mĂšre, dont la figure avait pris la calme bravoure d’un stoĂŻcien, n’avait mĂȘme pas l’air d’entendre. HĂ©las ! aussitĂŽt les sangsues retirĂ©es, la congestion reprit de plus en plus grave. Je fus surpris qu’à ce moment oĂč ma grand’mĂšre Ă©tait si mal, Françoise disparĂ»t Ă  tout moment. C’est qu’elle s’était commandĂ© une toilette de deuil et ne voulait pas faire attendre la couturiĂšre. Dans la vie de la plupart des femmes, tout, mĂȘme le plus grand chagrin, aboutit Ă  une question d’essayage. Quelques jours plus tard, comme je dormais, ma mĂšre vint m’appeler au milieu de la nuit. Avec les douces attentions que, dans les grandes circonstances, les gens qu’une profonde douleur accable tĂ©moignent fĂ»t-ce aux petits ennuis des autres — Pardonne-moi de venir troubler ton sommeil, me dit-elle. — Je ne dormais pas, rĂ©pondis-je en m’éveillant. Je le disais de bonne foi. La grande modification qu’amĂšne en nous le rĂ©veil est moins de nous introduire dans la vie claire de la conscience que de nous faire perdre le souvenir de la lumiĂšre un peu plus tamisĂ©e oĂč reposait notre intelligence, comme au fond opalin des eaux. Les pensĂ©es Ă  demi voilĂ©es sur lesquelles nous voguions il y a un instant encore entraĂźnaient en nous un mouvement parfaitement suffisant pour que nous ayons pu les dĂ©signer sous le nom de veille. Mais les rĂ©veils trouvent alors une interfĂ©rence de mĂ©moire. Peu aprĂšs, nous les qualifions sommeil parce que nous ne nous les rappelons plus. Et quand luit cette brillante Ă©toile, qui, Ă  l’instant du rĂ©veil, Ă©claire derriĂšre le dormeur son sommeil tout entier, elle lui fait croire pendant quelques secondes que c’était non du sommeil, mais de la veille ; Ă©toile filante Ă  vrai dire, qui emporte avec sa lumiĂšre l’existence mensongĂšre, mais les aspects aussi du songe et permet seulement Ă  celui qui s’éveille de se dire J’ai dormi. » D’une voix si douce qu’elle semblait craindre de me faire mal, ma mĂšre me demanda si cela ne me fatiguerait pas trop de me lever, et me caressant les mains — Mon pauvre petit, ce n’est plus maintenant que sur ton papa et sur ta maman que tu pourras compter. Nous entrĂąmes dans la chambre. CourbĂ©e en demi-cercle sur le lit, un autre ĂȘtre que ma grand’mĂšre, une espĂšce de bĂȘte qui se serait affublĂ©e de ses cheveux et couchĂ©e dans ses draps, haletait, geignait, de ses convulsions secouait les couvertures. Les paupiĂšres Ă©taient closes et c’est parce qu’elles fermaient mal plutĂŽt que parce qu’elles s’ouvraient qu’elle laissaient voir un coin de prunelle, voilĂ©, chassieux, reflĂ©tant l’obscuritĂ© d’une vision organique et d’une souffrance interne. Toute cette agitation ne s’adressait pas Ă  nous qu’elle ne voyait pas, ni ne connaissait. Mais si ce n’était plus qu’une bĂȘte qui remuait lĂ , ma grand’mĂšre oĂč Ă©tait-elle ? On reconnaissait pourtant la forme de son nez, sans proportion maintenant avec le reste de la figure, mais au coin duquel un grain de beautĂ© restait attachĂ©, sa main qui Ă©cartait les couvertures d’un geste qui eĂ»t autrefois signifiĂ© que ces couvertures la gĂȘnaient et qui maintenant ne signifiait rien. Maman me demanda d’aller chercher un peu d’eau et de vinaigre pour imbiber le front de grand’mĂšre. C’était la seule chose qui la rafraĂźchissait, croyait maman qui la voyait essayer d’écarter ses cheveux. Mais on me fit signe par la porte de venir. La nouvelle que ma grand’mĂšre Ă©tait Ă  toute extrĂ©mitĂ© s’était immĂ©diatement rĂ©pandue dans la maison. Un de ces extras » qu’on fait venir dans les pĂ©riodes exceptionnelles pour soulager la fatigue des domestiques, ce qui fait que les agonies ont quelque chose des fĂȘtes, venait d’ouvrir au duc de Guermantes, lequel, restĂ© dans l’antichambre, me demandait ; je ne pus lui Ă©chapper. — Je viens, mon cher monsieur, d’apprendre ces nouvelles macabres. Je voudrais en signe de sympathie serrer la main Ă  monsieur votre pĂšre. Je m’excusai sur la difficultĂ© de le dĂ©ranger en ce moment. M. de Guermantes tombait comme au moment oĂč on part en voyage. Mais il sentait tellement l’importance de la politesse qu’il nous faisait, que cela lui cachait le reste et qu’il voulait absolument entrer au salon. En gĂ©nĂ©ral, il avait l’habitude de tenir Ă  l’accomplissement entier des formalitĂ©s dont il avait dĂ©cidĂ© d’honorer quelqu’un et il s’occupait peu que les malles fussent faites ou le cercueil prĂȘt. — Avez-vous fait venir Dieulafoy ? Ah ! c’est une grave erreur. Et si vous me l’aviez demandĂ©, il serait venu pour moi, il ne me refuse rien, bien qu’il ait refusĂ© Ă  la duchesse de Chartres. Vous voyez, je me mets carrĂ©ment au-dessus d’une princesse du sang. D’ailleurs devant la mort nous sommes tous Ă©gaux, ajouta-t-il, non pour me persuader que ma grand’mĂšre devenait son Ă©gale, mais ayant peut-ĂȘtre senti qu’une conversation prolongĂ©e relativement Ă  son pouvoir sur Dieulafoy et Ă  sa prééminence sur la duchesse de Chartres ne serait pas de trĂšs bon goĂ»t. Son conseil du reste ne m’étonnait pas. Je savais que, chez les Guermantes, on citait toujours le nom de Dieulafoy avec un peu plus de respect seulement comme celui d’un fournisseur » sans rival. Et la vieille duchesse de Mortemart, nĂ©e Guermantes il est impossible de comprendre pourquoi dĂšs qu’il s’agit d’une duchesse on dit presque toujours la vieille duchesse de » ou tout au contraire, d’un air fin et Watteau, si elle est jeune, la petite duchesse de », prĂ©conisait presque mĂ©caniquement, en clignant de l’Ɠil, dans les cas graves Dieulafoy, Dieulafoy », comme si on avait besoin d’un glacier PoirĂ© Blanche » ou pour des petits fours Rebattet, Rebattet ». Mais j’ignorais que mon pĂšre venait prĂ©cisĂ©ment de faire demander Dieulafoy. À ce moment ma mĂšre, qui attendait avec impatience des ballons d’oxygĂšne qui devaient rendre plus aisĂ©e la respiration de ma grand’mĂšre, entra elle-mĂȘme dans l’antichambre oĂč elle ne savait guĂšre trouver M. de Guermantes. J’aurais voulu le cacher n’importe oĂč. Mais persuadĂ© que rien n’était plus essentiel, ne pouvait d’ailleurs la flatter davantage et n’était plus indispensable Ă  maintenir sa rĂ©putation de parfait gentilhomme, il me prit violemment par le bras et malgrĂ© que je me dĂ©fendisse comme contre un viol par des Monsieur, monsieur, monsieur » rĂ©pĂ©tĂ©s, il m’entraĂźna vers maman en me disant Voulez-vous me faire le grand honneur de me prĂ©senter Ă  madame votre mĂšre ? » en dĂ©raillant un peu sur le mot mĂšre. Et il trouvait tellement que l’honneur Ă©tait pour elle qu’il ne pouvait s’empĂȘcher de sourire tout en faisant une figure de circonstance. Je ne pus faire autrement que de le nommer, ce qui dĂ©clancha aussitĂŽt de sa part des courbettes, des entrechats, et il allait commencer toute la cĂ©rĂ©monie complĂšte du salut. Il pensait mĂȘme entrer en conversation, mais ma mĂšre, noyĂ©e dans sa douleur, me dit de venir vite, et ne rĂ©pondit mĂȘme pas aux phrases de M. de Guermantes qui, s’attendant Ă  ĂȘtre reçu en visite et se trouvant au contraire laissĂ© seul dans l’antichambre, eĂ»t fini par sortir si, au mĂȘme moment, il n’avait vu entrer Saint-Loup arrivĂ© le matin mĂȘme et accouru aux nouvelles. Ah ! elle est bien bonne ! » s’écria joyeusement le duc en attrapant son neveu par sa manche qu’il faillit arracher, sans se soucier de la prĂ©sence de ma mĂšre qui retraversait l’antichambre. Saint-Loup n’était pas fĂąchĂ©, je crois, malgrĂ© son sincĂšre chagrin, d’éviter de me voir, Ă©tant donnĂ© ses dispositions pour moi. Il partit, entraĂźnĂ© par son oncle qui, ayant quelque chose de trĂšs important Ă  lui dire et ayant failli pour cela partir Ă  DonciĂšres, ne pouvait pas en croire sa joie d’avoir pu Ă©conomiser un tel dĂ©rangement. Ah ! si on m’avait dit que je n’avais qu’à traverser la cour et que je te trouverais ici, j’aurais cru Ă  une vaste blague ; comme dirait ton camarade M. Bloch, c’est assez farce. » Et tout en s’éloignant avec Robert, qu’il tenait par l’épaule C’est Ă©gal, rĂ©pĂ©tait-il, on voit bien que je viens de toucher de la corde de pendu ou tout comme ; j’ai une sacrĂ©e veine. » Ce n’est pas que le duc de Guermantes fĂ»t mal Ă©levĂ©, au contraire. Mais il Ă©tait de ces hommes incapables de se mettre Ă  la place des autres, de ces hommes ressemblant en cela Ă  la plupart des mĂ©decins et aux croquemorts, et qui, aprĂšs avoir pris une figure de circonstance et dit ce sont des instants trĂšs pĂ©nibles », vous avoir au besoin embrassĂ© et conseillĂ© le repos, ne considĂšrent plus une agonie ou un enterrement que comme une rĂ©union mondaine plus ou moins restreinte oĂč, avec une jovialitĂ© comprimĂ©e un moment, ils cherchent des yeux la personne Ă  qui ils peuvent parler de leurs petites affaires, demander de les prĂ©senter Ă  une autre ou offrir une place » dans leur voiture pour les ramener ». Le duc de Guermantes, tout en se fĂ©licitant du bon vent » qui l’avait poussĂ© vers son neveu, resta si Ă©tonnĂ© de l’accueil pourtant si naturel de ma mĂšre, qu’il dĂ©clara plus tard qu’elle Ă©tait aussi dĂ©sagrĂ©able que mon pĂšre Ă©tait poli, qu’elle avait des absences » pendant lesquelles elle semblait mĂȘme ne pas entendre les choses qu’on lui disait et qu’à son avis elle n’était pas dans son assiette et peut-ĂȘtre mĂȘme n’avait pas toute sa tĂȘte Ă  elle. Il voulut bien cependant, Ă  ce qu’on me dit, mettre cela en partie sur le compte des circonstances et dĂ©clarer que ma mĂšre lui avait paru trĂšs affectĂ©e » par cet Ă©vĂ©nement. Mais il avait encore dans les jambes tout le reste des saluts et rĂ©vĂ©rences Ă  reculons qu’on l’avait empĂȘchĂ© de mener Ă  leur fin et se rendait d’ailleurs si peu compte de ce que c’était que le chagrin de maman, qu’il demanda, la veille de l’enterrement, si je n’essayais pas de la distraire. Un beau-frĂšre de ma grand’mĂšre, qui Ă©tait religieux, et que je ne connaissais pas, tĂ©lĂ©graphia en Autriche oĂč Ă©tait le chef de son ordre, et ayant par faveur exceptionnelle obtenu l’autorisation, vint ce jour-lĂ . AccablĂ© de tristesse, il lisait Ă  cĂŽtĂ© du lit des textes de priĂšres et de mĂ©ditations sans cependant dĂ©tacher ses yeux en vrille de la malade. À un moment oĂč ma grand’mĂšre Ă©tait sans connaissance, la vue de la tristesse de ce prĂȘtre me fit mal, et je le regardai. Il parut surpris de ma pitiĂ© et il se produisit alors quelque chose de singulier. Il joignit ses mains sur sa figure comme un homme absorbĂ© dans une mĂ©ditation douloureuse, mais, comprenant que j’allais dĂ©tourner de lui les yeux, je vis qu’il avait laissĂ© un petit Ă©cart entre ses doigts. Et, au moment oĂč mes regards le quittaient, j’aperçus son Ɠil aigu qui avait profitĂ© de cet abri de ses mains pour observer si ma douleur Ă©tait sincĂšre. Il Ă©tait embusquĂ© lĂ  comme dans l’ombre d’un confessionnal. Il s’aperçut que je le voyais et aussitĂŽt clĂŽtura hermĂ©tiquement le grillage qu’il avait laissĂ© entr’ouvert. Je l’ai revu plus tard, et jamais entre nous il ne fut question de cette minute. Il fut tacitement convenu que je n’avais pas remarquĂ© qu’il m’épiait. Chez le prĂȘtre comme chez l’aliĂ©niste, il y a toujours quelque chose du juge d’instruction. D’ailleurs quel est l’ami, si cher soit-il, dans le passĂ©, commun avec le nĂŽtre, de qui il n’y ait pas de ces minutes dont nous ne trouvions plus commode de nous persuader qu’il a dĂ» les oublier ? Le mĂ©decin fit une piqĂ»re de morphine et pour rendre la respiration moins pĂ©nible demanda des ballons d’oxygĂšne. Ma mĂšre, le docteur, la sƓur les tenaient dans leurs mains ; dĂšs que l’un Ă©tait fini, on leur en passait un autre. J’étais sorti un moment de la chambre. Quand je rentrai je me trouvai comme devant un miracle. AccompagnĂ©e en sourdine par un murmure incessant, ma grand’mĂšre semblait nous adresser un long chant heureux qui remplissait la chambre, rapide et musical. Je compris bientĂŽt qu’il n’était guĂšre moins inconscient, qu’il Ă©tait aussi purement mĂ©canique, que le rĂąle de tout Ă  l’heure. Peut-ĂȘtre reflĂ©tait-il dans une faible mesure quelque bien-ĂȘtre apportĂ© par la morphine. Il rĂ©sultait surtout, l’air ne passant plus tout Ă  fait de la mĂȘme façon dans les bronches, d’un changement de registre de la respiration. DĂ©gagĂ© par la double action de l’oxygĂšne et de la morphine, le souffle de ma grand’mĂšre ne peinait plus, ne geignait plus, mais vif, lĂ©ger, glissait, patineur, vers le fluide dĂ©licieux. Peut-ĂȘtre Ă  l’haleine, insensible comme celle du vent dans la flĂ»te d’un roseau, se mĂȘlait-il, dans ce chant, quelques-uns de ces soupirs plus humains qui, libĂ©rĂ©s Ă  l’approche de la mort, font croire Ă  des impressions de souffrance ou de bonheur chez ceux qui dĂ©jĂ  ne sentent plus, et venaient ajouter un accent plus mĂ©lodieux, mais sans changer son rythme, Ă  cette longue phrase qui s’élevait, montait encore, puis retombait pour s’élancer de nouveau de la poitrine allĂ©gĂ©e, Ă  la poursuite de l’oxygĂšne. Puis, parvenu si haut, prolongĂ© avec tant de force, le chant, mĂȘlĂ© d’un murmure de supplication dans la voluptĂ©, semblait Ă  certains moments s’arrĂȘter tout Ă  fait comme une source s’épuise. Françoise, quand elle avait un grand chagrin, Ă©prouvait le besoin si inutile, mais ne possĂ©dait pas l’art si simple, de l’exprimer. Jugeant ma grand’mĂšre tout Ă  fait perdue, c’était ses impressions Ă  elle, Françoise, qu’elle tenait Ă  nous faire connaĂźtre. Et elle ne savait que rĂ©pĂ©ter Cela me fait quelque chose », du mĂȘme ton dont elle disait, quand elle avait pris trop de soupe aux choux J’ai comme un poids sur l’estomac », ce qui dans les deux cas Ă©tait plus naturel qu’elle ne semblait le croire. Si faiblement traduit, son chagrin n’en Ă©tait pas moins trĂšs grand, aggravĂ© d’ailleurs par l’ennui que sa fille, retenue Ă  Combray que la jeune Parisienne appelait maintenant la cambrousse » et oĂč elle se sentait devenir pĂ©trousse », ne pĂ»t vraisemblablement revenir pour la cĂ©rĂ©monie mortuaire que Françoise sentait devoir ĂȘtre quelque chose de superbe. Sachant que nous nous Ă©panchions peu, elle avait Ă  tout hasard convoquĂ© d’avance Jupien pour tous les soirs de la semaine. Elle savait qu’il ne serait pas libre Ă  l’heure de l’enterrement. Elle voulait du moins, au retour, le lui raconter ». Depuis plusieurs nuits mon pĂšre, mon grand-pĂšre, un de nos cousins veillaient et ne sortaient plus de la maison. Leur dĂ©vouement continu finissait par prendre un masque d’indiffĂ©rence, et l’interminable oisivetĂ© autour de cette agonie leur faisait tenir ces mĂȘmes propos qui sont insĂ©parables d’un sĂ©jour prolongĂ© dans un wagon de chemin de fer. D’ailleurs ce cousin le neveu de ma grand’tante excitait chez moi autant d’antipathie qu’il mĂ©ritait et obtenait gĂ©nĂ©ralement d’estime. On le trouvait » toujours dans les circonstances graves, et il Ă©tait si assidu auprĂšs des mourants que les familles, prĂ©tendant qu’il Ă©tait dĂ©licat de santĂ©, malgrĂ© son apparence robuste, sa voix de basse-taille et sa barbe de sapeur, le conjuraient toujours avec les pĂ©riphrases d’usage de ne pas venir Ă  l’enterrement. Je savais d’avance que maman, qui pensait aux autres au milieu de la plus immense douleur, lui dirait sous une tout autre forme ce qu’il avait l’habitude de s’entendre toujours dire — Promettez-moi que vous ne viendrez pas demain ». Faites-le pour elle ». Au moins n’allez pas lĂ -bas ». Elle vous avait demandĂ© de ne pas venir. Rien n’y faisait ; il Ă©tait toujours le premier Ă  la maison », Ă  cause de quoi on lui avait donnĂ©, dans un autre milieu, le surnom, que nous ignorions, de ni fleurs ni couronnes ». Et avant d’aller Ă  tout », il avait toujours pensĂ© Ă  tout », ce qui lui valait ces mots Vous, on ne vous dit pas merci. » — Quoi ? demanda d’une voix forte mon grand-pĂšre qui Ă©tait devenu un peu sourd et qui n’avait pas entendu quelque chose que mon cousin venait de dire Ă  mon pĂšre. — Rien, rĂ©pondit le cousin. Je disais seulement que j’avais reçu ce matin une lettre de Combray oĂč il fait un temps Ă©pouvantable et ici un soleil trop chaud. — Et pourtant le baromĂštre est trĂšs bas, dit mon pĂšre. — OĂč ça dites-vous qu’il fait mauvais temps ? demanda mon grand-pĂšre. — À Combray. — Ah ! cela ne m’étonne pas, chaque fois qu’il fait mauvais ici il fait beau Ă  Combray, et vice versa. Mon Dieu ! vous parlez de Combray a-t-on pensĂ© Ă  prĂ©venir Legrandin ? — Oui, ne vous tourmentez pas, c’est fait, dit mon cousin dont les joues bronzĂ©es par une barbe trop forte sourirent imperceptiblement de la satisfaction d’y avoir pensĂ©. À ce moment, mon pĂšre se prĂ©cipita, je crus qu’il y avait du mieux ou du pire. C’était seulement le docteur Dieulafoy qui venait d’arriver. Mon pĂšre alla le recevoir dans le salon voisin, comme l’acteur qui doit venir jouer. On l’avait fait demander non pour soigner, mais pour constater, en espĂšce de notaire. Le docteur Dieulafoy a pu en effet ĂȘtre un grand mĂ©decin, un professeur merveilleux ; Ă  ces rĂŽles divers oĂč il excella, il en joignait un autre dans lequel il fut pendant quarante ans sans rival, un rĂŽle aussi original que le raisonneur, le scaramouche ou le pĂšre noble, et qui Ă©tait de venir constater l’agonie ou la mort. Son nom dĂ©jĂ  prĂ©sageait la dignitĂ© avec laquelle il tiendrait l’emploi, et quand la servante disait M. Dieulafoy, on se croyait chez MoliĂšre. À la dignitĂ© de l’attitude concourait sans se laisser voir la souplesse d’une taille charmante. Un visage en soi-mĂȘme trop beau Ă©tait amorti par la convenance Ă  des circonstances douloureuses. Dans sa noble redingote noire, le professeur entrait, triste sans affectation, ne donnait pas une seule condolĂ©ance qu’on eĂ»t pu croire feinte et ne commettait pas non plus la plus lĂ©gĂšre infraction au tact. Aux pieds d’un lit de mort, c’était lui et non le duc de Guermantes qui Ă©tait le grand seigneur. AprĂšs avoir regardĂ© ma grand’mĂšre sans la fatiguer, et avec un excĂšs de rĂ©serve qui Ă©tait une politesse au mĂ©decin traitant, il dit Ă  voix basse quelques mots Ă  mon pĂšre, s’inclina respectueusement devant ma mĂšre, Ă  qui je sentis que mon pĂšre se retenait pour ne pas dire Le professeur Dieulafoy ». Mais dĂ©jĂ  celui-ci avait dĂ©tournĂ© la tĂȘte, ne voulant pas importuner, et sortit de la plus belle façon du monde, en prenant simplement le cachet qu’on lui remit. Il n’avait pas eu l’air de le voir, et nous-mĂȘmes nous demandĂąmes un moment si nous le lui avions remis tant il avait mis de la souplesse d’un prestidigitateur Ă  le faire disparaĂźtre, sans pour cela perdre rien de sa gravitĂ© plutĂŽt accrue de grand consultant Ă  la longue redingote Ă  revers de soie, Ă  la belle tĂȘte pleine d’une noble commisĂ©ration. Sa lenteur et sa vivacitĂ© montraient que, si cent visites l’attendaient encore, il ne voulait pas avoir l’air pressĂ©. Car il Ă©tait le tact, l’intelligence et la bontĂ© mĂȘmes. Cet homme Ă©minent n’est plus. D’autres mĂ©decins, d’autres professeurs ont pu l’égaler, le dĂ©passer peut-ĂȘtre. Mais l’ emploi » oĂč son savoir, ses dons physiques, sa haute Ă©ducation le faisaient triompher, n’existe plus, faute de successeurs qui aient su le tenir. Maman n’avait mĂȘme pas aperçu M. Dieulafoy, tout ce qui n’était pas ma grand’mĂšre n’existant pas. Je me souviens et j’anticipe ici qu’au cimetiĂšre, oĂč on la vit, comme une apparition surnaturelle, s’approcher timidement de la tombe et semblant regarder un ĂȘtre envolĂ© qui Ă©tait dĂ©jĂ  loin d’elle, mon pĂšre lui ayant dit Le pĂšre Norpois est venu Ă  la maison, Ă  l’église, au cimetiĂšre, il a manquĂ© une commission trĂšs importante pour lui, tu devrais lui dire un mot, cela le toucherait beaucoup », ma mĂšre, quand l’ambassadeur s’inclina vers elle, ne put que pencher avec douceur son visage qui n’avait pas pleurĂ©. Deux jours plus tĂŽt — et pour anticiper encore avant de revenir Ă  l’instant mĂȘme auprĂšs du lit oĂč la malade agonisait — pendant qu’on veillait ma grand’mĂšre morte, Françoise, qui, ne niant pas absolument les revenants, s’effrayait au moindre bruit, disait Il me semble que c’est elle. » Mais au lieu d’effroi, c’était une douceur infinie que ces mots Ă©veillĂšrent chez ma mĂšre qui aurait tant voulu que les morts revinssent, pour avoir quelquefois sa mĂšre auprĂšs d’elle. Pour revenir maintenant Ă  ces heures de l’agonie — Vous savez ce que ses sƓurs nous ont tĂ©lĂ©graphiĂ© ? demanda mon grand-pĂšre Ă  mon cousin. — Oui, Beethoven, on m’a dit ; c’est Ă  encadrer, cela ne m’étonne pas. — Ma pauvre femme qui les aimait tant, dit mon grand-pĂšre en essuyant une larme. Il ne faut pas leur en vouloir. Elles sont folles Ă  lier, je l’ai toujours dit. Qu’est-ce qu’il y a, on ne donne plus d’oxygĂšne ? Ma mĂšre dit — Mais, alors, maman va recommencer Ă  mal respirer. Le mĂ©decin rĂ©pondit — Oh ! non, l’effet de l’oxygĂšne durera encore un bon moment, nous recommencerons tout Ă  l’heure. Il me semblait qu’on n’aurait pas dit cela pour une mourante ; que, si ce bon effet devait durer, c’est qu’on pouvait quelque chose sur sa vie. Le sifflement de l’oxygĂšne cessa pendant quelques instants. Mais la plainte heureuse de la respiration jaillissait toujours, lĂ©gĂšre, tourmentĂ©e, inachevĂ©e, sans cesse recommençante. Par moments, il semblait que tout fĂ»t fini, le souffle s’arrĂȘtait, soit par ces mĂȘmes changements d’octaves qu’il y a dans la respiration d’un dormeur, soit par une intermittence naturelle, un effet de l’anesthĂ©sie, le progrĂšs de l’asphyxie, quelque dĂ©faillance du cƓur. Le mĂ©decin reprit le pouls de ma grand’mĂšre, mais dĂ©jĂ , comme si un affluent venait apporter son tribut au courant assĂ©chĂ©, un nouveau chant s’embranchait Ă  la phrase interrompue. Et celle-ci reprenait Ă  un autre diapason, avec le mĂȘme Ă©lan inĂ©puisable. Qui sait si, sans mĂȘme que ma grand’mĂšre en eĂ»t conscience, tant d’états heureux et tendres comprimĂ©s par la souffrance ne s’échappaient pas d’elle maintenant comme ces gaz plus lĂ©gers qu’on refoula longtemps ? On aurait dit que tout ce qu’elle avait Ă  nous dire s’épanchait, que c’était Ă  nous qu’elle s’adressait avec cette prolixitĂ©, cet empressement, cette effusion. Au pied du lit, convulsĂ©e par tous les souffles de cette agonie, ne pleurant pas mais par moments trempĂ©e de larmes, ma mĂšre avait la dĂ©solation sans pensĂ©e d’un feuillage que cingle la pluie et retourne le vent. On me fit m’essuyer les yeux avant que j’allasse embrasser ma grand’mĂšre. — Mais je croyais qu’elle ne voyait plus, dit mon pĂšre. — On ne peut jamais savoir, rĂ©pondit le docteur. Quand mes lĂšvres la touchĂšrent, les mains de ma grand’mĂšre s’agitĂšrent, elle fut parcourue tout entiĂšre d’un long frisson, soit rĂ©flexe, soit que certaines tendresses aient leur hyperesthĂ©sie qui reconnaĂźt Ă  travers le voile de l’inconscience ce qu’elles n’ont presque pas besoin des sens pour chĂ©rir. Tout d’un coup ma grand’mĂšre se dressa Ă  demi, fit un effort violent, comme quelqu’un qui dĂ©fend sa vie. Françoise ne put rĂ©sister Ă  cette vue et Ă©clata en sanglots. Me rappelant ce que le mĂ©decin avait dit, je voulus la faire sortir de la chambre. À ce moment, ma grand’mĂšre ouvrit les yeux. Je me prĂ©cipitai sur Françoise pour cacher ses pleurs, pendant que mes parents parleraient Ă  la malade. Le bruit de l’oxygĂšne s’était tu, le mĂ©decin s’éloigna du lit. Ma grand’mĂšre Ă©tait morte. Quelques heures plus tard, Françoise put une derniĂšre fois et sans les faire souffrir peigner ces beaux cheveux qui grisonnaient seulement et jusqu’ici avaient semblĂ© ĂȘtre moins ĂągĂ©s qu’elle. Mais maintenant, au contraire, ils Ă©taient seuls Ă  imposer la couronne de la vieillesse sur le visage redevenu jeune d’oĂč avaient disparu les rides, les contractions, les empĂątements, les tensions, les flĂ©chissements que, depuis tant d’annĂ©es, lui avait ajoutĂ©s la souffrance. Comme au temps lointain oĂč ses parents lui avaient choisi un Ă©poux, elle avait les traits dĂ©licatement tracĂ©s par la puretĂ© et la soumission, les joues brillantes d’une chaste espĂ©rance, d’un rĂȘve de bonheur, mĂȘme d’une innocente gaietĂ©, que les annĂ©es avaient peu Ă  peu dĂ©truits. La vie en se retirant venait d’emporter les dĂ©sillusions de la vie. Un sourire semblait posĂ© sur les lĂšvres de ma grand’mĂšre. Sur ce lit funĂšbre, la mort, comme le sculpteur du moyen Ăąge, l’avait couchĂ©e sous l’apparence d’une jeune fille. CHAPITRE DEUXIÈMEVISITE D’ALBERTINE. PERSPECTIVE D’UN RICHE MARIAGE POUR QUELQUES AMIS DE SAINT-LOUP. L’ESPRIT DES GUERMANTES DEVANT LA PRINCESSE DE PARME. ÉTRANGE VISITE À M. DE CHARLUS. JE COMPRENDS DE MOINS EN MOINS SON CARACTÈRE. LES SOULIERS ROUGES DE LA DUCHESSE. Bien que ce fĂ»t simplement un dimanche d’automne, je venais de renaĂźtre, l’existence Ă©tait intacte devant moi, car dans la matinĂ©e, aprĂšs une sĂ©rie de jours doux, il avait fait un brouillard froid qui ne s’était levĂ© que vers midi. Or, un changement de temps suffit Ă  recrĂ©er le monde et nous-mĂȘme. Jadis, quand le vent soufflait dans ma cheminĂ©e, j’écoutais les coups qu’il frappait contre la trappe avec autant d’émotion que si, pareils aux fameux coups d’archet par lesquels dĂ©bute la Symphonie en ut mineur, ils avaient Ă©tĂ© les appels irrĂ©sistibles d’un mystĂ©rieux destin. Tout changement Ă  vue de la nature nous offre une transformation semblable, en adaptant au mode nouveau des choses nos dĂ©sirs harmonisĂ©s. La brume, dĂšs le rĂ©veil, avait fait de moi, au lieu de l’ĂȘtre centrifuge qu’on est par les beaux jours, un homme repliĂ©, dĂ©sireux du coin du feu et du lit partagĂ©, Adam frileux en quĂȘte d’une Ève sĂ©dentaire, dans ce monde diffĂ©rent. Entre la couleur grise et douce d’une campagne matinale et le goĂ»t d’une tasse de chocolat, je faisais tenir toute l’originalitĂ© de la vie physique, intellectuelle et morale que j’avais apportĂ©e une annĂ©e environ auparavant Ă  DonciĂšres, et qui, blasonnĂ©e de la forme oblongue d’une colline pelĂ©e — toujours prĂ©sente mĂȘme quand elle Ă©tait invisible — formait en moi une sĂ©rie de plaisirs entiĂšrement distincts de tous autres, indicibles Ă  des amis en ce sens que les impressions richement tissĂ©es les unes dans les autres qui les orchestraient les caractĂ©risaient bien plus pour moi et Ă  mon insu que les faits que j’aurais pu raconter. À ce point de vue le monde nouveau dans lequel le brouillard de ce matin m’avait plongĂ© Ă©tait un monde dĂ©jĂ  connu de moi ce qui ne lui donnait que plus de vĂ©ritĂ©, et oubliĂ© depuis quelque temps ce qui lui rendait toute sa fraĂźcheur. Et je pus regarder quelques-uns des tableaux de bruine que ma mĂ©moire avait acquis, notamment des Matin Ă  DonciĂšres », soit le premier jour au quartier, soit, une autre fois, dans un chĂąteau voisin oĂč Saint-Loup m’avait emmenĂ© passer vingt-quatre heures, de la fenĂȘtre dont j’avais soulevĂ© les rideaux Ă  l’aube, avant de me recoucher, dans le premier un cavalier, dans le second Ă  la mince lisiĂšre d’un Ă©tang et d’un bois dont tout le reste Ă©tait englouti dans la douceur uniforme et liquide de la brume un cocher en train d’astiquer une courroie, m’étaient apparus comme ces rares personnages, Ă  peine distincts pour l’Ɠil obligĂ© de s’adapter au vague mystĂ©rieux des pĂ©nombres, qui Ă©mergent d’une fresque effacĂ©e. C’est de mon lit que je regardais aujourd’hui ces souvenirs, car je m’étais recouchĂ© pour attendre le moment oĂč, profitant de l’absence de mes parents, partis pour quelques jours Ă  Combray, je comptais ce soir mĂȘme aller entendre une petite piĂšce qu’on jouait chez Mme de Villeparisis. Eux revenus, je n’aurais peut-ĂȘtre osĂ© le faire ; ma mĂšre, dans les scrupules de son respect pour le souvenir de ma grand’mĂšre, voulait que les marques de regret qui lui Ă©taient donnĂ©es le fussent librement, sincĂšrement ; elle ne m’aurait pas dĂ©fendu cette sortie, elle l’eĂ»t dĂ©sapprouvĂ©e. De Combray au contraire, consultĂ©e, elle ne m’eĂ»t pas rĂ©pondu par un triste Fais ce que tu veux, tu es assez grand pour savoir ce que tu dois faire », mais se reprochant de m’avoir laissĂ© seul Ă  Paris, et jugeant mon chagrin d’aprĂšs le sien, elle eĂ»t souhaitĂ© pour lui des distractions qu’elle se fĂ»t refusĂ©es Ă  elle-mĂȘme et qu’elle se persuadait que ma grand’mĂšre, soucieuse avant tout de ma santĂ© et de mon Ă©quilibre nerveux, m’eĂ»t conseillĂ©es. Depuis le matin on avait allumĂ© le nouveau calorifĂšre Ă  eau. Son bruit dĂ©sagrĂ©able, qui poussait de temps Ă  autre une sorte de hoquet, n’avait aucun rapport avec mes souvenirs de DonciĂšres. Mais sa rencontre prolongĂ©e avec eux en moi, cet aprĂšs-midi, allait lui faire contracter avec eux une affinitĂ© telle que, chaque fois que un peu dĂ©shabituĂ© de lui j’entendrais de nouveau le chauffage central, il me les rappellerait. Il n’y avait Ă  la maison que Françoise. Le jour gris, tombant comme une pluie fine, tissait sans arrĂȘt de transparents filets dans lesquels les promeneurs dominicaux semblaient s’argenter. J’avais rejetĂ© Ă  mes pieds le Figaro que tous les jours je faisais acheter consciencieusement depuis que j’y avais envoyĂ© un article qui n’y avait pas paru ; malgrĂ© l’absence de soleil, l’intensitĂ© du jour m’indiquait que nous n’étions encore qu’au milieu de l’aprĂšs-midi. Les rideaux de tulle de la fenĂȘtre, vaporeux et friables comme ils n’auraient pas Ă©tĂ© par un beau temps, avaient ce mĂȘme mĂ©lange de douceur et de cassant qu’ont les ailes de libellules et les verres de Venise. Il me pesait d’autant plus d’ĂȘtre seul ce dimanche-lĂ  que j’avais fait porter le matin une lettre Ă  Mlle de Stermaria. Robert de Saint-Loup, que sa mĂšre avait rĂ©ussi Ă  faire rompre, aprĂšs de douloureuses tentatives avortĂ©es, avec sa maĂźtresse, et qui depuis ce moment avait Ă©tĂ© envoyĂ© au Maroc pour oublier celle qu’il n’aimait dĂ©jĂ  plus depuis quelque temps, m’avait Ă©crit un mot, reçu la veille, oĂč il m’annonçait sa prochaine arrivĂ©e en France pour un congĂ© trĂšs court. Comme il ne ferait que toucher barre Ă  Paris oĂč sa famille craignait sans doute de le voir renouer avec Rachel, il m’avertissait, pour me montrer qu’il avait pensĂ© Ă  moi, qu’il avait rencontrĂ© Ă  Tanger Mlle ou plutĂŽt Mme de Stermaria, car elle avait divorcĂ© aprĂšs trois mois de mariage. Et Robert se souvenant de ce que je lui avais dit Ă  Balbec avait demandĂ© de ma part un rendez-vous Ă  la jeune femme. Elle dĂźnerait trĂšs volontiers avec moi, lui avait-elle rĂ©pondu, un des jours que, avant de regagner la Bretagne, elle passerait Ă  Paris. Il me disait de me hĂąter d’écrire Ă  Mme de Stermaria, car elle Ă©tait certainement arrivĂ©e. La lettre de Saint-Loup ne m’avait pas Ă©tonnĂ©, bien que je n’eusse pas reçu de nouvelles de lui depuis qu’au moment de la maladie de ma grand’mĂšre il m’eĂ»t accusĂ© de perfidie et de trahison. J’avais trĂšs bien compris alors ce qui s’était passĂ©. Rachel, qui aimait Ă  exciter sa jalousie — elle avait des raisons accessoires aussi de m’en vouloir — avait persuadĂ© Ă  son amant que j’avais fait des tentatives sournoises pour avoir, pendant l’absence de Robert, des relations avec elle. Il est probable qu’il continuait Ă  croire que c’était vrai, mais il avait cessĂ© d’ĂȘtre Ă©pris d’elle, de sorte que, vrai ou non, ce lui Ă©tait devenu parfaitement Ă©gal et que notre amitiĂ© seule subsistait. Quand, une fois que je l’eus revu, je voulus essayer de lui parler de ses reproches, il eut seulement un bon et tendre sourire par lequel il avait l’air de s’excuser, puis il changea de conversation. Ce n’est pas qu’il ne dĂ»t un peu plus tard, Ă  Paris, revoir quelquefois Rachel. Les crĂ©atures qui ont jouĂ© un grand rĂŽle dans notre vie, il est rare qu’elles en sortent tout d’un coup d’une façon dĂ©finitive. Elles reviennent s’y poser par moments au point que certains croient Ă  un recommencement d’amour avant de la quitter Ă  jamais. La rupture de Saint-Loup avec Rachel lui Ă©tait trĂšs vite devenue moins douloureuse, grĂące au plaisir apaisant que lui apportaient les incessantes demandes d’argent de son amie. La jalousie, qui prolonge l’amour, ne peut pas contenir beaucoup plus de choses que les autres formes de l’imagination. Si l’on emporte, quand on part en voyage, trois ou quatre images qui du reste se perdront en route les lys et les anĂ©mones du Ponte Vecchio, l’église persane dans les brumes, etc., la malle est dĂ©jĂ  bien pleine. Quand on quitte une maĂźtresse, on voudrait bien, jusqu’à ce qu’on l’ait un peu oubliĂ©e, qu’elle ne devĂźnt pas la possession de trois ou quatre entreteneurs possibles et qu’on se figure, c’est-Ă -dire dont on est jaloux tous ceux qu’on ne se figure pas ne sont rien. Or, les demandes d’argent frĂ©quentes d’une maĂźtresse quittĂ©e ne vous donnent pas plus une idĂ©e complĂšte de sa vie que des feuilles de tempĂ©rature Ă©levĂ©e ne donneraient de sa maladie. Mais les secondes seraient tout de mĂȘme un signe qu’elle est malade et les premiĂšres fournissent une prĂ©somption, assez vague il est vrai, que la dĂ©laissĂ©e ou dĂ©laisseuse n’a pas dĂ» trouver grand’chose comme riche protecteur. Aussi chaque demande est-elle accueillie avec la joie que produit une accalmie dans la souffrance du jaloux, et suivie immĂ©diatement d’envois d’argent, car on veut qu’elle ne manque de rien, sauf d’amants d’un des trois amants qu’on se figure, le temps de se rĂ©tablir un peu soi-mĂȘme et de pouvoir apprendre sans faiblesse le nom du successeur. Quelquefois Rachel revint assez tard dans la soirĂ©e pour demander Ă  son ancien amant la permission de dormir Ă  cĂŽtĂ© de lui jusqu’au matin. C’était une grande douceur pour Robert, car il se rendait compte combien ils avaient tout de mĂȘme vĂ©cu intimement ensemble, rien qu’à voir que, mĂȘme s’il prenait Ă  lui seul une grande moitiĂ© du lit, il ne la dĂ©rangeait en rien pour dormir. Il comprenait qu’elle Ă©tait prĂšs de son corps, plus commodĂ©ment qu’elle n’eĂ»t Ă©tĂ© ailleurs, qu’elle se retrouvait Ă  son cĂŽtĂ© — fĂ»t-ce Ă  l’hĂŽtel — comme dans une chambre anciennement connue oĂč l’on a ses habitudes, oĂč on dort mieux. Il sentait que ses Ă©paules, ses jambes, tout lui, Ă©taient pour elle, mĂȘme quand il remuait trop par insomnie ou travail Ă  faire, de ces choses si parfaitement usuelles qu’elles ne peuvent gĂȘner et que leur perception ajoute encore Ă  la sensation du repos. Pour revenir en arriĂšre, j’avais Ă©tĂ© d’autant plus troublĂ© par la lettre de Robert que je lisais entre les lignes ce qu’il n’avait pas osĂ© Ă©crire plus explicitement. Tu peux trĂšs bien l’inviter en cabinet particulier, me disait-il. C’est une jeune personne charmante, d’un dĂ©licieux caractĂšre, vous vous entendrez parfaitement et je suis certain d’avance que tu passeras une trĂšs bonne soirĂ©e. » Comme mes parents rentraient Ă  la fin de la semaine, samedi ou dimanche, et qu’aprĂšs je serais forcĂ© de dĂźner tous les soirs Ă  la maison, j’avais aussitĂŽt Ă©crit Ă  Mme de Stermaria pour lui proposer le jour qu’elle voudrait, jusqu’à vendredi. On avait rĂ©pondu que j’aurais une lettre, vers huit heures, ce soir mĂȘme. Je l’aurais atteint assez vite si j’avais eu pendant l’aprĂšs-midi qui me sĂ©parait de lui le secours d’une visite. Quand les heures s’enveloppent de causeries, on ne peut plus les mesurer, mĂȘme les voir, elles s’évanouissent, et tout d’un coup c’est bien loin du point oĂč il vous avait Ă©chappĂ© que reparaĂźt devant votre attention le temps agile et escamotĂ©. Mais si nous sommes seuls, la prĂ©occupation, en ramenant devant nous le moment encore Ă©loignĂ© et sans cesse attendu, avec la frĂ©quence et l’uniformitĂ© d’un tic tac, divise ou plutĂŽt multiplie les heures par toutes les minutes qu’entre amis nous n’aurions pas comptĂ©es. Et confrontĂ©e, par le retour incessant de mon dĂ©sir, Ă  l’ardent plaisir que je goĂ»terais dans quelques jours seulement, hĂ©las ! avec Mme de Stermaria, cette aprĂšs-midi, que j’allais achever seul, me paraissait bien vide et bien mĂ©lancolique. Par moments, j’entendais le bruit de l’ascenseur qui montait, mais il Ă©tait suivi d’un second bruit, non celui que j’espĂ©rais l’arrĂȘt Ă  mon Ă©tage, mais d’un autre fort diffĂ©rent que l’ascenseur faisait pour continuer sa route Ă©lancĂ©e vers les Ă©tages supĂ©rieurs et qui, parce qu’il signifia si souvent la dĂ©sertion du mien quand j’attendais une visite, est restĂ© pour moi plus tard, mĂȘme quand je n’en dĂ©sirais plus aucune, un bruit par lui-mĂȘme douloureux, oĂč rĂ©sonnait comme une sentence d’abandon. Lasse, rĂ©signĂ©e, occupĂ©e pour plusieurs heures encore Ă  sa tĂąche immĂ©moriale, la grise journĂ©e filait sa passementerie de nacre et je m’attristais de penser que j’allais rester seul en tĂȘte Ă  tĂȘte avec elle qui ne me connaissait pas plus qu’une ouvriĂšre qui, installĂ©e prĂšs de la fenĂȘtre pour voir plus clair en faisant sa besogne, ne s’occupe nullement de la personne prĂ©sente dans la chambre. Tout d’un coup, sans que j’eusse entendu sonner, Françoise vint ouvrir la porte, introduisant Albertine qui entra souriante, silencieuse, replĂšte, contenant dans la plĂ©nitude de son corps, prĂ©parĂ©s pour que je continuasse Ă  les vivre, venus vers moi, les jours passĂ©s dans ce Balbec oĂč je n’étais jamais retournĂ©. Sans doute, chaque fois que nous revoyons une personne avec qui nos rapports — si insignifiants soient-ils — se trouvent changĂ©s, c’est comme une confrontation de deux Ă©poques. Il n’y a pas besoin pour cela qu’une ancienne maĂźtresse vienne nous voir en amie, il suffit de la visite Ă  Paris de quelqu’un que nous avons connu dans l’au-jour-le-jour d’un certain genre de vie, et que cette vie ait cessĂ©, fĂ»t-ce depuis une semaine seulement. Sur chaque trait rieur, interrogatif et gĂȘnĂ© du visage d’Albertine, je pouvais Ă©peler ces questions Et Madame de Villeparisis ? Et le maĂźtre de danse ? Et le pĂątissier ? » Quand elle s’assit, son dos eut l’air de dire Dame, il n’y a pas de falaise ici, vous permettez que je m’asseye tout de mĂȘme prĂšs de vous, comme j’aurais fait Ă  Balbec ? » Elle semblait une magicienne me prĂ©sentant un miroir du Temps. En cela elle Ă©tait pareille Ă  tous ceux que nous revoyons rarement, mais qui jadis vĂ©curent plus intimement avec nous. Mais avec Albertine il n’y avait que cela. Certes, mĂȘme Ă  Balbec, dans nos rencontres quotidiennes j’étais toujours surpris en l’apercevant tant elle Ă©tait journaliĂšre. Mais maintenant on avait peine Ă  la reconnaĂźtre. DĂ©gagĂ©s de la vapeur rose qui les baignait, ses traits avaient sailli comme une statue. Elle avait un autre visage, ou plutĂŽt elle avait enfin un visage ; son corps avait grandi. Il ne restait presque plus rien de la gaine oĂč elle avait Ă©tĂ© enveloppĂ©e et sur la surface de laquelle Ă  Balbec sa forme future se dessinait Ă  peine. Albertine, cette fois, rentrait Ă  Paris plus tĂŽt que de coutume. D’ordinaire elle n’y arrivait qu’au printemps, de sorte que, dĂ©jĂ  troublĂ© depuis quelques semaines par les orages sur les premiĂšres fleurs, je ne sĂ©parais pas, dans le plaisir que j’avais, le retour d’Albertine et celui de la belle saison. Il suffisait qu’on me dise qu’elle Ă©tait Ă  Paris et qu’elle Ă©tait passĂ©e chez moi pour que je la revisse comme une rose au bord de la mer. Je ne sais trop si c’était le dĂ©sir de Balbec ou d’elle qui s’emparait de moi alors, peut-ĂȘtre le dĂ©sir d’elle Ă©tant lui-mĂȘme une forme paresseuse, lĂąche et incomplĂšte de possĂ©der Balbec, comme si possĂ©der matĂ©riellement une chose, faire sa rĂ©sidence d’une ville, Ă©quivalait Ă  la possĂ©der spirituellement. Et d’ailleurs, mĂȘme matĂ©riellement, quand elle Ă©tait non plus balancĂ©e par mon imagination devant l’horizon marin, mais immobile auprĂšs de moi, elle me semblait souvent une bien pauvre rose devant laquelle j’aurais bien voulu fermer les yeux pour ne pas voir tel dĂ©faut des pĂ©tales et pour croire que je respirais sur la plage. Je peux le dire ici, bien que je ne susse pas alors ce qui ne devait arriver que dans la suite. Certes, il est plus raisonnable de sacrifier sa vie aux femmes qu’aux timbres-poste, aux vieilles tabatiĂšres, mĂȘme aux tableaux et aux statues. Seulement l’exemple des autres collections devrait nous avertir de changer, de n’avoir pas une seule femme, mais beaucoup. Ces mĂ©langes charmants qu’une jeune fille fait avec une plage, avec la chevelure tressĂ©e d’une statue d’église, avec une estampe, avec tout ce Ă  cause de quoi on aime en l’une d’elles, chaque fois qu’elle entre, un tableau charmant, ces mĂ©langes ne sont pas trĂšs stables. Vivez tout Ă  fait avec la femme et vous ne verrez plus rien de ce qui vous l’a fait aimer ; certes les deux Ă©lĂ©ments dĂ©sunis, la jalousie peut Ă  nouveau les rejoindre. Si aprĂšs un long temps de vie commune je devais finir par ne plus voir en Albertine qu’une femme ordinaire, quelque intrigue d’elle avec un ĂȘtre qu’elle eĂ»t aimĂ© Ă  Balbec eĂ»t peut-ĂȘtre suffi pour rĂ©incorporer en elle et amalgamer la plage et le dĂ©ferlement du flot. Seulement ces mĂ©langes secondaires ne ravissant plus nos yeux, c’est Ă  notre cƓur qu’ils sont sensibles et funestes. On ne peut sous une forme si dangereuse trouver souhaitable le renouvellement du miracle. Mais j’anticipe les annĂ©es. Et je dois seulement ici regretter de n’ĂȘtre pas restĂ© assez sage pour avoir eu simplement ma collection de femmes comme on a des lorgnettes anciennes, jamais assez nombreuses derriĂšre une vitrine oĂč toujours une place vide attend une lorgnette nouvelle et plus rare. Contrairement Ă  l’ordre habituel de ses villĂ©giatures, cette annĂ©e elle venait directement de Balbec et encore y Ă©tait-elle restĂ©e bien moins tard que d’habitude. Il y avait longtemps que je ne l’avais vue. Et comme je ne connaissais pas, mĂȘme de nom, les personnes qu’elle frĂ©quentait Ă  Paris, je ne savais rien d’elle pendant les pĂ©riodes oĂč elle restait sans venir me voir. Celles-ci Ă©taient souvent assez longues. Puis, un beau jour, surgissait brusquement Albertine dont les roses apparitions et les silencieuses visites me renseignaient assez peu sur ce qu’elle avait pu faire dans leur intervalle, qui restait plongĂ© dans cette obscuritĂ© de sa vie que mes yeux ne se souciaient guĂšre de percer. Cette fois-ci pourtant, certains signes semblaient indiquer que des choses nouvelles avaient dĂ» se passer dans cette vie. Mais il fallait peut-ĂȘtre tout simplement induire d’eux qu’on change trĂšs vite Ă  l’ñge qu’avait Albertine. Par exemple, son intelligence se montrait mieux, et quand je lui reparlai du jour oĂč elle avait mis tant d’ardeur Ă  imposer son idĂ©e de faire Ă©crire par Sophocle Mon cher Racine », elle fut la premiĂšre Ă  rire de bon cƓur. C’est AndrĂ©e qui avait raison, j’étais stupide, dit-elle, il fallait que Sophocle Ă©crive Monsieur ». Je lui rĂ©pondis que le monsieur » et le cher monsieur » d’AndrĂ©e n’étaient pas moins comiques que son mon cher Racine » Ă  elle et le mon cher ami » de GisĂšle, mais qu’il n’y avait, au fond, de stupides que des professeurs faisant encore adresser par Sophocle une lettre Ă  Racine. LĂ , Albertine ne me suivit plus. Elle ne voyait pas ce que cela avait de bĂȘte ; son intelligence s’entr’ouvrait, mais n’était pas dĂ©veloppĂ©e. Il y avait des nouveautĂ©s plus attirantes en elle ; je sentais, dans la mĂȘme jolie fille qui venait de s’asseoir prĂšs de mon lit, quelque chose de diffĂ©rent ; et dans ces lignes qui dans le regard et les traits du visage expriment la volontĂ© habituelle, un changement de front, une demi-conversion comme si avaient Ă©tĂ© dĂ©truites ces rĂ©sistances contre lesquelles je m’étais brisĂ© Ă  Balbec, un soir dĂ©jĂ  lointain oĂč nous formions un couple symĂ©trique mais inverse de celui de l’aprĂšs-midi actuel, puisque alors c’était elle qui Ă©tait couchĂ©e et moi Ă  cĂŽtĂ© de son lit. Voulant et n’osant m’assurer si maintenant elle se laisserait embrasser, chaque fois qu’elle se levait pour partir, je lui demandais de rester encore. Ce n’était pas trĂšs facile Ă  obtenir, car bien qu’elle n’eĂ»t rien Ă  faire sans cela, elle eĂ»t bondi au dehors, elle Ă©tait une personne exacte et d’ailleurs peu aimable avec moi, ne semblant guĂšre se plaire dans ma compagnie. Pourtant chaque fois, aprĂšs avoir regardĂ© sa montre, elle se rasseyait Ă  ma priĂšre, de sorte qu’elle avait passĂ© plusieurs heures avec moi et sans que je lui eusse rien demandĂ© ; les phrases que je lui disais se rattachaient Ă  celles que je lui avais dites pendant les heures prĂ©cĂ©dentes, et ne rejoignaient en rien ce Ă  quoi je pensais, ce que je dĂ©sirais, lui restaient indĂ©finiment parallĂšles. Il n’y a rien comme le dĂ©sir pour empĂȘcher les choses qu’on dit d’avoir aucune ressemblance avec ce qu’on a dans la pensĂ©e. Le temps presse et pourtant il semble qu’on veuille gagner du temps en parlant de sujets absolument Ă©trangers Ă  celui qui nous prĂ©occupe. On cause, alors que la phrase qu’on voudrait prononcer serait dĂ©jĂ  accompagnĂ©e d’un geste, Ă  supposer mĂȘme que, pour se donner le plaisir de l’immĂ©diat et assouvir la curiositĂ© qu’on Ă©prouve Ă  l’égard des rĂ©actions qu’il amĂšnera sans mot dire, sans demander aucune permission, on n’ait pas fait ce geste. Certes je n’aimais nullement Albertine fille de la brume du dehors, elle pouvait seulement contenter le dĂ©sir imaginatif que le temps nouveau avait Ă©veillĂ© en moi et qui Ă©tait intermĂ©diaire entre les dĂ©sirs que peuvent satisfaire d’une part les arts de la cuisine et ceux de la sculpture monumentale, car il me faisait rĂȘver Ă  la fois de mĂȘler Ă  ma chair une matiĂšre diffĂ©rente et chaude, et d’attacher par quelque point Ă  mon corps Ă©tendu un corps divergent comme le corps d’Ève tenait Ă  peine par les pieds Ă  la hanche d’Adam, au corps duquel elle est presque perpendiculaire, dans ces bas-reliefs romans de la cathĂ©drale de Balbec qui figurent d’une façon si noble et si paisible, presque encore comme une frise antique, la crĂ©ation de la femme ; Dieu y est partout suivi, comme par deux ministres, de deux petits anges dans lesquels on reconnaĂźt — telles ces crĂ©atures ailĂ©es et tourbillonnantes de l’étĂ© que l’hiver a surprises et Ă©pargnĂ©es — des Amours d’Herculanum encore en vie en plein xiiie siĂšcle, et traĂźnant leur dernier vol, las mais ne manquant pas Ă  la grĂące qu’on peut attendre d’eux, sur toute la façade du porche. Or, ce plaisir, qui en accomplissant mon dĂ©sir m’eĂ»t dĂ©livrĂ© de cette rĂȘverie, et que j’eusse tout aussi volontiers cherchĂ© en n’importe quelle autre jolie femme, si l’on m’avait demandĂ© sur quoi — au cours de ce bavardage interminable oĂč je taisais Ă  Albertine la seule chose Ă  laquelle je pensasse — se basait mon hypothĂšse optimiste au sujet des complaisances possibles, j’aurais peut-ĂȘtre rĂ©pondu que cette hypothĂšse Ă©tait due tandis que les traits oubliĂ©s de la voix d’Albertine redessinaient pour moi le contour de sa personnalitĂ© Ă  l’apparition de certains mots qui ne faisaient pas partie de son vocabulaire, au moins dans l’acception qu’elle leur donnait maintenant. Comme elle me disait qu’Elstir Ă©tait bĂȘte et que je me rĂ©criais — Vous ne me comprenez pas, rĂ©pliqua-t-elle en souriant, je veux dire qu’il a Ă©tĂ© bĂȘte en cette circonstance, mais je sais parfaitement que c’est quelqu’un de tout Ă  fait distinguĂ©. De mĂȘme pour dire du golf de Fontainebleau qu’il Ă©tait Ă©lĂ©gant, elle dĂ©clara — C’est tout Ă  fait une sĂ©lection. À propos d’un duel que j’avais eu, elle me dit de mes tĂ©moins Ce sont des tĂ©moins de choix », et regardant ma figure avoua qu’elle aimerait me voir porter la moustache ». Elle alla mĂȘme, et mes chances me parurent alors trĂšs grandes, jusqu’à prononcer, terme que, je l’eusse jurĂ©, elle ignorait l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente, que depuis qu’elle avait vu GisĂšle il s’était passĂ© un certain laps de temps ». Ce n’est pas qu’Albertine ne possĂ©dĂąt dĂ©jĂ  quand j’étais Ă  Balbec un lot trĂšs sortable de ces expressions qui dĂ©cĂšlent immĂ©diatement qu’on est issu d’une famille aisĂ©e, et que d’annĂ©e en annĂ©e une mĂšre abandonne Ă  sa fille comme elle lui donne au fur et Ă  mesure qu’elle grandit, dans les circonstances importantes, ses propres bijoux. On avait senti qu’Albertine avait cessĂ© d’ĂȘtre une petite enfant quand un jour, pour remercier d’un cadeau qu’une Ă©trangĂšre lui avait fait, elle avait rĂ©pondu Je suis confuse. » Mme Bontemps n’avait pu s’empĂȘcher de regarder son mari, qui avait rĂ©pondu — Dame, elle va sur ses quatorze ans. La nubilitĂ© plus accentuĂ©e s’était marquĂ©e quand Albertine, parlant d’une jeune fille qui avait mauvaise façon, avait dit On ne peut mĂȘme pas distinguer si elle est jolie, elle a un pied de rouge sur la figure. » Enfin, quoique jeune fille encore, elle prenait dĂ©jĂ  des façons de femme de son milieu et de son rang en disant, si quelqu’un faisait des grimaces Je ne peux pas le voir parce que j’ai envie d’en faire aussi », ou si on s’amusait Ă  des imitations Le plus drĂŽle, quand vous la contrefaites, c’est que vous lui ressemblez. » Tout cela est tirĂ© du trĂ©sor social. Mais justement le milieu d’Albertine ne me paraissait pas pouvoir lui fournir distinguĂ© » dans le sens oĂč mon pĂšre disait de tel de ses collĂšgues qu’il ne connaissait pas encore et dont on lui vantait la grande intelligence Il paraĂźt que c’est quelqu’un de tout Ă  fait distinguĂ©. » SĂ©lection », mĂȘme pour le golf, me parut aussi incompatible avec la famille Simonet qu’il le serait, accompagnĂ© de l’adjectif naturel », avec un texte antĂ©rieur de plusieurs siĂšcles aux travaux de Darwin. Laps de temps » me sembla de meilleur augure encore. Enfin m’apparut l’évidence de bouleversements que je ne connaissais pas mais propres Ă  autoriser pour moi toutes les espĂ©rances, quand Albertine me dit, avec la satisfaction d’une personne dont l’opinion n’est pas indiffĂ©rente — C’est, Ă  mon sens, ce qui pouvait arriver de mieux
 J’estime que c’est la meilleure solution, la solution Ă©lĂ©gante. C’était si nouveau, si visiblement une alluvion laissant soupçonner de si capricieux dĂ©tours Ă  travers des terrains jadis inconnus d’elle que, dĂšs les mots Ă  mon sens », j’attirai Albertine, et Ă  j’estime » je l’assis sur mon lit. Sans doute il arrive que des femmes peu cultivĂ©es, Ă©pousant un homme fort lettrĂ©, reçoivent dans leur apport dotal de telles expressions. Et peu aprĂšs la mĂ©tamorphose qui suit la nuit de noces, quand elles font leurs visites et sont rĂ©servĂ©es avec leurs anciennes amies, on remarque avec Ă©tonnement qu’elles sont devenues femmes si, en dĂ©crĂ©tant qu’une personne est intelligente, elles mettent deux l au mot intelligente ; mais cela est justement le signe d’un changement, et il me semblait qu’il y avait un monde entre les expressions actuelles et le vocabulaire de l’Albertine que j’avais connue Ă  Balbec — celui oĂč les plus grandes hardiesses Ă©taient de dire d’une personne bizarre C’est un type », ou, si on proposait Ă  Albertine de jouer Je n’ai pas d’argent Ă  perdre », ou encore, si telle de ses amies lui faisait un reproche qu’elle ne trouvait pas justifiĂ© Ah ! vraiment, je te trouve magnifique ! », phrases dictĂ©es dans ces cas-lĂ  par une sorte de tradition bourgeoise presque aussi ancienne que le Magnificat lui-mĂȘme, et qu’une jeune fille un peu en colĂšre et sĂ»re de son droit emploie ce qu’on appelle tout naturellement », c’est-Ă -dire parce qu’elle les a apprises de sa mĂšre comme Ă  faire sa priĂšre ou Ă  saluer. Toutes celles-lĂ , Mme Bontemps les lui avait apprises en mĂȘme temps que la haine des Juifs et que l’estime pour le noir oĂč on est toujours convenable et comme il faut, mĂȘme sans que Mme Bontemps le lui eĂ»t formellement enseignĂ©, mais comme se modĂšle au gazouillement des parents chardonnerets celui des petits chardonnerets rĂ©cemment nĂ©s, de sorte qu’ils deviennent de vrais chardonnerets eux-mĂȘmes. MalgrĂ© tout, sĂ©lection » me parut allogĂšne et j’estime » encourageant. Albertine n’était plus la mĂȘme, donc elle n’agirait peut-ĂȘtre pas, ne rĂ©agirait pas de mĂȘme. Non seulement je n’avais plus d’amour pour elle, mais je n’avais mĂȘme plus Ă  craindre, comme j’aurais pu Ă  Balbec, de briser en elle une amitiĂ© pour moi qui n’existait plus. Il n’y avait aucun doute que je lui fusse depuis longtemps devenu fort indiffĂ©rent. Je me rendais compte que pour elle je ne faisais plus du tout partie de la petite bande » Ă  laquelle j’avais autrefois tant cherchĂ©, et j’avais ensuite Ă©tĂ© si heureux de rĂ©ussir Ă  ĂȘtre agrĂ©gĂ©. Puis comme elle n’avait mĂȘme plus, comme Ă  Balbec, un air de franchise et de bontĂ©, je n’éprouvais pas de grands scrupules ; pourtant je crois que ce qui me dĂ©cida fut une derniĂšre dĂ©couverte philologique. Comme, continuant Ă  ajouter un nouvel anneau Ă  la chaĂźne extĂ©rieure de propos sous laquelle je cachais mon dĂ©sir intime, je parlais, tout en ayant maintenant Albertine au coin de mon lit, d’une des filles de la petite bande, plus menue que les autres, mais que je trouvais tout de mĂȘme assez jolie Oui, me rĂ©pondit Albertine, elle a l’air d’une petite mousmĂ©. » De toute Ă©vidence, quand j’avais connu Albertine, le mot de mousmĂ© » lui Ă©tait inconnu. Il est vraisemblable que, si les choses eussent suivi leur cours normal, elle ne l’eĂ»t jamais appris, et je n’y aurais vu pour ma part aucun inconvĂ©nient car nul n’est plus horripilant. À l’entendre on se sent le mĂȘme mal de dents que si on a mis un trop gros morceau de glace dans sa bouche. Mais chez Albertine, jolie comme elle Ă©tait, mĂȘme mousmĂ© » ne pouvait m’ĂȘtre dĂ©plaisant. En revanche, il me parut rĂ©vĂ©lateur sinon d’une initiation extĂ©rieure, au moins d’une Ă©volution interne. Malheureusement il Ă©tait l’heure oĂč il eĂ»t fallu que je lui dise au revoir si je voulais qu’elle rentrĂąt Ă  temps pour son dĂźner et aussi que je me levasse assez tĂŽt pour le mien. C’était Françoise qui le prĂ©parait, elle n’aimait pas qu’il attendĂźt et devait dĂ©jĂ  trouver contraire Ă  un des articles de son code qu’Albertine, en l’absence de mes parents, m’eĂ»t fait une visite aussi prolongĂ©e et qui allait tout mettre en retard. Mais, devant mousmĂ© », ces raisons tombĂšrent et je me hĂątai de dire — Imaginez-vous que je ne suis pas chatouilleux du tout, vous pourriez me chatouiller pendant une heure que je ne le sentirais mĂȘme pas. — Vraiment ! — Je vous assure. Elle comprit sans doute que c’était l’expression maladroite d’un dĂ©sir, car comme quelqu’un qui vous offre une recommandation que vous n’osiez pas solliciter, mais dont vos paroles lui ont prouvĂ© qu’elle pouvait vous ĂȘtre utile — Voulez-vous que j’essaye ? dit-elle avec l’humilitĂ© de la femme. — Si vous voulez, mais alors ce serait plus commode que vous vous Ă©tendiez tout Ă  fait sur mon lit. — Comme cela ? — Non, enfoncez-vous. — Mais je ne suis pas trop lourde ? Comme elle finissait cette phrase la porte s’ouvrit, et Françoise portant une lampe entra. Albertine n’eut que le temps de se rasseoir sur la chaise. Peut-ĂȘtre Françoise avait-elle choisi cet instant pour nous confondre, Ă©tant Ă  Ă©couter Ă  la porte, ou mĂȘme Ă  regarder par le trou de la serrure. Mais je n’avais pas besoin de faire une telle supposition, elle avait pu dĂ©daigner de s’assurer par les yeux de ce que son instinct avait dĂ» suffisamment flairer, car Ă  force de vivre avec moi et mes parents, la crainte, la prudence, l’attention et la ruse avaient fini par lui donner de nous cette sorte de connaissance instinctive et presque divinatoire qu’a de la mer le matelot, du chasseur le gibier, et de la maladie, sinon le mĂ©decin, du moins souvent le malade. Tout ce qu’elle arrivait Ă  savoir aurait pu stupĂ©fier Ă  aussi bon droit que l’état avancĂ© de certaines connaissances chez les anciens, vu les moyens presque nuls d’information qu’ils possĂ©daient les siens n’étaient pas plus nombreux c’était quelques propos, formant Ă  peine le vingtiĂšme de notre conversation Ă  dĂźner, recueillis Ă  la volĂ©e par le maĂźtre d’hĂŽtel et inexactement transmis Ă  l’office. Encore ses erreurs tenaient-elles plutĂŽt, comme les leurs, comme les fables auxquelles Platon croyait, Ă  une fausse conception du monde et Ă  des idĂ©es prĂ©conçues qu’à l’insuffisance des ressources matĂ©rielles. C’est ainsi que, de nos jours encore, les plus grandes dĂ©couvertes dans les mƓurs des insectes ont pu ĂȘtre faites par un savant qui ne disposait d’aucun laboratoire, de nul appareil. Mais si les gĂȘnes qui rĂ©sultaient de sa position de domestique ne l’avaient pas empĂȘchĂ©e d’acquĂ©rir une science indispensable Ă  l’art qui en Ă©tait le terme — et qui consistait Ă  nous confondre en nous en communiquant les rĂ©sultats — la contrainte avait fait plus ; lĂ  l’entrave ne s’était pas contentĂ©e de ne pas paralyser l’essor, elle y avait puissamment aidĂ©. Sans doute Françoise ne nĂ©gligeait aucun adjuvant, celui de la diction et de l’attitude par exemple. Comme si elle ne croyait jamais ce que nous lui disions et que nous souhaitions qu’elle crĂ»t elle admettait sans l’ombre d’un doute ce que toute personne de sa condition lui racontait de plus absurde et qui pouvait en mĂȘme temps choquer nos idĂ©es, autant sa maniĂšre d’écouter nos assertions tĂ©moignait de son incrĂ©dulitĂ©, autant l’accent avec lequel elle rapportait car le discours indirect lui permettait de nous adresser les pires injures avec impunitĂ© le rĂ©cit d’une cuisiniĂšre qui lui avait racontĂ© qu’elle avait menacĂ© ses maĂźtres et en avait obtenu, en les traitant devant tout le monde de fumier », mille faveurs, montrait que c’était pour elle parole d’évangile. Françoise ajoutait mĂȘme Moi, si j’avais Ă©tĂ© patronne je me serais trouvĂ©e vexĂ©e. » Nous avions beau, malgrĂ© notre peu de sympathie originelle pour la dame du quatriĂšme, hausser les Ă©paules, comme Ă  une fable invraisemblable, Ă  ce rĂ©cit d’un si mauvais exemple, en le faisant, la narratrice savait prendre le cassant, le tranchant de la plus indiscutable et plus exaspĂ©rante affirmation. Mais surtout, comme les Ă©crivains arrivent souvent Ă  une puissance de concentration dont les eĂ»t dispensĂ©s le rĂ©gime de la libertĂ© politique ou de l’anarchie littĂ©raire, quand ils sont ligotĂ©s par la tyrannie d’un monarque ou d’une poĂ©tique, par les sĂ©vĂ©ritĂ©s des rĂšgles prosodiques ou d’une religion d’État, ainsi Françoise, ne pouvant nous rĂ©pondre d’une façon explicite, parlait comme TirĂ©sias et eĂ»t Ă©crit comme Tacite. Elle savait faire tenir tout ce qu’elle ne pouvait exprimer directement, dans une phrase que nous ne pouvions incriminer sans nous accuser, dans moins qu’une phrase mĂȘme, dans un silence, dans la maniĂšre dont elle plaçait un objet. Ainsi, quand il m’arrivait de laisser, par mĂ©garde, sur ma table, au milieu d’autres lettres, une certaine qu’il n’eĂ»t pas fallu qu’elle vĂźt, par exemple parce qu’il y Ă©tait parlĂ© d’elle avec une malveillance qui en supposait une aussi grande Ă  son Ă©gard chez le destinataire que chez l’expĂ©diteur, le soir, si je rentrais inquiet et allais droit Ă  ma chambre, sur mes lettres rangĂ©es bien en ordre en une pile parfaite, le document compromettant frappait tout d’abord mes yeux comme il n’avait pas pu ne pas frapper ceux de Françoise, placĂ© par elle tout en dessus, presque Ă  part, en une Ă©vidence qui Ă©tait un langage, avait son Ă©loquence, et dĂšs la porte me faisait tressaillir comme un cri. Elle excellait Ă  rĂ©gler ces mises en scĂšne destinĂ©es Ă  instruire si bien le spectateur, Françoise absente, qu’il savait dĂ©jĂ  qu’elle savait tout quand ensuite elle faisait son entrĂ©e. Elle avait, pour faire parler ainsi un objet inanimĂ©, l’art Ă  la fois gĂ©nial et patient d’Irving et de FrĂ©dĂ©ric LemaĂźtre. En ce moment, tenant au-dessus d’Albertine et de moi la lampe allumĂ©e qui ne laissait dans l’ombre aucune des dĂ©pressions encore visibles que le corps de la jeune fille avait creusĂ©es dans le couvre-pieds, Françoise avait l’air de la Justice Ă©clairant le Crime ». La figure d’Albertine ne perdait pas Ă  cet Ă©clairage. Il dĂ©couvrait sur les joues le mĂȘme vernis ensoleillĂ© qui m’avait charmĂ© Ă  Balbec. Ce visage d’Albertine, dont l’ensemble avait quelquefois, dehors, une espĂšce de pĂąleur blĂȘme, montrait, au contraire, au fur et Ă  mesure que la lampe les Ă©clairait, des surfaces si brillamment, si uniformĂ©ment colorĂ©es, si rĂ©sistantes et si lisses, qu’on aurait pu les comparer aux carnations soutenues de certaines fleurs. Surpris pourtant par l’entrĂ©e inattendue de Françoise, je m’écriai — Comment, dĂ©jĂ  la lampe ? Mon Dieu que cette lumiĂšre est vive ! Mon but Ă©tait sans doute par la seconde de ces phrases de dissimuler mon trouble, par la premiĂšre d’excuser mon retard. Françoise rĂ©pondit avec une ambiguĂŻtĂ© cruelle — Faut-il que j’éteinde ? — Teigne ? glissa Ă  mon oreille Albertine, me laissant charmĂ© par la vivacitĂ© familiĂšre avec laquelle, me prenant Ă  la fois pour maĂźtre et pour complice, elle insinua cette affirmation psychologique dans le ton interrogatif d’une question grammaticale. Quand Françoise fut sortie de la chambre et Albertine rassise sur mon lit — Savez-vous ce dont j’ai peur, lui dis-je, c’est que si nous continuons comme cela, je ne puisse pas m’empĂȘcher de vous embrasser. — Ce serait un beau malheur. Je n’obĂ©is pas tout de suite Ă  cette invitation, un autre l’eĂ»t mĂȘme pu trouver superflue, car Albertine avait une prononciation si charnelle et si douce que, rien qu’en vous parlant, elle semblait vous embrasser. Une parole d’elle Ă©tait une faveur, et sa conversation vous couvrait de baisers. Et pourtant elle m’était bien agrĂ©able, cette invitation. Elle me l’eĂ»t Ă©tĂ© mĂȘme d’une autre jolie fille du mĂȘme Ăąge ; mais qu’Albertine me fĂ»t maintenant si facile, cela me causait plus que du plaisir, une confrontation d’images empreintes de beautĂ©. Je me rappelais Albertine d’abord devant la plage, presque peinte sur le fond de la mer, n’ayant pas pour moi une existence plus rĂ©elle que ces visions de théùtre, oĂč on ne sait pas si on a affaire Ă  l’actrice qui est censĂ©e apparaĂźtre, Ă  une figurante qui la double Ă  ce moment-lĂ , ou Ă  une simple projection. Puis la femme vraie s’était dĂ©tachĂ©e du faisceau lumineux, elle Ă©tait venue Ă  moi, mais simplement pour que je pusse m’apercevoir qu’elle n’avait nullement, dans le monde rĂ©el, cette facilitĂ© amoureuse qu’on lui supposait empreinte dans le tableau magique. J’avais appris qu’il n’était pas possible de la toucher, de l’embrasser, qu’on pouvait seulement causer avec elle, que pour moi elle n’était pas plus une femme que des raisins de jade, dĂ©coration incomestible des tables d’autrefois, ne sont des raisins. Et voici que dans un troisiĂšme plan elle m’apparaissait, rĂ©elle comme dans la seconde connaissance que j’avais eue d’elle, mais facile comme dans la premiĂšre ; facile, et d’autant plus dĂ©licieusement que j’avais cru si longtemps qu’elle ne l’était pas. Mon surplus de science sur la vie sur la vie moins unie, moins simple que je ne l’avais cru d’abord aboutissait provisoirement Ă  l’agnosticisme. Que peut-on affirmer, puisque ce qu’on avait cru probable d’abord s’est montrĂ© faux ensuite, et se trouve en troisiĂšme lieu ĂȘtre vrai ? Et hĂ©las, je n’étais pas au bout de mes dĂ©couvertes avec Albertine. En tout cas, mĂȘme s’il n’y avait pas eu l’attrait romanesque de cet enseignement d’une plus grande richesse de plans dĂ©couverts l’un aprĂšs l’autre par la vie cet attrait inverse de celui que Saint-Loup goĂ»tait, pendant les dĂźners de Rivebelle, Ă  retrouver, parmi les masques que l’existence avait superposĂ©s dans une calme figure, des traits qu’il avait jadis tenus sous ses lĂšvres, savoir qu’embrasser les joues d’Albertine Ă©tait une chose possible, c’était un plaisir peut-ĂȘtre plus grand encore que celui de les embrasser. Quelle diffĂ©rence entre possĂ©der une femme sur laquelle notre corps seul s’applique parce qu’elle n’est qu’un morceau de chair, ou possĂ©der la jeune fille qu’on apercevait sur la plage avec ses amies, certains jours, sans mĂȘme savoir pourquoi ces jours-lĂ  plutĂŽt que tels autres, ce qui faisait qu’on tremblait de ne pas la revoir. La vie vous avait complaisamment rĂ©vĂ©lĂ© tout au long le roman de cette petite fille, vous avait prĂȘtĂ© pour la voir un instrument d’optique, puis un autre, et ajoutĂ© au dĂ©sir charnel un accompagnement, qui le centuple et le diversifie, de ces dĂ©sirs plus spirituels et moins assouvissables qui ne sortent pas de leur torpeur et le laissent aller seul quand il ne prĂ©tend qu’à la saisie d’un morceau de chair, mais qui, pour la possession de toute une rĂ©gion de souvenirs d’oĂč ils se sentaient nostalgiquement exilĂ©s, s’élĂšvent en tempĂȘte Ă  cĂŽtĂ© de lui, le grossissent, ne peuvent le suivre jusqu’à l’accomplissement, jusqu’à l’assimilation, impossible sous la forme oĂč elle est souhaitĂ©e, d’une rĂ©alitĂ© immatĂ©rielle, mais attendent ce dĂ©sir Ă  mi-chemin, et au moment du souvenir, du retour, lui font Ă  nouveau escorte ; baiser, au lieu des joues de la premiĂšre venue, si fraĂźches soient-elles, mais anonymes, sans secret, sans prestige, celles auxquelles j’avais si longtemps rĂȘvĂ©, serait connaĂźtre le goĂ»t, la saveur, d’une couleur bien souvent regardĂ©e. On a vu une femme, simple image dans le dĂ©cor de la vie, comme Albertine, profilĂ©e sur la mer, et puis cette image on peut la dĂ©tacher, la mettre prĂšs de soi, et voir peu Ă  peu son volume, ses couleurs, comme si on l’avait fait passer derriĂšre les verres d’un stĂ©rĂ©oscope. C’est pour cela que les femmes un peu difficiles, qu’on ne possĂšde pas tout de suite, dont on ne sait mĂȘme pas tout de suite qu’on pourra jamais les possĂ©der, sont les seules intĂ©ressantes. Car les connaĂźtre, les approcher, les conquĂ©rir, c’est faire varier de forme, de grandeur, de relief l’image humaine, c’est une leçon de relativisme dans l’apprĂ©ciation, belle Ă  rĂ©apercevoir quand elle a repris sa minceur de silhouette dans le dĂ©cor de la vie. Les femmes qu’on connaĂźt d’abord chez l’entremetteuse n’intĂ©ressent pas parce qu’elles restent invariables. D’autre part Albertine tenait, liĂ©es autour d’elle, toutes les impressions d’une sĂ©rie maritime qui m’était particuliĂšrement chĂšre. Il me semblait que j’aurais pu, sur les deux joues de la jeune fille, embrasser toute la plage de Balbec. — Si vraiment vous permettez que je vous embrasse, j’aimerais mieux remettre cela Ă  plus tard et bien choisir mon moment. Seulement il ne faudrait pas que vous oubliiez alors que vous m’avez permis. Il me faut un bon pour un baiser ». — Faut-il que je le signe ? — Mais si je le prenais tout de suite, en aurais-je un tout de mĂȘme plus tard ? — Vous m’amusez avec vos bons, je vous en referai de temps en temps. — Dites-moi, encore un mot vous savez, Ă  Balbec, quand je ne vous connaissais pas encore, vous aviez souvent un regard dur, rusĂ© ; vous ne pouvez pas me dire Ă  quoi vous pensiez Ă  ces moments-lĂ  ? — Ah ! je n’ai aucun souvenir. — Tenez, pour vous aider, un jour votre amie GisĂšle a sautĂ© Ă  pieds joints par-dessus la chaise oĂč Ă©tait assis un vieux monsieur. TĂąchez de vous rappeler ce que vous avez pensĂ© Ă  ce moment-lĂ . — GisĂšle Ă©tait celle que nous frĂ©quentions le moins, elle Ă©tait de la bande si vous voulez, mais pas tout Ă  fait. J’ai dĂ» penser qu’elle Ă©tait bien mal Ă©levĂ©e et commune. — Ah ! c’est tout ? J’aurais bien voulu, avant de l’embrasser, pouvoir la remplir Ă  nouveau du mystĂšre qu’elle avait pour moi sur la plage, avant que je la connusse, retrouver en elle le pays oĂč elle avait vĂ©cu auparavant ; Ă  sa place du moins, si je ne le connaissais pas, je pouvais insinuer tous les souvenirs de notre vie Ă  Balbec, le bruit du flot dĂ©ferlant sous ma fenĂȘtre, les cris des enfants. Mais en laissant mon regard glisser sur le beau globe rose de ses joues, dont les surfaces doucement incurvĂ©es venaient mourir aux pieds des premiers plissements de ses beaux cheveux noirs qui couraient en chaĂźnes mouvementĂ©es, soulevaient leurs contreforts escarpĂ©s et modelaient les ondulations de leurs vallĂ©es, je dus me dire Enfin, n’y ayant pas rĂ©ussi Ă  Balbec, je vais savoir le goĂ»t de la rose inconnue que sont les joues d’Albertine. Et puisque les cercles que nous pouvons faire traverser aux choses et aux ĂȘtres, pendant le cours de notre existence, ne sont pas bien nombreux, peut-ĂȘtre pourrai-je considĂ©rer la mienne comme en quelque maniĂšre accomplie, quand, ayant fait sortir de son cadre lointain le visage fleuri que j’avais choisi entre tous, je l’aurai amenĂ© dans ce plan nouveau, oĂč j’aurai enfin de lui la connaissance par les lĂšvres. » Je me disais cela parce que je croyais qu’il est une connaissance par les lĂšvres ; je me disais que j’allais connaĂźtre le goĂ»t de cette rose charnelle, parce que je n’avais pas songĂ© que l’homme, crĂ©ature Ă©videmment moins rudimentaire que l’oursin ou mĂȘme la baleine, manque cependant encore d’un certain nombre d’organes essentiels, et notamment n’en possĂšde aucun qui serve au baiser. À cet organe absent il supplĂ©e par les lĂšvres, et par lĂ  arrive-t-il peut-ĂȘtre Ă  un rĂ©sultat un peu plus satisfaisant que s’il Ă©tait rĂ©duit Ă  caresser la bien-aimĂ©e avec une dĂ©fense de corne. Mais les lĂšvres, faites pour amener au palais la saveur de ce qui les tente, doivent se contenter, sans comprendre leur erreur et sans avouer leur dĂ©ception, de vaguer Ă  la surface et de se heurter Ă  la clĂŽture de la joue impĂ©nĂ©trable et dĂ©sirĂ©e. D’ailleurs Ă  ce moment-lĂ , au contact mĂȘme de la chair, les lĂšvres, mĂȘme dans l’hypothĂšse oĂč elles deviendraient plus expertes et mieux douĂ©es, ne pourraient sans doute pas goĂ»ter davantage la saveur que la nature les empĂȘche actuellement de saisir, car, dans cette zone dĂ©solĂ©e oĂč elles ne peuvent trouver leur nourriture, elles sont seules, le regard, puis l’odorat les ont abandonnĂ©es depuis longtemps. D’abord au fur et Ă  mesure que ma bouche commença Ă  s’approcher des joues que mes regards lui avaient proposĂ© d’embrasser, ceux-ci se dĂ©plaçant virent des joues nouvelles ; le cou, aperçu de plus prĂšs et comme Ă  la loupe, montra, dans ses gros grains, une robustesse qui modifia le caractĂšre de la figure. Les derniĂšres applications de la photographie — qui couchent aux pieds d’une cathĂ©drale toutes les maisons qui nous parurent si souvent de prĂšs, presque aussi hautes que les tours, font successivement manƓuvrer comme un rĂ©giment, par files, en ordre dispersĂ©, en masses serrĂ©es, les mĂȘmes monuments, rapprochent l’une contre l’autre les deux colonnes de la Piazzetta tout Ă  l’heure si distantes, Ă©loignent la proche Salute et dans un fond pĂąle et dĂ©gradĂ© rĂ©ussissent Ă  faire tenir un horizon immense sous l’arche d’un pont, dans l’embrasure d’une fenĂȘtre, entre les feuilles d’un arbre situĂ© au premier plan et d’un ton plus vigoureux, donnent successivement pour cadre Ă  une mĂȘme Ă©glise les arcades de toutes les autres — je ne vois que cela qui puisse, autant que le baiser, faire surgir de ce que nous croyons une chose Ă  aspect dĂ©fini, les cent autres choses qu’elle est tout aussi bien, puisque chacune est relative Ă  une perspective non moins lĂ©gitime. Bref, de mĂȘme qu’à Balbec, Albertine m’avait souvent paru diffĂ©rente, maintenant — comme si, en accĂ©lĂ©rant prodigieusement la rapiditĂ© des changements de perspective et des changements de coloration que nous offre une personne dans nos diverses rencontres avec elle, j’avais voulu les faire tenir toutes en quelques secondes pour recrĂ©er expĂ©rimentalement le phĂ©nomĂšne qui diversifie l’individualitĂ© d’un ĂȘtre et tirer les unes des autres, comme d’un Ă©tui, toutes les possibilitĂ©s qu’il enferme — dans ce court trajet de mes lĂšvres vers sa joue, c’est dix Albertines que je vis ; cette seule jeune fille Ă©tant comme une dĂ©esse Ă  plusieurs tĂȘtes, celle que j’avais vue en dernier, si je tentais de m’approcher d’elle, faisait place une autre. Du moins tant que je ne l’avais pas touchĂ©e, cette tĂȘte, je la voyais, un lĂ©ger parfum venait d’elle jusqu’à moi. Mais hĂ©las ! — car pour le baiser, nos narines et nos yeux sont aussi mal placĂ©s que nos lĂšvres mal faites — tout d’un coup, mes yeux cessĂšrent de voir, Ă  son tour mon nez s’écrasant ne perçut plus aucune odeur, et sans connaĂźtre pour cela davantage le goĂ»t du rose dĂ©sirĂ©, j’appris Ă  ces dĂ©testables signes, qu’enfin j’étais en train d’embrasser la joue d’Albertine. Était-ce parce que nous jouions figurĂ©e par la rĂ©volution d’un solide la scĂšne inverse de celle de Balbec, que j’étais, moi, couchĂ©, et elle levĂ©e, capable d’esquiver une attaque brutale et de diriger le plaisir Ă  sa guise, qu’elle me laissa prendre avec tant de facilitĂ© maintenant ce qu’elle avait refusĂ© jadis avec une mine si sĂ©vĂšre ? Sans doute, de cette mine d’autrefois, l’expression voluptueuse que prenait aujourd’hui son visage Ă  l’approche de mes lĂšvres ne diffĂ©rait que par une dĂ©viation de lignes infinitĂ©simales, mais dans lesquelles peut tenir toute la distance qu’il y a entre le geste d’un homme qui achĂšve un blessĂ© et d’un qui le secourt, entre un portrait sublime ou affreux. Sans savoir si j’avais Ă  faire honneur et savoir grĂ© de son changement d’attitude Ă  quelque bienfaiteur involontaire qui, un de ces mois derniers, Ă  Paris ou Ă  Balbec, avait travaillĂ© pour moi, je pensai que la façon dont nous Ă©tions placĂ©s Ă©tait la principale cause de ce changement. C’en fut pourtant une autre que me fournit Albertine ; exactement celle-ci Ah ! c’est qu’à ce moment-lĂ , Ă  Balbec, je ne vous connaissais pas, je pouvais croire que vous aviez de mauvaises intentions. » Cette raison me laissa perplexe. Albertine me la donna sans doute sincĂšrement. Une femme a tant de peine Ă  reconnaĂźtre dans les mouvements de ses membres, dans les sensations Ă©prouvĂ©es par son corps, au cours d’un tĂȘte-Ă -tĂȘte avec un camarade, la faute inconnue oĂč elle tremblait qu’un Ă©tranger prĂ©mĂ©ditĂąt de la faire tomber. En tout cas, quelles que fussent les modifications survenues depuis quelque temps dans sa vie, et qui eussent peut-ĂȘtre expliquĂ© qu’elle eĂ»t accordĂ© aisĂ©ment Ă  mon dĂ©sir momentanĂ© et purement physique ce qu’à Balbec elle avait avec horreur refusĂ© Ă  mon amour, une bien plus Ă©tonnante se produisit en Albertine, ce soir-lĂ  mĂȘme, aussitĂŽt que ses caresses eurent amenĂ© chez moi la satisfaction dont elle dut bien s’apercevoir et dont j’avais mĂȘme craint qu’elle ne lui causĂąt le petit mouvement de rĂ©pulsion et de pudeur offensĂ©e que Gilberte avait eu Ă  un moment semblable, derriĂšre le massif de lauriers, aux Champs-ÉlysĂ©es. Ce fut tout le contraire. DĂ©jĂ , au moment oĂč je l’avais couchĂ©e sur mon lit et oĂč j’avais commencĂ© Ă  la caresser, Albertine avait pris un air que je ne lui connaissais pas, de bonne volontĂ© docile, de simplicitĂ© presque puĂ©rile. Effaçant d’elle toutes prĂ©occupations, toutes prĂ©tentions habituelles, le moment qui prĂ©cĂšde le plaisir, pareil en cela Ă  celui qui suit la mort, avait rendu Ă  ses traits rajeunis comme l’innocence du premier Ăąge. Et sans doute tout ĂȘtre dont le talent est soudain mis en jeu devient modeste, appliquĂ© et charmant ; surtout si, par ce talent, il sait nous donner un grand plaisir, il en est lui-mĂȘme heureux, veut nous le donner bien complet. Mais dans cette expression nouvelle du visage d’Albertine il y avait plus que du dĂ©sintĂ©ressement et de la conscience, de la gĂ©nĂ©rositĂ© professionnels, une sorte de dĂ©vouement conventionnel et subit ; et c’est plus loin qu’à sa propre enfance, mais Ă  la jeunesse de sa race qu’elle Ă©tait revenue. Bien diffĂ©rente de moi qui n’avais rien souhaitĂ© de plus qu’un apaisement physique, enfin obtenu, Albertine semblait trouver qu’il y eĂ»t eu de sa part quelque grossiĂšretĂ© Ă  croire que ce plaisir matĂ©riel allĂąt sans un sentiment moral et terminĂąt quelque chose. Elle, si pressĂ©e tout Ă  l’heure, maintenant sans doute et parce qu’elle trouvait que les baisers impliquent l’amour et que l’amour l’emporte sur tout autre devoir, disait, quand je lui rappelais son dĂźner — Mais ça ne fait rien du tout, voyons, j’ai tout mon temps. Elle semblait gĂȘnĂ©e de se lever tout de suite aprĂšs ce qu’elle venait de faire, gĂȘnĂ©e par biensĂ©ance, comme Françoise, quand elle avait cru, sans avoir soif, devoir accepter avec une gaietĂ© dĂ©cente le verre de vin que Jupien lui offrait, n’aurait pas osĂ© partir aussitĂŽt la derniĂšre gorgĂ©e bue, quelque devoir impĂ©rieux qui l’eĂ»t appelĂ©e. Albertine — et c’était peut-ĂȘtre, avec une autre que l’on verra plus tard, une des raisons qui m’avaient Ă  mon insu fait la dĂ©sirer — Ă©tait une des incarnations de la petite paysanne française dont le modĂšle est en pierre Ă  Saint-AndrĂ©-des-Champs. De Françoise, qui devait pourtant bientĂŽt devenir sa mortelle ennemie, je reconnus en elle la courtoisie envers l’hĂŽte et l’étranger, la dĂ©cence, le respect de la couche. Françoise, qui, aprĂšs la mort de ma tante, ne croyait pouvoir parler que sur un ton apitoyĂ©, dans les mois qui prĂ©cĂ©dĂšrent le mariage de sa fille, eĂ»t trouvĂ© choquant, quand celle-ci se promenait avec son fiancĂ©, qu’elle ne le tĂźnt pas par le bras. Albertine, immobilisĂ©e auprĂšs de moi, me disait — Vous avez de jolis cheveux, vous avez de beaux yeux, vous ĂȘtes gentil. Comme, lui ayant fait remarquer qu’il Ă©tait tard, j’ajoutais Vous ne me croyez pas ? », elle me rĂ©pondit, ce qui Ă©tait peut-ĂȘtre vrai, mais seulement depuis deux minutes et pour quelques heures — Je vous crois toujours. Elle me parla de moi, de ma famille, de mon milieu social. Elle me dit Oh ! je sais que vos parents connaissent des gens trĂšs bien. Vous ĂȘtes ami de Robert Forestier et de Suzanne Delage. » À la premiĂšre minute, ces noms ne me dirent absolument rien. Mais tout d’un coup je me rappelai que j’avais en effet jouĂ© aux Champs-ÉlysĂ©es avec Robert Forestier que je n’avais jamais revu. Quant Ă  Suzanne Delage, c’était la petite niĂšce de Mme Blandais, et j’avais dĂ» une fois aller Ă  une leçon de danse, et mĂȘme tenir un petit rĂŽle dans une comĂ©die de salon, chez ses parents. Mais la peur d’avoir le fou rire, et des saignements de nez m’en avaient empĂȘchĂ©, de sorte que je ne l’avais jamais vue. J’avais tout au plus cru comprendre autrefois que l’institutrice Ă  plumet des Swann avait Ă©tĂ© chez ses parents, mais peut-ĂȘtre n’était-ce qu’une sƓur de cette institutrice ou une amie. Je protestai Ă  Albertine que Robert Forestier et Suzanne Delage tenaient peu de place dans ma vie. C’est possible, vos mĂšres sont liĂ©es, cela permet de vous situer. Je croise souvent Suzanne Delage avenue de Messine, elle a du chic. » Nos mĂšres ne se connaissaient que dans l’imagination de Mme Bontemps qui, ayant su que j’avais jouĂ© jadis avec Robert Forestier auquel, paraĂźt-il, je rĂ©citais des vers, en avait conclu que nous Ă©tions liĂ©s par des relations de famille. Elle ne laissait jamais, m’a-t-on dit, passer le nom de maman sans dire Ah ! oui, c’est le milieu des Delage, des Forestier, etc. », donnant Ă  mes parents un bon point qu’ils ne mĂ©ritaient pas. Du reste les notions sociales d’Albertine Ă©taient d’une sottise extrĂȘme. Elle croyait les Simonnet avec deux n infĂ©rieurs non seulement aux Simonet avec un seul n, mais Ă  toutes les autres personnes possibles. Que quelqu’un ait le mĂȘme nom que vous, sans ĂȘtre de votre famille, est une grande raison de le dĂ©daigner. Certes il y a des exceptions. Il peut arriver que deux Simonnet prĂ©sentĂ©s l’un Ă  l’autre dans une de ces rĂ©unions oĂč l’on Ă©prouve le besoin de parler de n’importe quoi et oĂč on se sent d’ailleurs plein de dispositions optimistes, par exemple dans le cortĂšge d’un enterrement qui se rend au cimetiĂšre, voyant qu’ils s’appellent de mĂȘme, cherchent avec une bienveillance rĂ©ciproque, et sans rĂ©sultat, s’ils n’ont aucun lien de parentĂ©. Mais ce n’est qu’une exception. Beaucoup d’hommes sont peu honorables, mais nous l’ignorons ou n’en avons cure. Mais si l’homonymie fait qu’on nous remet des lettres Ă  eux destinĂ©es, ou vice versa nous commençons par une mĂ©fiance, souvent justifiĂ©e, quant Ă  ce qu’ils valent. Nous craignons des confusions, nous les prĂ©venons par une moue de dĂ©goĂ»t si l’on nous parle d’eux. En lisant notre nom portĂ© par eux, dans le journal, ils nous semblent l’avoir usurpĂ©. Les pĂ©chĂ©s des autres membres du corps social nous sont indiffĂ©rents. Nous en chargeons plus lourdement nos homonymes. La haine que nous portons aux autres Simonnet est d’autant plus forte qu’elle n’est pas individuelle, mais se transmet hĂ©rĂ©ditairement. Au bout de deux gĂ©nĂ©rations on se souvient seulement de la moue insultante que les grands-parents avaient Ă  l’égard des autres Simonnet ; on ignore la cause ; on ne serait pas Ă©tonnĂ© d’apprendre que cela a commencĂ© par un assassinat. Jusqu’au jour frĂ©quent oĂč, entre une Simonnet et un Simonnet qui ne sont pas parents du tout, cela finit par un mariage. Non seulement Albertine me parla de Robert Forestier et de Suzanne Delage, mais spontanĂ©ment, par un devoir de confidence que le rapprochement des corps crĂ©e, au dĂ©but du moins, avant qu’il ait engendrĂ© une duplicitĂ© spĂ©ciale et le secret envers le mĂȘme ĂȘtre, Albertine me raconta sur sa famille et un oncle d’AndrĂ©e une histoire dont elle avait, Ă  Balbec, refusĂ© de me dire un seul mot, mais elle ne pensait pas qu’elle dĂ»t paraĂźtre avoir encore des secrets Ă  mon Ă©gard. Maintenant sa meilleure amie lui eĂ»t racontĂ© quelque chose contre moi qu’elle se fĂ»t fait un devoir de me le rapporter. J’insistai pour qu’elle rentrĂąt, elle finit par partir, mais si confuse pour moi de ma grossiĂšretĂ©, qu’elle riait presque pour m’excuser, comme une maĂźtresse de maison chez qui on va en veston, qui vous accepte ainsi mais Ă  qui cela n’est pas indiffĂ©rent. — Vous riez ? lui dis-je. — Je ne ris pas, je vous souris, me rĂ©pondit-elle tendrement. Quand est-ce que je vous revois ? ajouta-t-elle comme n’admettant pas que ce que nous venions de faire, puisque c’en est d’habitude le couronnement, ne fĂ»t pas au moins le prĂ©lude d’une amitiĂ© grande, d’une amitiĂ© prĂ©existante et que nous nous devions de dĂ©couvrir, de confesser et qui seule pouvait expliquer ce Ă  quoi nous nous Ă©tions livrĂ©s. — Puisque vous m’y autorisez, quand je pourrai je vous ferai chercher. Je n’osai lui dire que je voulais tout subordonner Ă  la possibilitĂ© de voir Mme de Stermaria. — HĂ©las ! ce sera Ă  l’improviste, je ne sais jamais d’avance, lui dis-je. Serait-ce possible que je vous fisse chercher le soir quand je serai libre ? — Ce sera trĂšs possible bientĂŽt car j’aurai une entrĂ©e indĂ©pendante de celle de ma tante. Mais en ce moment c’est impraticable. En tout cas je viendrai Ă  tout hasard demain ou aprĂšs-demain dans l’aprĂšs-midi. Vous ne me recevrez que si vous le pouvez. ArrivĂ©e Ă  la porte, Ă©tonnĂ©e que je ne l’eusse pas devancĂ©e, elle me tendit sa joue, trouvant qu’il n’y avait nul besoin d’un grossier dĂ©sir physique pour que maintenant nous nous embrassions. Comme les courtes relations que nous avions eues tout Ă  l’heure ensemble Ă©taient de celles auxquelles conduisent parfois une intimitĂ© absolue et un choix du cƓur, Albertine avait cru devoir improviser et ajouter momentanĂ©ment aux baisers que nous avions Ă©changĂ©s sur mon lit, le sentiment dont ils eussent Ă©tĂ© le signe pour un chevalier et sa dame tels que pouvait les concevoir un jongleur gothique. Quand m’eut quittĂ© la jeune Picarde, qu’aurait pu sculpter Ă  son porche l’imagier de Saint-AndrĂ©-des-Champs, Françoise m’apporta une lettre qui me remplit de joie, car elle Ă©tait de Mme de Stermaria, laquelle acceptait Ă  dĂźner. De Mme de Stermaria, c’est-Ă -dire, pour moi, plus que de la Mme de Stermaria rĂ©elle, de celle Ă  qui j’avais pensĂ© toute la journĂ©e avant l’arrivĂ©e d’Albertine. C’est la terrible tromperie de l’amour qu’il commence par nous faire jouer avec une femme non du monde extĂ©rieur, mais avec une poupĂ©e intĂ©rieure Ă  notre cerveau, la seule d’ailleurs que nous ayons toujours Ă  notre disposition, la seule que nous possĂ©derons, que l’arbitraire du souvenir, presque aussi absolu que celui de l’imagination, peut avoir fait aussi diffĂ©rente de la femme rĂ©elle que du Balbec rĂ©el avait Ă©tĂ© pour moi le Balbec rĂȘvĂ© ; crĂ©ation factice Ă  laquelle peu Ă  peu, pour notre souffrance, nous forcerons la femme rĂ©elle Ă  ressembler. Albertine m’avait tant retardĂ© que la comĂ©die venait de finir quand j’arrivai chez Mme de Villeparisis ; et peu dĂ©sireux de prendre Ă  revers le flot des invitĂ©s qui s’écoulait en commentant la grande nouvelle la sĂ©paration qu’on disait dĂ©jĂ  accomplie entre le duc et la duchesse de Guermantes, je m’étais, en attendant de pouvoir saluer la maĂźtresse de maison, assis sur une bergĂšre vide dans le deuxiĂšme salon, quand du premier, oĂč sans doute elle avait Ă©tĂ© assise tout Ă  fait au premier rang de chaises, je vis dĂ©boucher, majestueuse, ample et haute dans une longue robe de satin jaune Ă  laquelle Ă©taient attachĂ©s en relief d’énormes pavots noirs, la duchesse. Sa vue ne me causait plus aucun trouble. Un certain jour, m’imposant les mains sur le front comme c’était son habitude quand elle avait peur de me faire de la peine, en me disant Ne continue pas tes sorties pour rencontrer Mme de Guermantes, tu es la fable de la maison. D’ailleurs, vois comme ta grand’mĂšre est souffrante, tu as vraiment des choses plus sĂ©rieuses Ă  faire que de te poster sur le chemin d’une femme qui se moque de toi », d’un seul coup, comme un hypnotiseur qui vous fait revenir du lointain pays oĂč vous vous imaginiez ĂȘtre, et vous rouvre les yeux, ou comme le mĂ©decin qui, vous rappelant au sentiment du devoir et de la rĂ©alitĂ©, vous guĂ©rit d’un mal imaginaire dans lequel vous vous complaisiez, ma mĂšre m’avait rĂ©veillĂ© d’un trop long songe. La journĂ©e qui avait suivi avait Ă©tĂ© consacrĂ©e Ă  dire un dernier adieu Ă  ce mal auquel je renonçais ; j’avais chantĂ© des heures de suite en pleurant l’ Adieu » de Schubert ... Adieu, des voix Ă©trangesT’appellent loin de moi, cĂ©leste sƓur des Anges. Et puis ç’avait Ă©tĂ© fini. J’avais cessĂ© mes sorties du matin, et si facilement que je tirai alors le pronostic, qu’on verra se trouver faux, plus tard, que je m’habituerais aisĂ©ment, dans le cours de ma vie, Ă  ne plus voir une femme. Et quand ensuite Françoise m’eut racontĂ© que Jupien, dĂ©sireux de s’agrandir, cherchait une boutique dans le quartier, dĂ©sireux de lui en trouver une tout heureux aussi, en flĂąnant dans la rue que dĂ©jĂ  de mon lit j’entendais crier lumineusement comme une plage, de voir, sous le rideau de fer levĂ© des crĂ©meries, les petites laitiĂšres Ă  manches blanches, j’avais pu recommencer ces sorties. Fort librement du reste ; car j’avais conscience de ne plus les faire dans le but de voir Mme de Guermantes ; telle une femme qui prend des prĂ©cautions infinies tant qu’elle a un amant, du jour qu’elle a rompu avec lui laisse traĂźner ses lettres, au risque de dĂ©couvrir Ă  son mari le secret d’une faute dont elle a fini de s’effrayer en mĂȘme temps que de la commettre. Ce qui me faisait de la peine c’était d’apprendre que presque toutes les maisons Ă©taient habitĂ©es par des gens malheureux. Ici la femme pleurait sans cesse parce que son mari la trompait. LĂ  c’était l’inverse. Ailleurs une mĂšre travailleuse, rouĂ©e de coups par un fils ivrogne, tĂąchait de cacher sa souffrance aux yeux des voisins. Toute une moitiĂ© de l’humanitĂ© pleurait. Et quand je la connus, je vis qu’elle Ă©tait si exaspĂ©rante que je me demandai si ce n’était pas le mari ou la femme adultĂšres, qui l’étaient seulement parce que le bonheur lĂ©gitime leur avait Ă©tĂ© refusĂ©, et se montraient charmants et loyaux envers tout autre que leur femme ou leur mari, qui avaient raison. BientĂŽt je n’avais mĂȘme plus eu la raison d’ĂȘtre utile Ă  Jupien pour continuer mes pĂ©rĂ©grinations matinales. Car on apprit que l’ébĂ©niste de notre cour, dont les ateliers n’étaient sĂ©parĂ©s de la boutique de Jupien que par une cloison fort mince, allait recevoir congĂ© du gĂ©rant parce qu’il frappait des coups trop bruyants. Jupien ne pouvait espĂ©rer mieux, les ateliers avaient un sous-sol oĂč mettre les boiseries, et qui communiquait avec nos caves. Jupien y mettrait son charbon, ferait abattre la cloison et aurait une seule et vaste boutique. Mais mĂȘme sans l’amusement de chercher pour lui, j’avais continuĂ© Ă  sortir avant dĂ©jeuner. MĂȘme comme Jupien, trouvant le prix que M. de Guermantes faisait trĂšs Ă©levĂ©, laissait visiter pour que, dĂ©couragĂ© de ne pas trouver de locataire, le duc se rĂ©signĂąt Ă  lui faire une diminution, Françoise, ayant remarquĂ© que, mĂȘme aprĂšs l’heure oĂč on ne visitait pas, le concierge laissait contre » la porte de la boutique Ă  louer, flaira un piĂšge dressĂ© par le concierge pour attirer la fiancĂ©e du valet de pied des Guermantes ils y trouveraient une retraite d’amour, et ensuite les surprendre. Quoi qu’il en fĂ»t, bien que n’ayant plus Ă  chercher une boutique pour Jupien, je continuai Ă  sortir avant le dĂ©jeuner. Souvent, dans ces sorties, je rencontrais M. de Norpois. Il arrivait que, causant avec un collĂšgue, il jetait sur moi des regards qui, aprĂšs m’avoir entiĂšrement examinĂ©, se dĂ©tournaient vers son interlocuteur sans m’avoir plus souri ni saluĂ© que s’il ne m’avait pas connu du tout. Car chez ces importants diplomates, regarder d’une certaine maniĂšre n’a pas pour but de vous faire savoir qu’ils vous ont vu, mais qu’ils ne vous ont pas vu et qu’ils ont Ă  parler avec leur collĂšgue de quelque question sĂ©rieuse. Une grande femme que je croisais souvent prĂšs de la maison Ă©tait moins discrĂšte avec moi. Car bien que je ne la connusse pas, elle se retournait vers moi, m’attendait — inutilement — devant les vitrines des marchands, me souriait, comme si elle allait m’embrasser, faisait le geste de s’abandonner. Elle reprenait un air glacial Ă  mon Ă©gard si elle rencontrait quelqu’un qu’elle connĂ»t. Depuis longtemps dĂ©jĂ  dans ces courses du matin, selon ce que j’avais Ă  faire, fĂ»t-ce acheter le plus insignifiant journal, je choisissais le chemin le plus direct, sans regret s’il Ă©tait en dehors du parcours habituel que suivaient les promenades de la duchesse et, s’il en faisait au contraire partie, sans scrupules et sans dissimulation parce qu’il ne me paraissait plus le chemin dĂ©fendu oĂč j’arrachais Ă  une ingrate la faveur de la voir malgrĂ© elle. Mais je n’avais pas songĂ© que ma guĂ©rison, en me donnant Ă  l’égard de Mme de Guermantes une attitude normale, accomplirait parallĂšlement la mĂȘme Ɠuvre en ce qui la concernait et rendrait possible une amabilitĂ©, une amitiĂ© qui ne m’importaient plus. Jusque-lĂ  les efforts du monde entier liguĂ©s pour me rapprocher d’elle eussent expirĂ© devant le mauvais sort que jette un amour malheureux. Des fĂ©es plus puissantes que les hommes ont dĂ©crĂ©tĂ© que, dans ces cas-lĂ , rien ne pourra servir jusqu’au jour oĂč nous aurons dit sincĂšrement dans notre cƓur la parole Je n’aime plus. » J’en avais voulu Ă  Saint-Loup de ne m’avoir pas menĂ© chez sa tante. Mais pas plus que n’importe qui, il n’était capable de briser un enchantement. Tandis que j’aimais Mme de Guermantes, les marques de gentillesse que je recevais des autres, les compliments, me faisaient de la peine, non seulement parce que cela ne venait pas d’elle, mais parce qu’elle ne les apprenait pas. Or, les eĂ»t-elle sus que cela n’eĂ»t Ă©tĂ© d’aucune utilitĂ©. MĂȘme dans les dĂ©tails d’une affection, une absence, le refus d’un dĂźner, une rigueur involontaire, inconsciente, servent plus que tous les cosmĂ©tiques et les plus beaux habits. Il y aurait des parvenus, si on enseignait dans ce sens l’art de parvenir. Au moment oĂč elle traversait le salon oĂč j’étais assis, la pensĂ©e pleine du souvenir des amis que je ne connaissais pas et qu’elle allait peut-ĂȘtre retrouver tout Ă  l’heure dans une autre soirĂ©e, Mme de Guermantes m’aperçut sur ma bergĂšre, vĂ©ritable indiffĂ©rent qui ne cherchais qu’à ĂȘtre aimable, alors que, tandis que j’aimais, j’avais tant essayĂ© de prendre, sans y rĂ©ussir, l’air d’indiffĂ©rence ; elle obliqua, vint Ă  moi et retrouvant le sourire du soir de l’OpĂ©ra-Comique et que le sentiment pĂ©nible d’ĂȘtre aimĂ©e par quelqu’un qu’elle n’aimait pas n’effaçait plus — Non, ne vous dĂ©rangez pas, vous permettez que je m’asseye un instant Ă  cĂŽtĂ© de vous ? me dit-elle en relevant gracieusement son immense jupe qui sans cela eĂ»t occupĂ© la bergĂšre dans son entier. Plus grande que moi et accrue encore de tout le volume de sa robe, j’étais presque effleurĂ© par son admirable bras nu autour duquel un duvet imperceptible et innombrable faisait fumer perpĂ©tuellement comme une vapeur dorĂ©e, et par la torsade blonde de ses cheveux qui m’envoyaient leur odeur. N’ayant guĂšre de place, elle ne pouvait se tourner facilement vers moi et, obligĂ©e de regarder plutĂŽt devant elle que de mon cĂŽtĂ©, prenait une expression rĂȘveuse et douce, comme dans un portrait. — Avez-vous des nouvelles de Robert ? me dit-elle. Mme de Villeparisis passa Ă  ce moment-lĂ . — Eh bien ! vous arrivez Ă  une jolie heure, monsieur, pour une fois qu’on vous voit. Et remarquant que je parlais avec sa niĂšce, supposant peut-ĂȘtre que nous Ă©tions plus liĂ©s qu’elle ne savait — Mais je ne veux pas dĂ©ranger votre conversation avec Oriane, ajouta-t-elle car les bons offices de l’entremetteuse font partie des devoirs d’une maĂźtresse de maison. Vous ne voulez pas venir dĂźner mercredi avec elle ? C’était le jour oĂč je devais dĂźner avec Mme de Stermaria, je refusai. — Et samedi ? Ma mĂšre revenant le samedi ou le dimanche, c’eĂ»t Ă©tĂ© peu gentil de ne pas rester tous les soirs Ă  dĂźner avec elle ; je refusai donc encore. — Ah ! vous n’ĂȘtes pas un homme facile Ă  avoir chez soi. — Pourquoi ne venez-vous jamais me voir ? me dit Mme de Guermantes quand Mme de Villeparisis se fut Ă©loignĂ©e pour fĂ©liciter les artistes et remettre Ă  la diva un bouquet de roses dont la main qui l’offrait faisait seule tout le prix, car il n’avait coĂ»tĂ© que vingt francs. C’était du reste son prix maximum quand on n’avait chantĂ© qu’une fois. Celles qui prĂȘtaient leur concours Ă  toutes les matinĂ©es et soirĂ©es recevaient des roses peintes par la marquise. — C’est ennuyeux de ne jamais se voir que chez les autres. Puisque vous ne voulez pas dĂźner avec moi chez ma tante, pourquoi ne viendriez-vous pas dĂźner chez moi ? Certaines personnes, Ă©tant restĂ©es le plus longtemps possible, sous des prĂ©textes quelconques, mais qui sortaient enfin, voyant la duchesse assise pour causer avec un jeune homme, sur un meuble si Ă©troit qu’on n’y pouvait tenir que deux, pensĂšrent qu’on les avait mal renseignĂ©es, que c’était la duchesse, non le duc, qui demandait la sĂ©paration, Ă  cause de moi. Puis elles se hĂątĂšrent de rĂ©pandre cette nouvelle. J’étais plus Ă  mĂȘme que personne d’en connaĂźtre la faussetĂ©. Mais j’étais surpris que, dans ces pĂ©riodes difficiles oĂč s’effectue une sĂ©paration non encore consommĂ©e, la duchesse, au lieu de s’isoler, invitĂąt justement quelqu’un qu’elle connaissait aussi peu. J’eus le soupçon que le duc avait Ă©tĂ© seul Ă  ne pas vouloir qu’elle me reçût et que, maintenant qu’il la quittait, elle ne voyait plus d’obstacles Ă  s’entourer des gens qui lui plaisaient. Deux minutes auparavant j’eusse Ă©tĂ© stupĂ©fait si on m’avait dit que Mme de Guermantes allait me demander d’aller la voir, encore plus de venir dĂźner. J’avais beau savoir que le salon Guermantes ne pouvait pas prĂ©senter les particularitĂ©s que j’avais extraites de ce nom, le fait qu’il m’avait Ă©tĂ© interdit d’y pĂ©nĂ©trer, en m’obligeant Ă  lui donner le mĂȘme genre d’existence qu’aux salons dont nous avons lu la description dans un roman, ou vu l’image dans un rĂȘve, me le faisait, mĂȘme quand j’étais certain qu’il Ă©tait pareil Ă  tous les autres, imaginer tout diffĂ©rent ; entre moi et lui il y avait la barriĂšre oĂč finit le rĂ©el. DĂźner chez les Guermantes, c’était comme entreprendre un voyage longtemps dĂ©sirĂ©, faire passer un dĂ©sir de ma tĂȘte devant mes yeux et lier connaissance avec un songe. Du moins eussĂ©-je pu croire qu’il s’agissait d’un de ces dĂźners auxquels les maĂźtres de maison invitent quelqu’un en disant Venez, il n’y aura absolument que nous », feignant d’attribuer au paria la crainte qu’ils Ă©prouvent de le voir mĂȘlĂ© Ă  leurs autres amis, et cherchant mĂȘme Ă  transformer en un enviable privilĂšge rĂ©servĂ© aux seuls intimes la quarantaine de l’exclu, malgrĂ© lui sauvage et favorisĂ©. Je sentis, au contraire, que Mme de Guermantes avait le dĂ©sir de me faire goĂ»ter Ă  ce qu’elle avait de plus agrĂ©able quand elle me dit, mettant d’ailleurs devant mes yeux comme la beautĂ© violĂątre d’une arrivĂ©e chez la tante de Fabrice et le miracle d’une prĂ©sentation au comte Mosca — Vendredi vous ne seriez pas libre, en petit comitĂ© ? Ce serait gentil. Il y aura la princesse de Parme qui est charmante ; d’abord je ne vous inviterais pas si ce n’était pas pour rencontrer des gens agrĂ©ables. DĂ©sertĂ©e dans les milieux mondains intermĂ©diaires qui sont livrĂ©s Ă  un mouvement perpĂ©tuel d’ascension, la famille joue au contraire un rĂŽle important dans les milieux immobiles comme la petite bourgeoisie et comme l’aristocratie princiĂšre, qui ne peut chercher Ă  s’élever puisque, au-dessus d’elle, Ă  son point de vue spĂ©cial, il n’y a rien. L’amitiĂ© que me tĂ©moignaient la tante Villeparisis » et Robert avait peut-ĂȘtre fait de moi pour Mme de Guermantes et ses amis, vivant toujours sur eux-mĂȘmes et dans une mĂȘme coterie, l’objet d’une attention curieuse que je ne soupçonnais pas. Elle avait de ces parents-lĂ  une connaissance familiale, quotidienne, vulgaire, fort diffĂ©rente de ce que nous imaginons, et dans laquelle, si nous nous y trouvons compris, loin que nos actions en soient expulsĂ©es comme le grain de poussiĂšre de l’Ɠil ou la goutte d’eau de la trachĂ©e-artĂšre, elles peuvent rester gravĂ©es, ĂȘtre commentĂ©es, racontĂ©es encore des annĂ©es aprĂšs que nous les avons oubliĂ©es nous-mĂȘmes, dans le palais oĂč nous sommes Ă©tonnĂ©s de les retrouver comme une lettre de nous dans une prĂ©cieuse collection d’autographes. De simples gens Ă©lĂ©gants peuvent dĂ©fendre leur porte trop envahie. Mais celle des Guermantes ne l’était pas. Un Ă©tranger n’avait presque jamais l’occasion de passer devant elle. Pour une fois que la duchesse s’en voyait dĂ©signer un, elle ne songeait pas Ă  se prĂ©occuper de la valeur mondaine qu’il apporterait, puisque c’était chose qu’elle confĂ©rait et ne pouvait recevoir. Elle ne pensait qu’à ses qualitĂ©s rĂ©elles, Mme de Villeparisis et Saint-Loup lui avaient dit que j’en possĂ©dais. Et sans doute ne les eĂ»t-elle pas crus, si elle n’avait remarquĂ© qu’ils ne pouvaient jamais arriver Ă  me faire venir quand ils le voulaient, donc que je ne tenais pas au monde, ce qui semblait Ă  la duchesse le signe qu’un Ă©tranger faisait partie des gens agrĂ©ables ». Il fallait voir, parlant de femmes qu’elle n’aimait guĂšre, comme elle changeait de visage aussitĂŽt si on nommait, Ă  propos de l’une, par exemple sa belle-sƓur. Oh ! elle est charmante », disait-elle d’un air de finesse et de certitude. La seule raison qu’elle en donnĂąt Ă©tait que cette dame avait refusĂ© d’ĂȘtre prĂ©sentĂ©e Ă  la marquise de Chaussegros et Ă  la princesse de Silistrie. Elle n’ajoutait pas que cette dame avait refusĂ© de lui ĂȘtre prĂ©sentĂ©e Ă  elle-mĂȘme, duchesse de Guermantes. Cela avait eu lieu pourtant, et depuis ce jour, l’esprit de la duchesse travaillait sur ce qui pouvait bien se passer chez la dame si difficile Ă  connaĂźtre. Elle mourait d’envie d’ĂȘtre reçue chez elle. Les gens du monde ont tellement l’habitude qu’on les recherche que qui les fuit leur semble un phĂ©nix et accapare leur attention. Le motif vĂ©ritable de m’inviter Ă©tait-il, dans l’esprit de Mme de Guermantes depuis que je ne l’aimais plus, que je ne recherchais pas ses parents quoique Ă©tant recherchĂ© d’eux ? Je ne sais. En tout cas, s’étant dĂ©cidĂ©e Ă  m’inviter, elle voulait me faire les honneurs de ce qu’elle avait de meilleur chez elle, et Ă©loigner ceux de ses amis qui auraient pu m’empĂȘcher de revenir, ceux qu’elle savait ennuyeux. Je n’avais pas su Ă  quoi attribuer le changement de route de la duchesse quand je l’avais vue dĂ©vier de sa marche stellaire, venir s’asseoir Ă  cĂŽtĂ© de moi et m’inviter Ă  dĂźner, effet de causes ignorĂ©es, faute de sens spĂ©cial qui nous renseigne Ă  cet Ă©gard. Nous nous figurons les gens que nous connaissons Ă  peine — comme moi la duchesse — comme ne pensant Ă  nous que dans les rares moments oĂč ils nous voient. Or, cet oubli idĂ©al oĂč nous nous figurons qu’ils nous tiennent est absolument arbitraire. De sorte que, pendant que dans le silence de la solitude pareil Ă  celui d’une belle nuit nous nous imaginons les diffĂ©rentes reines de la sociĂ©tĂ© poursuivant leur route dans le ciel Ă  une distance infinie, nous ne pouvons nous dĂ©fendre d’un sursaut de malaise ou de plaisir s’il nous tombe de lĂ -haut, comme un aĂ©rolithe portant gravĂ© notre nom, que nous croyions inconnu dans VĂ©nus ou CassiopĂ©e, une invitation Ă  dĂźner ou un mĂ©chant potin. Peut-ĂȘtre parfois, quand, Ă  l’imitation des princes persans qui, au dire du Livre d’Esther, se faisaient lire les registres oĂč Ă©taient inscrits les noms de ceux de leurs sujets qui leur avaient tĂ©moignĂ© du zĂšle, Mme de Guermantes consultait la liste des gens bien intentionnĂ©s, elle s’était dit de moi Un Ă  qui nous demanderons de venir dĂźner. » Mais d’autres pensĂ©es l’avaient distraite De soins tumultueux un prince environnĂ©Vers de nouveaux objets est sans cesse entraĂźnĂ© jusqu’au moment oĂč elle m’avait aperçu seul comme MardochĂ©e Ă  la porte du palais ; et ma vue ayant rafraĂźchi sa mĂ©moire elle voulait, tel AssuĂ©rus, me combler de ses dons. Cependant je dois dire qu’une surprise d’un genre opposĂ© allait suivre celle que j’avais eue au moment oĂč Mme de Guermantes m’avait invitĂ©. Cette premiĂšre surprise, comme j’avais trouvĂ© plus modeste de ma part et plus reconnaissant de ne pas la dissimuler et d’exprimer au contraire avec exagĂ©ration ce qu’elle avait de joyeux, Mme de Guermantes, qui se disposait Ă  partir pour une derniĂšre soirĂ©e, venait de me dire, presque comme une justification, et par peur que je ne susse pas bien qui elle Ă©tait, pour avoir l’air si Ă©tonnĂ© d’ĂȘtre invitĂ© chez elle Vous savez que je suis la tante de Robert de Saint-Loup qui vous aime beaucoup, et du reste nous nous sommes dĂ©jĂ  vus ici. » En rĂ©pondant que je le savais, j’ajoutai que je connaissais aussi M. de Charlus, lequel avait Ă©tĂ© trĂšs bon pour moi Ă  Balbec et Ă  Paris ». Mme de Guermantes parut Ă©tonnĂ©e et ses regards semblĂšrent se reporter, comme pour une vĂ©rification, Ă  une page dĂ©jĂ  plus ancienne du livre intĂ©rieur. Comment ! vous connaissez PalamĂšde ? » Ce prĂ©nom prenait dans la bouche de Mme de Guermantes une grande douceur Ă  cause de la simplicitĂ© involontaire avec laquelle elle parlait d’un homme si brillant, mais qui n’était pour elle que son beau-frĂšre et le cousin avec lequel elle avait Ă©tĂ© Ă©levĂ©e. Et dans le gris confus qu’était pour moi la vie de la duchesse de Guermantes, ce nom de PalamĂšde mettait comme la clartĂ© des longues journĂ©es d’étĂ© oĂč elle avait jouĂ© avec lui, jeune fille, Ă  Guermantes, au jardin. De plus, dans cette partie depuis longtemps Ă©coulĂ©e de leur vie, Oriane de Guermantes et son cousin PalamĂšde avaient Ă©tĂ© fort diffĂ©rents de ce qu’ils Ă©taient devenus depuis ; M. de Charlus notamment, tout entier livrĂ© Ă  des goĂ»ts d’art qu’il avait si bien refrĂ©nĂ©s par la suite que je fus stupĂ©fait d’apprendre que c’était par lui qu’avait Ă©tĂ© peint l’immense Ă©ventail d’iris jaunes et noirs que dĂ©ployait en ce moment la duchesse. Elle eĂ»t pu aussi me montrer une petite sonatine qu’il avait autrefois composĂ©e pour elle. J’ignorais absolument que le baron eĂ»t tous ces talents dont il ne parlait jamais. Disons en passant que M. de Charlus n’était pas enchantĂ© que dans sa famille on l’appelĂąt PalamĂšde. Pour MĂ©mĂ©, on eĂ»t pu comprendre encore que cela ne lui plĂ»t pas. Ces stupides abrĂ©viations sont un signe de l’incomprĂ©hension que l’aristocratie a de sa propre poĂ©sie le judaĂŻsme a d’ailleurs la mĂȘme puisqu’un neveu de Lady Rufus IsraĂ«l, qui s’appelait MoĂŻse, Ă©tait couramment appelĂ© dans le monde Momo » en mĂȘme temps que de sa prĂ©occupation de ne pas avoir l’air d’attacher d’importance Ă  ce qui est aristocratique. Or M. de Charlus avait sur ce point plus d’imagination poĂ©tique et plus d’orgueil exhibĂ©. Mais la raison qui lui faisait peu goĂ»ter MĂ©mĂ© n’était pas celle-lĂ  puisqu’elle s’étendait aussi au beau prĂ©nom de PalamĂšde. La vĂ©ritĂ© est que se jugeant, se sachant d’une famille princiĂšre, il aurait voulu que son frĂšre et sa belle-sƓur disent de lui Charlus », comme la reine Marie-AmĂ©lie ou le duc d’OrlĂ©ans pouvaient dire de leurs fils, petits-fils, neveux et frĂšres Joinville, Nemours, Chartres, Paris ». — Quel cachottier que ce MĂ©mĂ©, s’écria-t-elle. Nous lui avons parlĂ© longuement de vous, il nous a dit qu’il serait trĂšs heureux de faire votre connaissance, absolument comme s’il ne vous avait jamais vu. Avouez qu’il est drĂŽle ! et, ce qui n’est pas trĂšs gentil de ma part Ă  dire d’un beau-frĂšre que j’adore et dont j’admire la rare valeur, par moments un peu fou. Je fus trĂšs frappĂ© de ce mot appliquĂ© Ă  M. de Charlus et je me dis que cette demi-folie expliquait peut-ĂȘtre certaines choses, par exemple qu’il eĂ»t paru si enchantĂ© du projet de demander Ă  Bloch de battre sa propre mĂšre. Je m’avisai que non seulement par les choses qu’il disait, mais par la maniĂšre dont il les disait, M. de Charlus Ă©tait un peu fou. La premiĂšre fois qu’on entend un avocat ou un acteur, on est surpris de leur ton tellement diffĂ©rent de la conversation. Mais comme on se rend compte que tout le monde trouve cela tout naturel, on ne dit rien aux autres, on ne se dit rien Ă  soi-mĂȘme, on se contente d’apprĂ©cier le degrĂ© de talent. Tout au plus pense-t-on d’un acteur du Théùtre-Français Pourquoi au lieu de laisser retomber son bras levĂ© l’a-t-il fait descendre par petites saccades coupĂ©es de repos, pendant au moins dix minutes ? » ou d’un Labori Pourquoi, dĂšs qu’il a ouvert la bouche, a-t-il Ă©mis ces sons tragiques, inattendus, pour dire la chose la plus simple ? » Mais comme tout le monde admet cela a priori, on n’est pas choquĂ©. De mĂȘme, en y rĂ©flĂ©chissant, on se disait que M. de Charlus parlait de soi avec emphase, sur un ton qui n’était nullement celui du dĂ©bit ordinaire. Il semblait qu’on eĂ»t dĂ» Ă  toute minute lui dire Mais pourquoi criez-vous si fort ? pourquoi ĂȘtes-vous si insolent ? » Seulement tout le monde semblait bien avoir admis tacitement que c’était bien ainsi. Et on entrait dans la ronde qui lui faisait fĂȘte pendant qu’il pĂ©rorait. Mais certainement Ă  de certains moments un Ă©tranger eĂ»t cru entendre crier un dĂ©ment. — Mais vous ĂȘtes sĂ»r que vous ne confondez pas, que vous parlez bien de mon beau-frĂšre PalamĂšde ? ajouta la duchesse avec une lĂ©gĂšre impertinence qui se greffait chez elle sur la simplicitĂ©. Je rĂ©pondis que j’étais absolument sĂ»r et qu’il fallait que M. de Charlus eĂ»t mal entendu mon nom. — Eh bien ! je vous quitte, me dit comme Ă  regret Mme de Guermantes. Il faut que j’aille une seconde chez la princesse de Ligne. Vous n’y allez pas ? Non, vous n’aimez pas le monde ? Vous avez bien raison, c’est assommant. Si je n’étais pas obligĂ©e ! Mais c’est ma cousine, ce ne serait pas gentil. Je regrette Ă©goĂŻstement, pour moi, parce que j’aurais pu vous conduire, mĂȘme vous ramener. Alors je vous dis au revoir et je me rĂ©jouis pour mercredi. Que M. de Charlus eĂ»t rougi de moi devant M. d’Argencourt, passe encore. Mais qu’à sa propre belle-sƓur, et qui avait une si haute idĂ©e de lui, il niĂąt me connaĂźtre, fait si naturel puisque je connaissais Ă  la fois sa tante et son neveu, c’est ce que je ne pouvais comprendre. Je terminerai ceci en disant qu’à un certain point de vue il y avait chez Mme de Guermantes une vĂ©ritable grandeur qui consistait Ă  effacer entiĂšrement tout ce que d’autres n’eussent qu’incomplĂštement oubliĂ©. Elle ne m’eĂ»t jamais rencontrĂ© la harcelant, la suivant, la pistant, dans ses promenades matinales, elle n’eĂ»t jamais rĂ©pondu Ă  mon salut quotidien avec une impatience excĂ©dĂ©e, elle n’eĂ»t jamais envoyĂ© promener Saint-Loup quand il l’avait suppliĂ©e de m’inviter, qu’elle n’aurait pas pu avoir avec moi des façons plus noblement et naturellement aimables. Non seulement elle ne s’attardait pas Ă  des explications rĂ©trospectives, Ă  des demi-mots, Ă  des sourires ambigus, Ă  des sous-entendus, non seulement elle avait dans son affabilitĂ© actuelle, sans retours en arriĂšre, sans rĂ©ticences, quelque chose d’aussi fiĂšrement rectiligne que sa majestueuse stature, mais les griefs qu’elle avait pu ressentir contre quelqu’un dans le passĂ© Ă©taient si entiĂšrement rĂ©duits en cendres, ces cendres Ă©taient elles-mĂȘmes rejetĂ©es si loin de sa mĂ©moire ou tout au moins de sa maniĂšre d’ĂȘtre, qu’à regarder son visage chaque fois qu’elle avait Ă  traiter par la plus belle des simplifications ce qui chez tant d’autres eĂ»t Ă©tĂ© prĂ©texte Ă  des restes de froideur, Ă  des rĂ©criminations, on avait l’impression d’une sorte de purification. Mais si j’étais surpris de la modification qui s’était opĂ©rĂ©e en elle Ă  mon Ă©gard, combien je l’étais plus d’en trouver en moi une tellement plus grande au sien. N’y avait-il pas eu un moment oĂč je ne reprenais vie et force que si j’avais, Ă©chafaudant toujours de nouveaux projets, cherchĂ© quelqu’un qui me ferait recevoir par elle et, aprĂšs ce premier bonheur, en procurerait bien d’autres Ă  mon cƓur de plus en plus exigeant ? C’était l’impossibilitĂ© de rien trouver qui m’avait fait partir Ă  DonciĂšres voir Robert de Saint-Loup. Et maintenant, c’était bien par les consĂ©quences dĂ©rivant d’une lettre de lui que j’étais agitĂ©, mais Ă  cause de Mme de Stermaria et non de Mme de Guermantes. Ajoutons, pour en finir avec cette soirĂ©e, qu’il s’y passa un fait, dĂ©menti quelques jours aprĂšs, qui ne laissa pas de m’étonner, me brouilla pour quelque temps avec Bloch, et qui constitue en soi une de ces curieuses contradictions dont on va trouver l’explication Ă  la fin de ce volume[1] Sodome I. Donc, chez Mme de Villeparisis, Bloch ne cessa de me vanter l’air d’amabilitĂ© de M. de Charlus, lequel Charlus, quand il le rencontrait dans la rue, le regardait dans les yeux comme s’il le connaissait, avait envie de le connaĂźtre, savait trĂšs bien qui il Ă©tait. J’en souris d’abord, Bloch s’étant exprimĂ© avec tant de violence Ă  Balbec sur le compte du mĂȘme M. de Charlus. Et je pensai simplement que Bloch, Ă  l’instar de son pĂšre pour Bergotte, connaissait le baron sans le connaĂźtre ». Et que ce qu’il prenait pour un regard aimable Ă©tait un regard distrait. Mais enfin Bloch vint Ă  tant de prĂ©cisions, et sembla si certain qu’à deux ou trois reprises M. de Charlus avait voulu l’aborder, que, me rappelant que j’avais parlĂ© de mon camarade au baron, lequel m’avait justement, en revenant d’une visite chez Mme de Villeparisis, posĂ© sur lui diverses questions, je fis la supposition que Bloch ne mentait pas, que M. de Charlus avait appris son nom, qu’il Ă©tait mon ami, etc
 Aussi quelque temps aprĂšs, au théùtre, je demandai Ă  M. de Charlus de lui prĂ©senter Bloch, et sur son acquiescement allai le chercher. Mais dĂšs que M. de Charlus l’aperçut, un Ă©tonnement aussitĂŽt rĂ©primĂ© se peignit sur sa figure oĂč il fut remplacĂ© par une Ă©tincelante fureur. Non seulement il ne tendit pas la main Ă  Bloch, mais chaque fois que celui-ci lui adressa la parole il lui rĂ©pondit de l’air le plus insolent, d’une voix irritĂ©e et blessante. De sorte que Bloch, qui, Ă  ce qu’il disait, n’avait eu jusque-lĂ  du baron que des sourires, crut que je l’avais non pas recommandĂ© mais desservi, pendant le court entretien oĂč, sachant le goĂ»t de M. de Charlus pour les protocoles, je lui avais parlĂ© de mon camarade avant de l’amener Ă  lui. Bloch nous quitta, Ă©reintĂ© comme qui a voulu monter un cheval tout le temps prĂȘt Ă  prendre le mors aux dents, ou nager contre des vagues qui vous rejettent sans cesse sur le galet, et ne me reparla pas de six mois. Les jours qui prĂ©cĂ©dĂšrent mon dĂźner avec Mme de Stermaria me furent, non pas dĂ©licieux, mais insupportables. C’est qu’en gĂ©nĂ©ral, plus le temps qui nous sĂ©pare de ce que nous nous proposons est court, plus il nous semble long, parce que nous lui appliquons des mesures plus brĂšves ou simplement parce que nous songeons Ă  le mesurer. La papautĂ©, dit-on, compte par siĂšcles, et peut-ĂȘtre mĂȘme ne songe pas Ă  compter, parce que son but est Ă  l’infini. Le mien Ă©tant seulement Ă  la distance de trois jours, je comptais par secondes, je me livrais Ă  ces imaginations qui sont des commencements de caresses, de caresses qu’on enrage de ne pouvoir faire achever par la femme elle-mĂȘme ces caresses-lĂ  prĂ©cisĂ©ment, Ă  l’exclusion de toutes autres. Et en somme, s’il est vrai qu’en gĂ©nĂ©ral la difficultĂ© d’atteindre l’objet d’un dĂ©sir l’accroĂźt la difficultĂ©, non l’impossibilitĂ©, car cette derniĂšre le supprime, pourtant pour un dĂ©sir tout physique, la certitude qu’il sera rĂ©alisĂ© Ă  un moment prochain et dĂ©terminĂ© n’est guĂšre moins exaltante que l’incertitude ; presque autant que le doute anxieux, l’absence de doute rend intolĂ©rable l’attente du plaisir infaillible parce qu’elle fait de cette attente un accomplissement innombrable et, par la frĂ©quence des reprĂ©sentations anticipĂ©es, divise le temps en tranches aussi menues que ferait l’angoisse. Ce qu’il me fallait, c’était possĂ©der Mme de Stermaria car depuis plusieurs jours, avec une activitĂ© incessante mes dĂ©sirs avaient prĂ©parĂ© ce plaisir-lĂ , dans mon imagination, et ce plaisir seul, un autre le plaisir avec une autre n’eĂ»t pas, lui, Ă©tĂ© prĂȘt, le plaisir n’étant que la rĂ©alisation d’une envie prĂ©alable et qui n’est pas toujours la mĂȘme, qui change selon les mille combinaisons de la rĂȘverie, les hasards du souvenir, l’état du tempĂ©rament, l’ordre de disponibilitĂ© des dĂ©sirs dont les derniers exaucĂ©s se reposent jusqu’à ce qu’ait Ă©tĂ© un peu oubliĂ©e la dĂ©ception de l’accomplissement ; je n’eusse pas Ă©tĂ© prĂȘt, j’avais dĂ©jĂ  quittĂ© la grande route des dĂ©sirs gĂ©nĂ©raux et m’étais engagĂ© dans le sentier d’un dĂ©sir particulier ; il aurait fallu, pour dĂ©sirer un autre rendez-vous, revenir de trop loin pour rejoindre la grande route et prendre un autre sentier. PossĂ©der Mme de Stermaria dans l’üle du Bois de Boulogne oĂč je l’avais invitĂ©e Ă  dĂźner, tel Ă©tait le plaisir que j’imaginais Ă  toute minute. Il eĂ»t Ă©tĂ© naturellement dĂ©truit, si j’avais dĂźnĂ© dans cette Ăźle sans Mme de Stermaria ; mais peut-ĂȘtre aussi fort diminuĂ©, en dĂźnant, mĂȘme avec elle, ailleurs. Du reste, les attitudes selon lesquelles on se figure un plaisir sont prĂ©alables Ă  la femme, au genre de femmes qui convient pour cela. Elles le commandent, et aussi le lieu ; et Ă  cause de cela font revenir alternativement, dans notre capricieuse pensĂ©e, telle femme, tel site, telle chambre qu’en d’autres semaines nous eussions dĂ©daignĂ©s. Filles de l’attitude, telles femmes ne vont pas sans le grand lit oĂč on trouve la paix Ă  leur cĂŽtĂ©, et d’autres, pour ĂȘtre caressĂ©es avec une intention plus secrĂšte, veulent les feuilles au vent, les eaux dans la nuit, sont lĂ©gĂšres et fuyantes autant qu’elles. Sans doute dĂ©jĂ , bien avant d’avoir reçu la lettre de Saint-Loup, et quand il ne s’agissait pas encore de Mme de Stermaria, l’üle du Bois m’avait semblĂ© faite pour le plaisir parce que je m’étais trouvĂ© aller y goĂ»ter la tristesse de n’en avoir aucun Ă  y abriter. C’est aux bords du lac qui conduisent Ă  cette Ăźle et le long desquels, dans les derniĂšres semaines de l’étĂ©, vont se promener les Parisiennes qui ne sont pas encore parties, que, ne sachant plus oĂč la retrouver, et si mĂȘme elle n’a pas dĂ©jĂ  quittĂ© Paris, on erre avec l’espoir de voir passer la jeune fille dont on est tombĂ© amoureux dans le dernier bal de l’annĂ©e, qu’on ne pourra plus retrouver dans aucune soirĂ©e avant le printemps suivant. Se sentant Ă  la veille, peut-ĂȘtre au lendemain du dĂ©part de l’ĂȘtre aimĂ©, on suit au bord de l’eau frĂ©missante ces belles allĂ©es oĂč dĂ©jĂ  une premiĂšre feuille rouge fleurit comme une derniĂšre rose, on scrute cet horizon oĂč, par un artifice inverse Ă  celui de ces panoramas sous la rotonde desquels les personnages en cire du premier plan donnent Ă  la toile peinte du fond l’apparence illusoire de la profondeur et du volume, nos yeux passant sans transition du parc cultivĂ© aux hauteurs naturelles de Meudon et du mont ValĂ©rien ne savent pas oĂč mettre une frontiĂšre, et font entrer la vraie campagne dans l’Ɠuvre du jardinage dont ils projettent bien au delĂ  d’elle-mĂȘme l’agrĂ©ment artificiel ; ainsi ces oiseaux rares Ă©levĂ©s en libertĂ© dans un jardin botanique et qui chaque jour, au grĂ© de leurs promenades ailĂ©es, vont poser jusque dans les bois limitrophes une note exotique. Entre la derniĂšre fĂȘte de l’étĂ© et l’exil de l’hiver, on parcourt anxieusement ce royaume romanesque des rencontres incertaines et des mĂ©lancolies amoureuses, et on ne serait pas plus surpris qu’il fĂ»t situĂ© hors de l’univers gĂ©ographique que si Ă  Versailles, au haut de la terrasse, observatoire autour duquel les nuages s’accumulent contre le ciel bleu dans le style de Van der Meulen, aprĂšs s’ĂȘtre ainsi Ă©levĂ© en dehors de la nature, on apprenait que lĂ  oĂč elle recommence, au bout du grand canal, les villages qu’on ne peut distinguer, Ă  l’horizon Ă©blouissant comme la mer, s’appellent Fleurus ou NimĂšgue. Et le dernier Ă©quipage passĂ©, quand on sent avec douleur qu’elle ne viendra plus, on va dĂźner dans l’üle ; au-dessus des peupliers tremblants, qui rappellent sans fin les mystĂšres du soir plus qu’ils n’y rĂ©pondent, un nuage rose met une derniĂšre couleur de vie dans le ciel apaisĂ©. Quelques gouttes de pluie tombent sans bruit sur l’eau antique, mais dans sa divine enfance restĂ©e toujours couleur du temps et qui oublie Ă  tout moment les images des nuages et des fleurs. Et aprĂšs que les gĂ©raniums ont inutilement, en intensifiant l’éclairage de leurs couleurs, luttĂ© contre le crĂ©puscule assombri, une brume vient envelopper l’üle qui s’endort ; on se promĂšne dans l’humide obscuritĂ© le long de l’eau oĂč tout au plus le passage silencieux d’un cygne vous Ă©tonne comme dans un lit nocturne les yeux un instant grands ouverts et le sourire d’un enfant qu’on ne croyait pas rĂ©veillĂ©. Alors on voudrait d’autant plus avoir avec soi une amoureuse qu’on se sent seul et qu’on peut se croire loin. Mais dans cette Ăźle, oĂč mĂȘme l’étĂ© il y avait souvent du brouillard, combien je serais plus heureux d’emmener Mme de Stermaria maintenant que la mauvaise saison, que la fin de l’automne Ă©tait venue. Si le temps qu’il faisait depuis dimanche n’avait Ă  lui seul rendu grisĂątres et maritimes les pays dans lesquels mon imagination vivait — comme d’autres saisons les faisaient embaumĂ©s, lumineux, italiens, — l’espoir de possĂ©der dans quelques jours Mme de Stermaria eĂ»t suffi pour faire se lever vingt fois par heure un rideau de brume dans mon imagination monotonement nostalgique. En tout cas, le brouillard qui depuis la veille s’était Ă©levĂ© mĂȘme Ă  Paris, non seulement me faisait songer sans cesse au pays natal de la jeune femme que je venais d’inviter, mais comme il Ă©tait probable que, bien plus Ă©pais encore que dans la ville, il devait le soir envahir le Bois, surtout au bord du lac, je pensais qu’il ferait pour moi de l’üle des Cygnes un peu l’üle de Bretagne dont l’atmosphĂšre maritime et brumeuse avait toujours entourĂ© pour moi comme un vĂȘtement la pĂąle silhouette de Mme de Stermaria. Certes quand on est jeune, Ă  l’ñge que j’avais dans mes promenades du cĂŽtĂ© de MĂ©sĂ©glise, notre dĂ©sir, notre croyance confĂšre au vĂȘtement d’une femme une particularitĂ© individuelle, une irrĂ©ductible essence. On poursuit la rĂ©alitĂ©. Mais Ă  force de la laisser Ă©chapper, on finit par remarquer qu’à travers toutes ces vaines tentatives oĂč on a trouvĂ© le nĂ©ant, quelque chose de solide subsiste, c’est ce qu’on cherchait. On commence Ă  dĂ©gager, Ă  connaĂźtre ce qu’on aime, on tĂąche Ă  se le procurer, fĂ»t-ce au prix d’un artifice. Alors, Ă  dĂ©faut de la croyance disparue, le costume signifie la supplĂ©ance Ă  celle-ci par le moyen d’une illusion volontaire. Je savais bien qu’à une demi-heure de la maison je ne trouverais pas la Bretagne. Mais en me promenant enlacĂ© Ă  Mme de Stermaria, dans les tĂ©nĂšbres de l’üle, au bord de l’eau, je ferais comme d’autres qui, ne pouvant pĂ©nĂ©trer dans un couvent, du moins, avant de possĂ©der une femme, l’habillent en religieuse. Je pouvais mĂȘme espĂ©rer d’écouter avec la jeune femme quelque clapotis de vagues, car, la veille du dĂźner, une tempĂȘte se dĂ©chaĂźna. Je commençais Ă  me raser pour aller dans l’üle retenir le cabinet bien qu’à cette Ă©poque de l’annĂ©e l’üle fĂ»t vide et le restaurant dĂ©sert et arrĂȘter le menu pour le dĂźner du lendemain, quand Françoise m’annonça Albertine. Je fis entrer aussitĂŽt, indiffĂ©rent Ă  ce qu’elle me vĂźt enlaidi d’un menton noir, celle pour qui Ă  Balbec je ne me trouvais jamais assez beau, et qui m’avait coĂ»tĂ© alors autant d’agitation et de peine que maintenant Mme de Stermaria. Je tenais Ă  ce que celle-ci reçût la meilleure impression possible de la soirĂ©e du lendemain. Aussi je demandai Ă  Albertine de m’accompagner tout de suite jusqu’à l’üle pour m’aider Ă  faire le menu. Celle Ă  qui on donne tout est si vite remplacĂ©e par une autre, qu’on est Ă©tonnĂ© soi-mĂȘme de donner ce qu’on a de nouveau, Ă  chaque heure, sans espoir d’avenir. À ma proposition le visage souriant et rose d’Albertine, sous un toquet plat qui descendait trĂšs bas, jusqu’aux yeux, sembla hĂ©siter. Elle devait avoir d’autres projets ; en tout cas elle me les sacrifia aisĂ©ment, Ă  ma grande satisfaction, car j’attachais beaucoup d’importance Ă  avoir avec moi une jeune mĂ©nagĂšre qui saurait bien mieux commander le dĂźner que moi. Il est certain qu’elle avait reprĂ©sentĂ© tout autre chose pour moi, Ă  Balbec. Mais notre intimitĂ©, mĂȘme quand nous ne la jugeons pas alors assez Ă©troite, avec une femme dont nous sommes Ă©pris crĂ©e entre elle et nous, malgrĂ© les insuffisances qui nous font souffrir alors, des liens sociaux qui survivent Ă  notre amour et mĂȘme au souvenir de notre amour. Alors, dans celle qui n’est plus pour nous qu’un moyen et un chemin vers d’autres, nous sommes tout aussi Ă©tonnĂ©s et amusĂ©s d’apprendre de notre mĂ©moire ce que son nom signifia d’original pour l’autre ĂȘtre que nous avons Ă©tĂ© autrefois, que si, aprĂšs avoir jetĂ© Ă  un cocher une adresse, boulevard des Capucines ou rue du Bac, en pensant seulement Ă  la personne que nous allons y voir, nous nous avisons que ces noms furent jadis celui des religieuses capucines dont le couvent se trouvait lĂ  et celui du bac qui traversait la Seine. Certes, mes dĂ©sirs de Balbec avaient si bien mĂ»ri le corps d’Albertine, y avaient accumulĂ© des saveurs si fraĂźches et si douces que, pendant notre course au Bois, tandis que le vent, comme un jardinier soigneux, secouait les arbres, faisait tomber les fruits, balayait les feuilles mortes, je me disais que, s’il y avait eu un risque pour que Saint-Loup se fĂ»t trompĂ©, ou que j’eusse mal compris sa lettre et que mon dĂźner avec Mme de Stermaria ne me conduisĂźt Ă  rien, j’eusse donnĂ© rendez-vous pour le mĂȘme soir trĂšs tard Ă  Albertine, afin d’oublier pendant une heure purement voluptueuse, en tenant dans mes bras le corps dont ma curiositĂ© avait jadis supputĂ©, soupesĂ© tous les charmes dont il surabondait maintenant, les Ă©motions et peut-ĂȘtre les tristesses de ce commencement d’amour pour Mme de Stermaria. Et certes, si j’avais pu supposer que Mme de Stermaria ne m’accorderait aucune faveur le premier soir, je me serais reprĂ©sentĂ© ma soirĂ©e avec elle d’une façon assez dĂ©cevante. Je savais trop bien par expĂ©rience comment les deux stades qui se succĂšdent en nous, dans ces commencements d’amour pour une femme que nous avons dĂ©sirĂ©e sans la connaĂźtre, aimant plutĂŽt en elle la vie particuliĂšre oĂč elle baigne qu’elle-mĂȘme presque inconnue encore, — comment ces deux stades se reflĂštent bizarrement dans le domaine des faits, c’est-Ă -dire non plus en nous-mĂȘme, mais dans nos rendez-vous avec elle. Nous avons, sans avoir jamais causĂ© avec elle, hĂ©sitĂ©, tentĂ©s que nous Ă©tions par la poĂ©sie qu’elle reprĂ©sente pour nous. Sera-ce elle ou telle autre ? Et voici que les rĂȘves se fixent autour d’elle, ne font plus qu’un avec elle. Le premier rendez-vous avec elle, qui suivra bientĂŽt, devrait reflĂ©ter cet amour naissant. Il n’en est rien. Comme s’il Ă©tait nĂ©cessaire que la vie matĂ©rielle eĂ»t aussi son premier stade, l’aimant dĂ©jĂ , nous lui parlons de la façon la plus insignifiante Je vous ai demandĂ© de venir dĂźner dans cette Ăźle parce que j’ai pensĂ© que ce cadre vous plairait. Je n’ai du reste rien de spĂ©cial Ă  vous dire. Mais j’ai peur qu’il ne fasse bien humide et que vous n’ayez froid. — Mais non. — Vous le dites par amabilitĂ©. Je vous permets, madame, de lutter encore un quart d’heure contre le froid, pour ne pas vous tourmenter, mais dans un quart d’heure, je vous ramĂšnerai de force. Je ne veux pas vous faire prendre un rhume. » Et sans lui avoir rien dit, nous la ramenons, ne nous rappelant rien d’elle, tout au plus une certaine façon de regarder, mais ne pensant qu’à la revoir. Or, la seconde fois ne retrouvant mĂȘme plus le regard, seul souvenir, mais ne pensant plus malgrĂ© cela qu’à la revoir le premier stade est dĂ©passĂ©. Rien n’a eu lieu dans l’intervalle. Et pourtant, au lieu de parler du confort du restaurant, nous disons, sans que cela Ă©tonne la personne nouvelle, que nous trouvons laide, mais Ă  qui nous voudrions qu’on parle de nous Ă  toutes les minutes de sa vie Nous allons avoir fort Ă  faire pour vaincre tous les obstacles accumulĂ©s entre nos cƓurs. Pensez-vous que nous y arriverons ? Vous figurez-vous que nous puissions avoir raison de nos ennemis, espĂ©rer un heureux avenir ? » Mais ces conversations, d’abord insignifiantes, puis faisant allusion Ă  l’amour, n’auraient pas lieu, j’en pouvais croire la lettre de Saint-Loup. Mme de Stermaria se donnerait dĂšs le premier soir, je n’aurais donc pas besoin de convoquer Albertine chez moi, comme pis aller, pour la fin de la soirĂ©e. C’était inutile, Robert n’exagĂ©rait jamais et sa lettre Ă©tait claire ! Albertine me parlait peu, car elle sentait que j’étais prĂ©occupĂ©. Nous fĂźmes quelques pas Ă  pied, sous la grotte verdĂątre, quasi sous-marine, d’une Ă©paisse futaie sur le dĂŽme de laquelle nous entendions dĂ©ferler le vent et Ă©clabousser la pluie. J’écrasais par terre des feuilles mortes, qui s’enfonçaient dans le sol comme des coquillages, et je poussais de ma canne des chĂątaignes piquantes comme des oursins. Aux branches les derniĂšres feuilles convulsĂ©es ne suivaient le vent que de la longueur de leur attache, mais quelquefois, celle-ci se rompant, elles tombaient Ă  terre et le rattrapaient en courant. Je pensais avec joie combien, si ce temps durait, l’üle serait demain plus lointaine encore et en tout cas entiĂšrement dĂ©serte. Nous remontĂąmes en voiture, et comme la bourrasque s’était calmĂ©e, Albertine me demanda de poursuivre jusqu’à Saint-Cloud. Ainsi qu’en bas les feuilles mortes, en haut les nuages suivaient le vent. Et des soirs migrateurs, dont une sorte de section conique pratiquĂ©e dans le ciel laissait voir la superposition rose, bleue et verte, Ă©taient tout prĂ©parĂ©s Ă  destination de climats plus beaux. Pour voir de plus prĂšs une dĂ©esse de marbre qui s’élançait de son socle, et, toute seule dans un grand bois qui semblait lui ĂȘtre consacrĂ©, l’emplissait de la terreur mythologique, moitiĂ© animale, moitiĂ© sacrĂ©e de ses bonds furieux, Albertine monta sur un tertre, tandis que je l’attendais sur le chemin. Elle-mĂȘme, vue ainsi d’en bas, non plus grosse et rebondie comme l’autre jour sur mon lit oĂč les grains de son cou apparaissaient Ă  la loupe de mes yeux approchĂ©s, mais ciselĂ©e et fine, semblait une petit statue sur laquelle les minutes heureuses de Balbec avaient passĂ© leur patine. Quand je me retrouvai seul chez moi, me rappelant que j’avais Ă©tĂ© faire une course l’aprĂšs-midi avec Albertine, que je dĂźnais le surlendemain chez Mme de Guermantes, et que j’avais Ă  rĂ©pondre Ă  une lettre de Gilberte, trois femmes que j’avais aimĂ©es, je me dis que notre vie sociale est, comme un atelier d’artiste, remplie des Ă©bauches dĂ©laissĂ©es oĂč nous avions cru un moment pouvoir fixer notre besoin d’un grand amour, mais je ne songeai pas que quelquefois, si l’ébauche n’est pas trop ancienne, il peut arriver que nous la reprenions et que nous en fassions une Ɠuvre toute diffĂ©rente, et peut-ĂȘtre mĂȘme plus importante que celle que nous avions projetĂ©e d’abord. Le lendemain, il fit froid et beau on sentait l’hiver et, de fait, la saison Ă©tait si avancĂ©e que c’était miracle si nous avions pu trouver dans le Bois dĂ©jĂ  saccagĂ© quelques dĂŽmes d’or vert. En m’éveillant je vis, comme de la fenĂȘtre de la caserne de DonciĂšres, la brume mate, unie et blanche qui pendait gaiement au soleil, consistante et douce comme du sucre filĂ©. Puis le soleil se cacha et elle s’épaissit encore dans l’aprĂšs-midi. Le jour tomba de bonne heure, je fis ma toilette, mais il Ă©tait encore trop tĂŽt pour partir ; je dĂ©cidai d’envoyer une voiture Ă  Mme de Stermaria. Je n’osai pas y monter pour ne pas la forcer Ă  faire la route avec moi, mais je remis au cocher un mot pour elle oĂč je lui demandais si elle permettait que je vinsse la prendre. En attendant, je m’étendis sur mon lit, je fermai les yeux un instant, puis les rouvris. Au-dessus des rideaux, il n’y avait plus qu’un mince lisĂ©rĂ© de jour qui allait s’obscurcissant. Je reconnaissais cette heure inutile, vestibule profond du plaisir, et dont j’avais appris Ă  Balbec Ă  connaĂźtre le vide sombre et dĂ©licieux, quand, seul dans ma chambre comme maintenant, pendant que tous les autres Ă©taient Ă  dĂźner, je voyais sans tristesse le jour mourir au-dessus des rideaux, sachant que bientĂŽt, aprĂšs une nuit aussi courte que les nuits du pĂŽle, il allait ressusciter plus Ă©clatant dans le flamboiement de Rivebelle. Je sautai Ă  bas de mon lit, je passai ma cravate noire, je donnai un coup de brosse Ă  mes cheveux, gestes derniers d’une mise en ordre tardive, exĂ©cutĂ©s Ă  Balbec en pensant non Ă  moi mais aux femmes que je verrais Ă  Rivebelle, tandis que je leur souriais d’avance dans la glace oblique de ma chambre, et restĂ©s Ă  cause de cela les signes avant-coureurs d’un divertissement mĂȘlĂ© de lumiĂšres et de musique. Comme des signes magiques ils l’évoquaient, bien plus le rĂ©alisaient dĂ©jĂ  ; grĂące Ă  eux j’avais de sa vĂ©ritĂ© une notion aussi certaine, de son charme enivrant et frivole une jouissance aussi complĂšte que celles que j’avais Ă  Combray, au mois de juillet, quand j’entendais les coups de marteau de l’emballeur et que je jouissais, dans la fraĂźcheur de ma chambre noire, de la chaleur et du soleil. Aussi n’était-ce plus tout Ă  fait Mme de Stermaria que j’aurais dĂ©sirĂ© voir. ForcĂ© maintenant de passer avec elle ma soirĂ©e, j’aurais prĂ©fĂ©rĂ©, comme celle-ci Ă©tait ma derniĂšre avant le retour de mes parents, qu’elle restĂąt libre et que je pusse chercher Ă  revoir des femmes de Rivebelle. Je me relavai une derniĂšre fois les mains, et dans la promenade que le plaisir me faisait faire Ă  travers l’appartement, je me les essuyai dans la salle Ă  manger obscure. Elle me parut ouverte sur l’antichambre Ă©clairĂ©e, mais ce que j’avais pris pour la fente illuminĂ©e de la porte qui, au contraire, Ă©tait fermĂ©e, n’était que le reflet blanc de ma serviette dans une glace posĂ©e le long du mur, en attendant qu’on la plaçùt pour le retour de maman. Je repensai Ă  tous les mirages que j’avais ainsi dĂ©couverts dans notre appartement et qui n’étaient pas qu’optiques, car les premiers jours j’avais cru que la voisine avait un chien, Ă  cause du jappement prolongĂ©, presque humain, qu’avait pris un certain tuyau de cuisine chaque fois qu’on ouvrait le robinet. Et la porte du palier ne se refermait d’elle-mĂȘme trĂšs lentement, sur les courants d’air de l’escalier, qu’en exĂ©cutant les hachures de phrases voluptueuses et gĂ©missantes qui se superposent au chƓur des PĂšlerins, vers la fin de l’ouverture de TannhĂ€user. J’eus du reste, comme je venais de remettre ma serviette en place, l’occasion d’avoir une nouvelle audition de cet Ă©blouissant morceau symphonique, car un coup de sonnette ayant retenti, je courus ouvrir la porte de l’antichambre au cocher qui me rapportait la rĂ©ponse. Je pensais que ce serait Cette dame est en bas », ou Cette dame vous attend. » Mais il tenait Ă  la main une lettre. J’hĂ©sitai un instant Ă  prendre connaissance de ce que Mme de Stermaria avait Ă©crit, qui tant qu’elle avait la plume en main aurait pu ĂȘtre autre, mais qui maintenant Ă©tait, dĂ©tachĂ© d’elle, un destin qui poursuivait seul sa route et auquel elle ne pouvait plus rien changer. Je demandai au cocher de redescendre et d’attendre un instant, quoiqu’il maugréùt contre la brume. DĂšs qu’il fut parti, j’ouvris l’enveloppe. Sur la carte Vicomtesse Alix de Stermaria, mon invitĂ©e avait Ă©crit Je suis dĂ©solĂ©e, un contretemps m’empĂȘche de dĂźner ce soir avec vous Ă  l’üle du Bois. Je m’en faisais une fĂȘte. Je vous Ă©crirai plus longuement de Stermaria. Regrets. AmitiĂ©s. » Je restai immobile, Ă©tourdi par le choc que j’avais reçu. À mes pieds Ă©taient tombĂ©es la carte et l’enveloppe, comme la bourre d’une arme Ă  feu quand le coup est parti. Je les ramassai, j’analysai cette phrase. Elle me dit qu’elle ne peut dĂźner avec moi Ă  l’üle du Bois. On pourrait en conclure qu’elle pourrait dĂźner avec moi ailleurs. Je n’aurai pas l’indiscrĂ©tion d’aller la chercher, mais enfin cela pourrait se comprendre ainsi. » Et cette Ăźle du Bois, comme depuis quatre jours ma pensĂ©e y Ă©tait installĂ©e d’avance avec Mme de Stermaria, je ne pouvais arriver Ă  l’en faire revenir. Mon dĂ©sir reprenait involontairement la pente qu’il suivait dĂ©jĂ  depuis tant d’heures, et malgrĂ© cette dĂ©pĂȘche, trop rĂ©cente pour prĂ©valoir contre lui, je me prĂ©parais instinctivement encore Ă  partir, comme un Ă©lĂšve refusĂ© Ă  un examen voudrait rĂ©pondre Ă  une question de plus. Je finis par me dĂ©cider Ă  aller dire Ă  Françoise de descendre payer le cocher. Je traversai le couloir, ne la trouvant pas, je passai par la salle Ă  manger ; tout d’un coup mes pas cessĂšrent de retentir sur le parquet comme ils avaient fait jusque-lĂ  et s’assourdirent en un silence qui, mĂȘme avant que j’en reconnusse la cause, me donna une sensation d’étouffement et de claustration. C’étaient les tapis que, pour le retour de mes parents, on avait commencĂ© de clouer, ces tapis qui sont si beaux par les heureuses matinĂ©es, quand parmi leur dĂ©sordre le soleil vous attend comme un ami venu pour vous emmener dĂ©jeuner Ă  la campagne, et pose sur eux le regard de la forĂȘt, mais qui maintenant, au contraire, Ă©taient le premier amĂ©nagement de la prison hivernale d’oĂč, obligĂ© que j’allais ĂȘtre de vivre, de prendre mes repas en famille, je ne pourrais plus librement sortir. — Que Monsieur prenne garde de tomber, ils ne sont pas encore clouĂ©s, me cria Françoise. J’aurais dĂ» allumer. On est dĂ©jĂ  Ă  la fin de sectembre, les beaux jours sont finis. BientĂŽt l’hiver ; au coin de la fenĂȘtre, comme sur un verre de GallĂ©, une veine de neige durcie ; et, mĂȘme aux Champs-ÉlysĂ©es, au lieu des jeunes filles qu’on attend, rien que les moineaux tout seuls. Ce qui ajoutait Ă  mon dĂ©sespoir de ne pas voir Mme de Stermaria, c’était que sa rĂ©ponse me faisait supposer que pendant qu’heure par heure, depuis dimanche, je ne vivais que pour ce dĂźner, elle n’y avait sans doute pas pensĂ© une fois. Plus tard, j’appris un absurde mariage d’amour qu’elle fit avec un jeune homme qu’elle devait dĂ©jĂ  voir Ă  ce moment-lĂ  et qui lui avait fait sans doute oublier mon invitation. Car si elle se l’était rappelĂ©e, elle n’eĂ»t pas sans doute attendu la voiture que je ne devais du reste pas, d’aprĂšs ce qui Ă©tait convenu, lui envoyer, pour m’avertir qu’elle n’était pas libre. Mes rĂȘves de jeune vierge fĂ©odale dans une Ăźle brumeuse avaient frayĂ© le chemin Ă  un amour encore inexistant. Maintenant ma dĂ©ception, ma colĂšre, mon dĂ©sir dĂ©sespĂ©rĂ© de ressaisir celle qui venait de se refuser, pouvaient, en mettant ma sensibilitĂ© de la partie, fixer l’amour possible que jusque-lĂ  mon imagination seule m’avait, mais plus mollement, offert. Combien y en a-t-il dans nos souvenirs, combien plus dans notre oubli, de ces visages de jeunes filles et de jeunes femmes, tous diffĂ©rents, et auxquels nous n’avons ajoutĂ© du charme et un furieux dĂ©sir de les revoir que parce qu’ils s’étaient au dernier moment dĂ©robĂ©s ? À l’égard de Mme de Stermaria c’était bien plus et il me suffisait maintenant, pour l’aimer, de la revoir afin que fussent renouvelĂ©es ces impressions si vives mais trop brĂšves et que la mĂ©moire n’aurait pas sans cela la force de maintenir dans l’absence. Les circonstances en dĂ©cidĂšrent autrement, je ne la revis pas. Ce ne fut pas elle que j’aimai, mais ç’aurait pu ĂȘtre elle. Et une des choses qui me rendirent peut-ĂȘtre le plus cruel le grand amour que j’allais bientĂŽt avoir, ce fut, en me rappelant cette soirĂ©e, de me dire qu’il aurait pu, si de trĂšs simples circonstances avaient Ă©tĂ© modifiĂ©es, se porter ailleurs, sur Mme de Stermaria ; appliquĂ© Ă  celle qui me l’inspira si peu aprĂšs, il n’était donc pas — comme j’aurais pourtant eu si envie, si besoin de le croire — absolument nĂ©cessaire et prĂ©destinĂ©. Françoise m’avait laissĂ© seul dans la salle Ă  manger, en me disant que j’avais tort d’y rester avant qu’elle eĂ»t allumĂ© le feu. Elle allait faire Ă  dĂźner, car avant mĂȘme l’arrivĂ©e de mes parents et dĂšs ce soir, ma rĂ©clusion commençait. J’avisai un Ă©norme paquet de tapis encore tout enroulĂ©s, lequel avait Ă©tĂ© posĂ© au coin du buffet, et m’y cachant la tĂȘte, avalant leur poussiĂšre et mes larmes, pareil aux Juifs qui se couvraient la tĂȘte de cendres dans le deuil, je me mis Ă  sangloter. Je frissonnais, non pas seulement parce que la piĂšce Ă©tait froide, mais parce qu’un notable abaissement thermique contre le danger et, faut-il le dire, le lĂ©ger agrĂ©ment duquel on ne cherche pas Ă  rĂ©agir est causĂ© par certaines larmes qui pleurent de nos yeux, goutte Ă  goutte, comme une pluie fine, pĂ©nĂ©trante, glaciale, semblant ne devoir jamais finir. Tout d’un coup j’entendis une voix — Peut-on entrer ? Françoise m’a dit que tu devais ĂȘtre dans la salle Ă  manger. Je venais voir si tu ne voulais pas que nous allions dĂźner quelque part ensemble, si cela ne te fait pas mal, car il fait un brouillard Ă  couper au couteau. C’était, arrivĂ© du matin, quand je le croyais encore au Maroc ou en mer, Robert de Saint-Loup. J’ai dit et prĂ©cisĂ©ment c’était, Ă  Balbec, Robert de Saint-Loup qui m’avait, bien malgrĂ© lui, aidĂ© Ă  en prendre conscience ce que je pense de l’amitiĂ© Ă  savoir qu’elle est si peu de chose que j’ai peine Ă  comprendre que des hommes de quelque gĂ©nie, et par exemple un Nietzsche, aient eu la naĂŻvetĂ© de lui attribuer une certaine valeur intellectuelle et en consĂ©quence de se refuser Ă  des amitiĂ©s auxquelles l’estime intellectuelle n’eĂ»t pas Ă©tĂ© liĂ©e. Oui, cela m’a toujours Ă©tĂ© un Ă©tonnement de voir qu’un homme qui poussait la sincĂ©ritĂ© avec lui-mĂȘme jusqu’à se dĂ©tacher, par scrupule de conscience, de la musique de Wagner, se soit imaginĂ© que la vĂ©ritĂ© peut se rĂ©aliser dans ce mode d’expression par nature confus et inadĂ©quat que sont, en gĂ©nĂ©ral, des actions et, en particulier, des amitiĂ©s, et qu’il puisse y avoir une signification quelconque dans le fait de quitter son travail pour aller voir un ami et pleurer avec lui en apprenant la fausse nouvelle de l’incendie du Louvre. J’en Ă©tais arrivĂ©, Ă  Balbec, Ă  trouver le plaisir de jouer avec des jeunes filles moins funeste Ă  la vie spirituelle, Ă  laquelle du moins il reste Ă©tranger, que l’amitiĂ© dont tout l’effort est de nous faire sacrifier la partie seule rĂ©elle et incommunicable autrement que par le moyen de l’art de nous-mĂȘme, Ă  un moi superficiel, qui ne trouve pas comme l’autre de joie en lui-mĂȘme, mais trouve un attendrissement confus Ă  se sentir soutenu sur des Ă©tais extĂ©rieurs, hospitalisĂ© dans une individualitĂ© Ă©trangĂšre, oĂč, heureux de la protection qu’on lui donne, il fait rayonner son bien-ĂȘtre en approbation et s’émerveille de qualitĂ©s qu’il appellerait dĂ©fauts et chercherait Ă  corriger chez soi-mĂȘme. D’ailleurs les contempteurs de l’amitiĂ© peuvent, sans illusions et non sans remords, ĂȘtre les meilleurs amis du monde, de mĂȘme qu’un artiste portant en lui un chef-d’Ɠuvre et qui sent que son devoir serait de vivre pour travailler, malgrĂ© cela, pour ne pas paraĂźtre ou risquer d’ĂȘtre Ă©goĂŻste, donne sa vie pour une cause inutile, et la donne d’autant plus bravement que les raisons pour lesquelles il eĂ»t prĂ©fĂ©rĂ© ne pas la donner Ă©taient des raisons dĂ©sintĂ©ressĂ©es. Mais quelle que fĂ»t mon opinion sur l’amitiĂ©, mĂȘme pour ne parler que du plaisir qu’elle me procurait, d’une qualitĂ© si mĂ©diocre qu’elle ressemblait Ă  quelque chose d’intermĂ©diaire entre la fatigue et l’ennui, il n’est breuvage si funeste qui ne puisse Ă  certaines heures devenir prĂ©cieux et rĂ©confortant en nous apportant le coup de fouet qui nous Ă©tait nĂ©cessaire, la chaleur que nous ne pouvons pas trouver en nous-mĂȘme. J’étais bien Ă©loignĂ© certes de vouloir demander Ă  Saint-Loup, comme je le dĂ©sirais il y a une heure, de me faire revoir des femmes de Rivebelle ; le sillage que laissait en moi le regret de Mme de Stermaria ne voulait pas ĂȘtre effacĂ© si vite, mais, au moment oĂč je ne sentais plus dans mon cƓur aucune raison de bonheur, Saint-Loup entrant, ce fut comme une arrivĂ©e de bontĂ©, de gaietĂ©, de vie, qui Ă©taient en dehors de moi sans doute mais s’offraient Ă  moi, ne demandaient qu’à ĂȘtre Ă  moi. Il ne comprit pas lui-mĂȘme mon cri de reconnaissance et mes larmes d’attendrissement. Qu’y a-t-il de plus paradoxalement affectueux d’ailleurs qu’un de ces amis — diplomate, explorateur, aviateur ou militaire — comme l’était Saint-Loup, et qui, repartant le lendemain pour la campagne et de lĂ  pour Dieu sait oĂč, semblent faire tenir pour eux-mĂȘmes, dans la soirĂ©e qu’ils nous consacrent, une impression qu’on s’étonne de pouvoir, tant elle est rare et brĂšve, leur ĂȘtre si douce, et, du moment qu’elle leur plaĂźt tant, de ne pas les voir prolonger davantage ou renouveler plus souvent. Un repas avec nous, chose si naturelle, donne Ă  ces voyageurs le mĂȘme plaisir Ă©trange et dĂ©licieux que nos boulevards Ă  un Asiatique. Nous partĂźmes ensemble pour aller dĂźner et tout en descendant l’escalier je me rappelai DonciĂšres, oĂč chaque soir j’allais retrouver Robert au restaurant, et les petites salles Ă  manger oubliĂ©es. Je me souvins d’une Ă  laquelle je n’avais jamais repensĂ© et qui n’était pas Ă  l’hĂŽtel oĂč Saint-Loup dĂźnait, mais dans un bien plus modeste, intermĂ©diaire entre l’hĂŽtellerie et la pension de famille, et oĂč on Ă©tait servi par la patronne et une de ses domestiques. La neige m’avait arrĂȘtĂ© lĂ . D’ailleurs Robert ne devait pas ce soir-lĂ  dĂźner Ă  l’hĂŽtel et je n’avais pas voulu aller plus loin. On m’apporta les plats, en haut, dans une petite piĂšce toute en bois. La lampe s’éteignit pendant le dĂźner, la servante m’alluma deux bougies. Moi, feignant de ne pas voir trĂšs clair en lui tendant mon assiette, pendant qu’elle y mettait des pommes de terre, je pris dans ma main son avant-bras nu comme pour la guider. Voyant qu’elle ne le retirait pas, je le caressai, puis, sans prononcer un mot, l’attirai tout entiĂšre Ă  moi, soufflai la bougie et alors lui dis de me fouiller, pour qu’elle eĂ»t un peu d’argent. Pendant les jours qui suivirent, le plaisir physique me parut exiger, pour ĂȘtre goĂ»tĂ©, non seulement cette servante mais la salle Ă  manger de bois, si isolĂ©e. Ce fut pourtant vers celle oĂč dĂźnaient Robert et ses amis que je retournai tous les soirs, par habitude, par amitiĂ©, jusqu’à mon dĂ©part de DonciĂšres. Et pourtant, mĂȘme cet hĂŽtel oĂč il prenait pension avec ses amis, je n’y songeais plus depuis longtemps. Nous ne profitons guĂšre de notre vie, nous laissons inachevĂ©es dans les crĂ©puscules d’étĂ© ou les nuits prĂ©coces d’hiver les heures oĂč il nous avait semblĂ© qu’eĂ»t pu pourtant ĂȘtre enfermĂ© un peu de paix ou de plaisir. Mais ces heures ne sont pas absolument perdues. Quand chantent Ă  leur tour de nouveaux moments de plaisir qui passeraient de mĂȘme aussi grĂȘles et linĂ©aires, elles viennent leur apporter le soubassement, la consistance d’une riche orchestration. Elles s’étendent ainsi jusqu’à un de ces bonheurs types, qu’on ne retrouve que de temps Ă  autre mais qui continuent d’ĂȘtre ; dans l’exemple prĂ©sent, c’était l’abandon de tout le reste pour dĂźner dans un cadre confortable qui par la vertu des souvenirs enferme dans un tableau de nature des promesses de voyage, avec un ami qui va remuer notre vie dormante de toute son Ă©nergie, de toute son affection, nous communiquer un plaisir Ă©mu, bien diffĂ©rent de celui que nous pourrions devoir Ă  notre propre effort ou Ă  des distractions mondaines ; nous allons ĂȘtre rien qu’à lui, lui faire des serments d’amitiĂ© qui, nĂ©s dans les cloisons de cette heure, restant enfermĂ©s en elle, ne seraient peut-ĂȘtre pas tenus le lendemain, mais que je pouvais faire sans scrupule Ă  Saint-Loup, puisque, avec un courage oĂč il entrait beaucoup de sagesse et le pressentiment que l’amitiĂ© ne se peut approfondir, le lendemain il serait reparti. Si en descendant l’escalier je revivais les soirs de DonciĂšres, quand nous fĂ»mes arrivĂ©s dans la rue brusquement, la nuit presque complĂšte oĂč le brouillard semblait avoir Ă©teint les rĂ©verbĂšres, qu’on ne distinguait, bien faibles, que de tout prĂšs, me ramena Ă  je ne sais quelle arrivĂ©e, le soir, Ă  Combray, quand la ville n’était encore Ă©clairĂ©e que de loin en loin, et qu’on y tĂątonnait dans une obscuritĂ© humide, tiĂšde et sainte de CrĂšche, Ă  peine Ă©toilĂ©e çà et lĂ  d’un lumignon qui ne brillait pas plus qu’un cierge. Entre cette annĂ©e, d’ailleurs incertaine, de Combray, et les soirs Ă  Rivebelle revus tout Ă  l’heure au-dessus des rideaux, quelles diffĂ©rences ! J’éprouvais Ă  les percevoir un enthousiasme qui aurait pu ĂȘtre fĂ©cond si j’étais restĂ© seul, et m’aurait Ă©vitĂ© ainsi le dĂ©tour de bien des annĂ©es inutiles par lesquelles j’allais encore passer avant que se dĂ©clarĂąt la vocation invisible dont cet ouvrage est l’histoire. Si cela fĂ»t advenu ce soir-lĂ , cette voiture eĂ»t mĂ©ritĂ© de demeurer plus mĂ©morable pour moi que celle du docteur Percepied sur le siĂšge de laquelle j’avais composĂ© cette petite description — prĂ©cisĂ©ment retrouvĂ©e il y avait peu de temps, arrangĂ©e, et vainement envoyĂ©e au Figaro — des cloches de Martainville. Est-ce parce que nous ne revivons pas nos annĂ©es dans leur suite continue jour par jour, mais dans le souvenir figĂ© dans la fraĂźcheur ou l’insolation d’une matinĂ©e ou d’un soir, recevant l’ombre de tel site isolĂ©, enclos, immobile, arrĂȘtĂ© et perdu, loin de tout le reste, et qu’ainsi, les changements graduĂ©s non seulement au dehors, mais dans nos rĂȘves et notre caractĂšre Ă©voluant, lesquels nous ont insensiblement conduit dans la vie d’un temps Ă  tel autre trĂšs diffĂ©rent, se trouvant supprimĂ©s, si nous revivons un autre souvenir prĂ©levĂ© sur une annĂ©e diffĂ©rente, nous trouvons entre eux, grĂące Ă  des lacunes, Ă  d’immenses pans d’oubli, comme l’abĂźme d’une diffĂ©rence d’altitude, comme l’incompatibilitĂ© de deux qualitĂ©s incomparables d’atmosphĂšre respirĂ©e et de colorations ambiantes ? Mais entre les souvenirs que je venais d’avoir, successivement, de Combray, de DonciĂšres et de Rivebelle, je sentais en ce moment bien plus qu’une distance de temps, la distance qu’il y aurait entre des univers diffĂ©rents oĂč la matiĂšre ne serait pas la mĂȘme. Si j’avais voulu dans un ouvrage imiter celle dans laquelle m’apparaissaient ciselĂ©s mes plus insignifiants souvenirs de Rivebelle, il m’eĂ»t fallu veiner de rose, rendre tout d’un coup translucide, compacte, fraĂźchissante et sonore, la substance jusque-lĂ  analogue au grĂšs sombre et rude de Combray. Mais Robert, ayant fini de donner ses explications au cocher, me rejoignit dans la voiture. Les idĂ©es qui m’étaient apparues s’enfuirent. Ce sont des dĂ©esses qui daignent quelquefois se rendre visibles Ă  un mortel solitaire, au dĂ©tour d’un chemin, mĂȘme dans sa chambre pendant qu’il dort, alors que debout dans le cadre de la porte elles lui apportent leur annonciation. Mais dĂšs qu’on est deux elles disparaissent, les hommes en sociĂ©tĂ© ne les aperçoivent jamais. Et je me trouvai rejetĂ© dans l’amitiĂ©. Robert en arrivant m’avait bien averti qu’il faisait beaucoup de brouillard, mais tandis que nous causions il n’avait cessĂ© d’épaissir. Ce n’était plus seulement la brume lĂ©gĂšre que j’avais souhaitĂ© voir s’élever de l’üle et nous envelopper Mme de Stermaria et moi. À deux pas les rĂ©verbĂšres s’éteignaient et alors c’était la nuit, aussi profonde qu’en pleins champs, dans une forĂȘt, ou plutĂŽt dans une molle Ăźle de Bretagne vers laquelle j’eusse voulu aller, je me sentis perdu comme sur la cĂŽte de quelque mer septentrionale oĂč on risque vingt fois la mort avant d’arriver Ă  l’auberge solitaire ; cessant d’ĂȘtre un mirage qu’on recherche, le brouillard devenait un de ces dangers contre lesquels on lutte, de sorte que nous eĂ»mes, Ă  trouver notre chemin et Ă  arriver Ă  bon port, les difficultĂ©s, l’inquiĂ©tude et enfin la joie que donne la sĂ©curitĂ© — si insensible Ă  celui qui n’est pas menacĂ© de la perdre — au voyageur perplexe et dĂ©paysĂ©. Une seule chose faillit compromettre mon plaisir pendant notre aventureuse randonnĂ©e, Ă  cause de l’étonnement irritĂ© oĂč elle me jeta un instant. Tu sais, j’ai racontĂ© Ă  Bloch, me dit Saint-Loup, que tu ne l’aimais pas du tout tant que ça, que tu lui trouvais des vulgaritĂ©s. VoilĂ  comme je suis, j’aime les situations tranchĂ©es », conclut-il d’un air satisfait et sur un ton qui n’admettait pas de rĂ©plique. J’étais stupĂ©fait. Non seulement j’avais la confiance la plus absolue en Saint-Loup, en la loyautĂ© de son amitiĂ©, et il l’avait trahie par ce qu’il avait dit Ă  Bloch, mais il me semblait que de plus il eĂ»t dĂ» ĂȘtre empĂȘchĂ© de le faire par ses dĂ©fauts autant que par ses qualitĂ©s, par cet extraordinaire acquis d’éducation qui pouvait pousser la politesse jusqu’à un certain manque de franchise. Son air triomphant Ă©tait-il celui que nous prenons pour dissimuler quelque embarras en avouant une chose que nous savons que nous n’aurions pas dĂ» faire ? traduisait-il de l’inconscience ? de la bĂȘtise Ă©rigeant en vertu un dĂ©faut que je ne lui connaissais pas ? un accĂšs de mauvaise humeur passagĂšre contre moi le poussant Ă  me quitter, ou l’enregistrement d’un accĂšs de mauvaise humeur passagĂšre vis-Ă -vis de Bloch Ă  qui il avait voulu dire quelque chose de dĂ©sagrĂ©able mĂȘme en me compromettant ? Du reste sa figure Ă©tait stigmatisĂ©e, pendant qu’il me disait ces paroles vulgaires, par une affreuse sinuositĂ© que je ne lui ai vue qu’une fois ou deux dans la vie, et qui, suivant d’abord Ă  peu prĂšs le milieu de la figure, une fois arrivĂ©e aux lĂšvres les tordait, leur donnait une expression hideuse de bassesse, presque de bestialitĂ© toute passagĂšre et sans doute ancestrale. Il devait y avoir dans ces moments-lĂ , qui sans doute ne revenaient qu’une fois tous les deux ans, Ă©clipse partielle de son propre moi, par le passage sur lui de la personnalitĂ© d’un aĂŻeul qui s’y reflĂ©tait. Tout autant que l’air de satisfaction de Robert, ses paroles J’aime les situations tranchĂ©es » prĂȘtaient au mĂȘme doute, et auraient dĂ» encourir le mĂȘme blĂąme. Je voulais lui dire que si l’on aime les situations tranchĂ©es, il faut avoir de ces accĂšs de franchise en ce qui vous concerne et ne point faire de trop facile vertu aux dĂ©pens des autres. Mais dĂ©jĂ  la voiture s’était arrĂȘtĂ©e devant le restaurant dont la vaste façade vitrĂ©e et flamboyante arrivait seule Ă  percer l’obscuritĂ©. Le brouillard lui-mĂȘme, par les clartĂ©s confortables de l’intĂ©rieur, semblait jusque sur le trottoir mĂȘme vous indiquer l’entrĂ©e avec la joie de ces valets qui reflĂštent les dispositions du maĂźtre ; il s’irisait des nuances les plus dĂ©licates et montrait l’entrĂ©e comme la colonne lumineuse qui guida les HĂ©breux. Il y en avait d’ailleurs beaucoup dans la clientĂšle. Car c’était dans ce restaurant que Bloch et ses amis Ă©taient venus longtemps, ivres d’un jeĂ»ne aussi affamant que le jeĂ»ne rituel, lequel du moins n’a lieu qu’une fois par an, de cafĂ© et de curiositĂ© politique, se retrouver le soir. Toute excitation mentale donnant une valeur qui prime, une qualitĂ© supĂ©rieure aux habitudes qui s’y rattachent, il n’y a pas de goĂ»t un peu vif qui ne compose ainsi autour de lui une sociĂ©tĂ© qu’il unit, et oĂč la considĂ©ration des autres membres est celle que chacun recherche principalement dans la vie. Ici, fĂ»t-ce dans une petite ville de province, vous trouverez des passionnĂ©s de musique ; le meilleur de leur temps, le plus clair de leur argent se passe aux sĂ©ances de musique de chambre, aux rĂ©unions oĂč on cause musique, au cafĂ© oĂč l’on se retrouve entre amateurs et oĂč on coudoie les musiciens de l’orchestre. D’autres Ă©pris d’aviation tiennent Ă  ĂȘtre bien vus du vieux garçon du bar vitrĂ© perchĂ© au haut de l’aĂ©rodrome ; Ă  l’abri du vent, comme dans la cage en verre d’un phare, il pourra suivre, en compagnie d’un aviateur qui ne vole pas en ce moment, les Ă©volutions d’un pilote exĂ©cutant des loopings, tandis qu’un autre, invisible l’instant d’avant, vient atterrir brusquement, s’abattre avec le grand bruit d’ailes de l’oiseau Roch. La petite coterie qui se retrouvait pour tĂącher de perpĂ©tuer, d’approfondir, les Ă©motions fugitives du procĂšs Zola, attachait de mĂȘme une grande importance Ă  ce cafĂ©. Mais elle y Ă©tait mal vue des jeunes nobles qui formaient l’autre partie de la clientĂšle et avaient adoptĂ© une seconde salle du cafĂ©, sĂ©parĂ©e seulement de l’autre par un lĂ©ger parapet dĂ©corĂ© de verdure. Ils considĂ©raient Dreyfus et ses partisans comme des traĂźtres, bien que vingt-cinq ans plus tard, les idĂ©es ayant eu le temps de se classer et le dreyfusisme de prendre dans l’histoire une certaine Ă©lĂ©gance, les fils, bolchevisants et valseurs, de ces mĂȘmes jeunes nobles dussent dĂ©clarer aux intellectuels » qui les interrogeaient que sĂ»rement, s’ils avaient vĂ©cu en ce temps-lĂ , ils eussent Ă©tĂ© pour Dreyfus, sans trop savoir beaucoup plus ce qu’avait Ă©tĂ© l’Affaire que la comtesse Edmond de PourtalĂšs ou la marquise de Galliffet, autres splendeurs dĂ©jĂ  Ă©teintes au jour de leur naissance. Car, le soir du brouillard, les nobles du cafĂ© qui devaient ĂȘtre plus tard les pĂšres de ces jeunes intellectuels rĂ©trospectivement dreyfusards Ă©taient encore garçons. Certes, un riche mariage Ă©tait envisagĂ© par les familles de tous, mais n’était encore rĂ©alisĂ© pour aucun. Encore virtuel, il se contentait, ce riche mariage dĂ©sirĂ© Ă  la fois par plusieurs il y avait bien plusieurs riches partis » en vue, mais enfin le nombre des fortes dots Ă©tait beaucoup moindre que le nombre des aspirants, de mettre entre ces jeunes gens quelque rivalitĂ©. Le malheur voulut pour moi que, Saint-Loup Ă©tant restĂ© quelques minutes Ă  s’adresser au cocher afin qu’il revĂźnt nous prendre aprĂšs avoir dĂźnĂ©, il me fallut entrer seul. Or, pour commencer, une fois engagĂ© dans la porte tournante dont je n’avais pas l’habitude, je crus que je ne pourrais pas arriver Ă  en sortir. Disons en passant, pour les amateurs d’un vocabulaire plus prĂ©cis, que cette porte tambour, malgrĂ© ses apparences pacifiques, s’appelle porte revolver, de l’anglais revolving door. Ce soir-lĂ  le patron, n’osant pas se mouiller en allant dehors ni quitter ses clients, restait cependant prĂšs de l’entrĂ©e pour avoir le plaisir d’entendre les joyeuses dolĂ©ances des arrivants tout illuminĂ©s par la satisfaction de gens qui avaient eu du mal Ă  arriver et la crainte de se perdre. Pourtant la rieuse cordialitĂ© de son accueil fut dissipĂ©e par la vue d’un inconnu qui ne savait pas se dĂ©gager des volants de verre. Cette marque flagrante d’ignorance lui fit froncer le sourcil comme Ă  un examinateur qui a bonne envie de ne pas prononcer le dignus es intrare. Pour comble de malchance j’allai m’asseoir dans la salle rĂ©servĂ©e Ă  l’aristocratie d’oĂč il vint rudement me tirer en m’indiquant, avec une grossiĂšretĂ© Ă  laquelle se conformĂšrent immĂ©diatement tous les garçons, une place dans l’autre salle. Elle me plut d’autant moins que la banquette oĂč elle se trouvait Ă©tait dĂ©jĂ  pleine de monde et que j’avais en face de moi la porte rĂ©servĂ©e aux HĂ©breux qui, non tournante celle-lĂ , s’ouvrant et se fermant Ă  chaque instant, m’envoyait un froid horrible. Mais le patron m’en refusa une autre en me disant Non, monsieur, je ne peux pas gĂȘner tout le monde pour vous. » Il oublia d’ailleurs bientĂŽt le dĂźneur tardif et gĂȘnant que j’étais, captivĂ© qu’il Ă©tait par l’arrivĂ©e de chaque nouveau venu, qui, avant de demander son bock, son aile de poulet froid ou son grog l’heure du dĂźner Ă©tait depuis longtemps passĂ©e, devait, comme dans les vieux romans, payer son Ă©cot en disant son aventure au moment oĂč il pĂ©nĂ©trait dans cet asile de chaleur et de sĂ©curitĂ©, oĂč le contraste avec ce Ă  quoi on avait Ă©chappĂ© faisait rĂ©gner la gaietĂ© et la camaraderie qui plaisantent de concert devant le feu d’un bivouac. L’un racontait que sa voiture, se croyant arrivĂ©e au pont de la Concorde, avait fait trois fois le tour des Invalides ; un autre que la sienne, essayant de descendre l’avenue des Champs-ÉlysĂ©es, Ă©tait entrĂ©e dans un massif du Rond-Point, d’oĂč elle avait mis trois quarts d’heure Ă  sortir. Puis suivaient des lamentations sur le brouillard, sur le froid, sur le silence de mort des rues, qui Ă©taient dites et Ă©coutĂ©es de l’air exceptionnellement joyeux qu’expliquaient la douce atmosphĂšre de la salle oĂč exceptĂ© Ă  ma place il faisait chaud, la vive lumiĂšre qui faisait cligner les yeux dĂ©jĂ  habituĂ©s Ă  ne pas voir et le bruit des causeries qui rendait aux oreilles leur activitĂ©. Les arrivants avaient peine Ă  garder le silence. La singularitĂ© des pĂ©ripĂ©ties, qu’ils croyaient uniques, leur brĂ»laient la langue, et ils cherchaient des yeux quelqu’un avec qui engager la conversation. Le patron lui-mĂȘme perdait le sentiment des distances M. le prince de Foix s’est perdu trois fois en venant de la porte Saint-Martin », ne craignit-il pas de dire en riant, non sans dĂ©signer, comme dans une prĂ©sentation, le cĂ©lĂšbre aristocrate Ă  un avocat israĂ©lite qui, tout autre jour, eĂ»t Ă©tĂ© sĂ©parĂ© de lui par une barriĂšre bien plus difficile Ă  franchir que la baie ornĂ©e de verdures. Trois fois ! voyez-vous ça », dit l’avocat en touchant son chapeau. Le prince ne goĂ»ta pas la phrase de rapprochement. Il faisait partie d’un groupe aristocratique pour qui l’exercice de l’impertinence, mĂȘme Ă  l’égard de la noblesse quand elle n’était pas de tout premier rang, semblait ĂȘtre la seule occupation. Ne pas rĂ©pondre Ă  un salut ; si l’homme poli rĂ©cidivait, ricaner d’un air narquois ou rejeter la tĂȘte en arriĂšre d’un air furieux ; faire semblant de ne pas connaĂźtre un homme ĂągĂ© qui leur aurait rendu service ; rĂ©server leur poignĂ©e de main et leur salut aux ducs et aux amis tout Ă  fait intimes des ducs que ceux-ci leur prĂ©sentaient, telle Ă©tait l’attitude de ces jeunes gens et en particulier du prince de Foix. Une telle attitude Ă©tait favorisĂ©e par le dĂ©sordre de la prime jeunesse oĂč, mĂȘme dans la bourgeoisie, on paraĂźt ingrat et on se montre mufle parce qu’ayant oubliĂ© pendant des mois d’écrire Ă  un bienfaiteur qui vient de perdre sa femme, ensuite on ne le salue plus pour simplifier, mais elle Ă©tait surtout inspirĂ©e par un snobisme de caste suraigu. Il est vrai que, Ă  l’instar de certaines affections nerveuses dont les manifestations s’attĂ©nuent dans l’ñge mĂ»r, ce snobisme devait gĂ©nĂ©ralement cesser de se traduire d’une façon aussi hostile chez ceux qui avaient Ă©tĂ© de si insupportables jeunes gens. La jeunesse une fois passĂ©e, il est rare qu’on reste confinĂ© dans l’insolence. On avait cru qu’elle seule existait, on dĂ©couvre tout d’un coup, si prince qu’on soit, qu’il y a aussi la musique, la littĂ©rature, voire la dĂ©putation. L’ordre des valeurs humaines s’en trouvera modifiĂ©, et on entre en conversation avec les gens qu’on foudroyait du regard autrefois. Bonne chance Ă  ceux de ces gens-lĂ  qui ont eu la patience d’attendre et de qui le caractĂšre est assez bien fait — si l’on doit ainsi dire — pour qu’ils Ă©prouvent du plaisir Ă  recevoir vers la quarantaine la bonne grĂące et l’accueil qu’on leur avait sĂšchement refusĂ©s Ă  vingt ans. À propos du prince de Foix il convient de dire, puisque l’occasion s’en prĂ©sente, qu’il appartenait Ă  une coterie de douze Ă  quinze jeunes gens et Ă  un groupe plus restreint de quatre. La coterie de douze Ă  quinze avait cette caractĂ©ristique, Ă  laquelle Ă©chappait, je crois, le prince, que ces jeunes gens prĂ©sentaient chacun un double aspect. Pourris de dettes, ils semblaient des rien-du-tout aux yeux de leurs fournisseurs, malgrĂ© tout le plaisir que ceux-ci avaient Ă  leur dire Monsieur le Comte, monsieur le Marquis, monsieur le Duc
 » Ils espĂ©raient se tirer d’affaire au moyen du fameux riche mariage », dit encore gros sac », et comme les grosses dots qu’ils convoitaient n’étaient qu’au nombre de quatre ou cinq, plusieurs dressaient sourdement leurs batteries pour la mĂȘme fiancĂ©e. Et le secret Ă©tait si bien gardĂ© que, quand l’un d’eux venant au cafĂ© disait Mes excellents bons, je vous aime trop pour ne pas vous annoncer mes fiançailles avec Mlle d’Ambresac », plusieurs exclamations retentissaient, nombre d’entre eux, croyant dĂ©jĂ  la chose faite pour eux-mĂȘmes avec elle, n’ayant pas le sang-froid nĂ©cessaire pour Ă©touffer au premier moment le cri de leur rage et de leur stupĂ©faction Alors ça te fait plaisir de te marier, Bibi ? » ne pouvait s’empĂȘcher de s’exclamer le prince de ChĂątellerault, qui laissait tomber sa fourchette d’étonnement et de dĂ©sespoir, car il avait cru que les mĂȘmes fiançailles de Mlle d’Ambresac allaient bientĂŽt ĂȘtre rendues publiques, mais avec lui, ChĂątellerault. Et pourtant, Dieu sait tout ce que son pĂšre avait adroitement contĂ© aux Ambresac contre la mĂšre de Bibi. Alors ça t’amuse de te marier ? » ne pouvait-il s’empĂȘcher de demander une seconde fois Ă  Bibi, lequel, mieux prĂ©parĂ© puisqu’il avait eu tout le temps de choisir son attitude depuis que c’était presque officiel », rĂ©pondait en souriant Je suis content non pas de me marier, ce dont je n’avais guĂšre envie, mais d’épouser Daisy d’Ambresac que je trouve dĂ©licieuse. » Le temps qu’avait durĂ© cette rĂ©ponse, M. de ChĂątellerault s’était ressaisi, mais il songeait qu’il fallait au plus vite faire volte-face en direction de Mlle de la Canourque ou de Miss Foster, les grands partis no 2 et no 3, demander patience aux crĂ©anciers qui attendaient le mariage Ambresac, et enfin expliquer aux gens auxquels il avait dit aussi que Mlle d’Ambresac Ă©tait charmante que ce mariage Ă©tait bon pour Bibi, mais que lui se serait brouillĂ© avec toute sa famille s’il l’avait Ă©pousĂ©e. Mme de SolĂ©on avait Ă©tĂ©, allait-il prĂ©tendre, jusqu’à dire qu’elle ne les recevrait pas. Mais si, aux yeux des fournisseurs, patrons de restaurants, etc
, ils semblaient des gens de peu, en revanche, ĂȘtres doubles, dĂšs qu’ils se trouvaient dans le monde, ils n’étaient plus jugĂ©s d’aprĂšs le dĂ©labrement de leur fortune et les tristes mĂ©tiers auxquels ils se livraient pour essayer de le rĂ©parer. Ils redevenaient M. le Prince, M. le Duc un tel, et n’étaient comptĂ©s que d’aprĂšs leurs quartiers. Un duc presque milliardaire et qui semblait tout rĂ©unir en soi passait aprĂšs eux parce que, chefs de famille, ils Ă©taient anciennement princes souverains d’un petit pays oĂč ils avaient le droit de battre monnaie, etc
 Souvent, dans ce cafĂ©, l’un baissait les yeux quand un autre entrait, de façon Ă  ne pas forcer l’arrivant Ă  le saluer. C’est qu’il avait, dans sa poursuite imaginative de la richesse, invitĂ© Ă  dĂźner un banquier. Chaque fois qu’un homme entre, dans ces conditions, en rapports avec un banquier, celui-ci lui fait perdre une centaine de mille francs, ce qui n’empĂȘche pas l’homme du monde de recommencer avec un autre. On continue de brĂ»ler des cierges et de consulter les mĂ©decins. Mais le prince de Foix, riche lui-mĂȘme, appartenait non seulement Ă  cette coterie Ă©lĂ©gante d’une quinzaine de jeunes gens, mais Ă  un groupe plus fermĂ© et insĂ©parable de quatre, dont faisait partie Saint-Loup. On ne les invitait jamais l’un sans l’autre, on les appelait les quatre gigolos, on les voyait toujours ensemble Ă  la promenade, dans les chĂąteaux on leur donnait des chambres communicantes, de sorte que, d’autant plus qu’ils Ă©taient tous trĂšs beaux, des bruits couraient sur leur intimitĂ©. Je pus les dĂ©mentir de la façon la plus formelle en ce qui concernait Saint-Loup. Mais ce qui est curieux, c’est que plus tard, si l’on apprit que ces bruits Ă©taient vrais pour tous les quatre, en revanche chacun d’eux l’avait entiĂšrement ignorĂ© des trois autres. Et pourtant chacun d’eux avait bien cherchĂ© Ă  s’instruire sur les autres, soit pour assouvir un dĂ©sir, ou plutĂŽt une rancune, empĂȘcher un mariage, avoir barre sur l’ami dĂ©couvert. Un cinquiĂšme car dans les groupes de quatre on est toujours plus de quatre s’était joint aux quatre platoniciens qui l’étaient plus que tous les autres. Mais des scrupules religieux le retinrent jusque bien aprĂšs que le groupe des quatre fĂ»t dĂ©suni et lui-mĂȘme mariĂ©, pĂšre de famille, implorant Ă  Lourdes que le prochain enfant fĂ»t un garçon ou une fille, et dans l’intervalle se jetant sur les militaires. MalgrĂ© la maniĂšre d’ĂȘtre du prince, le fait que le propos fut tenu devant lui sans lui ĂȘtre directement adressĂ© rendit sa colĂšre moins forte qu’elle n’eĂ»t Ă©tĂ© sans cela. De plus, cette soirĂ©e avait quelque chose d’exceptionnel. Enfin l’avocat n’avait pas plus de chance d’entrer en relations avec le prince de Foix que le cocher qui avait conduit ce noble seigneur. Aussi ce dernier crut-il pouvoir rĂ©pondre d’un air rogue et Ă  la cantonade Ă  cet interlocuteur qui, Ă  la faveur du brouillard, Ă©tait comme un compagnon de voyage rencontrĂ© dans quelque plage situĂ©e aux confins du monde, battue des vents ou ensevelie dans les brumes. Ce n’est pas tout de se perdre, mais c’est qu’on ne se retrouve pas. » La justesse de cette pensĂ©e frappa le patron parce qu’il l’avait dĂ©jĂ  entendu exprimer plusieurs fois ce soir. En effet, il avait l’habitude de comparer toujours ce qu’il entendait ou lisait Ă  un certain texte dĂ©jĂ  connu et sentait s’éveiller son admiration s’il ne voyait pas de diffĂ©rences. Cet Ă©tat d’esprit n’est pas nĂ©gligeable car, appliquĂ© aux conversations politiques, Ă  la lecture des journaux, il forme l’opinion publique, et par lĂ  rend possibles les plus grands Ă©vĂ©nements. Beaucoup de patrons de cafĂ©s allemands admirant seulement leur consommateur ou leur journal, quand ils disaient que la France, l’Angleterre et la Russie cherchaient » l’Allemagne, ont rendu possible, au moment d’Agadir, une guerre qui d’ailleurs n’a pas Ă©clatĂ©. Les historiens, s’ils n’ont pas eu tort de renoncer Ă  expliquer les actes des peuples par la volontĂ© des rois, doivent la remplacer par la psychologie de l’individu mĂ©diocre. En politique, le patron du cafĂ© oĂč je venais d’arriver n’appliquait depuis quelque temps sa mentalitĂ© de professeur de rĂ©citation qu’à un certain nombre de morceaux sur l’affaire Dreyfus. S’il ne retrouvait pas les termes connus dans les propos d’un client oĂč les colonnes d’un journal, il dĂ©clarait l’article assommant, ou le client pas franc. Le prince de Foix l’émerveilla au contraire au point qu’il laissa Ă  peine Ă  son interlocuteur le temps de finir sa phrase. Bien dit, mon prince, bien dit ce qui voulait dire, en somme, rĂ©citĂ© sans faute, c’est ça, c’est ça », s’écria-t-il, dilatĂ©, comme s’expriment les Mille et une nuits, Ă  la limite de la satisfaction ». Mais le prince avait dĂ©jĂ  disparu dans la petite salle. Puis, comme la vie reprend mĂȘme aprĂšs les Ă©vĂ©nements les plus singuliers, ceux qui sortaient de la mer de brouillard commandaient les uns leur consommation, les autres leur souper ; et parmi ceux-ci des jeunes gens du Jockey qui, Ă  cause du caractĂšre anormal du jour, n’hĂ©sitĂšrent pas Ă  s’installer Ă  deux tables dans la grande salle, et se trouvĂšrent ainsi fort prĂšs de moi. Tel le cataclysme avait Ă©tabli mĂȘme de la petite salle Ă  la grande, entre tous ces gens stimulĂ©s par le confort du restaurant, aprĂšs leurs longues erreurs dans l’ocĂ©an de brume, une familiaritĂ© dont j’étais seul exclu, et Ă  laquelle devait ressembler celle qui rĂ©gnait dans l’arche de NoĂ©. Tout Ă  coup, je vis le patron s’inflĂ©chir en courbettes, les maĂźtres d’hĂŽtel accourir au grand complet, ce qui fit tourner les yeux Ă  tous les clients. Vite, appelez-moi Cyprien, une table pour M. le marquis de Saint-Loup », s’écriait le patron, pour qui Robert n’était pas seulement un grand seigneur jouissant d’un vĂ©ritable prestige, mĂȘme aux yeux du prince de Foix, mais un client qui menait la vie Ă  grandes guides et dĂ©pensait dans ce restaurant beaucoup d’argent. Les clients de la grande salle regardaient avec curiositĂ©, ceux de la petite hĂ©laient Ă  qui mieux mieux leur ami qui finissait de s’essuyer les pieds. Mais au moment oĂč il allait pĂ©nĂ©trer dans la petite salle, il m’aperçut dans la grande. Bon Dieu, cria-t-il, qu’est-ce que tu fais lĂ , et avec la porte ouverte devant toi », dit-il, non sans jeter un regard furieux au patron qui courut la fermer en s’excusant sur les garçons Je leur dis toujours de la tenir fermĂ©e. » J’avais Ă©tĂ© obligĂ© de dĂ©ranger ma table et d’autres qui Ă©taient devant la mienne, pour aller Ă  lui. Pourquoi as-tu bougĂ© ? Tu aimes mieux dĂźner lĂ  que dans la petite salle ? Mais, mon pauvre petit, tu vas geler. Vous allez me faire le plaisir de condamner cette porte, dit-il au patron. — À l’instant mĂȘme, M. le Marquis, les clients qui viendront Ă  partir de maintenant passeront par la petite salle, voilĂ  tout. » Et pour mieux montrer son zĂšle, il commanda pour cette opĂ©ration un maĂźtre d’hĂŽtel et plusieurs garçons, et tout en faisant sonner trĂšs haut de terribles menaces si elle n’était pas menĂ©e Ă  bien. Il me donnait des marques de respect excessives pour que j’oubliasse qu’elles n’avaient pas commencĂ© dĂšs mon arrivĂ©e, mais seulement aprĂšs celle de Saint-Loup, et pour que je ne crusse pas cependant qu’elles Ă©taient dues Ă  l’amitiĂ© que me montrait son riche et aristocratique client, il m’adressait Ă  la dĂ©robĂ©e de petits sourires oĂč semblait se dĂ©clarer une sympathie toute personnelle. DerriĂšre moi le propos d’un consommateur me fit tourner une seconde la tĂȘte. J’avais entendu au lieu des mots Aile de poulet, trĂšs bien, un peu de champagne, mais pas trop sec », ceux-ci J’aimerais mieux de la glycĂ©rine. Oui, chaude, trĂšs bien. » J’avais voulu voir quel Ă©tait l’ascĂšte qui s’infligeait un tel menu. Je retournai vivement la tĂȘte vers Saint-Loup pour ne pas ĂȘtre reconnu de l’étrange gourmet. C’était tout simplement un docteur, que je connaissais, Ă  qui un client, profitant du brouillard pour le chambrer dans ce cafĂ©, demandait une consultation. Les mĂ©decins comme les boursiers disent je ». Cependant je regardais Robert et je songeais Ă  ceci. Il y avait dans ce cafĂ©, j’avais connu dans la vie, bien des Ă©trangers, intellectuels, rapins de toute sorte, rĂ©signĂ©s au rire qu’excitaient leur cape prĂ©tentieuse, leurs cravates 1830 et bien plus encore leurs mouvements maladroits, allant jusqu’à le provoquer pour montrer qu’ils ne s’en souciaient pas, et qui Ă©taient des gens d’une rĂ©elle valeur intellectuelle et morale, d’une profonde sensibilitĂ©. Ils dĂ©plaisaient — les Juifs principalement, les Juifs non assimilĂ©s bien entendu, il ne saurait ĂȘtre question des autres — aux personnes qui ne peuvent souffrir un aspect Ă©trange, loufoque comme Bloch Ă  Albertine. GĂ©nĂ©ralement on reconnaissait ensuite que, s’ils avaient contre eux d’avoir les cheveux trop longs, le nez et les yeux trop grands, des gestes théùtraux et saccadĂ©s, il Ă©tait puĂ©ril de les juger lĂ -dessus, ils avaient beaucoup d’esprit, de cƓur et Ă©taient, Ă  l’user, des gens qu’on pouvait profondĂ©ment aimer. Pour les Juifs en particulier, il en Ă©tait peu dont les parents n’eussent une gĂ©nĂ©rositĂ© de cƓur, une largeur d’esprit, une sincĂ©ritĂ©, Ă  cĂŽtĂ© desquelles la mĂšre de Saint-Loup et le duc de Guermantes ne fissent piĂštre figure morale par leur sĂ©cheresse, leur religiositĂ© superficielle qui ne flĂ©trissait que les scandales, et leur apologie d’un christianisme aboutissant infailliblement par les voies imprĂ©vues de l’intelligence uniquement prisĂ©e Ă  un colossal mariage d’argent. Mais enfin chez Saint-Loup, de quelque façon que les dĂ©fauts des parents se fussent combinĂ©s en une crĂ©ation nouvelle de qualitĂ©s, rĂ©gnait la plus charmante ouverture d’esprit et de cƓur. Et alors, il faut bien le dire Ă  la gloire immortelle de la France, quand ces qualitĂ©s-lĂ  se trouvent chez un pur Français, qu’il soit de l’aristocratie ou du peuple, elles fleurissent — s’épanouissent serait trop dire car la mesure y persiste et la restriction — avec une grĂące que l’étranger, si estimable soit-il, ne nous offre pas. Les qualitĂ©s intellectuelles et morales, certes les autres les possĂšdent aussi, et s’il faut d’abord traverser ce qui dĂ©plaĂźt et ce qui choque et ce qui fait sourire, elles ne sont pas moins prĂ©cieuses. Mais c’est tout de mĂȘme une jolie chose et qui est peut-ĂȘtre exclusivement française, que ce qui est beau au jugement de l’équitĂ©, ce qui vaut selon l’esprit et le cƓur, soit d’abord charmant aux yeux, colorĂ© avec grĂące, ciselĂ© avec justesse, rĂ©alise aussi dans sa matiĂšre et dans sa forme la perfection intĂ©rieure. Je regardais Saint-Loup, et je me disais que c’est une jolie chose quand il n’y a pas de disgrĂące physique pour servir de vestibule aux grĂąces intĂ©rieures, et que les ailes du nez soient dĂ©licates et d’un dessin parfait comme celles des petits papillons qui se posent sur les fleurs des prairies, autour de Combray ; et que le vĂ©ritable opus francigenum, dont le secret n’a pas Ă©tĂ© perdu depuis le xiiie siĂšcle, et qui ne pĂ©rirait pas avec nos Ă©glises, ce ne sont pas tant les anges de pierre de Saint-AndrĂ©-des-Champs que les petits Français, nobles, bourgeois ou paysans, au visage sculptĂ© avec cette dĂ©licatesse et cette franchise restĂ©es aussi traditionnelles qu’au porche fameux, mais encore crĂ©atrices. AprĂšs ĂȘtre parti un instant pour veiller lui-mĂȘme Ă  la fermeture de la porte et Ă  la commande du dĂźner il insista beaucoup pour que nous prissions de la viande de boucherie », les volailles n’étant sans doute pas fameuses, le patron revint nous dire que M. le prince de Foix aurait bien voulu que M. le marquis lui permĂźt de venir dĂźner Ă  une table prĂšs de lui. Mais elles sont toutes prises, rĂ©pondit Robert en voyant les tables qui bloquaient la mienne. — Pour cela, cela ne fait rien, si ça pouvait ĂȘtre agrĂ©able Ă  M. le marquis, il me serait bien facile de prier ces personnes de changer de place. Ce sont des choses qu’on peut faire pour M. le marquis ! — Mais c’est Ă  toi de dĂ©cider, me dit Saint-Loup, Foix est un bon garçon, je ne sais pas s’il t’ennuiera, il est moins bĂȘte que beaucoup. » Je rĂ©pondis Ă  Robert qu’il me plairait certainement, mais que pour une fois oĂč je dĂźnais avec lui et oĂč je m’en sentais si heureux, j’aurais autant aimĂ© que nous fussions seuls. Ah ! il a un manteau bien joli, M. le prince », dit le patron pendant notre dĂ©libĂ©ration. Oui, je le connais », rĂ©pondit Saint-Loup. Je voulais raconter Ă  Robert que M. de Charlus avait dissimulĂ© Ă  sa belle-sƓur qu’il me connĂ»t et lui demander quelle pouvait en ĂȘtre la raison, mais j’en fus empĂȘchĂ© par l’arrivĂ©e de M. de Foix. Venant pour voir si sa requĂȘte Ă©tait accueillie, nous l’aperçûmes qui se tenait Ă  deux pas. Robert nous prĂ©senta, mais ne cacha pas Ă  son ami qu’ayant Ă  causer avec moi, il prĂ©fĂ©rait qu’on nous laissĂąt tranquilles. Le prince s’éloigna en ajoutant au salut d’adieu qu’il me fit, un sourire qui montrait Saint-Loup et semblait s’excuser sur la volontĂ© de celui-ci de la briĂšvetĂ© d’une prĂ©sentation qu’il eĂ»t souhaitĂ©e plus longue. Mais Ă  ce moment Robert semblant frappĂ© d’une idĂ©e subite s’éloigna avec son camarade, aprĂšs m’avoir dit Assieds-toi toujours et commence Ă  dĂźner, j’arrive », et il disparut dans la petite salle. Je fus peinĂ© d’entendre les jeunes gens chics, que je ne connaissais pas, raconter les histoires les plus ridicules et les plus malveillantes sur le jeune grand-duc hĂ©ritier de Luxembourg ex-comte de Nassau que j’avais connu Ă  Balbec et qui m’avait donnĂ© des preuves si dĂ©licates de sympathie pendant la maladie de ma grand’mĂšre. L’un prĂ©tendait qu’il avait dit Ă  la duchesse de Guermantes J’exige que tout le monde se lĂšve quand ma femme passe » et que la duchesse avait rĂ©pondu ce qui eĂ»t Ă©tĂ© non seulement dĂ©nuĂ© d’esprit mais d’exactitude, la grand’mĂšre de la jeune princesse ayant toujours Ă©tĂ© la plus honnĂȘte femme du monde Il faut qu’on se lĂšve quand passe ta femme, cela changera de sa grand’mĂšre car pour elle les hommes se couchaient. » Puis on raconta qu’étant allĂ© voir cette annĂ©e sa tante la princesse de Luxembourg, Ă  Balbec, et Ă©tant descendu au Grand HĂŽtel, il s’était plaint au directeur mon ami qu’il n’eĂ»t pas hissĂ© le fanion de Luxembourg au-dessus de la digue. Or, ce fanion Ă©tant moins connu et de moins d’usage que les drapeaux d’Angleterre ou d’Italie, il avait fallu plusieurs jours pour se le procurer, au vif mĂ©contentement du jeune grand-duc. Je ne crus pas un mot de cette histoire, mais me promis, dĂšs que j’irais Ă  Balbec, d’interroger le directeur de l’hĂŽtel de façon Ă  m’assurer qu’elle Ă©tait une invention pure. En attendant Saint-Loup, je demandai au patron du restaurant de me faire donner du pain. Tout de suite, monsieur le baron. — Je ne suis pas baron, lui rĂ©pondis-je. — Oh ! pardon, monsieur le comte ! » Je n’eus pas le temps de faire entendre une seconde protestation, aprĂšs laquelle je fusse sĂ»rement devenu monsieur le marquis » ; aussi vite qu’il l’avait annoncĂ©, Saint-Loup rĂ©apparut dans l’entrĂ©e tenant Ă  la main le grand manteau de vigogne du prince Ă  qui je compris qu’il l’avait demandĂ© pour me tenir chaud. Il me fit signe de loin de ne pas me dĂ©ranger, il avança, il aurait fallu qu’on bougeĂąt encore ma table ou que je changeasse de place pour qu’il pĂ»t s’asseoir. DĂšs qu’il entra dans la grande salle, il monta lĂ©gĂšrement sur les banquettes de velours rouge qui en faisaient le tour en longeant le mur et oĂč en dehors de moi n’étaient assis que trois ou quatre jeunes gens du Jockey, connaissances Ă  lui qui n’avaient pu trouver place dans la petite salle. Entre les tables, des fils Ă©lectriques Ă©taient tendus Ă  une certaine hauteur ; sans s’y embarrasser Saint-Loup les sauta adroitement comme un cheval de course un obstacle ; confus qu’elle s’exerçùt uniquement pour moi et dans le but de m’éviter un mouvement bien simple, j’étais en mĂȘme temps Ă©merveillĂ© de cette sĂ»retĂ© avec laquelle mon ami accomplissait cet exercice de voltige ; et je n’étais pas le seul ; car encore qu’ils l’eussent sans doute mĂ©diocrement goĂ»tĂ© de la part d’un moins aristocratique et moins gĂ©nĂ©reux client, le patron et les garçons restaient fascinĂ©s, comme des connaisseurs au pesage ; un commis, comme paralysĂ©, restait immobile avec un plat que des dĂźneurs attendaient Ă  cĂŽtĂ© ; et quand Saint-Loup, ayant Ă  passer derriĂšre ses amis, grimpa sur le rebord du dossier et s’y avança en Ă©quilibre, des applaudissements discrets Ă©clatĂšrent dans le fond de la salle. Enfin arrivĂ© Ă  ma hauteur, il arrĂȘta net son Ă©lan avec la prĂ©cision d’un chef devant la tribune d’un souverain, et s’inclinant, me tendit avec un air de courtoisie et de soumission le manteau de vigogne, qu’aussitĂŽt aprĂšs, s’étant assis Ă  cĂŽtĂ© de moi, sans que j’eusse eu un mouvement Ă  faire, il arrangea, en chĂąle lĂ©ger et chaud, sur mes Ă©paules. — Dis-moi pendant que j’y pense, me dit Robert, mon oncle Charlus a quelque chose Ă  te dire. Je lui ai promis que je t’enverrais chez lui demain soir. — Justement j’allais te parler de lui. Mais demain soir je dĂźne chez ta tante Guermantes. — Oui, il y a un gueuleton Ă  tout casser, demain, chez Oriane. Je ne suis pas conviĂ©. Mais mon oncle PalamĂšde voudrait que tu n’y ailles pas. Tu ne peux pas te dĂ©commander ? En tout cas, va chez mon oncle PalamĂšde aprĂšs. Je crois qu’il tient Ă  te voir. Voyons, tu peux bien y ĂȘtre vers onze heures. Onze heures, n’oublie pas, je me charge de le prĂ©venir. Il est trĂšs susceptible. Si tu n’y vas pas, il t’en voudra. Et cela finit toujours de bonne heure chez Oriane. Si tu ne fais qu’y dĂźner, tu peux trĂšs bien ĂȘtre Ă  onze heures chez mon oncle. Du reste, moi, il aurait fallu que je visse Oriane, pour mon poste au Maroc que je voudrais changer. Elle est si gentille pour ces choses-lĂ  et elle peut tout sur le gĂ©nĂ©ral de Saint-Joseph de qui ça dĂ©pend. Mais ne lui en parle pas. J’ai dit un mot Ă  la princesse de Parme, ça marchera tout seul. Ah ! le Maroc, trĂšs intĂ©ressant. Il y aurait beaucoup Ă  te parler. Hommes trĂšs fins lĂ -bas. On sent la paritĂ© d’intelligence. — Tu ne crois pas que les Allemands puissent aller jusqu’à la guerre Ă  propos de cela ? — Non, cela les ennuie, et au fond c’est trĂšs juste. Mais l’empereur est pacifique. Ils nous font toujours croire qu’ils veulent la guerre pour nous forcer Ă  cĂ©der. Cf. Poker. Le prince de Monaco, agent de Guillaume II, vient nous dire en confidence que l’Allemagne se jette sur nous si nous ne cĂ©dons pas. Alors nous cĂ©dons. Mais si nous ne cĂ©dions pas, il n’y aurait aucune espĂšce de guerre. Tu n’as qu’à penser quelle chose comique serait une guerre aujourd’hui. Ce serait plus catastrophique que le DĂ©luge et le Götter DĂ€mmerung. Seulement cela durerait moins longtemps. Il me parla d’amitiĂ©, de prĂ©dilection, de regret, bien que, comme tous les voyageurs de sa sorte, il allĂąt repartir le lendemain pour quelques mois qu’il devait passer Ă  la campagne et dĂ»t revenir seulement quarante-huit heures Ă  Paris avant de retourner au Maroc ou ailleurs ; mais les mots qu’il jeta ainsi dans la chaleur de cƓur que j’avais ce soir-lĂ  y allumaient une douce rĂȘverie. Nos rares tĂȘte-Ă -tĂȘte, et celui-lĂ  surtout, ont fait depuis Ă©poque dans ma mĂ©moire. Pour lui, comme pour moi, ce fut le soir de l’amitiĂ©. Pourtant celle que je ressentais en ce moment et Ă  cause de cela non sans quelque remords n’était guĂšre, je le craignais, celle qu’il lui eĂ»t plu d’inspirer. Tout rempli encore du plaisir que j’avais eu Ă  le voir s’avancer au petit galop et toucher gracieusement au but, je sentais que ce plaisir tenait Ă  ce que chacun des mouvements dĂ©veloppĂ©s le long du mur, sur la banquette, avait sa signification, sa cause, dans la nature individuelle de Saint-Loup peut-ĂȘtre, mais plus encore dans celle que par la naissance et par l’éducation il avait hĂ©ritĂ©e de sa race. Une certitude du goĂ»t dans l’ordre non du beau mais des maniĂšres, et qui en prĂ©sence d’une circonstance nouvelle faisait saisir tout de suite Ă  l’homme Ă©lĂ©gant — comme Ă  un musicien Ă  qui on demande de jouer un morceau inconnu — le sentiment, le mouvement qu’elle rĂ©clame et y adapter le mĂ©canisme, la technique qui conviennent le mieux ; puis permettait Ă  ce goĂ»t de s’exercer sans la contrainte d’aucune autre considĂ©ration, dont tant de jeunes bourgeois eussent Ă©tĂ© paralysĂ©s, aussi bien par peur d’ĂȘtre ridicules aux yeux des autres en manquant aux convenances, que de paraĂźtre trop empressĂ©s Ă  ceux de leurs amis, et que remplaçait chez Robert un dĂ©dain que certes il n’avait jamais Ă©prouvĂ© dans son cƓur, mais qu’il avait reçu par hĂ©ritage en son corps, et qui avait pliĂ© les façons de ses ancĂȘtres Ă  une familiaritĂ© qu’ils croyaient ne pouvoir que flatter et ravir celui Ă  qui elle s’adressait ; enfin une noble libĂ©ralitĂ© qui, ne tenant aucun compte de tant d’avantages matĂ©riels des dĂ©penses Ă  profusion dans ce restaurant avaient achevĂ© de faire de lui, ici comme ailleurs, le client le plus Ă  la mode et le grand favori, situation que soulignait l’empressement envers lui non pas seulement de la domesticitĂ© mais de toute la jeunesse la plus brillante, les lui faisait fouler aux pieds, comme ces banquettes de pourpre effectivement et symboliquement trĂ©pignĂ©es, pareilles Ă  un chemin somptueux qui ne plaisait Ă  mon ami qu’en lui permettant de venir vers moi avec plus de grĂące et de rapiditĂ© ; telles Ă©taient les qualitĂ©s, toutes essentielles Ă  l’aristocratie, qui derriĂšre ce corps non pas opaque et obscur comme eĂ»t Ă©tĂ© le mien, mais significatif et limpide, transparaissaient comme Ă  travers une Ɠuvre d’art la puissance industrieuse, efficiente qui l’a créée, et rendaient les mouvements de cette course lĂ©gĂšre que Robert avait dĂ©roulĂ©e le long du mur, intelligibles et charmants ainsi que ceux de cavaliers sculptĂ©s sur une frise. HĂ©las, eĂ»t pensĂ© Robert, est-ce la peine que j’aie passĂ© ma jeunesse Ă  mĂ©priser la naissance, Ă  honorer seulement la justice et l’esprit, Ă  choisir, en dehors des amis qui m’étaient imposĂ©s, des compagnons gauches et mal vĂȘtus s’ils avaient de l’éloquence, pour que le seul ĂȘtre qui apparaisse en moi, dont on garde un prĂ©cieux souvenir, soit non celui que ma volontĂ©, en s’efforçant et en mĂ©ritant, a modelĂ© Ă  ma ressemblance, mais un ĂȘtre qui n’est pas mon Ɠuvre, qui n’est mĂȘme pas moi, que j’ai toujours mĂ©prisĂ© et cherchĂ© Ă  vaincre ; est-ce la peine que j’aie aimĂ© mon ami prĂ©fĂ©rĂ© comme je l’ai fait, pour que le plus grand plaisir qu’il trouve en moi soit celui d’y dĂ©couvrir quelque chose de bien plus gĂ©nĂ©ral que moi-mĂȘme, un plaisir qui n’est pas du tout, comme il le dit et comme il ne peut sincĂšrement le croire, un plaisir d’amitiĂ©, mais un plaisir intellectuel et dĂ©sintĂ©ressĂ©, une sorte de plaisir d’art ? » VoilĂ  ce que je crains aujourd’hui que Saint-Loup ait quelquefois pensĂ©. Il s’est trompĂ©, dans ce cas. S’il n’avait pas, comme il avait fait, aimĂ© quelque chose de plus Ă©levĂ© que la souplesse innĂ©e de son corps, s’il n’avait pas Ă©tĂ© si longtemps dĂ©tachĂ© de l’orgueil nobiliaire, il y eĂ»t eu plus d’application et de lourdeur dans son agilitĂ© mĂȘme, une vulgaritĂ© importante dans ses maniĂšres. Comme Ă  Mme de Villeparisis il avait fallu beaucoup de sĂ©rieux pour qu’elle donnĂąt dans sa conversation et dans ses MĂ©moires le sentiment de la frivolitĂ©, lequel est intellectuel, de mĂȘme, pour que le corps de Saint-Loup fĂ»t habitĂ© par tant d’aristocratie, il fallait que celle-ci eĂ»t dĂ©sertĂ© sa pensĂ©e tendue vers de plus hauts objets, et, rĂ©sorbĂ©e dans son corps, s’y fĂ»t fixĂ©e en lignes inconscientes et nobles. Par lĂ  sa distinction d’esprit n’était pas absente d’une distinction physique qui, la premiĂšre faisant dĂ©faut, n’eĂ»t pas Ă©tĂ© complĂšte. Un artiste n’a pas besoin d’exprimer directement sa pensĂ©e dans son ouvrage pour que celui-ci en reflĂšte la qualitĂ© ; on a mĂȘme pu dire que la louange la plus haute de Dieu est dans la nĂ©gation de l’athĂ©e qui trouve la crĂ©ation assez parfaite pour se passer d’un crĂ©ateur. Et je savais bien aussi que ce n’était pas qu’une Ɠuvre d’art que j’admirais en ce jeune cavalier dĂ©roulant le long du mur la frise de sa course ; le jeune prince descendant de Catherine de Foix, reine de Navarre et petite-fille de Charles VII qu’il venait de quitter Ă  mon profit, la situation de naissance et de fortune qu’il inclinait devant moi, les ancĂȘtres dĂ©daigneux et souples qui survivaient dans l’assurance et l’agilitĂ©, la courtoisie avec laquelle il venait disposer autour de mon corps frileux le manteau de vigogne, tout cela n’était-ce pas comme des amis plus anciens que moi dans sa vie, par lesquels j’eusse cru que nous dussions toujours ĂȘtre sĂ©parĂ©s, et qu’il me sacrifiait au contraire par un choix que l’on ne peut faire que dans les hauteurs de l’intelligence, avec cette libertĂ© souveraine dont les mouvements de Robert Ă©taient l’image et dans laquelle se rĂ©alise la parfaite amitiĂ© ? Ce que la familiaritĂ© d’un Guermantes — au lieu de la distinction qu’elle avait chez Robert, parce que le dĂ©dain hĂ©rĂ©ditaire n’y Ă©tait que le vĂȘtement, devenu grĂące inconsciente, d’une rĂ©elle humilitĂ© morale — eĂ»t dĂ©celĂ© de morgue vulgaire, j’avais pu en prendre conscience, non en M. de Charlus chez lequel les dĂ©fauts de caractĂšre que jusqu’ici je comprenais mal s’étaient superposĂ©s aux habitudes aristocratiques, mais chez le duc de Guermantes. Lui aussi pourtant, dans l’ensemble commun qui avait tant dĂ©plu Ă  ma grand’mĂšre quand autrefois elle l’avait rencontrĂ© chez Mme de Villeparisis, offrait des parties de grandeur ancienne, et qui me furent sensibles quand j’allai dĂźner chez lui, le lendemain de la soirĂ©e que j’avais passĂ©e avec Saint-Loup. Elles ne m’étaient apparues ni chez lui ni chez la duchesse, quand je les avais vus d’abord chez leur tante, pas plus que je n’avais vu le premier jour les diffĂ©rences qui sĂ©paraient la Berma de ses camarades, encore que chez celle-ci les particularitĂ©s fussent infiniment plus saisissantes que chez des gens du monde, puisqu’elles deviennent plus marquĂ©es au fur et Ă  mesure que les objets sont plus rĂ©els, plus concevables Ă  l’intelligence. Mais enfin si lĂ©gĂšres que soient les nuances sociales et au point que lorsqu’un peintre vĂ©ridique comme Sainte-Beuve veut marquer successivement les nuances qu’il y eut entre le salon de Mme Geoffrin, de Mme RĂ©camier et de Mme de Boigne, ils apparaissent tous si semblables que la principale vĂ©ritĂ© qui, Ă  l’insu de l’auteur, ressort de ses Ă©tudes, c’est le nĂ©ant de la vie de salon, pourtant, en vertu de la mĂȘme raison que pour la Berma, quand les Guermantes me furent devenus indiffĂ©rents et que la gouttelette de leur originalitĂ© ne fut plus vaporisĂ©e par mon imagination, je pus la recueillir, tout impondĂ©rable qu’elle fĂ»t. La duchesse ne m’ayant pas parlĂ© de son mari, Ă  la soirĂ©e de sa tante, je me demandais si, avec les bruits de divorce qui couraient, il assisterait au dĂźner. Mais je fus bien vite fixĂ© car parmi les valets de pied qui se tenaient debout dans l’antichambre et qui puisqu’ils avaient dĂ» jusqu’ici me considĂ©rer Ă  peu prĂšs comme les enfants de l’ébĂ©niste, c’est-Ă -dire peut-ĂȘtre avec plus de sympathie que leur maĂźtre mais comme incapable d’ĂȘtre reçu chez lui devaient chercher la cause de cette rĂ©volution, je vis se glisser M. de Guermantes qui guettait mon arrivĂ©e pour me recevoir sur le seuil et m’îter lui-mĂȘme mon pardessus. — Mme de Guermantes va ĂȘtre tout ce qu’il y a de plus heureuse, me dit-il d’un ton habilement persuasif. Permettez-moi de vous dĂ©barrasser de vos frusques il trouvait Ă  la fois bon enfant et comique de parler le langage du peuple. Ma femme craignait un peu une dĂ©fection de votre part, bien que vous eussiez donnĂ© votre jour. Depuis ce matin nous nous disions l’un Ă  l’autre Vous verrez qu’il ne viendra pas. » Je dois dire que Mme de Guermantes a vu plus juste que moi. Vous n’ĂȘtes pas un homme commode Ă  avoir et j’étais persuadĂ© que vous nous feriez faux bond. Et le duc Ă©tait si mauvais mari, si brutal mĂȘme, disait-on, qu’on lui savait grĂ©, comme on sait grĂ© de leur douceur aux mĂ©chants, de ces mots Mme de Guermantes » avec lesquels il avait l’air d’étendre sur la duchesse une aile protectrice pour qu’elle ne fasse qu’un avec lui. Cependant me saisissant familiĂšrement par la main, il se mit en devoir de me guider et de m’introduire dans les salons. Telle expression courante peu claire dans la bouche d’un paysan si elle montre la survivance d’une tradition locale, la trace d’un Ă©vĂ©nement historique, peut-ĂȘtre ignorĂ©s de celui qui y fait allusion ; de mĂȘme cette politesse de M. de Guermantes, et qu’il allait me tĂ©moigner pendant toute la soirĂ©e, me charma comme un reste d’habitudes plusieurs fois sĂ©culaires, d’habitudes en particulier du xviiie siĂšcle. Les gens des temps passĂ©s nous semblent infiniment loin de nous. Nous n’osons pas leur supposer d’intentions profondes au delĂ  de ce qu’ils expriment formellement ; nous sommes Ă©tonnĂ©s quand nous rencontrons un sentiment Ă  peu prĂšs pareil Ă  ceux que nous Ă©prouvons chez un hĂ©ros d’HomĂšre ou une habile feinte tactique chez Hannibal pendant la bataille de Cannes, oĂč il laissa enfoncer son flanc pour envelopper son adversaire par surprise ; on dirait que nous nous imaginons ce poĂšte Ă©pique et ce gĂ©nĂ©ral aussi Ă©loignĂ©s de nous qu’un animal vu dans un jardin zoologique. MĂȘme chez tels personnages de la cour de Louis XIV, quand nous trouvons des marques de courtoisie dans des lettres Ă©crites par eux Ă  quelque homme de rang infĂ©rieur et qui ne peut leur ĂȘtre utile Ă  rien, elles nous laissent surpris parce qu’elles nous rĂ©vĂšlent tout Ă  coup chez ces grands seigneurs tout un monde de croyances qu’ils n’expriment jamais directement mais qui les gouvernent, et en particulier la croyance qu’il faut par politesse feindre certains sentiments et exercer avec le plus grand scrupule certaines fonctions d’amabilitĂ©. Cet Ă©loignement imaginaire du passĂ© est peut-ĂȘtre une des raisons qui permettront de comprendre que mĂȘme de grands Ă©crivains aient trouvĂ© une beautĂ© gĂ©niale aux Ɠuvres de mĂ©diocres mystificateurs comme Ossian. Nous sommes si Ă©tonnĂ©s que des bardes lointains puissent avoir des idĂ©es modernes, que nous nous Ă©merveillons si, dans ce que nous croyons un vieux chant gaĂ©lique, nous en rencontrons une que nous n’eussions trouvĂ©e qu’ingĂ©nieuse chez un contemporain. Un traducteur de talent n’a qu’à ajouter Ă  un Ancien qu’il restitue plus ou moins fidĂšlement, des morceaux qui, signĂ©s d’un nom contemporain et publiĂ©s Ă  part, paraĂźtraient seulement agrĂ©ables aussitĂŽt il donne une Ă©mouvante grandeur Ă  son poĂšte, lequel joue ainsi sur le clavier de plusieurs siĂšcles. Ce traducteur n’était capable que d’un livre mĂ©diocre, si ce livre eĂ»t Ă©tĂ© publiĂ© comme un original de lui. DonnĂ© pour une traduction, il semble celle d’un chef-d’Ɠuvre. Le passĂ© non seulement n’est pas fugace, il reste sur place. Ce n’est pas seulement des mois aprĂšs le commencement d’une guerre que des lois votĂ©es sans hĂąte peuvent agir efficacement sur elle, ce n’est pas seulement quinze ans aprĂšs un crime restĂ© obscur qu’un magistrat peut encore trouver les Ă©lĂ©ments qui serviront Ă  l’éclaircir ; aprĂšs des siĂšcles et des siĂšcles, le savant qui Ă©tudie dans une rĂ©gion lointaine la toponymie, les coutumes des habitants, pourra saisir encore en elles telle lĂ©gende bien antĂ©rieure au christianisme, dĂ©jĂ  incomprise, sinon mĂȘme oubliĂ©e au temps d’HĂ©rodote et qui dans l’appellation donnĂ©e Ă  une roche, dans un rite religieux, demeure au milieu du prĂ©sent comme une Ă©manation plus dense, immĂ©moriale et stable. Il y en avait une aussi, bien moins antique, Ă©manation de la vie de cour, sinon dans les maniĂšres souvent vulgaires de M. de Guermantes, du moins dans l’esprit qui les dirigeait. Je devais la goĂ»ter encore, comme une odeur ancienne, quand je la retrouvai un peu plus tard au salon. Car je n’y Ă©tais pas allĂ© tout de suite. En quittant le vestibule, j’avais dit Ă  M. de Guermantes que j’avais un grand dĂ©sir de voir ses Elstir. Je suis Ă  vos ordres, M. Elstir est-il donc de vos amis ? Je suis fort marri car je le connais un peu, c’est un homme aimable, ce que nos pĂšres appelaient l’honnĂȘte homme, j’aurais pu lui demander de me faire la grĂące de venir, et le prier Ă  dĂźner. Il aurait certainement Ă©tĂ© trĂšs flattĂ© de passer la soirĂ©e en votre compagnie. » Fort peu ancien rĂ©gime quand il s’efforçait ainsi de l’ĂȘtre, le duc le redevenait ensuite sans le vouloir. M’ayant demandĂ© si je dĂ©sirais qu’il me montrĂąt ces tableaux, il me conduisit, s’effaçant gracieusement devant chaque porte, s’excusant quand, pour me montrer le chemin, il Ă©tait obligĂ© de passer devant, petite scĂšne qui depuis le temps oĂč Saint-Simon raconte qu’un ancĂȘtre des Guermantes lui fit les honneurs de son hĂŽtel avec les mĂȘmes scrupules dans l’accomplissement des devoirs frivoles du gentilhomme avait dĂ», avant de glisser jusqu’à nous, ĂȘtre jouĂ©e par bien d’autres Guermantes pour bien d’autres visiteurs. Et comme j’avais dit au duc que je serais bien aise d’ĂȘtre seul un moment devant les tableaux, il s’était retirĂ© discrĂštement en me disant que je n’aurais qu’à venir le retrouver au salon. Seulement une fois en tĂȘte Ă  tĂȘte avec les Elstir, j’oubliai tout Ă  fait l’heure du dĂźner ; de nouveau comme Ă  Balbec j’avais devant moi les fragments de ce monde aux couleurs inconnues qui n’était que la projection, la maniĂšre de voir particuliĂšre Ă  ce grand peintre et que ne traduisaient nullement ses paroles. Les parties du mur couvertes de peintures de lui, toutes homogĂšnes les unes aux autres, Ă©taient comme les images lumineuses d’une lanterne magique laquelle eĂ»t Ă©tĂ©, dans le cas prĂ©sent, la tĂȘte de l’artiste et dont on n’eĂ»t pu soupçonner l’étrangetĂ© tant qu’on n’aurait fait que connaĂźtre l’homme, c’est-Ă -dire tant qu’on n’eĂ»t fait que voir la lanterne coiffant la lampe, avant qu’aucun verre colorĂ© eĂ»t encore Ă©tĂ© placĂ©. Parmi ces tableaux, quelques-uns de ceux qui semblaient les plus ridicules aux gens du monde m’intĂ©ressaient plus que les autres en ce qu’ils recrĂ©aient ces illusions d’optique qui nous prouvent que nous n’identifierions pas les objets si nous ne faisions pas intervenir le raisonnement. Que de fois en voiture ne dĂ©couvrons-nous pas une longue rue claire qui commence Ă  quelques mĂštres de nous, alors que nous n’avons devant nous qu’un pan de mur violemment Ă©clairĂ© qui nous a donnĂ© le mirage de la profondeur. DĂšs lors n’est-il pas logique, non par artifice de symbolisme mais par retour sincĂšre Ă  la racine mĂȘme de l’impression, de reprĂ©senter une chose par cette autre que dans l’éclair d’une illusion premiĂšre nous avons prise pour elle ? Les surfaces et les volumes sont en rĂ©alitĂ© indĂ©pendants des noms d’objets que notre mĂ©moire leur impose quand nous les avons reconnus. Elstir tĂąchait d’arracher Ă  ce qu’il venait de sentir ce qu’il savait, son effort avait souvent Ă©tĂ© de dissoudre cet agrĂ©gat de raisonnements que nous appelons vision. Les gens qui dĂ©testaient ces horreurs » s’étonnaient qu’Elstir admirĂąt Chardin, Perroneau, tant de peintres qu’eux, les gens du monde, aimaient. Ils ne se rendaient pas compte qu’Elstir avait pour son compte refait devant le rĂ©el avec l’indice particulier de son goĂ»t pour certaines recherches le mĂȘme effort qu’un Chardin ou un Perroneau, et qu’en consĂ©quence, quand il cessait de travailler pour lui-mĂȘme, il admirait en eux des tentatives du mĂȘme genre, des sortes de fragments anticipĂ©s d’Ɠuvres de lui. Mais les gens du monde n’ajoutaient pas par la pensĂ©e Ă  l’Ɠuvre d’Elstir cette perspective du Temps qui leur permettait d’aimer ou tout au moins de regarder sans gĂȘne la peinture de Chardin. Pourtant les plus vieux auraient pu se dire qu’au cours de leur vie ils avaient vu, au fur et Ă  mesure que les annĂ©es les en Ă©loignaient, la distance infranchissable entre ce qu’ils jugeaient un chef-d’Ɠuvre d’Ingres et ce qu’ils croyaient devoir rester Ă  jamais une horreur par exemple l’Olympia de Manet diminuer jusqu’à ce que les deux toiles eussent l’air jumelles. Mais on ne profite d’aucune leçon parce qu’on ne sait pas descendre jusqu’au gĂ©nĂ©ral et qu’on se figure toujours se trouver en prĂ©sence d’une expĂ©rience qui n’a pas de prĂ©cĂ©dents dans le passĂ©. Je fus Ă©mus de retrouver dans deux tableaux plus rĂ©alistes, ceux-lĂ , et d’une maniĂšre antĂ©rieure un mĂȘme monsieur, une fois en frac dans son salon, une autre fois en veston et en chapeau haut de forme dans une fĂȘte populaire au bord de l’eau oĂč il n’avait Ă©videmment que faire, et qui prouvait que pour Elstir il n’était pas seulement un modĂšle habituel, mais un ami, peut-ĂȘtre un protecteur, qu’il aimait, comme autrefois Carpaccio tels seigneurs notoires — et parfaitement ressemblants — de Venise, Ă  faire figurer dans ses peintures ; de mĂȘme encore que Beethoven trouvait du plaisir Ă  inscrire en tĂȘte d’une Ɠuvre prĂ©fĂ©rĂ©e le nom chĂ©ri de l’archiduc Rodolphe. Cette fĂȘte au bord de l’eau avait quelque chose d’enchanteur. La riviĂšre, les robes des femmes, les voiles des barques, les reflets innombrables des unes et des autres voisinaient parmi ce carrĂ© de peinture qu’Elstir avait dĂ©coupĂ© dans une merveilleuse aprĂšs-midi. Ce qui ravissait dans la robe d’une femme cessant un moment de danser, Ă  cause de la chaleur et de l’essoufflement, Ă©tait chatoyant aussi, et de la mĂȘme maniĂšre, dans la toile d’une voile arrĂȘtĂ©e, dans l’eau du petit port, dans le ponton de bois, dans les feuillages et dans le ciel. Comme dans un des tableaux que j’avais vus Ă  Balbec, l’hĂŽpital, aussi beau sous son ciel de lapis que la cathĂ©drale elle-mĂȘme, semblait, plus hardi qu’Elstir thĂ©oricien, qu’Elstir homme de goĂ»t et amoureux du moyen Ăąge, chanter Il n’y a pas de gothique, il n’y a pas de chef-d’Ɠuvre, l’hĂŽpital sans style vaut le glorieux portail », de mĂȘme j’entendais La dame un peu vulgaire qu’un dilettante en promenade Ă©viterait de regarder, excepterait du tableau poĂ©tique que la nature compose devant lui, cette femme est belle aussi, sa robe reçoit la mĂȘme lumiĂšre que la voile du bateau, et il n’y a pas de choses plus ou moins prĂ©cieuses, la robe commune et la voile en elle-mĂȘme jolie sont deux miroirs du mĂȘme reflet, tout le prix est dans les regards du peintre. » Or celui-ci avait su immortellement arrĂȘter le mouvement des heures Ă  cet instant lumineux oĂč la dame avait eu chaud et avait cessĂ© de danser, oĂč l’arbre Ă©tait cernĂ© d’un pourtour d’ombre, oĂč les voiles semblaient glisser sur un vernis d’or. Mais justement parce que l’instant pesait sur nous avec tant de force, cette toile si fixĂ©e donnait l’impression la plus fugitive, on sentait que la dame allait bientĂŽt s’en retourner, les bateaux disparaĂźtre, l’ombre changer de place, la nuit venir, que le plaisir finit, que la vie passe et que les instants, montrĂ©s Ă  la fois par tant de lumiĂšres qui y voisinent ensemble, ne se retrouvent pas. Je reconnaissais encore un aspect, tout autre il est vrai, de ce qu’est l’instant, dans quelques aquarelles Ă  sujets mythologiques, datant des dĂ©buts d’Elstir et dont Ă©tait aussi ornĂ© ce salon. Les gens du monde avancĂ©s » allaient jusqu’à » cette maniĂšre-lĂ , mais pas plus loin. Ce n’était certes pas ce qu’Elstir avait fait de mieux, mais dĂ©jĂ  la sincĂ©ritĂ© avec laquelle le sujet avait Ă©tĂ© pensĂ© ĂŽtait sa froideur. C’est ainsi que, par exemple, les Muses Ă©taient reprĂ©sentĂ©es comme le seraient des ĂȘtres appartenant Ă  une espĂšce fossile mais qu’il n’eĂ»t pas Ă©tĂ© rare, aux temps mythologiques, de voir passer le soir, par deux ou par trois, le long de quelque sentier montagneux. Quelquefois un poĂšte, d’une race ayant aussi une individualitĂ© particuliĂšre pour un zoologiste caractĂ©risĂ©e par une certaine insexualitĂ©, se promenait avec une Muse, comme, dans la nature, des crĂ©atures d’espĂšces diffĂ©rentes mais amies et qui vont de compagnie. Dans une de ces aquarelles, on voyait un poĂšte Ă©puisĂ© d’une longue course en montagne, qu’un Centaure, qu’il a rencontrĂ©, touchĂ© de sa fatigue, prend sur son dos et ramĂšne. Dans plus d’une autre, l’immense paysage oĂč la scĂšne mythique, les hĂ©ros fabuleux tiennent une place minuscule et sont comme perdus est rendu, des sommets Ă  la mer, avec une exactitude qui donne plus que l’heure, jusqu’à la minute qu’il est, grĂące au degrĂ© prĂ©cis du dĂ©clin du soleil, Ă  la fidĂ©litĂ© fugitive des ombres. Par lĂ  l’artiste donne, en l’instantanĂ©isant, une sorte de rĂ©alitĂ© historique vĂ©cue au symbole de la fable, le peint, et le relate au passĂ© dĂ©fini. Pendant que je regardais les peintures d’Elstir, les coups de sonnette des invitĂ©s qui arrivaient avaient tintĂ©, ininterrompus, et m’avaient bercĂ© doucement. Mais le silence qui leur succĂ©da et qui durait dĂ©jĂ  depuis trĂšs longtemps finit — moins rapidement il est vrai — par m’éveiller de ma rĂȘverie, comme celui qui succĂšde Ă  la musique de Lindor tire Bartholo de son sommeil. J’eus peur qu’on m’eĂ»t oubliĂ©, qu’on fĂ»t Ă  table et j’allai rapidement vers le salon. À la porte du cabinet des Elstir je trouvai un domestique qui attendait, vieux ou poudrĂ©, je ne sais, l’air d’un ministre espagnol, mais me tĂ©moignant du mĂȘme respect qu’il eĂ»t mis aux pieds d’un roi. Je sentis Ă  son air qu’il m’eĂ»t attendu une heure encore, et je pensai avec effroi au retard que j’avais apportĂ© au dĂźner, alors surtout que j’avais promis d’ĂȘtre Ă  onze heures chez M. de Charlus. Le ministre espagnol non sans que je rencontrasse, en route, le valet de pied persĂ©cutĂ© par le concierge, et qui, rayonnant de bonheur quand je lui demandai des nouvelles de sa fiancĂ©e, me dit que justement demain Ă©tait le jour de sortie d’elle et de lui, qu’il pourrait passer toute la journĂ©e avec elle, et cĂ©lĂ©bra la bontĂ© de Madame la duchesse me conduisit au salon oĂč je craignais de trouver M. de Guermantes de mauvaise humeur. Il m’accueillit au contraire avec une joie Ă©videmment en partie factice et dictĂ©e par la politesse, mais par ailleurs sincĂšre, inspirĂ©e et par son estomac qu’un tel retard avait affamĂ©, et par la conscience d’une impatience pareille chez tous ses invitĂ©s lesquels remplissaient complĂštement le salon. Je sus, en effet, plus tard, qu’on m’avait attendu prĂšs de trois quarts d’heure. Le duc de Guermantes pensa sans doute que prolonger le supplice gĂ©nĂ©ral de deux minutes ne l’aggraverait pas, et que la politesse l’ayant poussĂ© Ă  reculer si longtemps le moment de se mettre Ă  table, cette politesse serait plus complĂšte si en ne faisant pas servir immĂ©diatement il rĂ©ussissait Ă  me persuader que je n’étais pas en retard et qu’on n’avait pas attendu pour moi. Aussi me demanda-t-il, comme si nous avions une heure avant le dĂźner et si certains invitĂ©s n’étaient pas encore lĂ , comment je trouvais les Elstir. Mais en mĂȘme temps et sans laisser apercevoir ses tiraillements d’estomac, pour ne pas perdre une seconde de plus, de concert avec la duchesse il procĂ©dait aux prĂ©sentations. Alors seulement je m’aperçus que venait de se produire autour de moi, de moi qui jusqu’à ce jour — sauf le stage dans le salon de Mme Swann — avais Ă©tĂ© habituĂ© chez ma mĂšre, Ă  Combray et Ă  Paris, aux façons ou protectrices ou sur la dĂ©fensive de bourgeoises rechignĂ©es qui me traitaient en enfant, un changement de dĂ©cor comparable Ă  celui qui introduit tout Ă  coup Parsifal au milieu des filles fleurs. Celles qui m’entouraient, entiĂšrement dĂ©colletĂ©es leur chair apparaissait des deux cĂŽtĂ©s d’une sinueuse branche de mimosa ou sous les larges pĂ©tales d’une rose, ne me dirent bonjour qu’en coulant vers moi de longs regards caressants comme si la timiditĂ© seule les eĂ»t empĂȘchĂ©es de m’embrasser. Beaucoup n’en Ă©taient pas moins fort honnĂȘtes au point de vue des mƓurs ; beaucoup, non toutes, car les plus vertueuses n’avaient pas pour celles qui Ă©taient lĂ©gĂšres cette rĂ©pulsion qu’eĂ»t Ă©prouvĂ©e ma mĂšre. Les caprices de la conduite, niĂ©s par de saintes amies, malgrĂ© l’évidence, semblaient, dans le monde des Guermantes, importer beaucoup moins que les relations qu’on avait su conserver. On feignait d’ignorer que le corps d’une maĂźtresse de maison Ă©tait maniĂ© par qui voulait, pourvu que le salon » fĂ»t demeurĂ© intact. Comme le duc se gĂȘnait fort peu avec ses invitĂ©s de qui et Ă  qui il n’avait plus dĂšs longtemps rien Ă  apprendre, mais beaucoup avec moi dont le genre de supĂ©rioritĂ©, lui Ă©tant inconnu, lui causait un peu le mĂȘme genre de respect qu’aux grands seigneurs de la cour de Louis XIV les ministres bourgeois, il considĂ©rait Ă©videmment que le fait de ne pas connaĂźtre ses convives n’avait aucune importance, sinon pour eux, du moins pour moi, et, tandis que je me prĂ©occupais Ă  cause de lui de l’effet que je ferais sur eux, il se souciait seulement de celui qu’ils feraient sur moi. Tout d’abord, d’ailleurs, se produisit un double petit imbroglio. Au moment mĂȘme, en effet, oĂč j’étais entrĂ© dans le salon, M. de Guermantes, sans mĂȘme me laisser le temps de dire bonjour Ă  la duchesse, m’avait menĂ©, comme pour faire une bonne surprise Ă  cette personne Ă  laquelle il semblait dire Voici votre ami, vous voyez je vous l’amĂšne par la peau du cou », vers une dame assez petite. Or, bien avant que, poussĂ© par le duc, je fusse arrivĂ© devant elle, cette dame n’avait cessĂ© de m’adresser avec ses larges et doux yeux noirs les mille sourires entendus que nous adressons Ă  une vieille connaissance qui peut-ĂȘtre ne nous reconnaĂźt pas. Comme c’était justement mon cas et que je ne parvenais pas Ă  me rappeler qui elle Ă©tait, je dĂ©tournais la tĂȘte tout en m’avançant de façon Ă  ne pas avoir Ă  rĂ©pondre jusqu’à ce que la prĂ©sentation m’eĂ»t tirĂ© d’embarras. Pendant ce temps, la dame continuait Ă  tenir en Ă©quilibre instable son sourire destinĂ© Ă  moi. Elle avait l’air d’ĂȘtre pressĂ©e de s’en dĂ©barrasser et que je dise enfin Ah ! madame, je crois bien ! Comme maman sera heureuse que nous nous soyons retrouvĂ©s ! » J’étais aussi impatient de savoir son nom qu’elle d’avoir vu que je la saluais enfin en pleine connaissance de cause et que son sourire indĂ©finiment prolongĂ©, comme un sol diĂšse, pouvait enfin cesser. Mais M. de Guermantes s’y prit si mal, au moins Ă  mon avis, qu’il me sembla qu’il n’avait nommĂ© que moi et que j’ignorais toujours qui Ă©tait la pseudo-inconnue, laquelle n’eut pas le bon esprit de se nommer tant les raisons de notre intimitĂ©, obscures pour moi, lui paraissaient claires. En effet, dĂšs que je fus auprĂšs d’elle elle ne me tendit pas sa main, mais prit familiĂšrement la mienne et me parla sur le mĂȘme ton que si j’eusse Ă©tĂ© aussi au courant qu’elle des bons souvenirs Ă  quoi elle se reportait mentalement. Elle me dit combien Albert, que je compris ĂȘtre son fils, allait regretter de n’avoir pu venir. Je cherchai parmi mes anciens camarades lequel s’appelait Albert, je ne trouvai que Bloch, mais ce ne pouvait ĂȘtre Mme Bloch mĂšre que j’avais devant moi puisque celle-ci Ă©tait morte depuis de longues annĂ©es. Je m’efforçais vainement Ă  deviner le passĂ© commun Ă  elle et Ă  moi auquel elle se reportait en pensĂ©e. Mais je ne l’apercevais pas mieux, Ă  travers le jais translucide des larges et douces prunelles qui ne laissaient passer que le sourire, qu’on ne distingue un paysage situĂ© derriĂšre une vitre noire mĂȘme enflammĂ©e de soleil. Elle me demanda si mon pĂšre ne se fatiguait pas trop, si je ne voudrais pas un jour aller au théùtre avec Albert, si j’étais moins souffrant, et comme mes rĂ©ponses, titubant dans l’obscuritĂ© mentale oĂč je me trouvais, ne devinrent distinctes que pour dire que je n’étais pas bien ce soir, elle avança elle-mĂȘme une chaise pour moi en faisant mille frais auxquels ne m’avaient jamais habituĂ© les autres amis de mes parents. Enfin le mot de l’énigme me fut donnĂ© par le duc Elle vous trouve charmant », murmura-t-il Ă  mon oreille, laquelle fut frappĂ©e comme si ces mots ne lui Ă©taient pas inconnus. C’étaient ceux que Mme de Villeparisis nous avait dits, Ă  ma grand’mĂšre et Ă  moi, quand nous avions fait la connaissance de la princesse de Luxembourg. Alors je compris tout, la dame prĂ©sente n’avait rien de commun avec Mme de Luxembourg, mais au langage de celui qui me la servait je discernai l’espĂšce de la bĂȘte. C’était une Altesse. Elle ne connaissait nullement ma famille ni moi-mĂȘme, mais issue de la race la plus noble et possĂ©dant la plus grande fortune du monde, car, fille du prince de Parme, elle avait Ă©pousĂ© un cousin Ă©galement princier, elle dĂ©sirait, dans sa gratitude au CrĂ©ateur, tĂ©moigner au prochain, de si pauvre ou de si humble extraction fĂ»t-il, qu’elle ne le mĂ©prisait pas. À vrai dire, les sourires auraient pu me le faire deviner, j’avais vu la princesse de Luxembourg acheter des petits pains de seigle sur la plage pour en donner Ă  ma grand’mĂšre, comme Ă  une biche du Jardin d’acclimatation. Mais ce n’était encore que la seconde princesse du sang Ă  qui j’étais prĂ©sentĂ©, et j’étais excusable de ne pas avoir dĂ©gagĂ© les traits gĂ©nĂ©raux de l’amabilitĂ© des grands. D’ailleurs eux-mĂȘmes n’avaient-ils pas pris la peine de m’avertir de ne pas trop compter sur cette amabilitĂ©, puisque la duchesse de Guermantes, qui m’avait fait tant de bonjours avec la main Ă  l’OpĂ©ra-comique, avait eu l’air furieux que je la saluasse dans la rue, comme les gens qui, ayant une fois donnĂ© un louis Ă  quelqu’un, pensent qu’avec celui-lĂ  ils sont en rĂšgle pour toujours. Quant Ă  M. de Charlus, ses hauts et ses bas Ă©taient encore plus contrastĂ©s. Enfin j’ai connu, on le verra, des altesses et des majestĂ©s d’une autre sorte, reines qui jouent Ă  la reine, et parlent non selon les habitudes de leurs congĂ©nĂšres, mais comme les reines dans Sardou. Si M. de Guermantes avait mis tant de hĂąte Ă  me prĂ©senter, c’est que le fait qu’il y ait dans une rĂ©union quelqu’un d’inconnu Ă  une Altesse royale est intolĂ©rable et ne peut se prolonger une seconde. C’était cette mĂȘme hĂąte que Saint-Loup avait mise Ă  se faire prĂ©senter Ă  ma grand’mĂšre. D’ailleurs, par un reste hĂ©ritĂ© de la vie des cours qui s’appelle la politesse mondaine et qui n’est pas superficiel, mais oĂč, par un retournement du dehors au dedans, c’est la superficie qui devient essentielle et profonde, le duc et la duchesse de Guermantes considĂ©raient comme un devoir plus essentiel que ceux, assez souvent nĂ©gligĂ©s, au moins par l’un d’eux, de la charitĂ©, de la chastetĂ©, de la pitiĂ© et de la justice, celui, plus inflexible, de ne guĂšre parler Ă  la princesse de Parme qu’à la troisiĂšme personne. À dĂ©faut d’ĂȘtre encore jamais de ma vie allĂ© Ă  Parme ce que je dĂ©sirais depuis de lointaines vacances de PĂąques, en connaĂźtre la princesse, qui, je le savais, possĂ©dait le plus beau palais de cette citĂ© unique oĂč tout d’ailleurs devait ĂȘtre homogĂšne, isolĂ©e qu’elle Ă©tait du reste du monde, entre les parois polies, dans l’atmosphĂšre, Ă©touffante comme un soir d’étĂ© sans air sur une place de petite ville italienne, de son nom compact et trop doux, cela aurait dĂ» substituer tout d’un coup Ă  ce que je tĂąchais de me figurer ce qui existait rĂ©ellement Ă  Parme, en une sorte d’arrivĂ©e fragmentaire et sans avoir bougĂ© ; c’était, dans l’algĂšbre du voyage Ă  la ville de Giorgione, comme une premiĂšre Ă©quation Ă  cette inconnue. Mais si j’avais depuis des annĂ©es — comme un parfumeur Ă  un bloc uni de matiĂšre grasse — fait absorber Ă  ce nom de princesse de Parme le parfum de milliers de violettes, en revanche, dĂšs que je vis la princesse, que j’aurais Ă©tĂ© jusque-lĂ  convaincu ĂȘtre au moins la Sanseverina, une seconde opĂ©ration commença, laquelle ne fut, Ă  vrai dire, parachevĂ©e que quelques mois plus tard, et qui consista, Ă  l’aide de nouvelles malaxations chimiques, Ă  expulser toute huile essentielle de violettes et tout parfum stendhalien du nom de la princesse et Ă  y incorporer Ă  la place l’image d’une petite femme noire, occupĂ©e d’Ɠuvres, d’une amabilitĂ© tellement humble qu’on comprenait tout de suite dans quel orgueil altier cette amabilitĂ© prenait son origine. Du reste, pareille, Ă  quelques diffĂ©rences prĂšs, aux autres grandes dames, elle Ă©tait aussi peu stendhalienne que, par exemple, Ă  Paris, dans le quartier de l’Europe, la rue de Parme, qui ressemble beaucoup moins au nom de Parme qu’à toutes les rues avoisinantes, et fait moins penser Ă  la Chartreuse oĂč meurt Fabrice qu’à la salle des pas perdus de la gare Saint-Lazare. Son amabilitĂ© tenait Ă  deux causes. L’une, gĂ©nĂ©rale, Ă©tait l’éducation que cette fille de souverains avait reçue. Sa mĂšre non seulement alliĂ©e Ă  toutes les familles royales de l’Europe, mais encore — contraste avec la maison ducale de Parme — plus riche qu’aucune princesse rĂ©gnante lui avait, dĂšs son Ăąge le plus tendre, inculquĂ© les prĂ©ceptes orgueilleusement humbles d’un snobisme Ă©vangĂ©lique ; et maintenant chaque trait du visage de la fille, la courbe de ses Ă©paules, les mouvements de ses bras semblaient rĂ©pĂ©ter Rappelle-toi que si Dieu t’a fait naĂźtre sur les marches d’un trĂŽne, tu ne dois pas en profiter pour mĂ©priser ceux Ă  qui la divine Providence a voulu qu’elle en soit louĂ©e ! que tu fusses supĂ©rieure par la naissance et par les richesses. Au contraire, sois bonne pour les petits. Tes aĂŻeux Ă©taient princes de ClĂšves et de Juliers dĂšs 647 ; Dieu a voulu dans sa bontĂ© que tu possĂ©dasses presque toutes les actions du canal de Suez et trois fois autant de Royal Dutch qu’Edmond de Rothschild ; ta filiation en ligne directe est Ă©tablie par les gĂ©nĂ©alogistes depuis l’an 63 de l’ùre chrĂ©tienne ; tu as pour belles-sƓurs deux impĂ©ratrices. Aussi n’aie jamais l’air en parlant de te rappeler de si grands privilĂšges, non qu’ils soient prĂ©caires car on ne peut rien changer Ă  l’anciennetĂ© de la race et on aura toujours besoin de pĂ©trole, mais il est inutile d’enseigner que tu es mieux nĂ©e que quiconque et que tes placements sont de premier ordre, puisque tout le monde le sait. Sois secourable aux malheureux. Fournis Ă  tous ceux que la bontĂ© cĂ©leste t’a fait la grĂące de placer au-dessous de toi ce que tu peux leur donner sans dĂ©choir de ton rang, c’est-Ă -dire des secours en argent, mĂȘme des soins d’infirmiĂšre, mais bien entendu jamais d’invitations Ă  tes soirĂ©es, ce qui ne leur ferait aucun bien, mais, en diminuant ton prestige, ĂŽterait de son efficacitĂ© Ă  ton action bienfaisante. » Aussi, mĂȘme dans les moments oĂč elle ne pouvait pas faire de bien, la princesse cherchait Ă  montrer, ou plutĂŽt Ă  faire croire par tous les signes extĂ©rieurs du langage muet, qu’elle ne se croyait pas supĂ©rieure aux personnes au milieu de qui elle se trouvait. Elle avait avec chacun cette charmante politesse qu’ont avec les infĂ©rieurs les gens bien Ă©levĂ©s et Ă  tout moment, pour se rendre utile, poussait sa chaise dans le but de laisser plus de place, tenait mes gants, m’offrait tous ces services, indignes des fiĂšres bourgeoises, et que rendent bien volontiers les souveraines, ou, instinctivement et par pli professionnel, les anciens domestiques. DĂ©jĂ , en effet, le duc, qui semblait pressĂ© d’achever les prĂ©sentations, m’avait entraĂźnĂ© vers une autre des filles fleurs. En entendant son nom je lui dis que j’avais passĂ© devant son chĂąteau, non loin de Balbec. Oh ! comme j’aurais Ă©tĂ© heureuse de vous le montrer », dit-elle presque Ă  voix basse comme pour se montrer plus modeste, mais d’un ton senti, tout pĂ©nĂ©trĂ© du regret de l’occasion manquĂ©e d’un plaisir tout spĂ©cial, et elle ajouta avec un regard insinuant J’espĂšre que tout n’est pas perdu. Et je dois dire que ce qui vous aurait intĂ©ressĂ© davantage c’eĂ»t Ă©tĂ© le chĂąteau de ma tante Brancas ; il a Ă©tĂ© construit par Mansard ; c’est la perle de la province. » Ce n’était pas seulement elle qui eĂ»t Ă©tĂ© contente de montrer son chĂąteau, mais sa tante Brancas n’eĂ»t pas Ă©tĂ© moins ravie de me faire les honneurs du sien, Ă  ce que m’assura cette dame qui pensait Ă©videmment que, surtout dans un temps oĂč la terre tend Ă  passer aux mains de financiers qui ne savent pas vivre, il importe que les grands maintiennent les hautes traditions de l’hospitalitĂ© seigneuriale, par des paroles qui n’engagent Ă  rien. C’était aussi parce qu’elle cherchait, comme toutes les personnes de son milieu, Ă  dire les choses qui pouvaient faire le plus de plaisir Ă  l’interlocuteur, Ă  lui donner la plus haute idĂ©e de lui-mĂȘme, Ă  ce qu’il crĂ»t qu’il flattait ceux Ă  qui il Ă©crivait, qu’il honorait ses hĂŽtes, qu’on brĂ»lait de le connaĂźtre. Vouloir donner aux autres cette idĂ©e agrĂ©able d’eux-mĂȘmes existe Ă  vrai dire quelquefois mĂȘme dans la bourgeoisie elle-mĂȘme. On y rencontre cette disposition bienveillante, Ă  titre de qualitĂ© individuelle compensatrice d’un dĂ©faut, non pas, hĂ©las, chez les amis les plus sĂ»rs, mais du moins chez les plus agrĂ©ables compagnes. Elle fleurit en tout cas tout isolĂ©ment. Dans une partie importante de l’aristocratie, au contraire, ce trait de caractĂšre a cessĂ© d’ĂȘtre individuel ; cultivĂ© par l’éducation, entretenu par l’idĂ©e d’une grandeur propre qui ne peut craindre de s’humilier, qui ne connaĂźt pas de rivales, sait que par amĂ©nitĂ© elle peut faire des heureux et se complaĂźt Ă  en faire, il est devenu le caractĂšre gĂ©nĂ©rique d’une classe. Et mĂȘme ceux que des dĂ©fauts personnels trop opposĂ©s empĂȘchent de le garder dans leur cƓur en portent la trace inconsciente dans leur vocabulaire ou leur gesticulation. — C’est une trĂšs bonne femme, me dit M. de Guermantes de la princesse de Parme, et qui sait ĂȘtre grande dame » comme personne. Pendant que j’étais prĂ©sentĂ© aux femmes, il y avait un monsieur qui donnait de nombreux signes d’agitation c’était le comte Hannibal de BrĂ©autĂ©-Consalvi. ArrivĂ© tard, il n’avait pas eu le temps de s’informer des convives et quand j’étais entrĂ© au salon, voyant en moi un invitĂ© qui ne faisait pas partie de la sociĂ©tĂ© de la duchesse et devait par consĂ©quent avoir des titres tout Ă  fait extraordinaires pour y pĂ©nĂ©trer, il installa son monocle sous l’arcade cintrĂ©e de ses sourcils, pensant que celui-ci l’aiderait beaucoup Ă  discerner quelle espĂšce d’homme j’étais. Il savait que Mme de Guermantes avait, apanage prĂ©cieux des femmes vraiment supĂ©rieures, ce qu’on appelle un salon », c’est-Ă -dire ajoutait parfois aux gens de son monde quelque notabilitĂ© que venait de mettre en vue la dĂ©couverte d’un remĂšde ou la production d’un chef-d’Ɠuvre. Le faubourg Saint-Germain restait encore sous l’impression d’avoir appris qu’à la rĂ©ception pour le roi et la reine d’Angleterre, la duchesse n’avait pas craint de convier M. Detaille. Les femmes d’esprit du faubourg se consolaient malaisĂ©ment de n’avoir pas Ă©tĂ© invitĂ©es tant elles eussent Ă©tĂ© dĂ©licieusement intĂ©ressĂ©es d’approcher ce gĂ©nie Ă©trange. Mme de Courvoisier prĂ©tendait qu’il y avait aussi M. Ribot, mais c’était une invention destinĂ©e Ă  faire croire qu’Oriane cherchait Ă  faire nommer son mari ambassadeur. Enfin, pour comble de scandale, M. de Guermantes, avec une galanterie digne du marĂ©chal de Saxe, s’était prĂ©sentĂ© au foyer de la ComĂ©die-Française et avait priĂ© Mlle Reichenberg de venir rĂ©citer des vers devant le roi, ce qui avait eu lieu et constituait un fait sans prĂ©cĂ©dent dans les annales des raouts. Au souvenir de tant d’imprĂ©vu, qu’il approuvait d’ailleurs pleinement, Ă©tant lui-mĂȘme autant qu’un ornement et, de la mĂȘme façon que la duchesse de Guermantes, mais dans le sexe masculin, une consĂ©cration pour un salon, M. de BrĂ©autĂ© se demandant qui je pouvais bien ĂȘtre sentait un champ trĂšs vaste ouvert Ă  ses investigations. Un instant le nom de M. Widor passa devant son esprit ; mais il jugea que j’étais bien jeune pour ĂȘtre organiste, et M. Widor trop peu marquant pour ĂȘtre reçu ». Il lui parut plus vraisemblable de voir tout simplement en moi le nouvel attachĂ© de la lĂ©gation de SuĂšde duquel on lui avait parlĂ© ; et il se prĂ©parait Ă  me demander des nouvelles du roi Oscar par qui il avait Ă©tĂ© Ă  plusieurs reprises fort bien accueilli ; mais quand le duc, pour me prĂ©senter, eut dit mon nom Ă  M. de BrĂ©autĂ©, celui-ci, voyant que ce nom lui Ă©tait absolument inconnu, ne douta plus dĂšs lors que, me trouvant lĂ , je ne fusse quelque cĂ©lĂ©britĂ©. Oriane dĂ©cidĂ©ment n’en faisait pas d’autres et savait l’art d’attirer les hommes en vue dans son salon, au pourcentage de un pour cent bien entendu, sans quoi elle l’eĂ»t dĂ©classĂ©. M. de BrĂ©autĂ© commença donc Ă  se pourlĂ©cher les babines et Ă  renifler de ses narines friandes, mis en appĂ©tit non seulement par le bon dĂźner qu’il Ă©tait sĂ»r de faire, mais par le caractĂšre de la rĂ©union que ma prĂ©sence ne pouvait manquer de rendre intĂ©ressante et qui lui fournirait un sujet de conversation piquant le lendemain au dĂ©jeuner du duc de Chartres. Il n’était pas encore fixĂ© sur le point de savoir si c’était moi dont on venait d’expĂ©rimenter le sĂ©rum contre le cancer ou de mettre en rĂ©pĂ©tition le prochain lever de rideau au Théùtre-Français, mais grand intellectuel, grand amateur de rĂ©cits de voyages », il ne cessait pas de multiplier devant moi les rĂ©vĂ©rences, les signes d’intelligence, les sourires filtrĂ©s par son monocle ; soit dans l’idĂ©e fausse qu’un homme de valeur l’estimerait davantage s’il parvenait Ă  lui inculquer l’illusion que pour lui, comte de BrĂ©autĂ©-Consalvi, les privilĂšges de la pensĂ©e n’étaient pas moins dignes de respect que ceux de la naissance ; soit tout simplement par besoin et difficultĂ© d’exprimer sa satisfaction, dans l’ignorance de la langue qu’il devait me parler, en somme comme s’il se fĂ»t trouvĂ© en prĂ©sence de quelqu’un des naturels » d’une terre inconnue oĂč aurait atterri son radeau et avec lesquels, par espoir du profit, il tĂącherait, tout en observant curieusement leurs coutumes et sans interrompre les dĂ©monstrations d’amitiĂ© ni pousser comme eux de grands cris, de troquer des Ɠufs d’autruche et des Ă©pices contre des verroteries. AprĂšs avoir rĂ©pondu de mon mieux Ă  sa joie, je serrai la main du duc de ChĂątellerault que j’avais dĂ©jĂ  rencontrĂ© chez Mme de Villeparisis, de laquelle il me dit que c’était une fine mouche. Il Ă©tait extrĂȘmement Guermantes par la blondeur des cheveux, le profil busquĂ©, les points oĂč la peau de la joue s’altĂšre, tout ce qui se voit dĂ©jĂ  dans les portraits de cette famille que nous ont laissĂ©s le xvie et le xviie siĂšcle. Mais comme je n’aimais plus la duchesse, sa rĂ©incarnation en un jeune homme Ă©tait sans attrait pour moi. Je lisais le crochet que faisait le nez du duc de ChĂątellerault comme la signature d’un peintre que j’aurais longtemps Ă©tudiĂ©, mais qui ne m’intĂ©ressait plus du tout. Puis je dis aussi bonjour au prince de Foix, et, pour le malheur de mes phalanges qui n’en sortirent que meurtries, je les laissai s’engager dans l’étau qu’était une poignĂ©e de mains Ă  l’allemande, accompagnĂ©e d’un sourire ironique ou bonhomme du prince de Faffenheim, l’ami de M. de Norpois, et que, par la manie de surnoms propre Ă  ce milieu, on appelait si universellement le prince Von, que lui-mĂȘme signait prince Von, ou, quand il Ă©crivait Ă  des intimes, Von. Encore cette abrĂ©viation-lĂ  se comprenait-elle Ă  la rigueur, Ă  cause de la longueur d’un nom composĂ©. On se rendait moins compte des raisons qui faisaient remplacer Élisabeth tantĂŽt par Lili, tantĂŽt par Bebeth, comme dans un autre monde pullulaient les Kikim. On s’explique que des hommes, cependant assez oisifs et frivoles en gĂ©nĂ©ral, eussent adoptĂ© Quiou » pour ne pas perdre, en disant Montesquiou, leur temps. Mais on voit moins ce qu’ils en gagnaient Ă  prĂ©nommer un de leurs cousins Dinand au lieu de Ferdinand. Il ne faudrait pas croire du reste que pour donner des prĂ©noms les Guermantes procĂ©dassent invariablement par la rĂ©pĂ©tition d’une syllabe. Ainsi deux sƓurs, la comtesse de Montpeyroux et la vicomtesse de VĂ©lude, lesquelles Ă©taient toutes deux d’une Ă©norme grosseur, ne s’entendaient jamais appeler, sans s’en fĂącher le moins du monde et sans que personne songeĂąt Ă  en sourire, tant l’habitude Ă©tait ancienne, que Petite » et Mignonne ». Mme de Guermantes, qui adorait Mme de Montpeyroux, eĂ»t, si celle-ci eĂ»t Ă©tĂ© gravement atteinte, demandĂ© avec des larmes Ă  sa sƓur On me dit que Petite » est trĂšs mal. » Mme de l’Éclin portant les cheveux en bandeaux qui lui cachaient entiĂšrement les oreilles, on ne l’appelait jamais que ventre affamĂ© ». Quelquefois on se contentait d’ajouter un a au nom ou au prĂ©nom du mari pour dĂ©signer la femme. L’homme le plus avare, le plus sordide, le plus inhumain du faubourg ayant pour prĂ©nom RaphaĂ«l, sa charmante, sa fleur sortant aussi du rocher signait toujours RaphaĂ«la ; mais ce sont lĂ  seulement simples Ă©chantillons de rĂšgles innombrables dont nous pourrons toujours, si l’occasion s’en prĂ©sente, expliquer quelques-unes. Ensuite je demandai au duc de me prĂ©senter au prince d’Agrigente. Comment, vous ne connaissez pas cet excellent Gri-gri », s’écria M. de Guermantes, et il dit mon nom Ă  M. d’Agrigente. Celui de ce dernier, si souvent citĂ© par Françoise, m’était toujours apparu comme une transparente verrerie, sous laquelle je voyais, frappĂ©s au bord de la mer violette par les rayons obliques d’un soleil d’or, les cubes roses d’une citĂ© antique dont je ne doutais pas que le prince — de passage Ă  Paris par un bref miracle — ne fĂ»t lui-mĂȘme, aussi lumineusement sicilien et glorieusement patinĂ©, le souverain effectif. HĂ©las, le vulgaire hanneton auquel on me prĂ©senta, et qui pirouetta pour me dire bonjour avec une lourde dĂ©sinvolture qu’il croyait Ă©lĂ©gante, Ă©tait aussi indĂ©pendant de son nom que d’une Ɠuvre d’art qu’il eĂ»t possĂ©dĂ©e, sans porter sur soi aucun reflet d’elle, sans peut-ĂȘtre l’avoir jamais regardĂ©e. Le prince d’Agrigente Ă©tait si entiĂšrement dĂ©pourvu de quoi que ce fĂ»t de princier et qui pĂ»t faire penser Ă  Agrigente, que c’en Ă©tait Ă  supposer que son nom, entiĂšrement distinct de lui, reliĂ© par rien Ă  sa personne, avait eu le pouvoir d’attirer Ă  soi tout ce qu’il aurait pu y avoir de vague poĂ©sie en cet homme comme chez tout autre, et de l’enfermer aprĂšs cette opĂ©ration dans les syllabes enchantĂ©es. Si l’opĂ©ration avait eu lieu, elle avait Ă©tĂ© en tout cas bien faite, car il ne restait plus un atome de charme Ă  retirer de ce parent des Guermantes. De sorte qu’il se trouvait Ă  la fois le seul homme au monde qui fĂ»t prince d’Agrigente et peut-ĂȘtre l’homme au monde qui l’était le moins. Il Ă©tait d’ailleurs fort heureux de l’ĂȘtre, mais comme un banquier est heureux d’avoir de nombreuses actions d’une mine, sans se soucier d’ailleurs si cette mine rĂ©pond au joli nom de mine Ivanhoe et de mine Primerose, ou si elle s’appelle seulement la mine Premier. Cependant, tandis que s’achevaient les prĂ©sentations si longues Ă  raconter mais qui, commencĂ©es dĂšs mon entrĂ©e au salon, n’avaient durĂ© que quelques instants, et que Mme de Guermantes, d’un ton presque suppliant, me disait Je suis sĂ»re que Basin vous fatigue Ă  vous mener ainsi de l’une Ă  l’autre, nous voulons que vous connaissiez nos amis, mais nous voulons surtout ne pas vous fatiguer pour que vous reveniez souvent », le duc, d’un mouvement assez gauche et timorĂ©, donna ce qu’il aurait bien voulu faire depuis une heure remplie pour moi par la contemplation des Elstir le signe qu’on pouvait servir. Il faut ajouter qu’un des invitĂ©s manquait, M. de Grouchy, dont la femme, nĂ©e Guermantes, Ă©tait venue seule de son cĂŽtĂ©, le mari devant arriver directement de la chasse oĂč il avait passĂ© la journĂ©e. Ce M. de Grouchy, descendant de celui du Premier Empire et duquel on a dit faussement que son absence au dĂ©but de Waterloo avait Ă©tĂ© la cause principale de la dĂ©faite de NapolĂ©on, Ă©tait d’une excellente famille, insuffisante pourtant aux yeux de certains entichĂ©s de noblesse. Ainsi le prince de Guermantes, qui devait ĂȘtre bien des annĂ©es plus tard moins difficile pour lui-mĂȘme, avait-il coutume de dire Ă  ses niĂšces Quel malheur pour cette pauvre Mme de Guermantes la vicomtesse de Guermantes, mĂšre de Mme de Grouchy qu’elle n’ait jamais pu marier ses enfants. — Mais, mon oncle, l’aĂźnĂ©e a Ă©pousĂ© M. de Grouchy. — Je n’appelle pas cela un mari ! Enfin, on prĂ©tend que l’oncle François a demandĂ© la cadette, cela fera qu’elles ne seront pas toutes restĂ©es filles. » AussitĂŽt l’ordre de servir donnĂ©, dans un vaste dĂ©clic giratoire, multiple et simultanĂ©, les portes de la salle Ă  manger s’ouvrirent Ă  deux battants ; un maĂźtre d’hĂŽtel qui avait l’air d’un maĂźtre des cĂ©rĂ©monies s’inclina devant la princesse de Parme et annonça la nouvelle Madame est servie », d’un ton pareil Ă  celui dont il aurait dit Madame se meurt », mais qui ne jeta aucune tristesse dans l’assemblĂ©e, car ce fut d’un air folĂątre, et comme l’étĂ© Ă  Robinson, que les couples s’avancĂšrent l’un derriĂšre l’autre vers la salle Ă  manger, se sĂ©parant quand ils avaient gagnĂ© leur place oĂč des valets de pied poussaient derriĂšre eux leur chaise ; la derniĂšre, Mme de Guermantes s’avança vers moi, pour que je la conduisisse Ă  table et sans que j’éprouvasse l’ombre de la timiditĂ© que j’aurais pu craindre, car, en chasseresse Ă  qui une grande adresse musculaire a rendu la grĂące facile, voyant sans doute que je m’étais mis du cĂŽtĂ© qu’il ne fallait pas, elle pivota avec tant de justesse autour de moi que je trouvai son bras sur le mien et le plus naturellement encadrĂ© dans un rythme de mouvements prĂ©cis et nobles. Je leur obĂ©is avec d’autant plus d’aisance que les Guermantes n’y attachaient pas plus d’importance qu’au savoir un vrai savant, chez qui on est moins intimidĂ© que chez un ignorant ; d’autres portes s’ouvrirent par oĂč entra la soupe fumante, comme si le dĂźner avait lieu dans un théùtre de pupazzi habilement machinĂ© et oĂč l’arrivĂ©e tardive du jeune invitĂ© mettait, sur un signe du maĂźtre, tous les rouages en action. C’est timide et non majestueusement souverain qu’avait Ă©tĂ© ce signe du duc, auquel avait rĂ©pondu le dĂ©clanchement de cette vaste, ingĂ©nieuse, obĂ©issante et fastueuse horlogerie mĂ©canique et humaine. L’indĂ©cision du geste ne nuisit pas pour moi Ă  l’effet du spectacle qui lui Ă©tait subordonnĂ©. Car je sentais que ce qui l’avait rendu hĂ©sitant et embarrassĂ© Ă©tait la crainte de me laisser voir qu’on n’attendait que moi pour dĂźner et qu’on m’avait attendu longtemps, de mĂȘme que Mme de Guermantes avait peur qu’ayant regardĂ© tant de tableaux, on ne me fatiguĂąt et ne m’empĂȘchĂąt de prendre mes aises en me prĂ©sentant Ă  jet continu. De sorte que c’était le manque de grandeur dans le geste qui dĂ©gageait la grandeur vĂ©ritable. De mĂȘme que cette indiffĂ©rence du duc Ă  son propre luxe, ses Ă©gards au contraire pour un hĂŽte, insignifiant en lui-mĂȘme mais qu’il voulait honorer. Ce n’est pas que M. de Guermantes ne fĂ»t par certains cĂŽtĂ©s fort ordinaire, et n’eĂ»t mĂȘme des ridicules d’homme trop riche, l’orgueil d’un parvenu qu’il n’était pas. Mais de mĂȘme qu’un fonctionnaire ou qu’un prĂȘtre voient leur mĂ©diocre talent multipliĂ© Ă  l’infini comme une vague par toute la mer qui se presse derriĂšre elle par ces forces auxquelles ils s’appuient, l’administration française et l’église catholique, de mĂȘme M. de Guermantes Ă©tait portĂ© par cette autre force, la politesse aristocratique la plus vraie. Cette politesse exclut bien des gens. Mme de Guermantes n’eĂ»t pas reçu Mme de Cambremer ou M. de Forcheville. Mais du moment que quelqu’un, comme c’était mon cas, paraissait susceptible d’ĂȘtre agrĂ©gĂ© au milieu Guermantes, cette politesse dĂ©couvrait des trĂ©sors de simplicitĂ© hospitaliĂšre plus magnifiques encore s’il est possible que ces vieux salons, ces merveilleux meubles restĂ©s lĂ . Quand il voulait faire plaisir Ă  quelqu’un, M. de Guermantes avait ainsi pour faire de lui, ce jour-lĂ , le personnage principal, un art qui savait mettre Ă  profit la circonstance et le lieu. Sans doute Ă  Guermantes ses distinctions » et ses grĂąces » eussent pris une autre forme. Il eĂ»t fait atteler pour m’emmener faire seul avec lui une promenade avant dĂźner. Telles qu’elles Ă©taient, on se sentait touchĂ© par ses façons comme on l’est, en lisant des MĂ©moires du temps, par celles de Louis XIV quand il rĂ©pond avec bontĂ©, d’un air riant et avec une demi-rĂ©vĂ©rence, Ă  quelqu’un qui vient le solliciter. Encore faut-il, dans les deux cas, comprendre que cette politesse n’allait pas au delĂ  de ce que ce mot signifie. Louis XIV auquel les entichĂ©s de noblesse de son temps reprochent pourtant son peu de souci de l’étiquette, si bien, dit Saint-Simon, qu’il n’a Ă©tĂ© qu’un fort petit roi pour le rang en comparaison de Philippe de Valois, Charles V, etc. fait rĂ©diger les instructions les plus minutieuses pour que les princes du sang et les ambassadeurs sachent Ă  quels souverains ils doivent laisser la main. Dans certains cas, devant l’impossibilitĂ© d’arriver Ă  une entente, on prĂ©fĂšre convenir que le fils de Louis XIV, Monseigneur, ne recevra chez lui tel souverain Ă©tranger que dehors, en plein air, pour qu’il ne soit pas dit qu’en entrant dans le chĂąteau l’un a prĂ©cĂ©dĂ© l’autre ; et l’Électeur palatin, recevant le duc de Chevreuse Ă  dĂźner, feint, pour ne pas lui laisser la main, d’ĂȘtre malade et dĂźne avec lui mais couchĂ©, ce qui tranche la difficultĂ©. M. le Duc Ă©vitant les occasions de rendre le service Ă  Monsieur, celui-ci, sur le conseil du roi son frĂšre dont il est du reste tendrement aimĂ©, prend un prĂ©texte pour faire monter son cousin Ă  son lever et le forcer Ă  lui passer sa chemise. Mais dĂšs qu’il s’agit d’un sentiment profond, des choses du cƓur, le devoir, si inflexible tant qu’il s’agit de politesse, change entiĂšrement. Quelques heures aprĂšs la mort de ce frĂšre, une des personnes qu’il a le plus aimĂ©es, quand Monsieur, selon l’expression du duc de Montfort, est encore tout chaud », Louis XIV chante des airs d’opĂ©ras, s’étonne que la duchesse de Bourgogne, laquelle a peine Ă  dissimuler sa douleur, ait l’air si mĂ©lancolique, et voulant que la gaietĂ© recommence aussitĂŽt, pour que les courtisans se dĂ©cident Ă  se remettre au jeu ordonne au duc de Bourgogne de commencer une partie de brelan. Or, non seulement dans les actions mondaines et concentrĂ©es, mais dans le langage le plus involontaire, dans les prĂ©occupations, dans l’emploi du temps de M. de Guermantes, on retrouvait le mĂȘme contraste les Guermantes n’éprouvaient pas plus de chagrin que les autres mortels, on peut mĂȘme dire que leur sensibilitĂ© vĂ©ritable Ă©tait moindre ; en revanche, on voyait tous les jours leur nom dans les mondanitĂ©s du Gaulois Ă  cause du nombre prodigieux d’enterrements oĂč ils eussent trouvĂ© coupable de ne pas se faire inscrire. Comme le voyageur retrouve, presque semblables, les maisons couvertes de terre, les terrasses que purent connaĂźtre XĂ©nophon ou saint Paul, de mĂȘme dans les maniĂšres de M. de Guermantes, homme attendrissant de gentillesse et rĂ©voltant de duretĂ©, esclave des plus petites obligations et dĂ©liĂ© des pactes les plus sacrĂ©s, je retrouvais encore intacte aprĂšs plus de deux siĂšcles Ă©coulĂ©s cette dĂ©viation particuliĂšre Ă  la vie de cour sous Louis XIV et qui transporte les scrupules de conscience du domaine des affections et de la moralitĂ© aux questions de pure forme. L’autre raison de l’amabilitĂ© que me montra la princesse de Parme Ă©tait plus particuliĂšre. C’est qu’elle Ă©tait persuadĂ©e d’avance que tout ce qu’elle voyait chez la duchesse de Guermantes, choses et gens, Ă©tait d’une qualitĂ© supĂ©rieure Ă  tout ce qu’elle avait chez elle. Chez toutes les autres personnes, elle agissait, il est vrai, comme s’il en avait Ă©tĂ© ainsi ; pour le plat le plus simple, pour les fleurs les plus ordinaires, elle ne se contentait pas de s’extasier, elle demandait la permission d’envoyer dĂšs le lendemain chercher la recette ou regarder l’espĂšce par son cuisinier ou son jardinier en chef, personnages Ă  gros appointements, ayant leur voiture Ă  eux et surtout leurs prĂ©tentions professionnelles, et qui se trouvaient fort humiliĂ©s de venir s’informer d’un plat dĂ©daignĂ© ou prendre modĂšle sur une variĂ©tĂ© d’Ɠillets laquelle n’était pas moitiĂ© aussi belle, aussi panachĂ©e » de chinages », aussi grande quant aux dimensions des fleurs, que celles qu’ils avaient obtenues depuis longtemps chez la princesse. Mais si de la part de celle-ci, chez tout le monde, cet Ă©tonnement devant les moindres choses Ă©tait factice et destinĂ© Ă  montrer qu’elle ne tirait pas de la supĂ©rioritĂ© de son rang et de ses richesses un orgueil dĂ©fendu par ses anciens prĂ©cepteurs, dissimulĂ© par sa mĂšre et insupportable Ă  Dieu, en revanche, c’est en toute sincĂ©ritĂ© qu’elle regardait le salon de la duchesse de Guermantes comme un lieu privilĂ©giĂ© oĂč elle ne pouvait marcher que de surprises en dĂ©lices. D’une façon gĂ©nĂ©rale d’ailleurs, mais qui serait bien insuffisante Ă  expliquer cet Ă©tat d’esprit, les Guermantes Ă©taient assez diffĂ©rents du reste de la sociĂ©tĂ© aristocratique, ils Ă©taient plus prĂ©cieux et plus rares. Ils m’avaient donnĂ© au premier aspect l’impression contraire, je les avais trouvĂ©s vulgaires, pareils Ă  tous les hommes et Ă  toutes les femmes, mais parce que prĂ©alablement j’avais vu en eux, comme en Balbec, en Florence, en Parme, des noms. Évidemment, dans ce salon, toutes les femmes que j’avais imaginĂ©es comme des statuettes de Saxe ressemblaient tout de mĂȘme davantage Ă  la grande majoritĂ© des femmes. Mais de mĂȘme que Balbec ou Florence, les Guermantes, aprĂšs avoir déçu l’imagination parce qu’ils ressemblaient plus Ă  leurs pareils qu’à leur nom, pouvaient ensuite, quoique Ă  un moindre degrĂ©, offrir Ă  l’intelligence certaines particularitĂ©s qui les distinguaient. Leur physique mĂȘme, la couleur d’un rose spĂ©cial, allant quelquefois jusqu’au violet, de leur chair, une certaine blondeur quasi Ă©clairante des cheveux dĂ©licats, mĂȘme chez les hommes, massĂ©s en touffes dorĂ©es et douces, moitiĂ© de lichens pariĂ©taires et de pelage fĂ©lin Ă©clat lumineux Ă  quoi correspondait un certain brillant de l’intelligence, car, si l’on disait le teint et les cheveux des Guermantes, on disait aussi l’esprit des Guermantes comme l’esprit des Mortemart — une certaine qualitĂ© sociale plus fine dĂšs avant Louis XIV, et d’autant plus reconnue de tous qu’ils la promulguaient eux-mĂȘmes, tout cela faisait que, dans la matiĂšre mĂȘme, si prĂ©cieuse fĂ»t-elle, de la sociĂ©tĂ© aristocratique oĂč on les trouvait engainĂ©s çà et lĂ , les Guermantes restaient reconnaissables, faciles Ă  discerner et Ă  suivre, comme les filons dont la blondeur veine le jaspe et l’onyx, ou plutĂŽt encore comme le souple ondoiement de cette chevelure de clartĂ© dont les crins dĂ©peignĂ©s courent comme de flexibles rayons dans les flancs de l’agate-mousse. Les Guermantes — du moins ceux qui Ă©taient dignes du nom — n’étaient pas seulement d’une qualitĂ© de chair, de cheveu, de transparent regard, exquise, mais avaient une maniĂšre de se tenir, de marcher, de saluer, de regarder avant de serrer la main, de serrer la main, par quoi ils Ă©taient aussi diffĂ©rents en tout cela d’un homme du monde quelconque que celui-ci d’un fermier en blouse. Et malgrĂ© leur amabilitĂ© on se disait n’ont-ils pas vraiment le droit, quoiqu’ils le dissimulent, quand ils nous voient marcher, saluer, sortir, toutes ces choses qui, accomplies par eux, devenaient aussi gracieuses que le vol de l’hirondelle ou l’inclinaison de la rose, de penser ils sont d’une autre race que nous et nous sommes, nous, les princes de la terre ? Plus tard je compris que les Guermantes me croyaient en effet d’une race autre, mais qui excitait leur envie, parce que je possĂ©dais des mĂ©rites que j’ignorais et qu’ils faisaient profession de tenir pour seuls importants. Plus tard encore j’ai senti que cette profession de foi n’était qu’à demi sincĂšre et que chez eux le dĂ©dain ou l’étonnement coexistaient avec l’admiration et l’envie. La flexibilitĂ© physique essentielle aux Guermantes Ă©tait double ; grĂące Ă  l’une, toujours en action, Ă  tout moment, et si par exemple un Guermantes mĂąle allait saluer une dame, il obtenait une silhouette de lui-mĂȘme, faite de l’équilibre instable de mouvements asymĂ©triques et nerveusement compensĂ©s, une jambe traĂźnant un peu soit exprĂšs, soit parce qu’ayant Ă©tĂ© souvent cassĂ©e Ă  la chasse elle imprimait au torse, pour rattraper l’autre jambe, une dĂ©viation Ă  laquelle la remontĂ©e d’une Ă©paule faisait contrepoids, pendant que le monocle s’installait dans l’Ɠil, haussait un sourcil au mĂȘme moment oĂč le toupet des cheveux s’abaissait pour le salut ; l’autre flexibilitĂ©, comme la forme de la vague, du vent ou du sillage que garde Ă  jamais la coquille ou le bateau, s’était pour ainsi dire stylisĂ©e en une sorte de mobilitĂ© fixĂ©e, incurvant le nez busquĂ© qui sous les yeux bleus Ă  fleur de tĂȘte, au-dessus des lĂšvres trop minces, d’oĂč sortait, chez les femmes, une voix rauque, rappelait l’origine fabuleuse enseignĂ©e au xvie siĂšcle par le bon vouloir de gĂ©nĂ©alogistes parasites et hellĂ©nisants Ă  cette race, ancienne sans doute, mais pas au point qu’ils prĂ©tendaient quand ils lui donnaient pour origine la fĂ©condation mythologique d’une nymphe par un divin Oiseau. Les Guermantes n’étaient pas moins spĂ©ciaux au point de vue intellectuel qu’au point de vue physique. Sauf le prince Gilbert l’époux aux idĂ©es surannĂ©es de Marie Gilbert » et qui faisait asseoir sa femme Ă  gauche quand ils se promenaient en voiture parce qu’elle Ă©tait de moins bon sang, pourtant royal, que lui, mais il Ă©tait une exception et faisait, absent, l’objet des railleries de la famille et d’anecdotes toujours nouvelles, les Guermantes, tout en vivant dans le pur gratin » de l’aristocratie, affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse. Les thĂ©ories de la duchesse de Guermantes, laquelle Ă  vrai dire Ă  force d’ĂȘtre Guermantes devenait dans une certaine mesure quelque chose d’autre et de plus agrĂ©able, mettaient tellement au-dessus de tout l’intelligence et Ă©taient en politique si socialistes qu’on se demandait oĂč dans son hĂŽtel se cachait le gĂ©nie chargĂ© d’assurer le maintien de la vie aristocratique, et qui toujours invisible, mais Ă©videmment tapi tantĂŽt dans l’antichambre, tantĂŽt dans le salon, tantĂŽt dans le cabinet de toilette, rappelait aux domestiques de cette femme qui ne croyait pas aux titres de lui dire Madame la duchesse », Ă  cette personne qui n’aimait que la lecture et n’avait point de respect humain, d’aller dĂźner chez sa belle-sƓur quand sonnaient huit heures et de se dĂ©colleter pour cela. Le mĂȘme gĂ©nie de la famille prĂ©sentait Ă  Mme de Guermantes la situation des duchesses, du moins des premiĂšres d’entre elles, et comme elle multimillionnaires, le sacrifice Ă  d’ennuyeux thĂ©s-dĂźners en ville, raouts, d’heures oĂč elle eĂ»t pu lire des choses intĂ©ressantes, comme des nĂ©cessitĂ©s dĂ©sagrĂ©ables analogues Ă  la pluie, et que Mme de Guermantes acceptait en exerçant sur elles sa verve frondeuse mais sans aller jusqu’à rechercher les raisons de son acceptation. Ce curieux effet du hasard que le maĂźtre d’hĂŽtel de Mme de Guermantes dĂźt toujours Madame la duchesse » Ă  cette femme qui ne croyait qu’à l’intelligence, ne paraissait pourtant pas la choquer. Jamais elle n’avait pensĂ© Ă  le prier de lui dire Madame » tout simplement. En poussant la bonne volontĂ© jusqu’à ses extrĂȘmes limites, on eĂ»t pu croire que, distraite, elle entendait seulement Madame » et que l’appendice verbal qui y Ă©tait ajoutĂ© n’était pas perçu. Seulement, si elle faisait la sourde, elle n’était pas muette. Or, chaque fois qu’elle avait une commission Ă  donner Ă  son mari, elle disait au maĂźtre d’hĂŽtel Vous rappellerez Ă  Monsieur le duc
 » Le gĂ©nie de la famille avait d’ailleurs d’autres occupations, par exemple de faire parler de morale. Certes il y avait des Guermantes plus particuliĂšrement intelligents, des Guermantes plus particuliĂšrement moraux, et ce n’étaient pas d’habitude les mĂȘmes. Mais les premiers — mĂȘme un Guermantes qui avait fait des faux et trichait au jeu et Ă©tait le plus dĂ©licieux de tous, ouvert Ă  toutes les idĂ©es neuves et justes — traitaient encore mieux de la morale que les seconds, et de la mĂȘme façon que Mme de Villeparisis, dans les moments oĂč le gĂ©nie de la famille s’exprimait par la bouche de la vieille dame. Dans des moments identiques on voyait tout d’un coup les Guermantes prendre un ton presque aussi vieillot, aussi bonhomme, et Ă  cause de leur charme plus grand, plus attendrissant que celui de la marquise pour dire d’une domestique On sent qu’elle a un bon fond, c’est une fille qui n’est pas commune, elle doit ĂȘtre la fille de gens bien, elle est certainement restĂ©e toujours dans le droit chemin. » À ces moments-lĂ  le gĂ©nie de la famille se faisait intonation. Mais parfois il Ă©tait aussi tournure, air de visage, le mĂȘme chez la duchesse que chez son grand-pĂšre le marĂ©chal, une sorte d’insaisissable convulsion pareille Ă  celle du Serpent, gĂ©nie carthaginois de la famille Barca, et par quoi j’avais Ă©tĂ© plusieurs fois saisi d’un battement de cƓur, dans mes promenades matinales, quand, avant d’avoir reconnu Mme de Guermantes, je me sentais regardĂ© par elle du fond d’une petite crĂ©merie. Ce gĂ©nie Ă©tait intervenu dans une circonstance qui avait Ă©tĂ© loin d’ĂȘtre indiffĂ©rente non seulement aux Guermantes, mais aux Courvoisier, partie adverse de la famille et, quoique d’aussi bon sang que les Guermantes, tout l’opposĂ© d’eux c’est mĂȘme par sa grand’mĂšre Courvoisier que les Guermantes expliquaient le parti pris du prince de Guermantes de toujours parler naissance et noblesse comme si c’était la seule chose qui importĂąt. Non seulement les Courvoisier n’assignaient pas Ă  l’intelligence le mĂȘme rang que les Guermantes, mais ils ne possĂ©daient pas d’elle la mĂȘme idĂ©e. Pour un Guermantes fĂ»t-il bĂȘte, ĂȘtre intelligent, c’était avoir la dent dure, ĂȘtre capable de dire des mĂ©chancetĂ©s, d’emporter le morceau, c’était aussi pouvoir vous tenir tĂȘte aussi bien sur la peinture, sur la musique, sur l’architecture, parler anglais. Les Courvoisier se faisaient de l’intelligence une idĂ©e moins favorable et, pour peu qu’on ne fĂ»t pas de leur monde, ĂȘtre intelligent n’était pas loin de signifier avoir probablement assassinĂ© pĂšre et mĂšre ». Pour eux l’intelligence Ă©tait l’espĂšce de pince monseigneur » grĂące Ă  laquelle des gens qu’on ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam forçaient les portes des salons les plus respectĂ©s, et on savait chez les Courvoisier qu’il finissait toujours par vous en cuire d’avoir reçu de telles espĂšces ». Aux insignifiantes assertions des gens intelligents qui n’étaient pas du monde, les Courvoisier opposaient une mĂ©fiance systĂ©matique. Quelqu’un ayant dit une fois Mais Swann est plus jeune que PalamĂšde. — Du moins il vous le dit ; et s’il vous le dit soyez sĂ»r que c’est qu’il y trouve son intĂ©rĂȘt », avait rĂ©pondu Mme de Gallardon. Bien plus, comme on disait de deux Ă©trangĂšres trĂšs Ă©lĂ©gantes que les Guermantes recevaient, qu’on avait fait passer d’abord celle-ci puisqu’elle Ă©tait l’aĂźnĂ©e Mais est-elle mĂȘme l’aĂźnĂ©e ? » avait demandĂ© Mme de Gallardon, non pas positivement comme si ce genre de personnes n’avaient pas d’ñge, mais comme si, vraisemblablement dĂ©nuĂ©es d’état civil et religieux, de traditions certaines, elles fussent plus ou moins jeunes comme les petites chattes d’une mĂȘme corbeille entre lesquelles un vĂ©tĂ©rinaire seul pourrait se reconnaĂźtre. Les Courvoisier, mieux que les Guermantes, maintenaient d’ailleurs en un sens l’intĂ©gritĂ© de la noblesse Ă  la fois grĂące Ă  l’étroitesse de leur esprit et Ă  la mĂ©chancetĂ© de leur cƓur. De mĂȘme que les Guermantes pour qui, au-dessous des familles royales et de quelques autres comme les de Ligne, les La TrĂ©moille, etc., tout le reste se confondait dans un vague fretin Ă©taient insolents avec des gens de race ancienne qui habitaient autour de Guermantes, prĂ©cisĂ©ment parce qu’ils ne faisaient pas attention Ă  ces mĂ©rites de second ordre dont s’occupaient Ă©normĂ©ment les Courvoisier, le manque de ces mĂ©rites leur importait peu. Certaines femmes qui n’avaient pas un rang trĂšs Ă©levĂ© dans leur province mais brillamment mariĂ©es, riches, jolies, aimĂ©es des duchesses, Ă©taient pour Paris, oĂč l’on est peu au courant des pĂšre et mĂšre », un excellent et Ă©lĂ©gant article d’importation. Il pouvait arriver, quoique rarement, que de telles femmes fussent, par le canal de la princesse de Parme, ou en vertu de leur agrĂ©ment propre, reçues chez certaines Guermantes. Mais, Ă  leur Ă©gard, l’indignation des Courvoisier ne dĂ©sarmait jamais. Rencontrer entre cinq et six, chez leur cousine, des gens avec les parents de qui leurs parents n’aimaient pas Ă  frayer dans le Perche, devenait pour eux un motif de rage croissante et un thĂšme d’inĂ©puisables dĂ©clamations. DĂšs le moment, par exemple, oĂč la charmante comtesse G
 entrait chez les Guermantes, le visage de Mme de Villebon prenait exactement l’expression qu’il eĂ»t dĂ» prendre si elle avait eu Ă  rĂ©citer le vers Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-lĂ , vers qui lui Ă©tait du reste inconnu. Cette Courvoisier avait avalĂ© presque tous les lundis un Ă©clair chargĂ© de crĂšme Ă  quelques pas de la comtesse G
, mais sans rĂ©sultat. Et Mme de Villebon confessait en cachette qu’elle ne pouvait concevoir comment sa cousine Guermantes recevait une femme qui n’était mĂȘme pas de la deuxiĂšme sociĂ©tĂ©, Ă  ChĂąteaudun. Ce n’est vraiment pas la peine que ma cousine soit si difficile sur ses relations, c’est Ă  se moquer du monde », concluait Mme de Villebon avec une autre expression de visage, celle-lĂ  souriante et narquoise dans le dĂ©sespoir, sur laquelle un petit jeu de devinettes eĂ»t plutĂŽt mis un autre vers que la comtesse ne connaissait naturellement pas davantage GrĂące aux dieux mon malheur passe mon espĂ©rance. Au reste, anticipons sur les Ă©vĂ©nements en disant que la persĂ©vĂ©rance », rime d’espĂ©rance dans le vers suivant, de Mme de Villebon Ă  snober Mme G
 ne fut pas tout Ă  fait inutile. Aux yeux de Mme G
 elle doua Mme de Villebon d’un prestige tel, d’ailleurs purement imaginaire, que, quand la fille de Mme G
, qui Ă©tait la plus jolie et la plus riche des bals de l’époque, fut Ă  marier, on s’étonna de lui voir refuser tous les ducs. C’est que sa mĂšre, se souvenant des avanies hebdomadaires qu’elle avait essuyĂ©es rue de Grenelle en souvenir de ChĂąteaudun, ne souhaitait vĂ©ritablement qu’un mari pour sa fille un fils Villebon. Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient Ă©tait dans l’art, infiniment variĂ© d’ailleurs, de marquer les distances. Les maniĂšres des Guermantes n’étaient pas entiĂšrement uniformes chez tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui l’étaient vraiment, quand on vous prĂ©sentait Ă  eux, procĂ©daient Ă  une sorte de cĂ©rĂ©monie, Ă  peu prĂšs comme si le fait qu’ils vous eussent tendu la main eĂ»t Ă©tĂ© aussi considĂ©rable que s’il s’était agi de vous sacrer chevalier. Au moment oĂč un Guermantes, n’eĂ»t-il que vingt ans, mais marchant dĂ©jĂ  sur les traces de ses aĂźnĂ©s, entendait votre nom prononcĂ© par le prĂ©sentateur, il laissait tomber sur vous, comme s’il n’était nullement dĂ©cidĂ© Ă  vous dire bonjour, un regard gĂ©nĂ©ralement bleu, toujours de la froideur d’un acier qu’il semblait prĂȘt Ă  vous plonger dans les plus profonds replis du cƓur. C’est du reste ce que les Guermantes croyaient faire en effet, se jugeant tous des psychologues de premier ordre. Ils pensaient de plus accroĂźtre par cette inspection l’amabilitĂ© du salut qui allait suivre et qui ne vous serait dĂ©livrĂ© qu’à bon escient. Tout ceci se passait Ă  une distance de vous qui, petite s’il se fĂ»t agi d’une passe d’armes, semblait Ă©norme pour une poignĂ©e de main et glaçait dans le deuxiĂšme cas comme elle eĂ»t fait dans le premier, de sorte que quand le Guermantes, aprĂšs une rapide tournĂ©e accomplie dans les derniĂšres cachettes de votre Ăąme et de votre honorabilitĂ©, vous avait jugĂ© digne de vous rencontrer dĂ©sormais avec lui, sa main, dirigĂ©e vers vous au bout d’un bras tendu dans toute sa longueur, avait l’air de vous prĂ©senter un fleuret pour un combat singulier, et cette main Ă©tait en somme placĂ©e si loin du Guermantes Ă  ce moment-lĂ  que, quand il inclinait alors la tĂȘte, il Ă©tait difficile de distinguer si c’était vous ou sa propre main qu’il saluait. Certains Guermantes n’ayant pas le sentiment de la mesure, ou incapables de ne pas se rĂ©pĂ©ter sans cesse, exagĂ©raient en recommençant cette cĂ©rĂ©monie chaque fois qu’ils vous rencontraient. Étant donnĂ© qu’ils n’avaient plus Ă  procĂ©der Ă  l’enquĂȘte psychologique prĂ©alable pour laquelle le gĂ©nie de la famille » leur avait dĂ©lĂ©guĂ© ses pouvoirs dont ils devaient se rappeler les rĂ©sultats, l’insistance du regard perforateur prĂ©cĂ©dant la poignĂ©e de main ne pouvait s’expliquer que par l’automatisme qu’avait acquis leur regard ou par quelque don de fascination qu’ils pensaient possĂ©der. Les Courvoisier, dont le physique Ă©tait diffĂ©rent, avaient vainement essayĂ© de s’assimiler ce salut scrutateur et s’étaient rabattus sur la raideur hautaine ou la nĂ©gligence rapide. En revanche, c’était aux Courvoisier que certaines trĂšs rares Guermantes du sexe fĂ©minin semblaient avoir empruntĂ© le salut des dames. En effet, au moment oĂč on vous prĂ©sentait Ă  une de ces Guermantes-lĂ , elle vous faisait un grand salut dans lequel elle approchait de vous, Ă  peu prĂšs selon un angle de quarante-cinq degrĂ©s, la tĂȘte et le buste, le bas du corps qu’elle avait fort haut jusqu’à la ceinture, qui faisait pivot restant immobile. Mais Ă  peine avait-elle projetĂ© ainsi vers vous la partie supĂ©rieure de sa personne, qu’elle la rejetait en arriĂšre de la verticale par un brusque retrait d’une longueur Ă  peu prĂšs Ă©gale. Le renversement consĂ©cutif neutralisait ce qui vous avait paru ĂȘtre concĂ©dĂ©, le terrain que vous aviez cru gagner ne restait mĂȘme pas acquis comme en matiĂšre de duel, les positions primitives Ă©taient gardĂ©es. Cette mĂȘme annulation de l’amabilitĂ© par la reprise des distances qui Ă©tait d’origine Courvoisier et destinĂ©e Ă  montrer que les avances faites dans le premier mouvement n’étaient qu’une feinte d’un instant se manifestait aussi clairement, chez les Courvoisier comme chez les Guermantes, dans les lettres qu’on recevait d’elles, au moins pendant les premiers temps de leur connaissance. Le corps » de la lettre pouvait contenir des phrases qu’on n’écrirait, semble-t-il, qu’à un ami, mais c’est en vain que vous eussiez cru pouvoir vous vanter d’ĂȘtre celui de la dame, car la lettre commençait par monsieur » et finissait par Croyez, monsieur, Ă  mes sentiments distinguĂ©s. » DĂšs lors, entre ce froid dĂ©but et cette fin glaciale qui changeaient le sens de tout le reste, pouvaient se succĂ©der si c’était une rĂ©ponse Ă  une lettre de condolĂ©ance de vous les plus touchantes peintures du chagrin que la Guermantes avait eu Ă  perdre sa sƓur, de l’intimitĂ© qui existait entre elles, des beautĂ©s du pays oĂč elle villĂ©giaturait, des consolations qu’elle trouvait dans le charme de ses petits enfants, tout cela n’était plus qu’une lettre comme on en trouve dans des recueils et dont le caractĂšre intime n’entraĂźnait pourtant pas plus d’intimitĂ© entre vous et l’épistoliĂšre que si celle-ci avait Ă©tĂ© Pline le Jeune ou Mme de Simiane. Il est vrai que certaines Guermantes vous Ă©crivaient dĂšs les premiĂšres fois mon cher ami », mon ami », ce n’étaient pas toujours les plus simples d’entre elles, mais plutĂŽt celles qui, ne vivant qu’au milieu des rois et, d’autre part, Ă©tant lĂ©gĂšres », prenaient dans leur orgueil la certitude que tout ce qui venait d’elles faisait plaisir et dans leur corruption l’habitude de ne marchander aucune des satisfactions qu’elles pouvaient offrir. Du reste, comme il suffisait qu’on eĂ»t eu une trisaĂŻeule commune sous Louis XIII pour qu’un jeune Guermantes dit en parlant de la marquise de Guermantes la tante Adam », les Guermantes Ă©taient si nombreux que mĂȘme pour ces simples rites, celui du salut de prĂ©sentation par exemple, il existait bien des variĂ©tĂ©s. Chaque sous-groupe un peu raffinĂ© avait le sien, qu’on se transmettait des parents aux enfants comme une recette de vulnĂ©raire et une maniĂšre particuliĂšre de prĂ©parer les confitures. C’est ainsi qu’on a vu la poignĂ©e de main de Saint-Loup se dĂ©clancher comme malgrĂ© lui au moment oĂč il entendait votre nom, sans participation de regard, sans adjonction de salut. Tout malheureux roturier qui pour une raison spĂ©ciale — ce qui arrivait du reste assez rarement — Ă©tait prĂ©sentĂ© Ă  quelqu’un du sous-groupe Saint-Loup, se creusait la tĂȘte, devant ce minimum si brusque de bonjour, revĂȘtant volontairement les apparences de l’inconscience, pour savoir ce que le ou la Guermantes pouvait avoir contre lui. Et il Ă©tait bien Ă©tonnĂ© d’apprendre qu’il ou elle avait jugĂ© Ă  propos d’écrire tout spĂ©cialement au prĂ©sentateur pour lui dire combien vous lui aviez plu et qu’il ou elle espĂ©rait bien vous revoir. Aussi particularisĂ©s que le geste mĂ©canique de Saint-Loup Ă©taient les entrechats compliquĂ©s et rapides jugĂ©s ridicules par M. de Charlus du marquis de Fierbois, les pas graves et mesurĂ©s du prince de Guermantes. Mais il est impossible de dĂ©crire ici la richesse de cette chorĂ©graphie des Guermantes Ă  cause de l’étendue mĂȘme du corps de ballet. Pour en revenir Ă  l’antipathie qui animait les Courvoisier contre la duchesse de Guermantes, les premiers auraient pu avoir la consolation de la plaindre tant qu’elle fut jeune fille, car elle Ă©tait alors peu fortunĂ©e. Malheureusement, de tout temps une sorte d’émanation fuligineuse et sui generis enfouissait, dĂ©robait aux yeux, la richesse des Courvoisier qui, si grande qu’elle fĂ»t, demeurait obscure. Une Courvoisier fort riche avait beau Ă©pouser un gros parti, il arrivait toujours que le jeune mĂ©nage n’avait pas de domicile personnel Ă  Paris, y descendait » chez ses beaux-parents, et pour le reste de l’annĂ©e vivait en province au milieu d’une sociĂ©tĂ© sans mĂ©lange mais sans Ă©clat. Pendant que Saint-Loup, qui n’avait guĂšre plus que des dettes, Ă©blouissait DonciĂšres par ses attelages, un Courvoisier fort riche n’y prenait jamais que le tram. Inversement et d’ailleurs bien des annĂ©es auparavant Mlle de Guermantes Oriane, qui n’avait pas grand’chose, faisait plus parler de ses toilettes que toutes les Courvoisier rĂ©unies des leurs. Le scandale mĂȘme de ses propos faisait une espĂšce de rĂ©clame Ă  sa maniĂšre de s’habiller et de se coiffer. Elle avait osĂ© dire au grand-duc de Russie Eh bien ! Monseigneur, il paraĂźt que vous voulez faire assassiner TolstoĂŻ ? » dans un dĂźner auquel on n’avait point conviĂ© les Courvoisier, d’ailleurs peu renseignĂ©s sur TolstoĂŻ. Ils ne l’étaient pas beaucoup plus sur les auteurs grecs, si l’on en juge par la duchesse de Gallardon douairiĂšre belle-mĂšre de la princesse de Gallardon, alors encore jeune fille qui, n’ayant pas Ă©tĂ© en cinq ans honorĂ©e d’une seule visite d’Oriane, rĂ©pondit Ă  quelqu’un qui lui demandait la raison de son absence Il paraĂźt qu’elle rĂ©cite de l’Aristote elle voulait dire de l’Aristophane dans le monde. Je ne tolĂšre pas ça chez moi ! » On peut imaginer combien cette sortie » de Mlle de Guermantes sur TolstoĂŻ, si elle indignait les Courvoisier, Ă©merveillait les Guermantes, et, par delĂ , tout ce qui leur tenait non seulement de prĂšs, mais de loin. La comtesse douairiĂšre d’Argencourt, nĂ©e Seineport, qui recevait un peu tout le monde parce qu’elle Ă©tait bas bleu et quoique son fils fĂ»t un terrible snob, racontait le mot devant des gens de lettres en disant Oriane de Guermantes qui est fine comme l’ambre, maligne comme un singe, douĂ©e pour tout, qui fait des aquarelles dignes d’un grand peintre et des vers comme en font peu de grands poĂštes, et vous savez, comme famille, c’est tout ce qu’il y a de plus haut, sa grand’mĂšre Ă©tait Mlle de Montpensier, et elle est la dix-huitiĂšme Oriane de Guermantes sans une mĂ©salliance, c’est le sang le plus pur, le plus vieux de France. » Aussi les faux hommes de lettres, ces demi-intellectuels que recevait Mme d’Argencourt, se reprĂ©sentant Oriane de Guermantes, qu’ils n’auraient jamais l’occasion de connaĂźtre personnellement, comme quelque chose de plus merveilleux et de plus extraordinaire que la princesse Badroul Boudour, non seulement se sentaient prĂȘts Ă  mourir pour elle en apprenant qu’une personne si noble glorifiait par-dessus tout TolstoĂŻ, mais sentaient aussi que reprenaient dans leur esprit une nouvelle force leur propre amour de TolstoĂŻ, leur dĂ©sir de rĂ©sistance au tsarisme. Ces idĂ©es libĂ©rales avaient pu s’anĂ©mier entre eux, ils avaient pu douter de leur prestige, n’osant plus les confesser, quand soudain de Mlle de Guermantes elle-mĂȘme, c’est-Ă -dire d’une jeune fille si indiscutablement prĂ©cieuse et autorisĂ©e, portant les cheveux Ă  plat sur le front ce que jamais une Courvoisier n’eĂ»t consenti Ă  faire leur venait un tel secours. Un certain nombre de rĂ©alitĂ©s bonnes ou mauvaises gagnent ainsi beaucoup Ă  recevoir l’adhĂ©sion de personnes qui ont autoritĂ© sur nous. Par exemple chez les Courvoisier, les rites de l’amabilitĂ© dans la rue se composaient d’un certain salut, fort laid et peu aimable en lui-mĂȘme, mais dont on savait que c’était la maniĂšre distinguĂ©e de dire bonjour, de sorte que tout le monde, effaçant de soi le sourire, le bon accueil, s’efforçait d’imiter cette froide gymnastique. Mais les Guermantes, en gĂ©nĂ©ral, et particuliĂšrement Oriane, tout en connaissant mieux que personne ces rites, n’hĂ©sitaient pas, si elles vous apercevaient d’une voiture, Ă  vous faire un gentil bonjour de la main, et dans un salon, laissant les Courvoisier faire leurs saluts empruntĂ©s et raides, esquissaient de charmantes rĂ©vĂ©rences, vous tendaient la main comme Ă  un camarade en souriant de leurs yeux bleus, de sorte que tout d’un coup, grĂące aux Guermantes, entraient dans la substance du chic, jusque-lĂ  un peu creuse et sĂšche, tout ce que naturellement on eĂ»t aimĂ© et qu’on s’était efforcĂ© de proscrire, la bienvenue, l’épanchement d’une amabilitĂ© vraie, la spontanĂ©itĂ©. C’est de la mĂȘme maniĂšre, mais par une rĂ©habilitation cette fois peu justifiĂ©e, que les personnes qui portent le plus en elles le goĂ»t instinctif de la mauvaise musique et des mĂ©lodies, si banales soient-elles, qui ont quelque chose de caressant et de facile, arrivent, grĂące Ă  la culture symphonique, Ă  mortifier en elles ce goĂ»t. Mais une fois arrivĂ©es Ă  ce point, quand, Ă©merveillĂ©es avec raison par l’éblouissant coloris orchestral de Richard Strauss, elles voient ce musicien accueillir avec une indulgence digne d’Auber les motifs plus vulgaires, ce que ces personnes aimaient trouve soudain dans une autoritĂ© si haute une justification qui les ravit et elles s’enchantent sans scrupules et avec une double gratitude, en Ă©coutant SalomĂ©, de ce qui leur Ă©tait interdit d’aimer dans Les Diamants de la Couronne. Authentique ou non, l’apostrophe de Mlle de Guermantes au grand-duc, colportĂ©e de maison en maison, Ă©tait une occasion de raconter avec quelle Ă©lĂ©gance excessive Oriane Ă©tait arrangĂ©e Ă  ce dĂźner. Mais si le luxe ce qui prĂ©cisĂ©ment le rendait inaccessible aux Courvoisier ne naĂźt pas de la richesse, mais de la prodigalitĂ©, encore la seconde dure-t-elle plus longtemps si elle est enfin soutenue par la premiĂšre, laquelle lui permet alors de jeter tous ses feux. Or, Ă©tant donnĂ© les principes affichĂ©s ouvertement non seulement par Oriane, mais par Mme de Villeparisis, Ă  savoir que la noblesse ne compte pas, qu’il est ridicule de se prĂ©occuper du rang, que la fortune ne fait pas le bonheur, que seuls l’intelligence, le cƓur, le talent ont de l’importance, les Courvoisier pouvaient espĂ©rer qu’en vertu de cette Ă©ducation qu’elle avait reçue de la marquise, Oriane Ă©pouserait quelqu’un qui ne serait pas du monde, un artiste, un repris de justice, un va-nu-pieds, un libre penseur, qu’elle entrerait dĂ©finitivement dans la catĂ©gorie de ce que les Courvoisier appelaient les dĂ©voyĂ©s ». Ils pouvaient d’autant plus l’espĂ©rer que, Mme de Villeparisis traversant en ce moment au point de vue social une crise difficile aucune des rares personnes brillantes que je rencontrai chez elle ne lui Ă©taient encore revenues, elle affichait une horreur profonde Ă  l’égard de la sociĂ©tĂ© qui la tenait Ă  l’écart. MĂȘme quand elle parlait de son neveu le prince de Guermantes qu’elle voyait, elle n’avait pas assez de railleries pour lui parce qu’il Ă©tait fĂ©ru de sa naissance. Mais au moment mĂȘme oĂč il s’était agi de trouver un mari Ă  Oriane, ce n’étaient plus les principes affichĂ©s par la tante et la niĂšce qui avaient menĂ© l’affaire ; ç’avait Ă©tĂ© le mystĂ©rieux GĂ©nie de la famille ». Aussi infailliblement que si Mme de Villeparisis et Oriane n’eussent jamais parlĂ© que titres de rente et gĂ©nĂ©alogies au lieu de mĂ©rite littĂ©raire et de qualitĂ©s du cƓur, et comme si la marquise, pour quelques jours avait Ă©tĂ© — comme elle serait plus tard — morte et en biĂšre, dans l’église de Combray, oĂč chaque membre de la famille n’était plus qu’un Guermantes, avec une privation d’individualitĂ© et de prĂ©noms qu’attestait sur les grandes tentures noires le seul G
 de pourpre, surmontĂ© de la couronne ducale, c’était sur l’homme le plus riche et le mieux nĂ©, sur le plus grand parti du faubourg Saint-Germain, sur le fils aĂźnĂ© du duc de Guermantes, le prince des Laumes, que le GĂ©nie de la famille avait portĂ© le choix de l’intellectuelle, de la frondeuse, de l’évangĂ©lique Mme de Villeparisis. Et pendant deux heures, le jour du mariage, Mme de Villeparisis eut chez elle toutes les nobles personnes dont elle se moquait, dont elle se moqua mĂȘme avec les quelques bourgeois intimes qu’elle avait conviĂ©s et auxquels le prince des Laumes mit alors des cartes avant de couper le cĂąble » dĂšs l’annĂ©e suivante. Pour mettre le comble au malheur des Courvoisier, les maximes qui font de l’intelligence et du talent les seules supĂ©rioritĂ©s sociales recommencĂšrent Ă  se dĂ©biter chez la princesse des Laumes, aussitĂŽt aprĂšs le mariage. Et Ă  cet Ă©gard, soit dit en passant, le point de vue que dĂ©fendait Saint-Loup quand il vivait avec Rachel, frĂ©quentait les amis de Rachel, aurait voulu Ă©pouser Rachel, comportait — quelque horreur qu’il inspirĂąt dans la famille — moins de mensonge que celui des demoiselles Guermantes en gĂ©nĂ©ral, prĂŽnant l’intelligence, n’admettant presque pas qu’on mĂźt en doute l’égalitĂ© des hommes, alors que tout cela aboutissait Ă  point nommĂ© au mĂȘme rĂ©sultat que si elles eussent professĂ© des maximes contraires, c’est-Ă -dire Ă  Ă©pouser un duc richissime. Saint-Loup agissait, au contraire, conformĂ©ment Ă  ses thĂ©ories, ce qui faisait dire qu’il Ă©tait dans une mauvaise voie. Certes, du point de vue moral, Rachel Ă©tait en effet peu satisfaisante. Mais il n’est pas certain que si une personne ne valait pas mieux, mais eĂ»t Ă©tĂ© duchesse ou eĂ»t possĂ©dĂ© beaucoup de millions, Mme de Marsantes n’eĂ»t pas Ă©tĂ© favorable au mariage. Or, pour en revenir Ă  Mme des Laumes bientĂŽt aprĂšs duchesse de Guermantes par la mort de son beau-pĂšre ce fut un surcroĂźt de malheur infligĂ© aux Courvoisier que les thĂ©ories de la jeune princesse, en restant ainsi dans son langage, n’eussent dirigĂ© en rien sa conduite ; car ainsi cette philosophie si l’on peut ainsi dire ne nuisit nullement Ă  l’élĂ©gance aristocratique du salon Guermantes. Sans doute toutes les personnes que Mme de Guermantes ne recevait pas se figuraient que c’était parce qu’elles n’étaient pas assez intelligentes, et telle riche AmĂ©ricaine qui n’avait jamais possĂ©dĂ© d’autre livre qu’un petit exemplaire ancien, et jamais ouvert, des poĂ©sies de Parny, posĂ©, parce qu’il Ă©tait du temps », sur un meuble de son petit salon, montrait quel cas elle faisait des qualitĂ©s de l’esprit par les regards dĂ©vorants qu’elle attachait sur la duchesse de Guermantes quand celle-ci entrait Ă  l’OpĂ©ra. Sans doute aussi Mme de Guermantes Ă©tait sincĂšre quand elle Ă©lisait une personne Ă  cause de son intelligence. Quand elle disait d’une femme, il paraĂźt qu’elle est charmante », ou d’un homme qu’il Ă©tait tout ce qu’il y a de plus intelligent, elle ne croyait pas avoir d’autres raisons de consentir Ă  les recevoir que ce charme ou cette intelligence, le gĂ©nie des Guermantes n’intervenant pas Ă  cette derniĂšre minute plus profond, situĂ© Ă  l’entrĂ©e obscure de la rĂ©gion oĂč les Guermantes jugeaient, ce gĂ©nie vigilant empĂȘchait les Guermantes de trouver l’homme intelligent ou de trouver la femme charmante s’ils n’avaient pas de valeur mondaine, actuelle ou future. L’homme Ă©tait dĂ©clarĂ© savant, mais comme un dictionnaire, ou au contraire commun avec un esprit de commis voyageur, la femme jolie avait un genre terrible, ou parlait trop. Quant aux gens qui n’avaient pas de situation, quelle horreur, c’étaient des snobs. M. de BrĂ©autĂ©, dont le chĂąteau Ă©tait tout voisin de Guermantes, ne frĂ©quentait que des altesses. Mais il se moquait d’elles et ne rĂȘvait que vivre dans les musĂ©es. Aussi Mme de Guermantes Ă©tait-elle indignĂ©e quand on traitait M. de BrĂ©autĂ© de snob. Snob, Babal ! Mais vous ĂȘtes fou, mon pauvre ami, c’est tout le contraire, il dĂ©teste les gens brillants, on ne peut pas lui faire faire une connaissance. MĂȘme chez moi ! si je l’invite avec quelqu’un de nouveau, il ne vient qu’en gĂ©missant. » Ce n’est pas que, mĂȘme en pratique, les Guermantes ne fissent pas de l’intelligence un tout autre cas que les Courvoisier. D’une façon positive cette diffĂ©rence entre les Guermantes et les Courvoisier donnait dĂ©jĂ  d’assez beaux fruits. Ainsi la duchesse de Guermantes, du reste enveloppĂ©e d’un mystĂšre devant lequel rĂȘvaient de loin tant de poĂštes, avait donnĂ© cette fĂȘte dont nous avons dĂ©jĂ  parlĂ©, oĂč le roi d’Angleterre s’était plu mieux que nulle part ailleurs, car elle avait eu l’idĂ©e, qui ne serait jamais venue Ă  l’esprit, et la hardiesse, qui eĂ»t fait reculer le courage de tous les Courvoisier, d’inviter, en dehors des personnalitĂ©s que nous avons citĂ©es, le musicien Gaston Lemaire et l’auteur dramatique Grandmougin. Mais c’est surtout au point de vue nĂ©gatif que l’intellectualitĂ© se faisait sentir. Si le coefficient nĂ©cessaire d’intelligence et de charme allait en s’abaissant au fur et Ă  mesure que s’élevait le rang de la personne qui dĂ©sirait ĂȘtre invitĂ©e chez la princesse de Guermantes, jusqu’à approcher de zĂ©ro quand il s’agissait des principales tĂȘtes couronnĂ©es, en revanche plus on descendait au-dessous de ce niveau royal, plus le coefficient s’élevait. Par exemple, chez la princesse de Parme, il y avait une quantitĂ© de personnes que l’Altesse recevait parce qu’elle les avait connues enfant, ou parce qu’elles Ă©taient alliĂ©es Ă  telle duchesse, ou attachĂ©es Ă  la personne de tel souverain, ces personnes fussent-elles laides, d’ailleurs, ennuyeuses ou sottes ; or, pour un Courvoisier la raison aimĂ© de la princesse de Parme », sƓur de mĂšre avec la duchesse d’Arpajon », passant tous les ans trois mois chez la reine d’Espagne », aurait suffi Ă  leur faire inviter de telles gens, mais Mme de Guermantes, qui recevait poliment leur salut depuis dix ans chez la princesse de Parme, ne leur avait jamais laissĂ© passer son seuil, estimant qu’il en est d’un salon au sens social du mot comme au sens matĂ©riel oĂč il suffit de meubles qu’on ne trouve pas jolis, mais qu’on laisse comme remplissage et preuve de richesse, pour le rendre affreux. Un tel salon ressemble Ă  un ouvrage oĂč on ne sait pas s’abstenir des phrases qui dĂ©montrent du savoir, du brillant, de la facilitĂ©. Comme un livre, comme une maison, la qualitĂ© d’un salon », pensait avec raison Mme de Guermantes, a pour pierre angulaire le sacrifice. Beaucoup des amies de la princesse de Parme et avec qui la duchesse de Guermantes se contentait depuis des annĂ©es du mĂȘme bonjour convenable, ou de leur rendre des cartes, sans jamais les inviter, ni aller Ă  leurs fĂȘtes, s’en plaignaient discrĂštement Ă  l’Altesse, laquelle, les jours oĂč M. de Guermantes venait seul la voir, lui en touchait un mot. Mais le rusĂ© seigneur, mauvais mari pour la duchesse en tant qu’il avait des maĂźtresses, mais compĂšre Ă  toute Ă©preuve en ce qui touchait le bon fonctionnement de son salon et l’esprit d’Oriane, qui en Ă©tait l’attrait principal, rĂ©pondait Mais est-ce que ma femme la connaĂźt ? Ah ! alors, en effet, elle aurait dĂ». Mais je vais dire la vĂ©ritĂ© Ă  Madame, Oriane au fond n’aime pas la conversation des femmes. Elle est entourĂ©e d’une cour d’esprits supĂ©rieurs — moi je ne suis pas son mari, je ne suis que son premier valet de chambre. Sauf un tout petit nombre qui sont, elles, trĂšs spirituelles, les femmes l’ennuient. Voyons, Madame, votre Altesse, qui a tant de finesse, ne me dira pas que la marquise de SouvrĂ© ait de l’esprit. Oui, je comprends bien, la princesse la reçoit par bontĂ©. Et puis elle la connaĂźt. Vous dites qu’Oriane l’a vue, c’est possible, mais trĂšs peu je vous assure. Et puis je vais dire Ă  la princesse, il y a aussi un peu de ma faute. Ma femme est trĂšs fatiguĂ©e, et elle aime tant ĂȘtre aimable que, si je la laissais faire, ce serait des visites Ă  n’en plus finir. Pas plus tard qu’hier soir, elle avait de la tempĂ©rature, elle avait peur de faire de la peine Ă  la duchesse de Bourbon en n’allant pas chez elle. J’ai dĂ» montrer les dents, j’ai dĂ©fendu qu’on attelĂąt. Tenez, savez-vous, Madame, j’ai bien envie de ne pas mĂȘme dire Ă  Oriane que vous m’avez parlĂ© de Mme de SouvrĂ©. Oriane aime tant votre Altesse qu’elle ira aussitĂŽt inviter Mme de SouvrĂ©, ce sera une visite de plus, cela nous forcera Ă  entrer en relations avec la sƓur dont je connais trĂšs bien le mari. Je crois que je ne dirai rien du tout Ă  Oriane, si la princesse m’y autorise. Nous lui Ă©viterons comme cela beaucoup de fatigue et d’agitation. Et je vous assure que cela ne privera pas Mme de SouvrĂ©. Elle va partout, dans les endroits les plus brillants. Nous, nous ne recevons mĂȘme pas, de petits dĂźners de rien, Mme de SouvrĂ© s’ennuierait Ă  pĂ©rir. » La princesse de Parme, naĂŻvement persuadĂ©e que le duc de Guermantes ne transmettrait pas sa demande Ă  la duchesse et dĂ©solĂ©e de n’avoir pu obtenir l’invitation que dĂ©sirait Mme de SouvrĂ©, Ă©tait d’autant plus flattĂ©e d’ĂȘtre une des habituĂ©es d’un salon si peu accessible. Sans doute cette satisfaction n’allait pas sans ennuis. Ainsi chaque fois que la princesse de Parme invitait Mme de Guermantes, elle avait Ă  se mettre l’esprit Ă  la torture pour n’avoir personne qui pĂ»t dĂ©plaire Ă  la duchesse et l’empĂȘcher de revenir. Les jours habituels aprĂšs le dĂźner oĂč elle avait toujours de trĂšs bonne heure, ayant gardĂ© les habitudes anciennes, quelques convives, le salon de la princesse de Parme Ă©tait ouvert aux habituĂ©s, et d’une façon gĂ©nĂ©rale Ă  toute la grande aristocratie française et Ă©trangĂšre. La rĂ©ception consistait en ceci qu’au sortir de la salle Ă  manger, la princesse s’asseyait sur un canapĂ© devant une grande table ronde, causait avec deux des femmes les plus importantes qui avaient dĂźnĂ©, ou bien jetait les yeux sur un magazine », jouait aux cartes ou feignait d’y jouer, suivant une habitude de cour allemande, soit en faisant une patience, soit en prenant pour partenaire vrai ou supposĂ© un personnage marquant. Vers neuf heures la porte du grand salon ne cessant plus de s’ouvrir Ă  deux battants, de se refermer, de se rouvrir de nouveau, pour laisser passage aux visiteurs qui avaient dĂźnĂ© quatre Ă  quatre ou s’ils dĂźnaient en ville escamotaient le cafĂ© en disant qu’ils allaient revenir, comptant en effet entrer par une porte et sortir par l’autre » pour se plier aux heures de la princesse. Celle-ci cependant, attentive Ă  son jeu ou Ă  la causerie, faisait semblant de ne pas voir les arrivantes et ce n’est qu’au moment oĂč elles Ă©taient Ă  deux pas d’elle, qu’elle se levait gracieusement en souriant avec bontĂ© pour les femmes. Celles-ci cependant faisaient devant l’Altesse debout une rĂ©vĂ©rence qui allait jusqu’à la gĂ©nuflexion, de maniĂšre Ă  mettre leurs lĂšvres Ă  la hauteur de la belle main qui pendait trĂšs bas et Ă  la baiser. Mais Ă  ce moment la princesse, de mĂȘme que si elle eĂ»t chaque fois Ă©tĂ© surprise par un protocole qu’elle connaissait pourtant trĂšs bien, relevait l’agenouillĂ©e comme de vive force avec une grĂące et une douceur sans Ă©gales, et l’embrassait sur les joues. GrĂące et douceur qui avaient pour condition, dira-t-on, l’humilitĂ© avec laquelle l’arrivante pliait le genou. Sans doute, et il semble que dans une sociĂ©tĂ© Ă©galitaire la politesse disparaĂźtrait, non, comme on croit, par le dĂ©faut de l’éducation, mais parce que, chez les uns disparaĂźtrait la dĂ©fĂ©rence due au prestige qui doit ĂȘtre imaginaire pour ĂȘtre efficace, et surtout chez les autres l’amabilitĂ© qu’on prodigue et qu’on affine quand on sent qu’elle a pour celui qui la reçoit un prix infini, lequel dans un monde fondĂ© sur l’égalitĂ© tomberait subitement Ă  rien, comme tout ce qui n’avait qu’une valeur fiduciaire. Mais cette disparition de la politesse dans une sociĂ©tĂ© nouvelle n’est pas certaine et nous sommes quelquefois trop disposĂ©s Ă  croire que les conditions actuelles d’un Ă©tat de choses en sont les seules possibles. De trĂšs bons esprits ont cru qu’une rĂ©publique ne pourrait avoir de diplomatie et d’alliances, et que la classe paysanne ne supporterait pas la sĂ©paration de l’Église et de l’État. AprĂšs tout, la politesse dans une sociĂ©tĂ© Ă©galitaire ne serait pas un miracle plus grand que le succĂšs des chemins de fer et l’utilisation militaire de l’aĂ©roplane. Puis, si mĂȘme la politesse disparaissait, rien ne prouve que ce serait un malheur. Enfin une sociĂ©tĂ© ne serait-elle pas secrĂštement hiĂ©rarchisĂ©e au fur et Ă  mesure qu’elle serait en fait plus dĂ©mocratique ? C’est fort possible. Le pouvoir politique des papes a beaucoup grandi depuis qu’ils n’ont plus ni États, ni armĂ©e ; les cathĂ©drales exerçaient un prestige bien moins grand sur un dĂ©vot du xviie siĂšcle que sur un athĂ©e du xxe, et si la princesse de Parme avait Ă©tĂ© souveraine d’un État, sans doute eussĂ©-je eu l’idĂ©e d’en parler Ă  peu prĂšs autant que d’un prĂ©sident de la rĂ©publique, c’est-Ă -dire pas du tout. Une fois l’impĂ©trante relevĂ©e et embrassĂ©e par la princesse, celle-ci se rasseyait, se remettait Ă  sa patience non sans avoir, si la nouvelle venue Ă©tait d’importance, causĂ© un moment avec elle en la faisant asseoir sur un fauteuil. Quand le salon devenait trop plein, la dame d’honneur chargĂ©e du service d’ordre donnait de l’espace en guidant les habituĂ©s dans un immense hall sur lequel donnait le salon et qui Ă©tait rempli de portraits, de curiositĂ©s relatives Ă  la maison de Bourbon. Les convives habituels de la princesse jouaient alors volontiers le rĂŽle de cicĂ©rone et disaient des choses intĂ©ressantes, que n’avaient pas la patience d’écouter les jeunes gens, plus attentifs Ă  regarder les Altesses vivantes et au besoin Ă  se faire prĂ©senter Ă  elles par la dame d’honneur et les filles d’honneur qu’à considĂ©rer les reliques des souveraines mortes. Trop occupĂ©s des connaissances qu’ils pourraient faire et des invitations qu’ils pĂȘcheraient peut-ĂȘtre, ils ne savaient absolument rien, mĂȘme aprĂšs des annĂ©es, de ce qu’il y avait dans ce prĂ©cieux musĂ©e des archives de la monarchie, et se rappelaient seulement confusĂ©ment qu’il Ă©tait ornĂ© de cactus et de palmiers gĂ©ants qui faisaient ressembler ce centre des Ă©lĂ©gances au Palmarium du Jardin d’Acclimatation. Sans doute la duchesse de Guermantes, par mortification, venait parfois faire, ces soirs-lĂ , une visite de digestion Ă  la princesse, qui la gardait tout le temps Ă  cĂŽtĂ© d’elle, tout en badinant avec le duc. Mais quand la duchesse venait dĂźner, la princesse se gardait bien d’avoir ses habituĂ©s et fermait sa porte en sortant de table, de peur que des visiteurs trop peu choisis dĂ©plussent Ă  l’exigeante duchesse. Ces soirs-lĂ , si des fidĂšles non prĂ©venus se prĂ©sentaient Ă  la porte de l’Altesse, le concierge rĂ©pondait Son Altesse Royale ne reçoit pas ce soir », et on repartait. D’avance, d’ailleurs, beaucoup d’amis de la princesse savaient que, Ă  cette date-lĂ , ils ne seraient pas invitĂ©s. C’était une sĂ©rie particuliĂšre, une sĂ©rie fermĂ©e Ă  tant de ceux qui eussent souhaitĂ© d’y ĂȘtre compris. Les exclus pouvaient, avec une quasi-certitude, nommer les Ă©lus, et se disaient entre eux d’un ton piquĂ© Vous savez bien qu’Oriane de Guermantes ne se dĂ©place jamais sans tout son Ă©tat-major. » À l’aide de celui-ci, la princesse de Parme cherchait Ă  entourer la duchesse comme d’une muraille protectrice contre les personnes desquelles le succĂšs auprĂšs d’elle serait plus douteux. Mais Ă  plusieurs des amis prĂ©fĂ©rĂ©s de la duchesse, Ă  plusieurs membres de ce brillant Ă©tat-major », la princesse de Parme Ă©tait gĂȘnĂ©e de faire des amabilitĂ©s, vu qu’ils en avaient fort peu pour elle. Sans doute la princesse de Parme admettait fort bien qu’on pĂ»t se plaire davantage dans la sociĂ©tĂ© de Mme de Guermantes que dans la sienne propre. Elle Ă©tait bien obligĂ©e de constater qu’on s’écrasait aux jours » de la duchesse et qu’elle-mĂȘme y rencontrait souvent trois ou quatre altesses qui se contentaient de mettre leur carte chez elle. Et elle avait beau retenir les mots d’Oriane, imiter ses robes, servir, Ă  ses thĂ©s, les mĂȘmes tartes aux fraises, il y avait des fois oĂč elle restait seule toute la journĂ©e avec une dame d’honneur et un conseiller de lĂ©gation Ă©tranger. Aussi, lorsque comme ç’avait Ă©tĂ© par exemple le cas pour Swann jadis quelqu’un ne finissait jamais la journĂ©e sans ĂȘtre allĂ© passer deux heures chez la duchesse et faisait une visite une fois tous les deux ans Ă  la princesse de Parme, celle-ci n’avait pas grande envie, mĂȘme pour amuser Oriane, de faire Ă  ce Swann quelconque les avances » de l’inviter Ă  dĂźner. Bref, convier la duchesse Ă©tait pour la princesse de Parme une occasion de perplexitĂ©s, tant elle Ă©tait rongĂ©e par la crainte qu’Oriane trouvĂąt tout mal. Mais en revanche, et pour la mĂȘme raison, quand la princesse de Parme venait dĂźner chez Mme de Guermantes, elle Ă©tait sĂ»re d’avance que tout serait bien, dĂ©licieux, elle n’avait qu’une peur, c’était de ne pas savoir comprendre, retenir, plaire, de ne pas savoir assimiler les idĂ©es et les gens. À ce titre ma prĂ©sence excitait son attention et sa cupiditĂ© aussi bien que l’eĂ»t fait une nouvelle maniĂšre de dĂ©corer la table avec des guirlandes de fruits, incertaine qu’elle Ă©tait si c’était l’une ou l’autre, la dĂ©coration de la table ou ma prĂ©sence, qui Ă©tait plus particuliĂšrement l’un de ces charmes, secret du succĂšs des rĂ©ceptions d’Oriane, et, dans le doute, bien dĂ©cidĂ©e Ă  tenter d’avoir Ă  son prochain dĂźner l’un et l’autre. Ce qui justifiait du reste pleinement la curiositĂ© ravie que la princesse de Parme apportait chez la duchesse, c’était cet Ă©lĂ©ment comique, dangereux, excitant, oĂč la princesse se plongeait avec une sorte de crainte, de saisissement et de dĂ©lices comme au bord de la mer dans un de ces bains de vagues » dont les guides baigneurs signalent le pĂ©ril, tout simplement parce qu’aucun d’eux ne sait nager, d’oĂč elle sortait tonifiĂ©e, heureuse, rajeunie, et qu’on appelait l’esprit des Guermantes. L’esprit des Guermantes — entitĂ© aussi inexistante que la quadrature du cercle, selon la duchesse, qui se jugeait la seule Guermantes Ă  le possĂ©der — Ă©tait une rĂ©putation comme les rillettes de Tours ou les biscuits de Reims. Sans doute une particularitĂ© intellectuelle n’usant pas pour se propager des mĂȘmes modes que la couleur des cheveux ou du teint certains intimes de la duchesse, et qui n’étaient pas de son sang, possĂ©daient pourtant cet esprit, lequel en revanche n’avait pu envahir certains Guermantes par trop rĂ©fractaires Ă  n’importe quelle sorte d’esprit. Les dĂ©tenteurs non apparentĂ©s Ă  la duchesse de l’esprit des Guermantes avaient gĂ©nĂ©ralement pour caractĂ©ristique d’avoir Ă©tĂ© des hommes brillants, douĂ©s pour une carriĂšre Ă  laquelle, que ce fĂ»t les arts, la diplomatie, l’éloquence parlementaire, l’armĂ©e, ils avaient prĂ©fĂ©rĂ© la vie de coterie. Peut-ĂȘtre cette prĂ©fĂ©rence aurait-elle pu ĂȘtre expliquĂ©e par un certain manque d’originalitĂ©, ou d’initiative, ou de vouloir, ou de santĂ©, ou de chance, ou par le snobisme. Chez certains il faut d’ailleurs reconnaĂźtre que c’était l’exception, si le salon Guermantes avait Ă©tĂ© la pierre d’achoppement de leur carriĂšre, c’était contre leur grĂ©. Ainsi un mĂ©decin, un peintre et un diplomate de grand avenir n’avaient pu rĂ©ussir dans leur carriĂšre, pour laquelle ils Ă©taient pourtant plus brillamment douĂ©s que beaucoup, parce que leur intimitĂ© chez les Guermantes faisait que les deux premiers passaient pour des gens du monde, et le troisiĂšme pour un rĂ©actionnaire, ce qui les avait empĂȘchĂ©s tous trois d’ĂȘtre reconnus par leurs pairs. L’antique robe et la toque rouge que revĂȘtent et coiffent encore les collĂšges Ă©lectoraux des facultĂ©s n’est pas, ou du moins n’était pas, il n’y a pas encore si longtemps, que la survivance purement extĂ©rieure d’un passĂ© aux idĂ©es Ă©troites, d’un sectarisme fermĂ©. Sous la toque Ă  glands d’or comme les grands-prĂȘtres sous le bonnet conique des Juifs, les professeurs » Ă©taient encore, dans les annĂ©es qui prĂ©cĂ©dĂšrent l’affaire Dreyfus, enfermĂ©s dans des idĂ©es rigoureusement pharisiennes. Du Boulbon Ă©tait au fond un artiste, mais il Ă©tait sauvĂ© parce qu’il n’aimait pas le monde. Cottard frĂ©quentait les Verdurin. Mais Mme Verdurin Ă©tait une cliente, puis il Ă©tait protĂ©gĂ© par sa vulgaritĂ©, enfin chez lui il ne recevait que la FacultĂ©, dans des agapes sur lesquelles flottait une odeur d’acide phĂ©nique. Mais dans les corps fortement constituĂ©s, oĂč d’ailleurs la rigueur des prĂ©jugĂ©s n’est que la rançon de la plus belle intĂ©gritĂ©, des idĂ©es morales les plus Ă©levĂ©es, qui flĂ©chissent dans des milieux plus tolĂ©rants, plus libres et bien vite dissolus, un professeur, dans sa robe rouge en satin Ă©carlate doublĂ© d’hermine comme celle d’un Doge c’est-Ă -dire un duc de Venise enfermĂ© dans le palais ducal, Ă©tait aussi vertueux, aussi attachĂ© Ă  de nobles principes, mais aussi impitoyable pour tout Ă©lĂ©ment Ă©tranger, que cet autre duc, excellent mais terrible, qu’était M. de Saint-Simon. L’étranger, c’était le mĂ©decin mondain, ayant d’autres maniĂšres, d’autres relations. Pour bien faire, le malheureux dont nous parlons ici, afin de ne pas ĂȘtre accusĂ© par ses collĂšgues de les mĂ©priser quelles idĂ©es d’homme du monde ! s’il leur cachait la duchesse de Guermantes, espĂ©rait les dĂ©sarmer en donnant les dĂźners mixtes oĂč l’élĂ©ment mĂ©dical Ă©tait noyĂ© dans l’élĂ©ment mondain. Il ne savait pas qu’il signait ainsi sa perte, ou plutĂŽt il l’apprenait quand le conseil des dix un peu plus Ă©levĂ© en nombre avait Ă  pourvoir Ă  la vacance d’une chaire, et que c’était toujours le nom d’un mĂ©decin plus normal, fĂ»t-il plus mĂ©diocre, qui sortait de l’urne fatale, et que le veto » retentissait dans l’antique FacultĂ©, aussi solennel, aussi ridicule, aussi terrible que le juro » sur lequel mourut MoliĂšre. Ainsi encore du peintre Ă  jamais Ă©tiquetĂ© homme du monde, quand des gens du monde qui faisaient de l’art avaient rĂ©ussi Ă  se faire Ă©tiqueter artistes, ainsi pour le diplomate ayant trop d’attaches rĂ©actionnaires. Mais ce cas Ă©tait le plus rare. Le type des hommes distinguĂ©s qui formaient le fond du salon Guermantes Ă©tait celui des gens ayant renoncĂ© volontairement ou le croyant du moins au reste, Ă  tout ce qui Ă©tait incompatible avec l’esprit des Guermantes, la politesse des Guermantes, avec ce charme indĂ©finissable odieux Ă  tout corps » tant soit peu centralisĂ©. Et les gens qui savaient qu’autrefois l’un de ces habituĂ©s du salon de la duchesse avait eu la mĂ©daille d’or au Salon, que l’autre, secrĂ©taire de la ConfĂ©rence des avocats, avait fait des dĂ©buts retentissants Ă  la Chambre, qu’un troisiĂšme avait habilement servi la France comme chargĂ© d’affaires, auraient pu considĂ©rer comme des ratĂ©s les gens qui n’avaient plus rien fait depuis vingt ans. Mais ces renseignĂ©s » Ă©taient peu nombreux, et les intĂ©ressĂ©s eux-mĂȘmes auraient Ă©tĂ© les derniers Ă  le rappeler, trouvant ces anciens titres de nulle valeur, en vertu mĂȘme de l’esprit des Guermantes celui-ci ne faisait-il pas taxer de raseur, de pion, ou bien au contraire de garçon de magasin, tels ministres Ă©minents, l’un un peu solennel, l’autre amateur de calembours, dont les journaux chantaient les louanges, mais Ă  cĂŽtĂ© de qui Mme de Guermantes bĂąillait et donnait des signes d’impatience si l’imprudence d’une maĂźtresse de maison lui avait donnĂ© l’un ou l’autre pour voisin ? Puisque ĂȘtre un homme d’État de premier ordre n’était nullement une recommandation auprĂšs de la duchesse, ceux de ses amis qui avaient donnĂ© leur dĂ©mission de la carriĂšre » ou de l’armĂ©e, qui ne s’étaient pas reprĂ©sentĂ©s Ă  la Chambre, jugeaient, en venant tous les jours dĂ©jeuner et causer avec leur grande amie, en la retrouvant chez des Altesses, d’ailleurs peu apprĂ©ciĂ©es d’eux, du moins le disaient-ils, qu’ils avaient choisi la meilleure part, encore que leur air mĂ©lancolique, mĂȘme au milieu de la gaĂźtĂ©, contredĂźt un peu le bien-fondĂ© de ce jugement. Encore faut-il reconnaĂźtre que la dĂ©licatesse de vie sociale, la finesse des conversations chez les Guermantes avait, si mince cela fĂ»t-il, quelque chose de rĂ©el. Aucun titre officiel n’y valait l’agrĂ©ment de certains des prĂ©fĂ©rĂ©s de Mme de Guermantes que les ministres les plus puissants n’auraient pu rĂ©ussir Ă  attirer chez eux. Si dans ce salon tant d’ambitions intellectuelles et mĂȘme de nobles efforts avaient Ă©tĂ© enterrĂ©s pour jamais, du moins, de leur poussiĂšre, la plus rare floraison de mondanitĂ© avait pris naissance. Certes, des hommes d’esprit, comme Swann par exemple, se jugeaient supĂ©rieurs Ă  des hommes de valeur, qu’ils dĂ©daignaient, mais c’est que ce que la duchesse de Guermantes plaçait au-dessus de tout, ce n’était pas l’intelligence, c’était, selon elle, cette forme supĂ©rieure, plus exquise, de l’intelligence Ă©levĂ©e jusqu’à une variĂ©tĂ© verbale de talent — l’esprit. Et autrefois chez les Verdurin, quand Swann jugeait Brichot et Elstir, l’un comme un pĂ©dant, l’autre comme un mufle, malgrĂ© tout le savoir de l’un et tout le gĂ©nie de l’autre, c’était l’infiltration de l’esprit Guermantes qui l’avait fait les classer ainsi. Jamais il n’eĂ»t osĂ© prĂ©senter ni l’un ni l’autre Ă  la duchesse, sentant d’avance de quel air elle eĂ»t accueilli les tirades de Brichot, les calembredaines d’Elstir, l’esprit des Guermantes rangeant les propos prĂ©tentieux et prolongĂ©s du genre sĂ©rieux ou du genre farceur dans la plus intolĂ©rable imbĂ©cillitĂ©. Quant aux Guermantes selon la chair, selon le sang, si l’esprit des Guermantes ne les avait pas gagnĂ©s aussi complĂštement qu’il arrive, par exemple, dans les cĂ©nacles littĂ©raires, oĂč tout le monde a une mĂȘme maniĂšre de prononcer, d’énoncer, et par voie de consĂ©quence de penser, ce n’est pas certes que l’originalitĂ© soit plus forte dans les milieux mondains et y mette obstacle Ă  l’imitation. Mais l’imitation a pour conditions, non pas seulement l’absence d’une originalitĂ© irrĂ©ductible, mais encore une finesse relative d’oreilles qui permette de discerner d’abord ce qu’on imite ensuite. Or, il y avait quelques Guermantes auxquels ce sens musical faisait aussi entiĂšrement dĂ©faut qu’aux Courvoisier. Pour prendre comme exemple l’exercice qu’on appelle, dans une autre acception du mot imitation, faire des imitations » ce qui se disait chez les Guermantes faire des charges », Mme de Guermantes avait beau le rĂ©ussir Ă  ravir, les Courvoisier Ă©taient aussi incapables de s’en rendre compte que s’ils eussent Ă©tĂ© une bande de lapins, au lieu d’hommes et femmes, parce qu’ils n’avaient jamais su remarquer le dĂ©faut ou l’accent que la duchesse cherchait Ă  contrefaire. Quand elle imitait » le duc de Limoges, les Courvoisier protestaient Oh ! non, il ne parle tout de mĂȘme pas comme cela, j’ai encore dĂźnĂ© hier soir avec lui chez Bebeth, il m’a parlĂ© toute la soirĂ©e, il ne parlait pas comme cela », tandis que les Guermantes un peu cultivĂ©s s’écriaient Dieu qu’Oriane est drolatique ! Le plus fort c’est que pendant qu’elle l’imite elle lui ressemble ! Je crois l’entendre. Oriane, encore un peu Limoges ! » Or, ces Guermantes-lĂ  sans mĂȘme aller jusqu’à ceux tout Ă  fait remarquables qui, lorsque la duchesse imitait le duc de Limoges, disaient avec admiration Ah ! on peut dire que vous le tenez » ou que tu le tiens » avaient beau ne pas avoir d’esprit, selon Mme de Guermantes en quoi elle Ă©tait dans le vrai, Ă  force d’entendre et de raconter les mots de la duchesse ils Ă©taient arrivĂ©s Ă  imiter tant bien que mal sa maniĂšre de s’exprimer, de juger, ce que Swann eĂ»t appelĂ©, comme le duc, sa maniĂšre de rĂ©diger », jusqu’à prĂ©senter dans leur conversation quelque chose qui pour les Courvoisier paraissait affreusement similaire Ă  l’esprit d’Oriane et Ă©tait traitĂ© par eux d’esprit des Guermantes. Comme ces Guermantes Ă©taient pour elle non seulement des parents, mais des admirateurs, Oriane qui tenait fort le reste de sa famille Ă  l’écart, et vengeait maintenant par ses dĂ©dains les mĂ©chancetĂ©s que celle-ci lui avait faites quand elle Ă©tait jeune fille allait les voir quelquefois, et gĂ©nĂ©ralement en compagnie du duc, Ă  la belle saison, quand elle sortait avec lui. Ces visites Ă©taient un Ă©vĂ©nement. Le cƓur battait un peu plus vite Ă  la princesse d’Épinay qui recevait dans son grand salon du rez-de-chaussĂ©e, quand elle apercevait de loin, telles les premiĂšres lueurs d’un inoffensif incendie ou les reconnaissances » d’une invasion non espĂ©rĂ©e, traversant lentement la cour, d’une dĂ©marche oblique, la duchesse coiffĂ©e d’un ravissant chapeau et inclinant une ombrelle d’oĂč pleuvait une odeur d’étĂ©. Tiens, Oriane », disait-elle comme un garde-Ă -vous » qui cherchait Ă  avertir ses visiteuses avec prudence, et pour qu’on eĂ»t le temps de sortir en ordre, qu’on Ă©vacuĂąt les salons sans panique. La moitiĂ© des personnes prĂ©sentes n’osait pas rester, se levait. Mais non, pourquoi ? rasseyez-vous donc, je suis charmĂ©e de vous garder encore un peu », disait la princesse d’un air dĂ©gagĂ© et Ă  l’aise pour faire la grande dame, mais d’une voix devenue factice. Vous pourriez avoir Ă  vous parler. — Vraiment, vous ĂȘtes pressĂ©e ? eh bien, j’irai chez vous », rĂ©pondait la maĂźtresse de maison Ă  celles qu’elle aimait autant voir partir. Le duc et la duchesse saluaient fort poliment des gens qu’ils voyaient lĂ  depuis des annĂ©es sans les connaĂźtre pour cela davantage, et qui leur disaient Ă  peine bonjour, par discrĂ©tion. À peine Ă©taient-ils partis que le duc demandait aimablement des renseignements sur eux, pour avoir l’air de s’intĂ©resser Ă  la qualitĂ© intrinsĂšque des personnes qu’il ne recevait pas par la mĂ©chancetĂ© du destin ou Ă  cause de l’état nerveux d’Oriane. Qu’est-ce que c’était que cette petite dame en chapeau rose ? — Mais, mon cousin, vous l’avez vue souvent, c’est la vicomtesse de Tours, nĂ©e Lamarzelle. — Mais savez-vous qu’elle est jolie, elle a l’air spirituel ; s’il n’y avait pas un petit dĂ©faut dans la lĂšvre supĂ©rieure, elle serait tout bonnement ravissante. S’il y a un vicomte de Tours, il ne doit pas s’embĂȘter. Oriane ? savez-vous Ă  quoi ses sourcils et la plantation de ses cheveux m’ont fait penser ? À votre cousine Hedwige de Ligne. » La duchesse de Guermantes, qui languissait dĂšs qu’on parlait de la beautĂ© d’une autre femme qu’elle, laissait tomber la conversation. Elle avait comptĂ© sans le goĂ»t qu’avait son mari pour faire voir qu’il Ă©tait parfaitement au fait des gens qu’il ne recevait pas, par quoi il croyait se montrer plus sĂ©rieux que sa femme. Mais, disait-il tout d’un coup avec force, vous avez prononcĂ© le nom de Lamarzelle. Je me rappelle que, quand j’étais Ă  la Chambre, un discours tout Ă  fait remarquable fut prononcé  — C’était l’oncle de la jeune femme que vous venez de voir. — Ah ! quel talent ! Non, mon petit », disait-il Ă  la vicomtesse d’Égremont, que Mme de Guermantes ne pouvait souffrir mais qui, ne bougeant pas de chez la princesse d’Épinay, oĂč elle s’abaissait volontairement Ă  un rĂŽle de soubrette quitte Ă  battre la sienne en rentrant, restait confuse, Ă©plorĂ©e, mais restait quand le couple ducal Ă©tait lĂ , dĂ©barrassait des manteaux, tĂąchait de se rendre utile, par discrĂ©tion offrait de passer dans la piĂšce voisine, ne faites pas de thĂ© pour nous, causons tranquillement, nous sommes des gens simples, Ă  la bonne franquette. Du reste, ajoutait-il en se tournant vers Mme d’Épinay en laissant l’Égremont rougissante, humble, ambitieuse et zĂ©lĂ©e, nous n’avons qu’un quart d’heure Ă  vous donner. » Ce quart d’heure Ă©tait occupĂ© tout entier Ă  une sorte d’exposition des mots que la duchesse avait eus pendant la semaine et qu’elle-mĂȘme n’eĂ»t certainement pas citĂ©s, mais que fort habilement le duc, en ayant l’air de la gourmander Ă  propos des incidents qui les avaient provoquĂ©s, l’amenait comme involontairement Ă  redire. La princesse d’Épinay, qui aimait sa cousine et savait qu’elle avait un faible pour les compliments, s’extasiait sur son chapeau, son ombrelle, son esprit. Parlez-lui de sa toilette tant que vous voudrez », disait le duc du ton bourru qu’il avait adoptĂ© et qu’il tempĂ©rait d’un malicieux sourire pour qu’on ne prĂźt pas son mĂ©contentement au sĂ©rieux, mais, au nom du ciel, pas de son esprit, je me passerais fort d’avoir une femme aussi spirituelle. Vous faites probablement allusion au mauvais calembour qu’elle a fait sur mon frĂšre PalamĂšde, ajoutait-il sachant fort bien que la princesse et le reste de la famille ignoraient encore ce calembour et enchantĂ© de faire valoir sa femme. D’abord je trouve indigne d’une personne qui a dit quelquefois, je le reconnais, d’assez jolies choses, de faire de mauvais calembours, mais surtout sur mon frĂšre qui est trĂšs susceptible, et si cela doit avoir pour rĂ©sultat de me fĂącher avec lui, c’est vraiment bien la peine. » — Mais nous ne savons pas ! Un calembour d’Oriane ? Cela doit ĂȘtre dĂ©licieux. Oh ! dites-le. — Mais non, mais non, reprenait le duc encore boudeur quoique plus souriant, je suis ravi que vous ne l’ayez pas appris. SĂ©rieusement j’aime beaucoup mon frĂšre. — Écoutez, Basin, disait la duchesse dont le moment de donner la rĂ©plique Ă  son mari Ă©tait venu, je ne sais pourquoi vous dites que cela peut fĂącher PalamĂšde, vous savez trĂšs bien le contraire. Il est beaucoup trop intelligent pour se froisser de cette plaisanterie stupide qui n’a quoi que ce soit de dĂ©sobligeant. Vous allez faire croire que j’ai dit une mĂ©chancetĂ©, j’ai tout simplement rĂ©pondu quelque chose de pas drĂŽle, mais c’est vous qui y donnez de l’importance par votre indignation. Je ne vous comprends pas. — Vous nous intriguez horriblement, de quoi s’agit-il ? — Oh ! Ă©videmment de rien de grave ! s’écriait M. de Guermantes. Vous avez peut-ĂȘtre entendu dire que mon frĂšre voulait donner BrĂ©zĂ©, le chĂąteau de sa femme, Ă  sa sƓur Marsantes. — Oui, mais on nous a dit qu’elle ne le dĂ©sirait pas, qu’elle n’aimait pas le pays oĂč il est, que le climat ne lui convenait pas. — Eh bien, justement quelqu’un disait tout cela Ă  ma femme et que si mon frĂšre donnait ce chĂąteau Ă  notre sƓur, ce n’était pas pour lui faire plaisir, mais pour la taquiner. C’est qu’il est si taquin, Charlus, disait cette personne. Or, vous savez que BrĂ©zĂ©, c’est royal, cela peut valoir plusieurs millions, c’est une ancienne terre du roi, il y a lĂ  une des plus belles forĂȘts de France. Il y a beaucoup de gens qui voudraient qu’on leur fĂźt des taquineries de ce genre. Aussi en entendant ce mot de taquin appliquĂ© Ă  Charlus parce qu’il donnait un si beau chĂąteau, Oriane n’a pu s’empĂȘcher de s’écrier, involontairement, je dois le confesser, elle n’y a pas mis de mĂ©chancetĂ©, car c’est venu vite comme l’éclair, Taquin
 taquin
 Alors c’est Taquin le Superbe ! » Vous comprenez, ajoutait en reprenant son ton bourru et non sans avoir jetĂ© un regard circulaire pour juger de l’esprit de sa femme, le duc qui Ă©tait d’ailleurs assez sceptique quant Ă  la connaissance que Mme d’Épinay avait de l’histoire ancienne, vous comprenez, c’est Ă  cause de Tarquin le Superbe, le roi de Rome ; c’est stupide, c’est un mauvais jeu de mots, indigne d’Oriane. Et puis moi qui suis plus circonspect que ma femme, si j’ai moins d’esprit, je pense aux suites, si le malheur veut qu’on rĂ©pĂšte cela Ă  mon frĂšre, ce sera toute une histoire. D’autant plus, ajouta-t-il, que comme justement PalamĂšde est trĂšs hautain, trĂšs haut et aussi trĂšs pointilleux, trĂšs enclin aux commĂ©rages, mĂȘme en dehors de la question du chĂąteau, il faut reconnaĂźtre que Taquin le Superbe lui convient assez bien. C’est ce qui sauve les mots de Madame, c’est que mĂȘme quand elle veut s’abaisser Ă  de vulgaires Ă  peu prĂšs, elle reste spirituelle malgrĂ© tout et elle peint assez bien les gens. Ainsi grĂące, une fois, Ă  Taquin le Superbe, une autre fois Ă  un autre mot, ces visites du duc et de la duchesse Ă  leur famille renouvelaient la provision des rĂ©cits, et l’émoi qu’elles avaient causĂ© durait bien longtemps aprĂšs le dĂ©part de la femme d’esprit et de son impresario. On se rĂ©galait d’abord, avec les privilĂ©giĂ©s qui avaient Ă©tĂ© de la fĂȘte les personnes qui Ă©taient restĂ©es lĂ , des mots qu’Oriane avait dits. Vous ne connaissiez pas Taquin le Superbe ? » demandait la princesse d’Épinay. — Si, rĂ©pondait en rougissant la marquise de Baveno, la princesse de Sarsina La Rochefoucauld m’en avait parlĂ©, pas tout Ă  fait dans les mĂȘmes termes. Mais cela a dĂ» ĂȘtre bien plus intĂ©ressant de l’entendre raconter ainsi devant ma cousine, ajoutait-elle comme elle aurait dit de l’entendre accompagner par l’auteur. Nous parlions du dernier mot d’Oriane qui Ă©tait ici tout Ă  l’heure », disait-on Ă  une visiteuse qui allait se trouver dĂ©solĂ©e de ne pas ĂȘtre venue une heure auparavant. — Comment, Oriane Ă©tait ici ? — Mais oui, vous seriez venue un peu plus tĂŽt, lui rĂ©pondait la princesse d’Épinay, sans reproche, mais en laissant comprendre tout ce que la maladroite avait ratĂ©. C’était sa faute si elle n’avait pas assistĂ© Ă  la crĂ©ation du monde ou Ă  la derniĂšre reprĂ©sentation de Mme Carvalho. Qu’est-ce que vous dites du dernier mot d’Oriane ? j’avoue que j’apprĂ©cie beaucoup Taquin le Superbe », et le mot » se mangeait encore froid le lendemain Ă  dĂ©jeuner, entre intimes qu’on invitait pour cela, et repassait sous diverses sauces pendant la semaine. MĂȘme la princesse faisant cette semaine-lĂ  sa visite annuelle Ă  la princesse de Parme en profitait pour demander Ă  l’Altesse si elle connaissait le mot et le lui racontait. Ah ! Taquin le Superbe », disait la princesse de Parme, les yeux Ă©carquillĂ©s par une admiration a priori, mais qui implorait un supplĂ©ment d’explications auquel ne se refusait pas la princesse d’Épinay. J’avoue que Taquin le Superbe me plaĂźt infiniment comme rĂ©daction » concluait la princesse. En rĂ©alitĂ©, le mot de rĂ©daction ne convenait nullement pour ce calembour, mais la princesse d’Épinay, qui avait la prĂ©tention d’avoir assimilĂ© l’esprit des Guermantes, avait pris Ă  Oriane les expressions rĂ©digĂ©, rĂ©daction » et les employait sans beaucoup de discernement. Or la princesse de Parme, qui n’aimait pas beaucoup Mme d’Épinay qu’elle trouvait laide, savait avare et croyait mĂ©chante, sur la foi des Courvoisier, reconnut ce mot de rĂ©daction » qu’elle avait entendu prononcer par Mme de Guermantes et qu’elle n’eĂ»t pas su appliquer toute seule. Elle eut l’impression que c’était, en effet, la rĂ©daction qui faisait le charme de Taquin le Superbe, et sans oublier tout Ă  fait son antipathie pour la dame laide et avare, elle ne put se dĂ©fendre d’un tel sentiment d’admiration pour une femme qui possĂ©dait Ă  ce point l’esprit des Guermantes qu’elle voulut inviter la princesse d’Épinay Ă  l’OpĂ©ra. Seule la retint la pensĂ©e qu’il conviendrait peut-ĂȘtre de consulter d’abord Mme de Guermantes. Quant Ă  Mme d’Épinay qui, bien diffĂ©rente des Courvoisier, faisait mille grĂąces Ă  Oriane et l’aimait, mais Ă©tait jalouse de ses relations et un peu agacĂ©e des plaisanteries que la duchesse lui faisait devant tout le monde sur son avarice, elle raconta en rentrant chez elle combien la princesse de Parme avait eu de peine Ă  comprendre Taquin le Superbe et combien il fallait qu’Oriane fĂ»t snob pour avoir dans son intimitĂ© une pareille dinde. Je n’aurais jamais pu frĂ©quenter la princesse de Parme si j’avais voulu, dit-elle aux amis qu’elle avait Ă  dĂźner, parce que M. d’Épinay ne me l’aurait jamais permis Ă  cause de son immoralitĂ©, faisant allusion Ă  certains dĂ©bordements purement imaginaires de la princesse. Mais mĂȘme si j’avais eu un mari moins sĂ©vĂšre, j’avoue que je n’aurais pas pu. Je ne sais pas comment Oriane fait pour la voir constamment. Moi j’y vais une fois par an et j’ai bien de la peine Ă  arriver au bout de la visite. » Quant Ă  ceux des Courvoisier qui se trouvaient chez Victurnienne au moment de la visite de Mme de Guermantes, l’arrivĂ©e de la duchesse les mettait gĂ©nĂ©ralement en fuite Ă  cause de l’exaspĂ©ration que leur causaient les salamalecs exagĂ©rĂ©s » qu’on faisait pour Oriane. Un seul resta le jour de Taquin le Superbe. Il ne comprit pas complĂštement la plaisanterie, mais tout de mĂȘme Ă  moitiĂ©, car il Ă©tait instruit. Et les Courvoisier allĂšrent rĂ©pĂ©tant qu’Oriane avait appelĂ© l’oncle PalamĂšde Tarquin le Superbe », ce qui le peignait selon eux assez bien. Mais pourquoi faire tant d’histoires avec Oriane ? ajoutaient-ils. On n’en aurait pas fait davantage pour une reine. En somme, qu’est-ce qu’Oriane ? Je ne dis pas que les Guermantes ne soient pas de vieille souche, mais les Courvoisier ne le leur cĂšdent en rien, ni comme illustration, ni comme anciennetĂ©, ni comme alliances. Il ne faut pas oublier qu’au Camp du drap d’or, comme le roi d’Angleterre demandait Ă  François Ier quel Ă©tait le plus noble des seigneurs lĂ  prĂ©sents Sire, rĂ©pondit le roi de France, c’est Courvoisier. » D’ailleurs tous les Courvoisier fussent-ils restĂ©s que les mots les eussent laissĂ©s d’autant plus insensibles que les incidents qui les faisaient gĂ©nĂ©ralement naĂźtre auraient Ă©tĂ© considĂ©rĂ©s par eux d’un point de vue tout Ă  fait diffĂ©rent. Si, par exemple, une Courvoisier se trouvait manquer de chaises, dans une rĂ©ception qu’elle donnait, ou si elle se trompait de nom en parlant Ă  une visiteuse qu’elle n’avait pas reconnue, ou si un de ses domestiques lui adressait une phrase ridicule, la Courvoisier, ennuyĂ©e Ă  l’extrĂȘme, rougissante, frĂ©missant d’agitation, dĂ©plorait un pareil contretemps. Et quand elle avait un visiteur et qu’Oriane devait venir, elle disait sur un ton anxieusement et impĂ©rieusement interrogatif Est-ce que vous la connaissez ? » craignant, si le visiteur ne la connaissait pas, que sa prĂ©sence donnĂąt une mauvaise impression Ă  Oriane. Mais Mme de Guermantes tirait, au contraire, de tels incidents, l’occasion de rĂ©cits qui faisaient rire les Guermantes aux larmes, de sorte qu’on Ă©tait obligĂ© de l’envier d’avoir manquĂ© de chaises, d’avoir fait ou laissĂ© faire Ă  son domestique une gaffe, d’avoir eu chez soi quelqu’un que personne ne connaissait, comme on est obligĂ© de se fĂ©liciter que les grands Ă©crivains aient Ă©tĂ© tenus Ă  distance par les hommes et trahis par les femmes quand leurs humiliations et leurs souffrances ont Ă©tĂ©, sinon l’aiguillon de leur gĂ©nie, du moins la matiĂšre de leurs Ɠuvres. Les Courvoisier n’étaient pas davantage capables de s’élever jusqu’à l’esprit d’innovation que la duchesse de Guermantes introduisait dans la vie mondaine et qui, en l’adaptant selon un sĂ»r instinct aux nĂ©cessitĂ©s du moment, en faisait quelque chose d’artistique, lĂ  oĂč l’application purement raisonnĂ©e de rĂšgles rigides eĂ»t donnĂ© d’aussi mauvais rĂ©sultats qu’à quelqu’un qui, voulant rĂ©ussir en amour ou dans la politique, reproduirait Ă  la lettre dans sa propre vie les exploits de Bussy d’Amboise. Si les Courvoisier donnaient un dĂźner de famille, ou un dĂźner pour un prince, l’adjonction d’un homme d’esprit, d’un ami de leur fils, leur semblait une anomalie capable de produire le plus mauvais effet. Une Courvoisier dont le pĂšre avait Ă©tĂ© ministre de l’empereur, ayant Ă  donner une matinĂ©e en l’honneur de la princesse Mathilde, dĂ©duisit par esprit de gĂ©omĂ©trie qu’elle ne pouvait inviter que des bonapartistes. Or elle n’en connaissait presque pas. Toutes les femmes Ă©lĂ©gantes de ses relations, tous les hommes agrĂ©ables furent impitoyablement bannis, parce que, d’opinion ou d’attaches lĂ©gitimistes, ils auraient, selon la logique des Courvoisier, pu dĂ©plaire Ă  l’Altesse ImpĂ©riale. Celle-ci, qui recevait chez elle la fleur du faubourg Saint-Germain, fut assez Ă©tonnĂ©e quand elle trouva seulement chez Mme de Courvoisier une pique-assiette cĂ©lĂšbre, veuve d’un ancien prĂ©fet de l’Empire, la veuve du directeur des postes et quelques personnes connues pour leur fidĂ©litĂ© Ă  NapolĂ©on, leur bĂȘtise et leur ennui. La princesse Mathilde n’en rĂ©pandit pas moins le ruissellement gĂ©nĂ©reux et doux de sa grĂące souveraine sur les laiderons calamiteux que la duchesse de Guermantes se garda bien, elle, de convier, quand ce fut son tour de recevoir la princesse, et qu’elle remplaça, sans raisonnements a priori sur le bonapartisme, par le plus riche bouquet de toutes les beautĂ©s, de toutes les valeurs, de toutes les cĂ©lĂ©britĂ©s qu’une sorte de flair, de tact et de doigtĂ© lui faisait sentir devoir ĂȘtre agrĂ©ables Ă  la niĂšce de l’empereur, mĂȘme quand elles Ă©taient de la propre famille du roi. Il n’y manqua mĂȘme pas le duc d’Aumale, et quand, en se retirant, la princesse, relevant Mme de Guermantes qui lui faisait la rĂ©vĂ©rence et voulait lui baiser la main, l’embrassa sur les deux joues, ce fut du fond du cƓur qu’elle put assurer Ă  la duchesse qu’elle n’avait jamais passĂ© une meilleure journĂ©e ni assistĂ© Ă  une fĂȘte plus rĂ©ussie. La princesse de Parme Ă©tait Courvoisier par l’incapacitĂ© d’innover en matiĂšre sociale, mais, Ă  la diffĂ©rence des Courvoisier, la surprise que lui causait perpĂ©tuellement la duchesse de Guermantes engendrait non comme chez eux l’antipathie, mais l’émerveillement. Cet Ă©tonnement Ă©tait encore accru du fait de la culture infiniment arriĂ©rĂ©e de la princesse. Mme de Guermantes Ă©tait elle-mĂȘme beaucoup moins avancĂ©e qu’elle ne le croyait. Mais il suffisait qu’elle le fĂ»t plus que Mme de Parme pour stupĂ©fier celle-ci, et comme chaque gĂ©nĂ©ration de critiques se borne Ă  prendre le contrepied des vĂ©ritĂ©s admises par leurs prĂ©dĂ©cesseurs, elle n’avait qu’à dire que Flaubert, cet ennemi des bourgeois, Ă©tait avant tout un bourgeois, ou qu’il y avait beaucoup de musique italienne dans Wagner, pour procurer Ă  la princesse, au prix d’un surmenage toujours nouveau, comme Ă  quelqu’un qui nage dans la tempĂȘte, des horizons qui lui paraissaient inouĂŻs et lui restaient confus. StupĂ©faction d’ailleurs devant les paradoxes, profĂ©rĂ©s non seulement au sujet des Ɠuvres artistiques, mais mĂȘme des personnes de leur connaissance, et aussi des actions mondaines. Sans doute l’incapacitĂ© oĂč Ă©tait Mme de Parme de sĂ©parer le vĂ©ritable esprit des Guermantes des formes rudimentairement apprises de cet esprit ce qui la faisait croire Ă  la haute valeur intellectuelle de certains et surtout de certaines Guermantes dont ensuite elle Ă©tait confondue d’entendre la duchesse lui dire en souriant que c’était de simples cruches, telle Ă©tait une des causes de l’étonnement que la princesse avait toujours Ă  entendre Mme de Guermantes juger les personnes. Mais il y en avait une autre et que, moi qui connaissais Ă  cette Ă©poque plus de livres que de gens et mieux la littĂ©rature que le monde, je m’expliquai en pensant que la duchesse, vivant de cette vie mondaine dont le dĂ©sƓuvrement et la stĂ©rilitĂ© sont Ă  une activitĂ© sociale vĂ©ritable ce qu’est en art la critique Ă  la crĂ©ation, Ă©tendait aux personnes de son entourage l’instabilitĂ© de points de vue, la soif malsaine du raisonneur qui pour Ă©tancher son esprit trop sec va chercher n’importe quel paradoxe encore un peu frais et ne se gĂȘnera point de soutenir l’opinion dĂ©saltĂ©rante que la plus belle IphigĂ©nie est celle de Piccini et non celle de Gluck, au besoin la vĂ©ritable PhĂšdre celle de Pradon. Quand une femme intelligente, instruite, spirituelle, avait Ă©pousĂ© un timide butor qu’on voyait rarement et qu’on n’entendait jamais, Mme de Guermantes s’inventait un beau jour une voluptĂ© spirituelle non pas seulement en dĂ©crivant la femme, mais en dĂ©couvrant » le mari. Dans le mĂ©nage Cambremer par exemple, si elle eĂ»t vĂ©cu alors dans ce milieu, elle eĂ»t dĂ©crĂ©tĂ© que Mme de Cambremer Ă©tait stupide, et en revanche, que la personne intĂ©ressante, mĂ©connue, dĂ©licieuse, vouĂ©e au silence par une femme jacassante, mais la valant mille fois, Ă©tait le marquis, et la duchesse eĂ»t Ă©prouvĂ© Ă  dĂ©clarer cela le mĂȘme genre de rafraĂźchissement que le critique qui, depuis soixante-dix ans qu’on admire Hernani, confesse lui prĂ©fĂ©rer le Lion amoureux. À cause du mĂȘme besoin maladif de nouveautĂ©s arbitraires, si depuis sa jeunesse on plaignait une femme modĂšle, une vraie sainte, d’avoir Ă©tĂ© mariĂ©e Ă  un coquin, un beau jour Mme de Guermantes affirmait que ce coquin Ă©tait un homme lĂ©ger, mais plein de cƓur, que la duretĂ© implacable de sa femme avait poussĂ© Ă  de vraies inconsĂ©quences. Je savais que ce n’était pas seulement entre les Ɠuvres, dans la longue sĂ©rie des siĂšcles, mais jusqu’au sein d’une mĂȘme Ɠuvre que la critique joue Ă  replonger dans l’ombre ce qui depuis trop longtemps Ă©tait radieux et Ă  en faire sortir ce qui semblait vouĂ© Ă  l’obscuritĂ© dĂ©finitive. Je n’avais pas seulement vu Bellini, Winterhalter, les architectes jĂ©suites, un Ă©bĂ©niste de la Restauration, venir prendre la place de gĂ©nies qu’on avait dits fatiguĂ©s simplement parce que les oisifs intellectuels s’en Ă©taient fatiguĂ©s, comme sont toujours fatiguĂ©s et changeants les neurasthĂ©niques. J’avais vu prĂ©fĂ©rer en Sainte-Beuve tour Ă  tour le critique et le poĂšte, Musset reniĂ© quant Ă  ses vers sauf pour de petites piĂšces fort insignifiantes. Sans doute certains essayistes ont tort de mettre au-dessus des scĂšnes les plus cĂ©lĂšbres du Cid ou de Polyeucte telle tirade du Menteur qui donne, comme un plan ancien, des renseignements sur le Paris de l’époque, mais leur prĂ©dilection, justifiĂ©e sinon par des motifs de beautĂ©, du moins par un intĂ©rĂȘt documentaire, est encore trop rationnelle pour la critique folle. Elle donne tout MoliĂšre pour un vers de l’Étourdi, et, mĂȘme en trouvant le Tristan de Wagner assommant, en sauvera une jolie note de cor », au moment oĂč passe la chasse. Cette dĂ©pravation m’aida Ă  comprendre celle dont faisait preuve Mme de Guermantes quand elle dĂ©cidait qu’un homme de leur monde reconnu pour un brave cƓur, mais sot, Ă©tait un monstre d’égoĂŻsme, plus fin qu’on ne croyait, qu’un autre connu pour sa gĂ©nĂ©rositĂ© pouvait symboliser l’avarice, qu’une bonne mĂšre ne tenait pas Ă  ses enfants, et qu’une femme qu’on croyait vicieuse avait les plus nobles sentiments. Comme gĂątĂ©es par la nullitĂ© de la vie mondaine, l’intelligence et la sensibilitĂ© de Mme de Guermantes Ă©taient trop vacillantes pour que le dĂ©goĂ»t ne succĂ©dĂąt pas assez vite chez elle Ă  l’engouement quitte Ă  se sentir de nouveau attirĂ©e vers le genre d’esprit qu’elle avait tour Ă  tour recherchĂ© et dĂ©laissĂ© et pour que le charme qu’elle avait trouvĂ© Ă  un homme de cƓur ne se changeĂąt pas, s’il la frĂ©quentait trop, cherchait trop en elle des directions qu’elle Ă©tait incapable de lui donner, en un agacement qu’elle croyait produit par son admirateur et qui ne l’était que par l’impuissance oĂč on est de trouver du plaisir quand on se contente de le chercher. Les variations de jugement de la duchesse n’épargnaient personne, exceptĂ© son mari. Lui seul ne l’avait jamais aimĂ©e ; en lui elle avait senti toujours un de ces caractĂšres de fer, indiffĂ©rent aux caprices qu’elle avait, dĂ©daigneux de sa beautĂ©, violent, d’une volontĂ© Ă  ne plier jamais et sous la seule loi desquels les nerveux savent trouver le calme. D’autre part M. de Guermantes poursuivant un mĂȘme type de beautĂ© fĂ©minine, mais le cherchant dans des maĂźtresses souvent renouvelĂ©es, n’avait, une fois qu’ils les avait quittĂ©es, et pour se moquer d’elles, qu’une associĂ©e durable, identique, qui l’irritait souvent par son bavardage, mais dont il savait que tout le monde la tenait pour la plus belle, la plus vertueuse, la plus intelligente, la plus instruite de l’aristocratie, pour une femme que lui M. de Guermantes Ă©tait trop heureux d’avoir trouvĂ©e, qui couvrait tous ses dĂ©sordres, recevait comme personne, et maintenait Ă  leur salon son rang de premier salon du faubourg Saint-Germain. Cette opinion des autres, il la partageait lui-mĂȘme ; souvent de mauvaise humeur contre sa femme, il Ă©tait fier d’elle. Si, aussi avare que fastueux, il lui refusait le plus lĂ©ger argent pour des charitĂ©s, pour les domestiques, il tenait Ă  ce qu’elle eĂ»t les toilettes les plus magnifiques et les plus beaux attelages. Chaque fois que Mme de Guermantes venait d’inventer, relativement aux mĂ©rites et aux dĂ©fauts, brusquement intervertis par elle, d’un de leurs amis, un nouveau et friand paradoxe, elle brĂ»lait d’en faire l’essai devant des personnes capables de le goĂ»ter, d’en faire savourer l’originalitĂ© psychologique et briller la malveillance lapidaire. Sans doute ces opinions nouvelles ne contenaient pas d’habitude plus de vĂ©ritĂ© que les anciennes, souvent moins ; mais justement ce qu’elles avaient d’arbitraire et d’inattendu leur confĂ©rait quelque chose d’intellectuel qui les rendait Ă©mouvantes Ă  communiquer. Seulement le patient sur qui venait de s’exercer la psychologie de la duchesse Ă©tait gĂ©nĂ©ralement un intime dont ceux Ă  qui elle souhaitait de transmettre sa dĂ©couverte ignoraient entiĂšrement qu’il ne fĂ»t plus au comble de la faveur ; aussi la rĂ©putation qu’avait Mme de Guermantes d’incomparable amie sentimentale, douce et dĂ©vouĂ©e, rendait difficile de commencer l’attaque ; elle pouvait tout au plus intervenir ensuite comme contrainte et forcĂ©e, en donnant la rĂ©plique pour apaiser, pour contredire en apparence, pour appuyer en fait un partenaire qui avait pris sur lui de la provoquer ; c’était justement le rĂŽle oĂč excellait M. de Guermantes. Quant aux actions mondaines, c’était encore un autre plaisir arbitrairement théùtral que Mme de Guermantes Ă©prouvait Ă  Ă©mettre sur elles de ces jugements imprĂ©vus qui fouettaient de surprises incessantes et dĂ©licieuses la princesse de Parme. Mais ce plaisir de la duchesse, ce fut moins Ă  l’aide de la critique littĂ©raire que d’aprĂšs la vie politique et la chronique parlementaire, que j’essayai de comprendre quel il pouvait ĂȘtre. Les Ă©dits successifs et contradictoires par lesquels Mme de Guermantes renversait sans cesse l’ordre des valeurs chez les personnes de son milieu ne suffisant plus Ă  la distraire, elle cherchait aussi, dans la maniĂšre dont elle dirigeait sa propre conduite sociale, dont elle rendait compte de ses moindres dĂ©cisions mondaines, Ă  goĂ»ter ces Ă©motions artificielles, Ă  obĂ©ir Ă  ces devoirs factices qui stimulent la sensibilitĂ© des assemblĂ©es et s’imposent Ă  l’esprit des politiciens. On sait que quand un ministre explique Ă  la Chambre qu’il a cru bien faire en suivant une ligne de conduite qui semble en effet toute simple Ă  l’homme de bon sens qui le lendemain dans son journal lit le compte rendu de la sĂ©ance, ce lecteur de bon sens se sent pourtant remuĂ© tout d’un coup, et commence Ă  douter d’avoir eu raison d’approuver le ministre, en voyant que le discours de celui-ci a Ă©tĂ© Ă©coutĂ© au milieu d’une vive agitation et ponctuĂ© par des expressions de blĂąme telles que C’est trĂšs grave », prononcĂ©es par un dĂ©putĂ© dont le nom et les titres sont si longs et suivis de mouvements si accentuĂ©s que, dans l’interruption tout entiĂšre, les mots c’est trĂšs grave ! » tiennent moins de place qu’un hĂ©mistiche dans un alexandrin. Par exemple autrefois, quand M. de Guermantes, prince des Laumes, siĂ©geait Ă  la Chambre, on lisait quelquefois dans les journaux de Paris, bien que ce fĂ»t surtout destinĂ© Ă  la circonscription de MĂ©sĂ©glise et afin de montrer aux Ă©lecteurs qu’ils n’avaient pas portĂ© leurs votes sur un mandataire inactif ou muet Monsieur de Guermantes-Bouillon, prince des Laumes Ceci est grave ! » TrĂšs bien ! au centre et sur quelques bancs Ă  droite, vives exclamations Ă  l’extrĂȘme gauche. » Le lecteur de bon sens garde encore une lueur de fidĂ©litĂ© au sage ministre, mais son cƓur est Ă©branlĂ© de nouveaux battements par les premiers mots du nouvel orateur qui rĂ©pond au ministre L’étonnement, la stupeur, ce n’est pas trop dire vive sensation dans la partie droite de l’hĂ©micycle, que m’ont causĂ©s les paroles de celui qui est encore, je suppose, membre du Gouvernement tonnerre d’applaudissements
 Quelques dĂ©putĂ©s s’empressent vers le banc des ministres ; M. le Sous-SecrĂ©taire d’État aux Postes et TĂ©lĂ©graphes fait de sa place avec la tĂȘte un signe affirmatif. » Ce tonnerre d’applaudissements », emporte les derniĂšres rĂ©sistances du lecteur de bon sens, il trouve insultante pour la Chambre, monstrueuse, une façon de procĂ©der qui en soi-mĂȘme est insignifiante ; au besoin, quelque fait normal, par exemple vouloir faire payer les riches plus que les pauvres, la lumiĂšre sur une iniquitĂ©, prĂ©fĂ©rer la paix Ă  la guerre, il le trouvera scandaleux et y verra une offense Ă  certains principes auxquels il n’avait pas pensĂ© en effet, qui ne sont pas inscrits dans le cƓur de l’homme, mais qui Ă©meuvent fortement Ă  cause des acclamations qu’ils dĂ©chaĂźnent et des compactes majoritĂ©s qu’ils rassemblent. Il faut d’ailleurs reconnaĂźtre que cette subtilitĂ© des hommes politiques, qui me servit Ă  m’expliquer le milieu Guermantes et plus tard d’autres milieux, n’est que la perversion d’une certaine finesse d’interprĂ©tation souvent dĂ©signĂ©e par lire entre les lignes ». Si dans les assemblĂ©es il y a absurditĂ© par perversion de cette finesse, il y a stupiditĂ© par manque de cette finesse dans le public qui prend tout Ă  la lettre », qui ne soupçonne pas une rĂ©vocation quand un haut dignitaire est relevĂ© de ses fonctions sur sa demande » et qui se dit Il n’est pas rĂ©voquĂ© puisque c’est lui qui l’a demandĂ© », une dĂ©faite quand les Russes par un mouvement stratĂ©gique se replient devant les Japonais sur des positions plus fortes et prĂ©parĂ©es Ă  l’avance, un refus quand une province ayant demandĂ© l’indĂ©pendance Ă  l’empereur d’Allemagne, celui-ci lui accorde l’autonomie religieuse. Il est possible d’ailleurs, pour revenir Ă  ces sĂ©ances de la Chambre, que, quand elles s’ouvrent, les dĂ©putĂ©s eux-mĂȘmes soient pareils Ă  l’homme de bon sens qui en lira le compte rendu. Apprenant que des ouvriers en grĂšve ont envoyĂ© leurs dĂ©lĂ©guĂ©s auprĂšs d’un ministre, peut-ĂȘtre se demandent-ils naĂŻvement Ah ! voyons, que se sont-ils dit ? espĂ©rons que tout s’est arrangĂ© », au moment oĂč le ministre monte Ă  la tribune dans un profond silence qui dĂ©jĂ  met en goĂ»t d’émotions artificielles. Les premiers mots du ministre Je n’ai pas besoin de dire Ă  la Chambre que j’ai un trop haut sentiment des devoirs du gouvernement pour avoir reçu cette dĂ©lĂ©gation dont l’autoritĂ© de ma charge n’avait pas Ă  connaĂźtre », sont un coup de théùtre, car c’était la seule hypothĂšse que le bon sens des dĂ©putĂ©s n’eĂ»t pas faite. Mais justement parce que c’est un coup de théùtre, il est accueilli par de tels applaudissements que ce n’est qu’au bout de quelques minutes que peut se faire entendre le ministre, le ministre qui recevra, en retournant Ă  son banc, les fĂ©licitations de ses collĂšgues. On est aussi Ă©mu que le jour oĂč il a nĂ©gligĂ© d’inviter Ă  une grande fĂȘte officielle le prĂ©sident du Conseil municipal qui lui faisait opposition, et on dĂ©clare que dans l’une comme dans l’autre circonstance il a agi en vĂ©ritable homme d’État. M. de Guermantes, Ă  cette Ă©poque de sa vie, avait, au grand scandale des Courvoisier, fait souvent partie des collĂšgues qui venaient fĂ©liciter le ministre. J’ai entendu plus tard raconter que, mĂȘme Ă  un moment oĂč il joua un assez grand rĂŽle Ă  la Chambre et oĂč on songeait Ă  lui pour un ministĂšre ou une ambassade, il Ă©tait, quand un ami venait lui demander un service, infiniment plus simple, jouait politiquement beaucoup moins au grand personnage politique que tout autre qui n’eĂ»t pas Ă©tĂ© le duc de Guermantes. Car s’il disait que la noblesse Ă©tait peu de chose, qu’il considĂ©rait ses collĂšgues comme des Ă©gaux, il n’en pensait pas un mot. Il recherchait, feignait d’estimer, mais mĂ©prisait les situations politiques, et comme il restait pour lui-mĂȘme M. de Guermantes, elles ne mettaient pas autour de sa personne cet empesĂ© des grands emplois qui rend d’autres inabordables. Et par lĂ , son orgueil protĂ©geait contre toute atteinte non pas seulement ses façons d’une familiaritĂ© affichĂ©e, mais ce qu’il pouvait avoir de simplicitĂ© vĂ©ritable. Pour en revenir Ă  ces dĂ©cisions artificielles et Ă©mouvantes comme celles des politiciens, Mme de Guermantes ne dĂ©concertait pas moins les Guermantes, les Courvoisier, tout le faubourg et plus que personne la princesse de Parme, par des dĂ©crets inattendus sous lesquels on sentait des principes qui frappaient d’autant plus qu’on s’en Ă©tait moins avisĂ©. Si le nouveau ministre de GrĂšce donnait un bal travesti, chacun choisissait un costume, et on se demandait quel serait celui de la duchesse. L’une pensait qu’elle voudrait ĂȘtre en Duchesse de Bourgogne, une autre donnait comme probable le travestissement en princesse de Dujabar, une troisiĂšme en PsychĂ©. Enfin une Courvoisier ayant demandĂ© En quoi te mettras-tu, Oriane ? » provoquait la seule rĂ©ponse Ă  quoi l’on n’eĂ»t pas pensĂ© Mais en rien du tout ! » et qui faisait beaucoup marcher les langues comme dĂ©voilant l’opinion d’Oriane sur la vĂ©ritable position mondaine du nouveau ministre de GrĂšce et sur la conduite Ă  tenir Ă  son Ă©gard, c’est-Ă -dire l’opinion qu’on aurait dĂ» prĂ©voir, Ă  savoir qu’une duchesse n’avait pas Ă  se rendre » au bal travesti de ce nouveau ministre. Je ne vois pas qu’il y ait nĂ©cessitĂ© Ă  aller chez le ministre de GrĂšce, que je ne connais pas, je ne suis pas Grecque, pourquoi irais-je lĂ -bas, je n’ai rien Ă  y faire », disait la duchesse. — Mais tout le monde y va, il paraĂźt que ce sera charmant, s’écriait Mme de Gallardon. — Mais c’est charmant aussi de rester au coin de son feu, rĂ©pondait Mme de Guermantes. Les Courvoisier n’en revenaient pas, mais les Guermantes, sans imiter, approuvaient. Naturellement tout le monde n’est pas en position comme Oriane de rompre avec tous les usages. Mais d’un cĂŽtĂ© on ne peut pas dire qu’elle ait tort de vouloir montrer que nous exagĂ©rons en nous mettant Ă  plat ventre devant ces Ă©trangers dont on ne sait pas toujours d’oĂč ils viennent. » Naturellement, sachant les commentaires que ne manqueraient pas de provoquer l’une ou l’autre attitude, Mme de Guermantes avait autant de plaisir Ă  entrer dans une fĂȘte oĂč on n’osait pas compter sur elle, qu’à rester chez soi ou Ă  passer la soirĂ©e avec son mari au théùtre, le soir d’une fĂȘte oĂč tout le monde allait », ou bien, quand on pensait qu’elle Ă©clipserait les plus beaux diamants par un diadĂšme historique, d’entrer sans un seul bijou et dans une autre tenue que celle qu’on croyait Ă  tort de rigueur. Bien qu’elle fĂ»t antidreyfusarde tout en croyant Ă  l’innocence de Dreyfus, de mĂȘme qu’elle passait sa vie dans le monde tout en ne croyant qu’aux idĂ©es, elle avait produit une Ă©norme sensation Ă  une soirĂ©e chez la princesse de Ligne, d’abord en restant assise quand toutes les dames s’étaient levĂ©es Ă  l’entrĂ©e du gĂ©nĂ©ral Mercier, et ensuite en se levant et en demandant ostensiblement ses gens quand un orateur nationaliste avait commencĂ© une confĂ©rence, montrant par lĂ  qu’elle ne trouvait pas que le monde fĂ»t fait pour parler politique ; toutes les tĂȘtes s’étaient tournĂ©es vers elle Ă  un concert du Vendredi Saint oĂč, quoique voltairienne, elle n’était pas restĂ©e parce qu’elle avait trouvĂ© indĂ©cent qu’on mĂźt en scĂšne le Christ. On sait ce qu’est, mĂȘme pour les plus grandes mondaines, le moment de l’annĂ©e oĂč les fĂȘtes commencent au point que la marquise d’Amoncourt, laquelle, par besoin de parler, manie psychologique, et aussi manque de sensibilitĂ©, finissait souvent par dire des sottises, avait pu rĂ©pondre Ă  quelqu’un qui Ă©tait venu la condolĂ©ancer sur la mort de son pĂšre, M. de Montmorency C’est peut-ĂȘtre encore plus triste qu’il vous arrive un chagrin pareil au moment oĂč on a Ă  sa glace des centaines de cartes d’invitations. » Eh bien, Ă  ce moment de l’annĂ©e, quand on invitait Ă  dĂźner la duchesse de Guermantes en se pressant pour qu’elle ne fĂ»t pas dĂ©jĂ  retenue, elle refusait pour la seule raison Ă  laquelle un mondain n’eĂ»t jamais pensĂ© elle allait partir en croisiĂšre pour visiter les fjords de la NorvĂšge, qui l’intĂ©ressaient. Les gens du monde en furent stupĂ©faits, et sans se soucier d’imiter la duchesse Ă©prouvĂšrent pourtant de son action l’espĂšce de soulagement qu’on a dans Kant quand, aprĂšs la dĂ©monstration la plus rigoureuse du dĂ©terminisme, on dĂ©couvre qu’au-dessus du monde de la nĂ©cessitĂ© il y a celui de la libertĂ©. Toute invention dont on ne s’était jamais avisĂ© excite l’esprit, mĂȘme des gens qui ne savent pas en profiter. Celle de la navigation Ă  vapeur Ă©tait peu de chose auprĂšs d’user de la navigation Ă  vapeur Ă  l’époque sĂ©dentaire de la season. L’idĂ©e qu’on pouvait volontairement renoncer Ă  cent dĂźners ou dĂ©jeuners en ville, au double de thĂ©s », au triple de soirĂ©es, aux plus brillants lundis de l’OpĂ©ra et mardis des Français pour aller visiter les fjords de la NorvĂšge ne parut pas aux Courvoisier plus explicable que Vingt mille lieues sous les Mers, mais leur communiqua la mĂȘme sensation d’indĂ©pendance et de charme. Aussi n’y avait-il pas de jour oĂč l’on n’entendĂźt dire, non seulement vous connaissez le dernier mot d’Oriane ? », mais vous savez la derniĂšre d’Oriane ? » Et de la derniĂšre d’Oriane », comme du dernier mot » d’Oriane, on rĂ©pĂ©tait C’est bien d’Oriane » ; c’est de l’Oriane tout pur. » La derniĂšre d’Oriane, c’était, par exemple, qu’ayant Ă  rĂ©pondre au nom d’une sociĂ©tĂ© patriotique au cardinal X
, Ă©vĂȘque de MĂącon que d’habitude M. de Guermantes, quand il parlait de lui, appelait Monsieur de Mascon », parce que le duc trouvait cela vieille France, comme chacun cherchait Ă  imaginer comment la lettre serait tournĂ©e, et trouvait bien les premiers mots Éminence » ou Monseigneur », mais Ă©tait embarrassĂ© devant le reste, la lettre d’Oriane, Ă  l’étonnement de tous, dĂ©butait par Monsieur le cardinal » Ă  cause d’un vieil usage acadĂ©mique, ou par Mon cousin », ce terme Ă©tant usitĂ© entre les princes de l’Église, les Guermantes et les souverains qui demandaient Ă  Dieu d’avoir les uns et les autres dans sa sainte et digne garde ». Pour qu’on parlĂąt d’une derniĂšre d’Oriane », il suffisait qu’à une reprĂ©sentation oĂč il y avait tout Paris et oĂč on jouait une fort jolie piĂšce, comme on cherchait Mme de Guermantes dans la loge de la princesse de Parme, de la princesse de Guermantes, de tant d’autres qui l’avaient invitĂ©e, on la trouvĂąt seule, en noir, avec un tout petit chapeau, Ă  un fauteuil oĂč elle Ă©tait arrivĂ©e pour le lever du rideau. On entend mieux pour une piĂšce qui en vaut la peine », expliquait-elle, au scandale des Courvoisier et Ă  l’émerveillement des Guermantes et de la princesse de Parme, qui dĂ©couvraient subitement que le genre » d’entendre le commencement d’une piĂšce Ă©tait plus nouveau, marquait plus d’originalitĂ© et d’intelligence ce qui n’était pas pour Ă©tonner de la part d’Oriane que d’arriver pour le dernier acte aprĂšs un grand dĂźner et une apparition dans une soirĂ©e. Tels Ă©taient les diffĂ©rents genres d’étonnement auxquels la princesse de Parme savait qu’elle pouvait se prĂ©parer si elle posait une question littĂ©raire ou mondaine Ă  Mme de Guermantes, et qui faisaient que, pendant ces dĂźners chez la duchesse, l’Altesse ne s’aventurait sur le moindre sujet qu’avec la prudence inquiĂšte et ravie de la baigneuse Ă©mergeant entre deux lames ». Parmi les Ă©lĂ©ments qui, absents des deux ou trois autres salons Ă  peu prĂšs Ă©quivalents qui Ă©taient Ă  la tĂȘte du faubourg Saint-Germain, diffĂ©renciaient d’eux le salon de la duchesse de Guermantes, comme Leibniz admet que chaque monade en reflĂ©tant tout l’univers y ajoute quelque chose de particulier, un des moins sympathiques Ă©tait habituellement fourni par une ou deux trĂšs belles femmes qui n’avaient de titre Ă  ĂȘtre lĂ  que leur beautĂ©, l’usage qu’avait fait d’elles M. de Guermantes, et desquelles la prĂ©sence rĂ©vĂ©lait aussitĂŽt, comme dans d’autres salons tels tableaux inattendus, que dans celui-ci le mari Ă©tait un ardent apprĂ©ciateur des grĂąces fĂ©minines. Elles se ressemblaient toutes un peu ; car le duc avait le goĂ»t des femmes grandes, Ă  la fois majestueuses et dĂ©sinvoltes, d’un genre intermĂ©diaire entre la VĂ©nus de Milo et la Victoire de Samothrace ; souvent blondes, rarement brunes, quelquefois rousses, comme la plus rĂ©cente, laquelle Ă©tait Ă  ce dĂźner, cette vicomtesse d’Arpajon qu’il avait tant aimĂ©e qu’il la força longtemps Ă  lui envoyer jusqu’à dix tĂ©lĂ©grammes par jour ce qui agaçait un peu la duchesse, correspondait avec elle par pigeons voyageurs quand il Ă©tait Ă  Guermantes, et de laquelle enfin il avait Ă©tĂ© pendant longtemps si incapable de se passer, qu’un hiver qu’il avait dĂ» passer Ă  Parme, il revenait chaque semaine Ă  Paris, faisant deux jours de voyage pour la voir. D’ordinaire, ces belles figurantes avaient Ă©tĂ© ses maĂźtresses mais ne l’étaient plus c’était le cas pour Mme d’Arpajon ou Ă©taient sur le point de cesser de l’ĂȘtre. Peut-ĂȘtre cependant le prestige qu’exerçaient sur elle la duchesse et l’espoir d’ĂȘtre reçues dans son salon, quoiqu’elles appartinssent elles-mĂȘmes Ă  des milieux fort aristocratiques mais de second plan, les avaient-elles dĂ©cidĂ©es, plus encore que la beautĂ© et la gĂ©nĂ©rositĂ© de celui-ci, Ă  cĂ©der aux dĂ©sirs du duc. D’ailleurs la duchesse n’eĂ»t pas opposĂ© Ă  ce qu’elles pĂ©nĂ©trassent chez elle une rĂ©sistance absolue ; elle savait qu’en plus d’une, elle avait trouvĂ© une alliĂ©e, grĂące Ă  laquelle, elle avait obtenu mille choses dont elle avait envie et que M. de Guermantes refusait impitoyablement Ă  sa femme tant qu’il n’était pas amoureux d’une autre. Aussi ce qui expliquait qu’elles ne fussent reçues chez la duchesse que quand leur liaison Ă©tait dĂ©jĂ  fort avancĂ©e tenait plutĂŽt d’abord Ă  ce que le duc, chaque fois qu’il s’était embarquĂ© dans un grand amour, avait cru seulement Ă  une simple passade en Ă©change de laquelle il estimait que c’était beaucoup que d’ĂȘtre invitĂ© chez sa femme. Or, il se trouvait l’offrir pour beaucoup moins, pour un premier baiser, parce que des rĂ©sistances, sur lesquelles il n’avait pas comptĂ©, se produisaient, ou au contraire qu’il n’y avait pas eu de rĂ©sistance. En amour, souvent, la gratitude, le dĂ©sir de faire plaisir, font donner au delĂ  de ce que l’espĂ©rance et l’intĂ©rĂȘt avaient promis. Mais alors la rĂ©alisation de cette offre Ă©tait entravĂ©e par d’autres circonstances. D’abord toutes les femmes qui avaient rĂ©pondu Ă  l’amour de M. de Guermantes, et quelquefois mĂȘme quand elles ne lui avaient pas encore cĂ©dĂ©, avaient Ă©tĂ© tour Ă  tour sĂ©questrĂ©es par lui. Il ne leur permettait plus de voir personne, il passait auprĂšs d’elles presque toutes ses heures, il s’occupait de l’éducation de leurs enfants, auxquels quelquefois, si l’on doit en juger plus tard sur de criantes ressemblances, il lui arriva de donner un frĂšre ou une sƓur. Puis si, au dĂ©but de la liaison, la prĂ©sentation Ă  Mme de Guermantes, nullement envisagĂ©e par le duc, avait jouĂ© un rĂŽle dans l’esprit de la maĂźtresse, la liaison elle-mĂȘme avait transformĂ© les points de vue de cette femme ; le duc n’était plus seulement pour elle le mari de la plus Ă©lĂ©gante femme de Paris, mais un homme que sa nouvelle maĂźtresse aimait, un homme aussi qui souvent lui avait donnĂ© les moyens et le goĂ»t de plus de luxe et qui avait interverti l’ordre antĂ©rieur d’importance des questions de snobisme et des questions d’intĂ©rĂȘt ; enfin quelquefois, une jalousie de tous genres contre Mme de Guermantes animait les maĂźtresses du duc. Mais ce cas Ă©tait le plus rare ; d’ailleurs, quand le jour de la prĂ©sentation arrivait enfin Ă  un moment oĂč elle Ă©tait d’ordinaire dĂ©jĂ  assez indiffĂ©rente au duc, dont les actions, comme celles de tout le monde, Ă©taient plus souvent commandĂ©es par les actions antĂ©rieures, dont le mobile premier n’existait plus il se trouvait souvent que ç’avait Ă©tĂ© Mme de Guermantes qui avait cherchĂ© Ă  recevoir la maĂźtresse en qui elle espĂ©rait et avait si grand besoin de rencontrer, contre son terrible Ă©poux, une prĂ©cieuse alliĂ©e. Ce n’est pas que, sauf Ă  de rares moments, chez lui, oĂč, quand la duchesse parlait trop, il laissait Ă©chapper des paroles et surtout des silences qui foudroyaient, M. de Guermantes manquĂąt vis-Ă -vis de sa femme de ce qu’on appelle les formes. Les gens qui ne les connaissaient pas pouvaient s’y tromper. Quelquefois, Ă  l’automne, entre les courses de Deauville, les eaux et le dĂ©part pour Guermantes et les chasses, dans les quelques semaines qu’on passe Ă  Paris, comme la duchesse aimait le cafĂ©-concert, le duc allait avec elle y passer une soirĂ©e. Le public remarquait tout de suite, dans une de ces petites baignoires dĂ©couvertes oĂč l’on ne tient que deux, cet Hercule en smoking » puisqu’en France on donne Ă  toute chose plus ou moins britannique le nom qu’elle ne porte pas en Angleterre, le monocle Ă  l’Ɠil, dans sa grosse mais belle main, Ă  l’annulaire de laquelle brillait un saphir, un gros cigare dont il tirait de temps Ă  autre une bouffĂ©e, les regards habituellement tournĂ©s vers la scĂšne, mais, quand il les laissait tomber sur le parterre oĂč il ne connaissait d’ailleurs absolument personne, les Ă©moussant d’un air de douceur, de rĂ©serve, de politesse, de considĂ©ration. Quand un couplet lui semblait drĂŽle et pas trop indĂ©cent, le duc se retournait en souriant vers sa femme, partageait avec elle, d’un signe d’intelligence et de bontĂ©, l’innocente gaĂźtĂ© que lui procurait la chanson nouvelle. Et les spectateurs pouvaient croire qu’il n’était pas de meilleur mari que lui ni de personne plus enviable que la duchesse — cette femme en dehors de laquelle Ă©taient pour le duc tous les intĂ©rĂȘts de la vie, cette femme qu’il n’aimait pas, qu’il n’avait jamais cessĂ© de tromper ; — quand la duchesse se sentait fatiguĂ©e, ils voyaient M. de Guermantes se lever, lui passer lui-mĂȘme son manteau en arrangeant ses colliers pour qu’ils ne se prissent pas dans la doublure, et lui frayer un chemin jusqu’à la sortie avec des soins empressĂ©s et respectueux qu’elle recevait avec la froideur de la mondaine qui ne voit lĂ  que du simple savoir-vivre, et parfois mĂȘme avec l’amertume un peu ironique de l’épouse dĂ©sabusĂ©e qui n’a plus aucune illusion Ă  perdre. Mais malgrĂ© ces dehors, autre partie de cette politesse qui a fait passer les devoirs des profondeurs Ă  la superficie, Ă  une certaine Ă©poque dĂ©jĂ  ancienne, mais qui dure encore pour ses survivants, la vie de la duchesse Ă©tait difficile. M. de Guermantes ne redevenait gĂ©nĂ©reux, humain que pour une nouvelle maĂźtresse, qui prenait, comme il arrivait le plus souvent, le parti de la duchesse ; celle-ci voyait redevenir possibles pour elle des gĂ©nĂ©rositĂ©s envers des infĂ©rieurs, des charitĂ©s pour les pauvres, mĂȘme pour elle-mĂȘme, plus tard, une nouvelle et magnifique automobile. Mais de l’irritation qui naissait d’habitude assez vite, pour Mme de Guermantes, des personnes qui lui Ă©taient trop soumises, les maĂźtresses du duc n’étaient pas exceptĂ©es. BientĂŽt la duchesse se dĂ©goĂ»tait d’elles. Or, Ă  ce moment aussi, la liaison du duc avec Mme d’Arpajon touchait Ă  sa fin. Une autre maĂźtresse pointait. Sans doute l’amour que M. de Guermantes avait eu successivement pour toutes recommençait un jour Ă  se faire sentir d’abord cet amour en mourant les lĂ©guait, comme de beaux marbres — des marbres beaux pour le duc, devenu ainsi partiellement artiste, parce qu’il les avait aimĂ©es, et Ă©tait sensible maintenant Ă  des lignes qu’il n’eĂ»t pas apprĂ©ciĂ©es sans l’amour — qui juxtaposaient, dans le salon de la duchesse, leurs formes longtemps ennemies, dĂ©vorĂ©es par les jalousies et les querelles, et enfin rĂ©conciliĂ©es dans la paix de l’amitiĂ© ; puis cette amitiĂ© mĂȘme Ă©tait un effet de l’amour qui avait fait remarquer Ă  M. de Guermantes, chez celles qui Ă©taient ses maĂźtresses, des vertus qui existent chez tout ĂȘtre humain mais sont perceptibles Ă  la seule voluptĂ©, si bien que l’ex-maĂźtresse, devenue un excellent camarade » qui ferait n’importe quoi pour nous, est un clichĂ© comme le mĂ©decin ou comme le pĂšre qui ne sont pas un mĂ©decin ou un pĂšre, mais un ami. Mais pendant une premiĂšre pĂ©riode, la femme que M. de Guermantes commençait Ă  dĂ©laisser se plaignait, faisait des scĂšnes, se montrait exigeante, paraissait indiscrĂšte, tracassiĂšre. Le duc commençait Ă  la prendre en grippe. Alors Mme de Guermantes avait lieu de mettre en lumiĂšre les dĂ©fauts vrais ou supposĂ©s d’une personne qui l’agaçait. Connue pour bonne, Mme de Guermantes recevait les tĂ©lĂ©phonages, les confidences, les larmes de la dĂ©laissĂ©e, et ne s’en plaignait pas. Elle en riait avec son mari, puis avec quelques intimes. Et croyant, par cette pitiĂ© qu’elle montrait Ă  l’infortunĂ©e, avoir le droit d’ĂȘtre taquine avec elle, en sa prĂ©sence mĂȘme, quoique celle-ci dĂźt, pourvu que cela pĂ»t rentrer dans le cadre du caractĂšre ridicule que le duc et la duchesse lui avaient rĂ©cemment fabriquĂ©, Mme de Guermantes ne se gĂȘnait pas d’échanger avec son mari des regards d’ironique intelligence. Cependant, en se mettant Ă  table, la princesse de Parme se rappela qu’elle voulait inviter Ă  l’OpĂ©ra la princesse de
, et dĂ©sirant savoir si cela ne serait pas dĂ©sagrĂ©able Ă  Mme de Guermantes, elle chercha Ă  la sonder. À ce moment entra M. de Grouchy, dont le train, Ă  cause d’un dĂ©raillement, avait eu une panne d’une heure. Il s’excusa comme il put. Sa femme, si elle avait Ă©tĂ© Courvoisier, fĂ»t morte de honte. Mais Mme de Grouchy n’était pas Guermantes pour des prunes ». Comme son mari s’excusait du retard — Je vois, dit-elle en prenant la parole, que mĂȘme pour les petites choses, ĂȘtre en retard c’est une tradition dans votre famille. — Asseyez-vous, Grouchy, et ne vous laissez pas dĂ©monter, dit le duc. — Tout en marchant avec mon temps, je suis forcĂ©e de reconnaĂźtre que la bataille de Waterloo a eu du bon puisqu’elle a permis la restauration des Bourbons, et encore mieux d’une façon qui les a rendus impopulaires. Mais je vois que vous ĂȘtes un vĂ©ritable Nemrod ! — J’ai en effet rapportĂ© quelques belles piĂšces. Je me permettrai d’envoyer demain Ă  la duchesse une douzaine de faisans. Une idĂ©e sembla passer dans les yeux de Mme de Guermantes. Elle insista pour que M. de Grouchy ne prĂźt pas la peine d’envoyer les faisans. Et faisant signe au valet de pied fiancĂ©, avec qui j’avais causĂ© en quittant la salle des Elstir — Poullein, dit-elle, vous irez chercher les faisans de M. le comte et vous les rapporterez de suite, car, n’est-ce pas, Grouchy, vous permettez que je fasse quelques politesses ? Nous ne mangerons pas douze faisans Ă  nous deux, Basin et moi. — Mais aprĂšs-demain serait assez tĂŽt, dit M. de Grouchy. — Non, je prĂ©fĂšre demain, insista la duchesse. Poullein Ă©tait devenu blanc ; son rendez-vous avec sa fiancĂ©e Ă©tait manquĂ©. Cela suffisait pour la distraction de la duchesse qui tenait Ă  ce que tout gardĂąt un air humain. — Je sais que c’est votre jour de sortie, dit-elle Ă  Poullein, vous n’aurez qu’à changer avec Georges qui sortira demain et restera aprĂšs-demain. Mais le lendemain la fiancĂ©e de Poullein ne serait pas libre. Il lui Ă©tait bien Ă©gal de sortir. DĂšs que Poullein eut quittĂ© la piĂšce, chacun complimenta la duchesse de sa bontĂ© avec ses gens. — Mais je ne fais qu’ĂȘtre avec eux comme je voudrais qu’on fĂ»t avec moi. — Justement ! ils peuvent dire qu’ils ont chez vous une bonne place. — Pas si extraordinaire que ça. Mais je crois qu’ils m’aiment bien. Celui-lĂ  est un peu agaçant parce qu’il est amoureux, il croit devoir prendre des airs mĂ©lancoliques. À ce moment Poullein rentra. — En effet, dit M. de Grouchy, il n’a pas l’air d’avoir le sourire. Avec eux il faut ĂȘtre bon, mais pas trop bon. — Je reconnais que je ne suis pas terrible ; dans toute sa journĂ©e il n’aura qu’à aller chercher vos faisans, Ă  rester ici Ă  ne rien faire et Ă  en manger sa part. — Beaucoup de gens voudraient ĂȘtre Ă  sa place, dit M. de Grouchy, car l’envie est aveugle. — Oriane, dit la princesse de Parme, j’ai eu l’autre jour la visite de votre cousine d’Heudicourt ; Ă©videmment c’est une femme d’une intelligence supĂ©rieure ; c’est une Guermantes, c’est tout dire, mais on dit qu’elle est mĂ©disante
 Le duc attacha sur sa femme un long regard de stupĂ©faction voulue. Mme de Guermantes se mit Ă  rire. La princesse finit par s’en apercevoir. — Mais
 est-ce que vous n’ĂȘtes pas
 de mon avis ?
 demanda-t-elle avec inquiĂ©tude. — Mais Madame est trop bonne de s’occuper des mines de Basin. Allons, Basin, n’ayez pas l’air d’insinuer du mal de nos parents. — Il la trouve trop mĂ©chante ? demanda vivement la princesse. — Oh ! pas du tout, rĂ©pliqua la duchesse. Je ne sais pas qui a dit Ă  Votre Altesse qu’elle Ă©tait mĂ©disante. C’est au contraire une excellente crĂ©ature qui n’a jamais dit du mal de personne, ni fait de mal Ă  personne. — Ah ! dit Mme de Parme soulagĂ©e, je ne m’en Ă©tais pas aperçue non plus. Mais comme je sais qu’il est souvent difficile de ne pas avoir un peu de malice quand on a beaucoup d’esprit
 — Ah ! cela par exemple elle en a encore moins. — Moins d’esprit ?
 demanda la princesse stupĂ©faite. — Voyons, Oriane, interrompit le duc d’un ton plaintif en lançant autour de lui Ă  droite et Ă  gauche des regards amusĂ©s, vous entendez que la princesse vous dit que c’est une femme supĂ©rieure. — Elle ne l’est pas ? — Elle est au moins supĂ©rieurement grosse. — Ne l’écoutez pas, Madame, il n’est pas sincĂšre ; elle est bĂȘte comme un heun oie, dit d’une voix forte et enrouĂ©e Mme de Guermantes, qui, bien plus vieille France encore que le duc quand il n’y tĂąchait pas, cherchait souvent Ă  l’ĂȘtre, mais d’une maniĂšre opposĂ©e au genre jabot de dentelles et dĂ©liquescent de son mari et en rĂ©alitĂ© bien plus fine, par une sorte de prononciation presque paysanne qui avait une Ăąpre et dĂ©licieuse saveur terrienne. Mais c’est la meilleure femme du monde. Et puis je ne sais mĂȘme pas si Ă  ce degrĂ©-lĂ  cela peut s’appeler de la bĂȘtise. Je ne crois pas que j’aie jamais connu une crĂ©ature pareille ; c’est un cas pour un mĂ©decin, cela a quelque chose de pathologique, c’est une espĂšce d’ innocente », de crĂ©tine, de demeurĂ©e » comme dans les mĂ©lodrames ou comme dans l’ArlĂ©sienne. Je me demande toujours, quand elle est ici, si le moment n’est pas venu oĂč son intelligence va s’éveiller, ce qui fait toujours un peu peur. » La princesse s’émerveillait de ces expressions tout en restant stupĂ©faite du verdict. Elle m’a citĂ©, ainsi que Mme d’Épinay, votre mot sur Taquin le Superbe. C’est dĂ©licieux », rĂ©pondit-elle. M. de Guermantes m’expliqua le mot. J’avais envie de lui dire que son frĂšre, qui prĂ©tendait ne pas me connaĂźtre, m’attendait le soir mĂȘme Ă  onze heures. Mais je n’avais pas demandĂ© Ă  Robert si je pouvais parler de ce rendez-vous et, comme le fait que M. de Charlus me l’eĂ»t presque fixĂ© Ă©tait en contradiction avec ce qu’il avait dit Ă  la duchesse, je jugeai plus dĂ©licat de me taire. Taquin le Superbe n’est pas mal, dit M. de Guermantes, mais Mme d’Heudicourt ne vous a probablement pas racontĂ© un bien plus joli mot qu’Oriane lui a dit l’autre jour, en rĂ©ponse Ă  une invitation Ă  dĂ©jeuner ? » — Oh ! non ! dites-le ! — Voyons, Basin, taisez-vous, d’abord ce mot est stupide et va me faire juger par la princesse comme encore infĂ©rieure Ă  ma cruche de cousine. Et puis je ne sais pas pourquoi je dis ma cousine. C’est une cousine Ă  Basin. Elle est tout de mĂȘme un peu parente avec moi. — Oh ! s’écria la princesse de Parme Ă  la pensĂ©e qu’elle pourrait trouver Mme de Guermantes bĂȘte, et protestant Ă©perdument que rien ne pouvait faire dĂ©choir la duchesse du rang qu’elle occupait dans son admiration. — Et puis nous lui avons dĂ©jĂ  retirĂ© les qualitĂ©s de l’esprit ; comme ce mot tend Ă  lui en dĂ©nier certaines du cƓur, il me semble inopportun. — DĂ©nier ! inopportun ! comme elle s’exprime bien ! dit le duc avec une ironie feinte et pour faire admirer la duchesse. — Allons, Basin, ne vous moquez pas de votre femme. — Il faut dire Ă  Votre Altesse Royale, reprit le duc, que la cousine d’Oriane est supĂ©rieure, bonne, grosse, tout ce qu’on voudra, mais n’est pas prĂ©cisĂ©ment, comment dirai-je
 prodigue. — Oui, je sais, elle est trĂšs rapiate, interrompit la princesse. — Je ne me serais pas permis l’expression, mais vous avez trouvĂ© le mot juste. Cela se traduit dans son train de maison et particuliĂšrement dans la cuisine, qui est excellente mais mesurĂ©e. — Cela donne mĂȘme lieu Ă  des scĂšnes assez comiques, interrompit M. de BrĂ©autĂ©. Ainsi, mon cher Basin, j’ai Ă©tĂ© passer Ă  Heudicourt un jour oĂč vous Ă©tiez attendus, Oriane et vous. On avait fait de somptueux prĂ©paratifs, quand, dans l’aprĂšs-midi, un valet de pied apporta une dĂ©pĂȘche que vous ne viendriez pas. — Cela ne m’étonne pas ! dit la duchesse qui non seulement Ă©tait difficile Ă  avoir, mais aimait qu’on le sĂ»t. — Votre cousine lit le tĂ©lĂ©gramme, se dĂ©sole, puis aussitĂŽt, sans perdre la carte, et se disant qu’il ne fallait pas de dĂ©penses inutiles envers un seigneur sans importance comme moi, elle rappelle le valet de pied Dites au chef de retirer le poulet », lui crie-t-elle. Et le soir je l’ai entendue qui demandait au maĂźtre d’hĂŽtel Eh bien ? et les restes du bƓuf d’hier ? Vous ne les servez pas ? » — Du reste, il faut reconnaĂźtre que la chĂšre y est parfaite, dit le duc, qui croyait en employant cette expression se montrer ancien rĂ©gime. Je ne connais pas de maison oĂč l’on mange mieux. — Et moins, interrompit la duchesse. — C’est trĂšs sain et trĂšs suffisant pour ce qu’on appelle un vulgaire pedzouille comme moi, reprit le duc ; on reste sur sa faim. — Ah ! si c’est comme cure, c’est Ă©videmment plus hygiĂ©nique que fastueux. D’ailleurs ce n’est pas tellement bon que cela, ajouta Mme de Guermantes, qui n’aimait pas beaucoup qu’on dĂ©cernĂąt le titre de meilleure table de Paris Ă  une autre qu’à la sienne. Avec ma cousine, il arrive la mĂȘme chose qu’avec les auteurs constipĂ©s qui pondent tous les quinze ans une piĂšce en un acte ou un sonnet. C’est ce qu’on appelle des petits chefs-d’Ɠuvre, des riens qui sont des bijoux, en un mot, la chose que j’ai le plus en horreur. La cuisine chez ZĂ©naĂŻde n’est pas mauvaise, mais on la trouverait plus quelconque si elle Ă©tait moins parcimonieuse. Il y a des choses que son chef fait bien, et puis il y a des choses qu’il rate. J’y ai fait comme partout de trĂšs mauvais dĂźners, seulement ils m’ont fait moins mal qu’ailleurs parce que l’estomac est au fond plus sensible Ă  la quantitĂ© qu’à la qualitĂ©. — Enfin, pour finir, conclut le duc, ZĂ©naĂŻde insistait pour qu’Oriane vĂźnt dĂ©jeuner, et comme ma femme n’aime pas beaucoup sortir de chez elle, elle rĂ©sistait, s’informait si, sous prĂ©texte de repas intime, on ne l’embarquait pas dĂ©loyalement dans un grand tralala, et tĂąchait vainement de savoir quels convives il y aurait Ă  dĂ©jeuner. Viens, viens, insistait ZĂ©naĂŻde en vantant les bonnes choses qu’il y aurait Ă  dĂ©jeuner. Tu mangeras une purĂ©e de marrons, je ne te dis que ça, et il y aura sept petites bouchĂ©es Ă  la reine. — Sept petites bouchĂ©es, s’écria Oriane. Alors c’est que nous serons au moins huit ! » Au bout de quelques instants, la princesse ayant compris laissa Ă©clater son rire comme un roulement de tonnerre. Ah ! nous serons donc huit, c’est ravissant ! Comme c’est bien rĂ©digĂ© ! » dit-elle, ayant dans un suprĂȘme effort retrouvĂ© l’expression dont s’était servie Mme d’Épinay et qui s’appliquait mieux cette fois. — Oriane, c’est trĂšs joli ce que dit la princesse, elle dit que c’est bien rĂ©digĂ©. — Mais, mon ami, vous ne m’apprenez rien, je sais que la princesse est trĂšs spirituelle, rĂ©pondit Mme de Guermantes qui goĂ»tait facilement un mot quand Ă  la fois il Ă©tait prononcĂ© par une Altesse et louangeait son propre esprit. Je suis trĂšs fiĂšre que Madame apprĂ©cie mes modestes rĂ©dactions. D’ailleurs, je ne me rappelle pas avoir dit cela. Et si je l’ai dit, c’était pour flatter ma cousine, car si elle avait sept bouchĂ©es, les bouches, si j’ose m’exprimer ainsi, eussent dĂ©passĂ© la douzaine. » — Elle possĂ©dait tous les manuscrits de M. de Bornier, reprit, en parlant de Mme d’Heudicourt, la princesse, qui voulait tĂącher de faire valoir les bonnes raisons qu’elle pouvait avoir de se lier avec elle. — Elle a dĂ» le rĂȘver, je crois qu’elle ne le connaissait mĂȘme pas, dit la duchesse. — Ce qui est surtout intĂ©ressant, c’est que ces correspondances sont de gens Ă  la fois des divers pays, continua la comtesse d’Arpajon qui, alliĂ©e aux principales maisons ducales et mĂȘme souveraines de l’Europe, Ă©tait heureuse de le rappeler. — Mais si, Oriane, dit M. de Guermantes non sans intention. Vous vous rappelez bien ce dĂźner oĂč vous aviez M. de Bornier comme voisin ! — Mais, Basin, interrompit la duchesse, si vous voulez me dire que j’ai connu M. de Bornier, naturellement, il est mĂȘme venu plusieurs fois pour me voir, mais je n’ai jamais pu me rĂ©soudre Ă  l’inviter parce que j’aurais Ă©tĂ© obligĂ©e chaque fois de faire dĂ©sinfecter au formol. Quant Ă  ce dĂźner, je ne me le rappelle que trop bien, ce n’était pas du tout chez ZĂ©naĂŻde, qui n’a pas vu Bornier de sa vie et qui doit croire, si on lui parle de la Fille de Roland, qu’il s’agit d’une princesse Bonaparte qu’on prĂ©tendait fiancĂ©e au fils du roi de GrĂšce ; non, c’était Ă  l’ambassade d’Autriche. Le charmant Hoyos avait cru me faire plaisir en flanquant sur une chaise Ă  cĂŽtĂ© de moi cet acadĂ©micien empestĂ©. Je croyais avoir pour voisin un escadron de gendarmes. J’ai Ă©tĂ© obligĂ©e de me boucher le nez comme je pouvais pendant tout le dĂźner, je n’ai osĂ© respirer qu’au gruyĂšre ! M. de Guermantes, qui avait atteint son but secret, examina Ă  la dĂ©robĂ©e sur la figure des convives l’impression produite par le mot de la duchesse. — Vous parlez de correspondances, je trouve admirable celle de Gambetta, dit la duchesse de Guermantes pour montrer qu’elle ne craignait pas de s’intĂ©resser Ă  un prolĂ©taire et Ă  un radical. M. de BrĂ©autĂ© comprit tout l’esprit de cette audace, regarda autour de lui d’un Ɠil Ă  la fois Ă©mĂ©chĂ© et attendri, aprĂšs quoi il essuya son monocle. — Mon Dieu, c’était bougrement embĂȘtant la Fille de Roland, dit M. de Guermantes, avec la satisfaction que lui donnait le sentiment de sa supĂ©rioritĂ© sur une Ɠuvre Ă  laquelle il s’était tant ennuyĂ©, peut-ĂȘtre aussi par le suave mari magno que nous Ă©prouvons, au milieu d’un bon dĂźner, Ă  nous souvenir d’aussi terribles soirĂ©es. Mais il y avait quelques beaux vers, un sentiment patriotique. J’insinuai que je n’avais aucune admiration pour M. de Bornier. Ah ! vous avez quelque chose Ă  lui reprocher ? » me demanda curieusement le duc qui croyait toujours, quand on disait du mal d’un homme, que cela devait tenir Ă  un ressentiment personnel, et du bien d’une femme que c’était le commencement d’une amourette. — Je vois que vous avez une dent contre lui. Qu’est-ce qu’il vous a fait ? Racontez-nous ça ! Mais si, vous devez avoir quelque cadavre entre vous, puisque vous le dĂ©nigrez. C’est long la Fille de Roland, mais c’est assez senti. — Senti est trĂšs juste pour un auteur aussi odorant, interrompit ironiquement Mme de Guermantes. Si ce pauvre petit s’est jamais trouvĂ© avec lui, il est assez comprĂ©hensible qu’il l’ait dans le nez ! — Je dois du reste avouer Ă  Madame, reprit le duc en s’adressant Ă  la princesse de Parme, que, Fille de Roland Ă  part, en littĂ©rature et mĂȘme en musique je suis terriblement vieux jeu, il n’y a pas de si vieux rossignol qui ne me plaise. Vous ne me croiriez peut-ĂȘtre pas, mais le soir, si ma femme se met au piano, il m’arrive de lui demander un vieil air d’Auber, de BoĂŻeldieu, mĂȘme de Beethoven ! VoilĂ  ce que j’aime. En revanche, pour Wagner, cela m’endort immĂ©diatement. — Vous avez tort, dit Mme de Guermantes, avec des longueurs insupportables Wagner avait du gĂ©nie. Lohengrin est un chef-d’Ɠuvre. MĂȘme dans Tristan il y a çà et lĂ  une page curieuse. Et le ChƓur des fileuses du Vaisseau fantĂŽme est une pure merveille. — N’est-ce pas, Babal, dit M. de Guermantes en s’adressant Ă  M. de BrĂ©autĂ©, nous prĂ©fĂ©rons Les rendez-vous de noble compagnie se donnent tous en ce charmant sĂ©jour. » C’est dĂ©licieux. Et Fra Diavolo, et la FlĂ»te enchantĂ©e, et le Chalet, et les Noces de Figaro, et les Diamants de la Couronne, voilĂ  de la musique ! En littĂ©rature, c’est la mĂȘme chose. Ainsi j’adore Balzac, le Bal de Sceaux, les Mohicans de Paris. — Ah ! mon cher, si vous partez en guerre sur Balzac, nous ne sommes pas prĂȘts d’avoir fini, attendez, gardez cela pour un jour oĂč MĂ©mĂ© sera lĂ . Lui, c’est encore mieux, il le sait par cƓur. IrritĂ© de l’interruption de sa femme, le duc la tint quelques instants sous le feu d’un silence menaçant. Et ses yeux de chasseur avaient l’air de deux pistolets chargĂ©s. Cependant Mme d’Arpajon avait Ă©changĂ© avec la princesse de Parme, sur la poĂ©sie tragique et autre, des propos qui ne me parvinrent pas distinctement, quand j’entendis celui-ci prononcĂ© par Mme d’Arpajon Oh ! tout ce que Madame voudra, je lui accorde qu’il nous fait voir le monde en laid parce qu’il ne sait pas distinguer entre le laid et le beau, ou plutĂŽt parce que son insupportable vanitĂ© lui fait croire que tout ce qu’il dit est beau, je reconnais avec Votre Altesse que, dans la piĂšce en question, il y a des choses ridicules, inintelligibles, des fautes de goĂ»t, que c’est difficile Ă  comprendre, que cela donne Ă  lire autant de peine que si c’était Ă©crit en russe ou en chinois, car Ă©videmment c’est tout exceptĂ© du français, mais quand on a pris cette peine, comme on est rĂ©compensĂ©, il y a tant d’imagination ! » De ce petit discours je n’avais pas entendu le dĂ©but. Je finis par comprendre non seulement que le poĂšte incapable de distinguer le beau du laid Ă©tait Victor Hugo, mais encore que la poĂ©sie qui donnait autant de peine Ă  comprendre que du russe ou du chinois Ă©tait Lorsque l’enfant paraĂźt, le cercle de famille applaudit Ă  grands cris », piĂšce de la premiĂšre Ă©poque du poĂšte et qui est peut-ĂȘtre encore plus prĂšs de Mme DeshouliĂšres que du Victor Hugo de la LĂ©gende des SiĂšcles. Loin de trouver Mme d’Arpajon ridicule, je la vis la premiĂšre, de cette table si rĂ©elle, si quelconque, oĂč je m’étais assis avec tant de dĂ©ception, je la vis par les yeux de l’esprit sous ce bonnet de dentelles, d’oĂč s’échappent les boucles rondes de longs repentirs, que portĂšrent Mme de RĂ©musat, Mme de Broglie, Mme de Saint-Aulaire, toutes les femmes si distinguĂ©es qui dans leurs ravissantes lettres citent avec tant de savoir et d’à propos Sophocle, Schiller et l’Imitation, mais Ă  qui les premiĂšres poĂ©sies des romantiques causaient cet effroi et cette fatigue insĂ©parables pour ma grand’mĂšre des derniers vers de StĂ©phane MallarmĂ©. Mme d’Arpajon aime beaucoup la poĂ©sie », dit Ă  Mme de Guermantes la princesse de Parme, impressionnĂ©e par le ton ardent avec lequel le discours avait Ă©tĂ© prononcĂ©. — Non, elle n’y comprend absolument rien, rĂ©pondit Ă  voix basse Mme de Guermantes, qui profita de ce que Mme d’Arpajon, rĂ©pondant Ă  une objection du gĂ©nĂ©ral de Beautreillis, Ă©tait trop occupĂ©e de ses propres paroles pour entendre celles que chuchota la duchesse. Elle devient littĂ©raire depuis qu’elle est abandonnĂ©e. Je dirai Ă  Votre Altesse que c’est moi qui porte le poids de tout ça, parce que c’est auprĂšs de moi qu’elle vient gĂ©mir chaque fois que Basin n’est pas allĂ© la voir, c’est-Ă -dire presque tous les jours. Ce n’est tout de mĂȘme pas ma faute si elle l’ennuie, et je ne peux pas le forcer Ă  aller chez elle, quoique j’aimerais mieux qu’il lui fĂ»t un peu plus fidĂšle, parce que je la verrais un peu moins. Mais elle l’assomme et ce n’est pas extraordinaire. Ce n’est pas une mauvaise personne, mais elle est ennuyeuse Ă  un degrĂ© que vous ne pouvez pas imaginer. Elle me donne tous les jours de tels maux de tĂȘte que je suis obligĂ©e de prendre chaque fois un cachet de pyramidon. Et tout cela parce qu’il a plu Ă  Basin pendant un an de me trompailler avec elle. Et avoir avec cela un valet de pied qui est amoureux d’une petite grue et qui fait des tĂȘtes si je ne demande pas Ă  cette jeune personne de quitter un instant son fructueux trottoir pour venir prendre le thĂ© avec moi ! Oh ! la vie est assommante », conclut langoureusement la duchesse. Mme d’Arpajon assommait surtout M. de Guermantes parce qu’il Ă©tait depuis peu l’amant d’une autre que j’appris ĂȘtre la marquise de Surgis-le-Duc. Justement le valet de pied privĂ© de son jour de sortie Ă©tait en train de servir. Et je pensai que, triste encore, il le faisait avec beaucoup de trouble, car je remarquai qu’en passant les plats Ă  M. de ChĂątellerault, il s’acquittait si maladroitement de sa tĂąche que le coude du duc se trouva cogner Ă  plusieurs reprises le coude du servant. Le jeune duc ne se fĂącha nullement contre le valet de pied rougissant et le regarda au contraire en riant de son Ɠil bleu clair. La bonne humeur me sembla ĂȘtre, de la part du convive, une preuve de bontĂ©. Mais l’insistance de son rire me fit croire qu’au courant de la dĂ©ception du domestique il Ă©prouvait peut-ĂȘtre au contraire une joie mĂ©chante. Mais, ma chĂšre, vous savez que ce n’est pas une dĂ©couverte que vous faites en nous parlant de Victor Hugo, continua la duchesse en s’adressant cette fois Ă  Mme d’Arpajon qu’elle venait de voir tourner la tĂȘte d’un air inquiet. N’espĂ©rez pas lancer ce dĂ©butant. Tout le monde sait qu’il a du talent. Ce qui est dĂ©testable c’est le Victor Hugo de la fin, la LĂ©gende des SiĂšcles, je ne sais plus les titres. Mais les Feuilles d’Automne, les Chants du CrĂ©puscule, c’est souvent d’un poĂšte, d’un vrai poĂšte. MĂȘme dans les Contemplations, ajouta la duchesse, que ses interlocuteurs n’osĂšrent pas contredire et pour cause, il y a encore de jolies choses. Mais j’avoue que j’aime autant ne pas m’aventurer aprĂšs le CrĂ©puscule ! Et puis dans les belles poĂ©sies de Victor Hugo, et il y en a, on rencontre souvent une idĂ©e, mĂȘme une idĂ©e profonde. » Et avec un sentiment juste, faisant sortir la triste pensĂ©e de toutes les forces de son intonation, la posant au delĂ  de sa voix, et fixant devant elle un regard rĂȘveur et charmant, la duchesse dit lentement Tenez La douleur est un fruit, Dieu ne le fait pas croĂźtreSur la branche trop faible encor pour le porter, ou bien encore Les morts durent bien peu,HĂ©las, dans le cercueil ils tombent en poussiĂšreMoins vite qu’en nos cƓurs ! » Et tandis qu’un sourire dĂ©senchantĂ© fronçait d’une gracieuse sinuositĂ© sa bouche douloureuse, la duchesse fixa sur Mme d’Arpajon le regard rĂȘveur de ses yeux clairs et charmants. Je commençais Ă  les connaĂźtre, ainsi que sa voix, si lourdement traĂźnante, si Ăąprement savoureuse. Dans ces yeux et dans cette voix je retrouvais beaucoup de la nature de Combray. Certes, dans l’affectation avec laquelle cette voix faisait apparaĂźtre par moments une rudesse de terroir, il y avait bien des choses l’origine toute provinciale d’un rameau de la famille de Guermantes, restĂ© plus longtemps localisĂ©, plus hardi, plus sauvageon, plus provocant ; puis l’habitude de gens vraiment distinguĂ©s et de gens d’esprit qui savent que la distinction n’est pas de parler du bout des lĂšvres, et aussi de nobles fraternisant plus volontiers avec leurs paysans qu’avec des bourgeois ; toutes particularitĂ©s que la situation de reine de Mme de Guermantes lui avait permis d’exhiber plus facilement, de faire sortir toutes voiles dehors. Il paraĂźt que cette mĂȘme voix existait chez des sƓurs Ă  elle, qu’elle dĂ©testait, et qui, moins intelligentes et presque bourgeoisement mariĂ©es, si on peut se servir de cet adverbe quand il s’agit d’unions avec des nobles obscurs, terrĂ©s dans leur province ou Ă  Paris, dans un faubourg Saint-Germain sans Ă©clat, possĂ©daient aussi cette voix mais l’avaient refrĂ©nĂ©e, corrigĂ©e, adoucie autant qu’elles pouvaient, de mĂȘme qu’il est bien rare qu’un d’entre nous ait le toupet de son originalitĂ© et ne mette pas son application Ă  ressembler aux modĂšles les plus vantĂ©s. Mais Oriane Ă©tait tellement plus intelligente, tellement plus riche, surtout tellement plus Ă  la mode que ses sƓurs, elle avait si bien, comme princesse des Laumes, fait la pluie et le beau temps auprĂšs du prince de Galles, qu’elle avait compris que cette voix discordante c’était un charme, et qu’elle en avait fait, dans l’ordre du monde, avec l’audace de l’originalitĂ© et du succĂšs, ce que, dans l’ordre du théùtre, une RĂ©jane, une Jeanne Granier sans comparaison du reste naturellement entre la valeur et le talent de ces deux artistes ont fait de la leur, quelque chose d’admirable et de distinctif que peut-ĂȘtre des sƓurs RĂ©jane et Granier, que personne n’a jamais connues, essayĂšrent de masquer comme un dĂ©faut. À tant de raisons de dĂ©ployer son originalitĂ© locale, les Ă©crivains prĂ©fĂ©rĂ©s de Mme de Guermantes MĂ©rimĂ©e, Meilhac et HalĂ©vy, Ă©taient venus ajouter, avec le respect du naturel, un dĂ©sir de prosaĂŻsme par oĂč elle atteignait Ă  la poĂ©sie et un esprit purement de sociĂ©tĂ© qui ressuscitait devant moi des paysages. D’ailleurs la duchesse Ă©tait fort capable, ajoutant Ă  ces influences une recherche artiste, d’avoir choisi pour la plupart des mots la prononciation qui lui semblait le plus Île-de-France, le plus Champenoise, puisque, sinon tout Ă  fait au degrĂ© de sa belle-sƓur Marsantes, elle n’usait guĂšre que du pur vocabulaire dont eĂ»t pu se servir un vieil auteur français. Et quand on Ă©tait fatiguĂ© du composite et bigarrĂ© langage moderne, c’était, tout en sachant qu’elle exprimait bien moins de choses, un grand repos d’écouter la causerie de Mme de Guermantes, — presque le mĂȘme, si l’on Ă©tait seul avec elle et qu’elle restreignĂźt et clarifiĂąt encore son flot, que celui qu’on Ă©prouve Ă  entendre une vieille chanson. Alors en regardant, en Ă©coutant Mme de Guermantes, je voyais, prisonnier dans la perpĂ©tuelle et quiĂšte aprĂšs-midi de ses yeux, un ciel d’Île-de-France ou de Champagne se tendre, bleuĂątre, oblique, avec le mĂȘme angle d’inclinaison qu’il avait chez Saint-Loup. Ainsi, par ces diverses formations, Mme de Guermantes exprimait Ă  la fois la plus ancienne France aristocratique, puis, beaucoup plus tard, la façon dont la duchesse de Broglie aurait pu goĂ»ter et blĂąmer Victor Hugo sous la monarchie de juillet, enfin un vif goĂ»t de la littĂ©rature issue de MĂ©rimĂ©e et de Meilhac. La premiĂšre de ces formations me plaisait mieux que la seconde, m’aidait davantage Ă  rĂ©parer la dĂ©ception du voyage et de l’arrivĂ©e dans ce faubourg Saint-Germain, si diffĂ©rent de ce que j’avais cru, mais je prĂ©fĂ©rais encore la seconde Ă  la troisiĂšme. Or, tandis que Mme de Guermantes Ă©tait Guermantes presque sans le vouloir, son Pailleronisme, son goĂ»t pour Dumas fils Ă©taient rĂ©flĂ©chis et voulus. Comme ce goĂ»t Ă©tait Ă  l’opposĂ© du mien, elle fournissait Ă  mon esprit de la littĂ©rature quand elle me parlait du faubourg Saint-Germain, et ne me paraissait jamais si stupidement faubourg Saint-Germain que quand elle me parlait littĂ©rature. Émue par les derniers vers, Mme d’Arpajon s’écria — Ces reliques du cƓur ont aussi leur poussiĂšre ! Monsieur, il faudra que vous m’écriviez cela sur mon Ă©ventail, dit-elle Ă  M. de Guermantes. — Pauvre femme, elle me fait de la peine ! dit la princesse de Parme Ă  Mme de Guermantes. — Non, que madame ne s’attendrisse pas, elle n’a que ce qu’elle mĂ©rite. — Mais
 pardon de vous dire cela Ă  vous
 cependant elle l’aime vraiment ! — Mais pas du tout, elle en est incapable, elle croit qu’elle l’aime comme elle croit en ce moment qu’elle cite du Victor Hugo parce qu’elle dit un vers de Musset. Tenez, ajouta la duchesse sur un ton mĂ©lancolique, personne plus que moi ne serait touchĂ©e par un sentiment vrai. Mais je vais vous donner un exemple. Hier, elle a fait une scĂšne terrible Ă  Basin. Votre Altesse croit peut-ĂȘtre que c’était parce qu’il en aime d’autres, parce qu’il ne l’aime plus ; pas du tout, c’était parce qu’il ne veut pas prĂ©senter ses fils au Jockey ! Madame trouve-t-elle que ce soit d’une amoureuse ? Non ! Je vous dirai plus, ajouta Mme de Guermantes avec prĂ©cision, c’est une personne d’une rare insensibilitĂ©. Cependant c’est l’Ɠil brillant de satisfaction que M. de Guermantes avait Ă©coutĂ© sa femme parler de Victor Hugo Ă  brĂ»le-pourpoint » et en citer ces quelques vers. La duchesse avait beau l’agacer souvent, dans des moments comme ceux-ci il Ă©tait fier d’elle. Oriane est vraiment extraordinaire. Elle peut parler de tout, elle a tout lu. Elle ne pouvait pas deviner que la conversation tomberait ce soir sur Victor Hugo. Sur quelque sujet qu’on l’entreprenne, elle est prĂȘte, elle peut tenir tĂȘte aux plus savants. Ce jeune homme doit ĂȘtre subjuguĂ©. — Mais changeons de conversation, ajouta Mme de Guermantes, parce qu’elle est trĂšs susceptible. Vous devez me trouver bien dĂ©modĂ©e, reprit-elle en s’adressant Ă  moi, je sais qu’aujourd’hui c’est considĂ©rĂ© comme une faiblesse d’aimer les idĂ©es en poĂ©sie, la poĂ©sie oĂč il y a une pensĂ©e. — C’est dĂ©modĂ© ? dit la princesse de Parme avec le lĂ©ger saisissement que lui causait cette vague nouvelle Ă  laquelle elle ne s’attendait pas, bien qu’elle sĂ»t que la conversation de la duchesse de Guermantes lui rĂ©servĂąt toujours ces chocs successifs et dĂ©licieux, cet essoufflant effroi, cette saine fatigue aprĂšs lesquels elle pensait instinctivement Ă  la nĂ©cessitĂ© de prendre un bain de pieds dans une cabine et de marcher vite pour faire la rĂ©action ». — Pour ma part, non, Oriane, dit Mme de Brissac, je n’en veux pas Ă  Victor Hugo d’avoir des idĂ©es, bien au contraire, mais de les chercher dans ce qui est monstrueux. Au fond c’est lui qui nous a habituĂ©s au laid en littĂ©rature. Il y a dĂ©jĂ  bien assez de laideurs dans la vie. Pourquoi au moins ne pas les oublier pendant que nous lisons ? Un spectacle pĂ©nible dont nous nous dĂ©tournerions dans la vie, voilĂ  ce qui attire Victor Hugo. — Victor Hugo n’est pas aussi rĂ©aliste que Zola, tout de mĂȘme ? demanda la princesse de Parme. Le nom de Zola ne fit pas bouger un muscle dans le visage de M. de Beautreillis. L’antidreyfusisme du gĂ©nĂ©ral Ă©tait trop profond pour qu’il cherchĂąt Ă  l’exprimer. Et son silence bienveillant quand on abordait ces sujets touchait les profanes par la mĂȘme dĂ©licatesse qu’un prĂȘtre montre en Ă©vitant de vous parler de vos devoirs religieux, un financier en s’appliquant Ă  ne pas recommander les affaires qu’il dirige, un hercule en se montrant doux et en ne vous donnant pas de coups de poings. — Je sais que vous ĂȘtes parent de l’amiral Jurien de la GraviĂšre, me dit d’un air entendu Mme de Varambon, la dame d’honneur de la princesse de Parme, femme excellente mais bornĂ©e, procurĂ©e Ă  la princesse de Parme jadis par la mĂšre du duc. Elle ne m’avait pas encore adressĂ© la parole et je ne pus jamais dans la suite, malgrĂ© les admonestations de la princesse de Parme et mes propres protestations, lui ĂŽter de l’esprit l’idĂ©e que je n’avais quoi que ce fĂ»t Ă  voir avec l’amiral acadĂ©micien, lequel m’était totalement inconnu. L’obstination de la dame d’honneur de la princesse de Parme Ă  voir en moi un neveu de l’amiral Jurien de la GraviĂšre avait en soi quelque chose de vulgairement risible. Mais l’erreur qu’elle commettait n’était que le type excessif et dessĂ©chĂ© de tant d’erreurs plus lĂ©gĂšres, mieux nuancĂ©es, involontaires ou voulues, qui accompagnent notre nom dans la fiche » que le monde Ă©tablit relativement Ă  nous. Je me souviens qu’un ami des Guermantes, ayant vivement manifestĂ© son dĂ©sir de me connaĂźtre, me donna comme raison que je connaissais trĂšs bien sa cousine, Mme de Chaussegros, elle est charmante, elle vous aime beaucoup ». Je me fis un scrupule, bien vain, d’insister sur le fait qu’il y avait erreur, que je ne connaissais pas Mme de Chaussegros. Alors c’est sa sƓur que vous connaissez, c’est la mĂȘme chose. Elle vous a rencontrĂ© en Écosse. » Je n’étais jamais allĂ© en Écosse et pris la peine inutile d’en avertir par honnĂȘtetĂ© mon interlocuteur. C’était Mme de Chaussegros elle-mĂȘme qui avait dit me connaĂźtre, et le croyait sans doute de bonne foi, Ă  la suite d’une confusion premiĂšre, car elle ne cessa jamais plus de me tendre la main quand elle m’apercevait. Et comme, en somme, le milieu que je frĂ©quentais Ă©tait exactement celui de Mme de Chaussegros, mon humilitĂ© ne rimait Ă  rien. Que je fusse intime avec les Chaussegros Ă©tait, littĂ©ralement, une erreur, mais, au point de vue social, un Ă©quivalent de ma situation, si on peut parler de situation pour un aussi jeune homme que j’étais. L’ami des Guermantes eut donc beau ne me dire que des choses fausses sur moi, il ne me rabaissa ni ne me surĂ©leva au point de vue mondain dans l’idĂ©e qu’il continua Ă  se faire de moi. Et somme toute, pour ceux qui ne jouent pas la comĂ©die, l’ennui de vivre toujours dans le mĂȘme personnage est dissipĂ© un instant, comme si l’on montait sur les planches, quand une autre personne se fait de vous une idĂ©e fausse, croit que nous sommes liĂ©s avec une dame que nous ne connaissons pas et que nous sommes notĂ©s pour avoir connue au cours d’un charmant voyage que nous n’avons jamais fait. Erreurs multiplicatrices et aimables quand elles n’ont pas l’inflexible rigiditĂ© de celle que commettait et commit toute sa vie, malgrĂ© mes dĂ©nĂ©gations, l’imbĂ©cile dame d’honneur de Mme de Parme, fixĂ©e pour toujours Ă  la croyance que j’étais parent de l’ennuyeux amiral Jurien de la GraviĂšre. Elle n’est pas trĂšs forte, me dit le duc, et puis il ne lui faut pas trop de libations, je la crois lĂ©gĂšrement sous l’influence de Bacchus. » En rĂ©alitĂ© Mme de Varambon n’avait bu que de l’eau, mais le duc aimait Ă  placer ses locutions favorites. Mais Zola n’est pas un rĂ©aliste, madame ! c’est un poĂšte ! » dit Mme de Guermantes, s’inspirant des Ă©tudes critiques qu’elle avait lues dans ces derniĂšres annĂ©es et les adaptant Ă  son gĂ©nie personnel. AgrĂ©ablement bousculĂ©e jusqu’ici, au cours du bain d’esprit, un bain agitĂ© pour elle, qu’elle prenait ce soir, et qu’elle jugeait devoir lui ĂȘtre particuliĂšrement salutaire, se laissant porter par les paradoxes qui dĂ©ferlaient l’un aprĂšs l’autre, devant celui-ci, plus Ă©norme que les autres, la princesse de Parme sauta par peur d’ĂȘtre renversĂ©e. Et ce fut d’une voix entrecoupĂ©e, comme si elle perdait sa respiration, qu’elle dit — Zola un poĂšte ! — Mais oui, rĂ©pondit en riant la duchesse, ravie par cet effet de suffocation. Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu’il touche. Vous me direz qu’il ne touche justement qu’à ce qui
 porte bonheur ! Mais il en fait quelque chose d’immense ; il a le fumier Ă©pique ! C’est l’HomĂšre de la vidange ! Il n’a pas assez de majuscules pour Ă©crire le mot de Cambronne. MalgrĂ© l’extrĂȘme fatigue qu’elle commençait Ă  Ă©prouver, la princesse Ă©tait ravie, jamais elle ne s’était sentie mieux. Elle n’aurait pas Ă©changĂ© contre un sĂ©jour Ă  SchƓnbrunn, la seule chose pourtant qui la flattĂąt, ces divins dĂźners de Mme de Guermantes rendus tonifiants par tant de sel. — Il l’écrit avec un grand C, s’écria Mme d’Arpajon. — PlutĂŽt avec un grand M, je pense, ma petite, rĂ©pondit Mme de Guermantes, non sans avoir Ă©changĂ© avec son mari un regard gai qui voulait dire Est-elle assez idiote ! » — Tenez, justement, me dit Mme de Guermantes en attachant sur moi un regard souriant et doux et parce qu’en maĂźtresse de maison accomplie elle voulait, sur l’artiste qui m’intĂ©ressait particuliĂšrement, laisser paraĂźtre son savoir et me donner au besoin l’occasion de faire montre du mien, tenez, me dit-elle en agitant lĂ©gĂšrement son Ă©ventail de plumes tant elle Ă©tait consciente Ă  ce moment-lĂ  qu’elle exerçait pleinement les devoirs de l’hospitalitĂ© et, pour ne manquer Ă  aucun, faisant signe aussi qu’on me redonnĂąt des asperges sauce mousseline, tenez, je crois justement que Zola a Ă©crit une Ă©tude sur Elstir, ce peintre dont vous avez Ă©tĂ© regarder quelques tableaux tout Ă  l’heure, les seuls du reste que j’aime de lui, ajouta-t-elle. En rĂ©alitĂ©, elle dĂ©testait la peinture d’Elstir, mais trouvait d’une qualitĂ© unique tout ce qui Ă©tait chez elle. Je demandai Ă  M. de Guermantes s’il savait le nom du monsieur qui figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que j’avais reconnu pour le mĂȘme dont les Guermantes possĂ©daient tout Ă  cĂŽtĂ© le portrait d’apparat, datant Ă  peu prĂšs de cette mĂȘme pĂ©riode oĂč la personnalitĂ© d’Elstir n’était pas encore complĂštement dĂ©gagĂ©e et s’inspirait un peu de Manet. Mon Dieu, me rĂ©pondit-il, je sais que c’est un homme qui n’est pas un inconnu ni un imbĂ©cile dans sa spĂ©cialitĂ©, mais je suis brouillĂ© avec les noms. Je l’ai lĂ  sur le bout de la langue, monsieur
 monsieur
 enfin peu importe, je ne sais plus. Swann vous dirait cela, c’est lui qui a fait acheter ces machines Ă  Mme de Guermantes, qui est toujours trop aimable, qui a toujours trop peur de contrarier si elle refuse quelque chose ; entre nous, je crois qu’il nous a collĂ© des croĂ»tes. Ce que je peux vous dire, c’est que ce monsieur est pour M. Elstir une espĂšce de MĂ©cĂšne qui l’a lancĂ©, et l’a souvent tirĂ© d’embarras en lui commandant des tableaux. Par reconnaissance — si vous appelez cela de la reconnaissance, ça dĂ©pend des goĂ»ts — il l’a peint dans cet endroit-lĂ  oĂč avec son air endimanchĂ© il fait un assez drĂŽle d’effet. Ça peut ĂȘtre un pontife trĂšs calĂ©, mais il ignore Ă©videmment dans quelles circonstances on met un chapeau haut de forme. Avec le sien, au milieu de toutes ces filles en cheveux, il a l’air d’un petit notaire de province en goguette. Mais dites donc, vous me semblez tout Ă  fait fĂ©ru de ces tableaux. Si j’avais su ça, je me serais tuyautĂ© pour vous rĂ©pondre. Du reste, il n’y a pas lieu de se mettre autant martel en tĂȘte pour creuser la peinture de M. Elstir que s’il s’agissait de la Source d’Ingres ou des Enfants d’Édouard de Paul Delaroche. Ce qu’on apprĂ©cie lĂ  dedans, c’est que c’est finement observĂ©, amusant, parisien, et puis on passe. Il n’y a pas besoin d’ĂȘtre un Ă©rudit pour regarder ça. Je sais bien que ce sont de simples pochades, mais je ne trouve pas que ce soit assez travaillĂ©. Swann avait le toupet de vouloir nous faire acheter une Botte d’Asperges. Elles sont mĂȘme restĂ©es ici quelques jours. Il n’y avait que cela dans le tableau, une botte d’asperges prĂ©cisĂ©ment semblables Ă  celles que vous ĂȘtes en train d’avaler. Mais moi je me suis refusĂ© Ă  avaler les asperges de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs une botte d’asperges ! Un louis, voilĂ  ce que ça vaut, mĂȘme en primeurs ! Je l’ai trouvĂ©e roide. DĂšs qu’à ces choses-lĂ  il ajoute des personnages, cela a un cĂŽtĂ© canaille, pessimiste, qui me dĂ©plaĂźt. Je suis Ă©tonnĂ© de voir un esprit fin, un cerveau distinguĂ© comme vous, aimer cela. » — Mais je ne sais pas pourquoi vous dites cela, Basin, dit la duchesse qui n’aimait pas qu’on dĂ©prĂ©ciĂąt ce que ses salons contenaient. Je suis loin de tout admettre sans distinction dans les tableaux d’Elstir. Il y a Ă  prendre et Ă  laisser. Mais ce n’est toujours pas sans talent. Et il faut avouer que ceux que j’ai achetĂ©s sont d’une beautĂ© rare. — Oriane, dans ce genre-lĂ  je prĂ©fĂšre mille fois la petite Ă©tude de M. Vibert que nous avons vue Ă  l’Exposition des aquarellistes. Ce n’est rien si vous voulez, cela tiendrait dans le creux de la main, mais il y a de l’esprit jusqu’au bout des ongles ce missionnaire dĂ©charnĂ©, sale, devant ce prĂ©lat douillet qui fait jouer son petit chien, c’est tout un petit poĂšme de finesse et mĂȘme de profondeur. — Je crois que vous connaissez M. Elstir, me dit la duchesse. L’homme est agrĂ©able. — Il est intelligent, dit le duc, on est Ă©tonnĂ©, quand on cause avec lui, que sa peinture soit si vulgaire. — Il est plus qu’intelligent, il est mĂȘme assez spirituel, dit la duchesse de l’air entendu et dĂ©gustateur d’une personne qui s’y connaĂźt. — Est-ce qu’il n’avait pas commencĂ© un portrait de vous, Oriane ? demanda la princesse de Parme. — Si, en rouge Ă©crevisse, rĂ©pondit Mme de Guermantes, mais ce n’est pas cela qui fera passer son nom Ă  la postĂ©ritĂ©. C’est une horreur, Basin voulait le dĂ©truire. Cette phrase-lĂ , Mme de Guermantes la disait souvent. Mais d’autres fois, son apprĂ©ciation Ă©tait autre Je n’aime pas sa peinture, mais il a fait autrefois un beau portrait de moi. » L’un de ces jugements s’adressait d’habitude aux personnes qui parlaient Ă  la duchesse de son portrait, l’autre Ă  ceux qui ne lui en parlaient pas et Ă  qui elle dĂ©sirait en apprendre l’existence. Le premier lui Ă©tait inspirĂ© par la coquetterie, le second par la vanitĂ©. — Faire une horreur avec un portrait de vous ! Mais alors ce n’est pas un portrait, c’est un mensonge moi qui sais Ă  peine tenir un pinceau, il me semble que si je vous peignais, rien qu’en reprĂ©sentant ce que je vois je ferais un chef-d’Ɠuvre, dit naĂŻvement la princesse de Parme. — Il me voit probablement comme je me vois, c’est-Ă -dire dĂ©pourvue d’agrĂ©ment, dit Mme de Guermantes avec le regard Ă  la fois mĂ©lancolique, modeste et cĂąlin qui lui parut le plus propre Ă  la faire paraĂźtre autre que ne l’avait montrĂ©e Elstir. — Ce portrait ne doit pas dĂ©plaire Ă  Mme de Gallardon, dit le duc. — Parce qu’elle ne s’y connaĂźt pas en peinture ? demanda la princesse de Parme qui savait que Mme de Guermantes mĂ©prisait infiniment sa cousine. Mais c’est une trĂšs bonne femme n’est-ce pas ? Le duc prit un air d’étonnement profond. Mais voyons, Basin, vous ne voyez pas que la princesse se moque de vous la princesse n’y songeait pas. Elle sait aussi bien que vous que Gallardonette est une vieille poison », reprit Mme de Guermantes, dont le vocabulaire, habituellement limitĂ© Ă  toutes ces vieilles expressions, Ă©tait savoureux comme ces plats possibles Ă  dĂ©couvrir dans les livres dĂ©licieux de Pampille, mais dans la rĂ©alitĂ© devenus si rares, oĂč les gelĂ©es, le beurre, le jus, les quenelles sont authentiques, ne comportent aucun alliage, et mĂȘme oĂč on fait venir le sel des marais salants de Bretagne Ă  l’accent, au choix des mots on sentait que le fond de conversation de la duchesse venait directement de Guermantes. Par lĂ , la duchesse diffĂ©rait profondĂ©ment de son neveu Saint-Loup, envahi par tant d’idĂ©es et d’expressions nouvelles ; il est difficile, quand on est troublĂ© par les idĂ©es de Kant et la nostalgie de Baudelaire, d’écrire le français exquis d’Henri IV, de sorte que la puretĂ© mĂȘme du langage de la duchesse Ă©tait un signe de limitation, et qu’en elle, et l’intelligence et la sensibilitĂ© Ă©taient restĂ©es fermĂ©es Ă  toutes les nouveautĂ©s. LĂ  encore l’esprit de Mme de Guermantes me plaisait justement par ce qu’il excluait et qui composait prĂ©cisĂ©ment la matiĂšre de ma propre pensĂ©e et tout ce qu’à cause de cela mĂȘme il avait pu conserver, cette sĂ©duisante vigueur des corps souples qu’aucune Ă©puisante rĂ©flexion, nul souci moral ou trouble nerveux n’ont altĂ©rĂ©e. Son esprit d’une formation si antĂ©rieure au mien, Ă©tait pour moi l’équivalent de ce que m’avait offert la dĂ©marche des jeunes filles de la petite bande au bord de la mer. Mme de Guermantes m’offrait, domestiquĂ©e et soumise par l’amabilitĂ©, par le respect envers les valeurs spirituelles, l’énergie et le charme d’une cruelle petite fille de l’aristocratie des environs de Combray, qui, dĂšs son enfance, montait Ă  cheval, cassait les reins aux chats, arrachait l’Ɠil aux lapins et, aussi bien qu’elle Ă©tait restĂ©e une fleur de vertu, aurait pu, tant elle avait les mĂȘmes Ă©lĂ©gances, pas mal d’annĂ©es auparavant, ĂȘtre la plus brillante maĂźtresse du prince de Sagan. Seulement elle Ă©tait incapable de comprendre ce que j’avais cherchĂ© en elle — le charme du nom de Guermantes — et le petit peu que j’y avais trouvĂ©, un reste provincial de Guermantes. Nos relations Ă©taient-elles fondĂ©es sur un malentendu qui ne pouvait manquer de se manifester dĂšs que mes hommages, au lieu de s’adresser Ă  la femme relativement supĂ©rieure qu’elle se croyait ĂȘtre, iraient vers quelque autre femme aussi mĂ©diocre et exhalant le mĂȘme charme involontaire ? Malentendu si naturel et qui existera toujours entre un jeune homme rĂȘveur et une femme du monde, mais qui le trouble profondĂ©ment, tant qu’il n’a pas encore reconnu la nature de ses facultĂ©s d’imagination et n’a pas pris son parti des dĂ©ceptions inĂ©vitables qu’il doit Ă©prouver auprĂšs des ĂȘtres, comme au théùtre, en voyage et mĂȘme en amour. M. de Guermantes ayant dĂ©clarĂ© suite aux asperges d’Elstir et Ă  celles qui venaient d’ĂȘtre servies aprĂšs le poulet financiĂšre que les asperges vertes poussĂ©es Ă  l’air et qui, comme dit si drĂŽlement l’auteur exquis qui signe E. de Clermont-Tonnerre, n’ont pas la rigiditĂ© impressionnante de leurs sƓurs » devraient ĂȘtre mangĂ©es avec des Ɠufs Ce qui plaĂźt aux uns dĂ©plaĂźt aux autres, et vice versa », rĂ©pondit M. de BrĂ©autĂ©. Dans la province de Canton, en Chine, on ne peut pas vous offrir un plus fin rĂ©gal que des Ɠufs d’ortolan complĂštement pourris. » M. de BrĂ©autĂ©, auteur d’une Ă©tude sur les Mormons, parue dans la Revue des Deux-Mondes, ne frĂ©quentait que les milieux les plus aristocratiques, mais parmi eux seulement ceux qui avaient un certain renom d’intelligence. De sorte qu’à sa prĂ©sence, du moins assidue, chez une femme, on reconnaissait si celle-ci avait un salon. Il prĂ©tendait dĂ©tester le monde et assurait sĂ©parĂ©ment Ă  chaque duchesse que c’était Ă  cause de son esprit et de sa beautĂ© qu’il la recherchait. Toutes en Ă©taient persuadĂ©es. Chaque fois que, la mort dans l’ñme, il se rĂ©signait Ă  aller Ă  une grande soirĂ©e chez la princesse de Parme, il les convoquait toutes pour lui donner du courage et ne paraissait ainsi qu’au milieu d’un cercle intime. Pour que sa rĂ©putation d’intellectuel survĂ©cĂ»t Ă  sa mondanitĂ©, appliquant certaines maximes de l’esprit des Guermantes, il partait avec des dames Ă©lĂ©gantes faire de longs voyages scientifiques Ă  l’époque des bals, et quand une personne snob, par consĂ©quent sans situation encore, commençait Ă  aller partout, il mettait une obstination fĂ©roce Ă  ne pas vouloir la connaĂźtre, Ă  ne pas se laisser prĂ©senter. Sa haine des snobs dĂ©coulait de son snobisme, mais faisait croire aux naĂŻfs, c’est-Ă -dire Ă  tout le monde, qu’il en Ă©tait exempt. Babal sait toujours tout ! s’écria la duchesse de Guermantes. Je trouve charmant un pays oĂč on veut ĂȘtre sĂ»r que votre crĂ©mier vous vende des Ɠufs bien pourris, des Ɠufs de l’annĂ©e de la comĂšte. Je me vois d’ici y trempant ma mouillette beurrĂ©e. Je dois dire que cela arrive chez la tante Madeleine Mme de Villeparisis qu’on serve des choses en putrĂ©faction, mĂȘme des Ɠufs et comme Mme d’Arpajon se rĂ©criait Mais voyons, Phili, vous le savez aussi bien que moi. Le poussin est dĂ©jĂ  dans l’Ɠuf. Je ne sais mĂȘme pas comment ils ont la sagesse de s’y tenir. Ce n’est pas une omelette, c’est un poulailler, mais au moins ce n’est pas indiquĂ© sur le menu. Vous avez bien fait de ne pas venir dĂźner avant-hier, il y avait une barbue Ă  l’acide phĂ©nique ! Ça n’avait pas l’air d’un service de table, mais d’un service de contagieux. Vraiment Norpois pousse la fidĂ©litĂ© jusqu’à l’hĂ©roĂŻsme il en a repris ! » — Je crois vous avoir vu Ă  dĂźner chez elle le jour oĂč elle a fait cette sortie Ă  ce M. Bloch M. de Guermantes, peut-ĂȘtre pour donner Ă  un nom israĂ©lite l’air plus Ă©tranger, ne prononça pas le ch de Bloch comme un k, mais comme dans hoch en allemand qui avait dit de je ne sais plus quel poite poĂšte qu’il Ă©tait sublime. ChĂątellerault avait beau casser les tibias de M. Bloch, celui-ci ne comprenait pas et croyait les coups de genou de mon neveu destinĂ©s Ă  une jeune femme assise tout contre lui ici M. de Guermantes rougit lĂ©gĂšrement. Il ne se rendait pas compte qu’il agaçait notre tante avec ses sublimes » donnĂ©s en veux-tu en voilĂ . Bref, la tante Madeleine, qui n’a pas sa langue dans sa poche, lui a ripostĂ© HĂ©, monsieur, que garderez-vous alors pour M. de Bossuet. » M. de Guermantes croyait que devant un nom cĂ©lĂšbre, monsieur et une particule Ă©taient essentiellement ancien rĂ©gime. C’était Ă  payer sa place. — Et qu’a rĂ©pondu ce M. Bloch ? demanda distraitement Mme de Guermantes, qui, Ă  court d’originalitĂ© Ă  ce moment-lĂ , crut devoir copier la prononciation germanique de son mari. — Ah ! je vous assure que M. Bloch n’a pas demandĂ© son reste, il court encore. — Mais oui, je me rappelle trĂšs bien vous avoir vu ce jour-lĂ , me dit d’un ton marquĂ© Mme de Guermantes, comme si de sa part ce souvenir avait quelque chose qui dĂ»t beaucoup me flatter. C’est toujours trĂšs intĂ©ressant chez ma tante. À la derniĂšre soirĂ©e oĂč je vous ai justement rencontrĂ©, je voulais vous demander si ce vieux monsieur qui a passĂ© prĂšs de nous n’était pas François CoppĂ©e. Vous devez savoir tous les noms, me dit-elle avec une envie sincĂšre pour mes relations poĂ©tiques et aussi par amabilitĂ© Ă  mon Ă©gard », pour poser davantage aux yeux de ses invitĂ©s un jeune homme aussi versĂ© dans la littĂ©rature. J’assurai Ă  la duchesse que je n’avais vu aucune figure cĂ©lĂšbre Ă  la soirĂ©e de Mme de Villeparisis. Comment ! me dit Ă©tourdiment Mme de Guermantes, avouant par lĂ  que son respect pour les gens de lettres et son dĂ©dain du monde Ă©taient plus superficiels qu’elle ne disait et peut-ĂȘtre mĂȘme qu’elle ne croyait, comment ! il n’y avait pas de grands Ă©crivains ! Vous m’étonnez, il y avait pourtant des tĂȘtes impossibles ! » Je me souvenais trĂšs bien de ce soir-lĂ , Ă  cause d’un incident absolument insignifiant. Mme de Villeparisis avait prĂ©sentĂ© Bloch Ă  Mme Alphonse de Rothschild, mais mon camarade n’avait pas entendu le nom et, croyant avoir affaire Ă  une vieille Anglaise un peu folle, n’avait rĂ©pondu que par monosyllabes aux prolixes paroles de l’ancienne BeautĂ© quand Mme de Villeparisis, la prĂ©sentant Ă  quelqu’un d’autre, avait prononcĂ©, trĂšs distinctement cette fois la baronne Alphonse de Rothschild ». Alors Ă©taient entrĂ©es subitement dans les artĂšres de Bloch et d’un seul coup tant d’idĂ©es de millions et de prestige, lesquelles eussent dĂ» ĂȘtre prudemment subdivisĂ©es, qu’il avait eu comme un coup au cƓur, un transport au cerveau et s’était Ă©criĂ© en prĂ©sence de l’aimable vieille dame Si j’avais su ! » exclamation dont la stupiditĂ© l’avait empĂȘchĂ© de dormir pendant huit jours. Ce mot de Bloch avait peu d’intĂ©rĂȘt, mais je m’en souvenais comme preuve que parfois dans la vie, sous le coup d’une Ă©motion exceptionnelle, on dit ce que l’on pense. Je crois que Mme de Villeparisis n’est pas absolument
 morale », dit la princesse de Parme, qui savait qu’on n’allait pas chez la tante de la duchesse et, par ce que celle-ci venait de dire, voyait qu’on pouvait en parler librement. Mais Mme de Guermantes ayant l’air de ne pas approuver, elle ajouta — Mais Ă  ce degrĂ©-lĂ , l’intelligence fait tout passer. — Mais vous vous faites de ma tante l’idĂ©e qu’on s’en fait gĂ©nĂ©ralement, rĂ©pondit la duchesse, et qui est, en somme, trĂšs fausse. C’est justement ce que me disait MĂ©mĂ© pas plus tard qu’hier. Elle rougit, un souvenir inconnu de moi embua ses yeux. Je fis la supposition que M. de Charlus lui avait demandĂ© de me dĂ©sinviter, comme il m’avait fait prier par Robert de ne pas aller chez elle. J’eus l’impression que la rougeur — d’ailleurs incomprĂ©hensible pour moi — qu’avait eue le duc en parlant Ă  un moment de son frĂšre ne pouvait pas ĂȘtre attribuĂ©e Ă  la mĂȘme cause Ma pauvre tante ! elle gardera la rĂ©putation d’une personne de l’ancien rĂ©gime, d’un esprit Ă©blouissant et d’un dĂ©vergondage effrĂ©nĂ©. Il n’y a pas d’intelligence plus bourgeoise, plus sĂ©rieuse, plus terne ; elle passera pour une protectrice des arts, ce qui veut dire qu’elle a Ă©tĂ© la maĂźtresse d’un grand peintre, mais il n’a jamais pu lui faire comprendre ce que c’était qu’un tableau ; et quant Ă  sa vie, bien loin d’ĂȘtre une personne dĂ©pravĂ©e, elle Ă©tait tellement faite pour le mariage, elle Ă©tait tellement nĂ©e conjugale, que n’ayant pu conserver un Ă©poux, qui Ă©tait du reste une canaille, elle n’a jamais eu une liaison qu’elle n’ait pris aussi au sĂ©rieux que si c’était une union lĂ©gitime, avec les mĂȘmes susceptibilitĂ©s, les mĂȘmes colĂšres, la mĂȘme fidĂ©litĂ©. Remarquez que ce sont quelquefois les plus sincĂšres, il y a en somme plus d’amants que de maris inconsolables. » — Pourtant, Oriane, regardez justement votre beau-frĂšre PalamĂšde dont vous ĂȘtes en train de parler ; il n’y a pas de maĂźtresse qui puisse rĂȘver d’ĂȘtre pleurĂ©e comme l’a Ă©tĂ© cette pauvre Mme de Charlus. — Ah ! rĂ©pondit la duchesse, que Votre Altesse me permette de ne pas ĂȘtre tout Ă  fait de son avis. Tout le monde n’aime pas ĂȘtre pleurĂ© de la mĂȘme maniĂšre, chacun a ses prĂ©fĂ©rences. — Enfin il lui a vouĂ© un vrai culte depuis sa mort. Il est vrai qu’on fait quelquefois pour les morts des choses qu’on n’aurait pas faites pour les vivants. — D’abord, rĂ©pondit Mme de Guermantes sur un ton rĂȘveur qui contrastait avec son intention gouailleuse, on va Ă  leur enterrement, ce qu’on ne fait jamais pour les vivants ! M. de Guermantes regarda d’un air malicieux M. de BrĂ©autĂ© comme pour le provoquer Ă  rire de l’esprit de la duchesse. Mais enfin j’avoue franchement, reprit Mme de Guermantes, que la maniĂšre dont je souhaiterais d’ĂȘtre pleurĂ©e par un homme que j’aimerais, n’est pas celle de mon beau-frĂšre. » La figure du duc se rembrunit. Il n’aimait pas que sa femme portĂąt des jugements Ă  tort et Ă  travers, surtout sur M. de Charlus. Vous ĂȘtes difficile. Son regret a Ă©difiĂ© tout le monde », dit-il d’un ton rogue. Mais la duchesse avait avec son mari cette espĂšce de hardiesse des dompteurs ou des gens qui vivent avec un fou et qui ne craignent pas de l’irriter Eh bien, non, qu’est-ce que vous voulez, c’est Ă©difiant, je ne dis pas, il va tous les jours au cimetiĂšre lui raconter combien de personnes il a eues Ă  dĂ©jeuner, il la regrette Ă©normĂ©ment, mais comme une cousine, comme une grand’mĂšre, comme une sƓur. Ce n’est pas un deuil de mari. Il est vrai que c’était deux saints, ce qui rend le deuil un peu spĂ©cial. » M. de Guermantes, agacĂ© du caquetage de sa femme, fixait sur elle avec une immobilitĂ© terrible des prunelles toutes chargĂ©es. Ce n’est pas pour dire du mal du pauvre MĂ©mĂ©, qui, entre parenthĂšses, n’était pas libre ce soir, reprit la duchesse, je reconnais qu’il est bon comme personne, il est dĂ©licieux, il a une dĂ©licatesse, un cƓur comme les hommes n’en ont pas gĂ©nĂ©ralement. C’est un cƓur de femme, MĂ©mĂ© ! » — Ce que vous dites est absurde, interrompit vivement M. de Guermantes, MĂ©mĂ© n’a rien d’effĂ©minĂ©, personne n’est plus viril que lui. — Mais je ne vous dis pas qu’il soit effĂ©minĂ© le moins du monde. Comprenez au moins ce que je dis, reprit la duchesse. Ah ! celui-lĂ , dĂšs qu’il croit qu’on veut toucher Ă  son frĂšre
, ajouta-t-elle en se tournant vers la princesse de Parme. — C’est trĂšs gentil, c’est dĂ©licieux Ă  entendre. Il n’y a rien de si beau que deux frĂšres qui s’aiment, dit la princesse de Parme, comme l’auraient fait beaucoup de gens du peuple, car on peut appartenir Ă  une famille princiĂšre, et Ă  une famille par le sang, par l’esprit fort populaire. — Puisque nous parlions de votre famille, Oriane, dit la princesse, j’ai vu hier votre neveu Saint-Loup ; je crois qu’il voudrait vous demander un service. Le duc de Guermantes fronça son sourcil jupitĂ©rien. Quand il n’aimait pas rendre un service, il ne voulait pas que sa femme s’en chargeĂąt, sachant que cela reviendrait au mĂȘme et que les personnes Ă  qui la duchesse avait Ă©tĂ© obligĂ©e de le demander l’inscriraient au dĂ©bit commun de mĂ©nage, tout aussi bien que s’il avait Ă©tĂ© demandĂ© par le mari seul. — Pourquoi ne me l’a-t-il pas demandĂ© lui-mĂȘme ? dit la duchesse, il est restĂ© deux heures ici, hier, et Dieu sait ce qu’il a pu ĂȘtre ennuyeux. Il ne serait pas plus stupide qu’un autre s’il avait eu, comme tant de gens du monde, l’intelligence de savoir rester bĂȘte. Seulement, c’est ce badigeon de savoir qui est terrible. Il veut avoir une intelligence ouverte
 ouverte Ă  toutes les choses qu’il ne comprend pas. Il vous parle du Maroc, c’est affreux. — Il ne veut pas y retourner, Ă  cause de Rachel, dit le prince de Foix. — Mais puisqu’ils ont rompu, interrompit M. de BrĂ©autĂ©. — Ils ont si peu rompu que je l’ai trouvĂ©e il y a deux jours dans la garçonniĂšre de Robert ; ils n’avaient pas l’air de gens brouillĂ©s, je vous assure, rĂ©pondit le prince de Foix qui aimait Ă  rĂ©pandre tous les bruits pouvant faire manquer un mariage Ă  Robert et qui d’ailleurs pouvait ĂȘtre trompĂ© par les reprises intermittentes d’une liaison en effet finie. — Cette Rachel m’a parlĂ© de vous, je la vois comme ça en passant le matin aux Champs-ÉlysĂ©es, c’est une espĂšce d’évaporĂ©e comme vous dites, ce que vous appelez une dĂ©grafĂ©e, une sorte de Dame aux CamĂ©lias », au figurĂ© bien entendu. Ce discours m’était tenu par le prince Von qui tenait Ă  avoir l’air au courant de la littĂ©rature française et des finesses parisiennes. — Justement c’est Ă  propos du Maroc
 s’écria la princesse saisissant prĂ©cipitamment ce joint. — Qu’est-ce qu’il peut vouloir pour le Maroc ? demanda sĂ©vĂšrement M. de Guermantes ; Oriane ne peut absolument rien dans cet ordre-lĂ , il le sait bien. — Il croit qu’il a inventĂ© la stratĂ©gie, poursuivit Mme de Guermantes, et puis il emploie des mots impossibles pour les moindres choses, ce qui n’empĂȘche pas qu’il fait des pĂątĂ©s dans ses lettres. L’autre jour, il a dit qu’il avait mangĂ© des pommes de terre sublimes, et qu’il avait trouvĂ© Ă  louer une baignoire sublime. — Il parle latin, enchĂ©rit le duc. — Comment, latin ? demanda la princesse. — Ma parole d’honneur ! que Madame demande Ă  Oriane si j’exagĂšre. — Mais comment, madame, l’autre jour il a dit dans une seule phrase, d’un seul trait Je ne connais pas d’exemple de Sic transit gloria mundi plus touchant » ; je dis la phrase Ă  Votre Altesse parce qu’aprĂšs vingt questions et en faisant appel Ă  des linguistes, nous sommes arrivĂ©s Ă  la reconstituer, mais Robert a jetĂ© cela sans reprendre haleine, on pouvait Ă  peine distinguer qu’il y avait du latin lĂ  dedans, il avait l’air d’un personnage du Malade imaginaire ! Et tout ça s’appliquait Ă  la mort de l’impĂ©ratrice d’Autriche ! — Pauvre femme ! s’écria la princesse, quelle dĂ©licieuse crĂ©ature c’était. — Oui, rĂ©pondit la duchesse, un peu folle, un peu insensĂ©e, mais c’était une trĂšs bonne femme, une gentille folle trĂšs aimable, je n’ai seulement jamais compris pourquoi elle n’avait jamais achetĂ© un rĂątelier qui tĂźnt, le sien se dĂ©crochait toujours avant la fin de ses phrases et elle Ă©tait obligĂ©e de les interrompre pour ne pas l’avaler. — Cette Rachel m’a parlĂ© de vous, elle m’a dit que le petit Saint-Loup vous adorait, vous prĂ©fĂ©rait mĂȘme Ă  elle, me dit le prince Von, tout en mangeant comme un ogre, le teint vermeil, et dont le rire perpĂ©tuel dĂ©couvrait toutes les dents. — Mais alors elle doit ĂȘtre jalouse de moi et me dĂ©tester, rĂ©pondis-je. — Pas du tout, elle m’a dit beaucoup de bien de vous. La maĂźtresse du prince de Foix serait peut-ĂȘtre jalouse s’il vous prĂ©fĂ©rait Ă  elle. Vous ne comprenez pas ? Revenez avec moi, je vous expliquerai tout cela. — Je ne peux pas, je vais chez M. de Charlus Ă  onze heures. — Tiens, il m’a fait demander hier de venir dĂźner ce soir, mais de ne pas venir aprĂšs onze heures moins le quart. Mais si vous tenez Ă  aller chez lui, venez au moins avec moi jusqu’au Théùtre-Français, vous serez dans la pĂ©riphĂ©rie, dit le prince qui croyait sans doute que cela signifiait Ă  proximitĂ© » ou peut-ĂȘtre le centre ». Mais ses yeux dilatĂ©s dans sa grosse et belle figure rouge me firent peur et je refusai en disant qu’un ami devait venir me chercher. Cette rĂ©ponse ne me semblait pas blessante. Le prince en reçut sans doute une impression diffĂ©rente, car jamais il ne m’adressa plus la parole. Il faut justement que j’aille voir la reine de Naples, quel chagrin elle doit avoir ! » dit, ou du moins me parut avoir dit, la princesse de Parme. Car ces paroles ne m’étaient arrivĂ©es qu’indistinctes Ă  travers celles, plus proches, que m’avait adressĂ©es pourtant fort bas le prince Von, qui avait craint sans doute, s’il parlait plus haut, d’ĂȘtre entendu de M. de Foix. — Ah ! non, rĂ©pondit la duchesse, ça, je crois qu’elle n’en a aucun. — Aucun ? vous ĂȘtes toujours dans les extrĂȘmes, Oriane, dit M. de Guermantes reprenant son rĂŽle de falaise qui, en s’opposant Ă  la vague, la force Ă  lancer plus haut son panache d’écume. — Basin sait encore mieux que moi que je dis la vĂ©ritĂ©, rĂ©pondit la duchesse, mais il se croit obligĂ© de prendre des airs sĂ©vĂšres Ă  cause de votre prĂ©sence et il a peur que je vous scandalise. — Oh ! non, je vous en prie, s’écria la princesse de Parme, craignant qu’à cause d’elle on n’altĂ©rĂąt en quelque chose ces dĂ©licieux mercredis de la duchesse de Guermantes, ce fruit dĂ©fendu auquel la reine de SuĂšde elle-mĂȘme n’avait pas encore eu le droit de goĂ»ter. — Mais c’est Ă  lui-mĂȘme qu’elle a rĂ©pondu, comme il lui disait, d’un air banalement triste Mais la reine est en deuil ; de qui donc ? est-ce un chagrin pour votre MajestĂ© ? Non, ce n’est pas un grand deuil, c’est un petit deuil, un tout petit deuil, c’est ma sƓur. » La vĂ©ritĂ© c’est qu’elle est enchantĂ©e comme cela, Basin le sait trĂšs bien, elle nous a invitĂ©s Ă  une fĂȘte le jour mĂȘme et m’a donnĂ© deux perles. Je voudrais qu’elle perdĂźt une sƓur tous les jours ! Elle ne pleure pas la mort de sa sƓur, elle la rit aux Ă©clats. Elle se dit probablement, comme Robert, que sic transit, enfin je ne sais plus, ajouta-t-elle par modestie, quoiqu’elle sĂ»t trĂšs bien. D’ailleurs Mme de Guermantes faisait seulement en ceci de l’esprit, et du plus faux, car la reine de Naples, comme la duchesse d’Alençon, morte tragiquement aussi, avait un grand cƓur et a sincĂšrement pleurĂ© les siens. Mme de Guermantes connaissait trop les nobles sƓurs bavaroises, ses cousines, pour l’ignorer. — Il aurait voulu ne pas retourner au Maroc, dit la princesse de Parme en saisissant Ă  nouveau ce nom de Robert que lui tendait bien involontairement comme une perche Mme de Guermantes. Je crois que vous connaissez le gĂ©nĂ©ral de Monserfeuil. — TrĂšs peu, rĂ©pondit la duchesse qui Ă©tait intimement liĂ©e avec cet officier. La princesse expliqua ce que dĂ©sirait Saint-Loup. — Mon Dieu, si je le vois, cela peut arriver que je le rencontre, rĂ©pondit, pour ne pas avoir l’air de refuser, la duchesse dont les relations avec le gĂ©nĂ©ral de Monserfeuil semblaient s’ĂȘtre rapidement espacĂ©es depuis qu’il s’agissait de lui demander quelque chose. Cette incertitude ne suffit pourtant pas au duc, qui, interrompant sa femme Vous savez bien que vous ne le verrez pas, Oriane, dit-il, et puis vous lui avez dĂ©jĂ  demandĂ© deux choses qu’il n’a pas faites. Ma femme a la rage d’ĂȘtre aimable, reprit-il de plus en plus furieux pour forcer la princesse Ă  retirer sa demande sans que cela pĂ»t faire douter de l’amabilitĂ© de la duchesse et pour que Mme de Parme rejetĂąt la chose sur son propre caractĂšre Ă  lui, essentiellement quinteux. Robert pourrait ce qu’il voudrait sur Monserfeuil. Seulement, comme il ne sait pas ce qu’il veut, il le fait demander par nous, parce qu’il sait qu’il n’y a pas de meilleure maniĂšre de faire Ă©chouer la chose. Oriane a trop demandĂ© de choses Ă  Monserfeuil. Une demande d’elle maintenant, c’est une raison pour qu’il refuse. » — Ah ! dans ces conditions, il vaut mieux que la duchesse ne fasse rien, dit Mme de Parme. — Naturellement, conclut le duc. — Ce pauvre gĂ©nĂ©ral, il a encore Ă©tĂ© battu aux Ă©lections, dit la princesse de Parme pour changer de conversation. — Oh ! ce n’est pas grave, ce n’est que la septiĂšme fois, dit le duc qui, ayant dĂ» lui-mĂȘme renoncer Ă  la politique, aimait assez les insuccĂšs Ă©lectoraux des autres. — Il s’est consolĂ© en voulant faire un nouvel enfant Ă  sa femme. — Comment ! Cette pauvre Mme de Monserfeuil est encore enceinte, s’écria la princesse. — Mais parfaitement, rĂ©pondit la duchesse, c’est le seul arrondissement oĂč le pauvre gĂ©nĂ©ral n’a jamais Ă©chouĂ©. Je ne devais plus cesser par la suite d’ĂȘtre continuellement invitĂ©, fĂ»t-ce avec quelques personnes seulement, Ă  ces repas dont je m’étais autrefois figurĂ© les convives comme les apĂŽtres de la Sainte-Chapelle. Ils se rĂ©unissaient lĂ  en effet, comme les premiers chrĂ©tiens, non pour partager seulement une nourriture matĂ©rielle, d’ailleurs exquise, mais dans une sorte de CĂšne sociale ; de sorte qu’en peu de dĂźners j’assimilai la connaissance de tous les amis de mes hĂŽtes, amis auxquels ils me prĂ©sentaient avec une nuance de bienveillance si marquĂ©e comme quelqu’un qu’ils auraient de tout temps paternellement prĂ©fĂ©rĂ©, qu’il n’est pas un d’entre eux qui n’eĂ»t cru manquer au duc et Ă  la duchesse s’il avait donnĂ© un bal sans me faire figurer sur sa liste, et en mĂȘme temps, tout en buvant un des Yquem que recelaient les caves des Guermantes, je savourais des ortolans accommodĂ©s selon les diffĂ©rentes recettes que le duc Ă©laborait et modifiait prudemment. Cependant, pour qui s’était dĂ©jĂ  assis plus d’une fois Ă  la table mystique, la manducation de ces derniers n’était pas indispensable. De vieux amis de M. et de Mme de Guermantes venaient les voir aprĂšs dĂźner, en cure-dents » aurait dit Mme Swann, sans ĂȘtre attendus, et prenaient l’hiver une tasse de tilleul aux lumiĂšres du grand salon, l’étĂ© un verre d’orangeade dans la nuit du petit bout de jardin rectangulaire. On n’avait jamais connu, des Guermantes, dans ces aprĂšs-dĂźners au jardin, que l’orangeade. Elle avait quelque chose de rituel. Y ajouter d’autres rafraĂźchissements eĂ»t semblĂ© dĂ©naturer la tradition, de mĂȘme qu’un grand raout dans le faubourg Saint-Germain n’est plus un raout s’il y a une comĂ©die ou de la musique. Il faut qu’on soit censĂ© venir simplement — y eĂ»t-il cinq cents personnes — faire une visite Ă  la princesse de Guermantes, par exemple. On admira mon influence parce que je pus Ă  l’orangeade faire ajouter une carafe contenant du jus de cerise cuite, de poire cuite. Je pris en inimitiĂ©, Ă  cause de cela, le prince d’Agrigente qui, comme tous les gens dĂ©pourvus d’imagination, mais non d’avarice, s’émerveillent de ce que vous buvez et vous demandent la permission d’en prendre un peu. De sorte que chaque fois M. d’Agrigente, en diminuant ma ration, gĂątait mon plaisir. Car ce jus de fruit n’est jamais en assez grande quantitĂ© pour qu’il dĂ©saltĂšre. Rien ne lasse moins que cette transposition en saveur, de la couleur d’un fruit, lequel cuit semble rĂ©trograder vers la saison des fleurs. EmpourprĂ© comme un verger au printemps, ou bien incolore et frais comme le zĂ©phir sous les arbres fruitiers, le jus se laisse respirer et regarder goutte Ă  goutte, et M. d’Agrigente m’empĂȘchait, rĂ©guliĂšrement, de m’en rassasier. MalgrĂ© ces compotes, l’orangeade traditionnelle subsista comme le tilleul. Sous ces modestes espĂšces, la communion sociale n’en avait pas moins lieu. En cela, sans doute, les amis de M. et de Mme de Guermantes Ă©taient tout de mĂȘme, comme je me les Ă©tais d’abord figurĂ©s, restĂ©s plus diffĂ©rents que leur aspect dĂ©cevant ne m’eĂ»t portĂ© Ă  le croire. Maints vieillards venaient recevoir chez la duchesse, en mĂȘme temps que l’invariable boisson, un accueil souvent assez peu aimable. Or, ce ne pouvait ĂȘtre par snobisme, Ă©tant eux-mĂȘmes d’un rang auquel nul autre n’était supĂ©rieur ; ni par amour du luxe ils l’aimaient peut-ĂȘtre, mais, dans de moindres conditions sociales, eussent pu en connaĂźtre un splendide, car, ces mĂȘmes soirs, la femme charmante d’un richissime financier eĂ»t tout fait pour les avoir Ă  des chasses Ă©blouissantes qu’elle donnerait pendant deux jours pour le roi d’Espagne. Ils avaient refusĂ© nĂ©anmoins et Ă©taient venus Ă  tout hasard voir si Mme de Guermantes Ă©tait chez elle. Ils n’étaient mĂȘme pas certains de trouver lĂ  des opinions absolument conformes aux leurs, ou des sentiments spĂ©cialement chaleureux ; Mme de Guermantes lançait parfois sur l’affaire Dreyfus, sur la RĂ©publique, sur les lois antireligieuses, ou mĂȘme, Ă  mi-voix, sur eux-mĂȘmes, sur leurs infirmitĂ©s, sur le caractĂšre ennuyeux de leur conversation, des rĂ©flexions qu’ils devaient faire semblant de ne pas remarquer. Sans doute, s’ils gardaient lĂ  leurs habitudes, Ă©tait-ce par Ă©ducation affinĂ©e du gourmet mondain, par claire connaissance de la parfaite et premiĂšre qualitĂ© du mets social, au goĂ»t familier, rassurant et sapide, sans mĂ©lange, non frelatĂ©, dont ils savaient l’origine et l’histoire aussi bien que celle qui la leur servait, restĂ©s plus nobles » en cela qu’ils ne le savaient eux-mĂȘmes. Or, parmi ces visiteurs auxquels je fus prĂ©sentĂ© aprĂšs dĂźner, le hasard fit qu’il y eut ce gĂ©nĂ©ral de Monserfeuil dont avait parlĂ© la princesse de Parme et que Mme de Guermantes, du salon de qui il Ă©tait un des habituĂ©s, ne savait pas devoir venir ce soir-lĂ . Il s’inclina devant moi, en entendant mon nom, comme si j’eusse Ă©tĂ© prĂ©sident du Conseil supĂ©rieur de la guerre. J’avais cru que c’était simplement par quelque inserviabilitĂ© fonciĂšre, et pour laquelle le duc, comme pour l’esprit, sinon pour l’amour, Ă©tait le complice de sa femme, que la duchesse avait presque refusĂ© de recommander son neveu Ă  M. de Monserfeuil. Et je voyais lĂ  une indiffĂ©rence d’autant plus coupable que j’avais cru comprendre par quelques mots Ă©chappĂ©s Ă  la princesse de Parme que le poste de Robert Ă©tait dangereux et qu’il Ă©tait prudent de l’en faire changer. Mais ce fut par la vĂ©ritable mĂ©chancetĂ© de Mme de Guermantes que je fus rĂ©voltĂ© quand, la princesse de Parme ayant timidement proposĂ© d’en parler d’elle-mĂȘme et pour son compte au gĂ©nĂ©ral, la duchesse fit tout ce qu’elle put pour en dĂ©tourner l’Altesse. — Mais Madame, s’écria-t-elle, Monserfeuil n’a aucune espĂšce de crĂ©dit ni de pouvoir avec le nouveau gouvernement. Ce serait un coup d’épĂ©e dans l’eau. — Je crois qu’il pourrait nous entendre, murmura la princesse en invitant la duchesse Ă  parler plus bas. — Que Votre Altesse ne craigne rien, il est sourd comme un pot, dit sans baisser la voix la duchesse, que le gĂ©nĂ©ral entendit parfaitement. — C’est que je crois que M. de Saint-Loup n’est pas dans un endroit trĂšs rassurant, dit la princesse. — Que voulez-vous, rĂ©pondit la duchesse, il est dans le cas de tout le monde, avec la diffĂ©rence que c’est lui qui a demandĂ© Ă  y aller. Et puis, non, ce n’est pas dangereux ; sans cela vous pensez bien que je m’en occuperais. J’en aurais parlĂ© Ă  Saint-Joseph pendant le dĂźner. Il est beaucoup plus influent, et d’un travailleur ! Vous voyez, il est dĂ©jĂ  parti. Du reste ce serait moins dĂ©licat qu’avec celui-ci, qui a justement trois de ses fils au Maroc et n’a pas voulu demander leur changement ; il pourrait objecter cela. Puisque Votre Altesse y tient, j’en parlerai Ă  Saint-Joseph
 si je le vois, ou Ă  Beautreillis. Mais si je ne les vois pas, ne plaignez pas trop Robert. On nous a expliquĂ© l’autre jour oĂč c’était. Je crois qu’il ne peut ĂȘtre nulle part mieux que lĂ . Quelle jolie fleur, je n’en avais jamais vu de pareille, il n’y a que vous, Oriane, pour avoir de telles merveilles ! » dit la princesse de Parme qui, de peur que le gĂ©nĂ©ral de Monserfeuil n’eĂ»t entendu la duchesse, cherchait Ă  changer de conversation. Je reconnus une plante de l’espĂšce de celles qu’Elstir avait peintes devant moi. — Je suis enchantĂ©e qu’elle vous plaise ; elles sont ravissantes, regardez leur petit tour de cou de velours mauve ; seulement, comme il peut arriver Ă  des personnes trĂšs jolies et trĂšs bien habillĂ©es, elles ont un vilain nom et elles sentent mauvais. MalgrĂ© cela, je les aime beaucoup. Mais ce qui est un peu triste, c’est qu’elles vont mourir. — Mais elles sont en pot, ce ne sont pas des fleurs coupĂ©es, dit la princesse. — Non, rĂ©pondit la duchesse en riant, mais ça revient au mĂȘme, comme ce sont des dames. C’est une espĂšce de plantes oĂč les dames et les messieurs ne se trouvent pas sur le mĂȘme pied. Je suis comme les gens qui ont une chienne. Il me faudrait un mari pour mes fleurs. Sans cela je n’aurai pas de petits ! — Comme c’est curieux. Mais alors dans la nature
 — Oui ! il y a certains insectes qui se chargent d’effectuer le mariage, comme pour les souverains, par procuration, sans que le fiancĂ© et la fiancĂ©e se soient jamais vus. Aussi je vous jure que je recommande Ă  mon domestique de mettre ma plante Ă  la fenĂȘtre le plus qu’il peut, tantĂŽt du cĂŽtĂ© cour, tantĂŽt du cĂŽtĂ© jardin, dans l’espoir que viendra l’insecte indispensable. Mais cela exigerait un tel hasard. Pensez, il faudrait qu’il ait justement Ă©tĂ© voir une personne de la mĂȘme espĂšce et d’un autre sexe, et qu’il ait l’idĂ©e de venir mettre des cartes dans la maison. Il n’est pas venu jusqu’ici, je crois que ma plante est toujours digne d’ĂȘtre rosiĂšre, j’avoue qu’un peu plus de dĂ©vergondage me plairait mieux. Tenez, c’est comme ce bel arbre qui est dans la cour, il mourra sans enfants parce que c’est une espĂšce trĂšs rare dans nos pays. Lui, c’est le vent qui est chargĂ© d’opĂ©rer l’union, mais le mur est un peu haut. — En effet, dit M. de BrĂ©autĂ©, vous auriez dĂ» le faire abattre de quelques centimĂštres seulement, cela aurait suffi. Ce sont des opĂ©rations qu’il faut savoir pratiquer. Le parfum de vanille qu’il y avait dans l’excellente glace que vous nous avez servie tout Ă  l’heure, duchesse, vient d’une plante qui s’appelle le vanillier. Celle-lĂ  produit bien des fleurs Ă  la fois masculines et fĂ©minines, mais une sorte de paroi dure, placĂ©e entre elles, empĂȘche toute communication. Aussi ne pouvait-on jamais avoir de fruits jusqu’au jour oĂč un jeune nĂšgre natif de la RĂ©union et nommĂ© Albins, ce qui, entre parenthĂšses, est assez comique pour un noir puisque cela veut dire blanc, eut l’idĂ©e, Ă  l’aide d’une petite pointe, de mettre en rapport les organes sĂ©parĂ©s. — Babal, vous ĂȘtes divin, vous savez tout, s’écria la duchesse. — Mais vous-mĂȘme, Oriane, vous m’avez appris des choses dont je ne me doutais pas, dit la princesse. — Je dirai Ă  Votre Altesse que c’est Swann qui m’a toujours beaucoup parlĂ© de botanique. Quelquefois, quand cela nous embĂȘtait trop d’aller Ă  un thĂ© ou Ă  une matinĂ©e, nous partions pour la campagne et il me montrait des mariages extraordinaires de fleurs, ce qui est beaucoup plus amusant que les mariages de gens, sans lunch et sans sacristie. On n’avait jamais le temps d’aller bien loin. Maintenant qu’il y a l’automobile, ce serait charmant. Malheureusement dans l’intervalle il a fait lui-mĂȘme un mariage encore beaucoup plus Ă©tonnant et qui rend tout difficile. Ah ! madame, la vie est une chose affreuse, on passe son temps Ă  faire des choses qui vous ennuient, et quand, par hasard, on connaĂźt quelqu’un avec qui on pourrait aller en voir d’intĂ©ressantes, il faut qu’il fasse le mariage de Swann. PlacĂ©e entre le renoncement aux promenades botaniques et l’obligation de frĂ©quenter une personne dĂ©shonorante, j’ai choisi la premiĂšre de ces deux calamitĂ©s. D’ailleurs, au fond, il n’y aurait pas besoin d’aller si loin. Il paraĂźt que, rien que dans mon petit bout de jardin, il se passe en plein jour plus de choses inconvenantes que la nuit
 dans le bois de Boulogne ! Seulement cela ne se remarque pas parce qu’entre fleurs cela se fait trĂšs simplement, on voit une petite pluie orangĂ©e, ou bien une mouche trĂšs poussiĂ©reuse qui vient essuyer ses pieds ou prendre une douche avant d’entrer dans une fleur. Et tout est consommĂ© ! — La commode sur laquelle la plante est posĂ©e est splendide aussi, c’est Empire, je crois, dit la princesse qui, n’étant pas familiĂšre avec les travaux de Darwin et de ses successeurs, comprenait mal la signification des plaisanteries de la duchesse. — N’est-ce pas, c’est beau ? Je suis ravie que Madame l’aime, rĂ©pondit la duchesse. C’est une piĂšce magnifique. Je vous dirai que j’ai toujours adorĂ© le style Empire, mĂȘme au temps oĂč cela n’était pas Ă  la mode. Je me rappelle qu’à Guermantes je m’étais fait honnir de ma belle-mĂšre parce que j’avais dit de descendre du grenier tous les splendides meubles Empire que Basin avait hĂ©ritĂ©s des Montesquiou, et que j’en avais meublĂ© l’aile que j’habitais. M. de Guermantes sourit. Il devait pourtant se rappeler que les choses s’étaient passĂ©es d’une façon fort diffĂ©rente. Mais les plaisanteries de la princesse des Laumes sur le mauvais goĂ»t de sa belle-mĂšre ayant Ă©tĂ© de tradition pendant le peu de temps oĂč le prince avait Ă©tĂ© Ă©pris de sa femme, Ă  son amour pour la seconde avait survĂ©cu un certain dĂ©dain pour l’infĂ©rioritĂ© d’esprit de la premiĂšre, dĂ©dain qui s’alliait d’ailleurs Ă  beaucoup d’attachement et de respect. Les IĂ©na ont le mĂȘme fauteuil avec incrustations de Wetgwood, il est beau, mais j’aime mieux le mien, dit la duchesse du mĂȘme air d’impartialitĂ© que si elle n’avait possĂ©dĂ© aucun de ces deux meubles ; je reconnais du reste qu’ils ont des choses merveilleuses que je n’ai pas. » La princesse de Parme garda le silence. Mais c’est vrai, Votre Altesse ne connaĂźt pas leur collection. Oh ! elle devrait absolument y venir une fois avec moi. C’est une des choses les plus magnifiques de Paris, c’est un musĂ©e qui serait vivant. » Et comme cette proposition Ă©tait une des audaces les plus Guermantes de la duchesse, parce que les IĂ©na Ă©taient pour la princesse de Parme de purs usurpateurs, leur fils portant, comme le sien, le titre de duc de Guastalla, Mme de Guermantes en la lançant ainsi ne se retint pas tant l’amour qu’elle portait Ă  sa propre originalitĂ© l’emportait encore sur sa dĂ©fĂ©rence pour la princesse de Parme de jeter sur les autres convives des regards amusĂ©s et souriants. Eux aussi s’efforçaient de sourire, Ă  la fois effrayĂ©s, Ă©merveillĂ©s, et surtout ravis de penser qu’ils Ă©taient tĂ©moins de la derniĂšre » d’Oriane et pourraient la raconter tout chaud ». Ils n’étaient qu’à demi stupĂ©faits, sachant que la duchesse avait l’art de faire litiĂšre de tous les prĂ©jugĂ©s Courvoisier pour une rĂ©ussite de vie plus piquante et plus agrĂ©able. N’avait-elle pas, au cours de ces derniĂšres annĂ©es, rĂ©uni Ă  la princesse Mathilde le duc d’Aumale qui avait Ă©crit au propre frĂšre de la princesse la fameuse lettre Dans ma famille tous les hommes sont braves et toutes les femmes sont chastes ? » Or, les princes le restant mĂȘme au moment oĂč ils paraissent vouloir oublier qu’ils le sont, le duc d’Aumale et la princesse Mathilde s’étaient tellement plu chez Mme de Guermantes qu’ils Ă©taient ensuite allĂ©s l’un chez l’autre, avec cette facultĂ© d’oublier le passĂ© que tĂ©moigna Louis XVIII quand il prit pour ministre FouchĂ© qui avait votĂ© la mort de son frĂšre. Mme de Guermantes nourrissait le mĂȘme projet de rapprochement entre la princesse Murat et la reine de Naples. En attendant, la princesse de Parme paraissait aussi embarrassĂ©e qu’auraient pu l’ĂȘtre les hĂ©ritiers de la couronne des Pays-Bas et de Belgique, respectivement prince d’Orange et duc de Brabant, si on avait voulu leur prĂ©senter M. de Mailly Nesle, prince d’Orange, et M. de Charlus, duc de Brabant. Mais d’abord la duchesse, Ă  qui Swann et M. de Charlus bien que ce dernier fĂ»t rĂ©solu Ă  ignorer les IĂ©na avaient Ă  grand’peine fini par faire aimer le style Empire, s’écria — Madame, sincĂšrement, je ne peux pas vous dire Ă  quel point vous trouverez cela beau ! J’avoue que le style Empire m’a toujours impressionnĂ©e. Mais, chez les IĂ©na, lĂ , c’est vraiment comme une hallucination. Cette espĂšce, comment vous dire, de
 reflux de l’expĂ©dition d’Égypte, et puis aussi de remontĂ©e jusqu’à nous de l’AntiquitĂ©, tout cela qui envahit nos maisons, les Sphinx qui viennent se mettre aux pieds des fauteuils, les serpents qui s’enroulent aux candĂ©labres, une Muse Ă©norme qui vous tend un petit flambeau pour jouer Ă  la bouillotte ou qui est tranquillement montĂ©e sur votre cheminĂ©e et s’accoude Ă  votre pendule, et puis toutes les lampes pompĂ©iennes, les petits lits en bateau qui ont l’air d’avoir Ă©tĂ© trouvĂ©s sur le Nil et d’oĂč on s’attend Ă  voir sortir MoĂŻse, ces quadriges antiques qui galopent le long des tables de nuit
 — On n’est pas trĂšs bien assis dans les meubles Empire, hasarda la princesse. — Non, rĂ©pondit la duchesse, mais, ajouta Mme de Guermantes en insistant avec un sourire, j’aime ĂȘtre mal assise sur ces siĂšges d’acajou recouverts de velours grenat ou de soie verte. J’aime cet inconfort de guerriers qui ne comprennent que la chaise curule et, au milieu du grand salon, croisaient les faisceaux et entassaient les lauriers. Je vous assure que, chez les IĂ©na, on ne pense pas un instant Ă  la maniĂšre dont on est assis, quand on voit devant soi une grande gredine de Victoire peinte Ă  fresque sur le mur. Mon Ă©poux va me trouver bien mauvaise royaliste, mais je suis trĂšs mal pensante, vous savez, je vous assure que chez ces gens-lĂ  on en arrive Ă  aimer tous ces N, toutes ces abeilles. Mon Dieu, comme sous les rois, depuis pas mal de temps, on n’a pas Ă©tĂ© trĂšs gĂątĂ© du cĂŽtĂ© gloire, ces guerriers qui rapportaient tant de couronnes qu’ils en mettaient jusque sur les bras des fauteuils, je trouve que ça a un certain chic ! Votre Altesse devrait
 — Mon Dieu, si vous croyez, dit la princesse, mais il me semble que ce ne sera pas facile. — Mais Madame verra que tout s’arrangera trĂšs bien. Ce sont de trĂšs bonnes gens, pas bĂȘtes. Nous y avons menĂ© Mme de Chevreuse, ajouta la duchesse sachant la puissance de l’exemple, elle a Ă©tĂ© ravie. Le fils est mĂȘme trĂšs agrĂ©able
 Ce que je vais dire n’est pas trĂšs convenable, ajouta-t-elle, mais il a une chambre et surtout un lit oĂč on voudrait dormir — sans lui ! Ce qui est encore moins convenable, c’est que j’ai Ă©tĂ© le voir une fois pendant qu’il Ă©tait malade et couchĂ©. À cĂŽtĂ© de lui, sur le rebord du lit, il y avait sculptĂ©e une longue SirĂšne allongĂ©e, ravissante, avec une queue en nacre, et qui tient dans la main des espĂšces de lotus. Je vous assure, ajouta Mme de Guermantes, — en ralentissant son dĂ©bit pour mettre encore mieux en relief les mots qu’elle avait l’air de modeler avec la moue de ses belles lĂšvres, le fuselage de ses longues mains expressives, et tout en attachant sur la princesse un regard doux, fixe et profond, — qu’avec les palmettes et la couronne d’or qui Ă©tait Ă  cĂŽtĂ©, c’était Ă©mouvant ; c’était tout Ă  fait l’arrangement du jeune Homme et la Mort de Gustave Moreau Votre Altesse connaĂźt sĂ»rement ce chef-d’Ɠuvre. La princesse de Parme, qui ignorait mĂȘme le nom du peintre, fit de violents mouvements de tĂȘte et sourit avec ardeur afin de manifester son admiration pour ce tableau. Mais l’intensitĂ© de sa mimique ne parvint pas Ă  remplacer cette lumiĂšre qui reste absente de nos yeux tant que nous ne savons pas de quoi on veut nous parler. — Il est joli garçon, je crois ? demanda-t-elle. — Non, car il a l’air d’un tapir. Les yeux sont un peu ceux d’une reine Hortense pour abat-jour. Mais il a probablement pensĂ© qu’il serait un peu ridicule pour un homme de dĂ©velopper cette ressemblance, et cela se perd dans des joues encaustiquĂ©es qui lui donnent un air assez mameluck. On sent que le frotteur doit passer tous les matins. Swann, ajouta-t-elle, revenant au lit du jeune duc, a Ă©tĂ© frappĂ© de la ressemblance de cette SirĂšne avec la Mort de Gustave Moreau. Mais d’ailleurs, ajouta-t-elle d’un ton plus rapide et pourtant sĂ©rieux, afin de faire rire davantage, il n’y a pas Ă  nous frapper, car c’était un rhume de cerveau, et le jeune homme se porte comme un charme. — On dit qu’il est snob ? demanda M. de BrĂ©autĂ© d’un air malveillant, allumĂ© et en attendant dans la rĂ©ponse la mĂȘme prĂ©cision que s’il avait dit On m’a dit qu’il n’avait que quatre doigts Ă  la main droite, est-ce vrai ? » — M
on Dieu, n
on, rĂ©pondit Mme de Guermantes avec un sourire de douce indulgence. Peut-ĂȘtre un tout petit peu snob d’apparence, parce qu’il est extrĂȘmement jeune, mais cela m’étonnerait qu’il le fĂ»t en rĂ©alitĂ©, car il est intelligent, ajouta-t-elle, comme s’il y eĂ»t eu Ă  son avis incompatibilitĂ© absolue entre le snobisme et l’intelligence. Il est fin, je l’ai vu drĂŽle », dit-elle encore en riant d’un air gourmet et connaisseur, comme si porter le jugement de drĂŽlerie sur quelqu’un exigeait une certaine expression de gaĂźtĂ©, ou comme si les saillies du duc de Guastalla lui revenaient Ă  l’esprit en ce moment. Du reste, comme il n’est pas reçu, ce snobisme n’aurait pas Ă  s’exercer », reprit-elle sans songer qu’elle n’encourageait pas beaucoup de la sorte la princesse de Parme. — Je me demande ce que dira le prince de Guermantes, qui l’appelle Mme IĂ©na, s’il apprend que je suis allĂ©e chez elle. — Mais comment, s’écria avec une extraordinaire vivacitĂ© la duchesse, vous savez que c’est nous qui avons cĂ©dĂ© Ă  Gilbert elle s’en repentait amĂšrement aujourd’hui ! toute une salle de jeu Empire qui nous venait de Quiou-Quiou et qui est une splendeur ! Il n’y avait pas la place ici oĂč pourtant je trouve que ça faisait mieux que chez lui. C’est une chose de toute beautĂ©, moitiĂ© Ă©trusque, moitiĂ© Ă©gyptienne
 — Égyptienne ? demanda la princesse Ă  qui Ă©trusque disait peu de chose. — Mon Dieu, un peu les deux, Swann nous disait cela, il me l’a expliquĂ©, seulement, vous savez, je suis une pauvre ignorante. Et puis au fond, Madame, ce qu’il faut se dire, c’est que l’Égypte du style Empire n’a aucun rapport avec la vraie Égypte, ni leurs Romains avec les Romains, ni leur Étrurie
 — Vraiment ! dit la princesse. — Mais non, c’est comme ce qu’on appelait un costume Louis XV sous le second Empire, dans la jeunesse d’Anna de Mouchy ou de la mĂšre du cher Brigode. Tout Ă  l’heure Basin vous parlait de Beethoven. On nous jouait l’autre jour de lui une chose, trĂšs belle d’ailleurs, un peu froide, oĂč il y a un thĂšme russe. C’en est touchant de penser qu’il croyait cela russe. Et de mĂȘme les peintres chinois ont cru copier Bellini. D’ailleurs mĂȘme dans le mĂȘme pays, chaque fois que quelqu’un regarde les choses d’une façon un peu nouvelle, les quatre quarts des gens ne voient goutte Ă  ce qu’il leur montre. Il faut au moins quarante ans pour qu’ils arrivent Ă  distinguer. — Quarante ans ! s’écria la princesse effrayĂ©e. — Mais oui, reprit la duchesse, en ajoutant de plus en plus aux mots qui Ă©taient presque des mots de moi, car j’avais justement Ă©mis devant elle une idĂ©e analogue, grĂące Ă  sa prononciation, l’équivalent de ce que pour les caractĂšres imprimĂ©s on appelle italiques, c’est comme une espĂšce de premier individu isolĂ© d’une espĂšce qui n’existe pas encore et qui pullulera, un individu douĂ© d’une espĂšce de sens que l’espĂšce humaine Ă  son Ă©poque ne possĂšde pas. Je ne peux guĂšre me citer, parce que moi, au contraire, j’ai toujours aimĂ© dĂšs le dĂ©but toutes les manifestations intĂ©ressantes, si nouvelles qu’elles fussent. Mais enfin l’autre jour j’ai Ă©tĂ© avec la grande-duchesse au Louvre, nous avons passĂ© devant l’Olympia de Manet. Maintenant personne ne s’en Ă©tonne plus. Ç’a l’air d’une chose d’Ingres ! Et pourtant Dieu sait ce que j’ai eu Ă  rompre de lances pour ce tableau que je n’aime pas tout, mais qui est sĂ»rement de quelqu’un. Sa place n’est peut-ĂȘtre pas tout Ă  fait au Louvre. — Elle va bien, la grande-duchesse ? demanda la princesse de Parme Ă  qui la tante du tsar Ă©tait infiniment plus familiĂšre que le modĂšle de Manet. — Oui, nous avons parlĂ© de vous. Au fond, reprit la duchesse, qui tenait Ă  son idĂ©e, la vĂ©ritĂ© c’est que, comme dit mon beau-frĂšre PalamĂšde, l’on a entre soi et chaque personne le mur d’une langue Ă©trangĂšre. Du reste je reconnais que ce n’est exact de personne autant que de Gilbert. Si cela vous amuse d’aller chez les IĂ©na, vous avez trop d’esprit pour faire dĂ©pendre vos actes de ce que peut penser ce pauvre homme, qui est une chĂšre crĂ©ature innocente, mais enfin qui a des idĂ©es de l’autre monde. Je me sens plus rapprochĂ©e, plus consanguine de mon cocher, de mes chevaux, que de cet homme qui se rĂ©fĂšre tout le temps Ă  ce qu’on aurait pensĂ© sous Philippe le Hardi ou sous Louis le Gros. Songez que, quand il se promĂšne dans la campagne, il Ă©carte les paysans d’un air bonasse, avec sa canne, en disant Allez, manants ! » Je suis au fond aussi Ă©tonnĂ©e quand il me parle que si je m’entendais adresser la parole par les gisants » des anciens tombeaux gothiques. Cette pierre vivante a beau ĂȘtre mon cousin, elle me fait peur et je n’ai qu’une idĂ©e, c’est de la laisser dans son moyen Ăąge. À part ça, je reconnais qu’il n’a jamais assassinĂ© personne. — Je viens justement de dĂźner avec lui chez Mme de Villeparisis, dit le gĂ©nĂ©ral, mais sans sourire ni adhĂ©rer aux plaisanteries de la duchesse. — Est-ce que M. de Norpois Ă©tait lĂ , demanda le prince Von, qui pensait toujours Ă  l’AcadĂ©mie des Sciences morales. — Oui, dit le gĂ©nĂ©ral. Il a mĂȘme parlĂ© de votre empereur. — Il paraĂźt que l’empereur Guillaume est trĂšs intelligent, mais il n’aime pas la peinture d’Elstir. Je ne dis du reste pas cela contre lui, rĂ©pondit la duchesse, je partage sa maniĂšre de voir. Quoique Elstir ait fait un beau portrait de moi. Ah ! vous ne le connaissez pas ? Ce n’est pas ressemblant mais c’est curieux. Il est intĂ©ressant pendant les poses. Il m’a fait comme une espĂšce de vieillarde. Cela imite les RĂ©gentes de l’hĂŽpital de Hals. Je pense que vous connaissez ces sublimitĂ©s, pour prendre une expression chĂšre Ă  mon neveu, dit en se tournant vers moi la duchesse qui faisait battre lĂ©gĂšrement son Ă©ventail de plumes noires. Plus que droite sur sa chaise, elle rejetait noblement sa tĂȘte en arriĂšre, car tout en Ă©tant toujours grande dame, elle jouait un petit peu Ă  la grande dame. Je dis que j’étais allĂ© autrefois Ă  Amsterdam et Ă  La Haye, mais que, pour ne pas tout mĂȘler, comme mon temps Ă©tait limitĂ©, j’avais laissĂ© de cĂŽtĂ© Haarlem. — Ah ! La Haye, quel musĂ©e ! s’écria M. de Guermantes. Je lui dis qu’il y avait sans doute admirĂ© la Vue de Delft de Vermeer. Mais le duc Ă©tait moins instruit qu’orgueilleux. Aussi se contenta-t-il de me rĂ©pondre d’un air de suffisance, comme chaque fois qu’on lui parlait d’une Ɠuvre d’un musĂ©e, ou bien du Salon, et qu’il ne se rappelait pas Si c’est Ă  voir, je l’ai vu ! » — Comment ! vous avez fait le voyage de Hollande et vous n’ĂȘtes pas allĂ© Ă  Haarlem ? s’écria la duchesse. Mais quand mĂȘme vous n’auriez eu qu’un quart d’heure c’est une chose extraordinaire Ă  avoir vue que les Hals. Je dirais volontiers que quelqu’un qui ne pourrait les voir que du haut d’une impĂ©riale de tramway sans s’arrĂȘter, s’ils Ă©taient exposĂ©s dehors, devrait ouvrir les yeux tout grands. Cette parole me choqua comme mĂ©connaissant la façon dont se forment en nous les impressions artistiques, et parce qu’elle semblait impliquer que notre Ɠil est dans ce cas un simple appareil enregistreur qui prend des instantanĂ©s. M. de Guermantes, heureux qu’elle me parlĂąt avec une telle compĂ©tence des sujets qui m’intĂ©ressaient, regardait la prestance cĂ©lĂšbre de sa femme, Ă©coutait ce qu’elle disait de Frans Hals et pensait Elle est ferrĂ©e Ă  glace sur tout. Mon jeune invitĂ© peut se dire qu’il a devant lui une grande dame d’autrefois dans toute l’acception du mot, et comme il n’y en a pas aujourd’hui une deuxiĂšme. » Tels je les voyais tous deux, retirĂ©s de ce nom de Guermantes dans lequel, jadis, je les imaginais menant une inconcevable vie, maintenant pareils aux autres hommes et aux autres femmes, retardant seulement un peu sur leurs contemporains, mais inĂ©galement, comme tant de mĂ©nages du faubourg Saint-Germain oĂč la femme a eu l’art de s’arrĂȘter Ă  l’ñge d’or, l’homme, la mauvaise chance de descendre Ă  l’ñge ingrat du passĂ©, l’une restant encore Louis XV quand le mari est pompeusement Louis-Philippe. Que Mme de Guermantes fĂ»t pareille aux autres femmes, ç’avait Ă©tĂ© pour moi d’abord une dĂ©ception, c’était presque, par rĂ©action, et tant de bons vins aidant, un Ă©merveillement. Un Don Juan d’Autriche, une Isabelle d’Este, situĂ©s pour nous dans le monde des noms, communiquent aussi peu avec la grande histoire que le cĂŽtĂ© de MĂ©sĂ©glise avec le cĂŽtĂ© de Guermantes. Isabelle d’Este fut sans doute, dans la rĂ©alitĂ©, une fort petite princesse, semblable Ă  celles qui sous Louis XIV n’obtenaient aucun rang particulier Ă  la cour. Mais, nous semblant d’une essence unique et, par suite, incomparable, nous ne pouvons la concevoir d’une moindre grandeur, de sorte qu’un souper avec Louis XIV nous paraĂźtrait seulement offrir quelque intĂ©rĂȘt, tandis qu’en Isabelle d’Este nous nous trouverions, par une rencontre, voir de nos yeux une surnaturelle hĂ©roĂŻne de roman. Or, aprĂšs avoir, en Ă©tudiant Isabelle d’Este, en la transplantant patiemment de ce monde fĂ©erique dans celui de l’histoire, constatĂ© que sa vie, sa pensĂ©e, ne contenaient rien de cette Ă©trangetĂ© mystĂ©rieuse que nous avait suggĂ©rĂ©e son nom, une fois cette dĂ©ception consommĂ©e, nous savons un grĂ© infini Ă  cette princesse d’avoir eu, de la peinture de Mantegna, des connaissances presque Ă©gales Ă  celles, jusque-lĂ  mĂ©prisĂ©es par nous et mises, comme eĂ»t dit Françoise, plus bas que terre », de M. Lafenestre. AprĂšs avoir gravi les hauteurs inaccessibles du nom de Guermantes, en descendant le versant interne de la vie de la duchesse, j’éprouvais Ă  y trouver les noms, familiers ailleurs, de Victor Hugo, de Frans Hals et, hĂ©las, de Vibert, le mĂȘme Ă©tonnement qu’un voyageur, aprĂšs avoir tenu compte, pour imaginer la singularitĂ© des mƓurs dans un vallon sauvage de l’AmĂ©rique Centrale ou de l’Afrique du Nord, de l’éloignement gĂ©ographique, de l’étrangetĂ© des dĂ©nominations de la flore, Ă©prouve Ă  dĂ©couvrir, une fois traversĂ© un rideau d’aloĂšs gĂ©ants ou de mancenilliers, des habitants qui parfois mĂȘme devant les ruines d’un théùtre romain et d’une colonne dĂ©diĂ©e Ă  VĂ©nus sont en train de lire MĂ©rope ou Alzire. Et si loin, si Ă  l’écart, si au-dessus des bourgeoises instruites que j’avais connues, la culture similaire par laquelle Mme de Guermantes s’était efforcĂ©e, sans intĂ©rĂȘt, sans raison d’ambition, de descendre au niveau de celles qu’elle ne connaĂźtrait jamais, avait le caractĂšre mĂ©ritoire, presque touchant Ă  force d’ĂȘtre inutilisable, d’une Ă©rudition en matiĂšre d’antiquitĂ©s phĂ©niciennes chez un homme politique ou un mĂ©decin. J’en aurais pu vous montrer un trĂšs beau, me dit aimablement Mme de Guermantes en me parlant de Hals, le plus beau, prĂ©tendent certaines personnes, et que j’ai hĂ©ritĂ© d’un cousin allemand. Malheureusement il s’est trouvĂ© fieffĂ© » dans le chĂąteau ; vous ne connaissiez pas cette expression ? moi non plus, » ajouta-t-elle par ce goĂ»t qu’elle avait de faire des plaisanteries par lesquelles elle se croyait moderne sur les coutumes anciennes, mais auxquelles elle Ă©tait inconsciemment et Ăąprement attachĂ©e. Je suis contente que vous ayez vu mes Elstir, mais j’avoue que je l’aurais Ă©tĂ© encore bien plus, si j’avais pu vous faire les honneurs de mon Hals, de ce tableau fieffĂ© ». — Je le connais, dit le prince Von, c’est celui du grand-duc de Hesse. — Justement, son frĂšre avait Ă©pousĂ© ma sƓur, dit M. de Guermantes, et d’ailleurs sa mĂšre Ă©tait cousine germaine de la mĂšre d’Oriane. — Mais en ce qui concerne M. Elstir, ajouta le prince, je me permettrai de dire que, sans avoir d’opinion sur ses Ɠuvres, que je ne connais pas, la haine dont le poursuit l’empereur ne me paraĂźt pas devoir ĂȘtre retenue contre lui. L’empereur est d’une merveilleuse intelligence. — Oui, j’ai dĂźnĂ© deux fois avec lui, une fois chez ma tante Sagan, une fois chez ma tante Radziwill, et je dois dire que je l’ai trouvĂ© curieux. Je ne l’ai pas trouvĂ© simple ! Mais il a quelque chose d’amusant, d’ obtenu », dit-elle en dĂ©tachant le mot, comme un Ɠillet vert, c’est-Ă -dire une chose qui m’étonne et ne me plaĂźt pas infiniment, une chose qu’il est Ă©tonnant qu’on ait pu faire, mais que je trouve qu’on aurait fait aussi bien de ne pas pouvoir. J’espĂšre que je ne vous choque » pas ? — L’empereur est d’une intelligence inouĂŻe, reprit le prince, il aime passionnĂ©ment les arts ; il a sur les Ɠuvres d’art un goĂ»t en quelque sorte infaillible, il ne se trompe jamais ; si quelque chose est beau, il le reconnaĂźt tout de suite, il le prend en haine. S’il dĂ©teste quelque chose, il n’y a aucun doute Ă  avoir, c’est que c’est excellent. Tout le monde sourit. — Vous me rassurez, dit la princesse. — Je comparerai volontiers l’empereur, reprit le prince qui, ne sachant pas prononcer le mot archĂ©ologue c’est-Ă -dire comme si c’était Ă©crit kĂ©ologue, ne perdait jamais une occasion de s’en servir, Ă  un vieil archĂ©ologue et le prince dit arshĂ©ologue que nous avons Ă  Berlin. Devant les anciens monuments assyriens le vieil arshĂ©ologue pleure. Mais si c’est du moderne truquĂ©, si ce n’est pas vraiment ancien, il ne pleure pas. Alors, quand on veut savoir si une piĂšce arshĂ©ologique est vraiment ancienne, on la porte au vieil arshĂ©ologue. S’il pleure, on achĂšte la piĂšce pour le musĂ©e. Si ses yeux restent secs, on la renvoie au marchand et on le poursuit pour faux. Eh bien, chaque fois que je dĂźne Ă  Potsdam, toutes les piĂšces dont l’empereur me dit Prince, il faut que vous voyiez cela, c’est plein de gĂ©nialitĂ© », j’en prends note pour me garder d’y aller, et quand je l’entends fulminer contre une exposition, dĂšs que cela m’est possible j’y cours. — Est-ce que Norpois n’est pas pour un rapprochement anglo-français ? dit M. de Guermantes. — À quoi ça vous servirait ? demanda d’un air Ă  la fois irritĂ© et finaud le prince Von qui ne pouvait pas souffrir les Anglais. Ils sont tellement pĂȘtes. Je sais bien que ce n’est pas comme militaires qu’ils vous aideraient. Mais on peut tout de mĂȘme les juger sur la stupiditĂ© de leurs gĂ©nĂ©raux. Un de mes amis a causĂ© rĂ©cemment avec Botha, vous savez, le chef boer. Il lui disait C’est effrayant une armĂ©e comme ça. J’aime, d’ailleurs, plutĂŽt les Anglais, mais enfin pensez que moi, qui ne suis qu’un paysan, je les ai rossĂ©s dans toutes les batailles. Et Ă  la derniĂšre, comme je succombais sous un nombre d’ennemis vingt fois supĂ©rieur, tout en me rendant parce que j’y Ă©tais obligĂ©, j’ai encore trouvĂ© le moyen de faire deux mille prisonniers ! Ç’a Ă©tĂ© bien parce que je n’étais qu’un chef de paysans, mais si jamais ces imbĂ©ciles-lĂ  avaient Ă  se mesurer avec une vraie armĂ©e europĂ©enne, on tremble pour eux de penser Ă  ce qui arriverait ! Du reste, vous n’avez qu’à voir que leur roi, que vous connaissez comme moi, passe pour un grand homme en Angleterre. » J’écoutais Ă  peine ces histoires, du genre de celles que M. de Norpois racontait Ă  mon pĂšre ; elles ne fournissaient aucun aliment aux rĂȘveries que j’aimais ; et d’ailleurs, eussent-elles possĂ©dĂ© ceux dont elles Ă©taient dĂ©pourvues, qu’il les eĂ»t fallu d’une qualitĂ© bien excitante pour que ma vie intĂ©rieure pĂ»t se rĂ©veiller durant ces heures mondaines oĂč j’habitais mon Ă©piderme, mes cheveux bien coiffĂ©s, mon plastron de chemise, c’est-Ă -dire oĂč je ne pouvais rien Ă©prouver de ce qui Ă©tait pour moi dans la vie le plaisir. — Ah ! je ne suis pas de votre avis, dit Mme de Guermantes, qui trouvait que le prince allemand manquait de tact, je trouve le roi Édouard charmant, si simple, et bien plus fin qu’on ne croit. Et la reine est, mĂȘme encore maintenant, ce que je connais de plus beau au monde. — Mais, madame la duchesse, dit le prince irritĂ© et qui ne s’apercevait pas qu’il dĂ©plaisait, cependant si le prince de Galles avait Ă©tĂ© un simple particulier, il n’y a pas un cercle qui ne l’aurait rayĂ© et personne n’aurait consenti Ă  lui serrer la main. La reine est ravissante, excessivement douce et bornĂ©e. Mais enfin il y a quelque chose de choquant dans ce couple royal qui est littĂ©ralement entretenu par ses sujets, qui se fait payer par les gros financiers juifs toutes les dĂ©penses que lui devrait faire, et les nomme baronnets en Ă©change. C’est comme le prince de Bulgarie
 — C’est notre cousin, dit la duchesse, il a de l’esprit. — C’est le mien aussi, dit le prince, mais nous ne pensons pas pour cela que ce soit un brave homme. Non, c’est de nous qu’il faudrait vous rapprocher, c’est le plus grand dĂ©sir de l’empereur, mais il veut que ça vienne du cƓur ; il dit ce que je veux c’est une poignĂ©e de mains, ce n’est pas un coup de chapeau ! Ainsi vous seriez invincibles. Ce serait plus pratique que le rapprochement anglo-français que prĂȘche M. de Norpois. — Vous le connaissez, je sais, me dit la duchesse de Guermantes pour ne pas me laisser en dehors de la conversation. Me rappelant que M. de Norpois avait dit que j’avais eu l’air de vouloir lui baiser la main, pensant qu’il avait sans doute racontĂ© cette histoire Ă  Mme de Guermantes et, en tout cas, n’avait pu lui parler de moi que mĂ©chamment, puisque, malgrĂ© son amitiĂ© avec mon pĂšre, il n’avait pas hĂ©sitĂ© Ă  me rendre si ridicule, je ne fis pas ce qu’eĂ»t fait un homme du monde. Il aurait dit qu’il dĂ©testait M. de Norpois et le lui avait fait sentir ; il l’aurait dit pour avoir l’air d’ĂȘtre la cause volontaire des mĂ©disances de l’ambassadeur, qui n’eussent plus Ă©tĂ© que des reprĂ©sailles mensongĂšres et intĂ©ressĂ©es. Je dis, au contraire, qu’à mon grand regret, je croyais que M. de Norpois ne m’aimait pas. Vous vous trompez bien, me rĂ©pondit Mme de Guermantes. Il vous aime beaucoup. Vous pouvez demander Ă  Basin, si on me fait la rĂ©putation d’ĂȘtre trop aimable, lui ne l’est pas. Il vous dira que nous n’avons jamais entendu parler Norpois de quelqu’un aussi gentiment que de vous. Et il a derniĂšrement voulu vous faire donner au ministĂšre une situation charmante. Comme il a su que vous Ă©tiez souffrant et ne pourriez pas l’accepter, il a eu la dĂ©licatesse de ne pas mĂȘme parler de sa bonne intention Ă  votre pĂšre qu’il apprĂ©cie infiniment. » M. de Norpois Ă©tait bien la derniĂšre personne de qui j’eusse attendu un bon office. La vĂ©ritĂ© est qu’étant moqueur et mĂȘme assez malveillant, ceux qui s’étaient laissĂ© prendre comme moi Ă  ses apparences de saint Louis rendant la justice sous un chĂȘne, aux sons de voix facilement apitoyĂ©s qui sortaient de sa bouche un peu trop harmonieuse, croyaient Ă  une vĂ©ritable perfidie quand ils apprenaient une mĂ©disance Ă  leur Ă©gard venant d’un homme qui avait semblĂ© mettre son cƓur dans ses paroles. Ces mĂ©disances Ă©taient assez frĂ©quentes chez lui. Mais cela ne l’empĂȘchait pas d’avoir des sympathies, de louer ceux qu’il aimait et d’avoir plaisir Ă  se montrer serviable pour eux. Cela ne m’étonne du reste pas qu’il vous apprĂ©cie, me dit Mme de Guermantes, il est intelligent. Et je comprends trĂšs bien, ajouta-t-elle pour les autres, et faisant allusion Ă  un projet de mariage que j’ignorais, que ma tante, qui ne l’amuse pas dĂ©jĂ  beaucoup comme vieille maĂźtresse, lui paraisse inutile comme nouvelle Ă©pouse. D’autant plus que je crois que, mĂȘme maĂźtresse, elle ne l’est plus depuis longtemps, elle est plus confite en dĂ©votion. Booz-Norpois peut dire comme dans les vers de Victor Hugo VoilĂ  longtemps que celle avec qui j’ai dormi, ĂŽ Seigneur, a quittĂ© ma couche pour la vĂŽtre ! » Vraiment, ma pauvre tante est comme ces artistes d’avant-garde, qui ont tapĂ© toute leur vie contre l’AcadĂ©mie et qui, sur le tard, fondent leur petite acadĂ©mie Ă  eux ; ou bien les dĂ©froquĂ©s qui se refabriquent une religion personnelle. Alors, autant valait garder l’habit, ou ne pas se coller. Et qui sait, ajouta la duchesse d’un air rĂȘveur, c’est peut-ĂȘtre en prĂ©vision du veuvage. Il n’y a rien de plus triste que les deuils qu’on ne peut pas porter. » — Ah ! si Mme de Villeparisis devenait Mme de Norpois, je crois que notre cousin Gilbert en ferait une maladie, dit le gĂ©nĂ©ral de Saint-Joseph. — Le prince de Guermantes est charmant, mais il est, en effet, trĂšs attachĂ© aux questions de naissance et d’étiquette, dit la princesse de Parme. J’ai Ă©tĂ© passer deux jours chez lui Ă  la campagne pendant que malheureusement la princesse Ă©tait malade. J’étais accompagnĂ©e de Petite c’était un surnom qu’on donnait Ă  Mme d’Hunolstein parce qu’elle Ă©tait Ă©norme. Le prince est venu m’attendre au bas du perron, m’a offert le bras et a fait semblant de ne pas voir Petite. Nous sommes montĂ©s au premier jusqu’à l’entrĂ©e des salons et alors lĂ , en s’écartant pour me laisser passer, il a dit Ah ! bonjour, madame d’Hunolstein » il ne l’appelle jamais que comme cela, depuis sa sĂ©paration, en feignant d’apercevoir seulement alors Petite, afin de montrer qu’il n’avait pas Ă  venir la saluer en bas. — Cela ne m’étonne pas du tout. Je n’ai pas besoin de vous dire, dit le duc qui se croyait extrĂȘmement moderne, contempteur plus que quiconque de la naissance, et mĂȘme rĂ©publicain, que je n’ai pas beaucoup d’idĂ©es communes avec mon cousin. Madame peut se douter que nous nous entendons Ă  peu prĂšs sur toutes choses comme le jour avec la nuit. Mais je dois dire que si ma tante Ă©pousait Norpois, pour une fois je serais de l’avis de Gilbert. Être la fille de Florimond de Guise et faire un tel mariage, ce serait, comme on dit, Ă  faire rire les poules, que voulez-vous que je vous dise ? Ces derniers mots, que le duc prononçait gĂ©nĂ©ralement au milieu d’une phrase, Ă©taient lĂ  tout Ă  fait inutiles. Mais il avait un besoin perpĂ©tuel de les dire, qui les lui faisait rejeter Ă  la fin d’une pĂ©riode s’ils n’avaient pas trouvĂ© de place ailleurs. C’était pour lui, entre autre choses, comme une question de mĂ©trique. Notez, ajouta-t-il, que les Norpois sont de braves gentilshommes de bon lieu, de bonne souche. » — Écoutez, Basin ce n’est pas la peine de se moquer de Gilbert pour parler comme lui, dit Mme de Guermantes pour qui la bontĂ© » d’une naissance, non moins que celle d’un vin, consistait exactement, comme pour le prince et pour le duc de Guermantes, dans son anciennetĂ©. Mais moins franche que son cousin et plus fine que son mari, elle tenait Ă  ne pas dĂ©mentir en causant l’esprit des Guermantes et mĂ©prisait le rang dans ses paroles quitte Ă  l’honorer par ses actions. Mais est-ce que vous n’ĂȘtes mĂȘme pas un peu cousins ? demanda le gĂ©nĂ©ral de Saint-Joseph. Il me semble que Norpois avait Ă©pousĂ© une La Rochefoucauld. » — Pas du tout de cette maniĂšre-lĂ , elle Ă©tait de la branche des ducs de La Rochefoucauld, ma grand’mĂšre est des ducs de Doudeauville. C’est la propre grand’mĂšre d’Édouard Coco, l’homme le plus sage de la famille, rĂ©pondit le duc qui avait, sur la sagesse, des vues un peu superficielles, et les deux rameaux ne se sont pas rĂ©unis depuis Louis XIV ; ce serait un peu Ă©loignĂ©. — Tiens, c’est intĂ©ressant, je ne le savais pas, dit le gĂ©nĂ©ral. — D’ailleurs, reprit M. de Guermantes, sa mĂšre Ă©tait, je crois, la sƓur du duc de Montmorency et avait Ă©pousĂ© d’abord un La Tour d’Auvergne. Mais comme ces Montmorency sont Ă  peine Montmorency, et que ces La Tour d’Auvergne ne sont pas La Tour d’Auvergne du tout, je ne vois pas que cela lui donne une grande position. Il dit, ce qui serait le plus important, qu’il descend de Saintrailles, et comme nous en descendons en ligne directe
 Il y avait Ă  Combray une rue de Saintrailles Ă  laquelle je n’avais jamais repensĂ©. Elle conduisait de la rue de la Bretonnerie Ă  la rue de l’Oiseau. Et comme Saintrailles, ce compagnon de Jeanne d’Arc, avait en Ă©pousant une Guermantes fait entrer dans cette famille le comtĂ© de Combray, ses armes Ă©cartelaient celles de Guermantes au bas d’un vitrail de Saint-Hilaire. Je revis des marches de grĂšs noirĂątre pendant qu’une modulation ramenait ce nom de Guermantes dans le ton oubliĂ© oĂč je l’entendais jadis, si diffĂ©rent de celui oĂč il signifiait les hĂŽtes aimables chez qui je dĂźnais ce soir. Si le nom de duchesse de Guermantes Ă©tait pour moi un nom collectif, ce n’était pas que dans l’histoire, par l’addition de toutes les femmes qui l’avaient portĂ©, mais aussi au long de ma courte jeunesse qui avait dĂ©jĂ  vu, en cette seule duchesse de Guermantes, tant de femmes diffĂ©rentes se superposer, chacune disparaissant quand la suivante avait pris assez de consistance. Les mots ne changent pas tant de signification pendant des siĂšcles que pour nous les noms dans l’espace de quelques annĂ©es. Notre mĂ©moire et notre cƓur ne sont pas assez grands pour pouvoir ĂȘtre fidĂšles. Nous n’avons pas assez de place, dans notre pensĂ©e actuelle, pour garder les morts Ă  cĂŽtĂ© des vivants. Nous sommes obligĂ©s de construire sur ce qui a prĂ©cĂ©dĂ© et que nous ne retrouvons qu’au hasard d’une fouille, du genre de celle que le nom de Saintrailles venait de pratiquer. Je trouvai inutile d’expliquer tout cela, et mĂȘme, un peu auparavant, j’avais implicitement menti en ne rĂ©pondant pas quand M. de Guermantes m’avait dit Vous ne connaissez pas notre patelin ? » Peut-ĂȘtre savait-il mĂȘme que je le connaissais, et ne fut-ce que par bonne Ă©ducation qu’il n’insista pas. Mme de Guermantes me tira de ma rĂȘverie. Moi, je trouve tout cela assommant. Écoutez, ce n’est pas toujours aussi ennuyeux chez moi. J’espĂšre que vous allez vite revenir dĂźner pour une compensation, sans gĂ©nĂ©alogies cette fois », me dit Ă  mi-voix la duchesse incapable de comprendre le genre de charme que je pouvais trouver chez elle et d’avoir l’humilitĂ© de ne me plaire que comme un herbier, plein de plantes dĂ©modĂ©es. Ce que Mme de Guermantes croyait dĂ©cevoir mon attente Ă©tait, au contraire, ce qui, sur la fin — car le duc et le gĂ©nĂ©ral ne cessĂšrent plus de parler gĂ©nĂ©alogies — sauvait ma soirĂ©e d’une dĂ©ception complĂšte. Comment n’en eussĂ©-je pas Ă©prouvĂ© une jusqu’ici ? Chacun des convives du dĂźner, affublant le nom mystĂ©rieux sous lequel je l’avais seulement connu et rĂȘvĂ© Ă  distance, d’un corps et d’une intelligence pareils ou infĂ©rieurs Ă  ceux de toutes les personnes que je connaissais, m’avait donnĂ© l’impression de plate vulgaritĂ© que peut donner l’entrĂ©e dans le port danois d’Elseneur Ă  tout lecteur enfiĂ©vrĂ© d’Hamlet. Sans doute ces rĂ©gions gĂ©ographiques et ce passĂ© ancien, qui mettaient des futaies et des clochers gothiques dans leur nom, avaient, dans une certaine mesure, formĂ© leur visage, leur esprit et leurs prĂ©jugĂ©s, mais n’y subsistaient que comme la cause dans l’effet, c’est-Ă -dire peut-ĂȘtre possibles Ă  dĂ©gager pour l’intelligence, mais nullement sensibles Ă  l’imagination. Et ces prĂ©jugĂ©s d’autrefois rendirent tout Ă  coup aux amis de M. et Mme de Guermantes leur poĂ©sie perdue. Certes, les notions possĂ©dĂ©es par les nobles et qui font d’eux les lettrĂ©s, les Ă©tymologistes de la langue, non des mots mais des noms et encore seulement relativement Ă  la moyenne ignorante de la bourgeoisie, car si, Ă  mĂ©diocritĂ© Ă©gale, un dĂ©vot sera plus capable de vous rĂ©pondre sur la liturgie qu’un libre penseur, en revanche un archĂ©ologue anticlĂ©rical pourra souvent en remontrer Ă  son curĂ© sur tout ce qui concerne mĂȘme l’église de celui-ci, ces notions, si nous voulons rester dans le vrai, c’est-Ă -dire dans l’esprit, n’avaient mĂȘme pas pour ces grands seigneurs le charme qu’elles auraient eu pour un bourgeois. Ils savaient peut-ĂȘtre mieux que moi que la duchesse de Guise Ă©tait princesse de ClĂšves, d’OrlĂ©ans et de Porcien, etc., mais ils avaient connu, avant mĂȘme tous ces noms, le visage de la duchesse de Guise que, dĂšs lors, ce nom leur reflĂ©tait. J’avais commencĂ© par la fĂ©e, dĂ»t-elle bientĂŽt pĂ©rir ; eux par la femme. Dans les familles bourgeoises on voit parfois naĂźtre des jalousies si la sƓur cadette se marie avant l’aĂźnĂ©e. Tel le monde aristocratique, des Courvoisier surtout, mais aussi des Guermantes, rĂ©duisait sa grandeur nobiliaire Ă  de simples supĂ©rioritĂ©s domestiques, en vertu d’un enfantillage que j’avais connu d’abord c’était pour moi son seul charme dans les livres. Tallemant des RĂ©aux n’a-t-il pas l’air de parler des Guermantes au lieu des Rohan, quand il raconte avec une Ă©vidente satisfaction que M. de GuĂ©mĂ©nĂ© criait Ă  son frĂšre Tu peux entrer ici, ce n’est pas le Louvre ! » et disait du chevalier de Rohan parce qu’il Ă©tait fils naturel du duc de Clermont Lui, du moins, il est prince ! » La seule chose qui me fĂźt de la peine dans cette conversation, c’est de voir que les absurdes histoires touchant le charmant grand-duc hĂ©ritier de Luxembourg trouvaient crĂ©ance dans ce salon aussi bien qu’auprĂšs des camarades de Saint-Loup. DĂ©cidĂ©ment c’était une Ă©pidĂ©mie, qui ne durerait peut-ĂȘtre que deux ans, mais qui s’étendait Ă  tous. On reprit les mĂȘmes faux rĂ©cits, on en ajouta d’autres. Je compris que la princesse de Luxembourg elle-mĂȘme, en ayant l’air de dĂ©fendre son neveu, fournissait des armes pour l’attaquer. Vous avez tort de le dĂ©fendre, me dit M. de Guermantes comme avait fait Saint-Loup. Tenez, laissons mĂȘme l’opinion de nos parents, qui est unanime, parlez de lui Ă  ses domestiques, qui sont au fond les gens qui nous connaissent le mieux. M. de Luxembourg avait donnĂ© son petit nĂšgre Ă  son neveu. Le nĂšgre est revenu en pleurant Grand-duc battu moi, moi pas canaille, grand-duc mĂ©chant, c’est Ă©patant. » Et je peux en parler sciemment, c’est un cousin Ă  Oriane. » Je ne peux, du reste, pas dire combien de fois pendant cette soirĂ©e j’entendis les mots de cousin et cousine. D’une part, M. de Guermantes, presque Ă  chaque nom qu’on prononçait, s’écriait Mais c’est un cousin d’Oriane ! » avec la mĂȘme joie qu’un homme qui, perdu dans une forĂȘt, lit au bout de deux flĂšches, disposĂ©es en sens contraire sur une plaque indicatrice et suivies d’un chiffre fort petit de kilomĂštres BelvĂ©dĂšre Casimir-Perier » et Croix du Grand-Veneur », et comprend par lĂ  qu’il est dans le bon chemin. D’autre part, ces mots cousin et cousine Ă©taient employĂ©s dans une intention tout autre qui faisait ici exception par l’ambassadrice de Turquie, laquelle Ă©tait venue aprĂšs le dĂźner. DĂ©vorĂ©e d’ambition mondaine et douĂ©e d’une rĂ©elle intelligence assimilatrice, elle apprenait avec la mĂȘme facilitĂ© l’histoire de la retraite des Dix mille ou la perversion sexuelle chez les oiseaux. Il aurait Ă©tĂ© impossible de la prendre en faute sur les plus rĂ©cents travaux allemands, qu’ils traitassent d’économie politique, des vĂ©sanies, des diverses formes de l’onanisme, ou de la philosophie d’Épicure. C’était du reste une femme dangereuse Ă  Ă©couter, car, perpĂ©tuellement dans l’erreur, elle vous dĂ©signait comme des femmes ultra-lĂ©gĂšres d’irrĂ©prochables vertus, vous mettait en garde contre un monsieur animĂ© des intentions les plus pures, et racontait de ces histoires qui semblent sortir d’un livre, non Ă  cause de leur sĂ©rieux, mais de leur invraisemblance. Elle Ă©tait, Ă  cette Ă©poque, peu reçue. Elle frĂ©quentait quelques semaines des femmes tout Ă  fait brillantes comme la duchesse de Guermantes, mais, en gĂ©nĂ©ral, en Ă©tait restĂ©e, par force, pour les familles trĂšs nobles, Ă  des rameaux obscurs que les Guermantes ne frĂ©quentaient plus. Elle espĂ©rait avoir l’air tout Ă  fait du monde en citant les plus grands noms de gens peu reçus qui Ă©taient ses amis. AussitĂŽt M. de Guermantes, croyant qu’il s’agissait de gens qui dĂźnaient souvent chez lui, frĂ©missait joyeusement de se retrouver en pays de connaissance et poussait un cri de ralliement Mais c’est un cousin d’Oriane ! Je le connais comme ma poche. Il demeure rue Vaneau. Sa mĂšre Ă©tait Mlle d’UzĂšs. » L’ambassadrice Ă©tait obligĂ©e d’avouer que son exemple Ă©tait tirĂ© d’animaux plus petits. Elle tĂąchait de rattacher ses amis Ă  ceux de M. de Guermantes en rattrapant celui-ci de biais Je sais trĂšs bien qui vous voulez dire. Non, ce n’est pas ceux-lĂ , ce sont des cousins. » Mais cette phrase de reflux jetĂ©e par la pauvre ambassadrice expirait bien vite. Car M. de Guermantes, dĂ©sappointĂ© Ah ! alors, je ne vois pas qui vous voulez dire. » L’ambassadrice ne rĂ©pliquait rien, car si elle ne connaissait jamais que les cousins » de ceux qu’il aurait fallu, bien souvent ces cousins n’étaient mĂȘme pas parents. Puis, de la part de M. de Guermantes, c’était un flux nouveau de Mais c’est une cousine d’Oriane », mots qui semblaient avoir pour M. de Guermantes, dans chacune de ses phrases, la mĂȘme utilitĂ© que certaines Ă©pithĂštes commodes aux poĂštes latins, parce qu’elles leur fournissaient pour leurs hexamĂštres un dactyle ou un spondĂ©e. Du moins l’explosion de Mais c’est une cousine d’Oriane » me parut-elle toute naturelle appliquĂ©e Ă  la princesse de Guermantes, laquelle Ă©tait en effet fort proche parente de la duchesse. L’ambassadrice n’avait pas l’air d’aimer cette princesse. Elle me dit tout bas Elle est stupide. Mais non, elle n’est pas si belle. C’est une rĂ©putation usurpĂ©e. Du reste, ajouta-t-elle d’un air Ă  la fois rĂ©flĂ©chi, rĂ©pulsif et dĂ©cidĂ©, elle m’est fortement antipathique. » Mais souvent le cousinage s’étendait beaucoup plus loin, Mme de Guermantes se faisant un devoir de dire ma tante » Ă  des personnes avec qui on ne lui eĂ»t pas trouvĂ© un ancĂȘtre commun sans remonter au moins jusqu’à Louis XV, tout aussi bien que, chaque fois que le malheur des temps faisait qu’une milliardaire Ă©pousait quelque prince dont le trisaĂŻeul avait Ă©pousĂ©, comme celui de Mme de Guermantes, une fille de Louvois, une des joies de l’AmĂ©ricaine Ă©tait de pouvoir, dĂšs une premiĂšre visite Ă  l’hĂŽtel de Guermantes, oĂč elle Ă©tait d’ailleurs plus ou moins mal reçue et plus ou moins bien Ă©pluchĂ©e, dire ma tante » Ă  Mme de Guermantes, qui la laissait faire avec un sourire maternel. Mais peu m’importait ce qu’était la naissance » pour M. de Guermantes et M. de Beauserfeuil ; dans les conversations qu’ils avaient Ă  ce sujet, je ne cherchais qu’un plaisir poĂ©tique. Sans le connaĂźtre eux-mĂȘmes, ils me le procuraient comme eussent fait des laboureurs ou des matelots parlant de culture et de marĂ©es, rĂ©alitĂ©s trop peu dĂ©tachĂ©es d’eux-mĂȘmes pour qu’ils puissent y goĂ»ter la beautĂ© que personnellement je me chargeais d’en extraire. Parfois, plus que d’une race, c’était d’un fait particulier, d’une date, que faisait souvenir un nom. En entendant M. de Guermantes rappeler que la mĂšre de M. de BrĂ©autĂ© Ă©tait Choiseul et sa grand’mĂšre Lucinge, je crus voir, sous la chemise banale aux simples boutons de perle, saigner dans deux globes de cristal ces augustes reliques le cƓur de Mme de Praslin et du duc de Berri ; d’autres Ă©taient plus voluptueuses, les fins et longs cheveux de Mme Tallien ou de Mme de Sabran. Plus instruit que sa femme de ce qu’avaient Ă©tĂ© leurs ancĂȘtres, M. de Guermantes se trouvait possĂ©der des souvenirs qui donnaient Ă  sa conversation un bel air d’ancienne demeure dĂ©pourvue de chefs-d’Ɠuvre vĂ©ritables, mais pleine de tableaux authentiques, mĂ©diocres et majestueux, dont l’ensemble a grand air. Le prince d’Agrigente ayant demandĂ© pourquoi le prince X
 avait dit, en parlant du duc d’Aumale, mon oncle », M. de Guermantes rĂ©pondit Parce que le frĂšre de sa mĂšre, le duc de Wurtemberg, avait Ă©pousĂ© une fille de Louis-Philippe. » Alors je contemplai toute une chĂąsse, pareille Ă  celles que peignaient Carpaccio ou Memling, depuis le premier compartiment oĂč la princesse, aux fĂȘtes des noces de son frĂšre le duc d’OrlĂ©ans, apparaissait habillĂ©e d’une simple robe de jardin pour tĂ©moigner de sa mauvaise humeur d’avoir vu repousser ses ambassadeurs qui Ă©taient allĂ©s demander pour elle la main du prince de Syracuse, jusqu’au dernier oĂč elle vient d’accoucher d’un garçon, le duc de Wurtemberg le propre oncle du prince avec lequel je venais de dĂźner, dans ce chĂąteau de Fantaisie, un de ces lieux aussi aristocratiques que certaines familles. Eux aussi, durant au delĂ  d’une gĂ©nĂ©ration, voient se rattacher Ă  eux plus d’une personnalitĂ© historique. Dans celui-lĂ  notamment vivent cĂŽte Ă  cĂŽte les souvenirs de la margrave de Bayreuth, de cette autre princesse un peu fantasque la sƓur du duc d’OrlĂ©ans Ă  qui on disait que le nom du chĂąteau de son Ă©poux plaisait, du roi de BaviĂšre, et enfin du prince X
, dont il Ă©tait prĂ©cisĂ©ment l’adresse Ă  laquelle il venait de demander au duc de Guermantes de lui Ă©crire, car il en avait hĂ©ritĂ© et ne le louait que pendant les reprĂ©sentations de Wagner, au prince de Polignac, autre fantaisiste » dĂ©licieux. Quand M. de Guermantes, pour expliquer comment il Ă©tait parent de Mme d’Arpajon, Ă©tait obligĂ©, si loin et si simplement, de remonter, par la chaĂźne et les mains unies de trois ou de cinq aĂŻeules, Ă  Marie-Louise ou Ă  Colbert, c’était encore la mĂȘme chose dans tous ces cas un grand Ă©vĂ©nement historique n’apparaissait au passage que masquĂ©, dĂ©naturĂ©, restreint, dans le nom d’une propriĂ©tĂ©, dans les prĂ©noms d’une femme, choisis tels parce qu’elle est la petite-fille de Louis-Philippe et Marie-AmĂ©lie considĂ©rĂ©s non plus comme roi et reine de France, mais seulement dans la mesure oĂč, en tant que grands-parents, ils laissĂšrent un hĂ©ritage. On voit, pour d’autres raisons, dans un dictionnaire de l’Ɠuvre de Balzac oĂč les personnages les plus illustres ne figurent que selon leurs rapports avec la ComĂ©die humaine, NapolĂ©on tenir une place bien moindre que Rastignac et la tenir seulement parce qu’il a parlĂ© aux demoiselles de Cinq-Cygne. Telle l’aristocratie, en sa construction lourde, percĂ©e de rares fenĂȘtres, laissant entrer peu de jour, montrant le mĂȘme manque d’envolĂ©e, mais aussi la mĂȘme puissance massive et aveuglĂ©e que l’architecture romane, enferme toute l’histoire, l’emmure, la renfrogne. Ainsi les espaces de ma mĂ©moire se couvraient peu Ă  peu de noms qui, en s’ordonnant, en se composant les uns relativement aux autres, en nouant entre eux des rapports de plus en plus nombreux, imitaient ces Ɠuvres d’art achevĂ©es oĂč il n’y a pas une seule touche qui soit isolĂ©e, oĂč chaque partie tour Ă  tour reçoit des autres sa raison d’ĂȘtre comme elle leur impose la sienne. Le nom de M. de Luxembourg Ă©tant revenu sur le tapis, l’ambassadrice de Turquie raconta que le grand-pĂšre de la jeune femme celui qui avait cette immense fortune venue des farines et des pĂątes ayant invitĂ© M. de Luxembourg Ă  dĂ©jeuner, celui-ci avait refusĂ© en faisant mettre sur l’enveloppe M. de ***, meunier », Ă  quoi le grand-pĂšre avait rĂ©pondu Je suis d’autant plus dĂ©solĂ© que vous n’ayez pas pu venir, mon cher ami, que j’aurais pu jouir de vous dans l’intimitĂ©, car nous Ă©tions dans l’intimitĂ©, nous Ă©tions en petit comitĂ© et il n’y aurait eu au repas que le meunier, son fils et vous. » Cette histoire Ă©tait non seulement odieuse pour moi, qui savais l’impossibilitĂ© morale que mon cher M. de Nassau Ă©crivĂźt au grand-pĂšre de sa femme duquel du reste il savait devoir hĂ©riter en le qualifiant de meunier » ; mais encore la stupiditĂ© Ă©clatait dĂšs les premiers mots, l’appellation de meunier Ă©tant trop Ă©videmment placĂ©e pour amener le titre de la fable de La Fontaine. Mais il y a dans le faubourg Saint-Germain une niaiserie telle, quand la malveillance l’aggrave, que chacun trouva que c’était envoyĂ© et que le grand-pĂšre, dont tout le monde dĂ©clara aussitĂŽt de confiance que c’était un homme remarquable, avait montrĂ© plus d’esprit que son petit-gendre. Le duc de ChĂątellerault voulut profiter de cette histoire pour raconter celle que j’avais entendue au cafĂ© Tout le monde se couchait », mais dĂšs les premiers mots et quand il eut dit la prĂ©tention de M. de Luxembourg que, devant sa femme, M. de Guermantes se levĂąt, la duchesse l’arrĂȘta et protesta Non, il est bien ridicule, mais tout de mĂȘme pas Ă  ce point. » J’étais intimement persuadĂ© que toutes les histoires relatives Ă  M. de Luxembourg Ă©taient pareillement fausses et que, chaque fois que je me trouverais en prĂ©sence d’un des acteurs ou des tĂ©moins, j’entendrais le mĂȘme dĂ©menti. Je me demandai cependant si celui de Mme de Guermantes Ă©tait dĂ» au souci de la vĂ©ritĂ© ou Ă  l’amour-propre. En tout cas, ce dernier cĂ©da devant la malveillance, car elle ajouta en riant Du reste, j’ai eu ma petite avanie aussi, car il m’a invitĂ©e Ă  goĂ»ter, dĂ©sirant me faire connaĂźtre la grande-duchesse de Luxembourg ; c’est ainsi qu’il a le bon goĂ»t d’appeler sa femme en Ă©crivant Ă  sa tante. Je lui ai rĂ©pondu mes regrets et j’ai ajoutĂ© Quant Ă  la grande-duchesse de Luxembourg », entre guillemets, dis-lui que si elle vient me voir je suis chez moi aprĂšs 5 heures tous les jeudis. » J’ai mĂȘme eu une seconde avanie. Étant Ă  Luxembourg je lui ai tĂ©lĂ©phonĂ© de venir me parler Ă  l’appareil. Son Altesse allait dĂ©jeuner, venait de dĂ©jeuner, deux heures se passĂšrent sans rĂ©sultat et j’ai usĂ© alors d’un autre moyen Voulez-vous dire au comte de Nassau de venir me parler ? » PiquĂ© au vif, il accourut Ă  la minute mĂȘme. » Tout le monde rit du rĂ©cit de la duchesse et d’autres analogues, c’est-Ă -dire, j’en suis convaincu, de mensonges, car d’homme plus intelligent, meilleur, plus fin, tranchons le mot, plus exquis que ce Luxembourg-Nassau, je n’en ai jamais rencontrĂ©. La suite montrera que c’était moi qui avais raison. Je dois reconnaĂźtre qu’au milieu de toutes ses rosseries », Mme de Guermantes eut pourtant une phrase gentille. Il n’a pas toujours Ă©tĂ© comme cela, dit-elle. Avant de perdre la raison, d’ĂȘtre, comme dans les livres, l’homme qui se croit devenu roi, il n’était pas bĂȘte, et mĂȘme, dans les premiers temps de ses fiançailles, il en parlait d’une façon assez sympathique comme d’un bonheur inespĂ©rĂ© C’est un vrai conte de fĂ©es, il faudra que je fasse mon entrĂ©e au Luxembourg dans un carrosse de fĂ©erie », disait-il Ă  son oncle d’Ornessan qui lui rĂ©pondit, car, vous savez, c’est pas grand le Luxembourg Un carrosse de fĂ©erie, je crains que tu ne puisses pas entrer. Je te conseille plutĂŽt la voiture aux chĂšvres. » Non seulement cela ne fĂącha pas Nassau, mais il fut le premier Ă  nous raconter le mot et Ă  en rire. » Ornessan est plein d’esprit, il a de qui tenir, sa mĂšre est Montjeu. Il va bien mal, le pauvre Ornessan. » Ce nom eut la vertu d’interrompre les fades mĂ©chancetĂ©s qui se seraient dĂ©roulĂ©es Ă  l’infini. En effet M. de Guermantes expliqua que l’arriĂšre-grand’mĂšre de M. d’Ornessan Ă©tait la sƓur de Marie de Castille Montjeu, femme de TimolĂ©on de Lorraine, et par consĂ©quent tante d’Oriane. De sorte que la conversation retourna aux gĂ©nĂ©alogies, cependant que l’imbĂ©cile ambassadrice de Turquie me soufflait Ă  l’oreille Vous avez l’air d’ĂȘtre trĂšs bien dans les papiers du duc de Guermantes, prenez garde », et comme je demandais l’explication Je veux dire, vous comprendrez Ă  demi-mot, que c’est un homme Ă  qui on pourrait confier sans danger sa fille, mais non son fils. » Or, si jamais homme au contraire aima passionnĂ©ment et exclusivement les femmes, ce fut bien le duc de Guermantes. Mais l’erreur, la contre-vĂ©ritĂ© naĂŻvement crue Ă©taient pour l’ambassadrice comme un milieu vital hors duquel elle ne pouvait se mouvoir. Son frĂšre MĂ©mĂ©, qui m’est, du reste, pour d’autres raisons il ne la saluait pas, fonciĂšrement antipathique, a un vrai chagrin des mƓurs du duc. De mĂȘme leur tante Villeparisis. Ah ! je l’adore. VoilĂ  une sainte femme, le vrai type des grandes dames d’autrefois. Ce n’est pas seulement la vertu mĂȘme, mais la rĂ©serve. Elle dit encore Monsieur » Ă  l’ambassadeur Norpois qu’elle voit tous les jours et qui, entre parenthĂšses, a laissĂ© un excellent souvenir en Turquie. » Je ne rĂ©pondis mĂȘme pas Ă  l’ambassadrice afin d’entendre les gĂ©nĂ©alogies. Elles n’étaient pas toutes importantes. Il arriva mĂȘme, au cours de la conversation, qu’une des alliances inattendues, que m’apprit M. de Guermantes, Ă©tait une mĂ©salliance, mais non sans charme, car, unissant, sous la monarchie de juillet, le duc de Guermantes et le duc de Fezensac aux deux ravissantes filles d’un illustre navigateur elle donnait ainsi aux deux duchesses le piquant imprĂ©vu d’une grĂące exotiquement bourgeoise, louisphilippement indienne. Ou bien, sous Louis XIV, un Norpois avait Ă©pousĂ© la fille du duc de Mortemart, dont le titre illustre frappait, dans le lointain de cette Ă©poque, le nom que je trouvais terne et pouvais croire rĂ©cent de Noirpois, y ciselait profondĂ©ment la beautĂ© d’une mĂ©daille. Et dans ces cas-lĂ  d’ailleurs, ce n’était pas seulement le nom moins connu qui bĂ©nĂ©ficiait du rapprochement l’autre, devenu banal Ă  force d’éclat, me frappait davantage sous cet aspect nouveau et plus obscur, comme, parmi les portraits d’un Ă©blouissant coloriste, le plus saisissant est parfois un portrait tout en noir. La mobilitĂ© nouvelle dont me semblaient douĂ©s tous ces noms, venant se placer Ă  cĂŽtĂ© d’autres dont je les aurais crus si loin, ne tenait pas seulement Ă  mon ignorance ; ces chassĂ©s-croisĂ©s qu’ils faisaient dans mon esprit, ils ne les avaient pas effectuĂ©s moins aisĂ©ment dans ces Ă©poques oĂč un titre, Ă©tant toujours attachĂ© Ă  une terre, la suivait d’une famille dans une autre, si bien que, par exemple, dans la belle construction fĂ©odale qu’est le titre de duc de Nemours ou de duc de Chevreuse, je pouvais dĂ©couvrir successivement, blottis comme dans la demeure hospitaliĂšre d’un Bernard-l’ermite, un Guise, un prince de Savoie, un OrlĂ©ans, un Luynes. Parfois plusieurs restaient en compĂ©tition pour une mĂȘme coquille ; pour la principautĂ© d’Orange, la famille royale des Pays-Bas et MM. de Mailly-Nesle ; pour le duchĂ© de Brabant, le baron de Charlus et la famille royale de Belgique ; tant d’autres pour les titres de prince de Naples, de duc de Parme, de duc de Reggio. Quelquefois c’était le contraire, la coquille Ă©tait depuis si longtemps inhabitĂ©e par les propriĂ©taires morts depuis longtemps, que je ne m’étais jamais avisĂ© que tel nom de chĂąteau eĂ»t pu ĂȘtre, Ă  une Ă©poque en somme trĂšs peu reculĂ©e, un nom de famille. Aussi, comme M. de Guermantes rĂ©pondait Ă  une question de M. de Beauserfeuil Non, ma cousine Ă©tait une royaliste enragĂ©e, c’était la fille du marquis de FĂ©terne, qui joua un certain rĂŽle dans la guerre des Chouans », Ă  voir ce nom de FĂ©terne, qui depuis mon sĂ©jour Ă  Balbec Ă©tait pour moi un nom de chĂąteau, devenir ce que je n’avais jamais songĂ© qu’il eĂ»t pu ĂȘtre, un nom de famille, j’eus le mĂȘme Ă©tonnement que dans une fĂ©erie oĂč des tourelles et un perron s’animent et deviennent des personnes. Dans cette acception-lĂ , on peut dire que l’histoire, mĂȘme simplement gĂ©nĂ©alogique, rend la vie aux vieilles pierres. Il y eut dans la sociĂ©tĂ© parisienne des hommes qui y jouĂšrent un rĂŽle aussi considĂ©rable, qui y furent plus recherchĂ©s par leur Ă©lĂ©gance ou par leur esprit, et eux-mĂȘmes d’une aussi haute naissance que le duc de Guermantes ou le duc de La TrĂ©moille. Ils sont aujourd’hui tombĂ©s dans l’oubli, parce que, comme ils n’ont pas eu de descendants, leur nom, qu’on n’entend plus jamais, rĂ©sonne comme un nom inconnu ; tout au plus un nom de chose, sous lequel nous ne songeons pas Ă  dĂ©couvrir le nom d’hommes, survit-il en quelque chĂąteau, quelque village lointain. Un jour prochain le voyageur qui, au fond de la Bourgogne, s’arrĂȘtera dans le petit village de Charlus pour visiter son Ă©glise, s’il n’est pas assez studieux ou se trouve trop pressĂ© pour en examiner les pierres tombales, ignorera que ce nom de Charlus fut celui d’un homme qui allait de pair avec les plus grands. Cette rĂ©flexion me rappela qu’il fallait partir et que, tandis que j’écoutais M. de Guermantes parler gĂ©nĂ©alogies, l’heure approchait oĂč j’avais rendez-vous avec son frĂšre. Qui sait, continuais-je Ă  penser, si un jour Guermantes lui-mĂȘme paraĂźtra autre chose qu’un nom de lieu, sauf aux archĂ©ologues arrĂȘtĂ©s par hasard Ă  Combray, et qui devant le vitrail de Gilbert le Mauvais auront la patience d’écouter les discours du successeur de ThĂ©odore ou de lire le guide du curĂ©. Mais tant qu’un grand nom n’est pas Ă©teint, il maintient en pleine lumiĂšre ceux qui le portĂšrent ; et c’est sans doute, pour une part, l’intĂ©rĂȘt qu’offrait Ă  mes yeux l’illustration de ces familles, qu’on peut, en partant d’aujourd’hui, les suivre en remontant degrĂ© par degrĂ© jusque bien au delĂ  du xive siĂšcle, retrouver des MĂ©moires et des correspondances de tous les ascendants de M. de Charlus, du prince d’Agrigente, de la princesse de Parme, dans un passĂ© oĂč une nuit impĂ©nĂ©trable couvrirait les origines d’une famille bourgeoise, et oĂč nous distinguons, sous la projection lumineuse et rĂ©trospective d’un nom, l’origine et la persistance de certaines caractĂ©ristiques nerveuses, de certains vices, des dĂ©sordres de tels ou tels Guermantes. Presque pathologiquement pareils Ă  ceux d’aujourd’hui, ils excitent de siĂšcle en siĂšcle l’intĂ©rĂȘt alarmĂ© de leurs correspondants, qu’ils soient antĂ©rieurs Ă  la princesse Palatine et Ă  Mme de Motteville, ou postĂ©rieurs au prince de Ligne. D’ailleurs, ma curiositĂ© historique Ă©tait faible en comparaison du plaisir esthĂ©tique. Les noms citĂ©s avaient pour effet de dĂ©sincarner les invitĂ©s de la duchesse, lesquels avaient beau s’appeler le prince d’Agrigente ou de Cystira, que leur masque de chair et d’inintelligence ou d’intelligence communes avait changĂ© en hommes quelconques, si bien qu’en somme j’avais atterri au paillasson du vestibule, non pas comme au seuil, ainsi que je l’avais cru, mais au terme du monde enchantĂ© des noms. Le prince d’Agrigente lui-mĂȘme, dĂšs que j’eus entendu que sa mĂšre Ă©tait Damas, petite-fille du duc de ModĂšne, fut dĂ©livrĂ©, comme d’un compagnon chimique instable, de la figure et des paroles qui empĂȘchaient de le reconnaĂźtre, et alla former avec Damas et ModĂšne, qui eux n’étaient que des titres, une combinaison infiniment plus sĂ©duisante. Chaque nom dĂ©placĂ© par l’attirance d’un autre avec lequel je ne lui avais soupçonnĂ© aucune affinitĂ©, quittait la place immuable qu’il occupait dans mon cerveau, oĂč l’habitude l’avait terni, et, allant rejoindre les Mortemart, les Stuarts ou les Bourbons, dessinait avec eux des rameaux du plus gracieux effet et d’un coloris changeant. Le nom mĂȘme de Guermantes recevait de tous les beaux noms Ă©teints et d’autant plus ardemment rallumĂ©s, auxquels j’apprenais seulement qu’il Ă©tait attachĂ©, une dĂ©termination nouvelle, purement poĂ©tique. Tout au plus, Ă  l’extrĂ©mitĂ© de chaque renflement de la tige altiĂšre, pouvais-je la voir s’épanouir en quelque figure de sage roi ou d’illustre princesse, comme le pĂšre d’Henri IV ou la duchesse de Longueville. Mais comme ces faces, diffĂ©rentes en cela de celles des convives, n’étaient empĂątĂ©es pour moi d’aucun rĂ©sidu d’expĂ©rience matĂ©rielle et de mĂ©diocritĂ© mondaine, elles restaient, en leur beau dessin et leurs changeants reflets, homogĂšnes Ă  ces noms, qui, Ă  intervalles rĂ©guliers, chacun d’une couleur diffĂ©rente, se dĂ©tachaient de l’arbre gĂ©nĂ©alogique de Guermantes, et ne troublaient d’aucune matiĂšre Ă©trangĂšre et opaque les bourgeons translucides, alternants et multicolores, qui, tels qu’aux antiques vitraux de JessĂ© les ancĂȘtres de JĂ©sus, fleurissaient de l’un et l’autre cĂŽtĂ© de l’arbre de verre. À plusieurs reprises dĂ©jĂ  j’avais voulu me retirer et, plus que pour toute autre raison, Ă  cause de l’insignifiance que ma prĂ©sence imposait Ă  cette rĂ©union, l’une pourtant de celles que j’avais longtemps imaginĂ©es si belles, et qui sans doute l’eĂ»t Ă©tĂ© si elle n’avait pas eu de tĂ©moin gĂȘnant. Du moins mon dĂ©part allait permettre aux invitĂ©s, une fois que le profane ne serait plus lĂ , de se constituer enfin en comitĂ© secret. Ils allaient pouvoir cĂ©lĂ©brer les mystĂšres pour la cĂ©lĂ©bration desquels ils s’étaient rĂ©unis, car ce n’était pas Ă©videmment pour parler de Frans Hals ou de l’avarice et pour en parler de la mĂȘme façon que font les gens de la bourgeoisie. On ne disait que des riens, sans doute parce que j’étais lĂ , et j’avais des remords, en voyant toutes ces jolies femmes sĂ©parĂ©es, de les empĂȘcher, par ma prĂ©sence, de mener, dans le plus prĂ©cieux de ses salons, la vie mystĂ©rieuse du faubourg Saint-Germain. Mais ce dĂ©part que je voulais Ă  tout instant effectuer, M. et Mme de Guermantes poussaient l’esprit de sacrifice jusqu’à le reculer en me retenant. Chose plus curieuse encore, plusieurs des dames qui Ă©taient venues, empressĂ©es, ravies, parĂ©es, constellĂ©es de pierreries, pour n’assister, par ma faute, qu’à une fĂȘte qui ne diffĂ©rait pas plus essentiellement de celles qui se donnent ailleurs que dans le faubourg Saint-Germain, qu’on ne se sent Ă  Balbec dans une ville qui diffĂšre de ce que nos yeux ont coutume de voir — plusieurs de ces dames se retirĂšrent, non pas déçues, comme elles auraient dĂ» l’ĂȘtre, mais remerciant avec effusion Mme de Guermantes de la dĂ©licieuse soirĂ©e qu’elles avaient passĂ©e, comme si, les autres jours, ceux oĂč je n’étais pas lĂ , il ne se passait pas autre chose. Était-ce vraiment Ă  cause de dĂźners tels que celui-ci que toutes ces personnes faisaient toilette et refusaient de laisser pĂ©nĂ©trer des bourgeoises dans leurs salons si fermĂ©s, pour des dĂźners tels que celui-ci ? pareils si j’avais Ă©tĂ© absent ? J’en eus un instant le soupçon, mais il Ă©tait trop absurde. Le simple bon sens me permettait de l’écarter. Et puis, si je l’avais accueilli, que serait-il restĂ© du nom de Guermantes, dĂ©jĂ  si dĂ©gradĂ© depuis Combray ? Au reste ces filles fleurs Ă©taient, Ă  un degrĂ© Ă©trange, faciles Ă  ĂȘtre contentĂ©es par une autre personne, ou dĂ©sireuses de la contenter, car plus d’une, Ă  laquelle je n’avais tenu pendant toute la soirĂ©e que deux ou trois propos dont la stupiditĂ© m’avait fait rougir, tint, avant de quitter le salon, Ă  venir me dire, en fixant sur moi ses beaux yeux caressants, tout en redressant la guirlande d’orchidĂ©es qui contournait sa poitrine, quel plaisir intense elle avait eu Ă  me connaĂźtre, et me parler — allusion voilĂ©e Ă  une invitation Ă  dĂźner — de son dĂ©sir d’arranger quelque chose », aprĂšs qu’elle aurait pris jour » avec Mme de Guermantes. Aucune de ces dames fleurs ne partit avant la princesse de Parme. La prĂ©sence de celle-ci — on ne doit pas s’en aller avant une Altesse — Ă©tait une des deux raisons, non devinĂ©es par moi, pour lesquelles la duchesse avait mis tant d’insistance Ă  ce que je restasse. DĂšs que Mme de Parme fut levĂ©e, ce fut comme une dĂ©livrance. Toutes les dames ayant fait une gĂ©nuflexion devant la princesse, qui les releva, reçurent d’elle dans un baiser, et comme une bĂ©nĂ©diction qu’elles eussent demandĂ©e Ă  genou, la permission de demander son manteau et ses gens. De sorte que ce fut, devant la porte, comme une rĂ©citation criĂ©e de grands noms de l’Histoire de France. La princesse de Parme avait dĂ©fendu Ă  Mme de Guermantes de descendre l’accompagner jusqu’au vestibule de peur qu’elle ne prĂźt froid, et le duc avait ajoutĂ© Voyons, Oriane, puisque Madame le permet, rappelez-vous ce que vous a dit le docteur. » Je crois que la princesse de Parme a Ă©tĂ© trĂšs contente de dĂźner avec vous. » Je connaissais la formule. Le duc avait traversĂ© tout le salon pour venir la prononcer devant moi, d’un air obligeant et pĂ©nĂ©trĂ©, comme s’il me remettait un diplĂŽme ou m’offrait des petits fours. Et je sentis au plaisir qu’il paraissait Ă©prouver Ă  ce moment-lĂ , et qui donnait une expression momentanĂ©ment si douce Ă  son visage, que le genre de soins que cela reprĂ©sentait pour lui Ă©tait de ceux dont il s’acquitterait jusqu’à la fin extrĂȘme de sa vie, comme de ces fonctions honorifiques et aisĂ©es que, mĂȘme gĂąteux, on conserve encore. Au moment oĂč j’allais partir, la dame d’honneur de la princesse rentra dans le salon, ayant oubliĂ© d’emporter de merveilleux Ɠillets, venus de Guermantes, que la duchesse avait donnĂ©s Ă  Mme de Parme. La dame d’honneur Ă©tait assez rouge, on sentait qu’elle avait Ă©tĂ© bousculĂ©e, car la princesse, si bonne envers tout le monde, ne pouvait retenir son impatience devant la niaiserie de sa suivante. Aussi celle-ci courait-elle vite en emportant les Ɠillets, mais, pour garder son air Ă  l’aise et mutin, elle jeta en passant devant moi La princesse trouve que je suis en retard, elle voudrait que nous fussions parties et avoir les Ɠillets tout de mĂȘme. Dame ! je ne suis pas un petit oiseau, je ne peux pas ĂȘtre Ă  plusieurs endroits Ă  la fois. » HĂ©las ! la raison de ne pas se lever avant une Altesse n’était pas la seule. Je ne pus pas partir immĂ©diatement, car il y en avait une autre c’était que ce fameux luxe, inconnu aux Courvoisier, dont les Guermantes, opulents ou Ă  demi ruinĂ©s, excellaient Ă  faire jouir leurs amis, n’était pas qu’un luxe matĂ©riel et comme je l’avais expĂ©rimentĂ© souvent avec Robert de Saint-Loup, mais aussi un luxe de paroles charmantes, d’actions gentilles, toute une Ă©lĂ©gance verbale, alimentĂ©e par une vĂ©ritable richesse intĂ©rieure. Mais comme celle-ci, dans l’oisivetĂ© mondaine, reste sans emploi, elle s’épanchait parfois, cherchait un dĂ©rivatif en une sorte d’effusion fugitive, d’autant plus anxieuse, et qui aurait pu, de la part de Mme de Guermantes, faire croire Ă  de l’affection. Elle l’éprouvait d’ailleurs au moment oĂč elle la laissait dĂ©border, car elle trouvait alors, dans la sociĂ©tĂ© de l’ami ou de l’amie avec qui elle se trouvait, une sorte d’ivresse, nullement sensuelle, analogue Ă  celle que la musique donne Ă  certaines personnes ; il lui arrivait de dĂ©tacher une fleur de son corsage, un mĂ©daillon et de les donner Ă  quelqu’un avec qui elle eĂ»t souhaitĂ© de faire durer la soirĂ©e, tout en sentant avec mĂ©lancolie qu’un tel prolongement n’aurait pu mener Ă  autre chose qu’à de vaines causeries oĂč rien n’aurait passĂ© du plaisir nerveux de l’émotion passagĂšre, semblables aux premiĂšres chaleurs du printemps par l’impression qu’elles laissent de lassitude et de tristesse. Quant Ă  l’ami, il ne fallait pas qu’il fĂ»t trop dupe des promesses, plus grisantes qu’aucune qu’il eĂ»t jamais entendue, profĂ©rĂ©es par ces femmes, qui, parce qu’elles ressentent avec tant de force la douceur d’un moment, font de lui, avec une dĂ©licatesse, une noblesse ignorĂ©es des crĂ©atures normales, un chef-d’Ɠuvre attendrissant de grĂące et de bontĂ©, et n’ont plus rien Ă  donner d’elles-mĂȘmes aprĂšs qu’un autre moment est venu. Leur affection ne survit pas Ă  l’exaltation qui la dicte ; et la finesse d’esprit qui les avait amenĂ©es alors Ă  deviner toutes les choses que vous dĂ©siriez entendre et Ă  vous les dire, leur permettra tout aussi bien, quelques jours plus tard, de saisir vos ridicules et d’en amuser un autre de leurs visiteurs avec lequel elles seront en train de goĂ»ter un de ces moments musicaux » qui sont si brefs. Dans le vestibule oĂč je demandai Ă  un valet de pied mes snow-boots, que j’avais pris par prĂ©caution contre la neige, dont il Ă©tait tombĂ© quelques flocons vite changĂ©s en boue, ne me rendant pas compte que c’était peu Ă©lĂ©gant, j’éprouvai, du sourire dĂ©daigneux de tous, une honte qui atteignit son plus haut degrĂ© quand je vis que Mme de Parme n’était pas partie et me voyait chaussant mes caoutchoucs amĂ©ricains. La princesse revint vers moi. Oh ! quelle bonne idĂ©e, s’écria-t-elle, comme c’est pratique ! voilĂ  un homme intelligent. Madame, il faudra que nous achetions cela », dit-elle Ă  sa dame d’honneur, tandis que l’ironie des valets se changeait en respect et que les invitĂ©s s’empressaient autour de moi pour s’enquĂ©rir oĂč j’avais pu trouver ces merveilles. GrĂące Ă  cela, vous n’aurez rien Ă  craindre, mĂȘme s’il reneige et si vous allez loin ; il n’y a plus de saison », me dit la princesse. — Oh ! Ă  ce point de vue, Votre Altesse Royale peut se rassurer, interrompit la dame d’honneur d’un air fin, il ne reneigera pas. — Qu’en savez-vous, madame ? demanda aigrement l’excellente princesse de Parme, que seule rĂ©ussissait Ă  agacer la bĂȘtise de sa dame d’honneur. — Je peux l’affirmer Ă  Votre Altesse Royale, il ne peut pas reneiger, c’est matĂ©riellement impossible. — Mais pourquoi ? — Il ne peut plus neiger, on a fait le nĂ©cessaire pour cela on a jetĂ© du sel ! La naĂŻve dame ne s’aperçut pas de la colĂšre de la princesse et de la gaietĂ© des autres personnes, car, au lieu de se taire, elle me dit avec un sourire amĂšne, sans tenir compte de mes dĂ©nĂ©gations au sujet de l’amiral Jurien de la GraviĂšre D’ailleurs qu’importe ? Monsieur doit avoir le pied marin. Bon sang ne peut mentir. » Et ayant reconduit la princesse de Parme, M. de Guermantes me dit en prenant mon pardessus Je vais vous aider Ă  entrer votre pelure. » Il ne souriait mĂȘme plus en employant cette expression, car celles qui sont le plus vulgaires Ă©taient, par cela mĂȘme, Ă  cause de l’affectation de simplicitĂ© des Guermantes, devenues aristocratiques. Une exaltation n’aboutissant qu’à la mĂ©lancolie, parce qu’elle Ă©tait artificielle, ce fut aussi, quoique tout autrement que Mme de Guermantes, ce que je ressentis une fois sorti enfin de chez elle, dans la voiture qui allait me conduire Ă  l’hĂŽtel de M. de Charlus. Nous pouvons Ă  notre choix nous livrer Ă  l’une ou l’autre de deux forces, l’une s’élĂšve de nous-mĂȘme, Ă©mane de nos impressions profondes ; l’autre nous vient du dehors. La premiĂšre porte naturellement avec elle une joie, celle que dĂ©gage la vie des crĂ©ateurs. L’autre courant, celui qui essaye d’introduire en nous le mouvement dont sont agitĂ©es des personnes extĂ©rieures, n’est pas accompagnĂ© de plaisir ; mais nous pouvons lui en ajouter un, par choc en retour, en une ivresse si factice qu’elle tourne vite Ă  l’ennui, Ă  la tristesse, d’oĂč le visage morne de tant de mondains, et chez eux tant d’états nerveux qui peuvent aller jusqu’au suicide. Or, dans la voiture qui me menait chez M. de Charlus, j’étais en proie Ă  cette seconde sorte d’exaltation, bien diffĂ©rente de celle qui nous est donnĂ©e par une impression personnelle, comme celle que j’avais eue dans d’autres voitures, une fois Ă  Combray, dans la carriole du Dr Percepied, d’oĂč j’avais vu se peindre sur le couchant les clochers de Martainville ; un jour, Ă  Balbec, dans la calĂšche de Mme de Villeparisis, en cherchant Ă  dĂ©mĂȘler la rĂ©miniscence que m’offrait une allĂ©e d’arbres. Mais dans cette troisiĂšme voiture, ce que j’avais devant les yeux de l’esprit, c’étaient ces conversations qui m’avaient paru si ennuyeuses au dĂźner de Mme de Guermantes, par exemple les rĂ©cits du prince Von sur l’empereur d’Allemagne, sur le gĂ©nĂ©ral Botha et l’armĂ©e anglaise. Je venais de les glisser dans le stĂ©rĂ©oscope intĂ©rieur Ă  travers lequel, dĂšs que nous ne sommes plus nous-mĂȘme, dĂšs que, douĂ©s d’une Ăąme mondaine, nous ne voulons plus recevoir notre vie que des autres, nous donnons du relief Ă  ce qu’ils ont dit, Ă  ce qu’ils ont fait. Comme un homme ivre plein de tendres dispositions pour le garçon de cafĂ© qui l’a servi, je m’émerveillais de mon bonheur, non ressenti par moi, il est vrai, au moment mĂȘme, d’avoir dĂźnĂ© avec quelqu’un qui connaissait si bien Guillaume II et avait racontĂ© sur lui des anecdotes, ma foi, fort spirituelles. Et en me rappelant, avec l’accent allemand du prince, l’histoire du gĂ©nĂ©ral Botha, je riais tout haut, comme si ce rire, pareil Ă  certains applaudissements qui augmentent l’admiration intĂ©rieure, Ă©tait nĂ©cessaire Ă  ce rĂ©cit pour en corroborer le comique. DerriĂšre les verres grossissants, mĂȘme ceux des jugements de Mme de Guermantes qui m’avaient paru bĂȘtes par exemple sur Frans Hals qu’il aurait fallu voir d’un tramway prenaient une vie, une profondeur extraordinaires. Et je dois dire que si cette exaltation tomba vite elle n’était pas absolument insensĂ©e. De mĂȘme que nous pouvons un beau jour ĂȘtre heureux de connaĂźtre la personne que nous dĂ©daignions le plus, parce qu’elle se trouve ĂȘtre liĂ©e avec une jeune fille que nous aimons, Ă  qui elle peut nous prĂ©senter, et nous offre ainsi de l’utilitĂ© et de l’agrĂ©ment, choses dont nous l’aurions crue Ă  jamais dĂ©nuĂ©e, il n’y a pas de propos, pas plus que de relations, dont on puisse ĂȘtre certain qu’on ne tirera pas un jour quelque chose. Ce que m’avait dit Mme de Guermantes sur les tableaux qui seraient intĂ©ressants Ă  voir, mĂȘme d’un tramway, Ă©tait faux, mais contenait une part de vĂ©ritĂ© qui me fut prĂ©cieuse dans la suite. De mĂȘme les vers de Victor Hugo qu’elle m’avait citĂ©s Ă©taient, il faut l’avouer, d’une Ă©poque antĂ©rieure Ă  celle oĂč il est devenu plus qu’un homme nouveau, oĂč il a fait apparaĂźtre dans l’évolution une espĂšce littĂ©raire encore inconnue, douĂ©e d’organes plus complexes. Dans ces premiers poĂšmes, Victor Hugo pense encore, au lieu de se contenter, comme la nature, de donner Ă  penser. Des pensĂ©es », il en exprimait alors sous la forme la plus directe, presque dans le sens oĂč le duc prenait le mot, quand, trouvant vieux jeu et encombrant que les invitĂ©s de ses grandes fĂȘtes, Ă  Guermantes, fissent, sur l’album du chĂąteau, suivre leur signature d’une rĂ©flexion philosophico-poĂ©tique, il avertissait les nouveaux venus d’un ton suppliant Votre nom, mon cher, mais pas de pensĂ©e ! » Or, c’étaient ces pensĂ©es » de Victor Hugo presque aussi absentes de la LĂ©gende des SiĂšcles que les airs », les mĂ©lodies » dans la deuxiĂšme maniĂšre wagnĂ©rienne que Mme de Guermantes aimait dans le premier Hugo. Mais pas absolument Ă  tort. Elles Ă©taient touchantes, et dĂ©jĂ  autour d’elles, sans que la forme eĂ»t encore la profondeur oĂč elle ne devait parvenir que plus tard, le dĂ©ferlement des mots nombreux et des rimes richement articulĂ©es les rendait inassimilables Ă  ces vers qu’on peut dĂ©couvrir dans un Corneille, par exemple, et oĂč un romantisme intermittent, contenu, et qui nous Ă©meut d’autant plus, n’a point pourtant pĂ©nĂ©trĂ© jusqu’aux sources physiques de la vie, modifiĂ© l’organisme inconscient et gĂ©nĂ©ralisable oĂč s’abrite l’idĂ©e. Aussi avais-je eu tort de me confiner jusqu’ici dans les derniers recueils d’Hugo. Des premiers, certes, c’était seulement d’une part infime que s’ornait la conversation de Mme de Guermantes. Mais justement, en citant ainsi un vers isolĂ© on dĂ©cuple sa puissance attractive. Ceux qui Ă©taient entrĂ©s ou rentrĂ©s dans ma mĂ©moire, au cours de ce dĂźner, aimantaient Ă  leur tour, appelaient Ă  eux avec une telle force les piĂšces au milieu desquelles ils avaient l’habitude d’ĂȘtre enclavĂ©s, que mes mains Ă©lectrisĂ©es ne purent pas rĂ©sister plus de quarante-huit heures Ă  la force qui les conduisait vers le volume oĂč Ă©taient reliĂ©s les Orientales et les Chants du CrĂ©puscule. Je maudis le valet de pied de Françoise d’avoir fait don Ă  son pays natal de mon exemplaire des Feuilles d’Automne, et je l’envoyai sans perdre un instant en acheter un autre. Je relus ces volumes d’un bout Ă  l’autre, et ne retrouvai la paix que quand j’aperçus tout d’un coup, m’attendant dans la lumiĂšre oĂč elle les avait baignĂ©s, les vers que m’avait citĂ©s Mme de Guermantes. Pour toutes ces raisons, les causeries avec la duchesse ressemblaient Ă  ces connaissances qu’on puise dans une bibliothĂšque de chĂąteau, surannĂ©e, incomplĂšte, incapable de former une intelligence, dĂ©pourvue de presque tout ce que nous aimons, mais nous offrant parfois quelque renseignement curieux, voire la citation d’une belle page que nous ne connaissions pas, et dont nous sommes heureux dans la suite de nous rappeler que nous en devons la connaissance Ă  une magnifique demeure seigneuriale. Nous sommes alors, pour avoir trouvĂ© la prĂ©face de Balzac Ă  la Chartreuse ou des lettres inĂ©dites de Joubert, tentĂ©s de nous exagĂ©rer le prix de la vie que nous y avons menĂ©e et dont nous oublions, pour cette aubaine d’un soir, la frivolitĂ© stĂ©rile. À ce point de vue, si le monde n’avait pu au premier moment rĂ©pondre Ă  ce qu’attendait mon imagination, et devait par consĂ©quent me frapper d’abord par ce qu’il avait de commun avec tous les mondes plutĂŽt que par ce qu’il en avait de diffĂ©rent, pourtant il se rĂ©vĂ©la Ă  moi peu Ă  peu comme bien distinct. Les grands seigneurs sont presque les seules gens de qui on apprenne autant que des paysans ; leur conversation s’orne de tout ce qui concerne la terre, les demeures telles qu’elles Ă©taient habitĂ©es autrefois, les anciens usages, tout ce que le monde de l’argent ignore profondĂ©ment. À supposer que l’aristocrate le plus modĂ©rĂ© par ses aspirations ait fini par rattraper l’époque oĂč il vit, sa mĂšre, ses oncles, ses grand’tantes le mettent en rapport, quand il se rappelle son enfance, avec ce que pouvait ĂȘtre une vie presque inconnue aujourd’hui. Dans la chambre mortuaire d’un mort d’aujourd’hui, Mme de Guermantes n’eĂ»t pas fait remarquer, mais eĂ»t saisi immĂ©diatement tous les manquements faits aux usages. Elle Ă©tait choquĂ©e de voir Ă  un enterrement des femmes mĂȘlĂ©es aux hommes alors qu’il y a une cĂ©rĂ©monie particuliĂšre qui doit ĂȘtre cĂ©lĂ©brĂ©e pour les femmes. Quant au poĂȘle dont Bloch eĂ»t cru sans doute que l’usage Ă©tait rĂ©servĂ© aux enterrements, Ă  cause des cordons du poĂȘle dont on parle dans les comptes rendus d’obsĂšques, M. de Guermantes pouvait se rappeler le temps oĂč, encore enfant, il l’avait vu tenir au mariage de M. de Mailly-Nesle. Tandis que Saint-Loup avait vendu son prĂ©cieux Arbre gĂ©nĂ©alogique », d’anciens portraits des Bouillon, des lettres de Louis XIII, pour acheter des CarriĂšre et des meubles modern style, M. et Mme de Guermantes, Ă©mus par un sentiment oĂč l’amour ardent de l’art jouait peut-ĂȘtre un moindre rĂŽle et qui les laissait eux-mĂȘmes plus mĂ©diocres, avaient gardĂ© leurs merveilleux meubles de Boule, qui offraient un ensemble autrement sĂ©duisant pour un artiste. Un littĂ©rateur eĂ»t de mĂȘme Ă©tĂ© enchantĂ© de leur conversation, qui eĂ»t Ă©tĂ© pour lui — car l’affamĂ© n’a pas besoin d’un autre affamĂ© — un dictionnaire vivant de toutes ces expressions qui chaque jour s’oublient davantage des cravates Ă  la Saint-Joseph, des enfants vouĂ©s au bleu, etc., et qu’on ne trouve plus que chez ceux qui se font les aimables et bĂ©nĂ©voles conservateurs du passĂ©. Le plaisir que ressent parmi eux, beaucoup plus que parmi d’autres Ă©crivains, un Ă©crivain, ce plaisir n’est pas sans danger, car il risque de croire que les choses du passĂ© ont un charme par elles-mĂȘmes, de les transporter telles quelles dans son Ɠuvre, mort-nĂ©e dans ce cas, dĂ©gageant un ennui dont il se console en se disant C’est joli parce que c’est vrai, cela se dit ainsi. » Ces conversations aristocratiques avaient du reste, chez Mme de Guermantes, le charme de se tenir dans un excellent français. À cause de cela elles rendaient lĂ©gitime, de la part de la duchesse, son hilaritĂ© devant les mots vatique », cosmique », pythique », surĂ©minent », qu’employait Saint-Loup, — de mĂȘme que devant ses meubles de chez Bing. MalgrĂ© tout, bien diffĂ©rentes en cela de ce que j’avais pu ressentir devant des aubĂ©pines ou en goĂ»tant Ă  une madeleine, les histoires que j’avais entendues chez Mme de Guermantes m’étaient Ă©trangĂšres. EntrĂ©es un instant en moi, qui n’en Ă©tais que physiquement possĂ©dĂ©, on aurait dit que de nature sociale, et non individuelle elles Ă©taient impatientes d’en sortir
 Je m’agitais dans la voiture, comme une pythonisse. J’attendais un nouveau dĂźner oĂč je pusse devenir moi-mĂȘme une sorte de prince X
, de Mme de Guermantes, et les raconter. En attendant, elles faisaient trĂ©pider mes lĂšvres qui les balbutiaient et j’essayais en vain de ramener Ă  moi mon esprit vertigineusement emportĂ© par une force centrifuge. Aussi est-ce avec une fiĂ©vreuse impatience de ne pas porter plus longtemps leur poids tout seul dans une voiture, oĂč d’ailleurs je trompais le manque de conversation en parlant tout haut, que je sonnai Ă  la porte de M. de Charlus, et ce fut en longs monologues avec moi-mĂȘme, oĂč je me rĂ©pĂ©tais tout ce que j’allais lui narrer et ne pensais plus guĂšre Ă  ce qu’il pouvait avoir Ă  me dire, que je passai tout le temps que je restai dans un salon oĂč un valet de pied me fit entrer, et que j’étais d’ailleurs trop agitĂ© pour regarder. J’avais un tel besoin que M. de Charlus Ă©coutĂąt les rĂ©cits que je brĂ»lais de lui faire, que je fus cruellement déçu en pensant que le maĂźtre de la maison dormait peut-ĂȘtre et qu’il me faudrait rentrer cuver chez moi mon ivresse de paroles. Je venais en effet de m’apercevoir qu’il y avait vingt-cinq minutes que j’étais, qu’on m’avait peut-ĂȘtre oubliĂ©, dans ce salon, dont, malgrĂ© cette longue attente, j’aurais tout au plus pu dire qu’il Ă©tait immense, verdĂątre, avec quelques portraits. Le besoin de parler n’empĂȘche pas seulement d’écouter, mais de voir, et dans ce cas l’absence de toute description du milieu extĂ©rieur est dĂ©jĂ  une description d’un Ă©tat interne. J’allais sortir du salon pour tĂącher d’appeler quelqu’un et, si je ne trouvais personne, de retrouver mon chemin jusqu’aux antichambres et me faire ouvrir, quand, au moment mĂȘme oĂč je venais de me lever et de faire quelques pas sur le parquet mosaĂŻquĂ©, un valet de chambre entra, l’air prĂ©occupĂ© Monsieur le baron a eu des rendez-vous jusqu’à maintenant, me dit-il. Il y a encore plusieurs personnes qui l’attendent. Je vais faire tout mon possible pour qu’il reçoive monsieur, j’ai dĂ©jĂ  fait tĂ©lĂ©phoner deux fois au secrĂ©taire. » — Non, ne vous dĂ©rangez pas, j’avais rendez-vous avec monsieur le baron, mais il est dĂ©jĂ  bien tard, et, du moment qu’il est occupĂ© ce soir, je reviendrai un autre jour. — Oh ! non, que monsieur ne s’en aille pas, s’écria le valet de chambre. M. le baron pourrait ĂȘtre mĂ©content. Je vais de nouveau essayer. Je me rappelai ce que j’avais entendu raconter des domestiques de M. de Charlus et de leur dĂ©vouement Ă  leur maĂźtre. On ne pouvait pas tout Ă  fait dire de lui comme du prince de Conti qu’il cherchait Ă  plaire aussi bien au valet qu’au ministre, mais il avait si bien su faire des moindres choses qu’il demandait une espĂšce de faveur, que, le soir, quand, ses valets assemblĂ©s autour de lui Ă  distance respectueuse, aprĂšs les avoir parcourus du regard, il disait Coignet, le bougeoir ! » ou Ducret, la chemise ! », c’est en ronchonnant d’envie que les autres se retiraient, envieux de celui qui venait d’ĂȘtre distinguĂ© par le maĂźtre. Deux, mĂȘme, lesquels s’exĂ©craient, essayaient chacun de ravir la faveur Ă  l’autre, en allant, sous le plus absurde prĂ©texte, faire une commission au baron, s’il Ă©tait montĂ© plus tĂŽt, dans l’espoir d’ĂȘtre investi pour ce soir-lĂ  de la charge du bougeoir ou de la chemise. S’il adressait directement la parole Ă  l’un d’eux pour quelque chose qui ne fĂ»t pas du service, bien plus, si, l’hiver, au jardin, sachant un de ses cochers enrhumĂ©, il lui disait au bout de dix minutes Couvrez-vous », les autres ne lui reparlaient pas de quinze jours, par jalousie, Ă  cause de la grĂące qui lui avait Ă©tĂ© faite. J’attendis encore dix minutes et, aprĂšs m’avoir demandĂ© de ne pas rester trop longtemps, parce que M. le baron fatiguĂ© avait dĂ» faire Ă©conduire plusieurs personnes des plus importantes, qui avaient pris rendez-vous depuis de longs jours, on m’introduisit auprĂšs de lui. Cette mise en scĂšne autour de M. de Charlus me paraissait empreinte de beaucoup moins de grandeur que la simplicitĂ© de son frĂšre Guermantes, mais dĂ©jĂ  la porte s’était ouverte, je venais d’apercevoir le baron, en robe de chambre chinoise, le cou nu, Ă©tendu sur un canapĂ©. Je fus frappĂ© au mĂȘme instant par la vue d’un chapeau haut de forme huit reflets » sur une chaise avec une pelisse, comme si le baron venait de rentrer. Le valet de chambre se retira. Je croyais que M. de Charlus allait venir Ă  moi. Sans faire un seul mouvement, il fixa sur moi des yeux implacables. Je m’approchai de lui, lui dis bonjour, il ne me tendit pas la main, ne me rĂ©pondit pas, ne me demanda pas de prendre une chaise. Au bout d’un instant je lui demandai, comme on ferait Ă  un mĂ©decin mal Ă©levĂ©, s’il Ă©tait nĂ©cessaire que je restasse debout. Je le fis sans mĂ©chante intention, mais l’air de colĂšre froide qu’avait M. de Charlus sembla s’aggraver encore. J’ignorais, du reste, que chez lui, Ă  la campagne, au chĂąteau de Charlus, il avait l’habitude aprĂšs dĂźner, tant il aimait Ă  jouer au roi, de s’étaler dans un fauteuil au fumoir, en laissant ses invitĂ©s debout autour de lui. Il demandait Ă  l’un du feu, offrait Ă  l’autre un cigare, puis au bout de quelques instants disait Mais, Argencourt, asseyez-vous donc, prenez une chaise, mon cher, etc. », ayant tenu Ă  prolonger leur station debout, seulement pour leur montrer que c’était de lui que leur venait la permission de s’asseoir. Mettez-vous dans le siĂšge Louis XIV », me rĂ©pondit-il d’un air impĂ©rieux et plutĂŽt pour me forcer Ă  m’éloigner de lui que pour m’inviter Ă  m’asseoir. Je pris un fauteuil qui n’était pas loin. Ah ! voilĂ  ce que vous appelez un siĂšge Louis XIV ! je vois que vous ĂȘtes instruit », s’écria-t-il avec dĂ©rision. J’étais tellement stupĂ©fait que je ne bougeai pas, ni pour m’en aller comme je l’aurais dĂ», ni pour changer de siĂšge comme il le voulait. Monsieur, me dit-il, en pesant tous les termes, dont il faisait prĂ©cĂ©der les plus impertinents d’une double paire de consonnes, l’entretien que j’ai condescendu Ă  vous accorder, Ă  la priĂšre d’une personne qui dĂ©sire que je ne la nomme pas, marquera pour nos relations le point final. Je ne vous cacherai pas que j’avais espĂ©rĂ© mieux ; je forcerais peut-ĂȘtre un peu le sens des mots, ce qu’on ne doit pas faire, mĂȘme avec qui ignore leur valeur, et par simple respect pour soi-mĂȘme, en vous disant que j’avais eu pour vous de la sympathie. Je crois pourtant que bienveillance », dans son sens le plus efficacement protecteur, n’excĂ©derait ni ce que je ressentais, ni ce que je me proposais de manifester. Je vous avais, dĂšs mon retour Ă  Paris, fait savoir Ă  Balbec mĂȘme que vous pouviez compter sur moi. » Moi qui me rappelais sur quelle incartade M. de Charlus s’était sĂ©parĂ© de moi Ă  Balbec, j’esquissai un geste de dĂ©nĂ©gation. Comment ! s’écria-t-il avec colĂšre, et en effet son visage convulsĂ© et blanc diffĂ©rait autant de son visage ordinaire que la mer quand, un matin de tempĂȘte, on aperçoit, au lieu de la souriante surface habituelle, mille serpents d’écume et de bave, vous prĂ©tendez que vous n’avez pas reçu mon message — presque une dĂ©claration — d’avoir Ă  vous souvenir de moi ? Qu’y avait-il comme dĂ©coration autour du livre que je vous fis parvenir ? » — De trĂšs jolis entrelacs historiĂ©s, lui dis-je. — Ah ! rĂ©pondit-il d’un air mĂ©prisant, les jeunes Français connaissent peu les chefs-d’Ɠuvre de notre pays. Que dirait-on d’un jeune Berlinois qui ne connaĂźtrait pas la Walkyrie ? Il faut d’ailleurs que vous ayez des yeux pour ne pas voir, puisque ce chef-d’Ɠuvre-lĂ  vous m’avez dit que vous aviez passĂ© deux heures devant. Je vois que vous ne vous y connaissez pas mieux en fleurs qu’en styles ; ne protestez pas pour les styles, cria-t-il, d’un ton de rage suraigu, vous ne savez mĂȘme pas sur quoi vous vous asseyez. Vous offrez Ă  votre derriĂšre une chauffeuse Directoire pour une bergĂšre Louis XIV. Un de ces jours vous prendrez les genoux de Mme de Villeparisis pour le lavabo, et on ne sait pas ce que vous y ferez. Pareillement, vous n’avez mĂȘme pas reconnu dans la reliure du livre de Bergotte le linteau de myosotis de l’église de Balbec. Y avait-il une maniĂšre plus limpide de vous dire Ne m’oubliez pas ! » Je regardais M. de Charlus. Certes sa tĂȘte magnifique, et qui rĂ©pugnait, l’emportait pourtant sur celle de tous les siens ; on eĂ»t dit Apollon vieilli ; mais un jus olivĂątre, hĂ©patique, semblait prĂȘt Ă  sortir de sa bouche mauvaise ; pour l’intelligence, on ne pouvait nier que la sienne, par un vaste Ă©cart de compas, avait vue sur beaucoup de choses qui resteraient toujours inconnues au duc de Guermantes. Mais de quelques belles paroles qu’il colorĂąt ses haines, on sentait que, mĂȘme s’il y avait tantĂŽt de l’orgueil offensĂ©, tantĂŽt un amour déçu, ou une rancune, du sadisme, une taquinerie, une idĂ©e fixe, cet homme Ă©tait capable d’assassiner et de prouver Ă  force de logique et de beau langage qu’il avait eu raison de le faire et n’en Ă©tait pas moins supĂ©rieur de cent coudĂ©es Ă  son frĂšre, sa belle-sƓur, etc., etc. — Comme dans les Lances de VĂ©lasquez, continua-t-il, le vainqueur s’avance vers celui qui est le plus humble, comme le doit tout ĂȘtre noble, puisque j’étais tout et que vous n’étiez rien, c’est moi qui ai fait les premiers pas vers vous. Vous avez sottement rĂ©pondu Ă  ce que ce n’est pas Ă  moi Ă  appeler de la grandeur. Mais je ne me suis pas laissĂ© dĂ©courager. Notre religion prĂȘche la patience. Celle que j’ai eue envers vous me sera comptĂ©e, je l’espĂšre, et de n’avoir fait que sourire de ce qui pourrait ĂȘtre taxĂ© d’impertinence, s’il Ă©tait Ă  votre portĂ©e d’en avoir envers qui vous dĂ©passe de tant de coudĂ©es ; mais enfin, monsieur, de tout cela il n’est plus question. Je vous ai soumis Ă  l’épreuve que le seul homme Ă©minent de notre monde appelle avec esprit l’épreuve de la trop grande amabilitĂ© et qu’il dĂ©clare Ă  bon droit la plus terrible de toutes, la seule qui puisse sĂ©parer le bon grain de l’ivraie. Je vous reprocherais Ă  peine de l’avoir subie sans succĂšs, car ceux qui en triomphent sont bien rares. Mais du moins, et c’est la conclusion que je prĂ©tends tirer des derniĂšres paroles que nous Ă©changerons sur terre, j’entends ĂȘtre Ă  l’abri de vos inventions calomniatrices. » Je n’avais pas songĂ© jusqu’ici que la colĂšre de M. de Charlus pĂ»t ĂȘtre causĂ©e par un propos dĂ©sobligeant qu’on lui eĂ»t rĂ©pĂ©tĂ© ; j’interrogeai ma mĂ©moire ; je n’avais parlĂ© de lui Ă  personne. Quelque mĂ©chant l’avait fabriquĂ© de toutes piĂšces. Je protestai Ă  M. de Charlus que je n’avais absolument rien dit de lui. Je ne pense pas que j’aie pu vous fĂącher en disant Ă  Mme de Guermantes que j’étais liĂ© avec vous. » Il sourit avec dĂ©dain, fit monter sa voix jusqu’aux plus extrĂȘmes registres, et lĂ , attaquant avec douceur la note la plus aiguĂ« et la plus insolente Oh ! monsieur, dit-il en revenant avec une extrĂȘme lenteur Ă  une intonation naturelle, et comme s’enchantant, au passage, des bizarreries de cette gamme descendante, je pense que vous vous faites tort Ă  vous-mĂȘme en vous accusant d’avoir dit que nous Ă©tions liĂ©s ». Je n’attends pas une trĂšs grande exactitude verbale de quelqu’un qui prendrait facilement un meuble de Chippendale pour une chaise rococo, mais enfin je ne pense pas, ajouta-t-il, avec des caresses vocales de plus en plus narquoises et qui faisaient flotter sur ses lĂšvres jusqu’à un charmant sourire, je ne pense pas que vous ayez dit, ni cru, que nous Ă©tions liĂ©s ! Quant Ă  vous ĂȘtre vantĂ© de m’avoir Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©, d’avoir causĂ© avec moi, de me connaĂźtre un peu, d’avoir obtenu, presque sans sollicitation, de pouvoir ĂȘtre un jour mon protĂ©gĂ©, je trouve au contraire fort naturel et intelligent que vous l’ayez fait. L’extrĂȘme diffĂ©rence d’ñge qu’il y a entre nous me permet de reconnaĂźtre, sans ridicule, que cette prĂ©sentation, ces causeries, cette vague amorce de relations Ă©taient pour vous, ce n’est pas Ă  moi de dire un honneur, mais enfin Ă  tout le moins un avantage dont je trouve que votre sottise fut non point de l’avoir divulguĂ©, mais de n’avoir pas su le conserver. J’ajouterai mĂȘme, dit-il, en passant brusquement et pour un instant de la colĂšre hautaine Ă  une douceur tellement empreinte de tristesse que je croyais qu’il allait se mettre Ă  pleurer, que, quand vous avez laissĂ© sans rĂ©ponse la proposition que je vous ai faite Ă  Paris, cela m’a paru tellement inouĂŻ de votre part Ă  vous, qui m’aviez semblĂ© bien Ă©levĂ© et d’une bonne famille bourgeoise sur cet adjectif seul sa voix eut un petit sifflement d’impertinence, que j’eus la naĂŻvetĂ© de croire Ă  toutes les blagues qui n’arrivent jamais, aux lettres perdues, aux erreurs d’adresses. Je reconnais que c’était de ma part une grande naĂŻvetĂ©, mais saint Bonaventure prĂ©fĂ©rait croire qu’un bƓuf pĂ»t voler plutĂŽt que son frĂšre mentir. Enfin tout cela est terminĂ©, la chose ne vous a pas plu, il n’en est plus question. Il me semble seulement que vous auriez pu et il y avait vraiment des pleurs dans sa voix, ne fĂ»t-ce que par considĂ©ration pour mon Ăąge, m’écrire. J’avais conçu pour vous des choses infiniment sĂ©duisantes que je m’étais bien gardĂ© de vous dire. Vous avez prĂ©fĂ©rĂ© refuser sans savoir, c’est votre affaire. Mais, comme je vous le dis, on peut toujours Ă©crire. Moi Ă  votre place, et mĂȘme dans la mienne, je l’aurais fait. J’aime mieux Ă  cause de cela la mienne que la vĂŽtre, je dis Ă  cause de cela, parce que je crois que toutes les places sont Ă©gales, et j’ai plus de sympathie pour un intelligent ouvrier que pour bien des ducs. Mais je peux dire que je prĂ©fĂšre ma place, parce que ce que vous avez fait, dans ma vie tout entiĂšre qui commence Ă  ĂȘtre assez longue, je sais que je ne l’ai jamais fait. Sa tĂȘte Ă©tait tournĂ©e dans l’ombre, je ne pouvais pas voir si ses yeux laissaient tomber des larmes comme sa voix donnait Ă  le croire. Je vous disais que j’ai fait cent pas au-devant de vous, cela a eu pour effet de vous en faire faire deux cents en arriĂšre. Maintenant c’est Ă  moi de m’éloigner et nous ne nous connaĂźtrons plus. Je ne retiendrai pas votre nom, mais votre cas, afin que, les jours oĂč je serais tentĂ© de croire que les hommes ont du cƓur, de la politesse, ou seulement l’intelligence de ne pas laisser Ă©chapper une chance sans seconde, je me rappelle que c’est les situer trop haut. Non, que vous ayez dit que vous me connaissiez quand c’était vrai — car maintenant cela va cesser de l’ĂȘtre — je ne puis trouver cela que naturel et je le tiens pour un hommage, c’est-Ă -dire pour agrĂ©able. Malheureusement, ailleurs et en d’autres circonstances, vous avez tenu des propos fort diffĂ©rents. — Monsieur, je vous jure que je n’ai rien dit qui pĂ»t vous offenser. — Et qui vous dit que j’en suis offensĂ© ? s’écria-t-il avec fureur en se redressant violemment sur la chaise longue oĂč il Ă©tait restĂ© jusque-lĂ  immobile, cependant que, tandis que se crispaient les blĂȘmes serpents Ă©cumeux de sa face, sa voix devenait tour Ă  tour aiguĂ« et grave comme une tempĂȘte assourdissante et dĂ©chaĂźnĂ©e. La force avec laquelle il parlait d’habitude, et qui faisait se retourner les inconnus dehors, Ă©tait centuplĂ©e, comme l’est un forte, si, au lieu d’ĂȘtre jouĂ© au piano, il l’est Ă  l’orchestre, et de plus se change en un fortissime. M. de Charlus hurlait. Pensez-vous qu’il soit Ă  votre portĂ©e de m’offenser ? Vous ne savez donc pas Ă  qui vous parlez ? Croyez-vous que la salive envenimĂ©e de cinq cents petits bonshommes de vos amis, juchĂ©s les uns sur les autres, arriverait Ă  baver seulement jusqu’à mes augustes orteils ? Depuis un moment, au dĂ©sir de persuader M. de Charlus que je n’avais jamais dit ni entendu dire de mal de lui avait succĂ©dĂ© une rage folle, causĂ©e par les paroles que lui dictait uniquement, selon moi, son immense orgueil. Peut-ĂȘtre Ă©taient-elles du reste l’effet, pour une partie du moins, de cet orgueil. Presque tout le reste venait d’un sentiment que j’ignorais encore et auquel je ne fus donc pas coupable de ne pas faire sa part. J’aurais pu au moins, Ă  dĂ©faut du sentiment inconnu, mĂȘler Ă  l’orgueil, si je m’étais souvenu des paroles de Mme de Guermantes, un peu de folie. Mais Ă  ce moment-lĂ  l’idĂ©e de folie ne me vint mĂȘme pas Ă  l’esprit. Il n’y avait en lui, selon moi, que de l’orgueil, en moi il n’y avait que de la fureur. Celle-ci au moment oĂč M. de Charlus cessant de hurler pour parler de ses augustes orteils, avec une majestĂ© qu’accompagnaient une moue, un vomissement de dĂ©goĂ»t Ă  l’égard de ses obscurs blasphĂ©mateurs, cette fureur ne se contint plus. D’un mouvement impulsif je voulus frapper quelque chose, et un reste de discernement me faisant respecter un homme tellement plus ĂągĂ© que moi, et mĂȘme, Ă  cause de leur dignitĂ© artistique, les porcelaines allemandes placĂ©es autour de lui, je me prĂ©cipitai sur le chapeau haut de forme neuf du baron, je le jetai par terre, je le piĂ©tinai, je m’acharnai Ă  le disloquer entiĂšrement, j’arrachai la coiffe, dĂ©chirai en deux la couronne, sans Ă©couter les vocifĂ©rations de M. de Charlus qui continuaient et, traversant la piĂšce pour m’en aller, j’ouvris la porte. Des deux cĂŽtĂ©s d’elle, Ă  ma grande stupĂ©faction, se tenaient deux valets de pied qui s’éloignĂšrent lentement pour avoir l’air de s’ĂȘtre trouvĂ©s lĂ  seulement en passant pour leur service. J’ai su depuis leurs noms, l’un s’appelait Burnier et l’autre Charmel. Je ne fus pas dupe un instant de cette explication que leur dĂ©marche nonchalante semblait me proposer. Elle Ă©tait invraisemblable ; trois autres me le semblĂšrent moins l’une que le baron recevait quelquefois des hĂŽtes, contre lesquels pouvant avoir besoin d’aide mais pourquoi ?, il jugeait nĂ©cessaire d’avoir un poste de secours voisin ; l’autre, qu’attirĂ©s par la curiositĂ©, ils s’étaient mis aux Ă©coutes, ne pensant pas que je sortirais si vite ; la troisiĂšme, que toute la scĂšne que m’avait faite M. de Charlus Ă©tant prĂ©parĂ©e et jouĂ©e, il leur avait lui-mĂȘme demandĂ© d’écouter, par amour du spectacle joint peut-ĂȘtre Ă  un nunc erudimini » dont chacun ferait son profit. Ma colĂšre n’avait pas calmĂ© celle du baron, ma sortie de la chambre parut lui causer une vive douleur, il me rappela, me fit rappeler, et enfin, oubliant qu’un instant auparavant, en parlant de ses augustes orteils », il avait cru me faire le tĂ©moin de sa propre dĂ©ification, il courut Ă  toutes jambes, me rattrapa dans le vestibule et me barra la porte. Allons, me dit-il, ne faites pas l’enfant, rentrez une minute ; qui aime bien chĂątie bien, et si je vous ai bien chĂątiĂ©, c’est que je vous aime bien. » Ma colĂšre Ă©tait passĂ©e, je laissai passer le mot chĂątier et suivis le baron qui, appelant un valet de pied, fit sans aucun amour-propre emporter les miettes du chapeau dĂ©truit qu’on remplaça par un autre. — Si vous voulez me dire, monsieur, qui m’a perfidement calomniĂ©, dis-je Ă  M. de Charlus, je reste pour l’apprendre et confondre l’imposteur. — Qui ? ne le savez-vous pas ? Ne gardez-vous pas le souvenir de ce que vous dites ? Pensez-vous que les personnes qui me rendent le service de m’avertir de ces choses ne commencent pas par me demander le secret ? Et croyez-vous que je vais manquer Ă  celui que j’ai promis ? — Monsieur, c’est impossible que vous me le disiez ? demandai-je en cherchant une derniĂšre fois dans ma tĂȘte oĂč je ne trouvais personne Ă  qui j’avais pu parler de M. de Charlus. — Vous n’avez pas entendu que j’ai promis le secret Ă  mon indicateur, me dit-il d’une voix claquante. Je vois qu’au goĂ»t des propos abjects vous joignez celui des insistances vaines. Vous devriez avoir au moins l’intelligence de profiter d’un dernier entretien et de parler pour dire quelque chose qui ne soit pas exactement rien. — Monsieur, rĂ©pondis-je en m’éloignant, vous m’insultez, je suis dĂ©sarmĂ© puisque vous avez plusieurs fois mon Ăąge, la partie n’est pas Ă©gale ; d’autre part je ne peux pas vous convaincre, je vous ai jurĂ© que je n’avais rien dit. — Alors je mens ! s’écria-t-il d’un ton terrible, et en faisant un tel bond qu’il se trouva debout Ă  deux pas de moi. — On vous a trompĂ©. Alors d’une voix douce, affectueuse, mĂ©lancolique, comme dans ces symphonies qu’on joue sans interruption entre les divers morceaux, et oĂč un gracieux scherzo aimable, idyllique, succĂšde aux coups de foudre du premier morceau. C’est trĂšs possible, me dit-il. En principe, un propos rĂ©pĂ©tĂ© est rarement vrai. C’est votre faute si, n’ayant pas profitĂ© des occasions de me voir que je vous avais offertes, vous ne m’avez pas fourni, par ces paroles ouvertes et quotidiennes qui crĂ©ent la confiance, le prĂ©servatif unique et souverain contre une parole qui vous reprĂ©sentait comme un traĂźtre. En tout cas, vrai ou faux, le propos a fait son Ɠuvre. Je ne peux plus me dĂ©gager de l’impression qu’il m’a produite. Je ne peux mĂȘme pas dire que qui aime bien chĂątie bien, car je vous ai bien chĂątiĂ©, mais je ne vous aime plus. » Tout en disant ces mots, il m’avait forcĂ© Ă  me rasseoir et avait sonnĂ©. Un nouveau valet de pied entra. Apportez Ă  boire, et dites d’atteler le coupĂ©. » Je dis que je n’avais pas soif, qu’il Ă©tait bien tard et que d’ailleurs j’avais une voiture. On l’a probablement payĂ©e et renvoyĂ©e, me dit-il, ne vous en occupez pas. Je fais atteler pour qu’on vous ramĂšne
 Si vous craignez qu’il ne soit trop tard
 j’aurais pu vous donner une chambre ici
 » Je dis que ma mĂšre serait inquiĂšte. Ah ! oui, vrai ou faux, le propos a fait son Ɠuvre. Ma sympathie un peu prĂ©maturĂ©e avait fleuri trop tĂŽt ; et comme ces pommiers dont vous parliez poĂ©tiquement Ă  Balbec, elle n’a pu rĂ©sister Ă  une premiĂšre gelĂ©e. » Si la sympathie de M. de Charlus n’avait pas Ă©tĂ© dĂ©truite, il n’aurait pourtant pas pu agir autrement, puisque, tout en me disant que nous Ă©tions brouillĂ©s, il me faisait rester, boire, me demandait de coucher et allait me faire reconduire. Il avait mĂȘme l’air de redouter l’instant de me quitter et de se retrouver seul, cette espĂšce de crainte un peu anxieuse que sa belle-sƓur et cousine Guermantes m’avait paru Ă©prouver, il y avait une heure, quand elle avait voulu me forcer Ă  rester encore un peu, avec une espĂšce de mĂȘme goĂ»t passager pour moi, de mĂȘme effort pour faire prolonger une minute. Malheureusement, reprit-il, je n’ai pas le don de faire refleurir ce qui a Ă©tĂ© une fois dĂ©truit. Ma sympathie pour vous est bien morte. Rien ne peut la ressusciter. Je crois qu’il n’est pas indigne de moi de confesser que je le regrette. Je me sens toujours un peu comme le Booz de Victor Hugo Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe. » Je traversai avec lui le grand salon verdĂątre. Je lui dis, tout Ă  fait au hasard, combien je le trouvais beau. N’est-ce pas ? me rĂ©pondit-il. Il faut bien aimer quelque chose. Les boiseries sont de Bagard. Ce qui est assez gentil, voyez-vous, c’est qu’elles ont Ă©tĂ© faites pour les siĂšges de Beauvais et pour les consoles. Vous remarquez, elles rĂ©pĂštent le mĂȘme motif dĂ©coratif qu’eux. Il n’existait plus que deux demeures oĂč cela soit ainsi le Louvre et la maison de M. d’Hinnisdal. Mais naturellement, dĂšs que j’ai voulu venir habiter dans cette rue, il s’est trouvĂ© un vieil hĂŽtel Chimay que personne n’avait jamais vu puisqu’il n’est venu ici que pour moi. En somme, c’est bien. Ça pourrait peut-ĂȘtre ĂȘtre mieux, mais enfin ce n’est pas mal. N’est-ce pas, il y a de jolies choses le portrait de mes oncles, le roi de Pologne et le roi d’Angleterre, par Mignard. Mais qu’est-ce que je vous dis, vous le savez aussi bien que moi puisque vous avez attendu dans ce salon. Non ? Ah ! C’est qu’on vous aura mis dans le salon bleu, dit-il d’un air soit d’impertinence Ă  l’endroit de mon incuriositĂ©, soit de supĂ©rioritĂ© personnelle et de n’avoir pas demandĂ© oĂč on m’avait fait attendre. Tenez, dans ce cabinet, il y a tous les chapeaux portĂ©s par Mme Elisabeth, la princesse de Lamballe, et par la Reine. Cela ne vous intĂ©resse pas, on dirait que vous ne voyez pas. Peut-ĂȘtre ĂȘtes-vous atteint d’une affection du nerf optique. Si vous aimez davantage ce genre de beautĂ©, voici un arc-en-ciel de Turner qui commence Ă  briller entre ces deux Rembrandt, en signe de notre rĂ©conciliation. Vous entendez Beethoven se joint Ă  lui. » Et en effet on distinguait les premiers accords de la troisiĂšme partie de la Symphonie pastorale, la joie aprĂšs l’orage », exĂ©cutĂ©s non loin de nous, au premier Ă©tage sans doute, par des musiciens. Je demandai naĂŻvement par quel hasard on jouait cela et qui Ă©taient les musiciens. Eh bien ! on ne sait pas. On ne sait jamais. Ce sont des musiques invisibles. C’est joli, n’est-ce pas, me dit-il d’un ton lĂ©gĂšrement impertinent et qui pourtant rappelait un peu l’influence et l’accent de Swann. Mais vous vous en fichez comme un poisson d’une pomme. Vous voulez rentrer, quitte Ă  manquer de respect Ă  Beethoven et Ă  moi. Vous portez contre vous-mĂȘme jugement et condamnation », ajouta-t-il d’un air affectueux et triste, quand le moment fut venu que je m’en allasse. Vous m’excuserez de ne pas vous reconduire comme les bonnes façons m’obligeraient Ă  le faire, me dit-il. DĂ©sireux de ne plus vous revoir, il n’importe peu de passer cinq minutes de plus avec vous. Mais je suis fatiguĂ© et j’ai fort Ă  faire. » Cependant, remarquant que le temps Ă©tait beau Eh bien ! si, je vais monter en voiture. Il fait un clair de lune superbe, que j’irai regarder au Bois aprĂšs vous avoir reconduit. Comment ! vous ne savez pas vous raser, mĂȘme un soir oĂč vous dĂźnez en ville vous gardez quelques poils, me dit-il en me prenant le menton entre deux doigts pour ainsi dire magnĂ©tisĂ©s, qui, aprĂšs avoir rĂ©sistĂ© un instant, remontĂšrent jusqu’à mes oreilles comme les doigts d’un coiffeur. Ah ! ce serait agrĂ©able de regarder ce clair de lune bleu » au Bois avec quelqu’un comme vous », me dit-il avec une douceur subite et comme involontaire, puis, l’air triste Car vous ĂȘtes gentil tout de mĂȘme, vous pourriez l’ĂȘtre plus que personne, ajouta-t-il en me touchant paternellement l’épaule. Autrefois, je dois dire que je vous trouvais bien insignifiant. » J’aurais dĂ» penser qu’il me trouvait tel encore. Je n’avais qu’à me rappeler la rage avec laquelle il m’avait parlĂ©, il y avait Ă  peine une demi-heure. MalgrĂ© cela j’avais l’impression qu’il Ă©tait, en ce moment, sincĂšre, que son bon cƓur l’emportait sur ce que je considĂ©rais comme un Ă©tat presque dĂ©lirant de susceptibilitĂ© et d’orgueil. La voiture Ă©tait devant nous et il prolongeait encore la conversation. Allons, dit-il brusquement, montez ; dans cinq minutes nous allons ĂȘtre chez vous. Et je vous dirai un bonsoir qui coupera court et pour jamais Ă  nos relations. C’est mieux, puisque nous devons nous quitter pour toujours, que nous le fassions comme en musique, sur un accord parfait. » MalgrĂ© ces affirmations solennelles que nous ne nous reverrions jamais, j’aurais jurĂ© que M. de Charlus, ennuyĂ© de s’ĂȘtre oubliĂ© tout Ă  l’heure et craignant de m’avoir fait de la peine, n’eĂ»t pas Ă©tĂ© fĂąchĂ© de me revoir encore une fois. Je ne me trompais pas, car au bout d’un moment Allons bon ! dit-il, voilĂ  que j’ai oubliĂ© le principal. En souvenir de madame votre grand-mĂšre, j’avais fait relier pour vous une Ă©dition curieuse de Mme de SĂ©vignĂ©. VoilĂ  qui va empĂȘcher cette entrevue d’ĂȘtre la derniĂšre. Il faut s’en consoler en se disant qu’on liquide rarement en un jour des affaires compliquĂ©es. Regardez combien de temps a durĂ© le CongrĂšs de Vienne. » — Mais je pourrais la faire chercher sans vous dĂ©ranger, dis-je obligeamment. — Voulez-vous vous taire, petit sot, rĂ©pondit-il avec colĂšre, et ne pas avoir l’air grotesque de considĂ©rer comme peu de chose l’honneur d’ĂȘtre probablement je ne dis pas certainement, car c’est peut-ĂȘtre un valet de chambre qui vous remettra les volumes reçu par moi. Il se ressaisit Je ne veux pas vous quitter sur ces mots. Pas de dissonance avant le silence Ă©ternel de l’accord de dominante ! » C’est pour ses propres nerfs qu’il semblait redouter son retour immĂ©diatement aprĂšs d’ñcres paroles de brouille. Vous ne vouliez pas venir jusqu’au Bois », me dit-il d’un ton non pas interrogatif mais affirmatif, et, Ă  ce qu’il me sembla, non pas parce qu’il ne voulait pas me l’offrir, mais parce qu’il craignait que son amour-propre n’essuyĂąt un refus. Eh bien voilĂ , me dit-il en traĂźnant encore, c’est le moment oĂč, comme dit Whistler, les bourgeois rentrent peut-ĂȘtre voulait-il me prendre par l’amour-propre et oĂč il convient de commencer Ă  regarder. Mais vous ne savez mĂȘme pas qui est Whistler. » Je changeai de conversation et lui demandai si la princesse d’IĂ©na Ă©tait une personne intelligente. M. de Charlus m’arrĂȘta, et prenant le ton le plus mĂ©prisant que je lui connusse Ah ! monsieur, vous faites allusion ici Ă  un ordre de nomenclature oĂč je n’ai rien Ă  voir. Il y a peut-ĂȘtre une aristocratie chez les Tahitiens, mais j’avoue que je ne la connais pas. Le nom que vous venez de prononcer, c’est Ă©trange, a cependant rĂ©sonnĂ©, il y a quelques jours, Ă  mes oreilles. On me demandait si je condescendrais Ă  ce que me fĂ»t prĂ©sentĂ© le jeune duc de Guastalla. La demande m’étonna, car le duc de Guastalla n’a nul besoin de se faire prĂ©senter Ă  moi, pour la raison qu’il est mon cousin et me connaĂźt de tout temps ; c’est le fils de la princesse de Parme, et en jeune parent bien Ă©levĂ©, il ne manque jamais de venir me rendre ses devoirs le jour de l’an. Mais, informations prises, il ne s’agissait pas de mon parent, mais d’un fils de la personne qui vous intĂ©resse. Comme il n’existe pas de princesse de ce nom, j’ai supposĂ© qu’il s’agissait d’une pauvresse couchant sous le pont d’IĂ©na et qui avait pris pittoresquement le titre de princesse d’IĂ©na, comme on dit la PanthĂšre des Batignolles ou le Roi de l’Acier. Mais non, il s’agissait d’une personne riche dont j’avais admirĂ© Ă  une exposition des meubles fort beaux et qui ont sur le nom du propriĂ©taire la supĂ©rioritĂ© de ne pas ĂȘtre faux. Quant au prĂ©tendu duc de Guastalla, ce devait ĂȘtre l’agent de change de mon secrĂ©taire, l’argent procure tant de choses. Mais non ; c’est l’Empereur, paraĂźt-il, qui s’est amusĂ© Ă  donner Ă  ces gens un titre prĂ©cisĂ©ment indisponible. C’est peut-ĂȘtre une preuve de puissance, ou d’ignorance, ou de malice, je trouve surtout que c’est un fort mauvais tour qu’il a jouĂ© ainsi Ă  ces usurpateurs malgrĂ© eux. Mais enfin je ne puis vous donner d’éclaircissements sur tout cela, ma compĂ©tence s’arrĂȘte au faubourg Saint-Germain oĂč, entre tous les Courvoisier et Gallardon, vous trouverez, si vous parvenez Ă  dĂ©couvrir un introducteur, de vieilles gales tirĂ©es tout exprĂšs de Balzac et qui vous amuseront. Naturellement tout cela n’a rien Ă  voir avec le prestige de la princesse de Guermantes, mais, sans moi et mon SĂ©same, la demeure de celle-ci est inaccessible. » — C’est vraiment trĂšs beau, monsieur, Ă  l’hĂŽtel de la princesse de Guermantes. — Oh ! ce n’est pas trĂšs beau. C’est ce qu’il y a de plus beau ; aprĂšs la princesse toutefois. — La princesse de Guermantes est supĂ©rieure Ă  la duchesse de Guermantes ? — Oh ! cela n’a pas de rapport. Il est Ă  remarquer que, dĂšs que les gens du monde ont un peu d’imagination, ils couronnent ou dĂ©trĂŽnent, au grĂ© de leurs sympathies ou de leurs brouilles, ceux dont la situation paraissait la plus solide et la mieux fixĂ©e. La duchesse de Guermantes peut-ĂȘtre en ne l’appelant pas Oriane voulait-il mettre plus de distance entre elle et moi est dĂ©licieuse, trĂšs supĂ©rieure Ă  ce que vous avez pu deviner. Mais enfin elle est incommensurable avec sa cousine. Celle-ci est exactement ce que les personnes des Halles peuvent s’imaginer qu’était la princesse de Metternich, mais la Metternich croyait avoir lancĂ© Wagner parce qu’elle connaissait Victor Maurel. La princesse de Guermantes, ou plutĂŽt sa mĂšre, a connu le vrai. Ce qui est un prestige, sans parler de l’incroyable beautĂ© de cette femme. Et rien que les jardins d’Esther ! — On ne peut pas les visiter ? — Mais non, il faudrait ĂȘtre invitĂ©, mais on n’invite jamais personne Ă  moins que j’intervienne. Mais aussitĂŽt, retirant, aprĂšs l’avoir jetĂ©, l’appĂąt de cette offre, il me tendit la main, car nous Ă©tions arrivĂ©s chez moi. Mon rĂŽle est terminĂ©, monsieur ; j’y ajoute simplement ces quelques paroles. Un autre vous offrira peut-ĂȘtre un jour sa sympathie comme j’ai fait. Que l’exemple actuel vous serve d’enseignement. Ne le nĂ©gligez pas. Une sympathie est toujours prĂ©cieuse. Ce qu’on ne peut pas faire seul dans la vie, parce qu’il y a des choses qu’on ne peut demander, ni faire, ni vouloir, ni apprendre par soi-mĂȘme, on le peut Ă  plusieurs et sans avoir besoin d’ĂȘtre treize comme dans le roman de Balzac, ni quatre comme dans les Trois Mousquetaires. Adieu. » Il devait ĂȘtre fatiguĂ© et avoir renoncĂ© Ă  l’idĂ©e d’aller voir le clair de lune car il me demanda de dire au cocher de rentrer. AussitĂŽt il fit un brusque mouvement comme s’il voulait se reprendre. Mais j’avais dĂ©jĂ  transmis l’ordre et, pour ne pas me retarder davantage, j’allai sonner Ă  ma porte, sans avoir plus pensĂ© que j’avais affaire Ă  M. de Charlus, relativement Ă  l’empereur d’Allemagne, au gĂ©nĂ©ral Botha, des rĂ©cits tout Ă  l’heure si obsĂ©dants, mais que son accueil inattendu et foudroyant avait fait s’envoler bien loin de moi. En rentrant, je vis sur mon bureau une lettre que le jeune valet de pied de Françoise avait Ă©crite Ă  un de ses amis et qu’il y avait oubliĂ©e. Depuis que ma mĂšre Ă©tait absente, il ne reculait devant aucun sans-gĂȘne ; je fus plus coupable d’avoir celui de lire la lettre sans enveloppe, largement Ă©talĂ©e et qui, c’était ma seule excuse, avait l’air de s’offrir Ă  moi. Cher ami et cousin, J’espĂšre que la santĂ© va toujours bien et qu’il en est de mĂȘme pour toute la petite famille particuliĂšrement pour mon jeune filleul Joseph dont je n’ai pas encore le plaisir de connaĂźtre mais dont je prĂ©fĂšre Ă  vous tous comme Ă©tant mon filleul, ces reliques du cƓur ont aussi leur poussiĂšre, sur leurs restes sacrĂ©s ne portons pas les mains. D’ailleurs cher ami et cousin qui te dit que demain toi et ta chĂšre femme ma cousine Marie, vous ne serez pas prĂ©cipitĂ©s tous deux jusqu’au fond de la mer, comme le matelot attachĂ© en haut du grand mĂąt, car cette vie n’est qu’une vallĂ©e obscure. Cher ami il faut te dire que ma principale occupation, de ton Ă©tonnement j’en suis certain, est maintenant la poĂ©sie que j’aime avec dĂ©lices, car il faut bien passĂ© le temps. Aussi cher ami ne sois pas trop surpris si je ne suis pas encore rĂ©pondu Ă  ta derniĂšre lettre, Ă  dĂ©faut du pardon laisse venir l’oubli. Comme tu le sais, la mĂšre de Madame a trĂ©passĂ© dans des souffrances inexprimables qui l’ont assez fatiguĂ©e car elle a vu jusqu’à trois mĂ©decins. Le jour de ses obsĂšques fut un beau jour car toutes les relations de Monsieur Ă©taient venues en foule ainsi que plusieurs ministres. On a mis plus de deux heures pour aller au cimetiĂšre, ce qui vous fera tous ouvrir de grands yeux dans votre village car on n’en fera certainement pas autant pour la mĂšre Michu. Aussi ma vie ne sera plus qu’un long sanglot. Je m’amuse Ă©normĂ©ment Ă  la motocyclette dont j’ai appris derniĂšrement. Que diriez-vous, mes chers amis, si j’arrivais ainsi Ă  toute vitesse aux Écorces. Mais lĂ -dessus je ne me tairai pas plus car je sens que l’ivresse du malheur emporte sa raison. Je frĂ©quente la duchesse de Guermantes, des personnes que tu as jamais entendu mĂȘme le nom dans nos ignorants pays. Aussi c’est avec plaisir que j’enverrai les livres de Racine, de Victor Hugo, de Pages choisies de ChĂȘnedollĂ©, d’Alfred de Musset, car je voudrais guĂ©rir le pays qui ma donner le jour de l’ignorance qui mĂšne fatalement jusqu’au crime. Je ne vois plus rien Ă  te dire et tanvoye comme le pĂ©lican lassĂ© d’un long voyage mes bonnes salutations ainsi qu’à ta femme Ă  mon filleul et Ă  ta sƓur Rose. Puisse-t-on ne pas dire d’elle Et Rose elle n’a vĂ©cu que ce que vivent les roses, comme l’a dit Victor Hugo, le sonnet d’Arvers, Alfred de Musset, tous ces grands gĂ©nies qu’on a fait Ă  cause de cela mourir sur les flammes du bĂ»cher comme Jeanne d’Arc. À bientĂŽt ta prochaine missive, reçois mes baisers comme ceux d’un frĂšre. PĂ©rigot Joseph. » Nous sommes attirĂ©s par toute vie qui nous reprĂ©sente quelque chose d’inconnu, par une derniĂšre illusion Ă  dĂ©truire. MalgrĂ© cela les mystĂ©rieuses paroles, grĂące auxquelles M. de Charlus m’avait amenĂ© Ă  imaginer la princesse de Guermantes comme un ĂȘtre extraordinaire et diffĂ©rent de ce que je connaissais, ne suffisent pas Ă  expliquer la stupĂ©faction oĂč je fus, bientĂŽt suivie de la crainte d’ĂȘtre victime d’une mauvaise farce machinĂ©e par quelqu’un qui eĂ»t voulu me faire jeter Ă  la porte d’une demeure oĂč j’irais sans ĂȘtre invitĂ©, quand, environ deux mois aprĂšs mon dĂźner chez la duchesse et tandis que celle-ci Ă©tait Ă  Cannes, ayant ouvert une enveloppe dont l’apparence ne m’avait averti de rien d’extraordinaire, je lus ces mots imprimĂ©s sur une carte La princesse de Guermantes, nĂ©e duchesse en BaviĂšre, sera chez elle le ***. » Sans doute ĂȘtre invitĂ© chez la princesse de Guermantes n’était peut-ĂȘtre pas, au point de vue mondain, quelque chose de plus difficile que dĂźner chez la duchesse, et mes faibles connaissances hĂ©raldiques m’avaient appris que le titre de prince n’est pas supĂ©rieur Ă  celui de duc. Puis je me disais que l’intelligence d’une femme du monde ne peut pas ĂȘtre d’une essence aussi hĂ©tĂ©rogĂšne Ă  celle de ses congĂ©nĂšres que le prĂ©tendait M. de Charlus, et d’une essence si hĂ©tĂ©rogĂšne Ă  celle d’une autre femme. Mais mon imagination, semblable Ă  Elstir en train de rendre un effet de perspective sans tenir compte des notions de physique qu’il pouvait par ailleurs possĂ©der, me peignait non ce que je savais, mais ce qu’elle voyait ; ce qu’elle voyait, c’est-Ă -dire ce que lui montrait le nom. Or, mĂȘme quand je ne connaissais pas la duchesse, le nom de Guermantes prĂ©cĂ©dĂ© du titre de princesse, comme une note ou une couleur ou une quantitĂ©, profondĂ©ment modifiĂ©e des valeurs environnantes par le signe » mathĂ©matique ou esthĂ©tique qui l’affecte, m’avait toujours Ă©voquĂ© quelque chose de tout diffĂ©rent. Avec ce titre on se trouve surtout dans les MĂ©moires du temps de Louis XIII et de Louis XIV, de la Cour d’Angleterre, de la reine d’Écosse, de la duchesse d’Aumale ; et je me figurais l’hĂŽtel de la princesse de Guermantes comme plus ou moins frĂ©quentĂ© par la duchesse de Longueville et par le grand CondĂ©, desquels la prĂ©sence rendait bien peu vraisemblable que j’y pĂ©nĂ©trasse jamais. Beaucoup de choses que M. de Charlus m’avait dites avaient donnĂ© un vigoureux coup de fouet Ă  mon imagination et, faisant oublier Ă  celle-ci combien la rĂ©alitĂ© l’avait déçue chez la duchesse de Guermantes il en est des noms des personnes comme des noms des pays, l’avaient aiguillĂ©e vers la cousine d’Oriane. Au reste, M. de Charlus ne me trompa quelque temps sur la valeur et la variĂ©tĂ© imaginaires des gens du monde que parce qu’il s’y trompait lui-mĂȘme. Et cela peut-ĂȘtre parce qu’il ne faisait rien, n’écrivait pas, ne peignait pas, ne lisait mĂȘme rien d’une maniĂšre sĂ©rieuse et approfondie. Mais, supĂ©rieur aux gens du monde de plusieurs degrĂ©s, si c’est d’eux et de leur spectacle qu’il tirait la matiĂšre de sa conversation, il n’était pas pour cela compris par eux. Parlant en artiste, il pouvait tout au plus dĂ©gager le charme fallacieux des gens du monde. Mais le dĂ©gager pour les artistes seulement, Ă  l’égard desquels il eĂ»t pu jouer le rĂŽle du renne envers les Esquimaux ; ce prĂ©cieux animal arrache pour eux, sur des roches dĂ©sertiques, des lichens, des mousses qu’ils ne sauraient ni dĂ©couvrir, ni utiliser, mais qui, une fois digĂ©rĂ©s par le renne, deviennent pour les habitants de l’extrĂȘme Nord un aliment assimilable. À quoi j’ajouterai que ces tableaux que M. de Charlus faisait du monde Ă©taient animĂ©s de beaucoup de vie par le mĂ©lange de ses haines fĂ©roces et de ses dĂ©votes sympathies. Les haines dirigĂ©es surtout contre les jeunes gens, l’adoration excitĂ©e principalement par certaines femmes. Si parmi celles-ci, la princesse de Guermantes Ă©tait placĂ©e par M. de Charlus sur le trĂŽne le plus Ă©levĂ©, ses mystĂ©rieuses paroles sur l’inaccessible palais d’Aladin » qu’habitait sa cousine ne suffisent pas Ă  expliquer ma stupĂ©faction. MalgrĂ© ce qui tient aux divers points de vue subjectifs, dont j’aurai Ă  parler, dans les grossissements artificiels, il n’en reste pas moins qu’il y a quelque rĂ©alitĂ© objective dans tous ces ĂȘtres, et par consĂ©quent diffĂ©rence entre eux. Comment d’ailleurs en serait-il autrement ? L’humanitĂ© que nous frĂ©quentons et qui ressemble si peu Ă  nos rĂȘves est pourtant la mĂȘme que, dans les MĂ©moires, dans les Lettres de gens remarquables, nous avons vue dĂ©crite et que nous avons souhaitĂ© de connaĂźtre. Le vieillard le plus insignifiant avec qui nous dĂźnons est celui dont, dans un livre sur la guerre de 70, nous avons lu avec Ă©motion la fiĂšre lettre au prince FrĂ©dĂ©ric-Charles. On s’ennuie Ă  dĂźner parce que l’imagination est absente, et, parce qu’elle nous y tient compagnie, on s’amuse avec un livre. Mais c’est des mĂȘmes personnes qu’il est question. Nous aimerions avoir connu Mme de Pompadour qui protĂ©gea si bien les arts, et nous nous serions autant ennuyĂ©s auprĂšs d’elle qu’auprĂšs des modernes ÉgĂ©ries, chez qui nous ne pouvons nous dĂ©cider Ă  retourner tant elles sont mĂ©diocres. Il n’en reste pas moins que ces diffĂ©rences subsistent. Les gens ne sont jamais tout Ă  fait pareils les uns aux autres, leur maniĂšre de se comporter Ă  notre Ă©gard, on pourrait dire Ă  amitiĂ© Ă©gale, trahit des diffĂ©rences qui, en fin de compte, font compensation. Quand je connus Mme de Montmorency, elle aima Ă  me dire des choses dĂ©sagrĂ©ables, mais si j’avais besoin d’un service, elle jetait pour l’obtenir avec efficacitĂ© tout ce qu’elle possĂ©dait de crĂ©dit, sans rien mĂ©nager. Tandis que telle autre, comme Mme de Guermantes, n’eĂ»t jamais voulu me faire de peine, ne disait de moi que ce qui pouvait me faire plaisir, me comblait de toutes les amabilitĂ©s qui formaient le riche train de vie moral des Guermantes, mais, si je lui avais demandĂ© un rien en dehors de cela, n’eĂ»t pas fait un pas pour me le procurer, comme en ces chĂąteaux oĂč on a Ă  sa disposition une automobile, un valet de chambre, mais oĂč il est impossible d’obtenir un verre de cidre, non prĂ©vu dans l’ordonnance des fĂȘtes. Laquelle Ă©tait pour moi la vĂ©ritable amie, de Mme de Montmorency, si heureuse de me froisser et toujours prĂȘte Ă  me servir, de Mme de Guermantes, souffrant du moindre dĂ©plaisir qu’on m’eĂ»t causĂ© et incapable du moindre effort pour m’ĂȘtre utile ? D’autre part, on disait que la duchesse de Guermantes parlait seulement de frivolitĂ©s, et sa cousine, avec l’esprit le plus mĂ©diocre, de choses toujours intĂ©ressantes. Les formes d’esprit sont si variĂ©es, si opposĂ©es, non seulement dans la littĂ©rature, mais dans le monde, qu’il n’y a pas que Baudelaire et MĂ©rimĂ©e qui ont le droit de se mĂ©priser rĂ©ciproquement. Ces particularitĂ©s forment, chez toutes les personnes, un systĂšme de regards, de discours, d’actions, si cohĂ©rent, si despotique, que quand nous sommes en leur prĂ©sence il nous semble supĂ©rieur au reste. Chez Mme de Guermantes, ses paroles, dĂ©duites comme un thĂ©orĂšme de son genre d’esprit, me paraissaient les seules qu’on aurait dĂ» dire. Et j’étais, au fond, de son avis, quand elle me disait que Mme de Montmorency Ă©tait stupide et avait l’esprit ouvert Ă  toutes les choses qu’elle ne comprenait pas, ou quand, apprenant une mĂ©chancetĂ© d’elle, la duchesse me disait C’est cela que vous appelez une bonne femme, c’est ce que j’appelle un monstre. » Mais cette tyrannie de la rĂ©alitĂ© qui est devant nous, cette Ă©vidence de la lumiĂšre de la lampe qui fait pĂąlir l’aurore dĂ©jĂ  lointaine comme un simple souvenir, disparaissaient quand j’étais loin de Mme de Guermantes, et qu’une dame diffĂ©rente me disait, en se mettant de plain-pied avec moi et jugeant la duchesse placĂ©e fort au-dessous de nous Oriane ne s’intĂ©resse au fond Ă  rien, ni Ă  personne », et mĂȘme ce qui en prĂ©sence de Mme de Guermantes eĂ»t semblĂ© impossible Ă  croire tant elle-mĂȘme proclamait le contraire Oriane est snob. » Aucune mathĂ©matique ne nous permettant de convertir Mme d’Arpajon et Mme de Montpensier en quantitĂ©s homogĂšnes, il m’eĂ»t Ă©tĂ© impossible de rĂ©pondre si on me demandait laquelle me semblait supĂ©rieure Ă  l’autre. Or, parmi les traits particuliers au salon de la princesse de Guermantes, le plus habituellement citĂ© Ă©tait un certain exclusivisme, dĂ» en partie Ă  la naissance royale de la princesse, et surtout le rigorisme presque fossile des prĂ©jugĂ©s aristocratiques du prince, prĂ©jugĂ©s que d’ailleurs le duc et la duchesse ne s’étaient pas fait faute de railler devant moi, et qui, naturellement, devait me faire considĂ©rer comme plus invraisemblable encore que m’eĂ»t invitĂ© cet homme qui ne comptait que les altesses et les ducs et Ă  chaque dĂźner, faisait une scĂšne parce qu’il n’avait pas eu Ă  table la place Ă  laquelle il aurait eu droit sous Louis XIV, place que, grĂące Ă  son extrĂȘme Ă©rudition en matiĂšre d’histoire et de gĂ©nĂ©alogie, il Ă©tait seul Ă  connaĂźtre. À cause de cela, beaucoup de gens du monde tranchaient en faveur du duc et de la duchesse les diffĂ©rences qui les sĂ©paraient de leurs cousins. Le duc et la duchesse sont beaucoup plus modernes, beaucoup plus intelligents, ils ne s’occupent pas, comme les autres, que du nombre de quartiers, leur salon est de trois cents ans en avance sur celui de leur cousin », Ă©taient des phrases usuelles dont le souvenir me faisait maintenant frĂ©mir en regardant la carte d’invitation Ă  laquelle ils donnaient beaucoup plus de chances de m’avoir Ă©tĂ© envoyĂ©e par un mystificateur. Si encore le duc et la duchesse de Guermantes n’avaient pas Ă©tĂ© Ă  Cannes, j’aurais pu tĂącher de savoir par eux si l’invitation que j’avais reçue Ă©tait vĂ©ritable. Ce doute oĂč j’étais n’est pas mĂȘme dĂ», comme je m’en Ă©tais un moment flattĂ©, au sentiment qu’un homme du monde n’éprouverait pas et qu’en consĂ©quence un Ă©crivain, appartĂźnt-il en dehors de cela Ă  la caste des gens du monde, devrait reproduire afin d’ĂȘtre bien objectif » et de peindre chaque classe diffĂ©remment. J’ai, en effet, trouvĂ© derniĂšrement, dans un charmant volume de MĂ©moires, la notation d’incertitudes analogues Ă  celles par lesquelles me faisait passer la carte d’invitation de la princesse. Georges et moi ou HĂ©ly et moi, je n’ai pas le livre sous la main pour vĂ©rifier, nous grillions si fort d’ĂȘtre admis dans le salon de Mme Delessert, qu’ayant reçu d’elle une invitation, nous crĂ»mes prudent, chacun de notre cĂŽtĂ©, de nous assurer que nous n’étions pas les dupes de quelque poisson d’avril. » Or le narrateur n’est autre que le comte d’Haussonville celui qui Ă©pousa la fille du duc de Broglie, et l’autre jeune homme qui de son cĂŽtĂ© » va s’assurer s’il n’est pas le jouet d’une mystification est, selon qu’il s’appelle Georges ou HĂ©ly, l’un ou l’autre des deux insĂ©parables amis de M. d’Haussonville, M. d’Harcourt ou le prince de Chalais. Le jour oĂč devait avoir lieu la soirĂ©e chez la princesse de Guermantes, j’appris que le duc et la duchesse Ă©taient revenus Ă  Paris depuis la veille. Le bal de la princesse ne les eĂ»t pas fait revenir, mais un de leurs cousins Ă©tait fort malade, et puis le duc tenait beaucoup Ă  une redoute qui avait lieu cette nuit-lĂ  et oĂč lui-mĂȘme devait paraĂźtre en Louis XI et sa femme en Isabeau de BaviĂšre. Et je rĂ©solus d’aller la voir le matin. Mais, sortis de bonne heure, ils n’étaient pas encore rentrĂ©s ; je guettai d’abord d’une petite piĂšce, que je croyais un bon poste de vigie, l’arrivĂ©e de la voiture. En rĂ©alitĂ© j’avais fort mal choisi mon observatoire, d’oĂč je distinguai Ă  peine notre cour, mais j’en aperçus plusieurs autres ce qui, sans utilitĂ© pour moi, me divertit un moment. Ce n’est pas Ă  Venise seulement qu’on a de ces points de vue sur plusieurs maisons Ă  la fois qui ont tentĂ© les peintres, mais Ă  Paris tout aussi bien. Je ne dis pas Venise au hasard. C’est Ă  ses quartiers pauvres que font penser certains quartiers pauvres de Paris, le matin, avec leurs hautes cheminĂ©es Ă©vasĂ©es, auxquelles le soleil donne les roses les plus vifs, les rouges les plus clairs ; c’est tout un jardin qui fleurit au-dessus des maisons, et qui fleurit en nuances si variĂ©es, qu’on dirait, plantĂ© sur la ville, le jardin d’un amateur de tulipes de Delft ou de Haarlem. D’ailleurs l’extrĂȘme proximitĂ© des maisons aux fenĂȘtres opposĂ©es sur une mĂȘme cour y fait de chaque croisĂ©e le cadre oĂč une cuisiniĂšre rĂȘvasse en regardant Ă  terre, oĂč plus loin une jeune fille se laisse peigner les cheveux par une vieille Ă  figure, Ă  peine distincte dans l’ombre, de sorciĂšre ; ainsi chaque cour fait pour le voisin de la maison, en supprimant le bruit par son intervalle, en laissant voir les gestes silencieux dans un rectangle placĂ© sous verre par la clĂŽture des fenĂȘtres, une exposition de cent tableaux hollandais juxtaposĂ©s. Certes, de l’hĂŽtel de Guermantes on n’avait pas le mĂȘme genre de vues, mais de curieuses aussi, surtout de l’étrange point trigonomĂ©trique oĂč je m’étais placĂ© et oĂč le regard n’était arrĂȘtĂ© par rien jusqu’aux hauteurs lointaines que formait, les terrains relativement vagues qui prĂ©cĂ©daient Ă©tant fort en pente, l’hĂŽtel de la princesse de Silistrie et de la marquise de Plassac, cousines trĂšs nobles de M. de Guermantes, et que je ne connaissais pas. Jusqu’à cet hĂŽtel qui Ă©tait celui de leur pĂšre, M. de BrĂ©quigny, rien que des corps de bĂątiments peu Ă©levĂ©s, orientĂ©s des façons les plus diverses et qui, sans arrĂȘter la vue, prolongeaient la distance de leurs plans obliques. La tourelle en tuiles rouges de la remise oĂč le marquis de FrĂ©court garait ses voitures se terminait bien par une aiguille plus haute, mais si mince qu’elle ne cachait rien, et faisait penser Ă  ces jolies constructions anciennes de la Suisse, qui s’élancent isolĂ©es au pied d’une montagne. Tous ces points vagues et divergents, oĂč se reposaient les yeux, faisaient paraĂźtre plus Ă©loignĂ© que s’il avait Ă©tĂ© sĂ©parĂ© de nous par plusieurs rues ou de nombreux contreforts l’hĂŽtel de Mme de Plassac, en rĂ©alitĂ© assez voisin mais chimĂ©riquement Ă©loignĂ© comme un paysage alpestre. Quand ses larges fenĂȘtres carrĂ©es, Ă©blouies de soleil comme des feuilles de cristal de roche, Ă©taient ouvertes pour le mĂ©nage, on avait, Ă  suivre aux diffĂ©rents Ă©tages les valets de pied impossibles Ă  bien distinguer, mais qui battaient des tapis, le mĂȘme plaisir qu’à voir, dans un paysage de Turner ou d’Elstir, un voyageur en diligence, ou un guide, Ă  diffĂ©rents degrĂ©s d’altitude du Saint-Gothard. Mais de ce point de vue » oĂč je m’étais placĂ©, j’aurais risquĂ© de ne pas voir rentrer M. ou Mme de Guermantes, de sorte que, lorsque dans l’aprĂšs-midi je fus libre de reprendre mon guet, je me mis simplement sur l’escalier, d’oĂč l’ouverture de la porte cochĂšre ne pouvait passer inaperçue pour moi, et ce fut dans l’escalier que je me postai, bien que n’y apparussent pas, si Ă©blouissantes avec leurs valets de pied rendus minuscules par l’éloignement et en train de nettoyer, les beautĂ©s alpestres de l’hĂŽtel de BrĂ©quigny et Tresmes. Or cette attente sur l’escalier devait avoir pour moi des consĂ©quences si considĂ©rables et me dĂ©couvrir un paysage, non plus turnĂ©rien, mais moral si important, qu’il est prĂ©fĂ©rable d’en retarder le rĂ©cit de quelques instants, en le faisant prĂ©cĂ©der d’abord par celui de ma visite aux Guermantes quand je sus qu’ils Ă©taient rentrĂ©s. Ce fut le duc seul qui me reçut dans sa bibliothĂšque. Au moment oĂč j’y entrais, sortit un petit homme aux cheveux tout blancs, l’air pauvre, avec une petite cravate noire comme en avaient le notaire de Combray et plusieurs amis de mon grand-pĂšre, mais d’un aspect plus timide et qui, m’adressant de grands saluts, ne voulut jamais descendre avant que je fusse passĂ©. Le duc lui cria de la bibliothĂšque quelque chose que je ne compris pas, et l’autre rĂ©pondit avec de nouveaux saluts adressĂ©s Ă  la muraille, car le duc ne pouvait le voir, mais rĂ©pĂ©tĂ©s tout de mĂȘme sans fin, comme ces inutiles sourires des gens qui causent avec vous par le tĂ©lĂ©phone ; il avait une voix de fausset, et me resalua avec une humilitĂ© d’homme d’affaires. Et ce pouvait d’ailleurs ĂȘtre un homme d’affaires de Combray, tant il avait le genre provincial, surannĂ© et doux des petites gens, des vieillards modestes de lĂ -bas. Vous verrez Oriane tout Ă  l’heure, me dit le duc quand je fus entrĂ©. Comme Swann doit venir tout Ă  l’heure lui apporter les Ă©preuves de son Ă©tude sur les monnaies de l’Ordre de Malte, et, ce qui est pis, une photographie immense oĂč il a fait reproduire les deux faces de ces monnaies, Oriane a prĂ©fĂ©rĂ© s’habiller d’abord, pour pouvoir rester avec lui jusqu’au moment d’aller dĂźner. Nous sommes dĂ©jĂ  encombrĂ©s d’affaires Ă  ne pas savoir oĂč les mettre et je me demande oĂč nous allons fourrer cette photographie. Mais j’ai une femme trop aimable, qui aime trop Ă  faire plaisir. Elle a cru que c’était gentil de demander Ă  Swann de pouvoir regarder les uns Ă  cĂŽtĂ© des autres tous ces grands maĂźtres de l’Ordre dont il a trouvĂ© les mĂ©dailles Ă  Rhodes. Car je vous disais Malte, c’est Rhodes, mais c’est le mĂȘme Ordre de Saint-Jean de JĂ©rusalem. Dans le fond elle ne s’intĂ©resse Ă  cela que parce que Swann s’en occupe. Notre famille est trĂšs mĂȘlĂ©e Ă  toute cette histoire ; mĂȘme encore aujourd’hui, mon frĂšre que vous connaissez est un des plus hauts dignitaires de l’Ordre de Malte. Mais j’aurais parlĂ© de tout cela Ă  Oriane, elle ne m’aurait seulement pas Ă©coutĂ©. En revanche, il a suffi que les recherches de Swann sur les Templiers car c’est inouĂŻ la rage des gens d’une religion Ă  Ă©tudier celle des autres l’aient conduit Ă  l’Histoire des Chevaliers de Rhodes, hĂ©ritiers des Templiers, pour qu’aussitĂŽt Oriane veuille voir les tĂȘtes de ces chevaliers. Ils Ă©taient de forts petits garçons Ă  cĂŽtĂ© des Lusignan, rois de Chypre, dont nous descendons en ligne directe. Mais comme jusqu’ici Swann ne s’est pas occupĂ© d’eux, Oriane ne veut rien savoir sur les Lusignan. » Je ne pus tout de suite dire au duc pourquoi j’étais venu. En effet, quelques parentes ou amies, comme Mme de Silistrie et la duchesse de Montrose, vinrent pour faire une visite Ă  la duchesse, qui recevait souvent avant le dĂźner, et ne la trouvant pas, restĂšrent un moment avec le duc. La premiĂšre de ces dames la princesse de Silistrie, habillĂ©e avec simplicitĂ©, sĂšche, mais l’air aimable, tenait Ă  la main une canne. Je craignis d’abord qu’elle ne fĂ»t blessĂ©e ou infirme. Elle Ă©tait au contraire fort alerte. Elle parla avec tristesse au duc d’un cousin germain Ă  lui — pas du cĂŽtĂ© Guermantes, mais plus brillant encore s’il Ă©tait possible — dont l’état de santĂ©, trĂšs atteint depuis quelque temps, s’était subitement aggravĂ©. Mais il Ă©tait visible que le duc, tout en compatissant au sort de son cousin et en rĂ©pĂ©tant Pauvre Mama ! c’est un si bon garçon », portait un diagnostic favorable. En effet le dĂźner auquel devait assister le duc l’amusait, la grande soirĂ©e chez la princesse de Guermantes ne l’ennuyait pas, mais surtout il devait aller Ă  une heure du matin, avec sa femme, Ă  un grand souper et bal costumĂ© en vue duquel un costume de Louis XI pour lui et d’Isabeau de BaviĂšre pour la duchesse Ă©taient tout prĂȘts. Et le duc entendait ne pas ĂȘtre troublĂ© dans ces divertissements multiples par la souffrance du bon Amanien d’Osmond. Deux autres dames porteuses de canne, Mme de Plassac et Mme de Tresmes, toutes deux filles du comte de BrĂ©quigny, vinrent ensuite faire visite Ă  Basin et dĂ©clarĂšrent que l’état du cousin Mama ne laissait plus d’espoir. AprĂšs avoir haussĂ© les Ă©paules, et pour changer de conversation, le duc leur demanda si elles allaient le soir chez Marie-Gilbert. Elles rĂ©pondirent que non, Ă  cause de l’état d’Amanien qui Ă©tait Ă  toute extrĂ©mitĂ©, et mĂȘme elles s’étaient dĂ©commandĂ©es du dĂźner oĂč allait le duc, et duquel elles lui Ă©numĂ©rĂšrent les convives, le frĂšre du roi ThĂ©odose, l’infante Marie-Conception, etc. Comme le marquis d’Osmond Ă©tait leur parent Ă  un degrĂ© moins proche qu’il n’était de Basin, leur dĂ©fection » parut au duc une espĂšce de blĂąme indirect de sa conduite. Aussi, bien que descendues des hauteurs de l’hĂŽtel de BrĂ©quigny pour voir la duchesse ou plutĂŽt pour lui annoncer le caractĂšre alarmant, et incompatible pour les parents avec les rĂ©unions mondaines, de la maladie de leur cousin, ne restĂšrent-elles pas longtemps, et, munies de leur bĂąton d’alpiniste, Walpurge et DorothĂ©e tels Ă©taient les prĂ©noms des deux sƓurs reprirent la route escarpĂ©e de leur faĂźte. Je n’ai jamais pensĂ© Ă  demander aux Guermantes Ă  quoi correspondaient ces cannes, si frĂ©quentes dans un certain faubourg Saint-Germain. Peut-ĂȘtre, considĂ©rant toute la paroisse comme leur domaine et n’aimant pas prendre de fiacres, faisaient-elles de longues courses, pour lesquelles quelque ancienne fracture, due Ă  l’usage immodĂ©rĂ© de la chasse et des chutes de cheval qu’il comporte souvent, ou simplement des rhumatismes provenant de l’humiditĂ© de la rive gauche et des vieux chĂąteaux, leur rendaient la canne nĂ©cessaire. Peut-ĂȘtre n’étaient-elles pas parties, dans le quartier, en expĂ©dition si lointaine. Et, seulement descendues dans leur jardin peu Ă©loignĂ© de celui de la duchesse pour faire la cueillette des fruits nĂ©cessaires aux compotes, venaient-elles, avant de rentrer chez elles, dire bonsoir Ă  Mme de Guermantes chez laquelle elles n’allaient pourtant pas jusqu’à apporter un sĂ©cateur ou un arrosoir. Le duc parut touchĂ© que je fusse venu chez eux le jour mĂȘme de son retour. Mais sa figure se rembrunit quand je lui eus dit que je venais demander Ă  sa femme de s’informer si sa cousine m’avait rĂ©ellement invitĂ©. Je venais d’effleurer une de ces sortes de services que M. et Mme de Guermantes n’aimaient pas rendre. Le duc me dit qu’il Ă©tait trop tard, que si la princesse ne m’avait pas envoyĂ© d’invitation, il aurait l’air d’en demander une, que dĂ©jĂ  ses cousins lui en avaient refusĂ© une, une fois, et qu’il ne voulait plus, ni de prĂšs, ni de loin, avoir l’air de se mĂȘler de leurs listes, de s’immiscer », enfin qu’il ne savait mĂȘme pas si lui et sa femme, qui dĂźnaient en ville, ne rentreraient pas aussitĂŽt aprĂšs chez eux, que dans ce cas leur meilleure excuse de n’ĂȘtre pas allĂ©s Ă  la soirĂ©e de la princesse Ă©tait de lui cacher leur retour Ă  Paris, que, certainement sans cela, ils se seraient au contraire empressĂ©s de lui faire connaĂźtre en lui envoyant un mot ou un coup de tĂ©lĂ©phone Ă  mon sujet, et certainement trop tard, car en toute hypothĂšse les listes de la princesse Ă©taient certainement closes. Vous n’ĂȘtes pas mal avec elle », me dit-il d’un air soupçonneux, les Guermantes craignant toujours de ne pas ĂȘtre au courant des derniĂšres brouilles et qu’on ne cherchĂąt Ă  se raccommoder sur leur dos. Enfin comme le duc avait l’habitude de prendre sur lui toutes les dĂ©cisions qui pouvaient sembler peu aimables Tenez, mon petit, me dit-il tout Ă  coup, comme si l’idĂ©e lui en venait brusquement Ă  l’esprit, j’ai mĂȘme envie de ne pas dire du tout Ă  Oriane que vous m’avez parlĂ© de cela. Vous savez comme elle est aimable, de plus elle vous aime Ă©normĂ©ment, elle voudrait envoyer chez sa cousine malgrĂ© tout ce que je pourrais lui dire, et si elle est fatiguĂ©e aprĂšs dĂźner, il n’y aura plus d’excuse, elle sera forcĂ©e d’aller Ă  la soirĂ©e. Non, dĂ©cidĂ©ment, je ne lui en dirai rien. Du reste vous allez la voir tout Ă  l’heure. Pas un mot de cela, je vous prie. Si vous vous dĂ©cidez Ă  aller Ă  la soirĂ©e je n’ai pas besoin de vous dire quelle joie nous aurons de passer la soirĂ©e avec vous. » Les motifs d’humanitĂ© sont trop sacrĂ©s pour que celui devant qui on les invoque ne s’incline pas devant eux, qu’il les croie sincĂšres ou non ; je ne voulus pas avoir l’air de mettre un instant en balance mon invitation et la fatigue possible de Mme de Guermantes, et je promis de ne pas lui parler du but de ma visite, exactement comme si j’avais Ă©tĂ© dupe de la petite comĂ©die que m’avait jouĂ©e M. de Guermantes. Je demandai au duc s’il croyait que j’avais chance de voir chez la princesse Mme de Stermaria. Mais non, me dit-il d’un air de connaisseur ; je sais le nom que vous dites pour le voir dans les annuaires des clubs, ce n’est pas du tout le genre de monde qui va chez Gilbert. Vous ne verrez lĂ  que des gens excessivement comme il faut et trĂšs ennuyeux, des duchesses portant des titres qu’on croyait Ă©teints et qu’on a ressortis pour la circonstance, tous les ambassadeurs, beaucoup de Cobourg, altesses Ă©trangĂšres, mais n’espĂ©rez pas l’ombre de Stermaria. Gilbert serait malade, mĂȘme de votre supposition. » Tenez, vous qui aimez la peinture, il faut que je vous montre un superbe tableau que j’ai achetĂ© Ă  mon cousin, en partie en Ă©change des Elstir, que dĂ©cidĂ©ment nous n’aimions pas. On me l’a vendu pour un Philippe de Champagne, mais moi je crois que c’est encore plus grand. Voulez-vous ma pensĂ©e ? Je crois que c’est un VĂ©lasquez et de la plus belle Ă©poque », me dit le duc en me regardant dans les yeux, soit pour connaĂźtre mon impression, soit pour l’accroĂźtre. Un valet de pied entra. Mme la duchesse fait demander Ă  M. le duc si M. le duc veut bien recevoir M. Swann, parce que Mme la duchesse n’est pas encore prĂȘte. — Faites entrer M. Swann », dit le duc aprĂšs avoir regardĂ© et vu Ă  sa montre qu’il avait lui-mĂȘme quelques minutes encore avant d’aller s’habiller. Naturellement ma femme, qui lui a dit de venir, n’est pas prĂȘte. Inutile de parler devant Swann de la soirĂ©e de Marie-Gilbert, me dit le duc. Je ne sais pas s’il est invitĂ©. Gilbert l’aime beaucoup, parce qu’il le croit petit-fils naturel du duc de Berri, c’est toute une histoire. Sans ça, vous pensez ! mon cousin qui tombe en attaque quand il voit un Juif Ă  cent mĂštres. Mais enfin maintenant ça s’aggrave de l’affaire Dreyfus, Swann aurait dĂ» comprendre qu’il devait, plus que tout autre, couper tout cĂąble avec ces gens-lĂ , or, tout au contraire, il tient des propos fĂącheux. » Le duc rappela le valet de pied pour savoir si celui qu’il avait envoyĂ© chez le cousin d’Osmond Ă©tait revenu. En effet le plan du duc Ă©tait le suivant comme il croyait avec raison son cousin mourant, il tenait Ă  faire prendre des nouvelles avant la mort, c’est-Ă -dire avant le deuil forcĂ©. Une fois couvert par la certitude officielle qu’Amanien Ă©tait encore vivant, il ficherait le camp Ă  son dĂźner, Ă  la soirĂ©e du prince, Ă  la redoute oĂč il serait en Louis XI et oĂč il avait le plus piquant rendez-vous avec une nouvelle maĂźtresse, et ne ferait plus prendre de nouvelles avant le lendemain, quand les plaisirs seraient finis. Alors on prendrait le deuil, s’il avait trĂ©passĂ© dans la soirĂ©e. Non, monsieur le duc, il n’est pas encore revenu. — CrĂ© nom de Dieu ! on ne fait jamais ici les choses qu’à la derniĂšre heure », dit le duc Ă  la pensĂ©e qu’Amanien avait eu le temps de claquer » pour un journal du soir et de lui faire rater sa redoute. Il fit demander le Temps oĂč il n’y avait rien. Je n’avais pas vu Swann depuis trĂšs longtemps, je me demandai un instant si autrefois il coupait sa moustache, ou n’avait pas les cheveux en brosse, car je lui trouvais quelque chose de changĂ© ; c’était seulement qu’il Ă©tait en effet trĂšs changĂ© », parce qu’il Ă©tait trĂšs souffrant, et la maladie produit dans le visage des modifications aussi profondes que se mettre Ă  porter la barbe ou changer sa raie de place. La maladie de Swann Ă©tait celle qui avait emportĂ© sa mĂšre et dont elle avait Ă©tĂ© atteinte prĂ©cisĂ©ment Ă  l’ñge qu’il avait. Nos existences sont en rĂ©alitĂ©, par l’hĂ©rĂ©ditĂ©, aussi pleines de chiffres cabalistiques, de sorts jetĂ©s, que s’il y avait vraiment des sorciĂšres. Et comme il y a une certaine durĂ©e de la vie pour l’humanitĂ© en gĂ©nĂ©ral, il y en a une pour les familles en particulier, c’est-Ă -dire, dans les familles, pour les membres qui se ressemblent. Swann Ă©tait habillĂ© avec une Ă©lĂ©gance qui, comme celle de sa femme, associait Ă  ce qu’il Ă©tait ce qu’il avait Ă©tĂ©. SerrĂ© dans une redingote gris perle, qui faisait valoir sa haute taille, svelte, gantĂ© de gants blancs rayĂ©s de noir, il portait un tube gris d’une forme Ă©vasĂ©e que Delion ne faisait plus que pour lui, pour le prince de Sagan, pour M. de Charlus, pour le marquis de ModĂšne, pour M. Charles Haas et pour le comte Louis de Turenne. Je fus surpris du charmant sourire et de l’affectueuse poignĂ©e de mains avec lesquels il rĂ©pondit Ă  mon salut, car je croyais qu’aprĂšs si longtemps il ne m’aurait pas reconnu tout de suite ; je lui dis mon Ă©tonnement ; il l’accueillit avec des Ă©clats de rire, un peu d’indignation, et une nouvelle pression de la main, comme si c’était mettre en doute l’intĂ©gritĂ© de son cerveau ou la sincĂ©ritĂ© de son affection que supposer qu’il ne me reconnaissait pas. Et c’est pourtant ce qui Ă©tait ; il ne m’identifia, je l’ai su longtemps aprĂšs, que quelques minutes plus tard, en entendant rappeler mon nom. Mais nul changement dans son visage, dans ses paroles, dans les choses qu’il me dit, ne trahirent la dĂ©couverte qu’une parole de M. de Guermantes lui fit faire, tant il avait de maĂźtrise et de sĂ»retĂ© dans le jeu de la vie mondaine. Il y apportait d’ailleurs cette spontanĂ©itĂ© dans les maniĂšres et ces initiatives personnelles, mĂȘme en matiĂšre d’habillement, qui caractĂ©risaient le genre des Guermantes. C’est ainsi que le salut que m’avait fait, sans me reconnaĂźtre, le vieux clubman n’était pas le salut froid et raide de l’homme du monde purement formaliste, mais un salut tout rempli d’une amabilitĂ© rĂ©elle, d’une grĂące vĂ©ritable, comme la duchesse de Guermantes par exemple en avait allant jusqu’à vous sourire la premiĂšre avant que vous l’eussiez saluĂ©e si elle vous rencontrait, par opposition aux saluts plus mĂ©caniques, habituels aux dames du faubourg Saint-Germain. C’est ainsi encore que son chapeau, que, selon une habitude qui tendait Ă  disparaĂźtre, il posa par terre Ă  cĂŽtĂ© de lui, Ă©tait doublĂ© de cuir vert, ce qui ne se faisait pas d’habitude, mais parce que c’était Ă  ce qu’il disait beaucoup moins salissant, en rĂ©alitĂ© parce que c’était fort seyant. Tenez, Charles, vous qui ĂȘtes un grand connaisseur, venez voir quelque chose ; aprĂšs ça, mes petits, je vais vous demander la permission de vous laisser ensemble un instant pendant que je vais passer un habit ; du reste je pense qu’Oriane ne va pas tarder. » Et il montra son VĂ©lasquez » Ă  Swann. Mais il me semble que je connais ça », fit Swann avec la grimace des gens souffrants pour qui parler est dĂ©jĂ  une fatigue. Oui, dit le duc rendu sĂ©rieux par le retard que mettait le connaisseur Ă  exprimer son admiration. Vous l’avez probablement vu chez Gilbert. — Ah ! en effet, je me rappelle. — Qu’est-ce que vous croyez que c’est ? — Eh bien, si c’était chez Gilbert, c’est probablement un de vos ancĂȘtres, dit Swann avec un mĂ©lange d’ironie et de dĂ©fĂ©rence envers une grandeur qu’il eĂ»t trouvĂ© impoli et ridicule de mĂ©connaĂźtre, mais dont il ne voulait, par bon goĂ»t, parler qu’en se jouant ». — Mais bien sĂ»r, dit rudement le duc. C’est Boson, je ne sais plus quel numĂ©ro, de Guermantes. Mais ça, je m’en fous. Vous savez que je ne suis pas aussi fĂ©odal que mon cousin. J’ai entendu prononcer le nom de Rigaud, de Mignard, mĂȘme de VĂ©lasquez ! » dit le duc en attachant sur Swann un regard et d’inquisiteur et de tortionnaire, pour tĂącher Ă  la fois de lire dans sa pensĂ©e et d’influencer sa rĂ©ponse. Enfin, conclut-il, car, quand on l’amenait Ă  provoquer artificiellement une opinion qu’il dĂ©sirait, il avait la facultĂ©, au bout de quelques instants, de croire qu’elle avait Ă©tĂ© spontanĂ©ment Ă©mise ; voyons, pas de flatterie. Croyez-vous que ce soit d’un des grands pontifes que je viens de dire ? — Nnnnon, dit Swann. — Mais alors, enfin moi je n’y connais rien, ce n’est pas Ă  moi de dĂ©cider de qui est ce croĂ»ton-lĂ . Mais vous, un dilettante, un maĂźtre en la matiĂšre, Ă  qui l’attribuez-vous ? Vous ĂȘtes assez connaisseur pour avoir une idĂ©e. À qui l’attribuez-vous ? » Swann hĂ©sita un instant devant cette toile que visiblement il trouvait affreuse À la malveillance ! » rĂ©pondit-il en riant au duc, lequel ne put laisser Ă©chapper un mouvement de rage. Quand elle fut calmĂ©e Vous ĂȘtes bien gentils tous les deux, attendez Oriane un instant, je vais mettre ma queue de morue et je reviens. Je vais faire dire Ă  ma bourgeoise que vous l’attendez tous les deux. » Je causai un instant avec Swann de l’affaire Dreyfus et je lui demandai comment il se faisait que tous les Guermantes fussent antidreyfusards. D’abord parce qu’au fond tous ces gens-lĂ  sont antisĂ©mites », rĂ©pondit Swann qui savait bien pourtant par expĂ©rience que certains ne l’étaient pas, mais qui, comme tous les gens qui ont une opinion ardente, aimait mieux, pour expliquer que certaines personnes ne la partageassent pas, leur supposer une raison prĂ©conçue, un prĂ©jugĂ© contre lequel il n’y avait rien Ă  faire, plutĂŽt que des raisons qui se laisseraient discuter. D’ailleurs, arrivĂ© au terme prĂ©maturĂ© de sa vie, comme une bĂȘte fatiguĂ©e qu’on harcĂšle, il exĂ©crait ces persĂ©cutions et rentrait au bercail religieux de ses pĂšres. — Pour le prince de Guermantes, dis-je, il est vrai, on m’avait dit qu’il Ă©tait antisĂ©mite. — Oh ! celui-lĂ , je n’en parle mĂȘme pas. C’est au point que, quand il Ă©tait officier, ayant une rage de dents Ă©pouvantable, il a prĂ©fĂ©rĂ© rester Ă  souffrir plutĂŽt que de consulter le seul dentiste de la rĂ©gion, qui Ă©tait juif, et que plus tard il a laissĂ© brĂ»ler une aile de son chĂąteau, oĂč le feu avait pris, parce qu’il aurait fallu demander des pompes au chĂąteau voisin qui est aux Rothschild. — Est-ce que vous allez par hasard ce soir chez lui ? — Oui, me rĂ©pondit-il, quoique je me trouve bien fatiguĂ©. Mais il m’a envoyĂ© un pneumatique pour me prĂ©venir qu’il avait quelque chose Ă  me dire. Je sens que je serai trop souffrant ces jours-ci pour y aller ou pour le recevoir, cela m’agitera, j’aime mieux ĂȘtre dĂ©barrassĂ© tout de suite de cela. — Mais le duc de Guermantes n’est pas antisĂ©mite. — Vous voyez bien que si puisqu’il est antidreyfusard, me rĂ©pondit Swann, sans s’apercevoir qu’il faisait une pĂ©tition de principe. Cela n’empĂȘche pas que je suis peinĂ© d’avoir déçu cet homme — que dis-je ! ce duc — en n’admirant pas son prĂ©tendu Mignard, je ne sais quoi. — Mais enfin, repris-je en revenant Ă  l’affaire Dreyfus, la duchesse, elle, est intelligente. — Oui, elle est charmante. À mon avis, du reste, elle l’a Ă©tĂ© encore davantage quand elle s’appelait encore la princesse des Laumes. Son esprit a pris quelque chose de plus anguleux, tout cela Ă©tait plus tendre dans la grande dame juvĂ©nile, mais enfin, plus ou moins jeunes, hommes ou femmes, qu’est-ce que vous voulez, tous ces gens-lĂ  sont d’une autre race, on n’a pas impunĂ©ment mille ans de fĂ©odalitĂ© dans le sang. Naturellement ils croient que cela n’est pour rien dans leur opinion. — Mais Robert de Saint-Loup pourtant est dreyfusard ? — Ah ! tant mieux, d’autant plus que vous savez que sa mĂšre est trĂšs contre. On m’avait dit qu’il l’était, mais je n’en Ă©tais pas sĂ»r. Cela me fait grand plaisir. Cela ne m’étonne pas, il est trĂšs intelligent. C’est beaucoup, cela. Le dreyfusisme avait rendu Swann d’une naĂŻvetĂ© extraordinaire et donnĂ© Ă  sa façon de voir une impulsion, un dĂ©raillement plus notables encore que n’avait fait autrefois son mariage avec Odette ; ce nouveau dĂ©classement eĂ»t Ă©tĂ© mieux appelĂ© reclassement et n’était qu’honorable pour lui, puisqu’il le faisait rentrer dans la voie par laquelle Ă©taient venus les siens et d’oĂč l’avaient dĂ©viĂ© ses frĂ©quentations aristocratiques. Mais Swann, prĂ©cisĂ©ment au moment mĂȘme oĂč, si lucide, il lui Ă©tait donnĂ©, grĂące aux donnĂ©es hĂ©ritĂ©es de son ascendance, de voir une vĂ©ritĂ© encore cachĂ©e aux gens du monde, se montrait pourtant d’un aveuglement comique. Il remettait toutes ses admirations et tous ses dĂ©dains Ă  l’épreuve d’un critĂ©rium nouveau, le dreyfusisme. Que l’antidreyfusisme de Mme Bontemps la lui fĂźt trouver bĂȘte n’était pas plus Ă©tonnant que, quand il s’était mariĂ©, il l’eĂ»t trouvĂ©e intelligente. Il n’était pas bien grave non plus que la vague nouvelle atteignĂźt aussi en lui les jugements politiques, et lui fit perdre le souvenir d’avoir traitĂ© d’homme d’argent, d’espion de l’Angleterre c’était une absurditĂ© du milieu Guermantes ClĂ©menceau, qu’il dĂ©clarait maintenant avoir tenu toujours pour une conscience, un homme de fer, comme CornĂ©ly. Non, je ne vous ai jamais dit autrement. Vous confondez. » Mais, dĂ©passant les jugements politiques, la vague renversait chez Swann les jugements littĂ©raires et jusqu’à la façon de les exprimer. BarrĂšs avait perdu tout talent, et mĂȘme ses ouvrages de jeunesse Ă©taient faiblards, pouvaient Ă  peine se relire. Essayez, vous ne pourrez pas aller jusqu’au bout. Quelle diffĂ©rence avec ClĂ©menceau ! Personnellement je ne suis pas anticlĂ©rical, mais comme, Ă  cĂŽtĂ© de lui, on se rend compte que BarrĂšs n’a pas d’os ! C’est un trĂšs grand bonhomme que le pĂšre ClĂ©menceau. Comme il sait sa langue ! » D’ailleurs les antidreyfusards n’auraient pas Ă©tĂ© en droit de critiquer ces folies. Ils expliquaient qu’on fĂ»t dreyfusiste parce qu’on Ă©tait d’origine juive. Si un catholique pratiquant comme Saniette tenait aussi pour la rĂ©vision, c’était qu’il Ă©tait chambrĂ© par Mme Verdurin, laquelle agissait en farouche radicale. Elle Ă©tait avant tout contre les calotins ». Saniette Ă©tait plus bĂȘte que mĂ©chant et ne savait pas le tort que la Patronne lui faisait. Que si l’on objectait que Brichot Ă©tait tout aussi ami de Mme Verdurin et Ă©tait membre de la Patrie française, c’est qu’il Ă©tait plus intelligent. Vous le voyez quelquefois ? » dis-je Ă  Swann en parlant de Saint-Loup. — Non, jamais. Il m’a Ă©crit l’autre jour pour que je demande au duc de Mouchy et Ă  quelques autres de voter pour lui au Jockey, oĂč il a du reste passĂ© comme une lettre Ă  la poste. — MalgrĂ© l’Affaire ! — On n’a pas soulevĂ© la question. Du reste je vous dirai que, depuis tout ça, je ne mets plus les pieds dans cet endroit. M. de Guermantes rentra, et bientĂŽt sa femme, toute prĂȘte, haute et superbe dans une robe de satin rouge dont la jupe Ă©tait bordĂ©e de paillettes. Elle avait dans les cheveux une grande plume d’autruche teinte de pourpre et sur les Ă©paules une Ă©charpe de tulle du mĂȘme rouge. Comme c’est bien de faire doubler son chapeau de vert, dit la duchesse Ă  qui rien n’échappait. D’ailleurs, en vous, Charles, tout est joli, aussi bien ce que vous portez que ce que vous dites, ce que vous lisez et ce que vous faites. » Swann, cependant, sans avoir l’air d’entendre, considĂ©rait la duchesse comme il eĂ»t fait d’une toile de maĂźtre et chercha ensuite son regard en faisant avec la bouche la moue qui veut dire Bigre ! » Mme de Guermantes Ă©clata de rire. Ma toilette vous plaĂźt, je suis ravie. Mais je dois dire qu’elle ne me plaĂźt pas beaucoup, continua-t-elle d’un air maussade. Mon Dieu, que c’est ennuyeux de s’habiller, de sortir quand on aimerait tant rester chez soi ! » — Quels magnifiques rubis ! — Ah ! mon petit Charles, au moins on voit que vous vous y connaissez, vous n’ĂȘtes pas comme cette brute de Beauserfeuil qui me demandait s’ils Ă©taient vrais. Je dois dire que je n’en ai jamais vu d’aussi beaux. C’est un cadeau de la grande-duchesse. Pour mon goĂ»t ils sont un peu gros, un peu verre Ă  bordeaux plein jusqu’aux bords, mais je les ai mis parce que nous verrons ce soir la grande-duchesse chez Marie-Gilbert, ajouta Mme de Guermantes sans se douter que cette affirmation dĂ©truisait celles du duc. — Qu’est-ce qu’il y a chez la princesse ? demanda Swann. — Presque rien, se hĂąta de rĂ©pondre le duc Ă  qui la question de Swann avait fait croire qu’il n’était pas invitĂ©. — Mais comment, Basin ? C’est-Ă -dire que tout le ban et l’arriĂšre-ban sont convoquĂ©s. Ce sera une tuerie Ă  s’assommer. Ce qui sera joli, ajouta-t-elle en regardant Swann d’un air dĂ©licat, si l’orage qu’il y a dans l’air n’éclate pas, ce sont ces merveilleux jardins. Vous les connaissez. J’ai Ă©tĂ© lĂ -bas, il y a un mois, au moment oĂč les lilas Ă©taient en fleurs, on ne peut pas se faire une idĂ©e de ce que ça pouvait ĂȘtre beau. Et puis le jet d’eau, enfin, c’est vraiment Versailles dans Paris. — Quel genre de femme est la princesse ? demandai-je. — Mais vous savez dĂ©jĂ , puisque vous l’avez vue ici, qu’elle est belle comme le jour, qu’elle est aussi un peu idiote, trĂšs gentille malgrĂ© toute sa hauteur germanique, pleine de cƓur et de gaffes. Swann Ă©tait trop fin pour ne pas voir que Mme de Guermantes cherchait en ce moment Ă  faire de l’esprit Guermantes » et sans grands frais, car elle ne faisait que resservir sous une forme moins parfaite d’anciens mots d’elle. NĂ©anmoins, pour prouver Ă  la duchesse qu’il comprenait son intention d’ĂȘtre drĂŽle et comme si elle l’avait rĂ©ellement Ă©tĂ©, il sourit d’un air un peu forcĂ©, me causant, par ce genre particulier d’insincĂ©ritĂ©, la mĂȘme gĂȘne que j’avais autrefois Ă  entendre mes parents parler avec M. Vinteuil de la corruption de certains milieux alors qu’ils savaient trĂšs bien qu’était plus grande celle qui rĂ©gnait Ă  Montjouvain, Legrandin nuancer son dĂ©bit pour des sots, choisir des Ă©pithĂštes dĂ©licates qu’il savait parfaitement ne pouvoir ĂȘtre comprises d’un public riche ou chic, mais illettrĂ©. Voyons, Oriane, qu’est-ce que vous dites, dit M. de Guermantes. Marie bĂȘte ? Elle a tout lu, elle est musicienne comme le violon. » — Mais, mon pauvre petit Basin, vous ĂȘtes un enfant qui vient de naĂźtre. Comme si on ne pouvait pas ĂȘtre tout ça et un peu idiote. Idiote est du reste exagĂ©rĂ©, non elle est nĂ©buleuse, elle est Hesse-Darmstadt, Saint-Empire et gnan gnan. Rien que sa prononciation m’énerve. Mais je reconnais, du reste, que c’est une charmante loufoque. D’abord cette seule idĂ©e d’ĂȘtre descendue de son trĂŽne allemand pour venir Ă©pouser bien bourgeoisement un simple particulier. Il est vrai qu’elle l’a choisi ! Ah ! mais c’est vrai, dit-elle en se tournant vers moi, vous ne connaissez pas Gilbert ! Je vais vous en donner une idĂ©e il a autrefois pris le lit parce que j’avais mis une carte Ă  Mme Carnot
 Mais, mon petit Charles, dit la duchesse pour changer de conversation, voyant que l’histoire de sa carte Ă  Mme Carnot paraissait courroucer M. de Guermantes, vous savez que vous n’avez pas envoyĂ© la photographie de nos chevaliers de Rhodes, que j’aime par vous et avec qui j’ai si envie de faire connaissance. Le duc, cependant, n’avait pas cessĂ© de regarder sa femme fixement Oriane, il faudrait au moins raconter la vĂ©ritĂ© et ne pas en manger la moitiĂ©. Il faut dire, rectifia-t-il en s’adressant Ă  Swann, que l’ambassadrice d’Angleterre de ce moment-lĂ , qui Ă©tait une trĂšs bonne femme, mais qui vivait un peu dans la lune et qui Ă©tait coutumiĂšre de ce genre d’impairs, avait eu l’idĂ©e assez baroque de nous inviter avec le PrĂ©sident et sa femme. Nous avons Ă©tĂ©, mĂȘme Oriane, assez surpris, d’autant plus que l’ambassadrice connaissait assez les mĂȘmes personnes que nous pour ne pas nous inviter justement Ă  une rĂ©union aussi Ă©trange. Il y avait un ministre qui a volĂ©, enfin je passe l’éponge, nous n’avions pas Ă©tĂ© prĂ©venus, nous Ă©tions pris au piĂšge, et il faut du reste reconnaĂźtre que tous ces gens ont Ă©tĂ© fort polis. Seulement c’était dĂ©jĂ  bien comme ça. Mme de Guermantes, qui ne me fait pas souvent l’honneur de me consulter, a cru devoir aller mettre une carte dans la semaine Ă  l’ÉlysĂ©e. Gilbert a peut-ĂȘtre Ă©tĂ© un peu loin en voyant lĂ  comme une tache sur notre nom. Mais il ne faut pas oublier que, politique mise Ă  part, M. Carnot, qui tenait du reste trĂšs convenablement sa place, Ă©tait le petit-fils d’un membre du tribunal rĂ©volutionnaire qui a fait pĂ©rir en un jour onze des nĂŽtres. » — Alors, Basin, pourquoi alliez-vous dĂźner toutes les semaines Ă  Chantilly ? Le duc d’Aumale n’était pas moins petit-fils d’un membre du tribunal rĂ©volutionnaire, avec cette diffĂ©rence que Carnot Ă©tait un brave homme et Philippe-ÉgalitĂ© une affreuse canaille. — Je m’excuse d’interrompre pour vous dire que j’ai envoyĂ© la photographie, dit Swann. Je ne comprends pas qu’on ne vous l’ait pas donnĂ©e. — Ça ne m’étonne qu’à moitiĂ©, dit la duchesse. Mes domestiques ne me disent que ce qu’ils jugent Ă  propos. Ils n’aiment probablement pas l’Ordre de Saint-Jean. Et elle sonna. Vous savez, Oriane, que quand j’allais dĂźner Ă  Chantilly, c’était sans enthousiasme. » — Sans enthousiasme, mais avec chemise de nuit pour si le prince vous demandait de rester Ă  coucher, ce qu’il faisait d’ailleurs rarement, en parfait mufle qu’il Ă©tait, comme tous les OrlĂ©ans. Savez-vous avec qui nous dĂźnons chez Mme de Saint-Euverte ? demanda Mme de Guermantes Ă  son mari. — En dehors des convives que vous savez, il y aura, invitĂ© de la derniĂšre heure, le frĂšre du roi ThĂ©odose. À cette nouvelle les traits de la duchesse respirĂšrent le contentement et ses paroles l’ennui. Ah ! mon Dieu, encore des princes. » — Mais celui-lĂ  est gentil et intelligent, dit Swann. — Mais tout de mĂȘme pas complĂštement, rĂ©pondit la duchesse en ayant l’air de chercher ses mots pour donner plus de nouveautĂ© Ă  sa pensĂ©e. Avez-vous remarquĂ© parmi les princes que les plus gentils ne le sont pas tout Ă  fait ? Mais si, je vous assure ! Il faut toujours qu’ils aient une opinion sur tout. Alors comme ils n’en ont aucune, ils passent la premiĂšre partie de leur vie Ă  nous demander les nĂŽtres, et la seconde Ă  nous les resservir. Il faut absolument qu’ils disent que ceci a Ă©tĂ© bien jouĂ©, que cela a Ă©tĂ© moins bien jouĂ©. Il n’y a aucune diffĂ©rence. Tenez, ce petit ThĂ©odose Cadet je ne me rappelle pas son nom m’a demandĂ© comment ça s’appelait, un motif d’orchestre. Je lui ai rĂ©pondu, dit la duchesse les yeux brillants et en Ă©clatant de rire de ses belles lĂšvres rouges Ça s’appelle un motif d’orchestre. » Eh bien ! dans le fond, il n’était pas content. Ah ! mon petit Charles, reprit Mme de Guermantes, ce que ça peut ĂȘtre ennuyeux de dĂźner en ville ! Il y a des soirs oĂč on aimerait mieux mourir ! Il est vrai que de mourir c’est peut-ĂȘtre tout aussi ennuyeux puisqu’on ne sait pas ce que c’est. » Un laquais parut. C’était le jeune fiancĂ© qui avait eu des raisons avec le concierge, jusqu’à ce que la duchesse, dans sa bontĂ©, eĂ»t mis entre eux une paix apparente. Est-ce que je devrai prendre ce soir des nouvelles de M. le marquis d’Osmond ? » demanda-t-il. — Mais jamais de la vie, rien avant demain matin ! Je ne veux mĂȘme pas que vous restiez ici ce soir. Son valet de pied, que vous connaissez, n’aurait qu’à venir vous donner des nouvelles et vous dire d’aller nous chercher. Sortez, allez oĂč vous voudrez, faites la noce, dĂ©couchez, mais je ne veux pas de vous ici avant demain matin. Une joie immense dĂ©borda du visage du valet de pied. Il allait enfin pouvoir passer de longues heures avec sa promise qu’il ne pouvait quasiment plus voir, depuis qu’à la suite d’une nouvelle scĂšne avec le concierge, la duchesse lui avait gentiment expliquĂ© qu’il valait mieux ne plus sortir pour Ă©viter de nouveaux conflits. Il nageait, Ă  la pensĂ©e d’avoir enfin sa soirĂ©e libre, dans un bonheur que la duchesse remarqua et comprit. Elle Ă©prouva comme un serrement de cƓur et une dĂ©mangeaison de tous les membres Ă  la vue de ce bonheur qu’on prenait Ă  son insu, en se cachant d’elle, duquel elle Ă©tait irritĂ©e et jalouse. Non, Basin, qu’il reste ici, qu’il ne bouge pas de la maison, au contraire. » — Mais, Oriane, c’est absurde, tout votre monde est lĂ , vous aurez en plus, Ă  minuit, l’habilleuse et le costumier pour notre redoute. Il ne peut servir Ă  rien du tout, et comme seul il est ami avec le valet de pied de Mama, j’aime mille fois mieux l’expĂ©dier loin d’ici. — Écoutez, Basin, laissez-moi, j’aurai justement quelque chose Ă  lui faire dire dans la soirĂ©e je ne sais au juste Ă  quelle heure. Ne bougez surtout pas d’ici d’une minute, dit-elle au valet de pied dĂ©sespĂ©rĂ©. S’il y avait tout le temps des querelles et si on restait peu chez la duchesse, la personne Ă  qui il fallait attribuer cette guerre constante Ă©tait bien inamovible, mais ce n’était pas le concierge ; sans doute pour le gros ouvrage, pour les martyres plus fatigants Ă  infliger, pour les querelles qui finissent par des coups, la duchesse lui en confiait les lourds instruments ; d’ailleurs jouait-il son rĂŽle sans soupçonner qu’on le lui eĂ»t confiĂ©. Comme les domestiques, il admirait la bontĂ© de la duchesse ; et les valets de pied peu clairvoyants venaient, aprĂšs leur dĂ©part, revoir souvent Françoise en disant que la maison du duc aurait Ă©tĂ© la meilleure place de Paris s’il n’y avait pas eu la loge. La duchesse jouait de la loge comme on joua longtemps du clĂ©ricalisme, de la franc-maçonnerie, du pĂ©ril juif, etc
 Un valet de pied entra. Pourquoi ne m’a-t-on pas montĂ© le paquet que M. Swann a fait porter ? Mais Ă  ce propos vous savez que Mama est trĂšs malade, Charles, Jules, qui Ă©tait allĂ© prendre des nouvelles de M. le marquis d’Osmond, est-il revenu ? » — Il arrive Ă  l’instant, M. le duc. On s’attend d’un moment Ă  l’autre Ă  ce que M. le marquis ne passe. — Ah ! il est vivant, s’écria le duc avec un soupir de soulagement. On s’attend, on s’attend ! Satan vous-mĂȘme. Tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir, nous dit le duc d’un air joyeux. On me le peignait dĂ©jĂ  comme mort et enterrĂ©. Dans huit jours il sera plus gaillard que moi. — Ce sont les mĂ©decins qui ont dit qu’il ne passerait pas la soirĂ©e. L’un voulait revenir dans la nuit. Leur chef a dit que c’était inutile. M. le marquis devrait ĂȘtre mort ; il n’a survĂ©cu que grĂące Ă  des lavements d’huile camphrĂ©e. — Taisez-vous, espĂšce d’idiot, cria le duc au comble de la colĂšre. Qu’est-ce qui vous demande tout ça ? Vous n’avez rien compris Ă  ce qu’on vous a dit. — Ce n’est pas Ă  moi, c’est Ă  Jules. — Allez-vous vous taire ? hurla le duc, et se tournant vers Swann Quel bonheur qu’il soit vivant ! Il va reprendre des forces peu Ă  peu. Il est vivant aprĂšs une crise pareille. C’est dĂ©jĂ  une excellente chose. On ne peut pas tout demander Ă  la fois. Ça ne doit pas ĂȘtre dĂ©sagrĂ©able un petit lavement d’huile camphrĂ©e. » Et le duc, se frottant les mains Il est vivant, qu’est-ce qu’on veut de plus ? AprĂšs avoir passĂ© par oĂč il a passĂ©, c’est dĂ©jĂ  bien beau. Il est mĂȘme Ă  envier d’avoir un tempĂ©rament pareil. Ah ! les malades, on a pour eux des petits soins qu’on ne prend pas pour nous. Il y a ce matin un bougre de cuisinier qui m’a fait un gigot Ă  la sauce bĂ©arnaise, rĂ©ussie Ă  merveille, je le reconnais, mais justement Ă  cause de cela, j’en ai tant pris que je l’ai encore sur l’estomac. Cela n’empĂȘche qu’on ne viendra pas prendre de mes nouvelles comme de mon cher Amanien. On en prend mĂȘme trop. Cela le fatigue. Il faut le laisser souffler. On le tue, cet homme, en envoyant tout le temps chez lui. » — Eh bien ! dit la duchesse au valet de pied qui se retirait, j’avais demandĂ© qu’on montĂąt la photographie enveloppĂ©e que m’a envoyĂ©e M. Swann. — Madame la duchesse, c’est si grand que je ne savais pas si ça passerait dans la porte. Nous l’avons laissĂ© dans le vestibule. Est-ce que madame la duchesse veut que je le monte ? — Eh bien ! non, on aurait dĂ» me le dire, mais si c’est si grand, je le verrai tout Ă  l’heure en descendant. — J’ai aussi oubliĂ© de dire Ă  madame la duchesse que Mme la comtesse MolĂ© avait laissĂ© ce matin une carte pour madame la duchesse. — Comment, ce matin ? dit la duchesse d’un air mĂ©content et trouvant qu’une si jeune femme ne pouvait pas se permettre de laisser des cartes le matin. — Vers dix heures, madame la duchesse. — Montrez-moi ces cartes. — En tout cas, Oriane, quand vous dites que Marie a eu une drĂŽle d’idĂ©e d’épouser Gilbert, reprit le duc qui revenait Ă  sa conversation premiĂšre, c’est vous qui avez une singuliĂšre façon d’écrire l’histoire. Si quelqu’un a Ă©tĂ© bĂȘte dans ce mariage, c’est Gilbert d’avoir justement Ă©pousĂ© une si proche parente du roi des Belges, qui a usurpĂ© le nom de Brabant qui est Ă  nous. En un mot nous sommes du mĂȘme sang que les Hesse, et de la branche aĂźnĂ©e. C’est toujours stupide de parler de soi, dit-il en s’adressant Ă  moi, mais enfin quand nous sommes allĂ©s non seulement Ă  Darmstadt, mais mĂȘme Ă  Cassel et dans toute la Hesse Ă©lectorale, les landgraves ont toujours tous aimablement affectĂ© de nous cĂ©der le pas et la premiĂšre place, comme Ă©tant de la branche aĂźnĂ©e. — Mais enfin, Basin, vous ne me raconterez pas que cette personne qui Ă©tait major de tous les rĂ©giments de son pays, qu’on fiançait au roi de SuĂšde
 — Oh ! Oriane, c’est trop fort, on dirait que vous ne savez pas que le grand-pĂšre du roi de SuĂšde cultivait la terre Ă  Pau quand depuis neuf cents ans nous tenions le haut du pavĂ© dans toute l’Europe. — Ça m’empĂȘche pas que si on disait dans la rue Tiens, voilĂ  le roi de SuĂšde », tout le monde courrait pour le voir jusque sur la place de la Concorde, et si on dit VoilĂ  M. de Guermantes », personne ne sait qui c’est. — En voilĂ  une raison ! — Du reste, je ne peux pas comprendre comment, du moment que le titre de duc de Brabant est passĂ© dans la famille royale de Belgique, vous pouvez y prĂ©tendre. Le valet de pied rentra avec la carte de la comtesse MolĂ©, ou plutĂŽt avec ce qu’elle avait laissĂ© comme carte. AllĂ©guant qu’elle n’en avait pas sur elle, elle avait tirĂ© de sa poche une lettre qu’elle avait reçue, et, gardant le contenu, avait cornĂ© l’enveloppe qui portait le nom La comtesse MolĂ©. Comme l’enveloppe Ă©tait assez grande, selon le format du papier Ă  lettres qui Ă©tait Ă  la mode cette annĂ©e-lĂ , cette carte », Ă©crite Ă  la main, se trouvait avoir presque deux fois la dimension d’une carte de visite ordinaire. C’est ce qu’on appelle la simplicitĂ© de Mme MolĂ©, dit la duchesse avec ironie. Elle veut nous faire croire qu’elle n’avait pas de cartes et montrer son originalitĂ©. Mais nous connaissons tout ça, n’est-ce pas, mon petit Charles, nous sommes un peu trop vieux et assez originaux nous-mĂȘmes pour apprendre l’esprit d’une petite dame qui sort depuis quatre ans. Elle est charmante, mais elle ne me semble pas avoir tout de mĂȘme un volume suffisant pour s’imaginer qu’elle peut Ă©tonner le monde Ă  si peu de frais que de laisser une enveloppe comme carte et de la laisser Ă  dix heures du matin. Sa vieille mĂšre souris lui montrera qu’elle en sait autant qu’elle sur ce chapitre-lĂ . » Swann ne put s’empĂȘcher de rire en pensant que la duchesse, qui Ă©tait du reste un peu jalouse du succĂšs de Mme MolĂ©, trouverait bien dans l’esprit des Guermantes » quelque rĂ©ponse impertinente Ă  l’égard de la visiteuse. Pour ce qui est du titre de duc de Brabant, je vous ai dit cent fois, Oriane
 », reprit le duc, Ă  qui la duchesse coupa la parole, sans Ă©couter. — Mais mon petit Charles, je m’ennuie aprĂšs votre photographie. — Ah ! extinctor draconis labrator Anubis, dit Swann. — Oui, c’est si joli ce que vous m’avez dit lĂ -dessus en comparaison du Saint-Georges de Venise. Mais je ne comprends pas pourquoi Anubis. — Comment est celui qui est ancĂȘtre de Babal ? demanda M. de Guermantes. — Vous voudriez voir sa baballe, dit Mme de Guermantes d’un air sec pour montrer qu’elle mĂ©prisait elle-mĂȘme ce calembour. Je voudrais les voir tous, ajouta-t-elle. — Écoutez, Charles, descendons en attendant que la voiture soit avancĂ©e, dit le duc, vous nous ferez votre visite dans le vestibule, parce que ma femme ne nous fichera pas la paix tant qu’elle n’aura pas vu votre photographie. Je suis moins impatient Ă  vrai dire, ajouta-t-il d’un air de satisfaction. Je suis un homme calme, moi, mais elle nous ferait plutĂŽt mourir. — Je suis tout Ă  fait de votre avis, Basin, dit la duchesse, allons dans le vestibule, nous savons au moins pourquoi nous descendons de votre cabinet, tandis que nous ne saurons jamais pourquoi nous descendons des comtes de Brabant. — Je vous ai rĂ©pĂ©tĂ© cent fois comment le titre Ă©tait entrĂ© dans la maison de Hesse, dit le duc pendant que nous allions voir la photographie et que je pensais Ă  celles que Swann me rapportait Ă  Combray, par le mariage d’un Brabant, en 1241, avec la fille du dernier landgrave de Thuringe et de Hesse, de sorte que c’est mĂȘme plutĂŽt ce titre de prince de Hesse qui est entrĂ© dans la maison de Brabant, que celui de duc de Brabant dans la maison de Hesse. Vous vous rappelez du reste que notre cri de guerre Ă©tait celui des ducs de Brabant Limbourg Ă  qui l’a conquis », jusqu’à ce que nous ayons Ă©changĂ© les armes des Brabant contre celles des Guermantes, en quoi je trouve du reste que nous avons eu tort, et l’exemple des Gramont n’est pas pour me faire changer d’avis. — Mais, rĂ©pondit Mme de Guermantes, comme c’est le roi des Belges qui l’a conquis
 Du reste, l’hĂ©ritier de Belgique s’appelle le duc de Brabant. — Mais, mon petit, ce que vous dites ne tient pas debout et pĂšche par la base. Vous savez aussi bien que moi qu’il y a des titres de prĂ©tention qui subsistent parfaitement si le territoire est occupĂ© par un usurpateur. Par exemple, le roi d’Espagne se qualifie prĂ©cisĂ©ment de duc de Brabant, invoquant par lĂ  une possession moins ancienne que la nĂŽtre, mais plus ancienne que celle du roi des Belges. Il se dit aussi duc de Bourgogne, roi des Indes Occidentales et Orientales, duc de Milan. Or, il ne possĂšde pas plus la Bourgogne, les Indes, ni le Brabant, que je ne possĂšde moi-mĂȘme ce dernier, ni que ne le possĂšde le prince de Hesse. Le roi d’Espagne ne se proclame pas moins roi de JĂ©rusalem, l’empereur d’Autriche Ă©galement, et ils ne possĂšdent JĂ©rusalem ni l’un ni l’autre. » Il s’arrĂȘta un instant, gĂȘnĂ© que le nom de JĂ©rusalem ait pu embarrasser Swann, Ă  cause des affaires en cours », mais n’en continua que plus vite Ce que vous dites lĂ , vous pouvez le dire de tout. Nous avons Ă©tĂ© ducs d’Aumale, duchĂ© qui a passĂ© aussi rĂ©guliĂšrement dans la maison de France que Joinville et que Chevreuse dans la maison d’Albert. Nous n’élevons pas plus de revendications sur ces titres que sur celui de marquis de Noirmoutiers, qui fut nĂŽtre et qui devint fort rĂ©guliĂšrement l’apanage de la maison de La TrĂ©moille, mais de ce que certaines cessions sont valables, il ne s’ensuit pas qu’elles le soient toutes. Par exemple, dit-il en se tournant vers moi, le fils de ma belle-sƓur porte le titre de prince d’Agrigente, qui nous vient de Jeanne la Folle, comme aux La TrĂ©moille celui de prince de Tarente. Or NapolĂ©on a donnĂ© ce titre de Tarente Ă  un soldat, qui pouvait d’ailleurs ĂȘtre un fort bon troupier, mais en cela l’empereur a disposĂ© de ce qui lui appartenait encore moins que NapolĂ©on III en faisant un duc de Montmorency, puisque PĂ©rigord avait au moins pour mĂšre une Montmorency, tandis que le Tarente de NapolĂ©on Ier n’avait de Tarente que la volontĂ© de NapolĂ©on qu’il le fĂ»t. Cela n’a pas empĂȘchĂ© Chaix d’Est-Ange, faisant allusion Ă  notre oncle CondĂ©, de demander au procureur impĂ©rial s’il avait Ă©tĂ© ramasser le titre de duc de Montmorency dans les fossĂ©s de Vincennes. — Écoutez, Basin, je ne demande pas mieux que de vous suivre dans les fossĂ©s de Vincennes, et mĂȘme Ă  Tarente. Et Ă  ce propos, mon petit Charles, c’est justement ce que je voulais vous dire pendant que vous me parliez de votre Saint-Georges, de Venise. C’est que nous avons l’intention, Basin et moi, de passer le printemps prochain en Italie et en Sicile. Si vous veniez avec nous, pensez ce que ce serait diffĂ©rent ! Je ne parle pas seulement de la joie de vous voir, mais imaginez-vous, avec tout ce que vous m’avez souvent racontĂ© sur les souvenirs de la conquĂȘte normande et les souvenirs antiques, imaginez-vous ce qu’un voyage comme ça deviendrait, fait avec vous ! C’est-Ă -dire que mĂȘme Basin, que dis-je, Gilbert ! en profiteraient, parce que je sens que jusqu’aux prĂ©tentions Ă  la couronne de Naples et toutes ces machines-lĂ  m’intĂ©resseraient, si c’était expliquĂ© par vous dans de vieilles Ă©glises romanes, ou dans des petits villages perchĂ©s comme dans les tableaux de primitifs. Mais nous allons regarder votre photographie. DĂ©faites l’enveloppe, dit la duchesse Ă  un valet de pied. — Mais, Oriane, pas ce soir ! vous regarderez cela demain, implora le duc qui m’avait dĂ©jĂ  adressĂ© des signes d’épouvante en voyant l’immensitĂ© de la photographie. — Mais ça m’amuse de voir cela avec Charles », dit la duchesse avec un sourire Ă  la fois facticement concupiscent et finement psychologique, car, dans son dĂ©sir d’ĂȘtre aimable pour Swann, elle parlait du plaisir qu’elle aurait Ă  regarder cette photographie comme de celui qu’un malade sent qu’il aurait Ă  manger une orange ou comme si elle avait Ă  la fois combinĂ© une escapade avec des amis et renseignĂ© un biographe sur des goĂ»ts flatteurs pour elle. Eh bien, il viendra vous voir exprĂšs, dĂ©clara le duc, Ă  qui sa femme dut cĂ©der. Vous passerez trois heures ensemble devant, si ça vous amuse, dit-il ironiquement. Mais oĂč allez-vous mettre un joujou de cette dimension-lĂ  ? — Mais dans ma chambre, je veux l’avoir sous les yeux. — Ah ! tant que vous voudrez, si elle est dans votre chambre, j’ai chance de ne la voir jamais, dit le duc, sans penser Ă  la rĂ©vĂ©lation qu’il faisait aussi Ă©tourdiment sur le caractĂšre nĂ©gatif de ses rapports conjugaux. — Eh bien, vous dĂ©ferez cela bien soigneusement, ordonna Mme de Guermantes au domestique elle multipliait les recommandations par amabilitĂ© pour Swann. Vous n’abĂźmerez pas non plus l’enveloppe. — Il faut mĂȘme que nous respections l’enveloppe, me dit le duc Ă  l’oreille en levant les bras au ciel. Mais, Swann, ajouta-t-il, moi qui ne suis qu’un pauvre mari bien prosaĂŻque, ce que j’admire lĂ  dedans c’est que vous ayez pu trouver une enveloppe d’une dimension pareille. OĂč avez-vous dĂ©nichĂ© cela ? — C’est la maison de photogravures qui fait souvent ce genre d’expĂ©ditions. Mais c’est un mufle, car je vois qu’il a Ă©crit dessus la duchesse de Guermantes » sans madame ». — Je lui pardonne, dit distraitement la duchesse, qui, tout d’un coup paraissant frappĂ©e d’une idĂ©e qui l’égaya, rĂ©prima un lĂ©ger sourire, mais revenant vite Ă  Swann Eh bien ! vous ne dites pas si vous viendrez en Italie avec nous ? — Madame, je crois bien que ce ne sera pas possible. — Eh bien, Mme de Montmorency a plus de chance. Vous avez Ă©tĂ© avec elle Ă  Venise et Ă  Vicence. Elle m’a dit qu’avec vous on voyait des choses qu’on ne verrait jamais sans ça, dont personne n’a jamais parlĂ©, que vous lui avez montrĂ© des choses inouĂŻes, et mĂȘme, dans les choses connues, qu’elle a pu comprendre des dĂ©tails devant qui, sans vous, elle aurait passĂ© vingt fois sans jamais les remarquer. DĂ©cidĂ©ment elle a Ă©tĂ© plus favorisĂ©e que nous
 Vous prendrez l’immense enveloppe des photographies de M. Swann, dit-elle au domestique, et vous irez la dĂ©poser, cornĂ©e de ma part, ce soir Ă  dix heures et demie, chez Mme la comtesse MolĂ©. Swann Ă©clata de rire. Je voudrais tout de mĂȘme savoir, lui demanda Mme de Guermantes, comment, dix mois d’avance, vous pouvez savoir que ce sera impossible. » — Ma chĂšre duchesse, je vous le dirai si vous y tenez, mais d’abord vous voyez que je suis trĂšs souffrant. — Oui, mon petit Charles, je trouve que vous n’avez pas bonne mine du tout, je ne suis pas contente de votre teint, mais je ne vous demande pas cela pour dans huit jours, je vous demande cela pour dans dix mois. En dix mois on a le temps de se soigner, vous savez. À ce moment un valet de pied vint annoncer que la voiture Ă©tait avancĂ©e. Allons, Oriane, Ă  cheval », dit le duc qui piaffait dĂ©jĂ  d’impatience depuis un moment, comme s’il avait Ă©tĂ© lui-mĂȘme un des chevaux qui attendaient. Eh bien, en un mot la raison qui vous empĂȘchera de venir en Italie ? » questionna la duchesse en se levant pour prendre congĂ© de nous. — Mais, ma chĂšre amie, c’est que je serai mort depuis plusieurs mois. D’aprĂšs les mĂ©decins que j’ai consultĂ©s, Ă  la fin de l’annĂ©e le mal que j’ai, et qui peut du reste m’emporter de suite, ne me laissera pas en tous les cas plus de trois ou quatre mois Ă  vivre, et encore c’est un grand maximum, rĂ©pondit Swann en souriant, tandis que le valet de pied ouvrait la porte vitrĂ©e du vestibule pour laisser passer la duchesse. — Qu’est-ce que vous me dites lĂ  ? s’écria la duchesse en s’arrĂȘtant une seconde dans sa marche vers la voiture et en levant ses beaux yeux bleus et mĂ©lancoliques, mais pleins d’incertitude. PlacĂ©e pour la premiĂšre fois de sa vie entre deux devoirs aussi diffĂ©rents que monter dans sa voiture pour aller dĂźner en ville, et tĂ©moigner de la pitiĂ© Ă  un homme qui va mourir, elle ne voyait rien dans le code des convenances qui lui indiquĂąt la jurisprudence Ă  suivre et, ne sachant auquel donner la prĂ©fĂ©rence, elle crut devoir faire semblant de ne pas croire que la seconde alternative eĂ»t Ă  se poser, de façon Ă  obĂ©ir Ă  la premiĂšre qui demandait en ce moment moins d’efforts, et pensa que la meilleure maniĂšre de rĂ©soudre le conflit Ă©tait de le nier. Vous voulez plaisanter ? » dit-elle Ă  Swann. — Ce serait une plaisanterie d’un goĂ»t charmant, rĂ©pondit ironiquement Swann. Je ne sais pas pourquoi je vous dis cela, je ne vous avais pas parlĂ© de ma maladie jusqu’ici. Mais comme vous me l’avez demandĂ© et que maintenant je peux mourir d’un jour Ă  l’autre
 Mais surtout je ne veux pas que vous vous retardiez, vous dĂźnez en ville, ajouta-t-il parce qu’il savait que, pour les autres, leurs propres obligations mondaines priment la mort d’un ami, et qu’il se mettait Ă  leur place, grĂące Ă  sa politesse. Mais celle de la duchesse lui permettait aussi d’apercevoir confusĂ©ment que le dĂźner oĂč elle allait devait moins compter pour Swann que sa propre mort. Aussi, tout en continuant son chemin vers la voiture, baissa-t-elle les Ă©paules en disant Ne vous occupez pas de ce dĂźner. Il n’a aucune importance ! » Mais ces mots mirent de mauvaise humeur le duc qui s’écria Voyons, Oriane, ne restez pas Ă  bavarder comme cela et Ă  Ă©changer vos jĂ©rĂ©miades avec Swann, vous savez bien pourtant que Mme de Saint-Euverte tient Ă  ce qu’on se mette Ă  table Ă  huit heures tapant. Il faut savoir ce que vous voulez, voilĂ  bien cinq minutes que vos chevaux attendent. Je vous demande pardon, Charles, dit-il en se tournant vers Swann, mais il est huit heures moins dix. Oriane est toujours en retard, il nous faut plus de cinq minutes pour aller chez la mĂšre Saint-Euverte. » Mme de Guermantes s’avança dĂ©cidĂ©ment vers la voiture et redit un dernier adieu Ă  Swann. Vous savez, nous reparlerons de cela, je ne crois pas un mot de ce que vous dites, mais il faut en parler ensemble. On vous aura bĂȘtement effrayĂ©, venez dĂ©jeuner, le jour que vous voudrez pour Mme de Guermantes tout se rĂ©solvait toujours en dĂ©jeuners, vous me direz votre jour et votre heure », et relevant sa jupe rouge elle posa son pied sur le marchepied. Elle allait entrer en voiture, quand, voyant ce pied, le duc s’écria d’une voix terrible Oriane, qu’est-ce que vous alliez faire, malheureuse. Vous avez gardĂ© vos souliers noirs ! Avec une toilette rouge ! Remontez vite mettre vos souliers rouges, ou bien, dit-il au valet de pied, dites tout de suite Ă  la femme de chambre de Mme la duchesse de descendre des souliers rouges. » — Mais, mon ami, rĂ©pondit doucement la duchesse, gĂȘnĂ©e de voir que Swann, qui sortait avec moi mais avait voulu laisser passer la voiture devant nous, avait entendu
 puisque nous sommes en retard
 — Mais non, nous avons tout le temps. Il n’est que moins dix, nous ne mettrons pas dix minutes pour aller au parc Monceau. Et puis enfin, qu’est-ce que vous voulez, il serait huit heures et demie, ils patienteront, vous ne pouvez pourtant pas aller avec une robe rouge et des souliers noirs. D’ailleurs nous ne serons pas les derniers, allez, il y a les Sassenage, vous savez qu’ils n’arrivent jamais avant neuf heures moins vingt. La duchesse remonta dans sa chambre. Hein, nous dit M. de Guermantes, les pauvres maris, on se moque bien d’eux, mais ils ont du bon tout de mĂȘme. Sans moi, Oriane allait dĂźner en souliers noirs. » — Ce n’est pas laid, dit Swann, et j’avais remarquĂ© les souliers noirs, qui ne m’avaient nullement choquĂ©. — Je ne vous dis pas, rĂ©pondit le duc, mais c’est plus Ă©lĂ©gant qu’ils soient de la mĂȘme couleur que la robe. Et puis, soyez tranquille, elle n’aurait pas Ă©tĂ© plutĂŽt arrivĂ©e qu’elle s’en serait aperçue et c’est moi qui aurais Ă©tĂ© obligĂ© de venir chercher les souliers. J’aurais dĂźnĂ© Ă  neuf heures. Adieu, mes petits enfants, dit-il en nous repoussant doucement, allez-vous-en avant qu’Oriane ne redescende. Ce n’est pas qu’elle n’aime vous voir tous les deux. Au contraire c’est qu’elle aime trop vous voir. Si elle vous trouve encore lĂ , elle va se remettre Ă  parler, elle est dĂ©jĂ  trĂšs fatiguĂ©e, elle arrivera au dĂźner morte. Et puis je vous avouerai franchement que moi je meurs de faim. J’ai trĂšs mal dĂ©jeunĂ© ce matin en descendant de train. Il y avait bien une sacrĂ©e sauce bĂ©arnaise, mais malgrĂ© cela, je ne serai pas fĂąchĂ© du tout, mais du tout, de me mettre Ă  table. Huit heures moins cinq ! Ah ! les femmes ! Elle va nous faire mal Ă  l’estomac Ă  tous les deux. Elle est bien moins solide qu’on ne croit. Le duc n’était nullement gĂȘnĂ© de parler des malaises de sa femme et des siens Ă  un mourant, car les premiers, l’intĂ©ressant davantage, lui apparaissaient plus importants. Aussi fut-ce seulement par bonne Ă©ducation et gaillardise, qu’aprĂšs nous avoir Ă©conduits gentiment, il cria Ă  la cantonade et d’une voix de stentor, de la porte, Ă  Swann qui Ă©tait dĂ©jĂ  dans la cour — Et puis vous, ne vous laissez pas frapper par ces bĂȘtises des mĂ©decins, que diable ! Ce sont des Ăąnes. Vous vous portez comme le Pont-Neuf. Vous nous enterrerez tous ! ↑ Dans l’édition originale Sodome et Gomorrhe I » se trouvait compris dans le mĂȘme volume que cette 2e partie du CĂŽtĂ© de Guermantes, ce qui explique la phrase et la parenthĂšse. Mais, dans cette Ă©dition in-octavo, le titre de Sodome est reportĂ© au volume suivant.
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ï»żParce que Julien Ciamaca quitte le cinĂ©ma aprĂ©s ce diptyque...dont il est la vedetteMarcel Ă  grandi. L'enfant de "La gloire de mon pĂšre" est devenu un adolescent, presque un jeune homme... Au coeur de l'Ă©tĂ© provencal, la dĂ©couverte d'un raccourci va lui ouvrir les portes d'un domaine dont il ingnore tout l'amour !1 min avant2 min aprĂšsLes avis sens critiqueLes + de filmo1 min avantAlors lĂ  attention nous abordons ici un pan entier du patrimoine littĂ©raire et cinĂ©matographique français Car oui, ce ChĂąteau de ma mĂšre, faisant suite Ă  La gloire de mon pĂšre et prĂ©cĂ©dant Le temps des secrets est un triptyque publiĂ© par Marcel Pagnol Ă  la fin ses annĂ©es Ɠuvre nostalgique, familiale et sentimentale qui connut un grand succĂšs avant d’ĂȘtre adaptĂ©e des annĂ©es plus tard sur grand Ă©cran. Le thĂšme est simple il s’agit pour l’auteur de raconter sa jeunesse, entre enfance, adolescence et vie d’homme, dans cette Provence qui est Ă  la fois son berceau familial et celui de son Yves Robert qui s’est chargĂ©, comme pour le premier volet La gloire de mon pĂšre de la difficile mission de porter Ă  l’écran en 1990 ces livres emblĂ©matiques, adorĂ©s du public, Ă©tudiĂ©s Ă  l’école, confiant Ă  Philippe CaubĂšre et Nathalie Roussel les rĂŽles des parents Pagnol et Ă  l’épatant Julien Ciamaca celui du jeune Marcel
 Dans le mĂȘme genre vous pouvez trouver MONSIEUR IBRAHIM ET LES FLEURS DU CORAN L'Ă©ducation sentimentale prend parfois d'Ă©tranges dĂ©tours et dĂ©pend aussi d'Ă©tranges rencontres, que l'on soit Ă  Paris ou en Provence... ou encore LA GLOIRE DE MON PERE Deux films construits comme un diptyque et qui se complĂštent Ă  la perfection.... ntorrent se dĂ©versa dans la bouche de Louis Tessier. Il fixa l’horizon, impassible. Sa langue claqua comme les pales d’un moulin ; ses joues firent danser le nectar et expĂ©diĂšrent la lampĂ©e frĂ©missante au fond de la gorge. Le goĂ»teur resta immobile, comme pour mieux apprĂ©cier l’éton - nante sensation que lui procurait ce breuvage, une Au cƓur de la Touraine se trouve le chĂąteau de SachĂ©, l’un des lieux d’inspiration privilĂ©giĂ©s de l’écrivain tourangeaux HonorĂ© de Balzac. Un cadre idĂ©al dont il apprĂ©ciait le calme pour Ă©crire et se ressourcer. Comme on le comprend ! À peine franchi le portail d’entrĂ©e que je suis dĂ©jĂ  sĂ©duite par ce manoir familier et cher Ă  l’écrivain. MeublĂ© et dĂ©corĂ© Ă  la maniĂšre d’une demeure bourgeoise de la premiĂšre moitiĂ© du XIXe siĂšcle, le chĂąteau de SachĂ© Ă©voque Ă©galement les intĂ©rieurs du chĂąteau fictif de Clochegourde dans l’Ɠuvre Le Lys dans la VallĂ©e. TransformĂ© en musĂ©e dĂ©diĂ© Ă  l’illustre Ă©crivain en 1951, le chĂąteau de SachĂ© est un lieu surprenant. Cette visite fut un vĂ©ritable coup de cƓur que je partage avec vous avec beaucoup de plaisir. Je suis venu me rĂ©fugier ici au fond d’un chĂąteau, comme dans un 1831 CONTEXTE HISTORIQUE Localisation SachĂ©, Indre-et-Loire 37Époques XVe – XVIe – XVIIe – XVIIIe – XIXe siĂšclesPersonnage emblĂ©matique HonorĂ© de Balzac . LE LOGIS RENAISSANCE Le chĂąteau de SachĂ© est le tĂ©moin d’une longue histoire. Son architecture Renaissance porte les marques de son Ă©dification mĂ©diĂ©vale et de ses remaniements successifs. Le corps de bĂątiment principal qui date du XVe siĂšcle, a Ă©tĂ© agrandi d’une aile au XVIIe siĂšcle puis d’une seconde au XVIIIe siĂšcle. L’ensemble du bĂątiment fut amĂ©nagĂ© au XIXe siĂšcle selon le style de l’époque par son propriĂ©taire, Jean de Margonne. . LE DOMAINE DES MARGONNE Jean Margonne et son Ă©pouse Anne Savary sa cousine ont, dĂšs le dĂ©but du XIXe siĂšcle, l’habitude de venir Ă  SachĂ© en villĂ©giature plusieurs mois de l’annĂ©e. Le domaine appartient alors Ă  leur grand-mĂšre maternelle. Avant mĂȘme de l’hĂ©riter en 1812, Jean Margonne ne cesse d’acquĂ©rir de nouveaux biens dans le village de SachĂ© pour finalement possĂ©der presque la moitiĂ© de la surface de la commune. . SACHÉ, UN LIEU D’INSPIRATION POUR BALZAC NĂ© Ă  Tours en 1799, HonorĂ© de Balzac quitte la Touraine pour Paris Ă  l’ñge de 14 ans. Il lui sera toujours fidĂšle en y revenant tout au long de sa vie. De 1825 Ă  1848, il rend rĂ©guliĂšrement visite Ă  Jean Margonne, propriĂ©taire du chĂąteau. Balzac trouve dans sa petite chambre qui lui est rĂ©servĂ© le silence et l’austĂ©ritĂ©, loin des turbulences de la vie parisienne et des soucis financiers. DĂšs les annĂ©es 1830, il souffre de problĂšmes pulmonaires et cardiaques. Son mĂ©decin lui ordonne alors rĂ©guliĂšrement d’aller respirer l’air natal pour se remettre d’une activitĂ© parisienne trop intense. Je suis heureux d’ĂȘtre lĂ  comme un moine dans un monastĂšre. Balzac Une dizaine d’Ɠuvres sont en partie rĂ©digĂ©es ou corrigĂ©es ici Le PĂšre Goriot, Louis Lambert, CĂ©sar Birotteau, Illusions perdues et bien d’autres. La vallĂ©e de l’Indre sert Ă©galement son inspiration qui y situe son roman Le Lys dans la vallĂ©e. . LE MUSÉE BALZAC Le chĂąteau de SachĂ© devient un musĂ©e consacrĂ© Ă  Balzac Ă  partir de 1951. Il est alors la propriĂ©tĂ© de Paul MĂ©tadier. À cette Ă©poque, le chĂąteau est laissĂ© Ă  l’abandon. Paul MĂ©tadier a l’intention de le rĂ©habiliter. En 1932, il obtient l’inscription du chĂąteau Ă  l’inventaire supplĂ©mentaire des Monuments historiques et pendant l’Occupation, en dĂ©cembre 1942, il obtient de l’administration française que le site soit classĂ© afin d’en assurer la protection face aux sĂ©jours sporadiques des troupes allemandes dans le chĂąteau. DĂšs les annĂ©es 1930, il songe Ă  crĂ©er un lieu de rĂ©sidence d’écrivains. Mais son fils Bernard-Paul, ayant dĂ©veloppĂ© une vĂ©ritable passion pour Balzac, suggĂšre la crĂ©ation d’un musĂ©e consacrĂ© Ă  l’écrivain. Les vieilles pierres de cette maison sont encore si imprĂ©gnĂ©es par l’esprit du gĂ©ant des lettres qu’il y a bien peu de choses Ă  faire au point de vue matĂ©riel pour redonner Ă  SachĂ© cette atmosphĂšre Ă©mouvante que connaissent dĂ©jĂ  de nombreux MĂ©tadier Au moment de sa crĂ©ation, le musĂ©e ne compte que quelques salles dont les piĂšces de rĂ©ception et la chambre de Balzac. En 1958, la famille MĂ©tadier fait don du chĂąteau et des premiĂšres collections au Conseil dĂ©partemental d’Indre-et-Loire. À partir de 1964, des travaux d’envergure sont menĂ©s pour sĂ©curiser le bĂątiment, rendre les lieux accessibles au public et les adapter Ă  la crĂ©ation d’espaces musĂ©ographiques. Aujourd’hui, les collections du musĂ©e reprĂ©sentent environ 2300 piĂšces sculptures, peintures, imprimĂ©s, manuscrits, estampes, dessins, photos, mobilier, matĂ©riel d’imprimerie. . LE CHÂTEAU L’EXTÉRIEUR DĂ©but de la visite de SachĂ© avec un tour du parc de deux hectares. Il permet de contempler les paysages alentours, du village de SachĂ© Ă  la vallĂ©e de l’Indre. Cette exploration nous permet de mieux apprĂ©hender le chĂąteau et son architecture. Le parc de SachĂ© et la vallĂ©e de l’Indre inspirent grandement Balzac, notamment pour son Ɠuvre Le Lys dans la vallĂ©e. Je demeurai quelques jours dans une chambre dont les fenĂȘtres donnent sur ce vallon tranquille et solitaire dont je vous ai parlĂ©. C’est un vaste pli de terrain bordĂ© par des chĂȘnes deux fois centenaires, et oĂč par les grandes pluies coule un L’INTÉRIEUR Le chĂąteau de SachĂ© est meublĂ© et dĂ©corĂ© Ă  la maniĂšre d’une demeure bourgeoise de la premiĂšre moitiĂ© du XIXe siĂšcle. Plusieurs salles sont ouvertes Ă  la visite et nous permettent d’avoir un aperçu de la demeure telle qu’a pu la connaĂźtre Balzac. À ne pas manquer Le Grand salon classĂ© Monument historique en 1968, il a conservĂ© son Ă©tonnant papier peint en trompe-l’Ɠil malgrĂ© le pillage et les dĂ©tĂ©riorations du chĂąteau pendant l’Occupation allemande en 1942. Ce “papier aux lions” a Ă©tĂ© posĂ© au chĂąteau en 1803. Le mobilier, essentiellement d’époque Louis-Philippe, restitue l’ambiance qui rĂ©gnait dans ce salon lorsque Balzac venait sĂ©journer Ă  SachĂ©. La table de tric-trac et la table de jeu Ă©voquent des activitĂ©s spĂ©cifiquement masculines, tandis que la travailleuse, le mĂ©tier Ă  broder et le lit de repos donnent au salon son caractĂšre fĂ©minin. La salle Ă  manger le dĂ©cor mural, classĂ© Monument historique Ă©galement, a Ă©tĂ© reconstituĂ© en 1985 d’aprĂšs les dominos de papier-peint retrouvĂ©s lors de travaux de rĂ©novation. Les motifs pompĂ©iens composĂ©s de colonnettes et de bas-relief en trompe-l’Ɠil sont caractĂ©ristiques des dĂ©cors nĂ©oclassiques Ă  la mode dans le premier quart du XIXe chambre de Bazac quand Balzac sĂ©journe Ă  SachĂ©, les Magonne lui rĂ©servent cette petite chambre que les curieux viennent dĂ©jĂ  voir par curiositĂ© dĂšs les annĂ©es 1830. L’écrivain apprĂ©cie notamment le calme du lieu et le fait que Jean Magonne le laisse libre d’écrire comme bon lui semble. Balzac trouve dans sa petite chambre qui lui est rĂ©servĂ© le silence et l’austĂ©ritĂ© tel un monastĂšre. Pendant ses journĂ©es de labeur, Balzac a l’habitude de se lever trĂšs tĂŽt, vers 2 ou 3 heures du matin et de travailler jusqu’à salles de prĂ©sentation de la vie et de l’Ɠuvre de Balzac. MA VISITE DU CHÂTEAU Quelle belle dĂ©couverte que le chĂąteau de SachĂ©. À l’écart des circuits touristiques, le chĂąteau offre une vĂ©ritable parenthĂšse hors du temps et nous plonge dans l’ambiance du XIXe siĂšcle et de l’univers Balzac. La visite, en solitaire ou guidĂ©e, est ludique et captivante. Elle est ponctuĂ©e d’anecdotes. Dans chaque salle, des explications sur l’histoire des lieux, le mobilier, les modes de vie sont Ă  notre disposition. À la fin du parcours de visite, prenez le temps de dĂ©couvrir la salle abritant le matĂ©riel d’imprimerie ainsi que celle consacrĂ©e aux “reprĂ©sentations” de Balzac. Nous pouvons notamment y contempler des Ɠuvres de Rodin. Les enfants ne sont pas dĂ©laissĂ©s Ă  SachĂ© ! Des parcours ludiques dans le chĂąteau et dans le parc sont proposĂ©s pour les familles avec “Et si tu devenais un personnage de roman” ou encore “La vie des animaux selon Balzac“. Le chĂąteau possĂšde un beau parc de deux hectares, n’hĂ©sitez pas Ă  vous y aventurer. Il permet de contempler les paysages alentours, du village de SachĂ© Ă  la vallĂ©e de l’Indre. Il y a mĂȘme des transats, idĂ©al pour se reposer au soleil. J’espĂšre que vous avez-vous apprĂ©ciĂ© cette nouvelle visite ? N’hĂ©sitez pas Ă  partager vos impressions en commentaires. À trĂšs vite ! Merci au Conseil dĂ©partemental d’Indre-et-Loire et Ă  l’équipe du chĂąteau pour cette belle invitation et votre accueil. . INFORMATIONS PRATIQUES Qrh3. 30 399 287 41 283 54 287 184 27

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